Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519
Sue Rodriguez Appelante
c.
Le procureur général du Canada et
le procureur général de la Colombie‑Britannique Intimés
et
British Columbia Coalition of People with Disabilities,
Dying with Dignity,
Right to Die Society of Canada,
Coalition des organisations provinciales ombudsman des handicapés,
Pro‑Life Society of British Columbia,
Pacific Physicians for Life Society,
Conférence des évêques catholiques du Canada,
Evangelical Fellowship of Canada et
People in Equal Participation Inc. Intervenants
Répertorié: Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général)
No du greffe: 23476.
1993: 20 mai; 1993: 30 septembre.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.
en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique
Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Vie, liberté et sécurité de la personne ‑‑ Justice fondamentale ‑‑ Malade en phase terminale demandant de l'aide pour se donner la mort ‑‑ La disposition du Code criminel interdisant l'aide au suicide viole‑t‑elle l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés? ‑‑ Dans l'affirmative, la violation est‑elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte? ‑‑ Réparations pouvant être accordées en cas de violation de la Charte ‑‑ Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 241b).
Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Droits à l'égalité ‑‑ Discrimination fondée sur la déficience physique ‑‑ Malade en phase terminale demandant de l'aide pour se donner la mort ‑‑ La disposition du Code criminel interdisant l'aide au suicide viole‑t‑elle l'art. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés? ‑‑ Dans l'affirmative, la violation est‑elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte? ‑‑ Réparations pouvant être accordées en cas de violation de la Charte ‑‑ Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 241b).
Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Peine cruelle et inusitée ‑‑ Malade en phase terminale demandant de l'aide pour se donner la mort ‑‑ La disposition du Code criminel interdisant l'aide au suicide viole‑t‑elle l'art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés? ‑‑ Dans l'affirmative, la violation est‑elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte? ‑‑ Réparations pouvant être accordées en cas de violation de la Charte ‑‑ Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 241b).
L'appelante, mère de famille de 42 ans, est atteinte de sclérose latérale amyotrophique. Son état se détériore rapidement et bientôt elle sera incapable d'avaler, de parler, de marcher et de bouger sans aide. Elle perdra ensuite la capacité de respirer sans respirateur, de manger sans subir de gastrotomie et sera finalement alitée en permanence. Son expectative de survie se situe entre 2 et 14 mois. L'appelante ne souhaite pas mourir tant qu'elle peut encore jouir de la vie mais demande qu'un médecin qualifié soit autorisé à mettre en place des moyens technologiques qu'elle pourrait utiliser, quand elle perdra la capacité de jouir de la vie, pour se donner elle‑même la mort au moment qu'elle choisirait. L'appelante a demandé à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique une ordonnance déclarant que l'al. 241b) du Code criminel, qui interdit l'aide au suicide, est invalide pour le motif qu'il porte atteinte à ses droits garantis par les art. 7, 12 et 15(1) de la Charte et donc inopérant en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, dans la mesure où il interdit à un malade en phase terminale de se donner la mort avec l'aide d'un médecin. La cour a rejeté la demande de l'appelante et la Cour d'appel, à la majorité, a confirmé sa décision.
Arrêt (le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Cory et McLachlin sont dissidents): L'appel est rejeté. L'alinéa 241b) du Code est constitutionnel.
Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Iacobucci et Major: L'appelante fonde son argumentation concernant l'art. 7 de la Charte sur la violation de ses droits à la liberté et à la sécurité de la personne. On ne peut dissocier ces droits du principe du caractère sacré de la vie, qui est la troisième valeur protégée par l'art. 7. Même lorsque la mort paraît imminente, chercher à contrôler le moment et la façon de mourir constitue un choix conscient de la mort plutôt que la vie. C'est pourquoi la vie, comme valeur, entre en jeu en l'espèce. Le droit de l'appelante à la sécurité de sa personne doit être examiné en fonction des autres valeurs mentionnées à l'art. 7.
La sécurité de la personne selon l'art. 7 englobe des notions d'autonomie personnelle (du moins en ce qui concerne le droit de faire des choix concernant sa propre personne), de contrôle sur son intégrité physique et mentale sans ingérence de l'État, et de dignité humaine fondamentale. L'interdiction prévue à l'al. 241b), qui présente un rapport suffisant avec le système de justice pour entraîner l'application des dispositions de l'art. 7, prive l'appelante de son autonomie personnelle et lui cause des douleurs physiques et une tension psychologique d'une façon qui porte atteinte à la sécurité de sa personne. Cependant toute privation qui en résulte n'est pas contraire aux principes de justice fondamentale. La conclusion est la même à l'égard de tout intérêt en matière de liberté qui peut entrer en jeu.
L'expression "principes de justice fondamentale" à l'art. 7 de la Charte implique un certain consensus quant à leur caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société. Ils doivent pouvoir être identifiés avec une certaine précision et appliqués à des situations d'une manière qui engendre un résultat compréhensible. Ils doivent également être des principes juridiques. Pour définir les principes de justice fondamentale qui régissent un cas particulier, il est utile de se reporter à la common law et à l'historique législatif de l'infraction en cause et, en particulier, à la raison d'être de la pratique (en l'espèce, le maintien de la criminalisation de l'aide au suicide) et les principes qui la sous‑tendent. Il y a lieu également de considérer l'intérêt de l'État. La justice fondamentale exige la pondération équitable des intérêts de l'État et de ceux de l'individu. Le respect de la dignité humaine est l'un des principes sur lesquels repose notre société, mais n'est pas un principe de justice fondamentale au sens de l'art. 7.
L'aide au suicide, prohibée en common law, a été interdite par le Parlement dès l'adoption du premier Code criminel du Canada. L'interdiction générale établie de longue date, prévue à l'al. 241b), et qui répond à l'objectif du gouvernement de protéger la personne vulnérable, est fondée sur l'intérêt de l'État à la protection de la vie et traduit la politique de l'État suivant laquelle on ne devrait pas dévaloriser la valeur de la vie humaine en permettant d'ôter la vie. Cette politique de l'État fait partie de notre conception fondamentale du caractère sacré de la vie. Une interdiction générale de l'aide au suicide semblable à celle de l'al. 241b) semble aussi être la norme au sein des démocraties occidentales et ce genre d'interdiction n'a jamais été jugée inconstitutionnelle ou contraire aux droits fondamentaux de la personne. Ces pays, dont le Canada, reconnaissent et, en général, appliquent le principe du caractère sacré de la vie sous réserve d'exceptions restreintes dans les cas où les notions d'autonomie personnelle et de dignité doivent prévaloir. On y a maintenu la distinction entre les formes passive et active d'intervention dans le processus de la mort et, avec très peu d'exceptions, l'interdiction de l'aide au suicide dans des cas qui s'apparentent à celui de l'appelante. On ne peut conclure à l'existence d'un consensus en faveur de la décriminalisation du suicide assisté. S'il se dégage un consensus, c'est celui que la vie humaine doit être respectée. Ce consensus trouve son expression juridique dans notre système de droit qui interdit la peine capitale. L'interdiction de l'aide au suicide sert un objectif semblable. En supprimant l'infraction de tentative de suicide, dans le Code criminel, le Parlement a reconnu non pas que le suicide devait être accepté dans la société canadienne, mais plutôt que le droit criminel n'était pas un moyen efficace et approprié de traiter la question des tentatives de suicide. Compte tenu des craintes d'abus et de la grande difficulté à élaborer des garanties adéquates, l'interdiction générale de l'aide au suicide n'est ni arbitraire ni injuste. L'interdiction est liée à l'intérêt de l'État à la protection des personnes vulnérables et reflète des valeurs fondamentales véhiculées dans notre société. L'alinéa 241b) ne porte donc pas atteinte à l'art. 7 de la Charte.
L'alinéa 241b) du Code ne porte pas atteinte non plus à l'art. 12 de la Charte. L'appelante n'est pas soumise par l'État à une forme quelconque de peine ou traitement cruels ou inusités. À supposer même que le «traitement» au sens de l'art. 12 puisse inclure ce qui est imposé par l'État dans un contexte autre que pénal ou quasi pénal, la simple prohibition imposée par l'État à l'égard d'une certaine action ne peut constituer un «traitement» au sens de l'art. 12. Il faut la mise en {oe}uvre d'un processus étatique plus actif, comportant l'exercice d'un contrôle de l'État sur l'individu, que ce soit une action positive, une inaction ou une interdiction. Soutenir, sans que l'appelante soit de quelque façon soumise au système administratif ou judiciaire de l'État, que l'interdiction prévue à l'al. 241b), relève de l'art. 12, fausserait le sens ordinaire de l'expression «contre tous traitements» imposés par l'État.
Il est préférable en l'espèce de ne pas trancher les questions importantes et délicates soulevées par l'application de l'art. 15 de la Charte et de présumer plutôt que l'interdiction de l'aide au suicide par l'al. 241b) du Code viole l'art. 15, puisque la violation, s'il en est, est clairement justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. L'alinéa 241b) est fondé sur un objectif législatif urgent et réel et répond aux exigences de la proportionnalité. L'interdiction de l'aide au suicide a un lien rationnel avec l'objectif de l'al. 241b) qui est de protéger et préserver le respect de la vie humaine. Cette protection trouve son fondement dans un consensus important dans les pays occidentaux, les organisations médicales et chez notre propre Commission de réforme du droit, que le meilleur moyen de protéger efficacement la vie et les personnes vulnérables de la société est d'interdire, sans exception, l'aide au suicide. Les tentatives faites pour modifier cette approche par l'introduction d'exceptions ou la formulation de garanties destinées à prévenir les abus n'ont pas donné de résultats satisfaisants. L'alinéa 241b) n'a pas une portée excessive car il n'y a pas de demi‑mesure qui permettrait de garantir la pleine réalisation de l'objectif poursuivi par la loi. Le Parlement doit disposer d'une certaine marge de man{oe}uvre pour régler cette question «controversée» et «chargée d'éléments moraux». Compte tenu du large appui que reçoit l'al. 241b) ou ce type de disposition, le gouvernement était raisonnablement fondé à conclure qu'il s'était conformé à l'exigence de l'atteinte minimale. Enfin, l'équilibre entre la restriction et l'objectif gouvernemental, est également respecté.
Les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin (dissidentes): L'alinéa par. 241b) du Code viole le droit à la sécurité de la personne garanti par l'art. 7 de la Charte. Ce droit comporte un élément d'autonomie personnelle, qui protège la dignité et la vie privée des personnes à l'égard de décisions relatives à leur propres corps. Un régime législatif qui restreint le droit d'une personne de disposer de son corps comme elle le veut peut violer les principes de justice fondamentale en vertu de l'art. 7 si la restriction est arbitraire. Une restriction donnée est arbitraire si elle n'a aucun lien, ou est incompatible, avec l'objectif visé par la loi. Lorsqu'il faut déterminer si une loi enfreint les principes de justice fondamentale au sens de l'art. 7 en raison de son caractère arbitraire, l'analyse est axée sur la question de savoir si le régime législatif viole les intérêts protégés d'une personne donnée d'une façon qui n'est pas justifiée par l'objectif de ce régime. Les principes de justice fondamentale exigent que chacun, pris individuellement, soit traité équitablement par la loi. La crainte d'abus possibles si on permet à un individu ce qui lui est refusé à tort n'est aucunement pertinente à l'étape de l'art. 7. La pondération des intérêts de la société et des intérêts de l'individu devrait se faire dans le cadre de l'analyse de l'article premier de la Charte. En l'espèce, le Parlement a mis en vigueur un régime législatif qui légalise le suicide et rend illégal le suicide assisté. Cette distinction a pour effet de refuser à certaines personnes le choix de mettre fin à leur vie pour la seule raison qu'elles en sont physiquement incapables, les empêchant d'exercer sur leur personne l'autonomie dont jouissent les autres. Le fait de priver une personne du pouvoir de mettre fin à sa propre vie est arbitraire et équivaut donc à une restriction de son droit à la sécurité de sa personne qui est incompatible avec les principes de justice fondamentale.
L'alinéa 241b) du Code n'est pas justifié en vertu de l'article premier de la Charte. L'objectif pratique de l'al. 241b) est d'éliminer la crainte d'abus du suicide assisté légalisé qui entraîneraient la mort de personnes qui n'ont pas véritablement ni librement consenti à la mort. Cependant ni la crainte qu'à moins de l'interdire, le suicide assisté soit utilisé pour des meurtres, ni la crainte que le consentement à la mort ne soit pas volontaire, ne suffisent pour l'emporter sur le droit de l'appelante, en vertu de l'art. 7, de mettre fin à sa vie de la façon et au moment de son choix. Les garanties offertes par les dispositions actuelles du Code criminel répondent amplement aux craintes relatives au consentement. Ces dispositions du Code accompagnées, par le biais d'une réparation, d'une condition exigeant que l'aide au suicide soit autorisée par ordonnance d'un tribunal, quand le juge est convaincu que le consentement est donné librement, garantiront que seuls ceux qui souhaitent véritablement mettre fin à leur vie obtiennent l'aide.
L'article 15 de la Charte ne s'applique pas en l'espèce. La présente affaire ne concerne pas une discrimination et la traiter comme telle pourrait détourner la jurisprudence relative à l'égalité de l'objet véritable de l'art. 15.
Bien que certaines conditions énoncées par le juge en chef Lamer ne soient pas nécessaires en l'espèce, la réparation qu'il propose est acceptée pour l'essentiel. Les exigences varieront selon les cas. L'essentiel dans tous les cas est que le juge soit convaincu que lorsque le suicide assisté a lieu, s'il a lieu, ce sera avec le consentement libre et entier du requérant.
Le juge en chef Lamer (dissident): L'alinéa 241b) du Code porte atteinte au droit à l'égalité prévu au par. 15(1) de la Charte. Bien qu'apparemment neutre, à première vue, l'al. 241b) a pour effet de créer une inégalité puisqu'il empêche des personnes physiquement incapables de mettre fin à leur vie sans aide de choisir le suicide sans contrevenir à la loi, alors que cette option est en principe ouverte au reste de la population. Cette inégalité ‑‑ la privation du droit de choisir le suicide ‑‑ peut être qualifiée de fardeau ou de désavantage, puisqu'elle limite la capacité des personnes qui en sont victimes de prendre et de mettre en {oe}uvre des décisions fondamentales concernant leur vie et leur personne. Pour elles, les principes d'autodétermination et d'autonomie, qui ont une importance fondamentale dans notre système de droit, ont été limités. Cette inégalité est imposée à des personnes incapables de mettre fin à leur vie sans assistance, en raison d'une déficience physique, une caractéristique personnelle qui figure parmi les motifs de discrimination énumérés au par. 15(1).
L'alinéa 241b) du Code n'est pas justifiable en vertu de l'article premier. Bien que la protection de personnes vulnérables contre les pressions ou la contrainte visant à les amener à se donner la mort soit un objectif suffisamment important pour l'emporter sur un droit constitutionnel, l'al. 241b) ne satisfait pas au critère de la proportionnalité. L'interdiction de l'aide au suicide a un lien rationnel avec l'objectif législatif mais les moyens choisis pour le mettre en {oe}uvre ne portent pas aussi peu que raisonnablement possible atteinte aux droits de l'appelante à l'égalité. Les personnes vulnérables sont effectivement protégées par l'al. 241b) mais cette disposition a une portée excessive. Celles qui ne sont pas vulnérables, qui ne souhaitent pas la protection de l'État, sont aussi soumises à l'application de l'al. 241b) uniquement en raison de déficiences physiques. Une prohibition absolue, qui ne tient pas compte de l'individu ou des circonstances, ne peut satisfaire à l'obligation constitutionnelle du gouvernement de porter atteinte aussi peu que raisonnablement possible aux droits des personnes souffrant de déficiences physiques. La crainte que la décriminalisation de l'aide au suicide accentue le risque que des handicapés physiques soient manipulés par d'autres personnes ne justifie pas la portée excessive de l'al. 241b).
Vu les conclusions relatives au par. 15(1), il n'est pas nécessaire de traiter de la constitutionnalité de la disposition dans le cadre des art. 7 et 12 de la Charte.
En vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, l'al. 241b) est déclaré inopérant, à la condition que l'effet de la présente déclaration soit suspendu pendant un an à compter de la date du jugement, pour donner au Parlement le temps de déterminer, le cas échéant, la nature de la disposition qui devrait remplacer l'al. 241b). Bien qu'une réparation individuelle en vertu du par. 24(1) de la Charte soit rarement accordée en corrélation avec une action intentée en vertu du par. 52(1), il y a lieu en l'espèce d'accorder à l'appelante, sous réserve de certaines conditions expresses, une exemption constitutionnelle de l'application de l'al. 241b) pendant la période de suspension. Une exemption constitutionnelle ne peut être accordée que pendant la période de suspension d'une déclaration d'invalidité. Pendant la suspension d'un an, l'exemption est également accordée à toutes les personnes qui sont ou seront physiquement incapables de se donner la mort sans assistance et dont les droits à l'égalité sont violés par l'al. 241b). Cette exemption peut être accordée par voie de requête à une cour supérieure si les conditions énumérées, ou des conditions similaires adaptées aux circonstances des cas particuliers, sont satisfaites.
Le juge Cory (dissident): Principalement pour les motifs avancés par le juge en chef Lamer et le juge McLachlin, l'al. 241b) du Code viole l'art. 7 et le par. 15(1) de la Charte et n'est pas justifiable en vertu de l'article premier.
L'article 7 de la Charte, qui accorde aux Canadiens le droit constitutionnel à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, est une disposition qui met l'accent sur la dignité inhérente à l'existence humaine. La mort fait partie intégrante de la vie, alors la mort comme étape de la vie a droit à la protection constitutionnelle prévue par l'art. 7. Il s'ensuit que le droit de mourir avec dignité devrait être aussi bien protégé que n'importe quel autre aspect du droit à la vie. Des interdictions édictées par l'État, qui imposeraient une mort atroce et douloureuse à un malade en phase terminale, handicapé et lucide, constitueraient une insulte à la dignité humaine.
Il n'y a aucune différence entre permettre à un malade sain d'esprit de choisir de mourir avec dignité en refusant un traitement et permettre à un malade sain d'esprit mais en phase terminale de choisir de mourir avec dignité en arrêtant le traitement qui lui permet de survivre, même si, du fait de son incapacité physique, cette mesure doit matériellement être prise par quelqu'un d'autre selon ses instructions. De même, il n'y a aucune raison de ne pas permettre aussi qu'un malade en phase terminale et sur le point de mourir puisse mettre fin à ses jours par l'intermédiaire de quelqu'un d'autre. Puisque le droit de choisir la mort est offert aux malades qui ne sont pas physiquement handicapés, il n'y a aucune raison de refuser ce choix à ceux qui le sont. Ce choix, pour un malade en phase terminale, serait assujetti à certaines conditions. Ces conditions étant fixées, l'art. 7 de la Charte peut être appliqué pour permettre à un tribunal d'accorder le redressement proposé par le juge en chef Lamer.
Le paragraphe 15(1) de la Charte peut être appliqué également pour accorder le même redressement au moins aux malades handicapés en phase terminale.
Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêt appliqué: R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; arrêts mentionnés: Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119; Nancy B. c. Hôtel‑Dieu de Québec, [1992] R.J.Q. 361; Malette c. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417; Cruzan c. Director, Missouri Health Department (1990), 111 L. Ed. 2d 224; Airedale N.H.S. Trust c. Bland, [1993] 2 W.L.R. 316; Requête no 10083/82, R. c. Royaume‑Uni, le 4 juillet 1983, D.R. 33, p. 270; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Soenen c. Director of Edmonton Remand Centre (1983), 6 C.R.R. 368; R. c. Blakeman (1988), 48 C.R.R. 222; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1988] 1 C.F. 369 (1re inst.), inf. pour d'autres motifs, [1989] 1 C.F. 18 (C.A.); Howlett c. Karunaratne (1988), 64 O.R. (2d) 418; Re McTavish and Director, Child Welfare Act (1986), 32 D.L.R. (4th) 394; Carlston c. New Brunswick (Solicitor General) (1989), 43 C.R.R. 105; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143.
Citée par le juge en chef Lamer (dissident)
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Burke c. Prince Edward Island (1991), 93 Nfld. & P.E.I.R. 356; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536; Canadian Odeon Theatres Ltd. c. Saskatchewan Human Rights Commission, [1985] 3 W.W.R. 717; Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530; Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119; Egan et Nesbit c. Canada (1993), 153 N.R. 161; Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219; Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Malette c. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417; Nancy B. c. Hôtel‑Dieu de Québec, [1992] R.J.Q. 361; R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, conf. (1987), 35 C.R.R. 300 (C.A. Ont.); Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145.
Citée par le juge Cory (dissident)
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 12, 15(1), 24(1).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 14, 215 [mod. 1991, ch. 43, art. 9 (ann., no 2)], 241a) [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 7(3)], b).
Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 237, 238.
Code pénal (Danemark), art. 240.
Code pénal (Espagne), art. 409.
Code pénal (France), art. 63, 318‑1, 318‑2, 319.
Code pénal (Italie), art. 580.
Code pénal (Suisse), art. 115.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi de 1972 modifiant le Code criminel, S.C. 1972, ch. 13, art. 16.
Loi pénale de 1945 (Autriche), art. 139b.
Suicide Act, 1961 (R.-U.), 9 & 10 Eliz. 2, ch. 60, art. 2.
Doctrine citée
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Burbidge, George Wheelock. A Digest of the Criminal Law of Canada. Toronto: Carswell, 1890.
Canada. Commission de réforme du droit. Rapport 20. Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement. Ottawa: Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1983.
Canada. Commission de réforme du droit. Document de travail 28. Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement. Ottawa: Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1982.
Colvin, Eric. "Section Seven of the Canadian Charter of Rights and Freedoms" (1989), 68 R. du B. can. 560.
Depaule, Léon. "Le droit à la mort: rapport juridique" (1974), 7 Revue des droits de l'homme 464.
Dworkin, Ronald. Life's Dominion: An Argument About Abortion, Euthanasia, and Individual Freedom. New York: Knopf, 1993.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1993), 76 B.C.L.R. (2d) 145, 22 B.C.A.C. 266, 38 W.A.C. 266, 14 C.R.R. (2d) 34, 79 C.C.C. (3d) 1, [1993] 3 W.W.R. 553, qui a rejeté l'appel interjeté par l'appelante contre la décision du juge Melvin (1992), 18 W.C.B. (2d) 279, [1993] B.C.W.L.D. 347, de rejeter sa requête visant à obtenir une ordonnance déclarant invalide l'art. 241 du Code criminel. Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Cory et McLachlin sont dissidents.
Christopher M. Considine et Philip N. Williams, pour l'appelante.
James D. Bissell, c.r., et Johannes A. Van Iperen, c.r., pour l'intimé le procureur général du Canada.
George H. Copley, pour l'intimé le procureur général de la Colombie‑Britannique.
James F. Sayre et James W. Pozer, pour l'intervenante British Columbia Coalition of People with Disabilities.
Martin H. Campbell et Nancy E. Mills, pour l'intervenante Dying with Dignity.
Robyn M. Bell, pour l'intervenante Right to Die Society of Canada.
Anne M. Molloy et Janet L. Budgell, pour l'intervenante COPOH.
A. G. Henderson, c.r., et Neil Milton, pour les intervenantes Pro-Life Society of British Columbia et Pacific Physicians for Life Society.
Robert M. Nelson et Todd J. Burke, pour les intervenantes la Conférence des évêques catholiques du Canada et Evangelical Fellowship of Canada.
G. Patrick S. Riley et John A. Myers, pour l'intervenante People in Equal Participation Inc.
Version française des motifs rendus par
Le juge en chef Lamer (dissident) --
I. Les faits
Les faits de la présente affaire sont simples et bien connus. Sue Rodriguez vit en Colombie‑Britannique. Elle a 42 ans et elle est mariée et mère d'un garçon de huit ans et demi. Madame Rodriguez est atteinte de sclérose latérale amyotrophique (SLA), plus connue sous le nom de maladie de Lou Gehrig. Son expectative de survie se situe entre 2 et 14 mois, mais son état se détériore rapidement. Très bientôt, elle sera incapable d'avaler, de parler, de marcher et de bouger sans aide. Elle perdra ensuite la capacité de respirer sans respirateur, de manger sans subir une gastrotomie, et elle sera finalement alitée en permanence.
Madame Rodriguez connaît son état, la progression de sa maladie et son dénouement inévitable; elle souhaite décider des circonstances, des conditions et du moment de sa mort. Elle ne souhaite pas mourir tant qu'elle peut encore jouir de la vie. Toutefois, au moment où elle perdra la capacité de jouir de la vie, elle sera physiquement incapable de mettre fin à sa vie, sans assistance. Madame Rodriguez demande donc une ordonnance habilitant un médecin qualifié à mettre en place les moyens technologiques qui lui permettraient au moment qu'elle choisirait de se donner elle‑même la mort.
Madame Rodriguez a demandé à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique une ordonnance déclarant l'al. 241b) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, invalide, en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, pour le motif qu'il viole des droits qui lui sont garantis aux art. 7, 12 et au par. 15(1) de la Charte, et donc que, dans la mesure où il prohibe un malade en phase terminale de se donner la mort avec l'aide d'un médecin, le par. 24(1) est inopérant au sens du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Le juge Melvin de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a rejeté la demande de l'appelante: (1992), 18 W.C.B. (2d) 279, [1993] B.C.W.L.D. 347. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a rejeté son appel, le juge en chef McEachern étant dissident: (1993), 76 B.C.L.R. (2d) 145, 22 B.C.A.C. 266, 38 W.A.C. 266, 14 C.R.R. (2d) 34, 79 C.C.C. (3d) 1, [1993] 3 W.W.R. 553.
II. Les dispositions législatives pertinentes
L'article 241 du Code criminel:
241. Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, selon le cas:
a) conseille à une personne de se donner la mort;
b) aide ou encourage quelqu'un à se donner la mort,
que le suicide s'ensuive ou non.
Les dispositions pertinentes de la Charte:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
III. Les jugements des instances inférieures
La Cour suprême de la Colombie‑Britannique
En vue de déterminer s'il avait été porté atteinte à un droit ou une liberté, le juge Melvin a examiné la nature du droit revendiqué par l'appelante, soit le droit de jouir des derniers moments de sa vie dans la dignité propre à l'être humain, d'être maître de la destinée de son corps pendant sa vie et de choisir le moment, les circonstances et le moyen de sa mort. Au regard de l'art. 7, le juge Melvin a souligné que l'appelante fondait son argumentation non pas sur le «droit de se donner la mort», mais sur le droit de «mourir avec dignité».
Le juge Melvin a remarqué que dans l'arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, la Cour à la majorité a invalidé l'art. 251 du Code qui avait pour effet de restreindre la capacité d'une femme de recevoir un «traitement médical» efficace et opportun et violait ainsi son droit à la sécurité de sa personne, garanti à l'art. 7. Appliquant cette conclusion à la présente affaire, le juge Melvin s'est exprimé ainsi:
[traduction] Quant à l'argument selon lequel l'art. 241 porte atteinte au droit de la requérante à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et à sa capacité d'effectuer des choix fondamentaux, je conclus que l'art. 241 n'a pas d'incidence sur ses choix. Elle peut exercer un choix; la difficulté tient aux effets de sa maladie sur la détermination du moment où l'événement dont elle souhaite la réalisation surviendra. Au mieux, en l'absence de l'art. 241, la requérante n'aurait que la possibilité de demander à un médecin de l'aider à réaliser son souhait.
Comme aucun médecin n'a le devoir d'accomplir l'acte visé par la requête de l'appelante, le droit qu'elle cherche à obtenir ne peut pas, par définition, être exercé. Tout au plus, selon le juge de première instance, l'al. 241b) fait obstacle au droit d'un médecin d'aider l'appelante s'il ou elle le désire. Accorder à Mme Rodriguez une réparation fondée sur la Charte équivaudrait, de l'avis du juge Melvin, à imposer aux médecins l'obligation d'aider les patients qui choisissent de mettre fin à leur vie, ce qui serait [traduction] «tout à fait contraire au principe fondamental qui sous‑tend la Charte des droits et libertés, c'est‑à‑dire le caractère sacré de la vie humaine».
