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Hy and Zel's Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675

 

Hy and Zel's Inc. et autres                                                                Appelants

 

c.

 

Le procureur général de l'Ontario                                                    Intimé

 

et entre

 

Paul Magder Furs Limited et autres                                                Appelants

 

c.

 

Le procureur général de l'Ontario                                                    Intimé

 

Répertorié:  Hy and Zel's Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général)

 

Nos du greffe:  22556, 22559.

 

1993:  25 février; 1993:  21 octobre.

 


Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

 

en appel de la cour d'appel de l'ontario

 

                   Pratique ‑‑ Qualité pour agir ‑‑ Loi définissant les jours fériés et limitant le magasinage pendant ces jours fériés ‑‑ Contestation fondée sur la Charte dans laquelle des personnes morales allèguent qu'une atteinte à la liberté de religion résulte de déclarations de culpabilité pour violation de la Loi ‑‑ Requête visant à obtenir un jugement déclarant que la Loi est inconstitutionnelle ‑‑ Requête suspendue en attendant qu'une décision soit rendue dans une affaire semblable, puis déposée à la suite d'une constatation de constitutionnalité ‑‑ Questions constitutionnelles visant à déterminer s'il y a eu atteinte à la liberté de religion et, dans l'affirmative, si cette atteinte est justifiée ‑‑ Les personnes morales ont‑elles qualité pour demander un jugement déclaratoire d'inconstitutionnalité? ‑‑ Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453, art. 1(1), 2(2), 8(1), (2).

 

                   La Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail limite le magasinage les jours fériés et définit l'expression «jour férié».  Cette loi a été défiée par de nombreux détaillants même si elle avait été jugée constitutionnelle, et chaque modification subséquente a été perçue comme un coup fatal à sa constitutionnalité.

 

                   Le procureur général de l'Ontario a invoqué l'art. 8 de la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail pour demander la délivrance d'une ordonnance enjoignant à Paul Magder Furs Ltd. et à deux autres détaillants de fermer leurs portes le dimanche suivant (la veille de Noël), le jour de Noël et le lendemain de Noël.  Paul Magder Furs Ltd. et une trentaine d'employés qui ne sont pas nommés dans la requête fondée sur l'art. 8 ont réagi en déposant, devant la Haute Cour, une requête au civil contre le Procureur général (la «requête de Magder») en vue d'obtenir des jugements déclarant que le par. 2(2) de la Loi est inconstitutionnel et que les employés requérants ont le droit de travailler les jours fériés énoncés dans la Loi.  Dans la requête de Magder, qui reposait sur les mêmes documents que la requête du Procureur général fondée sur l'art. 8, on demandait que ces deux requêtes soient entendues en même temps.  En raison des violations délibérées et persistantes de la Loi par cet établissement, la cour s'est fondée sur l'art. 8 pour rendre une ordonnance provisoire enjoignant à Paul Magder Furs Ltd. de fermer ses portes les jours fériés définis dans la Loi.  La Cour d'appel de l'Ontario a annulé l'appel interjeté contre l'ordonnance provisoire pour des motifs de compétence et a ajourné sine die l'appel de la condamnation pour outrage au tribunal prononcée lorsque l'établissement a continué d'ouvrir ses portes contrairement à l'ordonnance provisoire.  Cette cour a par la suite statué que l'avis d'appel ne mettait pas fin à l'imposition d'amendes pour outrage au tribunal et a rejeté la requête présentée par Paul Magder Furs Ltd. afin que soit entendue la requête fondée sur l'art. 8, pour le motif que cet établissement continuait de violer l'ordonnance provisoire.

 

                   La municipalité régionale de Halton a déposé contre Hy & Zel's Inc. une requête fondée sur l'art. 8.  Le Procureur général est par la suite intervenu et a pris en charge l'action.  En réponse à la requête fondée sur l'art. 8, les dirigeants de Hy & Zel's Inc. ont déposé une requête au civil en vue d'obtenir notamment un jugement déclarant que le par. 2(2) de la Loi était invalide.  Puis Hy & Zel's Inc. et plus de 100 de ses employés ont déposé une nouvelle requête contre le Procureur général en vue d'obtenir des jugements déclarant que le par. 2(2) de la Loi est inconstitutionnel, que la Loi est inconstitutionnelle et que les employés requérants ont le droit de travailler les jours fériés.  Cette requête était fondée sur les documents déposés dans l'affaire Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada et sur d'autres éléments de preuve par affidavit.

 

                   Les requêtes des deux établissements ont été suspendues jusqu'à ce que jugement soit rendu dans l'affaire Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada qui portait sur une requête semblable fondée sur l'art. 8 et des demandes de jugement déclaratoire.  L'audition des requêtes de Magder et de Hy & Zel a été fixée après que la Cour d'appel eut statué que la Loi était constitutionnelle dans l'affaire Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada.  Les questions constitutionnelles formulées en l'espèce sont les suivantes: la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail porte‑t‑elle atteinte à la liberté de religion garantie par l'al. 2 a )  de la Charte canadienne des droits et libertés  ou aux droits à l'égalité garantis par l'art. 15?  Et, dans l'affirmative, ces atteintes sont-elles justifiées en vertu de l'article premier?

 

                   Arrêt (les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes):  Les pourvois sont rejetés.