Le juge Melvin a ensuite analysé l'objectif de l'art. 7 et des garanties juridiques constitutionnalisées dans la Charte. Il en a conclu que l'art. 7 entre généralement en jeu lorsqu'une personne a affaire avec le système judiciaire et particulièrement lorsqu'elle risque une peine ou une détention. Suivant le juge de première instance, Mme Rodriguez, peu importe la conduite qu'elle adopte, ne serait pas touchée par le système de justice criminelle; c'est plutôt la partie qui l'aide à se donner la mort qui pourrait faire face à ce risque. C'est ce qui a amené le juge Melvin à observer:
[traduction] Ses choix fondamentaux sur sa vie ne sont pas restreints par l'État. Sa maladie limite peut‑être sa capacité de mettre ses décisions en {oe}uvre mais, à mon sens, cela n'équivaut pas à une violation par l'État du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. Les intérêts que l'appelante cherche à protéger dans le cadre de l'art. 7 ne sont pas ceux qui établissent les façons dont elle peut être appelée à répondre de ses actes devant les tribunaux.
Selon le juge de première instance, l'appelante demandait à la cour d'aller au‑delà du domaine judiciaire pour entrer dans celui de l'ordre public en général, alors que, dans le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, notre Cour a avisé les tribunaux de se garder de franchir ce pas. Le juge Melvin a conclu que c'est la maladie dont Mme Rodriguez souffre, et non l'État ou le système judiciaire, qui l'empêche de déterminer à son gré le moment et les circonstances de sa mort. Aussi, pour ce motif, le juge a conclu que la protection offerte par l'art. 12 contre les traitements cruels et inusités ne s'appliquait pas.
Le juge de première instance a vu dans le jugement Burke c. Prince Edward Island (1991), 93 Nfld. & P.E.I.R. 356 (C.S.Î.‑P.‑É.), la seule décision canadienne portant sur le statut juridique du suicide. Ce jugement affirmait que l'art. 7 protège le droit à la vie et non à la mort. Le juge Melvin a ajouté qu'[traduction] «[i]nterpréter l'art. 7 de manière à y inclure le droit garanti par la Constitution de s'enlever la vie au nom de la liberté de choisir est, à mon avis, incompatible avec le droit à la vie, la liberté et la sécurité de la personne.» Estimant qu'en l'espèce, aucun droit constitutionnel n'était mis en cause en vertu de l'art. 7 de la Charte, le juge de première instance a donc statué que l'application de l'art. 241 du Code ne portait pas atteinte à l'art. 7.
À l'égard de la demande de l'appelante fondée sur le par. 15(1), le juge Melvin a rejeté la prétention suivant laquelle, puisqu'il n'est pas illégal de refuser un traitement médical qui préserve ou prolonge la vie, ou de se donner la mort, ou de précipiter celle‑ci au moyen de doses thérapeutiques d'analgésiques, l'illégalité du suicide commis avec l'assistance d'un médecin crée une discrimination à l'égard des handicapés physiques qui sont dans la situation de Mme Rodriguez. Le juge de première instance a conclu: [traduction] «À mon sens, l'art. 241 ne différencie pas les handicapés physiques. Il vise à protéger, et non à discriminer; en conséquence, je suis d'avis qu'il n'est pas porté atteinte à cet article de la Charte».
Se prononçant enfin, de façon incidente, sur la question de savoir si, dans le cas où une instance supérieure conclurait que la Charte est violée, une telle violation est justifiée aux termes de l'article premier, le juge Melvin a déclaré que l'art. 241 constitue une restriction imposée dans une limite raisonnable, dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Il estimait que, d'une part, l'art. 241 protège les personnes qui prennent la décision de mettre fin à leurs jours [traduction] «dans un moment de faiblesse» et celles qui sont particulièrement vulnérables à l'influence d'autrui et, d'autre part, il élimine le risque d'abus possibles en punissant ceux qui, quelle que soit leur motivation, aident et encouragent une personne à se donner la mort.
La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique
Le juge en chef McEachern, dissident
Le juge en chef McEachern a amorcé son analyse par un historique des dispositions relatives à l'aide au suicide en common law et dans la loi. Selon lui, l'évolution mène à ce qu'il a subséquemment appelé [traduction] «une tendance médico‑jurisprudentielle assez récente et éclairée, vers une humanité et une sensibilité accrues à l'égard des difficultés terribles auxquelles font face les citoyens en phase terminale» (p. 163).
Le juge en chef McEachern a examiné les différentes options qui s'offrent au malade en phase terminale, et qui sont légales au Canada, dont le droit de refuser un traitement médical et celui d'arrêter les appareils de survie. Il a toutefois souligné que, si le malade en phase terminale choisissait de se donner la mort avec l'aide d'un médecin, d'une part le médecin commettrait un acte illégal et d'autre part le patient s'exposerait à des accusations de complot et, jusqu'à son décès, à une accusation d'être partie à l'infraction commise par ceux qui l'assistent.
Le juge en chef McEachern a rejeté la prétention de l'appelante suivant laquelle la gestion raisonnable d'une maladie terminale ne donne pas lieu à l'application de la common law en précisant que le suicide assisté par un médecin ne pourrait être considéré comme un traitement palliatif. Selon le juge en chef McEachern, la seule voie ouverte à Mme Rodriguez passait par la Charte. Après avoir analysé la nature de l'examen fondé sur l'objet des droits de la Charte et de son lien avec la notion de dignité humaine, le juge en chef McEachern a dit ceci à la p. 158:
[traduction] Compte tenu de la nature des droits qui, dans d'autres cas, sont protégés par la Charte, je ne doute pas qu'en vertu de l'échelle de valeurs sur laquelle la Charte repose, une personne en phase terminale dans la situation de l'appelante mérite la protection au nom de la liberté ou de la sécurité de sa personne. Une telle protection inclurait au moins le droit d'un malade en phase terminale de mettre fin à ses jours et, à mon avis, d'obtenir de l'aide dans les circonstances appropriées.
Ce serait une erreur, à mon sens, de voir la présente affaire comme un conflit entre la vie et la mort. La Charte ne s'attache pas seulement à la vie, mais également à la qualité et à la dignité de celle‑ci. À mon avis, la mort et la façon dont elle survient font partie de la vie elle‑même.
La conclusion du juge en chef McEachern s'appuie principalement sur l'arrêt Morgentaler et particulièrement les passages qui soulignent la souplesse de la protection offerte par les éléments «liberté» et «sécurité de [l]a personne» de l'art. 7. À son avis, lorsqu'il impose des prohibitions qui ont pour effet de prolonger les souffrances physiques et psychologiques d'une personne, l'État viole prima facie ces deux éléments de l'art. 7. Le juge en chef McEachern s'est ensuite demandé si l'atteinte aux droits d'une personne en phase terminale garantis à l'art. 7 était conforme avec les principes de justice fondamentale.
Le juge en chef McEachern s'est appuyé sur l'arrêt Morgentaler pour conclure qu'une disposition ayant des effets inégaux ou manifestement inéquitable n'est pas conforme à l'élément de fond des principes de justice fondamentale. En outre, se fondant sur le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, le juge en chef McEachern a précisé que, quant au fond, la justice fondamentale ne se limite pas aux situations décrites aux art. 8 à 14 de la Charte. Il a souligné à la p. 161 que, dans Motor Vehicle, j'avais statué, à la p. 512, que le concept de la justice fondamentale réunissait tout ce qu'on peut raisonnablement attendre d'une société et d'un système judiciaire «fondé sur la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit».
Tout en reconnaissant que la présente affaire touche une catégorie de malades en phase terminale, le juge en chef McEachern a souligné que seule l'appelante se trouvait devant la cour. Constatant l'importance des questions de principe de la présente affaire, il a toutefois écarté l'idée que les tribunaux devraient renoncer à leur obligation d'interpréter le droit et attendre des directives supplémentaires du législateur. Enfin, le juge en chef McEachern a jugé que la prohibition traditionnelle du suicide en common law était un fait historique intéressant, mais peu pertinent aux fins de la présente affaire, remarquant que le législateur avait retiré la prohibition du Code en 1972.
Après avoir dépeint l'acceptation par la société canadienne des soins palliatifs et sa reconnaissance du droit du mourant, s'il est lucide, d'être laissé tranquille, le juge en chef McEachern a répondu ainsi à la question de savoir s'il est porté atteinte aux droits garantis par l'art. 7 au malade en phase terminale en conformité avec les principes de justice fondamentale (à la p. 164):
[traduction] Je le répète, l'art. 7 a été adopté afin de protéger la dignité humaine et la maîtrise individuelle, pour autant que cela ne nuise pas à autrui. Étant donné la noblesse d'un tel objectif, il doit s'ensuivre logiquement autant que juridiquement qu'une disposition imposant une période indéfinie de souffrance physique et psychologique inutile à une personne qui est de toute façon sur le point de mourir ne peut être conforme à aucun principe de justice fondamentale. En tout point, une telle disposition doit certainement être déclarée contraire à la justice fondamentale.
Ayant conclu à la violation de l'art. 7 de la Charte, le juge en chef McEachern n'a pas examiné les violations possibles de l'art. 12 et du par. 15(1). Il a plutôt porté son attention sur l'article premier de la Charte pour déterminer si la violation de l'art. 7 pouvait se justifier dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Le juge en chef McEachern a d'abord signalé combien il était difficile de trouver une disposition qui prive une personne du droit à la liberté ou à la sécurité de sa personne sans être conforme aux principes de justice fondamentale qui soit néanmoins justifiée aux termes de l'article premier. Ce dilemme ne s'est pas présenté puisqu'il a conclu que l'art. 241 ne pouvait satisfaire au critère de l'arrêt Oakes. Bien que l'art. 241 ait pu avoir été adopté pour répondre à un objectif urgent et réel, le juge en chef McEachern a statué qu'il ne portait pas le moins possible atteinte aux droits du malade en phase terminale ou, en l'occurrence, de l'appelante. En conséquence, il a conclu que la violation de l'art. 7 par l'art. 241 du Code n'était pas justifiée.
Le juge en chef McEachern a conclu que l'art. 241 était inconstitutionnel, mais uniquement dans la mesure où son application touche l'appelante dans sa situation particulière. Tout en reconnaissant la distinction que j'ai faite entre les réparations fondées sur le par. 24(1) de la Charte et celles qui sont fondées sur le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, dans Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, le juge en chef McEachern a préféré élaborer, en se fondant sur le par. 24(1), une réparation exclusivement adaptée à l'appelante et structurée de manière à fournir un guide aux demandeurs futurs qui se trouveraient dans une situation analogue.
Le juge en chef McEachern a donc statué que l'article était inopérant dans la mesure où il visait l'appelante et tout médecin lui prêtant assistance, et que celle‑ci pouvait prendre les dispositions nécessaires pour se donner la mort avec l'aide d'un médecin sous réserve des conditions énoncées dans le passage suivant (aux pp. 168 et 169):
[traduction] En premier lieu, l'appelante doit être mentalement capable de décider de mettre fin à ses jours, sa capacité devant être certifiée par écrit par un médecin traitant et par un psychiatre indépendant qui l'aura examinée au plus 24 heures avant la mise en place des moyens qui permettront à l'appelante de mettre fin à sa vie. Ces moyens ne peuvent être fonctionnels qu'en présence d'un des médecins.
Dans le certificat, les médecins doivent exprimer l'opinion qu'elle est capable et qu'à leur avis, elle désire réellement mettre un terme à ses jours et a pris cette décision de plein gré, sans aucune pression ni influence autres que sa propre situation.
Pour former leur opinion, les médecins peuvent tenir compte du fait que l'appelante a fait connaître ses intentions en intentant les présentes procédures et en utilisant plusieurs autres moyens. Ils doivent toutefois évidemment veiller à ce que l'appelante n'ait pas changé d'avis depuis ses dernières déclarations.
En deuxième lieu, les médecins doivent certifier qu'à leur avis, outre qu'elle est mentalement capable, (1) l'appelante est en phase terminale, sur le point de mourir, et il ne subsiste aucun espoir de guérison; (2) qu'elle éprouve ou, sans traitement, éprouverait une douleur physique intolérable ou des souffrances psychologiques graves; (3) qu'ils l'ont avisée et qu'elle comprend qu'il lui est loisible, en tout temps, de renoncer à son projet de mettre fin à ses jours; et (4) à quel moment, selon eux, l'appelante mourrait vraisemblablement a) si un traitement palliatif lui était administré et b) si aucun traitement palliatif ne devait lui être administré.
En troisième lieu, pas moins de trois jours francs avant qu'un psychiatre examine l'appelante afin de rédiger un certificat aux fins mentionnées précédemment, un avis doit être remis au coroner de la région ou du district où l'appelante doit être examinée. Le coroner, ou une personne qu'il désigne, qui doit être médecin, peut être présent à l'occasion de l'examen de l'appelante par un psychiatre afin de vérifier qu'elle est effectivement mentalement capable de décider et qu'elle décide effectivement de mettre fin à sa vie.
En quatrième lieu, l'un des médecins remettant un certificat précédemment mentionné doit réexaminer l'appelante quotidiennement suivant la mise en place des moyens susmentionnés afin de garantir qu'elle n'indique aucun changement dans son intention de mettre fin à ses jours. Si elle se donne la mort, ce médecin doit fournir un second certificat au coroner confirmant qu'à son avis, l'appelante n'avait pas changé d'avis.
En cinquième lieu, personne ne peut aider l'appelante à tenter de se donner la mort ou à se donner la mort après l'expiration de trente et un jours à compter de la date de délivrance du premier certificat et, dès l'expiration de ce délai, toutes les mesures prises pour aider l'appelante à mettre fin à ses jours doivent être immédiatement invalidées et interrompues. La présente condition a pour objectif de garantir, dans la mesure du possible, que l'appelante n'a pas modifié son intention depuis son examen par un psychiatre.
Cette limite me perturbe beaucoup car je préférerais que l'appelante puisse choisir librement le moment où elle désire se donner la mort. Toutefois je ne suis pas disposé à accorder un délai plus long parce que je dois tenir compte du fait qu'elle pourrait changer d'avis. Elle peut toutefois procéder à son rythme en retardant le moment de l'examen psychiatrique jusqu'à ce qu'elle estime que le moment de mettre fin à son supplice approche. Si elle ne se donne pas la mort au cours des trente et un jours suivant un tel examen, il est alors possible qu'elle n'ait pas pris sa décision définitivement ou, comme tous en ont le droit, qu'elle ait changé d'idée, ou alors qu'elle soit maintenant incapable de prendre une telle décision.
Enfin, l'acte causant la mort de l'appelante doit être l'acte de l'appelante elle‑même, sans aide, et non celui d'autrui.
Ces conditions ont été rédigées avec quelque précipitation étant donné l'urgence de la situation de l'appelante, et je ne souhaite pas que, dans des demandes subséquentes, les juges y voient plus que des directives.
En terminant, le juge en chef McEachern a encore souligné que la réparation s'adresse exclusivement à l'appelante dans sa situation exceptionnelle, et que d'autres personnes dans la même situation devraient s'adresser individuellement à la cour pour obtenir une ordonnance semblable.
Le juge Hollinrake
Le juge Hollinrake partage l'opinion du juge en chef McEachern que, par l'application de l'al. 241b) du Code, l'appelante était privée de son droit à la sécurité de sa personne garanti à l'art. 7. Selon lui toutefois, cette atteinte ne contrevenait pas aux principes de justice fondamentale. Le juge Hollinrake a énoncé sa position dans le passage suivant (à la p. 171):
[traduction] S'il est possible que la différence entre le suicide commis avec l'assistance d'un médecin et les soins palliatifs soit ténue du point de vue médical (pas nécessairement la profession par rapport à la science), j'estime que du point de vue historique et philosophique la différence est à la fois marquée et importante.
Le juge Hollinrake a précisé que les principes de justice fondamentale doivent être ancrés dans le cadre législatif, social et philosophique de notre société. Citant une gamme de rapports d'associations médicales et de rapports de la Commission de réforme du droit, le juge Hollinrake s'est fondé sur l'historique législatif et médical de l'art. 241 du Code pour conclure que le poids de l'opinion médicale et l'intention du Parlement privilégient le maintien de la prohibition du suicide commis avec l'assistance d'un médecin. Il a souligné la distinction qui persiste entre les traitements palliatifs, qui visent à atténuer la douleur afin d'améliorer la qualité de la fin de la vie d'une personne en phase terminale, et le suicide commis avec l'assistance d'un médecin, qui vise à mettre fin à la vie.
Le juge Hollinrake a ensuite analysé l'arrêt Morgentaler. À son avis, cet arrêt pourrait être distingué de l'espèce puisque, dans le cas de l'avortement, une exemption adoptée en 1968 a légalisé l'activité dans certaines circonstances. Par contre, la prohibition du suicide commis avec le concours d'un médecin a toujours été absolue. Pour ce motif, le juge Hollinrake a tiré la conclusion suivante (à la p. 177):
[traduction] En l'espèce, la loi n'a pas reconnu que le suicide commis avec l'assistance d'un médecin est accepté par l'opinion de la société contemporaine. La situation serait autre si le législateur avait adopté une exception à l'interdiction d'aider une personne à se suicider, comme ce fut le cas dans Morgentaler. La différence tiendrait au fait qu'une disposition législative indiquerait une initiative prise par le législateur et dans le fait que l'on pourrait soutenir que l'exemption législative révèle le consensus public sur ce sujet controversé. Il faut prêter attention aux critiques selon lesquelles lorsque les tribunaux disent qu'il incombe au législateur de légiférer, ils se soustraient à la pleine portée du pouvoir qui leur a été conféré sous le régime de la Charte. Toutefois, je suis d'avis que, dans les domaines où s'opposent des opinions publiques extrêmes et où sont soulevées des considérations fondamentalement philosophiques et non juridiques, il y a lieu de laisser la question entre les mains du législateur comme ce fut le cas dans le passé.
Jusqu'à ce que l'opinion du législateur, de la profession médicale et de la société permettent le franchissement de cette ligne (comme c'était le cas relativement à la réforme sociale entreprise dans Morgentaler), le juge Hollinrake ne voit aucun motif justifiant d'écarter l'art. 241. À son avis, le principe directeur qui sous‑tend l'opinion de la société sur ce problème a toujours été, et est encore aujourd'hui, le caractère sacré de la vie. Il a ajouté que l'appelante en l'espèce est [traduction] «l'une des personnes que l'al. 241b) a pour mission de protéger» (p. 180).
Bien que le juge Hollinrake ait statué que l'al. 241b) était conforme à la Charte, il a néanmoins tenu à commenter le mode de réparation choisi par le juge en chef McEachern. Le juge Hollinrake y a vu une modification apportée à l'al. 241b), modification qui, à son avis, empiétait sur des considérations de politique historiquement et légalement réservées exclusivement au Parlement. Toutefois, bien qu'il ait conclu au rejet de l'appel, le juge Hollinrake a ajouté que, s'il avait été d'avis que l'atteinte à la sécurité de la personne de l'appelante était contraire aux principes de justice fondamentale, il n'aurait pas hésité à donner son accord à la réparation conçue par le juge en chef McEachern.
Le juge Proudfoot
Si elle a conclu dans le même sens que le juge Hollinrake, le juge Proudfoot a restreint son analyse à l'interprétation et à l'application de l'arrêt Morgentaler en l'espèce. À son avis, cet arrêt ne tranchait pas les questions soulevées dans la présente affaire puisqu'il portait exclusivement sur la question de l'accès limité au traitement médical. Selon elle, [traduction] «[l]'arrêt Morgentaler ne va pas au‑delà de la préservation de la santé». Elle a ensuite ajouté que, [traduction] «de toute évidence, la mort est l'antithèse de la garantie de la «vie, la liberté et la sécurité de la personne» consacrée à l'art. 7» (p. 182).
En outre, le juge Proudfoot a remarqué que l'arrêt Morgentaler avait été rendu dans un contexte de droit criminel. L'idée que Mme Rodriguez elle‑même s'expose à des accusations de complot et par conséquent aux sanctions du droit criminel a semblé au juge Proudfoot n'avoir [traduction] «aucune apparence de réalité». Par conséquent, à son avis, la demande dont elle était saisie tentait d'exempter une personne inconnue d'une éventuelle responsabilité criminelle -‑ une réparation qui, à son avis, n'est autorisée en droit par aucun précédent ou autorité.
Par ailleurs, le juge Proudfoot a exprimé son accord avec la position de la Commission de réforme du droit qu'il s'agit essentiellement d'une question de politique dont la résolution revient au Parlement. Se disant d'avis de rejeter l'appel, elle a conclu ce qui suit (à la p. 186):
[traduction] À mon avis, à l'exception des aspects juridiques et procéduraux, il ne convient pas qu'un tribunal tranche, à la demande d'une seule personne, les grandes questions religieuses, éthiques, morales et sociales propres à la présente affaire, en se fondant sur une preuve par affidavit. La preuve substantielle qui nous est soumise ne nous permet pas d'évaluer le niveau de consensus au Canada à l'égard du suicide assisté [. . .] Je suis d'avis qu'il appartient au Parlement de tâter le pouls de la population.
IV. Les questions constitutionnelles
Le 25 mars 1993, une ordonnance de notre Cour énonçait les questions constitutionnelles suivantes:
1.L'alinéa 241b) du Code criminel du Canada porte‑t‑il atteinte, en totalité ou en partie, aux droits et libertés garantis par les art. 7 et 12 et le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
2.Dans l'affirmative, est‑il justifié par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?
V. Analyse
Je conclus que l'al. 241b) du Code criminel viole le par. 15(1) de la Charte. En effet, j'estime que les personnes handicapées qui sont ou seront incapables de mettre fin à leur vie sans assistance font l'objet d'une discrimination par l'effet de cette disposition puisque, contrairement aux personnes capables de se donner la mort, elles sont privées de la possibilité de choisir le suicide. Je conclus aussi que l'article premier de la Charte ne permet pas de justifier l'al. 241b) du Code criminel. À mon avis, les moyens choisis pour atteindre l'objectif législatif, la prévention d'abus éventuels, ne portent pas atteinte aussi peu que raisonnablement possible au droit à l'égalité consacré au par. 15(1) de la Charte.
Vu mes conclusions concernant le par. 15(1), je n'ai pas à me prononcer sur la constitutionnalité de la disposition dans le cadre des art. 7 et 12 de la Charte.
(1) Le paragraphe 15(1) de la Charte
a) Méthode d'analyse
Dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, notre Cour a défini la façon d'aborder le droit à l'égalité prévu au par. 15(1) de la Charte.
Le juge McIntyre, qui a reçu l'appui de la majorité sur la question du sens et de la portée de l'art. 15, a proposé une analyse en trois étapes afin de déterminer si la Charte avait été violée. La première consiste à vérifier s'il y a atteinte à un des droits à l'égalité prévus à cette disposition. Il s'agit essentiellement de savoir si la loi établit des distinctions entre des groupes ou catégories de personnes sur le fondement de caractéristiques personnelles. Si une telle inégalité est constatée, la deuxième étape consiste à déterminer si elle est discriminatoire. Dans l'affirmative, les justifications sont finalement examinées en fonction de l'article premier de la Charte.
Dans la première étape de l'analyse, le juge McIntyre a d'abord souligné le caractère essentiellement comparatif du délicat concept d'égalité (à la p. 164):
C'est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio‑politique où la question est soulevée.
Il a toutefois rejeté l'idée selon laquelle l'égalité signifie nécessairement que des personnes se trouvant dans des situations analogues doivent être traitées de façon analogue, connue également comme le critère de l'égalité formelle. Il a affirmé (à la p. 164):
Il faut cependant reconnaître dès le départ que toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité et, aussi, qu'un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités.
Dans cet esprit, le juge McIntyre a adopté les propos suivants du juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 347:
L'égalité nécessaire pour soutenir la liberté de religion n'exige pas que toutes les religions reçoivent un traitement identique. En fait, la véritable égalité peut fort bien exiger qu'elles soient traitées différemment.
Le juge McIntyre a ensuite précisé que les inégalités ne donnent pas toutes lieu à l'application du par. 15(1), mais seulement les inégalités donnant lieu à une «discrimination». Il a affirmé (à la p. 172):
L'article 15 prévoit lui‑même que le droit à l'égalité devant la loi et dans la loi ainsi que les droits à la même protection et au même bénéfice de la loi qu'il confère doivent exister indépendamment de toute discrimination. La discrimination est inacceptable dans une société démocratique parce qu'elle incarne les pires effets de la dénégation de l'égalité et la discrimination consacrée par la loi est particulièrement répugnante. La pire forme d'oppression résulte de mesures discriminatoires ayant force de loi. C'est une garantie contre ce mal que fournit l'art. 15. [Je souligne.]
Le juge McIntyre a adopté la définition suivante de la «discrimination» (à la p. 174):
J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société.
Dans l'arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, le juge Wilson est revenue sur le concept de discrimination, affirmant (aux pp. 1331 et 1332):
Pour déterminer s'il y a discrimination pour des motifs liés à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, il importe d'examiner non seulement la disposition législative contestée qui établit une distinction contraire au droit à l'égalité, mais aussi d'examiner l'ensemble des contextes social, politique et juridique. . .
. . .
En conséquence, ce n'est qu'en examinant le contexte général qu'une cour de justice peut déterminer si la différence de traitement engendre une inégalité ou si, au contraire, l'identité de traitement engendre, à cause du contexte particulier, une inégalité ou présente un désavantage. À mon avis, la constatation d'une discrimination nécessitera le plus souvent, mais peut‑être pas toujours, de rechercher le désavantage qui existe indépendamment de la distinction juridique précise contestée.
Dans l'arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, j'ai résumé de la manière suivante la méthode d'analyse à suivre à l'égard d'une plainte fondée sur le par. 15(1) (à la p. 992):
La cour doit d'abord déterminer si le plaignant a démontré que l'un des quatre droits fondamentaux à l'égalité a été violé (i.e. l'égalité devant la loi, l'égalité dans la loi, la même protection de la loi et le même bénéfice de la loi). Cette analyse portera surtout sur la question de savoir si la loi fait (intentionnellement ou non) entre le plaignant et d'autres personnes une distinction fondée sur des caractéristiques personnelles. Ensuite, la cour doit établir si la violation du droit donne lieu à une «discrimination». Cette seconde analyse portera en grande partie sur la question de savoir si le traitement différent a pour effet d'imposer des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres. De plus, pour déterminer s'il y a eu atteinte aux droits que le par. 15(1) reconnaît au plaignant, la cour doit considérer si la caractéristique personnelle en cause est visée par les motifs énumérés dans cette disposition ou un motif analogue, afin de s'assurer que la plainte correspond à l'objectif général de l'art. 15, c'est‑à‑dire corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne.
Avant de passer à l'application de ces principes à l'al. 241b) du Code criminel, il est utile d'ajouter quelques remarques sur les concepts de discrimination involontaire et de discrimination par suite d'un effet préjudiciable.
b)La discrimination involontaire et la discrimination par suite d'un effet préjudiciable
Dans Andrews, précité, le juge McIntyre a confirmé que, dans le contexte du droit à l'égalité reconnu dans la Charte, les tribunaux devaient appliquer la position adoptée à l'égard de diverses lois sur les droits de la personne, à savoir que les individus ne sont pas protégés uniquement contre la discrimination volontaire et directe, mais également contre la discrimination involontaire ou indirecte.
Dans Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, le juge McIntyre a expliqué, à propos du Code ontarien des droits de la personne, que l'intention de discriminer n'était pas requise pour donner application aux dispositions antidiscriminatoires de cette loi, puisque son objectif n'était pas de punir l'auteur de la discrimination, mais bien de corriger la situation (à la p. 547):
Le Code vise la suppression de la discrimination. C'est là l'évidence. Toutefois, sa façon principale de procéder consiste non pas à punir l'auteur de la discrimination, mais plutôt à offrir une voie de recours aux victimes de la discrimination. C'est le résultat ou l'effet de la mesure dont on se plaint qui importe. Si elle crée effectivement de la discrimination, si elle a pour effet d'imposer à une personne ou à un groupe de personnes des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres membres de la société, elle est discriminatoire.
Une distinction fondée sur un motif prohibé, même effectuée sans intention de désavantager ou de priver d'un bénéfice une personne ou une catégorie de personnes, pourrait donc être discriminatoire dans le contexte des lois sur les droits de la personne.
De la même manière, le juge McIntyre a établi que, pour déclencher l'application du Code ontarien des droits de la personne, il n'était pas nécessaire que la loi contestée crée directement et expressément des distinctions fondées sur un motif illicite. Une règle en apparence neutre pouvait également être discriminatoire si elle avait pour effet de créer de pareilles distinctions. C'est le concept de discrimination par suite d'un effet préjudiciable, défini et expliqué par le juge McIntyre dans les termes suivants (à la p. 551):
Ce genre de discrimination se produit lorsqu'un employeur adopte, pour des raisons d'affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s'applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d'employés en ce qu'elle leur impose, en raison d'une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d'employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés. Essentiellement pour les mêmes raisons qui sous‑tendent la conclusion que l'intention d'établir une distinction n'est pas un élément nécessaire de la discrimination proscrite par le Code, je suis d'avis que cette Cour peut considérer que la discrimination par suite d'un effet préjudiciable, décrite dans les présents motifs, contrevient au Code. Une condition d'emploi adoptée honnêtement pour de bonnes raisons économiques ou d'affaires, également applicable à tous ceux qu'elle vise, peut quand même être discriminatoire si elle touche une personne ou un groupe de personnes d'une manière différente par rapport à d'autres personnes auxquelles elle peut s'appliquer.
On ne peut douter, par suite de l'arrêt Andrews, que cette théorie s'applique également dans le contexte du par. 15(1) de la Charte. Dans cet arrêt, le juge McIntyre a repris la définition de la discrimination retenue dans l'arrêt Simpsons‑Sears, précité, et a également insisté sur la nécessité de tenir compte, dans l'analyse en vertu du par. 15(1), de l'effet de la disposition contestée. Il a affirmé (à la p. 165):
Pour s'approcher de l'idéal d'une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi -‑ et dans les affaires humaines une approche est tout ce à quoi on peut s'attendre -‑ la principale considération doit être l'effet de la loi sur l'individu ou le groupe concerné. Tout en reconnaissant qu'il y aura toujours une variété infinie de caractéristiques personnelles, d'aptitudes, de droits et de mérites chez ceux qui sont assujettis à une loi, il faut atteindre le plus possible l'égalité de bénéfice et de protection et éviter d'imposer plus de restrictions, de sanctions ou de fardeaux à l'un qu'à l'autre. En d'autres termes, selon cet idéal qui est certes impossible à atteindre, une loi destinée à s'appliquer à tous ne devrait pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, avoir un effet plus contraignant ou moins favorable sur l'un que sur l'autre.
Non seulement le par. 15(1) impose‑t‑il au gouvernement une vigilance accrue dans l'établissement de distinctions expresses ou directes sur le fondement de caractéristiques personnelles, mais il fait aussi que des lois également applicables à tous peuvent porter atteinte au droit à l'égalité consacré dans cette disposition, et peuvent donc devoir être justifiées aux termes de l'article premier. Même en imposant des mesures universelles, le gouvernement doit tenir compte de différences qui existent en fait entre les individus et s'assurer, dans la mesure du possible, que les mesures adoptées n'auront pas, en raison de caractéristiques personnelles non pertinentes, des répercussions plus lourdes sur certaines catégories de personnes que sur l'ensemble de la population. En d'autres termes, pour favoriser l'objectif d'une société plus égale, le par. 15(1) s'oppose à ce que les autorités politiques édictent des mesures sans tenir compte de leur effet possible sur des catégories de personnes déjà défavorisées.
c) L'alinéa 241b) du Code criminel
Appliquant les principes que je viens d'exposer, je conclus que l'al. 241b) du Code criminel porte atteinte au droit à l'égalité prévu au par. 15(1) de la Charte. Cette disposition crée en effet une inégalité puisqu'elle empêche les personnes physiquement incapables de mettre fin à leur vie sans aide de choisir le suicide, alors que cette option est en principe ouverte au reste de la population. Cette inégalité est en outre imposée aux personnes incapables de mettre fin à leur vie sans assistance, en raison d'une déficience physique, une caractéristique personnelle qui compte parmi les motifs de discrimination énumérés au par. 15(1) de la Charte. De plus, l'inégalité peut à mon avis être qualifiée de fardeau ou de désavantage puisqu'elle limite la capacité des personnes qui en sont victimes de prendre des décisions fondamentales concernant leur vie et leur personne. Pour elles, le principe de l'autodétermination a été limité.
(i) Une inégalité
Il semble évident que l'al. 241b) du Code criminel crée une inégalité en ce qu'il empêche des personnes incapables de se suicider sans assistance de choisir ce geste dans le respect de la légalité, alors que les personnes capables de mettre fin à leurs jours, sans assistance, peuvent décider de se suicider sans contrevenir à la loi au Canada. Depuis 1972, la tentative de suicide n'est plus un crime au Canada (Loi de 1972 modifiant le Code criminel, S.C. 1972, ch. 13, art. 16).
Je conviens que l'al. 241b) n'a jamais eu pour objet de créer cette inégalité et qu'à première vue cette disposition, qui ne contient aucune distinction fondée sur des caractéristiques personnelles, traite tous les individus de la même façon. Pour les motifs évoqués plus haut, cela ne permet toutefois pas d'écarter l'argument selon lequel cette disposition engendre une inégalité. Même si cela n'était pas l'intention du législateur, et même si l'al. 241b) ne contient pas de mesure applicable spécifiquement aux personnes handicapées, il reste que certaines de ces personnes, celles qui sont incapables de se suicider sans assistance, sont touchées différemment des autres, en raison de leur handicap, par l'al. 241b) du Code criminel.
Je note en passant que la Cour d'appel de la Saskatchewan, dans l'arrêt Canadian Odeon Theatres Ltd. c. Saskatchewan Human Rights Commission, [1985] 3 W.W.R. 717, a bien montré, dans le contexte de la discrimination fondée sur une déficience physique, qu'il est absurde de soutenir qu'il n'y a pas de discrimination lorsque des personnes handicapées reçoivent le même traitement que l'ensemble de la population. Commentant cet argument, le juge Vancise a affirmé (à la p. 741):
[traduction] Si cette interprétation de la discrimination au sens de l'al. 12(1)b) est juste, alors le droit de ne pas faire l'objet d'une discrimination fondée sur une déficience physique est dénué de sens. Si cette interprétation est correcte, je ne peux entrevoir aucune situation où la personne handicapée serait victime d'une discrimination dans l'utilisation d'aménagements, de services ou d'installations ouvertes au public. En outre, on estimera alors que le propriétaire d'un endroit public offrant à la personne handicapée des salles de toilettes semblables à celles qui sont offertes à la population générale ou offrant des services dont la personne en chaise roulante ne peut se prévaloir s'est acquitté de son obligation aux termes du Code. À mon avis, la personne handicapée ne bénéficie pas d'une chance égale d'utiliser les installations ou les services qui ne lui sont d'aucune utilité. Le traitement identique ne signifie pas nécessairement un traitement égal ou une absence de discrimination.
En bref, si, à première vue, des personnes incapables de se suicider et celles qui le peuvent sont traitées de façon identique par l'al. 241b) du Code criminel, elles n'en sont pas moins traitées de façon inégale puisque, par l'effet de cette disposition, les personnes incapables de se suicider sans assistance sont privées de toute possibilité de se suicider d'une manière qui ne soit pas illégale, alors que l'al. 241b) n'a pas cet effet sur les personnes capables de mettre fin à leur vie sans assistance.
Il faut alors déterminer si cette inégalité est discriminatoire. Avant d'examiner la question, j'estime toutefois nécessaire d'ajouter quelques mots sur la portée de l'inégalité créée par l'al. 241b) du Code criminel. C'est une question très difficile. À mon avis, il est préférable, dans le contexte du présent pourvoi, de se garder de définir trop largement la portée de l'inégalité créée par l'al. 241b) du Code. Seule a réellement été établie devant nous, selon moi, l'inégalité dont sont victimes par l'effet de l'al. 241b) les personnes souffrant d'un handicap très grave qui se trouvent absolument privées, comme ce sera le cas pour l'appelante, de toute possibilité de se donner la mort sans assistance, même dans l'hypothèse où tous les moyens habituels de suicide seraient à leur disposition. Je préfère ne pas me prononcer sur la situation de personnes souffrant de handicaps moins graves, dont l'état physique peut certainement compliquer l'accès aux moyens habituels de suicide, mais qui seraient capables, si ces moyens étaient mis à leur disposition, d'accomplir le geste. Je ne suis pas tenu de me prononcer sur cette situation, et je préfère m'en abstenir en l'absence de données indiquant que, en matière d'accès aux méthodes de suicide, les personnes handicapées sont dans une situation qui diffère radicalement de celle du reste de la population. Se pose également, dans cette situation, la question de la définition de «déficiences physiques» au sens du par. 15(1) de la Charte.
J'estime donc que l'al. 241b) a un effet inégal sur des personnes qui sont ou qui seront incapables de se suicider, même dans l'hypothèse où tous les moyens habituels seraient mis à leur disposition. Cette inégalité est‑elle discriminatoire?
Afin de déterminer si l'inégalité créée par l'al. 241b) du Code criminel est discriminatoire, il faut d'abord déterminer si cette disposition a pour effet d'imposer à certaines personnes ou groupes de personnes un désavantage ou un fardeau, ou encore de les priver d'un avantage ou d'un bénéfice. Il faut ensuite déterminer si cette privation est imposée en raison ou par l'effet d'une caractéristique personnelle énumérée au par. 15(1) de la Charte ou encore d'une caractéristique analogue.
(ii) Un désavantage ou un fardeau
Le fait de ne pouvoir se donner la mort dans le respect de la légalité constitue‑t‑il un désavantage ou un fardeau entraînant l'application du par. 15(1) de la Charte?
Il faut préciser en premier lieu que l'avantage dont l'appelante prétend être privée n'est pas l'option de commettre le suicide comme telle. Elle ne prétend pas que le suicide est un bénéfice dont elle serait privée par l'effet de l'al. 241b) du Code criminel. L'appelante prétend plutôt qu'elle sera privée du droit de choisir le suicide, de sa capacité de décider elle‑même de la conduite de sa vie.
Dans l'arrêt Turpin, précité, notre Cour a reconnu que le fait d'être privé du droit de choisir pouvait constituer un désavantage ou un fardeau dans le contexte d'une analyse en vertu du par. 15(1) de la Charte. La différence de traitement en cause résultait de la possibilité qu'avaient certains accusés, mais dont étaient privés les appelants, de choisir un procès devant un juge seul ou un procès devant un juge et un jury. Concluant que la perte de ce droit pouvait défavoriser les appelants, le juge Wilson a adopté (aux pp. 1329 et 1330) les propos de la Cour d'appel de l'Ontario, qui avait affirmé:
[traduction] En l'espèce, il ne s'agit pas de décider si une forme de procès est plus avantageuse qu'une autre, c'est‑à‑dire, si une personne accusée de meurtre est mieux protégée par un procès devant un juge et un jury que par un procès devant un juge seul. Il s'agit plutôt de savoir si le fait d'avoir ce choix est un avantage au sens d'un bénéfice de la loi. Me Gold, qui représente les intimés en l'espèce laisse entendre que le fait d'avoir le choix, «la possibilité de choisir leur mode de procès» constitue l'avantage qu'ont les personnes inculpées de meurtre en Alberta par rapport aux personnes inculpées de meurtre ailleurs au Canada. Nous nous devons d'accepter cette prétention. [En italique dans l'original.]
Le droit de choisir en cause ici, c'est‑à‑dire le droit de choisir le suicide, peut‑il être décrit comme un avantage dont l'appelante serait privée? À mon avis, notre Cour doit répondre à cette question en faisant abstraction des considérations philosophiques et théologiques qui animent le débat sur la moralité du suicide ou de l'euthanasie. Nous devons aborder la question qui nous est soumise dans une perspective juridique (Tremblay c. Daigle, [1989] 2 R.C.S. 530), sans oublier que la Charte a consacré le caractère essentiellement laïc de la société canadienne et la place centrale qu'occupe la liberté de conscience dans le fonctionnement de nos institutions. Comme le dit le juge Dickson dans l'arrêt Big M Drug Mart, précité, à la p. 336:
Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. Une société libre vise à assurer à tous l'égalité quant à la jouissance des libertés fondamentales et j'affirme cela sans m'appuyer sur l'art. 15 de la Charte.
Plus loin, il ajoute, à la p. 346:
. . . il faut aussi remarquer que l'insistance sur la conscience et le jugement individuels est également au c{oe}ur de notre tradition politique démocratique. La possibilité qu'a chaque citoyen de prendre des décisions libres et éclairées constitue la condition sine qua non de la légitimité, de l'acceptabilité et de l'efficacité de notre système d'auto‑détermination.
En matière médicale, la common law reconnaît dans une très large mesure le droit de chacun de prendre des décisions concernant sa propre personne, en dépit des conséquences parfois très graves de ces choix. Récemment, dans l'arrêt Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119, le juge Cory, pour la Cour, a réaffirmé le droit du patient de décider des traitements qu'il acceptera de subir (à la p. 135):
N'oublions pas que tout patient a droit au respect de l'intégrité de sa personne, ce qui comprend le droit de décider si, et dans quelle mesure, il acceptera de se soumettre à des actes médicaux. Chacun a le droit de décider de ce qu'on pourra faire subir à son corps et, partant, de refuser un traitement médical auquel il n'a pas consenti. Ce concept de l'autonomie individuelle forme un élément de base de la common law. . .
La common law, comme la Charte elle‑même dans plusieurs de ses dispositions, reconnaît donc l'importance fondamentale de l'autonomie individuelle et de l'autodétermination dans notre système juridique. Cela ne signifie pas que ces valeurs sont absolues. Le paragraphe 15(1) exige toutefois, à mon avis, que les restrictions apportées à ces valeurs fondamentales soient réparties avec une certaine égalité.
Dans ce contexte, et sans me prononcer sur la valeur morale du suicide, je suis forcé de conclure que le fait que les personnes incapables de mettre fin à leur propre vie ne peuvent pas choisir le suicide parce qu'elles n'ont pas légalement accès à une assistance, constitue -‑ sur le plan juridique -‑ un désavantage entraînant l'application du par. 15(1) de la Charte. Ce désavantage est‑il fondé sur une caractéristique personnelle visée par le par. 15(1)?
d) Caractéristique personnelle
Dans l'arrêt Andrews, précité, le juge McIntyre a affirmé que la première caractéristique de la discrimination est qu'il s'agit d'«une distinction fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus» (p. 174). Peut‑on affirmer que la distinction est ici «fondée» sur des motifs liés à une caractéristique personnelle visée par le par. 15(1)? À mon avis, si, comme le laisse entendre le juge McIntyre, le par. 15(1) doit s'appliquer à la discrimination par suite d'un effet préjudiciable, il ne faut pas considérer de façon trop littérale la définition formulée dans l'arrêt Andrews. Je fais miens, à cet égard, les propos du juge Linden, qui a affirmé en dissidence, dans l'arrêt Egan et Nesbit c. Canada (1993), 153 N.R. 161 (C.A.F.), à la p. 196:
Si une distinction doit être fondée sur des motifs tenant aux caractéristiques personnelles de l'individu ou du groupe pour être discriminatoire, les mots «fondée sur» ne signifient pas que la distinction doit avoir été conçue par référence à ces motifs. Au contraire, ce qu'il faut examiner, c'est si la manière dont cette distinction affecte l'individu ou le groupe a un rapport avec leurs caractéristiques personnelles. . .
En d'autres termes, la différence de traitement doit être intimement liée à la caractéristique personnelle de la personne ou du groupe de personnes. En l'espèce, l'existence d'un tel lien ne saurait faire de doute. C'est uniquement en raison de déficiences physiques que les personnes incapables de se donner elles‑mêmes la mort sont inégalement touchées par l'al. 241b) du Code criminel. La distinction est donc indéniablement «fondée» sur cette caractéristique personnelle. S'agit‑il d'une caractéristique visée au par. 15(1)?
Les déficiences physiques comptent parmi les caractéristiques personnelles énumérées au par. 15(1) de la Charte. Il n'est donc pas nécessaire de s'interroger longuement sur les liens qui existent entre le motif de distinction ici en cause et l'objectif général de l'art. 15, à savoir l'élimination de la discrimination à l'égard des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages ou de préjugés. Personne ne songerait à contester sérieusement le fait que les handicapés sont l'objet de traitements défavorables dans la société canadienne, fait que confirme la mention de cette caractéristique personnelle parmi les motifs illicites de discrimination énumérés au par. 15(1) de la Charte. Dans l'arrêt Andrews, précité, le juge McIntyre dit (à la p. 175):
Les motifs énumérés traduisent [. . .] les pratiques de discrimination les plus courantes, les plus classiques et vraisemblablement les plus destructrices socialement et ils doivent, selon le par. 15(1), recevoir une attention particulière.
Il n'est pas nécessaire d'entreprendre une longue démonstration afin d'établir que les personnes handicapées physiquement au point de ne pouvoir mettre fin à leur vie sans assistance, à supposer même que tous les moyens habituels de suicide leur soient offerts, entrent dans la catégorie des personnes souffrant de déficiences physiques au sens du par. 15(1) de la Charte, qui ne définit pas l'expression «déficience physique». Les personnes limitées à ce point dans leur mouvement constituent même, dans une certaine mesure, l'exemple type de ce que l'on entend dans le langage courant par une personne handicapée physiquement. Je préfère reporter à une autre occasion la tâche de définir, aux fins du par. 15(1), le sens de l'expression «déficience physique».
Par ailleurs, il est évident que la catégorie des personnes souffrant de déficiences physiques est plus large que celle des personnes incapables de mettre fin elles‑mêmes à leur propre vie. En d'autres termes, l'al. 241b) du Code criminel a pour effet de traiter inégalement certaines personnes souffrant de déficiences physiques, mais pas toutes, ni même sans aucun doute la majorité des personnes souffrant d'une déficience physique. Le fait que cela ne constitue pas un obstacle à un recours en vertu du par. 15(1) me semble avoir été clairement établi par les arrêts Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219, et Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252.
Il fallait décider dans l'arrêt Brooks si un traitement défavorable en raison d'une grossesse pouvait être assimilé à une mesure discriminatoire fondée sur le sexe. Répondant à l'argument que cela n'était pas le cas parce que toutes les femmes n'étaient pas visées par cette mesure discriminatoire, le juge en chef Dickson a affirmé (à la p. 1247):
L'argument selon lequel la discrimination fondée sur la grossesse ne peut équivaloir à de la discrimination fondée sur le sexe parce que toutes les femmes ne sont pas enceintes en même temps ne me convainc pas. Quoique la discrimination fondée sur la grossesse ne puisse frapper qu'une partie d'un groupe identifiable, elle ne peut frapper personne en dehors de ce groupe. Un grand nombre, sinon la majorité, des cas de discrimination partielle possèdent cette caractéristique. Comme de nombreux arrêts et de nombreux auteurs l'ont affirmé, cette réalité ne rend pas la discrimination moins discriminatoire.
Dans l'arrêt Janzen, notre Cour devait déterminer si le harcèlement sexuel était une forme de discrimination fondée sur le sexe. La Cour d'appel avait retenu l'argument que, puisque toutes les femmes n'étaient pas visées par ce type de comportement, il n'en résultait aucune discrimination. Le juge en chef Dickson a rejeté cet argument dans les termes suivants (à la p. 1289):
S'il fallait, pour conclure à la discrimination, que tous les membres du groupe visé soient traités de façon identique, la protection législative contre la discrimination aurait peu ou pas de valeur. En effet, il arrive rarement qu'une mesure discriminatoire soit si nettement exprimée qu'elle s'applique de façon identique à tous les membres du groupe‑cible.
e) Conclusion
Pour tous ces motifs, je conclus que l'al. 241b) du Code criminel porte atteinte au droit à l'égalité prévu au par. 15(1) de la Charte. Cette disposition a un effet discriminatoire sur les personnes incapables de se suicider sans aide, même dans l'hypothèse où tous les moyens habituels de suicide seraient mis à leur disposition, parce qu'en raison d'une caractéristique personnelle non pertinente, la capacité de ces personnes de prendre des décisions fondamentales relativement à leur vie et à leur personne est assujettie à des restrictions qui ne sont pas imposées aux autres membres de la société canadienne. Je passe maintenant à l'examen de l'al. 241b) en fonction de l'article premier.
(2) L'article premier
a) Introduction
Puisque j'ai conclu que l'al. 241b) du Code viole l'art. 15 de la Charte, je dois maintenant déterminer si cette violation est justifiée en vertu de l'article premier. C'est à l'État qu'il incombe d'établir que la justification de la violation d'un droit garanti par la Charte peut être démontrée dans le cadre d'un pays libre et démocratique. Le critère auquel doit satisfaire l'État sous le régime de l'article premier est maintenant bien établi et consiste en deux volets, initialement énoncés dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Le premier volet du critère porte sur la validité de l'objectif législatif et le deuxième sur la validité des mesures adoptées pour l'atteindre.
b) L'objectif législatif
L'appelante ne paraît pas nier que la disposition en cause vise à protéger les personnes qui sont susceptibles de se laisser influencer par d'autres au moment de décider si elles vont mettre fin à leurs vies, à quel moment et de quelle manière. Le juge de première instance a parlé de cet élément essentiel dans les termes suivants:
[traduction] . . . l'individu qui, dans un moment de faiblesse ou lorsqu'il est incapable de réagir ou de poser des jugements de valeur, s'expose à la volonté de celui qui, animé des meilleures ou des pires intentions, l'aide et l'encourage à se donner la mort. L'article 241 protège le jeune, l'innocent, l'incapable mental, le déprimé et tous les membres de notre société qui, à un moment particulier de leur vie, pensent, pour un motif quelconque, devoir mettre fin à leur vie.
Je souscris à cette interprétation. Cependant, bien que l'al. 241b) ait toujours été destiné à protéger ces personnes vulnérables, le contexte dans lequel il s'appliquait a été modifié en 1972, quand le législateur a abrogé l'infraction de tentative de suicide jusqu'alors prévue au Code criminel. La preuve indique que l'abrogation de l'infraction de tentative de suicide traduisait l'opinion prédominante dans la société selon laquelle le suicide relevait plus de la politique sociale et de la santé que du système de justice criminelle. Le législateur reconnaissait ainsi que la menace d'un emprisonnement ne présentait qu'une infime dissuasion à la personne déterminée à se suicider.
J'estime en outre que l'abrogation de l'infraction de tentative de suicide démontre que le Parlement n'était pas prêt à assurer la protection d'un groupe réunissant un grand nombre de personnes vulnérables (celles qui songent à se suicider) aux dépens de la volonté librement exercée d'une personne décidée à mettre fin à ses jours. L'autodétermination était dorénavant le facteur primordial dans la réglementation du suicide par l'État. Si on ne pouvait démontrer aucune ingérence ni intervention extérieure, la tentative de suicide ne pouvait plus entraîner la responsabilité criminelle. Par contre, si l'ingérence et l'intervention étaient établies et donc que la preuve de l'autodétermination était moins fiable, l'infraction d'aide au suicide peut entrer en jeu.
Toutefois, comme je le dit plus haut, tout en demeurant en apparence neutre dans son application, l'al. 241b) avait maintenant un effet préjudiciable sur les choix s'offrant aux handicapés physiques, dont la capacité même d'exercer leur autodétermination dépend de l'aide d'autrui. En d'autres termes, peut‑on affirmer qu'en conservant l'al. 241b) après avoir abrogé l'infraction de tentative de suicide, le législateur souhaitait reconnaître la primauté de l'autodétermination pour seulement les personnes physiquement capables? Les personnes incapables physiquement en raison d'une maladie, de l'âge ou d'un handicap sont‑elles par définition vraisemblablement plus vulnérables que les personnes physiquement capables? Ce sont là les questions délicates que soulève le maintien de l'infraction d'aide au suicide à la suite de l'abrogation de l'infraction de tentative de suicide.
L'objectif de l'al. 241b) doit également être analysé dans le contexte plus général du régime juridique qui régit le contrôle que peuvent exercer les individus sur le moment et les circonstances de leur mort. Par exemple, on reconnaît maintenant que les patients peuvent interdire à leur médecin de leur administrer un traitement essentiel au maintien de leur vie (Malette c. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417 (C.A.)); de même, les patients qui reçoivent des soins leur permettant de rester en vie peuvent contraindre leur médecin à les interrompre (Nancy B. c. Hôtel‑Dieu de Québec, [1992] R.J.Q. 361 (C.S.)), même lorsque ces décisions peuvent provoquer directement la mort. Ces décisions se fondent sur la promotion de l'autonomie individuelle; voir Ciarlariello, précité, à la p. 135. Le droit d'un individu d'être maître de son propre corps ne cesse pas d'exister du seul fait qu'il dépend maintenant d'autrui pour les soins physiques de son corps; en fait, cette forme d'autonomie est alors souvent essentielle au sentiment de confiance en soi et de dignité d'un individu. Comme le dit en peu de mots R. Dworkin dans son étude récente, Life's Dominion: An Argument About Abortion, Euthanasia, and Individual Freedom (1993), à la p. 217: [traduction] «Faire mourir une personne d'une manière que les autres approuvent, mais qu'elle‑même estime être une contradiction horrifiante de sa vie, constitue une forme de tyrannie dévastatrice et odieuse.»
J'aimerais cependant souligner que, dans notre société, le droit à l'autodétermination en matière d'intégrité corporelle n'est jamais absolu. S'il ne peut être imposé aucune restriction au droit du patient de refuser ou d'interrompre un traitement, il existe des limites aux traitements qu'un patient peut exiger, et auxquels il est légalement autorisé à consentir. Le traitement palliatif, par exemple, administré pour atténuer la douleur et la souffrance à l'étape terminale d'une maladie, même s'il a pour effet d'abréger considérablement la vie, n'est pas nécessairement offert à la personne atteinte d'une maladie chronique, mais dont la mort n'est pas imminente: voir M. A. Somerville, «Pain and Suffering at Interfaces of Medicine and Law» (1986), 36 U.T.L.J. 286, aux pp. 299 à 301. La plus importante de ces restrictions se trouve à l'art. 14 du Code criminel, qui nie à quiconque le droit de consentir à ce que la mort lui soit infligée. En outre, il est bien établi qu'en common law, il existe des circonstances dans lesquelles le consentement d'un individu à subir des voies de fait ne sera pas reconnu: R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714.
Compte tenu de ces restrictions, je conclus que l'objectif de l'al. 241b) du Code peut être défini à bon droit comme la protection des personnes vulnérables, qu'elles soient consentantes ou non, contre l'intervention d'autrui dans des décisions portant sur la planification et l'exécution de leur suicide. C'est le principe de la préservation de la vie qui sous‑tend l'objectif législatif. L'alinéa 241b) est donc fondé sur un objectif législatif manifestement urgent et réel. Pour ce motif, j'estime qu'il satisfait au premier volet du critère établi dans Oakes. Je m'empresse cependant d'ajouter que l'abrogation de l'infraction de tentative de suicide révèle que le législateur ne préservera plus la vie humaine au dépens du droit à l'autodétermination des personnes physiquement capables. Je dois maintenant déterminer si, étant donné l'importance de l'objectif législatif, le législateur est justifié de priver la personne handicapée physiquement de son droit à une même mesure d'autodétermination.
c) La proportionnalité
Le second volet du critère applicable dans le cadre de l'article premier consiste à déterminer s'il existe un équilibre raisonnable entre l'objectif législatif et les mesures adoptées pour y parvenir. Cette analyse réunit trois éléments. Le premier exige que les mesures adoptées pour atteindre l'objectif soient rationnelles et équitables et qu'elles ne soient pas arbitraires. En vertu du deuxième élément, les moyens doivent porter le moins possible atteinte au droit en question. Enfin, il est nécessaire, suivant le troisième élément, de déterminer si la violation du droit est suffisamment proportionnelle à l'importance de l'objectif visé. La restriction d'un droit ou d'une liberté garantis par la Charte ne sera justifiée aux termes de l'article premier que si la disposition législative satisfait à chacun de ces éléments.
(i) Le lien rationnel
Le premier élément du critère de proportionnalité exige que les mesures adoptées soient soigneusement conçues pour atteindre l'objectif législatif. Peut‑on affirmer que la disposition qui interdit à quiconque d'aider ou d'encourager quelqu'un à se donner la mort a été soigneusement conçue pour protéger les personnes vulnérables? Le gouvernement soutient que l'interdiction absolue de l'aide au suicide est nécessaire puisqu'en pratique, il lui est impossible de cerner les motifs de la personne qui en aide une autre à se suicider. En d'autres termes, on ne peut distinguer la personne animée de compassion de celle dont les motifs sont malhonnêtes. En outre, vu la nature irrévocable du suicide, le gouvernement soutient qu'en tout état de cause, il est nécessaire et justifié de restreindre le droit à l'autodétermination de certains handicapés physiques afin d'assurer la protection de tous ceux qui, sous la pression ou la contrainte, risquent de se donner la mort.
J'estime que l'interdiction de l'aide au suicide a un lien rationnel avec l'objectif qui consiste à protéger les personnes vulnérables qui envisagent peut‑être de mettre fin à leur vie. L'alinéa 241b) a manifestement pour effet d'assujettir aux sanctions pénales ceux qui, en utilisant la contrainte, «aident» une personne à se suicider. La restriction de cette interdiction à ceux qui ont besoin d'aide pour mettre fin à leur vie est dans une certaine mesure irrationnelle puisqu'elle est fondée sur l'hypothèse insoutenable que ceux qui ont besoin d'aide seront nécessairement plus vulnérables à la contrainte ou à une autre forme d'influence abusive. De ce fait, la disposition législative actuelle ne permet pas d'établir une distinction entre ceux qui ont choisi librement de mettre fin à leurs jours et ceux qui subissent peut‑être la pression ou la contrainte d'autrui. Dans un sens, on impose la vulnérabilité à tous ceux qui sont physiquement incapables de se suicider sans aide et cette catégorie entière de personnes est par conséquent privée du droit de choisir le suicide.
Cette situation laisse toutefois entrevoir une difficulté tenant moins à la rationalité des mesures adoptées par l'État pour réaliser son objectif, qu'à la portée excessive des mesures adoptées. Les personnes vulnérables sont effectivement protégées en vertu de l'al. 241b), mais le sont également, semble‑t‑il, celles qui ne sont pas vulnérables, qui ne souhaitent pas la protection de l'État, et qui sont tout de même soumises à l'application de l'al. 241b) uniquement en raison de déficiences physiques. Le second élément du critère de proportionnalité résout de manière satisfaisante la question de la portée excessive des mesures dans de telles circonstances.
(ii) L'atteinte minimale
Selon le deuxième élément du critère de proportionnalité, la disposition en cause doit être soigneusement conçue pour porter atteinte aussi peu que raisonnablement possible aux droits à l'égalité de l'appelante.
Dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, notre Cour a établi une distinction entre des cas où l'État joue le rôle d'«adversaire singulier», comme lorsqu'il poursuit les criminels, et les cas où il joue un rôle de «conciliation de revendications contraires de groupes ou d'individus» (p. 994). L'arrêt Irwin Toy, comme l'indique le passage suivant, dit que, dans le cadre de l'article premier, il faut plus de souplesse face à une disposition législative qui tend à établir un équilibre entre des intérêts opposés que face à une disposition qui vise principalement la poursuite de criminels (à la p. 993):
Pour trouver le point d'équilibre entre des groupes concurrents, le choix des moyens, comme celui des fins, exige souvent l'évaluation de preuves scientifiques contradictoires et de demandes légitimes mais contraires quant à la répartition de ressources limitées. Les institutions démocratiques visent à ce que nous partagions tous la responsabilité de ces choix difficiles. Ainsi, lorsque les tribunaux sont appelés à contrôler les résultats des délibérations du législateur, surtout en matière de protection de groupes vulnérables, ils doivent garder à l'esprit la fonction représentative du pouvoir législatif.
L'affaire qui nous occupe n'est pas le résultat d'une poursuite criminelle; l'État n'est pas l'«adversaire singulier». Il n'est même pas certain à la lumière des faits qui nous sont soumis que des accusations seront portées contre qui que ce soit. Aucune partie ne peut garantir que Mme Rodriguez aura effectivement recours à une assistance pour se suicider au moment où elle sera physiquement incapable de mettre fin à ses jours sans aide. Elle peut choisir de vivre sa vie sans aucune intervention. Elle peut choisir de mettre fin à sa vie pendant qu'elle est capable de le faire sans assistance.
Dans le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), précité, à la p. 1199, qui traitait d'une disposition du Code criminel traduisant un compromis politique fondé sur des valeurs morales, j'ai affirmé que le Parlement doit bénéficier d'une certaine marge de man{oe}uvre dans ses choix politiques:
Le rôle de cette Cour n'est pas d'évaluer après coup la sagesse des choix politiques de notre législateur. La prostitution, et plus précisément la sollicitation en vue de la prostitution, est une question particulièrement controversée et, par moment, chargée d'éléments moraux, qui exige de soupeser des pressions politiques contradictoires. La question que notre Cour doit trancher n'est pas de savoir si le Parlement a soupesé ces pressions et ces intérêts de façon sage, mais plutôt si la limite qu'il a imposée à un droit ou à une liberté reconnus par la Charte est raisonnable et justifiée.
On peut qualifier également l'infraction d'aide au suicide de «controversée» et «chargée d'éléments moraux»; il serait donc injuste pour notre Cour de circonscrire indûment les choix qui s'offrent au Parlement dans l'analyse des «pressions politiques contradictoires» qui forgent sa décision.
Dans R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, à la p. 1343, j'ai affirmé que «celui‑ci [le législateur] n'a peut‑être pas choisi le moyen le moins envahissant entre tous pour parvenir à son objectif, mais il a choisi parmi une gamme de moyens de nature à porter aussi peu que possible atteinte à l'al. 11d). Parmi cette variété de moyens, il est pratiquement impossible de savoir, et encore moins de savoir avec certitude, lequel de ces moyens viole le moins les droits garantis par la Charte». (Souligné dans l'original.) Aussi, y a‑t‑il lieu de déterminer en l'espèce s'il a été porté atteinte aussi peu que raisonnablement possible aux droits à l'égalité de l'appelante. Pour ce faire, cette préoccupation des choix complexes et délicats demandés au Parlement parmi différentes options politiques raisonnables, dont certaines risquent de porter atteinte aux droits d'un particulier ou d'un groupe plus qu'à un autre, ne signifie pas que le Parlement peut, quand il le juge nécessaire, enfreindre à sa discrétion des droits garantis par la Charte. Comme le juge La Forest le fait observer dans l'arrêt Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, à la p. 44:
Il va sans dire, cependant, que la retenue dont il sera fait preuve à l'égard du gouvernement qui légifère en ces matières ne lui permet pas d'enfreindre en toute impunité les droits dont bénéficie un individu en vertu de la Charte. Si le gouvernement ne peut démontrer qu'il était raisonnablement fondé à conclure qu'il s'était conformé à l'exigence de l'atteinte minimale en tentant d'atteindre ses objectifs, la loi sera invalidée. Ainsi, dans l'arrêt Re Blainey and Ontario Hockey Association (1986), 54 O.R. (2d) 513, la Cour d'appel de l'Ontario a jugé que le par. 19(2) du Code des droits de la personne (1981) de l'Ontario, L.O. 1981, ch. 53, qui permet la discrimination fondée sur le sexe dans les organisations et les activités sportives, ne pouvait être justifié en vertu de l'article premier. Au nom de la majorité, le juge Dubin (tel était alors son titre) a souligné, à la p. 530, que la portée très large du par. 19(2) était disproportionnée aux fins poursuivies et que le gouvernement n'avait fait aucun effort pour justifier qu'il s'agissait là d'une limite raisonnable au droit à l'égalité.
On a soutenu que, si l'aide au suicide était autorisée même dans des cas limités, il y aurait lieu de craindre que l'homicide d'une personne handicapée ou en phase terminale soit facilement déguisé en une aide au suicide et que les personnes les plus vulnérables soient de ce fait les plus exposées à cette menace sérieuse. Effectivement, il y a peut‑être lieu de s'inquiéter. Malheureusement, notre société paraît prêter de moins en moins d'importance à la vie de ceux qui, malades, âgés ou invalides, ne sont plus maîtres de leur corps. De tels sentiments sont malheureusement fréquemment partagés par les personnes physiquement handicapées elles‑mêmes, qui pensent fréquemment n'être qu'un fardeau et une dépense pour leur famille ou l'ensemble de la société. En outre, comme l'a remarqué l'intervenante COPOH (Coalition des organisations provinciales, ombudsman des handicapés) dans son mémoire, [traduction] «[l]es attitudes et stéréotypes négatifs quant à l'absence de valeur et de qualité propres à la vie d'une personne handicapée sont particulièrement dangereux dans ce contexte puisqu'ils tendent à faire penser qu'un suicide a été commis en réponse à ces facteurs plutôt qu'en réponse à la pression, la contrainte ou la force».
On craint principalement que la décriminalisation de l'aide au suicide accentue le risque que les handicapés physiques soient manipulés par d'autres personnes. Cet argument du «doigt dans l'engrenage» paraît être le fondement principal de la recommandation de la Commission de réforme du droit du Canada de ne pas abroger la disposition en question. La Commission s'est exprimée ainsi dans le Document de travail 28, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement (1982), à la p. 53:
L'argument principal et déterminant pour la Commission reste, toujours sur le plan de la politique législative, celui touchant les abus possibles. Il existe, tout d'abord, un danger réel que la procédure mise au point pour permettre de tuer ceux qui se sentent un fardeau pour eux‑mêmes, ne soit détournée progressivement de son but premier, et ne serve aussi éventuellement à éliminer ceux qui sont un fardeau pour les autres ou pour la société. C'est là l'argument dit du doigt dans l'engrenage qui, pour être connu, n'en est pas moins réel. Il existe aussi le danger que, dans bien des cas, le consentement à l'euthanasie ne soit pas vraiment un acte parfaitement libre et volontaire.
Si je partage cette inquiétude profonde quant aux pressions habiles et ouvertes qui risquent d'être exercées sur de telles personnes si l'aide au suicide est décriminalisée, même dans des cas limités, je ne crois pas qu'une disposition législative qui restreint le droit à l'égalité d'un groupe désavantagé puisse être justifiée uniquement par de telles conjectures, toutes bien intentionnées qu'elles soient. Des dangers semblables à ceux soulignés plus haut existaient également pour la décriminalisation de la tentative de suicide. Il est impossible de connaître le degré de pression ou d'intimidation qu'une personne physiquement capable peut avoir subi lorsqu'elle a décidé de se donner la mort. En vérité, nous ne connaissons ni ne pouvons simplement prévoir l'étendue des conséquences que la légalisation d'une certaine forme d'aide au suicide aura sur la personne handicapée physiquement. Ce que nous connaissons, et que nous ne pouvons négliger, c'est l'angoisse de ceux qui sont dans la situation de Mme Rodriguez. Respecter le consentement de ces personnes implique nécessairement le risque que celui‑ci ait été obtenu irrégulièrement. Le rôle du système juridique dans ces circonstances consiste à offrir des garanties pour que le consentement en cause soit aussi indépendant et informé qu'il est raisonnablement possible.
L'argument du «doigt dans l'engrenage» ne peut à mon avis justifier que, par sa portée excessive, le Code criminel atteigne non seulement des gens qui peuvent être vulnérables à la pression des autres, mais aussi des personnes ne démontrant aucune vulnérabilité, et, dans le cas de l'appelante, des personnes qui, selon une preuve positive, donnent leur consentement librement. Sue Rodriguez est et restera mentalement capable. Elle a témoigné devant les instances inférieures du fait qu'elle seule, après avoir consulté ses médecins, souhaite décider elle‑même du moment et des circonstances de sa mort. Je ne vois aucune raison de ne pas la croire, et le ministère public n'a pas non plus indiqué qu'elle est injustement influencée par autrui. Madame Rodriguez a également souligné qu'elle demeure libre et souhaite demeurer libre de ne pas se prévaloir de la possibilité de mettre fin à sa vie si elle en décide ainsi. Il s'agit en l'espèce de déterminer si le législateur est justifié de lui nier la possibilité d'exercer ce choix dans la légalité, comme pourrait le faire toute personne physiquement capable.
Si l'alinéa 241b) restreint les droits à l'égalité de toutes les personnes qui sont physiquement incapables de se donner la mort sans assistance, le choix, pour une personne mentalement capable, mais physiquement handicapée, qui souffre par ailleurs d'une maladie fatale, est je crois différent du choix qui s'offre à la personne dont le handicap n'est pas fatal; en d'autres termes, pour Mme Rodriguez, tragiquement, il ne s'agit pas de choisir entre vivre dans son état actuel ou mourir, mais plutôt de choisir le moment et la façon de mourir d'une mort inexorablement imminente. Toutefois, en établissant cette distinction, je ne veux pas dire que les malades en phase terminale sont à l'abri de la vulnérabilité ni qu'il est moins probable qu'ils soient influencés par l'intervention d'une autre personne, peu importe les motifs de celle‑ci. En réalité, il existe une preuve abondante que des personnes se trouvant dans cette situation sont sujettes à certaines formes de vulnérabilité auxquelles d'autres ne sont pas. En outre, on ne devrait pas présumer que la personne physiquement handicapée qui choisit le suicide n'agit ainsi qu'en raison de son incapacité. Il faut reconnaître que des personnes mentalement capables qui se donnent la mort le font pour des raisons très diverses, indépendamment de leur état physique ou de leur espérance de vie.
La loi, dans sa forme actuelle, ne tient aucun compte des risques et des intérêts particuliers qui peuvent être en jeu dans ces contextes différents. La Commission de réforme du droit a eu recours à la distinction entre ces différents contextes pour justifier sa recommandation de ne pas décriminaliser l'aide au suicide dans son Document de travail 28, op. cit., à la p. 61:
. . . la prohibition de l'article 224 n'est pas restreinte au seul cas du patient en phase terminale, pour lequel on ne peut qu'éprouver de la sympathie, ni au seul cas de son médecin ou de l'un de ses proches qui l'aide à mettre fin à ses souffrances. L'article est beaucoup plus général. Il s'applique à une variété de situations pour lesquelles il est plus difficile d'éprouver une telle sympathie. Que dire par exemple, pour reprendre un fait qui s'est passé récemment, de l'incitation à un suicide collectif? Que dire de celui qui, profitant de l'état dépressif d'une autre personne, la pousse au suicide pour en tirer un bénéfice pécuniaire? Comment juger le geste de celui qui, connaissant les tendances suicidaires d'un adolescent, lui procure des médicaments en dose suffisante pour le tuer? On ne saurait affirmer dans ce cas que le «complice» n'est pas moralement blâmable. On ne saurait non plus conclure que le droit criminel devrait s'abstenir de sanctionner ces conduites. Décriminaliser complètement l'aide, le conseil et l'encouragement au suicide n'est donc probablement pas une politique législative valable sur un plan général. [Je souligne.]
Je suis d'accord qu'il est important de faire une distinction entre le cas d'une personne aidée dans sa décision de se donner la mort et le cas où la décision elle‑même résulte de l'influence de quelqu'un d'autre. Toutefois, je ne vois pas comment la prévention des abus dans un contexte doit résulter en la restriction du droit à l'autodétermination dans un autre. Je ne suis pas convaincu par l'argument du gouvernement semblant indiquer qu'il est impossible de concevoir une disposition législative se situant entre la décriminalisation complète et la prohibition absolue.
À mon avis, il existe une gamme d'options parmi lesquelles le Parlement peut choisir afin de sauvegarder les intérêts des personnes vulnérables tout en garantissant aux personnes handicapées physiquement un droit égal à l'autodétermination. Les critères permettant de garantir que le consentement de Mme Rodriguez est libre et indépendant, énoncés dans les motifs dissidents du juge en chef McEachern de la Cour d'appel, semblent destinés à répondre à de telles préoccupations, bien qu'ils concernent uniquement les malades en phase terminale. Peu importe les garanties que le Parlement peut souhaiter adopter, j'estime toutefois qu'une prohibition absolue, qui ne tient pas compte de l'individu ou des circonstances en cause, ne peut satisfaire à l'obligation constitutionnelle du gouvernement de porter atteinte aussi peu que raisonnablement possible aux droits des handicapés physiques. L'alinéa 241b) ne satisfaisant pas à la norme de l'atteinte minimale du critère de proportionnalité, je n'ai pas à me prononcer sur le troisième élément du critère. En conséquence, je conclus que la disposition, qui viole l'art. 15, n'est pas justifiée au sens de l'article premier.
(3) La réparation
Puisque j'ai conclu que la violation de l'art. 15 ne peut se justifier dans le cadre de l'article premier, il y a lieu de déterminer la mesure corrective qui convient.
a) Interprétation large/Interprétation atténuée
Ni l'interprétation large ni l'interprétation atténuée ne sont des réparations appropriées en l'espèce. En effet, puisque l'incompatibilité tient au caractère général de l'interdiction prévue à l'al. 241b), on ne peut la rendre acceptable du point de vue constitutionnel en dissociant une partie de la disposition ou en lui donnant une interprétation atténuée. Quant à l'interprétation large, les directives que j'ai mentionnées dans l'arrêt Schachter c. Canada, précité, indiquent que cette mesure ne convient pas, étant donné la gamme de mécanismes de rechange parmi lesquels la Cour devrait effectuer un choix. En d'autres termes, la meilleure façon constitutionnelle d'atteindre l'objectif législatif légitime, mise à part l'interdiction absolue, n'est pas évidente. Élaborer un «code» relatif au suicide assisté, qui s'appliquerait pendant une période indéterminée à la suite de la présente décision, ne serait certainement pas compatible avec la décision du Parlement d'imposer une interdiction absolue. En outre, cette solution susciterait de sérieuses inquiétudes sur les rôles respectifs des tribunaux et du législateur.
b) Déclaration d'invalidité
La mesure corrective la plus courante à l'égard d'une disposition législative jugée incompatible avec la Charte, lorsque ni l'interprétation atténuée ni l'interprétation large ne conviennent, est une déclaration portant que la disposition sera dorénavant inopérante. Notre Cour a toutefois reconnu qu'une déclaration d'invalidité immédiate n'est pas toujours souhaitable, particulièrement lorsque, comme en l'espèce, la disposition vise un objectif important, mais a une portée excessive: si notre Cour déclarait la disposition immédiatement inopérante, les personnes que le gouvernement pourrait protéger constitutionnellement à l'aide d'une disposition mieux adaptée et qui doivent effectivement être protégées, seraient laissées sans aucune protection. Une telle situation risquerait de toute évidence de présenter un «danger pour le public», au sens donné à cette expression dans les arrêts Swain et Schachter, précités.
Pour cette raison, je suis d'avis de suspendre l'effet de la déclaration portant que l'al. 241b) est inopérant pendant une période suffisante pour permettre au Parlement de se pencher sur cette question très délicate. À mon avis, un délai d'un an à compter du présent jugement devrait donner au Parlement assez de temps pour déterminer, le cas échéant, la nature de la disposition qui devrait remplacer l'al. 241b).
c) Réparation individuelle ‑‑ Exemption constitutionnelle
Si la présente déclaration d'invalidité, dont l'effet est suspendu, doit offrir un redressement à ceux qui sont visés par la disposition après la période de suspension, il faut néanmoins accorder une réparation à Mme Rodriguez en l'espèce. Dans l'arrêt Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170, j'ai analysé le sens de l'expression «tribunal compétent» au par. 24(1), puis indiqué que «[c]réer un droit sans prévoir de redressement heurte de front l'un des objets de la Charte qui permet assurément aux tribunaux d'accorder une réparation en cas de violation de la Constitution» (p. 196). Jusqu'à maintenant, la jurisprudence n'a pas défini clairement le statut et les droits explicites des personnes assujetties à la loi pendant la suspension de la déclaration d'invalidité, notre Cour n'ayant encore jamais eu à se prononcer sur le cas d'une personne privée d'une réparation individuelle parce que la disposition législative est contestée en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 plutôt qu'en vertu du par. 24(1) de la Charte.
Dans l'arrêt Swain, j'ai statué au nom de la majorité que les dispositions du Code criminel autorisant la détention pour une période indéterminée d'une personne acquittée pour cause d'aliénation mentale violaient la Charte, mais j'ai suspendu l'effet de la déclaration d'invalidité pour une «période transitoire» de six mois. J'avais cependant élaboré le régime législatif qui s'appliquerait pendant cette période transitoire en limitant les ordonnances de détention à une durée de 30 à 60 jours. J'avais également autorisé les parties à présenter une requête à la Cour afin de demander la prolongation de la période transitoire ou la modification du régime institué. Comme j'avais prononcé l'arrêt des procédures et que le lieutenant‑gouverneur de l'Ontario a ordonné la levée de son mandat et la libération inconditionnelle de Swain, je n'ai pas eu à me prononcer sur le cas particulier de ce dernier.
Par conséquent, l'arrêt Swain indique que la loi qui fait l'objet d'une déclaration d'invalidité dont l'effet est suspendu ne s'applique pas nécessairement dans tous ses aspects inconstitutionnels et que, sous le régime de l'art. 52, la Cour a compétence pour rendre un jugement déclaratoire assorti des conditions qu'elle estime justes et nécessaires pour annuler l'effet de la violation au cours de la période de suspension.
La possibilité qu'une forme de réparation individuelle immédiate soit accordée au cours de la période de suspension a été également proposée dans des arrêts subséquents. Dans l'arrêt Schachter, j'ai analysé en profondeur la relation entre les réparations prévues au par. 24(1) et à l'art. 52. J'ai reconnu qu'il était possible de suspendre une déclaration d'invalidité, tout en signalant (à la p. 716) qu'il s'agissait d'une «question sérieuse» puisque, lorsque l'invalidité découle d'une violation de la Charte, on se trouve à «permettre que se perpétue pendant un certain temps une situation qui a été jugée contraire aux principes consacrés dans la Charte». Tout en reconnaissant qu'«il peut exister de bonnes raisons pragmatiques d'autoriser cet état de choses dans des cas particuliers», j'ai par la suite indiqué qu'il existait une certaine marge de man{oe}uvre pour atténuer ce résultat (à la p. 720):
Il y aura rarement lieu à une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en même temps qu'une mesure prise en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. [. . .] Par conséquent, si l'effet de la déclaration d'invalidité est temporairement suspendu, il n'y aura pas non plus souvent lieu à une réparation en vertu de l'art. 24. Permettre une réparation fondée sur l'art. 24 pendant la période de suspension équivaudrait à donner un effet rétroactif à la déclaration d'invalidité. [Je souligne.]
Puisque, avant l'audition de l'affaire Schachter par notre Cour, le Parlement avait abrogé puis remplacé la disposition législative en cause, il n'était pas nécessaire de prononcer une déclaration d'invalidité ni de décider s'il convenait, et à quelles conditions, de suspendre l'effet de la déclaration ou d'accorder une réparation immédiate.
La présente affaire soulève pour la première fois devant notre Cour la nécessité d'accorder une réparation à une personne concurremment avec une déclaration d'invalidité dont l'effet est suspendu. Je suis d'avis qu'il convient d'accorder à Mme Rodriguez, pendant la période de suspension, une réparation qu'on a appelée «exemption constitutionnelle». Dans des opinions incidentes, notre Cour a reconnu la possibilité d'accorder une exemption constitutionnelle là où une disposition législative valide est par ailleurs, ou temporairement, inconstitutionnelle dans son application à un groupe particulier.
Dans l'arrêt Big M Drug Mart, précité, à la p. 315, le juge Dickson a distingué les situations de la personne morale qui conteste la validité d'une loi en vertu de l'al. 2a) de la Charte et de la personne physique qui a des croyances religieuses, statuant alors que la personne morale avait le droit de contester la loi puisque «c'est une chose que de prétendre que la loi est elle‑même inconstitutionnelle, mais c'est autre chose que de réclamer une «exemption constitutionnelle» de l'application d'une loi par ailleurs valide qui va à l'encontre de ses principes religieux». Dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, le juge en chef Dickson est revenu sur la réparation connue sous le nom d'«exemption constitutionnelle», décrivant ainsi la décision antérieure (à la p. 783):
À la page 315 de l'arrêt Big M Drug Mart Ltd., la Cour à la majorité n'a pas nié la possibilité d'accorder à certaines personnes, dans certains cas, une «exemption constitutionnelle» de l'application d'une loi par ailleurs valide qui porte atteinte à leur liberté de religion.
Divers juges de la Cour sont revenus à la notion d'exemption constitutionnelle énoncée par le juge en chef Dickson. Dans l'arrêt Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, le juge McLachlin au nom de la Cour a remarqué qu'accorder une exemption d'une loi jugée inconstitutionnelle du fait de sa portée trop générale aurait un effet paralysant, puisqu'on empêcherait ainsi des personnes de s'engager dans des activités licites parce que l'interdiction est toujours «en vigueur».
Dans l'arrêt Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, où étaient contestées des dispositions fédérales interdisant aux fonctionnaires de travailler pour ou contre un parti politique ou un candidat aux élections, le juge Wilson, en son nom et en celui du juge L'Heureux‑Dubé, a écrit à la p. 77 que, dès qu'on conclut que la loi est de portée excessive, qu'elle viole un droit garanti par la Charte et qu'elle ne peut se justifier au sens de l'article premier,
la Cour [. . .] ne peut faire autrement qu'invalider la loi en question ou, si ses aspects inconstitutionnels peuvent en être retranchés, l'invalider dans la mesure de son incompatibilité avec la Constitution. Je ne crois pas qu'il soit loisible à la Cour dans ces circonstances de créer des exemptions de l'application de la loi (ce qui présuppose, selon moi, sa constitutionnalité) et d'accorder des réparations sur une base individuelle en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. En d'autres termes, j'estime que la Cour ne saurait remédier à la portée excessive en procédant cas par cas, de façon à ce que la loi reste en vigueur dans sa version primitive de portée excessive.
Selon le juge Wilson, le par. 24(1) a pour objet d'offrir aux individus une réparation convenable et juste; à cet égard, elle a invoqué les motifs du juge Dickson dans Big M Drug Mart, qui a affirmé que, dans les cas où la contestation est fondée sur l'inconstitutionnalité de la loi, «il n'est pas nécessaire de recourir à l'art. 24 et l'effet particulier qu'elle a sur l'auteur de la contestation est sans importance» (p. 313). Le juge Wilson a également établi une distinction entre l'exemption constitutionnelle et l'«interprétation atténuée», cette dernière consistant à interpréter la loi d'une manière qui soit compatible avec la Charte, alors que la première équivaut à faire fi de ce qui avait été reconnu comme une interprétation «juste».
Dans l'arrêt Osborne, le juge Sopinka (avec l'appui des juges Cory et McLachlin) a qualifié l'exemption constitutionnelle de «corollaire» de l'interprétation atténuée, avant d'indiquer que tous deux pouvaient atteindre le même résultat. Il a remarqué que la Cour d'appel de l'Ontario avait eu recours à l'exemption constitutionnelle dans l'arrêt R. c. Seaboyer (1987), 35 C.R.R. 300. Le juge Sopinka s'est toutefois refusé à accorder l'une ou l'autre réparation dans l'arrêt Osborne, indiquant (à la p. 105) que «maintenir en vigueur un article entaché de tant de défauts ne soutiendrait aucunement les valeurs inhérentes à la Charte et représenterait un empiétement plus prononcé sur le rôle du Parlement.»
Notre Cour a réagi à l'utilisation de l'exemption constitutionnelle par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Seaboyer dans son jugement rendu en appel: [1991] 2 R.C.S. 577. Dans cette affaire, la Cour d'appel de l'Ontario, à la majorité, a adopté la solution de l'exemption constitutionnelle cas par cas, consistant à déterminer si les anciennes dispositions sur la protection des victimes de viol du Code criminel (L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 276 et 277 (maintenant abrogés)) violaient le droit de l'accusé, garanti par la Charte, à une défense pleine et entière. J'ai souscrit aux motifs du juge McLachlin, qui s'exprimait au nom de la majorité, dans lesquels elle présumait, sans en décider, que la Cour pouvait accorder une exemption constitutionnelle. Elle a toutefois statué, qu'elle ne pouvait être accordée de la manière conçue par la Cour d'appel, et ce, pour trois raisons. En premier lieu, l'exemption élaborée par la Cour d'appel à la majorité conférait au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer l'interdiction générale de l'article lorsqu'il en résulterait une violation de la Charte, sauvegardant ainsi la loi dans un sens, mais en la modifiant «sensiblement» dans un autre, en substituant un régime d'exceptions à l'interdiction générale. En deuxième lieu, le régime reposant sur le pouvoir discrétionnaire du juge remplacerait un ensemble de notions de pertinence reconnues en common law, que le Parlement avait clairement cherché à exclure, par un autre. En troisième lieu, le juge McLachlin a soutenu que la pratique équivaudrait à dire inutilement aux juges de première instance de ne pas appliquer la loi quand elle ne devrait pas l'être parce qu'elle a pour effet de violer la Charte; en l'absence de critère étranger à la Charte, il ne serait jamais nécessaire en vertu d'une telle conception de déclarer une loi inopérante. Le juge McLachlin a ensuite fait une distinction avec les arrêts Big M Drug Mart et Edwards Books, notant qu'ils visaient une situation où certains groupes, dont les caractéristiques pouvaient être déterminées à l'aide de critères étrangers à la Charte (c'est‑à‑dire des propriétaires de magasins qui fermaient leurs portes un autre jour que le dimanche pour des raisons religieuses), réclamaient une exemption de l'application de la loi, satisfaisant ainsi aux exigences de certitude et de prévisibilité de la loi. Le juge McLachlin a également remarqué que, dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, le juge Dickson a rejeté la notion selon laquelle la Cour devrait interpréter la loi de manière à y inclure des normes constitutionnelles, ce qui résulterait de l'établissement de normes relatives à l'application d'une exemption constitutionnelle.
La portée de l'exemption constitutionnelle a donc été restreinte par la majorité de notre Cour: une interdiction générale de portée excessive ne devrait pas être atténuée par des exemptions accordées par les tribunaux afin de l'annuler, et les critères en fonction desquels l'exemption est accordée devraient être étrangers à la Charte. En somme, le fait que l'application de la loi à la partie qui la conteste violerait la Charte ne peut à lui seul justifier l'exemption; au contraire, il doit exister un groupe identifiable, délimité en fonction de caractéristiques étrangères à la Charte, auquel l'exemption pourrait s'appliquer.
La réparation demandée par Mme Rodriguez et celle élaborée par le juge en chef McEachern peuvent être mieux comprises en tant qu'exemptions constitutionnelles. L'appelante demande une [traduction] «déclaration portant que l'application de l'al. 241b) du Code criminel viole [ses] droits garantis par la Constitution et que, s'ils respectent certaines conditions, ni l'appelante ni aucun médecin l'aidant à tenter de se donner la mort ou à se donner la mort ne commettront ainsi une infraction à la loi du Canada». Le juge en chef McEachern a préféré [traduction] «ne pas toucher à l'art. 241 en raison de ses aspects positifs» (p. 166) pour rechercher dans le par. 24(1) de la Charte une «réparation moins draconienne» que celle requise par l'art. 52. Il a également souligné qu'il s'occupait d'une seule personne, l'appelante. D'autres seraient dans l'obligation de se présenter devant les tribunaux pour établir leur appartenance à une catégorie de personnes [traduction] «dans la même situation que l'appelante», et des réparations individuelles devraient alors être adaptées à chaque cas. Il a également établi la distinction suivante (à la p. 167):
[traduction] Troisièmement, bien que les deux articles semblent entraîner le même résultat, l'analyse qu'ils suscitent, dans ces circonstances, est différente. De toute façon, afin d'éviter les abus, la cour devrait assortir de conditions toute réparation qui, en vertu de l'art. 52, pourrait être présumée s'appliquer à tous les membres d'une catégorie de personnes dans la situation de l'appelante. En outre, assortir de conditions une réparation fondée sur l'art. 52 revient beaucoup plus à légiférer qu'assortir de conditions une réparation individuelle. Par ailleurs, la réparation fondée sur le par. 24(1) ne s'applique qu'à l'appelante.
Par conséquent, il me paraît évident que, même s'il n'a pas utilisé l'expression «exemption constitutionnelle», le juge en chef McEachern songeait à cette forme de réparation.
Je partage un grand nombre des préoccupations exprimées par le juge Wilson dans l'arrêt Osborne au sujet des exemptions constitutionnelles, et j'y répondrais en concluant qu'elles peuvent être accordées uniquement pendant la période de suspension d'une déclaration d'invalidité. Dans ce cas, la disposition est à la fois invalidée et temporairement maintenue, ce qui rend l'exemption constitutionnelle particulièrement opportune et limite son application aux cas d
de nécessité absolue. L'exemption n'est en vigueur que pour une période limitée, de sorte que la Cour ne se trouve pas, selon les propos du juge Wilson, à remédier «à la portée excessive en procédant cas par cas, de façon à ce que la loi reste en vigueur dans sa version primitive de portée excessive»(p. 77). En outre, la Cour ne paraît pas non plus maintenir une interdiction générale dans un sens tout en la «modifiant sensiblement» dans un autre en accordant des exemptions à cette interdiction. L'interdiction générale n'est maintenue que pour des raisons de nécessité pratique; de sorte que l'octroi d'exemptions lorsqu'il n'y a pas cette nécessité n'entraîne aucune contradiction. J'ai conclu qu'il est porté atteinte aux droits à l'égalité de toutes les personnes qui sont ou qui deviendront physiquement incapables de se donner la mort sans aide et cette description correspond à la catégorie de personnes à laquelle l'exemption constitutionnelle peut être accordée; la catégorie en question n'est pas définie en fonction seulement de concepts et de valeurs reconnus par la Charte.
L'exemption constitutionnelle que je propose ne serait accordée que par ordonnance d'une cour supérieure, et serait assortie de conditions semblables à celles établies par le juge en chef McEachern. Les critères qu'il propose permettent de garantir suffisamment que les considérations justifiant la suspension de la déclaration d'invalidité ne se présentent pas dans les cas soumis aux cours. Toutefois, j'apporterais un changement important à l'ordonnance qu'il aurait accordée dans le présent pourvoi.
J'ai conclu que l'al. 241b) viole les droits à l'égalité de toutes les personnes qui souhaitent se suicider, mais qui sont ou seront physiquement incapables de le faire sans assistance. La restriction de la réparation aux malades en phase terminale qui souffrent d'une maladie ou d'un état incurables, comme le juge en chef McEachern l'aurait fait, n'est pas conforme aux principes qui sous‑tendent ma décision, et pourrait même entraîner une violation des droits à l'égalité de ceux qui ne répondent pas à cette description, mais qui souhaitent se donner la mort et ne peuvent le faire sans assistance. Par conséquent, je supprimerais cette partie des conditions énoncées par le juge en chef McEachern dans une ordonnance de la cour accordant l'exemption constitutionnelle. Un autre aspect de l'ordonnance du juge en chef McEachern me préoccupe. Une des conditions énoncées par le juge en chef McEachern est que l'acte qui mettra fin à la vie de l'appelante soit le sien et non l'acte de quelqu'un d'autre. Bien que cette condition convienne à sa situation actuelle, puisqu'on peut mettre en place un mécanisme qui lui permettra de causer sa propre mort, malgré ses capacités physiques limitées, pourquoi lui interdire l'option de choisir le suicide si son état se détériorait au point de ne plus être physiquement capable de pousser un bouton ou de souffler dans un tube? C'est certainement dans de telles circonstances que l'aide est la plus indispensable. Étant donné que Mme Rodriguez n'a pas demandé d'ordonnance de ce type, je n'ai pas besoin de trancher cette question en l'espèce. Je préfère donc laisser la résolution de cette question à plus tard.
En bref, je suis d'avis d'accorder à Mme Rodriguez, et à d'autres, une exemption constitutionnelle assortie des conditions suivantes:
(1)l'exemption constitutionnelle ne peut être demandée que par voie de requête à une cour supérieure;
(2)un médecin traitant et un psychiatre indépendant doivent certifier, de la manière et au moment proposés par le juge en chef McEachern, que le requérant est capable de décider de mettre fin à sa vie, et les médecins doivent certifier que sa décision a été prise librement et volontairement. En outre, au moins un des médecins doit être auprès du requérant, au moment où il se donne la mort avec l'aide requise;
(3)les médecins doivent également certifier:
(i) que le requérant est ou deviendra physiquement incapable de se suicider sans assistance et (ii) qu'ils l'ont informé, et qu'il comprend, qu'il continue d'avoir le droit de changer d'avis au sujet de son intention de se donner la mort;
(4)le coroner régional doit recevoir un avis et être autorisé à être présent au moment et de la manière décrits par le juge en chef McEachern;
(5)le requérant doit subir un examen quotidien par l'un des médecins qui établit le certificat au moment et de la manière proposés par le juge en chef McEachern;
(6)l'exemption constitutionnelle prendra fin conformément aux délais fixés par le juge en chef McEachern;
(7)le geste causant la mort du requérant doit être son propre geste, et non celui d'autrui.
Je tiens à souligner que ces conditions sont conçues en fonction de la situation particulière de Mme Rodriguez. Elles peuvent être utilisées comme lignes directrices pour d'autres requérants futurs qui se trouveraient dans la même situation, mais chaque requête devra être examinée dans son contexte individuel particulier.
VI. Dispositif
Je donnerais les réponses suivantes aux questions constitutionnelles:
1.L'alinéa 241b) du Code criminel du Canada porte‑t‑il atteinte, en totalité ou en partie, aux droits et libertés garantis par les art. 7 et 12 et le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Oui.
2.Dans l'affirmative, est‑il justifié par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?
Réponse: Non.
Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi, avec dépens à l'appelante contre les procureurs généraux de la Colombie‑Britannique et du Canada, et de déclarer l'al. 241b) inopérant, à la condition que l'effet de la présente déclaration soit suspendu pendant un an à compter de la date du présent jugement. Au cours de la période de suspension d'un an, une exemption constitutionnelle de l'al. 241b) peut être accordée par une cour supérieure sur requête, selon les modalités et conformément aux conditions énoncées précédemment. Dans le cas de Mme Rodriguez, compte tenu des faits soumis à notre Cour, il n'est pas nécessaire qu'elle présente une requête à une cour supérieure. Dans la mesure où elle satisfait aux conditions susmentionnées, elle reçoit l'exemption constitutionnelle et peut agir à son gré.
OTTAWA, LE 4 AOÛT 1993
Antonio Lamer, J.C.C.
ADDENDUM
Alors que je rédigeais mon jugement, la Cour a reçu une lettre de l'avocat de Mme Rodriguez, datée du 13 juillet 1993. Y était joint un rapport daté du 9 juillet 1993, rédigé par le médecin de Mme Rodriguez, nous informant que son état de santé continuait de se détériorer. Compte tenu de ce rapport et du fait que nous sommes maintenant à la fin du mois d'août, je désire modifier la quatrième condition. Cette modification s'appliquera uniquement au cas de l'appelante. Plus précisément, je ne maintiendrais pas l'exigence d'un avis de 3 jours au coroner régional et le remplacerais par un préavis de 24 heures.
OTTAWA, LE 31 AOÛT 1993
Antonio Lamer, J.C.C.
Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Iacobucci et Major rendu par
Le juge Sopinka ‑‑ J'ai lu les motifs du Juge en chef et ceux du juge McLachlin en l'espèce. La conclusion de mes collègues dans leurs motifs est que toute personne qui, en raison d'une déficience, est incapable de se donner la mort, a le droit, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, de ne pas être assujettie à l'ingérence du gouvernement lorsqu'elle cherche à obtenir l'aide d'autrui pour se suicider. Elle a droit à une exemption constitutionnelle de l'application de l'art. 241 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, qui interdit d'aider quelqu'un à se donner la mort (ci‑après le «suicide assisté»). L'exemption s'appliquerait au cours de la période de suspension de l'ordonnance de notre Cour et, par la suite, le Parlement devrait tenir compte de ce droit pour remplacer la disposition législative. Je dois respectueusement exprimer mon désaccord avec la conclusion et les motifs de mes collègues. À mon avis, rien dans la Charte ne commande un tel résultat qui soulève les graves difficultés suivantes:
1. Il reconnaît un droit constitutionnel au suicide assisté légal qui va au‑delà de ce qui est reconnu dans tous les pays occidentaux, au‑delà de toute proposition sérieuse de réforme dans le monde occidental et au‑delà de la demande formulée en l'espèce. Cette dernière extension est apparemment motivée par le fait que la restriction de ce droit au malade en phase terminale ne saurait être justifiée en vertu de l'art. 15.
2. Il n'offre pas les garanties qui sont exigées en vertu des directives néerlandaises ou des propositions récentes de réforme soumises dans les États de Washington et de la Californie, lesquelles ont été rejetées par les électeurs principalement parce qu'on jugeait insuffisantes des garanties comparables et mêmes plus rigoureuses.
3. Les conditions imposées sont vagues et à certains égards impossibles à appliquer. Alors que les propositions californiennes ont été critiquées parce qu'elles ne précisaient pas la catégorie de médecins autorisés à aider et que les directives néerlandaises précisent le médecin traitant, les conditions imposées par mes collègues n'exigent pas que la personne qui apporte son aide soit un médecin ni n'imposent de restriction à cet égard. Puisqu'une grande partie du corps médical est opposée à toute participation au suicide assisté parce qu'un tel geste est à l'antithèse de son rôle qui est de guérir les malades, beaucoup de médecins refuseront leur aide, ce qui fait surgir la possibilité de la croissance d'une spécialité macabre qui rappelle le Dr Kervorkian et sa machine à suicide.
4. Outre leur incertitude, les conditions ne doivent servir qu'à titre de directives, laissant à chaque juge saisi d'une demande la décision d'accorder ou de refuser le droit de se suicider. Dans le cas de l'appelante, la réparation proposée par le Juge en chef, à laquelle souscrit le juge McLachlin, ne requiert pas qu'une telle demande soit faite. L'appelante seule doit décider que les conditions ou directives sont respectées. Sa décision ne serait contrôlée judiciairement que si elle se donnait la mort et qu'une accusation était portée contre la personne qui l'avait aidée. Dans ses motifs, le juge McLachlin supprime toute exigence relative au contrôle ultérieur de la décision de l'appelante, de sorte que l'acte pourrait survenir après que la dernière expression de sa volonté de se suicider est caduque et périmée.
À mon avis, la conclusion de mes collègues ne peut être appuyée par les dispositions de la Charte. On a invoqué les art. 7, 12 et 15, que je vais examiner tour à tour.
I. L'article 7
La question principale dans le présent pourvoi est de déterminer si l'al. 241b) viole l'art. 7 parce qu'il empêche l'appelante de contrôler le moment et les circonstances de sa mort. Je conclus que, si l'article porte atteinte à l'intérêt de l'appelante en matière de sécurité, toute privation qui en résulte n'est pas contraire aux principes de justice fondamentale. Ma conclusion serait la même à l'égard de tout intérêt de liberté qui pourrait entrer en jeu.
L'article 7 de la Charte porte que:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
L'appelante soutient qu'en interdisant à quiconque, sous peine de sanction criminelle, de l'aider à mettre fin à sa vie au moment où sa maladie la rendra incapable de le faire sans aide, l'al. 241b) la prive à la fois de la liberté et de la sécurité de sa personne. Elle soutient que sa demande est fondée sur a) le droit de vivre le reste de sa vie dans la dignité inhérente à l'être humain, b) le droit de contrôler ce qu'il advient de son corps au cours de sa vie, et c) le droit d'être libre de toute ingérence gouvernementale dans ses décisions personnelles fondamentales concernant les dernières étapes de sa vie. Les deux premiers droits allégués portent à la fois sur la liberté et la sécurité de la personne; le troisième est plus étroitement lié à la seule liberté.
a) Vie, liberté et sécurité de la personne
L'appelante demande une réparation qui lui assurerait un certain contrôle sur le moment et les circonstances de sa mort. Bien qu'elle fonde sa demande sur l'atteinte à ses droits à la liberté et à la sécurité de sa personne, on ne peut dissocier ces intérêts du caractère sacré de la vie, qui est une des trois valeurs protégées par l'art. 7 de la Charte.
A priori, aucune de ces valeurs ne l'emporte sur les autres. Toutes doivent être prises en compte pour déterminer le contenu des principes de justice fondamentale et il n'y a aucune raison d'imposer un fardeau plus lourd au tenant d'une valeur que le fardeau imposé au tenant d'une autre.
L'article 7 comporte deux éléments d'analyse. Le premier se rapporte aux valeurs en jeu en ce qui concerne l'individu. Le second se rapporte aux restrictions éventuelles de ces valeurs sous l'angle de leur conformité avec les principes de justice fondamentale. Pour évaluer le premier élément, nous pouvons considérer s'il y a eu violation du droit de Mme Rodriguez à la sécurité de sa personne et nous devons examiner cela en tenant compte des autres valeurs mentionnées.
À titre préliminaire, je rejette la prétention que les difficultés de l'appelante résultent non pas d'une action gouvernementale, mais des déficiences physiques causées par la maladie incurable dont elle est atteinte. Il est évident que l'interdiction prévue à l'al. 241b) contribuera à la souffrance de l'appelante si on l'empêche de gérer sa mort dans les circonstances qui, craint‑elle, surviendront. Je ne peux non plus accepter l'argument selon lequel l'appelante ne peut se prévaloir de l'art. 7 parce qu'elle n'est pas aux prises avec le système de justice criminelle, et qu'elle ne le sera vraisemblablement jamais. On a soutenu que les commentaires apportés dans l'arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, et le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, sur la notion de sécurité de la personne ne s'appliquent pas en l'espèce et que l'appelante ne peut en aucune façon demander la protection de l'art. 7 puisque cet article vise plutôt les rapports entre l'individu et le système judiciaire. À mon avis, le fait que ce soit l'interdiction prévue à l'al. 241b) qui prive l'appelante de la capacité de mettre fin à sa vie au moment où elle ne sera plus en mesure de le faire sans assistance crée un rapport suffisant avec le système de justice pour faire jouer les dispositions de l'art. 7, à supposer qu'un droit à la sécurité soit par ailleurs en cause.
Est mieux fondé, à mon avis, l'argument selon lequel la sécurité de la personne, par sa nature même, ne peut inclure le droit d'accomplir un geste qui met fin à la vie de quelqu'un puisque la sécurité de la personne s'intéresse intrinsèquement au bien‑être de la personne vivante. Cet argument est axé sur la croyance généralement véhiculée et profondément enracinée dans notre société que la vie humaine est sacrée ou inviolable (termes que j'emploie dans le sens non religieux, défini par Dworkin (Life's Dominion: An Argument About Abortion, Euthanasia, and Individual Freedom (1993)), pour signifier que la vie humaine possède en elle‑même une valeur intrinsèque profonde). En tant que membres d'une société fondée sur le respect de la valeur intrinsèque de la vie humaine et sur la dignité inhérente de tout être humain, pouvons-nous insérer dans la Constitution, qui consacre nos valeurs les plus fondamentales, le droit de mettre fin à sa propre vie dans toutes circonstances? Cette question soulève à son tour d'autres interrogations qui sont d'importance fondamentale, telle la mesure dans laquelle notre conception du caractère sacré de la vie comprend également des notions de qualité de la vie.
Comme nous le verrons, historiquement, le principe du caractère sacré de la vie signifie l'exclusion du libre choix de s'infliger la mort et certainement l'exclusion de la participation d'autrui à l'exercice d'un tel choix. Tout au moins, il n'est apparu dans la société aucun consensus nouveau pour s'opposer au droit de l'État de réglementer la participation d'autrui en exerçant un pouvoir sur des personnes mettant fin à leur vie.
L'appelante soutient que, pour les malades en phase terminale, le choix porte sur le temps et les circonstances de la mort plutôt que sur la mort en soi puisque cette dernière est inévitable. Je ne suis pas d'accord. Il s'agit plutôt de choisir la mort au lieu de laisser la nature suivre son cours. Le moment et les circonstances précises de la mort demeurent inconnus jusqu'à ce que la mort survienne effectivement. On ne peut prévoir avec certitude les circonstances précises d'une mort. La mort est inévitable pour tous les mortels. Même lorsque la mort semble imminente, chercher à contrôler le moment et la façon de mourir constitue un choix conscient de mourir plutôt que de vivre. C'est pourquoi la vie, comme valeur, entre en jeu dans le cas du malade en phase terminale qui demande à choisir la mort plutôt que la vie.
En fait, on a abondamment souligné que ces personnes sont particulièrement vulnérables quant à leur vie et leur volonté de vivre, et de graves préoccupations ont été exprimées au sujet de la protection nécessaire, comme on le lira ci‑après.
Je ne conclus pas de cela que, dans de telles circonstances, la vie comme valeur doit l'emporter sur la sécurité de la personne ou la liberté, au sens de ces valeurs en vertu de la Charte, mais que c'est une des valeurs à considérer en l'espèce.
Que signifie donc la sécurité de la personne dans le présent contexte? Pour répondre à la question, il faut avant tout se référer à l'arrêt Morgentaler, précité, dans lequel notre Cour a invalidé des dispositions du Code criminel ayant pour effet de n'accorder aux femmes l'accès à l'avortement thérapeutique que si elles se conformaient à un régime administratif jugé contraire aux principes de justice fondamentale. En concluant qu'il y avait atteinte à la sécurité de la personne, le juge Beetz a dit à la p. 90:
La «sécurité de la personne» doit inclure un droit au traitement médical d'un état dangereux pour la vie ou la santé, sans menace de répression pénale.
Que le juge Beetz ait ou non restreint son raisonnement aux prohibitions pénales limitant l'accès à un traitement médical améliorant la santé, il a précisé (à la p. 90) qu'il ne fallait pas conclure que ses motifs délimitent la portée de l'art. 7 dans d'autres contextes. Quoi qu'il en soit, le juge en chef Dickson ne paraît pas avoir limité ainsi ses motifs. Il a en effet déclaré aux pp. 54 à 57:
Les tribunaux canadiens ont déjà eu à statuer sur la portée de l'intérêt que protège la rubrique «la sécurité de sa personne». Dans l'affaire R. v. Caddedu (1982), 40 O.R. (2d) 128, à la p. 139, la Haute Cour de l'Ontario a rappelé que le droit à la sécurité de la personne, comme chacun des volets de l'art. 7, est un droit fondamental qui, lorsqu'on y porte atteinte, a des conséquences graves pour l'individu. La Cour a approuvé cette caractérisation dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., à la p. 501. La Cour d'appel de l'Ontario a jugé que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne [traduction] «semble se rapporter à l'intégrité physique ou mentale d'une personne et au contrôle qu'elle exerce à cet égard . . .» (R. v. Videoflicks Ltd. (1984), 48 O.R. (2d) 395, à la p. 433.)
. . .
La jurisprudence m'amène à conclure que l'atteinte que l'État porte à l'intégrité corporelle et la tension psychologique grave causée par l'État, du moins dans le contexte du droit criminel, constituent une atteinte à la sécurité de la personne. Il n'est pas nécessaire en l'espèce de se demander si le droit va plus loin et protège les intérêts primordiaux de l'autonomie personnelle, tel le droit à la vie privée ou des intérêts sans lien avec la justice criminelle.
. . .
Quoique cette atteinte à l'intégrité physique et émotionnelle suffise en soi pour déclencher un examen de l'art. 251 en fonction des principes de justice fondamentale, le fonctionnement du mécanisme décisionnel établi par l'art. 251 crée d'autres violations flagrantes de la sécurité de la personne. [Je souligne.]
Le juge Wilson a adopté un point de vue plus large, préférant trancher l'affaire dans le contexte du droit à la liberté prévu à l'art. 7. Elle partageait néanmoins l'opinion que la sécurité de la personne «protège à la fois l'intégrité physique et psychologique de la personne» et que le contrôle exercé par l'État sur la capacité de reproduction de la femme «est aussi une atteinte à sa «personne» physique» (à la p. 173).
À mon avis, on peut donc voir que les motifs de notre Cour dans l'arrêt Morgentaler contiennent une notion d'autonomie personnelle qui comprend, au moins, la maîtrise de l'intégrité de sa personne sans aucune intervention de l'État et l'absence de toute tension psychologique et émotionnelle imposée par l'État. Dans le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), précité, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) a également exprimé cette opinion, affirmant aux pp. 1177 et 1178 que «[l]'article 7 entre également en jeu lorsque l'État restreint la sécurité de la personne en portant atteinte au contrôle que l'individu exerce sur son intégrité physique ou mentale et en supprimant ce contrôle». Il n'y a donc aucun doute que la notion de sécurité de la personne comprend l'autonomie personnelle, du moins en ce qui concerne le droit de faire des choix concernant sa propre personne, le contrôle sur sa propre intégrité physique et mentale, et la dignité humaine fondamentale, tout au moins l'absence de prohibitions pénales qui y fassent obstacle.
L'interdiction prévue à l'al. 241b) a pour effet de priver l'appelante de l'assistance nécessaire pour se suicider au moment où elle ne sera plus en mesure de le faire seule. Elle craint devoir vivre jusqu'à ce que sa maladie évolue au point que sa mort surviendra par suite d'un étouffement, d'une suffocation ou d'une pneumonie causés par l'aspiration d'aliments ou de sécrétions. Elle dépendra totalement, pour ses fonctions corporelles, des machines et des personnes qui l'entourent. Pendant tout ce temps, elle demeurera mentalement capable et en mesure de comprendre tout ce qui lui arrive. Bien que des soins palliatifs puissent lui être administrés afin d'atténuer la douleur et l'inconfort physique qu'elle ressentira, l'appelante craint les effets sédatifs de ces médicaments et soutient que, de toute façon, ils n'empêcheront pas la douleur psychologique et émotionnelle résultant de cette situation de suprême dépendance et de perte de sa dignité. La common law reconnaît depuis longtemps le droit de choisir comment son propre corps sera traité, même dans le contexte d'un traitement médical bénéfique. Imposer un traitement médical à une personne qui le refuse est un acte de violence, et la common law a reconnu le droit d'exiger l'interruption ou la non administration d'un traitement médical qui prolongerait la vie. À mon avis, ces considérations permettent de conclure que l'interdiction prévue à l'al. 241b) prive l'appelante de son autonomie personnelle et lui cause des douleurs physiques et une tension psychologique telles qu'elle porte atteinte à la sécurité de sa personne. Le droit de l'appelante à la sécurité (considéré dans le contexte du droit à la vie et à la liberté) est donc en cause et il devient nécessaire de déterminer si elle en a été privée en conformité avec les principes de justice fondamentale.
b) Les principes de justice fondamentale
À cette étape de l'analyse de ce problème extrêmement complexe et troublant, je suis impressionné par cette réserve exprimée par l'Américain L. Tribe dans son ouvrage intitulé American Constitutional Law (2e éd. 1988), aux pp. 1370 et 1371:
[traduction] Le droit du patient de précipiter sa mort comme telle ‑‑ plutôt que de simplement suspendre les traitements médicaux de telle sorte que la maladie suive son cours naturel ‑‑ repose sur une conception des droits individuels plus large que ceux que regroupent les principes reconnus en common law. Le droit de déterminer le moment et la façon de mourir reposerait sur des principes constitutionnels relatifs à la vie privée et à la nature humaine ou sur des conceptions générales, peut‑être paradoxales, sur l'autodétermination.
Quoiqu'on n'ait pas donné suite à ces notions dans les tribunaux, leur silence à l'égard de tels principes constitutionnels traduit probablement plus la crainte qu'une fois reconnus, les droits de mourir ne deviennent incontrôlables et susceptibles d'engendrer de graves abus, qu'il ne laisse entrevoir que les tribunaux ne sont pas convaincus que les notions d'autodétermination et de nature humaine peuvent comprendre le droit de prescrire les circonstances dans lesquelles il peut être mis fin à la vie. De toute façon, peu importe les raisons pour lesquelles les tribunaux n'élaborent aucune grande notion sur l'autodétermination, cette déférence envers le législateur peut être sage, compte tenu de la nature complexe des droits en jeu et du risque considérable qu'en l'absence de directives législatives réfléchies ou de contrôles procéduraux élaborés progressivement, la légalisation de l'euthanasie, au lieu de marquer le respect de la personne, ne la mette en péril.
D'une part, la Cour doit être consciente de son rôle au sein de la structure constitutionnelle de notre forme de gouvernement démocratique et ne doit pas chercher à apporter des changements fondamentaux à des politiques bien établies, en se fondant sur des principes constitutionnels généraux et sur sa propre opinion de la sagesse de la loi. D'autre part, la Cour est non seulement habilitée à se prononcer sur cette question mais elle est même tenue de le faire si la Charte paraît avoir été violée. Le pouvoir d'examiner une loi pour déterminer si elle est compatible avec la Charte s'étend tant aux questions de fond que de procédure. Les principes de justice fondamentale laissent une grande place au jugement individuel et la Cour doit veiller à ce qu'ils ne deviennent pas des principes qui sont de justice fondamentale aux yeux de l'intéressé seulement.
On ne conteste pas, dans le présent pourvoi, la validité et l'opportunité générales de l'al. 241b) puisqu'il répond à l'objectif du gouvernement de préserver la vie et de protéger la personne vulnérable. La contestation tient à la portée excessive de la loi puisqu'elle ne soustrait pas à son application des personnes qui, comme l'appelante, sont en phase terminale, mentalement capables, mais incapables de se suicider sans aide. On soutient également qu'étendre l'interdiction à l'appelante est à la fois arbitraire et injuste puisque le suicide lui‑même n'est pas illégal et que la common law permet au médecin, sur les instructions du patient, d'interrompre ou de ne pas administrer un traitement qui maintient ou préserve la vie et de donner des soins palliatifs qui ont pour effet de précipiter le décès. Compte tenu de ce contexte juridique, l'existence d'une prohibition criminelle de l'aide au suicide pour une personne se trouvant dans la situation de l'appelante, est‑elle contraire aux principes de justice fondamentale?
Il est difficile d'identifier les principes de justice fondamentale avec lesquels la restriction du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne doit être compatible pour soutenir un examen constitutionnel. Une simple règle de common law ne suffit pas pour former un principe de justice fondamentale. Au contraire, comme l'expression l'implique, les principes doivent être le fruit d'un certain consensus quant à leur caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société. Les principes de justice fondamentale ne doivent toutefois pas être généraux au point d'être réduits à de vagues généralisations sur ce que notre société estime juste ou moral. Ils doivent pouvoir être identifiés avec une certaine précision et appliqués à diverses situations d'une manière qui engendre un résultat compréhensible. Ils doivent également, à mon avis, être des principes juridiques. Le juge Lamer a tenu ces propos maintenant bien connus, dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 512 et 513:
En conséquence, les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux non seulement de notre processus judiciaire, mais aussi des autres composantes de notre système juridique.
. . . La façon dont il faut déterminer les principes de justice fondamentale est tout simplement celle qui, comme l'a écrit le professeur L. Tremblay, reconnaît que [traduction] «la croissance future reposera sur des racines historiques». . .
La question de savoir si un principe donné peut être considéré comme un principe de justice fondamentale au sens de l'art. 7 dépendra de l'analyse de la nature, des sources, de la raison d'être et du rôle essentiel de ce principe dans le processus judiciaire et dans notre système juridique à l'époque en cause.
Notre Cour a souvent affirmé que, pour identifier les principes de justice fondamentale qui régissent un cas particulier, il est utile de se reporter à la common law et à l'historique législatif de l'infraction en cause (Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B. et Morgentaler, précités, et R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933). Par contre, il ne suffit pas seulement de faire un examen historique et de conclure que, puisque ni le Parlement ni les différentes associations médicales n'ont encore exprimé l'opinion que l'aide au suicide devrait être décriminalisée, on peut dire que son interdiction est contraire aux principes de justice fondamentale. Une telle position serait aléatoire pour deux raisons. D'abord, une analyse strictement historique dans une affaire comme l'espèce mènera immanquablement à la conclusion que la restriction est conforme à la justice fondamentale puisque la loi n'a pas évolué au rythme des progrès réalisés par la technologie médicale. Deuxièmement, un tel raisonnement est un peu tautologique en ce que c'est le maintien de l'interdiction qui permet de conclure que l'interdiction est fondamentalement juste.
La façon de résoudre ces difficultés, ce n'est pas d'éviter l'analyse historique, mais plutôt de s'assurer qu'on ne considère pas seulement l'existence de la pratique elle‑même (c'est‑à‑dire le maintien de la criminalisation du suicide assisté), mais aussi la raison d'être de cette pratique et les principes qui la sous‑tendent.
L'appelante soutient que le respect de la dignité et de l'autonomie de la personne constitue un principe de justice fondamentale, et que la soumettre ainsi à des souffrances inutiles la prive de sa dignité. L'importance du concept de la dignité humaine dans notre société a été exprimée par le juge Cory (dissident, avec l'appui du juge en chef Lamer) dans l'arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, à la p. 813. Le respect de la dignité humaine est le fondement de nombreux droits et libertés garantis par la Charte.
On ne conteste pas que le respect de la dignité humaine est l'un des principes fondamentaux de notre société. J'ai toutefois de la difficulté à le qualifier en soi de principe de justice fondamentale au sens de l'art. 7. Si le respect de la dignité humaine est à la source de plusieurs principes de justice fondamentale, les lois qui ne traduisent pas un tel respect ne vont pas toutes à l'encontre de ces principes. Affirmer que le «respect de la dignité et de l'autonomie de la personne» est un principe de justice fondamentale revient donc essentiellement à affirmer que priver l'appelante de la sécurité de sa personne est contraire aux principes de justice fondamentale parce qu'elle est privée de la sécurité de sa personne. Cette interprétation assimilerait la sécurité de la personne à un principe de justice fondamentale et rendrait ce dernier redondant.
Je ne peux souscrire à l'opinion de ma collègue le juge McLachlin selon laquelle il n'y a pas lieu de considérer l'intérêt de l'État pour identifier les principes de justice fondamentale dans le présent pourvoi. Notre Cour a affirmé que, pour établir ces principes, il est nécessaire de pondérer les intérêts de l'État et ceux de l'individu. Dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, à la p. 539, le juge La Forest, se reportant à ses propres motifs dans les arrêts R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 327, et R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, aux pp. 402 et 403, a affirmé qu'il fallait «examiner (la mesure contestée) en regard des principes applicables et des politiques qui ont animé la pratique législative et judiciaire dans le domaine». Le juge La Forest a conclu ceci:
Ces pratiques ont tenté d'établir un juste équilibre entre les intérêts du particulier et ceux de l'État qui, dans les deux cas, jouent un rôle dans la question de savoir si une loi particulière viole les principes de justice fondamentale; voir les arrêts R. c. Lyons, précité, aux pp. 327 et 329, R. c. Beare, précité, aux pp. 403 et 405, ainsi que mes motifs dans l'arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, à la p. 745 (dissident sur un autre point); voir également l'arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, à la p. 304, le juge La Forest (aux motifs duquel souscrivent le juge en chef Dickson et le juge Lamer). Les intérêts visés dans le domaine qui nous concerne en l'espèce doivent être soupesés de façon particulièrement délicate et, comme le juge Wilson l'a démontré, les différents pays de common law ont abordé la question de manières plutôt différentes. Je ne veux pas entreprendre la tâche ingrate de déterminer quelle est la meilleure façon de procéder. Elles me semblent toutes raisonnables, mais l'important est que les dispositions de la Charte me semblent profondément enracinées dans l'expérience canadienne antérieure. Je ne veux pas dire par là que nous devons demeurer prisonniers de notre passé. Je veux cependant dire que tout en cherchant à établir le meilleur équilibre dans des contextes particuliers, nous devons partir de notre propre expérience . . .
Cette théorie de la pondération a été confirmée dans un arrêt très récent de notre Cour, Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, dans lequel le juge McLachlin a conclu que l'appelant avait été privé d'un droit à la liberté garanti par l'art. 7. Elle a ensuite examiné si cette restriction était conforme aux principes de justice fondamentale (aux pp. 151 et 152):
Ces principes touchent non seulement au droit de la personne qui soutient que sa liberté a été limitée, mais également à la protection de la société. La justice fondamentale exige un juste équilibre entre ces droits, tant du point de vue du fond et que de celui de la forme (voir Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 502 et 503, le juge Lamer; Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la p. 212, le juge Wilson; Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869, à la p. 882, le juge Iacobucci). À mon avis, l'équilibre obtenu en l'espèce satisfait à cette exigence.
La première question est de savoir si, du point de vue du fond, la modification de la loi établit un juste équilibre entre les droits de l'accusé et les intérêts de la société. Il n'est pas nécessaire de souligner l'intérêt qu'a la société d'être protégée contre les actes de violence qui pourraient survenir pas suite de la mise en liberté anticipée de détenus dont la peine n'a pas été purgée au complet. Par ailleurs, il faut également tenir compte du droit du détenu à une mise en liberté anticipée sous condition. [Je souligne.]
Le juge McLachlin a conclu qu'un juste équilibre avait été atteint «par la restriction de l'attente qu'a le détenu par rapport à la façon dont la peine doit être purgée» (p. 152).
Lorsque la restriction du droit en cause ne fait que peu ou rien pour promouvoir l'intérêt de l'État (quel qu'il puisse être), il me semble qu'une violation de la justice fondamentale sera établie puisque la restriction du droit du particulier n'aura servi aucune fin valable. À mon sens, il s'agit là essentiellement du genre d'analyse que E. Colvin préconise dans son article "Section Seven of the Canadian Charter of Rights and Freedoms" (1989) 68 R. du B. can. 560, et qui a été effectuée dans l'arrêt Morgentaler. En effet, le juge en chef Dickson et le juge Beetz étaient tous deux d'avis qu'au moins certaines restrictions à l'accès à l'avortement n'avaient aucune pertinence avec l'objectif de l'État, qui était de protéger le f{oe}tus tout en protégeant la vie et la santé de la mère. À cet égard, les restrictions étaient arbitraires et injustes. Il s'ensuit que, avant de conclure qu'une disposition législative est contraire à la justice fondamentale, il faut examiner le lien qui existe entre la disposition et l'intérêt de l'État. On ne peut conclure qu'une restriction donnée est arbitraire parce qu'elle (selon les termes de ma collègue le juge McLachlin aux pp. 619 et 620) «n'a aucun lien ou est incompatible avec l'objectif visé par la loi», sans considérer l'intérêt de l'État et les préoccupations de la société auxquelles elle répond.
On peut donc dire qu'en l'espèce il s'agit de déterminer si l'interdiction générale du suicide assisté est arbitraire ou injuste parce qu'elle n'a aucun lien avec l'intérêt de l'État à protéger la personne vulnérable et parce qu'elle n'a aucun fondement dans la tradition juridique et les croyances de la société que, soutient‑on, elle représente.
L'alinéa 241b) vise à protéger la personne vulnérable qui, dans un moment de faiblesse, pourrait être incitée à se suicider. Cet objectif, fondé sur l'intérêt de l'État à la protection de la vie, traduit la politique de l'État suivant laquelle on ne devrait pas dévaloriser la valeur de la vie humaine en permettant d'ôter la vie. Cette politique trouve son expression dans les dispositions de notre Code criminel qui interdisent le meurtre et d'autres actes de violence contre autrui, indépendamment du consentement de la victime, ainsi que dans la politique qui interdit la peine capitale et, jusqu'à ce qu'elle soit abrogée, la tentative de suicide. Cependant, il ne s'agit pas seulement d'une politique de l'État, mais d'un élément de notre conception fondamentale du caractère sacré de la vie humaine. La Commission de réforme du droit a exprimé justement cette philosophie dans son Document de travail 28 intitulé Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement (1982), à la p. 41:
La préservation de la vie humaine est une valeur reconnue comme fondamentale par notre société. Sur ce point, notre droit criminel a au fond fort peu varié dans son histoire. Il sanctionne, d'une façon générale, le principe du caractère sacré de la vie humaine. Il a cependant, au cours des ans, été amené à apporter des nuances à l'absolutisme apparent du principe, à découvrir ses limites intrinsèques et à lui donner sa véritable dimension.
Comme l'indique le passage précité, on admet maintenant que le principe du caractère sacré de la vie n'exige pas que toute vie humaine soit préservée à tout prix. Il est en effet reconnu, du moins par certains, qu'il inclut des considérations relatives à la qualité de la vie et qu'il est soumis à certaines limites et restrictions tenant aux notions d'autonomie et de dignité de la personne. Il faut analyser notre politique législative et sociale dans ce domaine pour déterminer si les principes fondamentaux ont évolué au point d'entrer en conflit avec la validité de la pondération des intérêts par le Parlement.
(i)Historique des dispositions en matière de suicide
En common law, le suicide était initialement considéré comme une forme d'homicide criminel offensant à la fois Dieu et l'intérêt du Roi dans la vie de ses sujets. Comme l'a souligné Blackstone dans Commentaries on the Laws of England (1769), vol. 4, à la p. 189:
La loi d'Angleterre considère une telle action sous un point de vue sage et religieux: elle juge que nul n'a le droit d'attenter à sa vie; que Dieu seul, qui en est l'auteur, doit en disposer. Et, comme le Suicide est coupable d'une double offense, l'une spirituelle, en usurpant la prérogative du Tout-Puissant, et se jetant en sa présence immédiatement, sans être appelé; l'autre temporelle, commise envers le roi, qui a intérêt à la conservation de tous ses sujets; la loi a en conséquence rangé ce crime parmi les crimes les plus graves; elle en a fait une espèce particulière de félonie, une félonie commise contre soi-même.
(Traduit par N. M. Chompré, Commentaires sur les lois anglaises (1823), t. 5, aux pp. 526 et 527.)
C'est essentiellement l'opinion qu'ont initialement exposée Platon et Aristote, selon lesquels le suicide est [traduction] «un crime contre les dieux et l'État» (M. G. Velasquez, «Defining Suicide» (1987), 3 Issues in Law & Medicine 37, à la p. 40).
Toutefois une école de pensée opposée, fondée sur des notions de liberté et de compassion, a toujours existé. Les stoïciens romains, par exemple, [traduction] «étaient enclins à tolérer le suicide comme une expression légale et rationnelle de la liberté individuelle, et même comme un acte de sagesse dans les cas de vieillesse, de maladie et de déshonneur» (Velasquez, loc. cit., à la p. 40). Adoptant un ton plus humain, le chancelier Francis Bacon aurait préféré laisser aux médecins la tâche d'atténuer la souffrance de leurs patients ou même d'y mettre fin (L. Depaule, «Le droit à la mort: rapport juridique» (1974), 7 Revue des droits de l'homme 464, à la p. 467). Il n'y a jamais eu de consensus sur cette école de pensée.
Ainsi, jusqu'en 1823, le droit anglais prescrivait la confiscation des biens du suicidé et l'abandon de sa dépouille, transpercée d'un pieu, à la croisée de deux routes. L'Ancien Régime en France infligeait également des indignités au cadavre du suicidé qui était souvent mis en procès avant d'être crucifié (G. Williams, The Sanctity of Life and the Criminal Law (1957), à la p. 259; Depaule, loc. cit., à la p. 465, citant l'Ordonnance de 1670, titre XXII).
Toutefois, compte tenu des difficultés pratiques à poursuivre l'auteur d'un suicide, les interdictions visaient surtout la tentative de suicide; elle était alors considérée comme une infraction, et la responsabilité de complice du suicide assisté était punissable. En Angleterre, le principe prenait la forme d'une accusation de complicité avant le meurtre ou de meurtre même, jusqu'à l'adoption de la Suicide Act, 1961 (R.‑U.), 9 & 10 Eliz. 2, ch. 60, qui a créé l'infraction d'aide au suicide, dont le libellé ressemble à notre art. 241. Au Canada, le caractère criminel de l'aide au suicide était reconnu en common law (G. W. Burbidge, A Digest of the Criminal Law of Canada (1890), à la p. 224), et fut consacré dans le premier Code criminel, S.C. 1892, ch. 29, art. 237. C'est, à part quelques changements rédactionnels, l'art. 241 actuel.
Au Canada, l'infraction reliée de tentative de suicide a une histoire tout aussi longue. Prévue à l'art. 238 du premier Code, elle a conservé essentiellement la même forme jusqu'à son abrogation par S.C. 1972, ch. 13, art. 16. Cette décriminalisation n'est toutefois d'aucun secours particulier dans la présente analyse. Contrairement à la décriminalisation partielle de l'avortement, on ne peut dire que la décriminalisation de la tentative de suicide traduit un consensus, chez le législateur ou au sein de la population canadienne en général, selon lequel le droit à l'autonomie de ceux qui souhaitent se tuer l'emporte sur l'intérêt qu'a l'État à protéger la vie de ses citoyens. On a considéré plutôt que la question du suicide tirait sa source et ses solutions de sciences étrangères au droit et que, pour cette raison, elle n'exigeait pas une solution d'ordre juridique. Depuis lors, il y a eu quelques tentatives de décriminalisation de l'aide au suicide dans des projets de loi privés, mais aucune n'a abouti.
(ii) Soins médicaux au terme de la vie
Les tribunaux canadiens ont reconnu aux patients le droit en common law de refuser un traitement médical ou d'exiger qu'un traitement, une fois commencé, soit interrompu (Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119). Ce droit a été expressément reconnu même si l'interruption ou le refus du traitement risquent d'entraîner la mort (Nancy B. c. Hôtel‑Dieu de Québec, [1992] R.J.Q. 361 (C.S.), et Malette c. Shulman (1990), 72 O.R. (2d) 417 (C.A.)). Récemment, dans l'arrêt Cruzan c. Director, Missouri Health Department (1990), 111 L. Ed. 2d 224, la Cour suprême des États‑Unis a également reconnu que le droit de refuser un traitement médical qui prolonge la vie est un aspect du droit à la liberté qui est garanti par le Quatorzième amendement. Toutefois, la même cour a également exprimé l'opinion que, si le patient est inconscient et par conséquent incapable d'exprimer sa volonté, l'État est en droit d'exiger une preuve convaincante que le patient aurait effectivement demandé la cessation du traitement s'il avait été capable.
La Chambre des lords a aussi eu très récemment à faire face à la question de l'interruption de traitement. Dans l'arrêt Airedale N.H.S. Trust c. Bland, [1993] 2 W.L.R. 316, les lords ont autorisé, avec le consentement des parents, l'interruption de l'alimentation artificielle d'un garçon âgé de 17 ans qui se trouvait dans un état végétatif permanent par suite de blessures subies au cours d'émeutes survenues pendant un match de football. Ils ont jugé que le maintien du patient dans un état végétatif ne lui était pas bénéfique et que le principe du caractère sacré de la vie, qui n'est pas absolu, n'était donc pas violé par l'interruption du traitement.
Bien que la question ne leur ait pas été posée, les lords ont commenté la distinction entre l'interruption de traitement et l'euthanasie active. Lord Keith a affirmé à la p. 362 que, quoique le principe du caractère sacré de la vie ne soit pas absolu, [traduction] «il prohibe la prise de mesures actives qui visent à abréger la vie d'un patient en phase terminale». Lord Goff a également mis l'accent sur cette distinction, soulignant que le droit établit une distinction cruciale entre l'euthanasie active et l'euthanasie passive. Il dit ceci aux pp. 368 et 369:
[traduction] . . . la première [l'euthanasie passive] peut être légale, dans le cas où le médecin respecte la volonté de son patient en interrompant le traitement ou les soins, ou même dans certains cas, où (selon les principes que je décrirai) le patient n'est pas en mesure d'accorder ou de refuser son consentement. Toutefois, il n'est pas légal qu'un médecin administre un médicament à son patient pour provoquer sa mort, même si cette action est inspirée par la volonté humanitaire de mettre fin à ses souffrances, si grandes soient‑elles [. . .] Accomplir ce geste revient à franchir le Rubicon qui sépare, d'une part, les soins au patient vivant et, d'autre part, l'euthanasie qui consiste à causer activement le décès du patient pour lui éviter des souffrances ou y mettre fin [. . .] Il est évidemment reconnu que de nombreux membres responsables de notre société se disent en faveur de la légalisation de l'euthanasie; toutefois, un tel résultat ne pourrait à mon sens être obtenu que grâce à une loi qui exprime la volonté démocratique d'apporter un changement aussi fondamental dans notre droit, et qui, si elle est adoptée, garantit que la mort ne peut être légalement provoquée que dans le cadre d'une surveillance et d'un contrôle appropriés. Certes, une telle distinction peut se faire reprocher d'être hypocrite; en effet, on serait en droit de se demander pourquoi, si le médecin qui interrompt le traitement est par conséquent en droit de laisser mourir son patient, il n'est pas légalement autorisé à mettre fin à son supplice immédiatement, d'une manière plus humaine au moyen d'une injection mortelle, plutôt que de le laisser agoniser jusqu'à sa mort. Mais le droit ne s'estime pas habilité à autoriser l'euthanasie, même dans des circonstances comme l'espèce; si on reconnaît la légalité de l'euthanasie dans ces circonstances, il est alors difficile de trouver une justification logique à son exclusion dans d'autres circonstances.
À la suite de son Document de travail 28, la Commission de réforme du droit a recommandé, dans son rapport de 1983 présenté au ministre de la Justice, que le Code criminel soit modifié pour indiquer que les dispositions en matière d'homicide ne doivent pas être interprétées comme exigeant du médecin qu'il entreprenne un traitement médical contre le gré d'un patient ou qu'il le poursuive lorsqu'il est devenu «thérapeutiquement inutile», ou comme obligeant un médecin à «interrompre l'administration de soins palliatifs et de mesures destinées à éliminer ou à atténuer les souffrances d'une personne pour la seule raison que ces soins ou ces mesures sont susceptibles de raccourcir l'expectative de vie de cette personne.» (Rapport 20, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement (1983), aux pp. 36 et 37).
La Commission de réforme du droit a analysé dans le Document de travail la possibilité de décriminaliser l'aide au suicide, aux pp. 61 et 62:
Tout d'abord, la prohibition de [l'art. 241] n'est pas restreinte au seul cas du patient en phase terminale, pour lequel on ne peut qu'éprouver de la sympathie, ni au seul cas de son médecin ou de l'un de ses proches qui l'aide à mettre fin à ses souffrances. L'article est beaucoup plus général. Il s'applique à une variété de situations pour lesquelles il est plus difficile d'éprouver une telle sympathie. Que dire par exemple, pour reprendre un fait qui s'est passé récemment, de l'incitation à un suicide collectif? Que dire de celui qui, profitant de l'état dépressif d'une autre personne, la pousse au suicide pour en tirer un bénéfice pécuniaire? Comment juger le geste de celui qui, connaissant les tendances suicidaires d'un adolescent, lui procure des médicaments en dose suffisante pour le tuer? On ne saurait affirmer dans ce cas que le «complice» n'est pas moralement blâmable. On ne saurait non plus conclure que le droit criminel devrait s'abstenir de sanctionner ces conduites. Décriminaliser complètement l'aide, le conseil et l'encouragement au suicide n'est donc probablement pas une politique législative valable sur un plan général. L'est‑elle cependant lorsque l'on s'adresse à des individus en phase terminale?
Dans ce cas précis, on doit constater encore une fois que la raison probable qui a motivé le législateur à ne pas faire d'exception pour l'agonisant, est fondée sur la crainte des excès ou des abus qu'une libéralisation de la loi actuelle pourrait entraîner. Comme dans le cas du meurtre par compassion, une décriminalisation serait basée sur le caractère humanitaire du motif qui pousse la personne à fournir aide, conseil ou encouragement. Comme dans le cas du meurtre par compassion, la loi peut cependant légitimement craindre les difficultés qu'il peut y avoir à établir la motivation réelle de l'auteur de l'acte.
De plus, aide ou incitation au suicide d'une part et homicide d'autre part sont parfois extrêmement proches l'un de l'autre. Qu'en est‑il, par exemple, du médecin qui tient le verre contenant le poison et en verse le contenu dans la bouche du patient? Est‑ce une aide au suicide? Est‑ce plutôt un homicide, puisque le consentement de la victime à la mort est indifférent? Le législateur peut craindre que des cas d'homicide de personnes en phase terminale, pour des motifs peu nobles, ne puissent être facilement déguisés en aides au suicide.
Dans son Document de travail, la Commission a initialement recommandé que le consentement du procureur général soit obtenu avant que des poursuites soient intentées en vertu de l'al. 241b). Toutefois, devant la réponse négative du public, elle est revenue sur cette recommandation dans son rapport de 1983.
On voit donc que, si la Chambre des lords et la Commission de réforme du droit du Canada expriment leur profonde sympathie à l'égard des personnes qui souhaitent mettre fin à leurs jours pour éviter de grandes souffrances, ni l'une ni l'autre n'est disposée à reconnaître que l'aide active d'un tiers pour réaliser ce souhait devrait être tolérée, même dans le cas du malade en phase terminale. Un tel refus semble être fondé sur deux raisons: d'une part, la participation active d'une personne dans la mort d'une autre est intrinsèquement blâmable sur les plans moral et juridique et, d'autre part, il n'existe aucune certitude que l'on puisse prévenir les abus par une interdiction moindre que générale. Créer une exception pour les malades en phase terminale risquerait par conséquent de déjouer l'objectif de la loi, qui vise à protéger la personne vulnérable, puisqu'il est difficile, voire impossible, de concevoir des directives qui permettent d'éviter les abus.
(iii)Examen de la législation à l'étranger
Un bref examen de l'expérience législative d'autres démocraties occidentales démontre que, de façon générale, leur position est proche de celle prévalant actuellement au Canada. Nulle part le suicide assisté n'est expressément permis et la plupart des pays ont des dispositions traitant expressément de l'aide au suicide qui sont au moins aussi restrictives que notre art. 241. Par exemple, l'art. 139b de la Loi pénale de 1945 de l'Autriche et l'art. 409 du Code pénal espagnol renferment des dispositions pratiquement identiques à la nôtre, alors que l'art. 580 du Code pénal italien de 1930 est rédigé en des termes même plus généraux, qui portent que:
Quiconque détermine un tiers au suicide, ou raffermit le projet de suicide d'un tiers, ou bien en facilite, de quelque façon que ce soit, la réalisation, est puni. . . [Je souligne.]
(Code pénal italien, traduit par P. de Casabianca, dans Les codes pénaux européens (1957), t. II, à la p. 980.)
La disposition pertinente de la Suicide Act, 1961 du Royaume‑Uni punit [traduction] «quiconque aide, encourage, conseille ou entraîne le suicide ou la tentative de suicide d'une personne». Cette forme d'interdiction est reprise dans les lois pénales de tous les États et territoires de l'Australie (M. Otlowski, «Mercy Killing Cases in the Australian Criminal Justice System» (1993), 17 Crim. L.J. 10). La disposition en vigueur au Royaume‑Uni est apparemment la seule interdiction de l'aide au suicide qui, avant le présent pourvoi, ait été soumise à un examen par les tribunaux relativement à son impact sur les droits de la personne. Dans la requête no 10083/82, R. c. Royaume‑Uni, le 4 juillet 1983, D.R. 33, p. 270, la Commission européenne des droits de l'homme devait décider si l'art. 2 de la Suicide Act, 1961 violait le droit à la vie privée garanti à l'art. 8 ou à la liberté d'expression prévu à l'art. 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Le requérant, alors membre d'une association bénévole d'euthanasie, avait été déclaré coupable sous plusieurs chefs d'accusation de complot en vue d'aider et d'encourager le suicide, pour avoir mis des personnes désireuses de se suicider en rapport avec son coaccusé, qui les aidait ensuite à se donner la mort. La Commission européenne a conclu (à la p. 274) que «les actes d'assistance, de conseil ou d'aide au suicide sont exclus de la notion de vie privée car ils portent atteinte à l'intérêt général de la protection de la vie, telle que traduit dans les dispositions pénales de la loi de 1961», et elle a maintenu la déclaration de culpabilité du requérant relativement à l'infraction. En outre, la Commission a confirmé la restriction du droit à la liberté d'expression du requérant, reconnaissant (aux pp. 272 et 273):
. . . l'intérêt légitime de l'État à prendre des mesures visant à protéger de tout comportement criminel la vie des citoyens, notamment de ceux qui sont particulièrement vulnérables en raison de leur âge ou de leur infirmité. Elle reconnaît le droit de l'État au regard de la Convention à se prémunir contre les inévitables abus criminels qui se produiraient en l'absence d'une législation punissant l'assistance au suicide.
Bien que les faits qui sous‑tendent cette décision soient différents de ceux de l'espèce, il est significatif que ni la Commission européenne des droits de l'homme ni aucun autre tribunal judiciaire n'aient jamais conclu qu'il est interdit à un État, pour des motifs constitutionnels ou relatifs aux droits de l'homme, de criminaliser l'aide au suicide.
Certains pays européens ont atténué l'interdiction de l'aide au suicide, de sorte que l'assistance dans un cas semblable à celui qui nous occupe pourrait y être légalisée. Aux Pays‑Bas, bien que l'aide au suicide et l'euthanasie active volontaire soient officiellement illégales, aucune poursuite n'est intentée si les directives médicales établies sont respectées. Les critiques de la position néerlandaise signalent l'existence d'une preuve indiquant que l'euthanasie active involontaire (interdite par les directives) est pratiquée avec une fréquence croissante. Cette tendance inquiétante peut indiquer qu'un relâchement dans l'interdiction absolue confirmerait l'argument du «doigt dans l'engrenage». Certains autres pays européens, comme la Suisse et le Danemark, s'intéressent au motif qui inspire celui qui assiste l'auteur du suicide. Ainsi, l'art. 115 du Code pénal suisse ne punit que ceux qui, dans un but intéressé, incitent une personne à se suicider, ou l'y aident, et l'art. 240 du Code pénal danois, s'il sanctionne toute aide, impose une peine plus sévère à ceux qui agissent dans un intérêt personnel. En France, aucune disposition du Code pénal ne traite spécifiquement de la question de l'aide au suicide, mais le défaut de tenter d'empêcher quelqu'un de se donner la mort, en vertu de l'art. 63, al. 2 (non‑assistance à une personne en danger) ou de l'art. 319 (homicide involontaire par négligence ou imprudence) de ce Code peut donner lieu à des sanctions criminelles. De plus, la Loi no 87‑1133 du 31 décembre 1987 a introduit deux nouveaux articles dans le Code pénal, les art. 318‑1 et 318‑2, qui criminalisent la provocation au suicide. Cette infraction qui exige une forme d'incitation qui va au‑delà de la simple aide au suicide, avait été créée en réponse à la notoriété macabre du livre Suicide, mode d'emploi (1982).
De même, quelques juridictions américaines, pour décider de porter une accusation de meurtre, d'homicide involontaire ou d'aide au suicide (Connecticut, Maine et Pennsylvanie) ou de déclarer la personne coupable même d'aide au suicide (Puerto Rico et Indiana) prennent en considération, le fait que l'accusé a ou non, par coercition, force, contrainte ou duperie, amené la victime à commettre le suicide. Voir C. D. Shaffer, «Criminal Liability for Assisting Suicide» (1986), 86 Colum. L. Rev. 348, aux pp. 351 à 353, n. 25‑26, 35‑36. Comme c'est le cas en Europe et dans le Commonwealth, la vaste majorité des États américains qui ont adopté des dispositions législatives visant expressément l'aide au suicide ne prévoient toutefois aucune exigence en matière d'intention ou de malveillance, autre que l'intention de faciliter le suicide. Par ailleurs, les États qui n'ont adopté aucune disposition législative dans le domaine paraissent tirer de la common law le pouvoir de proscrire l'aide au suicide (Shaffer, loc. cit., à la p. 352; et M. M. Penrose, «Assisted Suicide: A Tough Pill to Swallow» (1993), 20 Pepp. L. Rev. 689, aux pp. 700 et 701). Il faut souligner également que récemment, dans deux États américains, des tentatives de légalisation de l'aide au suicide par un médecin dans des circonstances semblables à celles de l'espèce ont été rejetées par l'électorat. En effet, le 5 novembre 1991, les électeurs de l'État de Washington ont rejeté le projet 119, qui aurait légalisé l'aide au suicide par un médecin dans les cas où deux médecins certifieraient que la mort du patient surviendrait dans les six mois et deux témoins désintéressés certifieraient que le patient a effectué son choix librement. Un an plus tard, la proposition 161, qui aurait légalisé l'aide au suicide en Californie et qui incorporait des garanties plus strictes que le projet 119, a été rejetée par les électeurs de la Californie (que l'on estime en général plus ouverts à de telles innovations juridiques) par une marge identique à celle obtenue dans l'État de Washington, soit 54 contre 46 pour 100. Dans les deux États, le rejet de la loi proposée semble être dû principalement à la crainte que la législation prévoie des garanties insuffisantes contre les abus (Penrose, loc. cit., aux pp. 708 à 714). Je note que, au moins dans l'État de la Californie, les conditions étaient plus restrictives que celles qui ont été énoncées par le juge en chef McEachern de la Colombie‑Britannique en l'espèce et par mes collègues le Juge en chef et le juge McLachlin.
Ainsi, dans l'ensemble, il semble qu'une interdiction générale de l'aide au suicide semblable à celle de l'art. 241 constitue la norme au sein des démocraties occidentales et que ce genre d'interdiction n'a jamais été jugée inconstitutionnelle ou contraire aux droits fondamentaux de la personne. De récentes tentatives de modifier le statu quo chez notre voisin du Sud ont été rejetées par l'électorat, ce qui indique que, même s'il est reconnu que l'interdiction générale entraîne des souffrances dans certains cas, l'intérêt de la société à préserver la vie et à protéger la personne vulnérable rend l'interdiction générale préférable à une loi qui risque de ne pas suffisamment prévenir les abus.
(iv) Conclusion sur les principes de justice fondamentale
L'examen qui précède démontre que le Canada et d'autres démocraties occidentales reconnaissent et appliquent le principe du caractère sacré de la vie à titre de principe général soumis à des exceptions circonscrites et restreintes dans les cas où les notions d'autonomie personnelle et de dignité doivent prévaloir. Toutefois, ces mêmes sociétés persistent à établir une distinction entre les formes passive et active d'intervention dans le processus de la mort, et avec très peu d'exceptions, à interdire l'aide au suicide dans des cas qui s'apparentent à celui de l'appelante. Il est donc nécessaire de cerner la raison d'être de ces distinctions et de déterminer si ces dernières peuvent être maintenues sur le plan constitutionnel.
La distinction entre la cessation d'un traitement à la demande du patient, comme ce fut le cas dans l'affaire Nancy B., et l'aide au suicide, a été critiquée comme reposant sur une fiction juridique ‑‑ soit la distinction entre les formes active et passive de traitement. Les critiques tiennent d'une part à ce qu'on sait que l'interruption des mesures qui maintiennent en vie entraînera la mort, tout comme l'aide au suicide, et, d'autre part, à ce que la mort est en fait le résultat de l'action. Voir, par exemple, le commentaire paru dans la Harvard Law Review, «Physician-Assisted Suicide and the Right to Die with Assistance» (1992), 105 Harv. L. Rev. 2021, aux pp. 2030 et 2031.
Toutefois d'autres auteurs font cette distinction parce que, dans le cas de la cessation du traitement, la mort est «naturelle» ‑‑ les forces artificielles de la technologie médicale qui ont maintenu le patient en vie sont retirées et la nature suit son cours. Par contre, dans le cas de l'aide au suicide ou de l'euthanasie, le cours de la nature est interrompu, et la mort résulte directement de l'action humaine (E. W. Keyserlingk, Le caractère sacré de la vie ou la qualité de la vie du point de vue de l'éthique, de la médecine et du droit (1979), document d'étude pour la Commission de réforme du droit du Canada, dans la Série protection de la vie). La Commission de réforme du droit qualifie de «très importante» cette différence (à la p. 22 du Document de travail 28).
Toutefois, qu'on soit d'accord ou non pour maintenir la distinction entre la mesure active et la mesure passive, il n'en demeure pas moins que, en vertu de notre common law, le médecin n'a d'autre choix que de suivre les instructions de son patient qui lui demande d'interrompre le traitement. Continuer à traiter le patient quand ce dernier a retiré son consentement à subir le traitement constitue un acte de violence (Ciarlariello et Nancy B., précités). Le médecin n'est donc pas tenu de faire un choix qui entraînera la mort du patient, comme ce serait le cas s'il choisissait d'apporter son aide au suicide ou de pratiquer l'euthanasie active.
On soutient que le fait que les médecins soient autorisés à administrer des soins palliatifs aux patients en phase terminale sans crainte de sanction atténue encore plus toute distinction légitime que l'on pourrait établir entre l'aide au suicide et ce qui constitue aujourd'hui une forme de traitement médical acceptable. L'administration de médicaments destinés à contrôler la douleur selon un dosage dont le médecin sait qu'il abrégera la vie du patient est, quel que soit le critère, une contribution active à la mort du patient. Toutefois, la distinction établie ici est fondée sur l'intention ‑‑ dans le cas des soins palliatifs, c'est l'intention d'atténuer la douleur qui a pour effet de précipiter la mort, alors que dans le cas de l'aide au suicide, l'intention est indubitablement de causer la mort. La Commission de réforme du droit, qui recommande le maintien de la prohibition criminelle de l'euthanasie et de l'aide au suicide, déclare cependant, à la p. 80 du Document de travail, qu'un médecin ne devrait jamais refuser d'administrer des soins palliatifs au patient en phase terminale pour la seule raison que leur administration peut hâter la mort. À mon avis, les distinctions fondées sur l'intention sont importantes, et elles constituent en fait le fondement de notre droit criminel. Même si, dans les faits, la distinction peut être parfois difficile à établir, sur le plan juridique elle est nette. On ne peut affirmer que, parce qu'un tiers, dans certains cas et sous le couvert de soins palliatifs, pratiquera l'euthanasie ou l'aide au suicide sans être puni en raison des difficultés de preuve, rend l'existence de l'interdiction fondamentalement injuste.
Les principes de justice fondamentale ne peuvent être créés pour chaque cas afin de refléter la désapprobation de la Cour à l'égard d'une loi donnée. Si les principes de justice fondamentale ne s'appliquent pas seulement au processus, il faut se référer aux principes qui sont «fondamentaux» en ce sens qu'ils seraient généralement acceptés parmi des personnes raisonnables. L'analyse qui précède ne me permet de discerner rien qui ressemble à une unanimité sur la question dont nous sommes saisis. Indépendamment des opinions personnelles de chacun sur la question de savoir si les distinctions établies entre, d'une part, la cessation de traitement et les soins palliatifs et, d'autre part, l'aide au suicide sont en pratique convaincantes, le fait demeure qu'elles sont maintenues et peuvent être défendues de façon persuasive. S'il se dégage un consensus, c'est celui que la vie humaine doit être respectée et nous devons nous garder de miner les institutions qui la protège.
Ce consensus trouve son expression dans notre système juridique, qui interdit la peine capitale. Cette prohibition est fondée en partie sur le fait que permettre à l'État de tuer dévaloriserait la vie humaine et qu'ainsi l'État sert d'une certaine façon de modèle pour les individus de la société. L'interdiction de l'aide au suicide sert un objectif semblable. En maintenant le respect de la vie, elle est susceptible de dissuader du suicide ceux qui, à un moment particulier, considèrent que la vie est intolérable, ou se perçoivent comme un fardeau pour les autres. Permettre à un médecin de participer légalement à la suppression de la vie indiquerait qu'il existe des cas où l'État approuve le suicide.
Il est également révélateur, à mon avis, que diverses associations médicales ont pris officiellement position contre la décriminalisation de l'aide au suicide (Association médicale canadienne, British Medical Association, Council of Ethical and Judicial Affairs of the American Medical Association, Association médicale mondiale et American Nurses Association). Compte tenu des craintes exprimées à l'égard des abus et de la grande difficulté à élaborer des garanties permettant de les prévenir, on ne saurait affirmer que l'interdiction générale de l'aide au suicide est arbitraire ou injuste, ou qu'elle ne reflète pas les valeurs fondamentales véhiculées dans notre société. Je suis donc incapable de conclure que l'al. 241b) viole un principe de justice fondamentale.
II. L'article 12
L'article 12 de la Charte porte que:
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
Pour bénéficier de la protection offerte à l'art. 12, l'appelante doit établir deux éléments: d'une part, que l'État lui inflige un traitement ou une peine et, d'autre part, que le traitement ou la peine en question est cruel et inusité. En l'espèce, l'appelante allègue que la prohibition du suicide assisté a pour effet de lui imposer un traitement cruel et inusité en ce qu'elle prolonge ses souffrances jusqu'au moment de sa mort naturelle ou l'oblige à mettre fin plus tôt à sa vie c'est‑à‑dire à un moment où elle peut encore le faire sans aide. À mon avis, on ne peut dire que l'État inflige à l'appelante une peine au sens de l'art. 12. La question de savoir s'il lui impose un «traitement» est toutefois moins évidente.
Notre Cour n'a pas encore déterminé de façon définitive la mesure dans laquelle le mot «traitement» à l'art. 12 peut s'appliquer hors du contexte des peines imposées en vue de garantir l'application et l'exécution de la loi. Dans l'arrêt R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, dans lequel notre Cour a invalidé la peine minimale de sept ans pour importation de stupéfiants, le juge Lamer a mentionné à titre d'exemples de «traitements» qui seraient contraires à l'art. 12, par opposition à une peine, la lobotomie de certains criminels dangereux et la castration d'auteurs de crimes sexuels. Même en admettant qu'il puisse exister une distinction entre l'objectif de peines telles l'emprisonnement et le fouet, au moyen desquels le coupable paie sa dette à la société pour le mal qu'il a fait, et celui des traitements mentionnés par le juge Lamer, lesquels, pourrait‑on prétendre, visent principalement à protéger la société contre le contrevenant, je remarquerais que ces traitements sont encore imposés par l'État dans le contexte de la répression de la conduite criminelle.
Dans l'arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, notre Cour laisse entendre que l'art. 12 pourrait s'appliquer en dehors du contexte criminel. Dans cette affaire, j'ai conclu au nom de la Cour que l'ordonnance d'expulsion en cause n'était pas une peine infligée à l'égard d'une infraction particulière, mais j'ai fait la remarque suivante, à la p. 735:
Il se peut toutefois que l'expulsion constitue un «traitement» au sens de l'art. 12. En effet, selon la définition qu'en donne le Petit Robert I (1990), le terme «traitement» désigne un «(c)omportement à l'égard de (quelqu'un); actes traduisant ce comportement». C'est toutefois là un point qu'il n'est pas nécessaire de trancher aux fins du présent pourvoi puisque, à mon avis, l'expulsion autorisée [. . .] n'est ni cruelle ni inusitée.
Bien que l'ordonnance d'expulsion en cause dans l'arrêt Chiarelli ne soit pas de nature pénale puisqu'elle ne résultait pas de la perpétration d'une infraction particulière, elle était néanmoins imposée par l'État dans le contexte de la mise en application d'une structure administrative étatique ‑‑ le régime d'immigration et ses règlements. Le cas de l'intimé Chiarelli, qui n'avait pas respecté les exigences imposées par le régime de réglementation, a été traité conformément aux préceptes du système administratif. Sous cet angle, tout «traitement» se situait toujours dans les limites du contrôle que l'État exerce sur l'individu dans le cadre du régime qu'il a établi.
Des instances inférieures ont jugé qu'il faudrait attribuer au «traitement» une portée beaucoup plus large qu'à la «peine». Dans l'arrêt Soenen c. Director of Edmonton Remand Centre (1983), 6 C.R.R. 368 (B.R. Alb.), où il était question de restrictions imposées à l'accusé en détention provisoire dans l'attente de son procès, le juge McDonald a affirmé ce qui suit à la p. 372:
[traduction] À mon avis, le mot «traitement» n'est pas limité dans son étendue par le mot «peine» [. . .] De plus, le mot «traitement» est plus général que le mot «peine», et aucun dénominateur commun apparent entre les deux ne pourrait, même si l'ordre des mots était renversé, entraîner l'application de la règle ejusdem generis.
De même, dans l'arrêt R. c. Blakeman (1988), 48 C.R.R. 222 (H.C. Ont.), le juge Watt a conclu qu'au niveau préliminaire, soumettre une personne malade à un procès peut constituer un traitement cruel. Il a fait les commentaires suivants à la p. 239:
[traduction] Le mot «traitement» s'entend d'une conduite, d'une action ou d'un comportement à l'égard de quelqu'un. Il a une portée plus large ou exhaustive que son partenaire disjonctif, le mot «peine», en ce qu'il s'étend, du moins potentiellement, à toutes les formes d'incapacité ou de désavantage et non seulement à ceux qui sont imposés comme peine infligée pour garantir l'application et le respect de la primauté du droit.
D'autres actes sortant du contexte criminel ont été considérés comme un «traitement» aux fins de l'art. 12: les fouilles à nu (Weatherall c. Canada (Procureur général), [1988] 1 C.F. 369 (1re inst.), infirmé pour d'autres motifs [1989] 1 C.F. 18 (C.A.)), et le traitement médical imposé sans consentement à des patients handicapés mentaux (Howlett c. Karunaratne (1988), 64 O.R. (2d) 418). Mais voir également Re McTavish and Director, Child Welfare Act (1986), 32 D.L.R. (4th) 394 (B.R. Alb.), dans lequel on a conclu que l'art. 12 [traduction] «peut même être limité à des questions pénales ou quasi pénales» (p. 409).
Aux fins de la présente analyse, je suis disposé à présumer que le «traitement» au sens de l'art. 12 peut inclure ce qui est imposé par l'État dans un contexte de nature autre que pénale ou quasi pénale. Toutefois, je suis d'avis que la simple prohibition imposée par l'État à l'égard d'une certaine action, sans plus, ne peut constituer un «traitement» au sens de l'art. 12. Il ne faut pas en déduire qu'à mon avis, seules les actions positives de l'État peuvent être considérées comme des traitements au sens de l'art. 12; il peut très bien exister des situations où l'interdiction de certaines formes d'actions peut constituer un «traitement», comme l'a laissé entendre le juge Dickson de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick dans l'arrêt Carlston c. New Brunswick (Solicitor General) (1989), 43 C.R.R. 105, qui était disposé à examiner si l'interdiction totale de fumer dans les établissements carcéraux constituait un «traitement» au sens de l'art. 12. La distinction entre cette affaire de même que toutes celles citées précédemment et la situation en l'espèce tient toutefois à ce que, dans les cas cités, l'individu est d'une certaine façon soumis à un contrôle administratif particulier de l'État. En l'espèce, l'appelante est simplement soumise aux dispositions du Code criminel, comme tous les citoyens. Le fait qu'en raison de la situation personnelle dans laquelle elle se trouve, une interdiction particulière la touche d'une façon qui lui cause des souffrances ne signifie pas qu'elle est soumise à un «traitement» imposé par l'État. De même, la personne affamée à qui il est interdit sous peine de sanction criminelle de «voler une bouchée de pain» n'est pas soumise à un «traitement» au sens de l'art. 12 en raison des dispositions sur le vol prévues au Code, pas plus que ne l'est l'héroïnomane à qui il est interdit de posséder de l'héroïne en vertu des dispositions de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1. Pour qu'elle constitue un «traitement» au sens de l'art. 12, l'action de l'État, qu'il s'agisse d'une action positive, d'une inaction ou d'une interdiction, doit faire intervenir la mise en {oe}uvre d'un processus étatique plus actif, comportant l'exercice d'un contrôle de l'État sur l'individu. À mon avis, soutenir que l'interdiction prévue à l'al. 241b), sans que l'appelante soit d'aucune façon soumise au système administratif ou judiciaire de l'État, se situe dans les limites de l'art. 12, forcerait le sens ordinaire de l'expression «contre tous traitements» imposés par l'État.
Pour ces motifs, je conclus que l'al. 241b) ne viole pas l'art. 12.
III. L'article 15
Le Juge en chef conclut que les personnes handicapées qui sont incapables de se suicider sans aide font l'objet d'une discrimination contraire à l'art. 15 en ce qu'elles sont privées d'un avantage ou soumise à un désavantage en raison de l'al. 241b) du Code criminel. Cette application de l'art. 15 soulève deux points importants et délicats:
(1) La revendication formulée par le malade en phase terminale qui ne peut se suicider sans aide peut‑elle être fondée sur le motif que l'al. 241b) est discriminatoire à l'endroit de tous les handicapés qui sont incapables de se suicider sans aide?
(2) La privation de la possibilité de choisir le suicide constitue‑t‑elle la privation d'un avantage ou l'assujettissement à un désavantage au sens de l'art. 15 de la Charte.
Ces questions obligeraient la Cour à formuler des conclusions fondamentales concernant la portée de l'art. 15. Puisque je suis d'avis que la violation, s'il en est, est clairement justifiée en vertu de l'article premier de la Charte, je préfère ne pas me prononcer sur ces questions en l'espèce. Il vaut mieux les examiner dans une situation où elles sont essentielles pour trancher. Au lieu de cela, je présumerai qu'il y a atteinte à l'art. 15 et j'examinerai l'application de l'article premier de la Charte.
IV. L'article premier
Je suis d'accord avec le Juge en chef pour dire que l'al. 241b) est fondé sur un «objectif législatif manifestement urgent et réel» basé sur le respect de la vie humaine, une valeur fondamentale de la Charte, et le désir de la protéger. J'ai analysé l'objectif de l'al. 241b) plus haut dans les présents motifs lorsque j'ai traité de l'art. 7.
Pour ce qui est de la proportionnalité, le second volet à considérer aux fins de l'article premier, il serait difficile de soutenir que l'interdiction de l'aide au suicide n'a pas de lien rationnel avec l'objectif de l'al. 241b). Le Juge en chef ne dit pas le contraire. L'alinéa 241b) protège les personnes contre le contrôle d'autrui sur leur vie. L'introduction d'une exception à cette protection universelle pour certains groupes créerait une inégalité. Comme j'ai essayé de le démontrer dans mon analyse de l'art. 7, cette protection trouve son fondement dans un consensus important, dans les pays occidentaux, dans les organisations médicales et chez notre propre Commission de réforme du droit, sur l'opinion que le meilleur moyen de protéger efficacement la vie et les personnes vulnérables de la société est d'interdire, sans exception, l'aide au suicide. Les tentatives qui ont été faites pour nuancer cette approche par l'introduction d'exceptions n'ont pas donné de résultats satisfaisants et tendent à étayer la théorie du «doigt dans l'engrenage». La formulation de garanties destinées à prévenir les abus a également donné des résultats insatisfaisants et n'a pas réussi à dissiper la crainte que l'assouplissement d'une norme claire établie par la loi affaiblirait la protection de la vie et mènerait à l'usage abusif des exceptions. Il y a lieu de répéter ici le passage du récent Document de travail de la Commission de réforme du droit que j'ai cité plus haut:
Dans ce cas précis, on doit constater encore une fois que la raison probable qui a motivé le législateur à ne pas faire d'exception pour l'agonisant, est fondée sur la crainte des excès ou des abus qu'une libéralisation de la loi actuelle pourrait entraîner. Comme dans le cas du meurtre par compassion, une décriminalisation serait basée sur le caractère humanitaire du motif qui pousse la personne à fournir aide, conseil ou encouragement. Comme dans le cas du meurtre par compassion, la loi peut cependant légitimement craindre les difficultés qu'il peut y avoir à établir la motivation réelle de l'auteur de l'acte.
Ce qui précède permet aussi de répondre à l'argument selon lequel la disposition contestée a une portée excessive. Il n'existe pas de demi‑mesure qui permettrait de garantir, avec toutes les assurances voulues, la pleine réalisation de l'objectif poursuivi par la loi; tout d'abord parce que cet objectif s'étend à la protection de la vie des malades en phase terminale. Comme je l'explique plus haut, cet objectif vise en partie à dissuader les malades en phase terminale de choisir la mort plutôt que la vie. Deuxièmement, si cette dernière considération peut être soustraite à l'objectif de la loi, nous n'avons aucune assurance que l'exception peut être conçue de façon à limiter la suppression de la vie aux malades en phase terminale qui souhaitent sincèrement mourir.
Je suis entièrement d'accord avec le Juge en chef que le Parlement doit disposer d'une certaine marge de man{oe}uvre pour traiter de cette question «controversée» et «chargée d'éléments moraux». Dans ces circonstances, la question posée, pour reprendre les propos du juge La Forest, cités par le Juge en chef, dans l'arrêt Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, à la p. 44: le gouvernement peut‑il «démontrer qu'il était raisonnablement fondé à conclure qu'il s'était conformé à l'exigence de l'atteinte minimale»? Compte tenu du large appui que reçoit le type de législation contesté en l'espèce et le caractère controversé et complexe des questions en jeu, je conclus que le gouvernement était raisonnablement fondé à conclure qu'il s'était conformé à l'exigence de l'atteinte minimale. Cela satisfait aux exigences de cet aspect du critère de proportionnalité et ce n'est pas le rôle de la Cour de faire des conjectures quant à d'autres solutions préférables qui s'offraient au Parlement.
Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu de ce que le dernier volet du critère de proportionnalité, l'équilibre entre la restriction et l'objectif gouvernemental, est également respecté. Je conclus donc que, en l'espèce, toute violation de l'art. 15, s'il en est, est clairement justifiée en vertu de l'article premier de la Charte.
V. Dispositif
Je partage les sentiments exprimés par les juges de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique ‑‑ la présente affaire est bouleversante d'un point de vue personnel. J'éprouve la plus profonde sympathie pour l'appelante et sa famille, comme, j'en suis persuadé, tous mes collègues, et je suis conscient que le rejet de sa demande par notre Cour risque de l'empêcher de contrôler les circonstances de sa mort. J'ai toutefois conclu que l'interdiction prévue à l'al. 241b) n'est pas contraire aux dispositions de la Charte.
En conséquence, le pourvoi est rejeté sans dépens.
Les réponses aux questions constitutionnelles sont les suivantes:
1.L'alinéa 241b) du Code criminel du Canada porte‑t‑il atteinte, en totalité ou en partie, aux droits et libertés garantis par les art. 7 et 12 et le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?
Réponse: Non, sauf en ce qui concerne l'art. 15 dont la violation est présumée.
2.Dans l'affirmative, est‑il justifié par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?
Réponse:Pour ce qui est des art. 7 et 12, il n'est pas nécessaire de répondre à cette question. Pour ce qui est de l'art. 15, la réponse est affirmative.
Version française des motifs des juges L'Heureux-Dubé et McLachlin rendus par
Le juge McLachlin (dissidente) ‑‑ Il s'agit de déterminer en l'espèce si l'art. 241 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, peut empêcher un malade handicapé physiquement d'obtenir une aide médicale pour se donner la mort:
241. Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, selon le cas:
a) conseille à une personne de se donner la mort;
b) aide ou encourage quelqu'un à se donner la mort,
que le suicide s'ensuive ou non.
Sue Rodriguez veut vivre, mais souffre d'une maladie incurable (S.L.A.) dont elle va mourir inévitablement à plus ou moins brève échéance. Elle demande à la Cour de l'autoriser à décider du moment et des circonstances de sa mort. Pour se donner la mort au moment envisagé, elle aura besoin d'aide médicale. Aux termes de l'art. 241 du Code criminel, la personne qui fournirait une telle assistance serait passible de sanctions criminelles.
J'ai lu les motifs du Juge en chef. Tout convaincants qu'ils soient, je suis d'avis qu'au départ, la présente affaire ne concerne pas une discrimination en vertu de l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, et que la traiter comme telle risquerait de détourner la jurisprudence relative à l'égalité de l'objet véritable de l'art. 15, qui consiste à «corriger ou empêcher la discrimination contre des groupes victimes de stéréotypes, de désavantages historiques ou de préjugés politiques ou sociaux dans la société canadienne»: R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, à la p. 992, motifs du juge en chef Lamer. J'estime plutôt que c'est la façon dont l'État peut restreindre le droit d'un individu de prendre des décisions sur sa personne en vertu de l'art. 7 de la Charte qui est en cause. Je préfère donc fonder mon analyse sur ce point.
J'ai aussi eu l'avantage de lire les motifs de mon collègue, le juge Sopinka. Je suis en grande part d'accord avec ce qu'il dit. Nous partageons l'opinion que l'al. 241b) porte atteinte au droit, garanti par l'art. 7 de la Charte,
à la sécurité de la personne, notion qui englobe la notion de dignité et de protection de la vie privée. Le juge Sopinka conclut que cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale, parce qu'elle est nécessaire pour empêcher que se produisent des cas où la mort serait donnée sans vrai consentement. C'est là que je ne partage plus son opinion. À mon avis, on ne peut justifier de priver Sue Rodriguez d'un choix dont d'autres disposent. Les dispositions actuelles du Code criminel, accompagnées de l'exigence d'une autorisation judiciaire, et en fin de compte, faut‑il espérer, une révision de la loi, suffisent amplement pour empêcher des abus éventuels. Je ne peux pas admettre que le simple fait que le Parlement n'ait pas traité du problème des malades en phase terminale soit déterminant dans le présent pourvoi. Je ne peux admettre non plus que le fait que le suicide avec assistance médicale ne soit pas largement accepté ailleurs soit un obstacle à la demande présentée par Sue Rodriguez. Depuis l'avènement de la Charte, notre Cour a été appelée à trancher de nombreuses questions qui jusqu'alors n'avaient pas reçu de réponse. Si une loi viole la Charte, notre Cour n'a d'autre choix que de déclarer qu'elle le fait.
À mon avis, le raisonnement de l'opinion majoritaire dans l'arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, résout les questions soulevées dans le présent pourvoi. En l'espèce, le Parlement a mis en vigueur un régime législatif qui n'interdit pas le suicide mais qui criminalise l'aide au suicide. Ce régime a pour effet de refuser à certaines personnes le droit de mettre fin à leur vie pour la seule raison qu'elles en sont physiquement incapables. De ce fait, Sue Rodriguez est privée du droit à la sécurité de sa personne (le droit de prendre des décisions concernant son propre corps et qui n'affectent que son propre corps) d'une manière qui enfreint les principes de justice fondamentale et qui, par conséquent, viole l'art. 7 de la Charte. Cette violation ne peut se justifier en vertu de l'article premier. C'est précisément la logique qui a amené la majorité de notre Cour à annuler les dispositions du Code criminel en matière d'avortement dans l'arrêt Morgentaler. Dans ce cas, le Parlement avait établi un régime autorisant l'avortement thérapeutique. En réalité, les dispositions avaient pour effet pour certaines femmes d'empêcher ou de retarder l'avortement thérapeutique. Ces dispositions ont été jugées contraires à l'art. 7 parce qu'elles privaient certaines femmes du droit de disposer de leurs corps selon leur choix, portant ainsi atteinte au droit à la sécurité de leur personne, d'une façon qui n'était pas conforme aux principes de justice fondamentale. Le Parlement n'étant pas en mesure de faire valoir un intérêt pouvant justifier ce régime législatif arbitraire, les dispositions en cause ne pouvaient pas être sauvegardées dans le cadre de l'article premier de la Charte.
L'article 7 de la Charte est ainsi libellé:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Il est établi que l'art. 7 de la Charte protège le droit de chacun de prendre des décisions concernant son propre corps: Morgentaler, précité. Cela résulte de ce que de telles décisions concernent la «sécurité de [l]a personne», que l'art. 7 protège contre une ingérence de l'État qui serait contraire aux principes de justice fondamentale. La sécurité de la personne comporte un élément d'autonomie personnelle protégeant la dignité et la vie privée des individus à l'égard des décisions concernant leur propre corps. Le pouvoir de décider de façon autonome ce qui convient le mieux à son propre corps est un attribut de la personne et de la dignité de l'être humain. Cela rejoint les propos du juge en chef McEachern de la Colombie‑Britannique, selon lequel [traduction] «l'art. 7 a été adopté afin de protéger la dignité humaine et la maîtrise individuelle, pour autant que cela ne nuise pas à autrui»: (1993), 76 B.C.L.R. (2d) 145, à la p. 164.
Comme le dit le juge Wilson dans Morgentaler, précité, à la p. 164:
La Charte est fondée sur une conception particulière de la place de l'individu dans la société. Un individu ne constitue pas une entité totalement coupée de la société dans laquelle il vit. Cependant l'individu n'est pas non plus un simple rouage impersonnel d'une machine subordonnant ses valeurs, ses buts et ses aspirations à celles de la collectivité. L'individu est un peu les deux. La Charte exprime cette réalité en laissant un vaste champ d'activités et de décisions au contrôle légitime du gouvernement, tout en fixant des bornes à l'étendue appropriée de ce contrôle.
L'article 7 de la Charte exige que l'État, s'il restreint la façon dont un individu dispose de son corps, le fasse en conformité avec les principes de justice fondamentale: Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, à la p. 1176, motifs du juge Lamer; et E. Colvin, "Section Seven of the Canadian Charter of Rights and Freedoms" (1989), 68 R. du B. can. 560. L'article 7 exige que le tribunal vérifie si le moyen choisi par l'État pour restreindre le pouvoir de disposer de son propre corps viole les principes de justice fondamentale. La question en l'espèce est de savoir si, ayant choisi de restreindre le droit d'un individu de disposer de son corps par l'al. 241b) du Code criminel, le Parlement l'a fait en conformité avec les principes de justice fondamentale.
Ceci nous amène à la question suivante: que sont les principes de justice fondamentale? Ils sont, dit‑on, les préceptes fondamentaux de notre système juridique, et leur rôle est d'assurer que les ingérences de l'État dans la vie, la liberté et la sécurité de la personne soient conformes à nos notions historiques, et en évolution, d'équité et de justice: Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité. Sans définir le contenu entier de l'expression «principes de justice fondamentale», il suffit, aux fins de l'espèce, de remarquer qu'un régime législatif qui restreint le droit d'un individu de disposer de son corps à sa guise peut enfreindre les principes de justice fondamentale d'après l'art. 7 de la Charte, si la restriction est arbitraire. Une restriction est arbitraire, lorsqu'elle n'a aucun lien ou est incompatible avec l'objectif visé par la loi. Tel était le fondement de la décision de la majorité de notre Cour dans l'arrêt Morgentaler, précité.
Se pose alors la question primordiale en l'espèce. Le fait que le régime législatif qui réglemente le suicide prive Sue Rodriguez du droit de se donner la mort en raison de son incapacité physique rend‑il le régime arbitraire et par conséquent contraire à l'art. 7? Suivant le régime établi par le Parlement, la personne physiquement capable est légalement autorisée à mettre fin à sa vie; elle n'est pas passible de sanction criminelle, si elle se suicide ou tente de se suicider. La personne physiquement incapable d'accomplir l'acte n'est pas autorisée de la même manière à se donner la mort. Tel est l'effet de l'al. 241b) du Code criminel, qui criminalise le fait d'aider une personne à se donner la mort et qui peut rendre la personne qui souhaite se suicider partie à un complot en vue de commettre le crime en question. À supposer -‑ sans décider ce point -‑ que l'État puisse criminaliser tous les suicides, assistés ou non, le fait que le suicide ne soit pas un crime rend‑il arbitraire la criminalisation de toute aide au suicide?
Mon collègue le juge Sopinka fait observer que la décriminalisation du suicide indique que le Parlement estime préférable de laisser la question à d'autres sciences qu'au droit. Il semble indiquer qu'on ne peut y voir aucun consensus selon lequel l'intérêt d'autonomie de ceux qui veulent mettre fin à leur vie l'emporte sur l'intérêt de l'État dans la protection de la vie. Je suis d'accord. Mais cette conclusion élude la question. Quelle différence entre le suicide et le suicide assisté justifie de déclarer l'un licite et l'autre criminel, ou justifie d'autoriser ce choix à certains et de le retirer à d'autres?
Pour répondre à la question, il faut déterminer si le fait de priver Sue Rodriguez de ce qui est accordé aux autres peut se justifier. On soutient que le refus à Sue Rodriguez de la possibilité de disposer de son corps d'une manière permise à la personne physiquement capable est justifié puisque la légalisation de l'aide au suicide ouvrira les portes, sinon les écluses, à un flot de cas où serait provoquée la mort de personnes handicapées qui ne consentent pas véritablement à mourir. L'argument est essentiellement le suivant: il n'y a peut‑être aucune raison, étant donné les faits de l'affaire, de refuser à Sue Rodriguez le choix de mettre fin à sa vie, un choix dont disposent les personnes physiquement capables de le faire. Toutefois, on doit lui refuser ce choix en raison du risque que d'autres personnes exercent à tort leur pouvoir sur des personnes faibles et malades et mettent fin à leur vie contre leur gré. Par conséquent, on demande à Sue Rodriguez de porter le poids du risque que d'autres personnes, dans d'autres circonstances, agissent criminellement pour tuer d'autres personnes ou pour les convaincre de se suicider. On lui demande d'être le bouc émissaire.
La valeur de cet argument peut être examinée à l'étape suivante de l'analyse, quand il faut déterminer si une restriction contraire aux principes de justice fondamentale peut néanmoins être préservée dans le cadre de l'article premier de la Charte parce que sa justification se démontre dans le cadre d'une société libre et démocratique. Cependant, cet argument n'intervient pas dans le contexte de l'analyse fondée sur l'art. 7 en l'espèce. Pour déterminer si une loi enfreint les principes de justice fondamentale d'après l'art. 7 en raison de son caractère arbitraire, l'analyse est axée sur la question de savoir si le régime législatif viole les intérêts protégés d'une personne précise d'une façon qui n'est pas justifiée par l'objectif du régime. Les principes de justice fondamentale exigent que chacun individuellement soit traité équitablement par la loi. La crainte d'abus possibles si on permet à un individu ce qui lui est refusé à tort n'est aucunement pertinente à cette étape initiale. Bref, il est contraire aux principes de justice fondamentale de ne pas permettre à Sue Rodriguez ce qui est permis à d'autres, pour la simple raison qu'il est possible que d'autres personnes, à un moment donné, subissent, non pas ce qu'elle demande, mais l'acte de donner la mort sans véritable consentement. Comme le juge en chef Lamer l'a indiqué dans l'arrêt Swain, précité, à la p. 977:
Il n'est pas acceptable que l'État puisse contrecarrer l'exercice du droit de l'accusé en tentant de faire jouer les intérêts de la société dans l'application des principes de justice fondamentale, et restreindre ainsi les droits reconnus à l'accusé par l'art. 7. Les intérêts de la société doivent entrer en ligne de compte dans l'application de l'article premier de la Charte, lorsqu'il incombe au ministère public de démontrer que la justification de la règle de droit attaquée peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. En d'autres termes, j'estime que l'évaluation des intérêts de la société par rapport au droit individuel garanti par l'art. 7 ne devrait se faire que dans le contexte de l'article premier de la Charte.
J'ajouterais que, d'une façon générale, il n'est pas approprié d'obliger le plaignant à réfuter les intérêts de la société à l'étape de l'art. 7, où le fardeau lui incombe, et que la question doit plutôt être étudiée dans le contexte de l'article premier, où le fardeau incombe à l'État.
Comme le souligne mon collègue le juge Sopinka, notre Cour a décidé que les principes de justice fondamentale peuvent dans certains cas refléter un équilibre entre les intérêts de l'individu et ceux de l'État. Cela dépend de la nature du principe de justice fondamentale en cause. Quand, par exemple, la Cour détermine si sont conformes à la justice fondamentale la prise d'empreintes digitales d'une personne qui a été arrêtée, mais pas encore déclarée coupable (R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387), ou un changement précis apporté au droit correctionnel qui a pour effet de priver un prisonnier d'un intérêt de liberté (Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143), il se peut alors que le principe allégué ne soit compréhensible que si l'intérêt de l'État est pris en compte à l'étape de l'art. 7. Celui qui invoque la Charte peut être appelé à avoir la charge de démontrer que des pratiques bien établies ou, à première vue, nécessaires ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale. La question de savoir si un régime législatif est arbitraire soulève des points différents. C'est toujours à l'État qu'il incombe d'établir l'opportunité d'un régime législatif arbitraire, une fois que le plaignant a établi son caractère arbitraire. L'État le fera à l'étape de l'article premier, quand l'État a le fardeau de preuve, et quand les considérations d'intérêt public qui peuvent justifier le maintien du régime arbitraire sont pertinentes. C'est de cette façon précisément que les jugements de la majorité dans l'arrêt Morgentaler ont traité des questions soulevées; je pense que la Cour devrait procéder de la même manière en l'espèce.
On soutient également que Sue Rodriguez doit être privée du droit de faire de son corps ce que d'autres peuvent faire, parce que l'État a intérêt à formellement interdire à quiconque d'aider quelqu'un à se donner la mort. Comme le dit mon collègue le juge Sopinka: «. . . la participation active d'une personne dans la mort d'une autre est intrinsèquement blâmable sur les plans moral et juridique» (p. 601). La réponse à cet argument est que le Parlement n'a pas affiché de façon constante l'intention de criminaliser les actes qui causent la mort d'autrui. Ainsi, les individus dont les omissions causent la mort d'autrui ne sont pas passibles de sanctions criminelles. De même, ceux qui manquent à l'obligation légale de fournir les «choses nécessaires à l'existence» et causent ainsi la mort ne sont pas passibles de sanctions criminelles si une excuse légitime est fournie, comme le consentement de la victime ou l'incapacité de fournir: voir l'art. 215 du Code criminel. En outre, tuer en légitime défense n'entraîne pas la culpabilité. Aucune règle absolue ne dit que le fait de causer la mort d'autrui ou d'aider à la mort d'autrui est criminellement répréhensible. La culpabilité criminelle dépend des circonstances dans lesquelles la mort a été provoquée ou assistée. Le droit reconnaît depuis longtemps que si, avec une justification valable, une personne cause la mort de quelqu'un, elle n'en sera pas tenue criminellement responsable. Dans le cas de Sue Rodriguez, on pourrait soutenir qu'une telle justification existe, la justification consistant à lui donner la capacité, dont jouissent naturellement les personnes physiquement capables, de mettre fin à sa vie et la justification fournie par son consentement évident et son souhait de mettre un terme à sa vie au moment où elle estime que sa vie ne vaut plus la peine d'être vécue. L'argument selon lequel la prohibition de l'aide au suicide est justifiée du fait que l'État a un intérêt à criminaliser absolument tout acte délibéré qui contribue à la mort d'autrui n'est donc d'aucun secours.
Cette conclusion répond à l'argument selon lequel seule l'assistance passive -‑ l'interruption de soins nécessaires à la vie -‑ devrait être permise. Si est établie la justification de l'assistance apportée à une personne pour se donner la mort, je ne peux accepter de faire une différence entre l'acte "passif", l'interruption de soins nécessaires pour maintenir en vie, et l'acte "actif", la fourniture du moyen qui permettra à une personne saine d'esprit de choisir de mettre fin à sa vie avec dignité.
Certains intervenants ont invoqué la crainte que l'annulation de l'al. 241b) puisse amoindrir la valeur de la vie. Mais, peut‑on répondre, quelle valeur y a‑t‑il à une vie sans choix de faire ce qu'on veut faire de sa propre vie? La vie d'une personne inclut sa mort. Différentes personnes ont des opinions différentes sur la vie et ce qui la dévalorise. Pour certains, la possibilité de choisir de mettre fin à sa vie avec dignité est infiniment préférable aux douleurs et à l'amoindrissement inévitable d'un déclin long et lent. L'article 7 protège ce choix contre la mesure étatique arbitraire qui le supprimerait.
En résumé, la loi établit une distinction entre le suicide et le suicide assisté. Le second est criminel, le premier ne l'est pas. Cette distinction a pour effet d'empêcher des gens comme Sue Rodriguez d'exercer sur leur personne l'autonomie dont jouissent les autres. «[S]ur le seul plan de la logique», pour reprendre les commentaires de la Commission de réforme du droit du Canada, la distinction "est extrêmement difficile [à justifier]»: Document de travail 28, Euthanasie, aide au suicide et interruption de traitement (1982), à la p. 60. Bref, elle est arbitraire. L'objectif qui a motivé le régime législatif adopté par le Parlement à l'égard du suicide ne se reflète pas dans le traitement du suicide assisté. De ce fait, l'interdiction prévue à l'al. 241b) viole les principes de justice fondamentale et donc l'art. 7.
L'article premier de la Charte
La disposition législative qui enfreint les principes de justice fondamentale d'après l'art. 7 de la Charte peut se justifier aux termes de l'article premier de la Charte si l'État établit que la restriction est «raisonnable» et que sa «justification [peut] se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique».
L'État doit en premier lieu établir que la disposition sert un objectif suffisamment important pour l'emporter sur la gravité de la violation des libertés individuelles. Quel est donc l'objectif de la disposition du Code criminel qui criminalise l'aide au suicide? Ce ne peut être la prévention du suicide puisque le législateur l'a décriminalisé. Ce ne peut être non plus la prévention du geste qui contribue à causer la mort puisque, je le répète, dans bien des cas un tel geste n'est pas un crime. L'objectif véritable, il me semble, est d'ordre pratique. On craint que, s'il est permis d'aider quelqu'un à se donner la mort, il soit abusé de ce pouvoir et que puissent être ainsi tuées des personnes qui n'ont pas véritablement et librement consenti à mourir. C'est la crainte que mon collègue le juge Sopinka invoque lorsqu'il affirme que le but de l'al. 241b) est de «protéger la personne vulnérable qui, dans un moment de faiblesse, pourrait être incitée à se suicider» (p. 595).
Cette justification de l'al. 241b) vise deux craintes distinctes. D'abord, il y a la crainte qu'à moins de l'interdire, l'aide au suicide serve de couverture non pas au suicide, mais au meurtre. Sous cet angle, l'objectif de la prohibition ne consiste pas à interdire ce qu'il vise à interdire, soit l'aide au suicide, mais à interdire un autre crime, le meurtre ou d'autres formes d'homicides coupables.
Je doute sérieusement qu'une disposition législative portant atteinte aux principes de justice fondamentale puisse être considérée comme raisonnable et se justifier pour le seul motif que des crimes autres que ceux qu'elle prohibe risquent de devenir plus fréquents si elle n'existe pas. Il n'est pas évident qu'une telle disposition soit nécessaire au Canada; les infractions d'homicide coupable offrent un recours suffisant. Néanmoins, la crainte ne peut pas être écartée du revers de la main; certains éléments de preuve provenant de ressorts étrangers indiquent que certaines lois autorisant le suicide assisté peuvent être reliées à des cas de morts non souhaitées chez des personnes âgées et des handicapés.
Deuxièmement, on craint que, même quand le consentement à la mort est donné, ce consentement ne soit pas vraiment volontaire. On craint, par exemple, que des personnes consentent à mourir dans un moment de dépression passagère. On craint également que la décision de se donner la mort ait été prise sous l'influence d'autrui. On soutient que la légalisation du suicide assisté permettra à des gens, certains bien intentionnés, d'autres malveillants, de soumettre à une influence excessive la personne vulnérable, entraînant ainsi un suicide qui autrement n'aurait pas eu lieu.
La réponse évidente à cela est que les mêmes dangers guettent tous les suicides. Des gens se suicident lorsqu'ils sont en proie à une dépression, et ce n'est pas une conduite criminelle. De plus, le présent appel vise l'al. 241b) du Code criminel. L'alinéa 241a), qui interdit de conseiller le suicide, demeurera en vigueur si l'al. 241b) est déclaré inconstitutionnel. Toutefois, compte tenu de la vulnérabilité particulière de la personne physiquement handicapée, il pourrait être trop facile d'en rester là. Il faut faire face au risque que constitue le consentement passager ou obtenu irrégulièrement.
La crainte relative aux morts provoquées par une influence extérieure ou une dépression se rattache directement au concept du consentement. Si une personne saine d'esprit, pleinement consciente de toutes les circonstances pertinentes, décide de mettre fin à sa vie à un certain moment, comme l'a fait Sue Rodriguez, on peut difficilement soutenir que le droit criminel doit intervenir pour l'en empêcher alors qu'il n'intervient pas dans le cadre d'autres membres de la société dans son ensemble. On craint qu'une personne qui ne donne pas son consentement soit victime d'un meurtre ou que le consentement d'une personne vulnérable soit obtenu irrégulièrement.
Ces craintes, si réelles qu'elles soient, sont‑elles suffisamment importantes pour l'emporter sur le droit de Sue Rodriguez garanti à l'art. 7 de la Charte de mettre fin à sa vie, de la façon et au moment de son choix? Si la prohibition absolue du suicide assisté était réellement nécessaire afin d'éviter les meurtres commis sans consentement ou avec un consentement obtenu irrégulièrement, la réponse pourrait fort bien être affirmative. Si, d'autre part, les garanties offertes par la législation, accompagnées de directives comme celles qui ont été proposées par le juge en chef McEachern, suffisent à dissiper les craintes relatives au consentement, on ne peut prétendre qu'il est nécessaire et justifié de priver Sue Rodriguez du droit de mettre fin à sa vie, un droit dont jouissent les personnes non handicapées.
À mon avis, les dispositions actuelles du Code criminel contribuent grandement à dissiper les craintes relatives à l'absence de consentement et au consentement obtenu irrégulièrement. Quiconque cause la mort d'une personne malade ou handicapée sans le consentement de cette dernière peut être poursuivi en vertu des dispositions en matière d'homicide coupable. Une fois la cause de la mort établie, il appartiendra à la personne qui en est à l'origine d'établir que la mort était réellement un suicide, auquel le défunt avait consenti. L'existence de sanctions criminelles contre ceux qui ne pourraient établir cela devrait suffire à dissuader des morts provoquées sans consentement ou avec un consentement incertain. Comme je le souligne plus haut, conseiller le suicide demeurerait également une infraction criminelle en vertu de l'al. 241a). Aussi, l'exercice d'une influence excessive sur une personne vulnérable demeurerait prohibé.
Ces dispositions peuvent être accompagnées, par le biais d'une réparation accordée dans le présent pourvoi, de conditions supplémentaires exigeant qu'une ordonnance d'un tribunal autorise l'aide au suicide dans un cas particulier. Le juge doit être convaincu que le consentement est donné librement, en pleine connaissance de toutes les circonstances. Cela garantira que seules les personnes qui souhaitent véritablement mettre fin à leur vie obtiennent l'aide. Si c'est plus demander à Sue Rodriguez qu'on ne demande à une personne non handicapée qui cherche à se suicider, ces précautions supplémentaires peuvent se justifier par la vulnérabilité particulière d'une personne qui est incapable physiquement de mettre fin à sa vie.
Je conclus qu'il n'a pas été démontré que l'atteinte à l'art. 7 de la Charte par l'al. 241b) est justifiée aux termes de l'article premier de la Charte.
Les rôles respectifs du législateur et des tribunaux
On a soutenu énergiquement qu'il appartenait au Parlement de réglementer le suicide assisté et que notre Cour devait se garder de se prononcer sur la question. Ces arguments font écho aux opinions des juges de la majorité de la Cour d'appel en l'espèce. Le juge Hollinrake a indiqué: [traduction] «je suis d'avis que, dans les domaines où s'opposent des opinions publiques extrêmes et où sont soulevées des considérations fondamentalement philosophiques et non juridiques, il y a lieu de laisser la question entre les mains du législateur comme ce fut le cas dans le passé» (p. 177). Le juge Proudfoot a ajouté: [traduction] «La preuve substantielle qui nous est soumise ne nous permet pas d'évaluer le niveau de consensus au Canada à l'égard du suicide assisté [. . .] Je suis d'avis qu'il appartient au Parlement de tâter le pouls de la population» (p. 186).
Si la tâche qui m'était confiée consistait à prendre le pouls de la population, je reculerais moi aussi, bien qu'en matière d'obligation constitutionnelle, un tribunal saisi d'une violation de la Charte peut ne pas jouir du luxe de choisir ce sur quoi il se prononcera et ne se prononcera pas. J'estime toutefois que ce n'est pas la tâche qui incombe à notre Cour en l'espèce. On ne nous a pas demandé de reconsidérer l'objectif du Parlement de criminaliser l'aide au suicide. Nous avions la tâche beaucoup plus modeste de déterminer si, étant donné le régime législatif institué par le Parlement pour réglementer le suicide, le fait de priver Sue Rodriguez du pouvoir de mettre fin à sa vie est arbitraire et équivaut par conséquent à une restriction de son droit à la sécurité de sa personne qui est incompatible avec les principes de justice fondamentale. Le Parlement a en fait choisi de légiférer en matière de suicide. Il a mis sur pied un régime qui légalise le suicide, mais qui criminalise l'aide au suicide. La seule question est de savoir si, ayant décidé d'agir dans ce domaine délicat qui touche l'autonomie des gens sur leur personne, le législateur a agi d'une manière fondamentalement équitable pour tous. L'important n'est pas la raison pour laquelle le législateur a agi, mais la façon dont il a agi.
Réparation
Je souscris pour l'essentiel à la réparation proposée par le Juge en chef dans ses motifs bien que je ne sois pas convaincue que certaines conditions énoncées dans ses directives soient indispensables. En l'espèce, un cas où c'est le geste de l'appelante elle‑même qui provoquera la mort, il n'est peut‑être pas nécessaire de vérifier le consentement chaque jour, ni de limiter à 31 jours la durée du certificat. Les exigences varieront dans chaque cas. L'essentiel dans tous les cas est que le juge soit convaincu que lorsque le suicide a lieu, s'il a lieu, ce sera avec le consentement libre et entier du requérant. Je laisserais au juge en chambre le soin de rédiger l'ordonnance finale, en tenant compte des directives proposées par le juge en chef McEachern et des circonstances du cas envisagé.
Je suis d'avis de répondre aux questions constitutionnelles comme le propose le Juge en chef.
Version française des motifs rendus par
Le juge Cory (dissident) ‑‑ J'ai lu les excellents motifs rédigés par le Juge en chef et les juges Sopinka et McLachlin. Je suis d'accord avec la façon dont le Juge en chef propose de trancher le pourvoi, principalement pour les motifs avancés tant par le Juge en chef lui‑même que par le juge McLachlin. J'explique brièvement les motifs de ma conclusion.
Tout d'abord, je ferais observer que toutes les parties à ce débat s'entendent sur le point de base que la vie humaine est d'une importance fondamentale pour notre société démocratique. Ceux qui s'opposent au redressement que demande Sue Rodriguez cherchent à maintenir les dispositions contestées du Code criminel pour le motif qu'elles aident la société à protéger la vie humaine. Ceux qui défendent sa position reconnaissent l'importance de protéger la dignité essentielle de la vie humaine, laquelle inclut, pour Sue Rodriguez, le droit de mourir avec dignité.
L'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés a reconnu aux Canadiens le droit constitutionnel à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. C'est une disposition qui met l'accent sur la dignité inhérente à l'existence humaine. Notre Cour, à l'occasion de l'étude de l'art. 7 de la Charte, a fréquemment reconnu l'importance de la dignité humaine dans notre société. Voir, par exemple, Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 512, et R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, le juge Wilson, à la p. 166.
La vie d'une personne doit inclure sa mort. La mort est l'acte final du théâtre de la vie. Si, comme je le crois, la mort fait partie intégrante de la vie, alors la mort comme étape de la vie a droit à la protection constitutionnelle prévue par l'art. 7. Il s'ensuit que le droit de mourir avec dignité devrait être aussi bien protégé que n'importe quel autre aspect du droit à la vie. Des interdictions édictées par l'État, qui imposeraient une mort atroce et douloureuse à un malade en phase terminale, handicapé et lucide, constitueraient une insulte à la dignité humaine.
À ce sujet, ceux qui s'opposent à la requête ont admis qu'un malade sain d'esprit peut refuser un traitement même si ce refus doit entraîner inévitablement la mort. Par conséquent, le droit existe pour les personnes saines d'esprit de choisir de mourir avec dignité plutôt que d'accepter un traitement qui prolongera leur vie. Le droit d'un malade de refuser un traitement, découlant du concept en common law de l'intégrité de la personne, a été récemment admis pas notre Cour dans l'arrêt Ciarlariello c. Schacter, [1993] 2 R.C.S. 119.
Je ne vois aucune différence entre le fait de permettre à un malade sain d'esprit de choisir de mourir avec dignité en refusant un traitement et le fait de permettre à un malade sain d'esprit mais physiquement en phase terminale de choisir de mourir avec dignité en arrêtant le traitement qui lui permet de survivre, même si, du fait de son incapacité physique, cette mesure doit matériellement être prise par quelqu'un d'autre selon ses instructions. De même, je ne vois aucune raison de ne pas permettre aussi qu'un malade en phase terminale et sur le point de mourir puisse mettre fin à ses jours par l'intermédiaire de quelqu'un, comme l'a suggéré Sue Rodriguez. Le droit de choisir la mort est offert aux malades qui ne sont pas physiquement handicapés. Il n'existe aucune raison de refuser ce choix à ceux qui le sont. Ce choix, pour un malade en phase terminale, serait assujetti à des conditions semblables à celles proposées par le Juge en chef et respectées par la requérante. Ces conditions étant fixées, l'art. 7 de la Charte peut être appliqué pour permettre à un tribunal d'accorder le redressement proposé par le Juge en chef. Cela garantira à Sue Rodriguez, qui a vécu sa vie avec tant de dignité et de courage, de choisir d'y mettre un terme avec la même dignité et le même courage.
De la même façon, pour les motifs si bien exprimés par le Juge en chef, l'art. 15 peut être invoqué pour accorder le même redressement au moins aux malades handicapés en phase terminale. Il est révélateur que notre Cour, dans l'examen de l'art. 15 de la Charte, a une fois de plus souligné l'importance du respect de la vie humaine. Voir Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 171. Je suis donc d'avis de trancher le pourvoi de la façon proposée par le Juge en chef.
Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Cory et McLachlin sont dissidents.
Procureurs de l'appelante: Considine & Lawler, Victoria.
Procureur de l'intimé le procureur général du Canada: John C. Tait, Ottawa.
Procureur de l'intimé le procureur général de la Colombie‑Britannique: Le ministère du Procureur général, Victoria.
Procureur de l'intervenante British Columbia Coalition of People with Disabilities: Community Legal Assistance Society, Vancouver.
Procureurs de l'intervenante Dying with Dignity: Beard, Winter, Toronto.
Procureurs de l'intervenante Right to Die Society of Canada: Davies, Ward & Beck, Toronto.
Procureurs de l'intervenante COPOH: Anne M. Molloy et Janet L. Budgell, Toronto.
Procureurs des intervenantes Pro-Life Society of British Columbia et Pacific Physicians for Life Society: Davis & Company, Vancouver.
Procureurs des intervenantes la Conférence des évêques catholiques du Canada et Evangelical Fellowship of Canada: Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa.
Procureurs de l'intervenante People in Equal Participation Inc.: Taylor McCaffrey, Winnipeg.