 

                   Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major:  Pour que les tribunaux puissent exercer leur pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir dans une affaire civile où la partie prétend qu'il y a eu non pas violation de ses propres droits en vertu de la Charte , mais violation des droits d'autrui, il doit se poser une question sérieuse quant à la validité de la mesure législative, les appelants doivent être directement touchés par la mesure législative ou avoir un intérêt véritable dans sa validité et il ne doit y avoir aucune autre manière raisonnable et efficace de soumettre aux tribunaux la question de la validité de la mesure législative.

 

                   Une question sérieuse a été soulevée en l'espèce.  Pour les fins des présents motifs seulement, on a tenu pour acquis que les nombreuses modifications apportées au fil des ans, depuis que la Loi a été maintenue dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., l'ont suffisamment changée pour que sa validité ne soit plus assurée.

 

                   La Loi touchait directement les appelants.  Bien que la Loi touche tous les Ontariens en limitant le magasinage les jours fériés définis, seuls les détaillants et les employés du commerce de détail sont passibles de poursuites en cas d'inobservation de ses dispositions.

 

                   Il existait d'autres manières raisonnables et efficaces de soumettre la question aux tribunaux.  Puisque les deux requêtes ne présentaient pratiquement aucun élément de preuve à l'appui des prétentions qu'elles contenaient et reposaient sur la preuve produite dans la requête du Procureur général fondée sur l'art. 8 (la requête de Magder) ou dans l'affaire Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada (la requête de Hy and Zel), il peut y avoir une manière plus raisonnable et plus efficace de soumettre cette question aux tribunaux.  La nature de la Loi n'était d'aucune utilité aux appelants.  La Loi ne décourageait pas la contestation de manière à engendrer une situation où on ne pouvait pas raisonnablement s'attendre à ce qu'une partie directement touchée la conteste.  La partie qui cherche à contester la Loi doit démontrer qu'il n'existe aucun autre moyen raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux.

 

                   Les appelants n'avaient pas qualité pour agir du fait que leurs propres droits religieux avaient été violés.  Même en supposant que les personnes morales peuvent avoir des droits religieux, il n'y avait aucune preuve et il n'était pas allégué que les droits des appelants avaient été violés.  Les décisions relatives à la Charte  ne sauraient être rendues dans un vide factuel.  L'absence de faits propres aux appelants compromet la capacité de la Cour de s'assurer qu'elle entend ceux qui sont le plus directement touchés et que les questions relatives à la Charte  sont tranchées dans un contexte factuel approprié.

 

                   Ce n'était pas le bon cas pour déterminer la mesure dans laquelle le critère de la qualité pour agir énoncé dans l'arrêt Smith c. Attorney General of Ontario survivait aux opinions plus libérales relatives à la qualité pour agir dans l'intérêt public.  Aucun élément de preuve n'a été présenté sur la façon dont les appelants ont subi un préjudice exceptionnel selon le critère de l'arrêt Smith.

 

                   Les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin (dissidentes):  Compte tenu de l'historique des procédures du présent pourvoi, du fait que les appelants comprenaient que le présent litige constituerait une cause type et, en particulier, de son effet sur le grand nombre d'accusations pendantes devant les tribunaux d'instance inférieure, auxquelles les appelants font face actuellement et qui soulèvent la même question constitutionnelle, il est approprié que notre Cour exerce ici son pouvoir discrétionnaire de reconnaître aux appelants la qualité pour agir.  Cette conclusion est étayée par un examen de l'effet spécial et permanent que la Loi a sur les appelants en l'espèce, par les objectifs d'efficacité dans l'administration de la justice et par les coûts qu'engendrent, pour la société et les parties en cause, des litiges supplémentaires sur la même question, de même que par la philosophie qui sous‑tend les règles de la qualité pour agir.  La reconnaissance des obstacles pratiques et financiers à la contestation de cette mesure législative auxquels feraient face les employés appelants s'ils ne jouissaient pas de l'aide des personnes morales appelantes constitue une raison de reconnaître à ces appelants la qualité pour agir.

 

                   Il faut établir une distinction entre la qualité pour agir et le droit au redressement recherché.  La qualité pour agir est une question préliminaire qui comporte la reconnaissance du droit de se présenter devant la cour et elle doit, en théorie comme en pratique, demeurer distincte des décisions que la cour rend après avoir entendu l'appel.

 

                   L'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. n'a pas tranché la question de la qualité pour agir en l'espèce.  Sa ratio repose sur le droit positif qu'a une personne morale d'opposer comme moyen de défense à une accusation criminelle les droits que la Charte  garantit à autrui.  La Cour n'a pas examiné la question de savoir si les personnes morales ont des droits en vertu de l'al. 2a) parce que ce ne serait pas pertinent étant donné que nul ne pourrait être déclaré coupable en vertu d'une loi inconstitutionnelle.  Rien ne porte à croire, dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. ou dans l'arrêt Irwin Toy c. Québec (Procureur général), que les décisions de notre Cour sur les droits des personnes morales influent sur leur qualité pour faire valoir que leurs droits constitutionnels ont été violés.

 

                   Selon la règle du «préjudice exceptionnel» énoncée dans l'arrêt Smith c. Attorney General of Ontario, un demandeur devait, pour contester une loi d'application générale, établir que cette loi avait sur lui un effet plus grand que celui qu'elle avait sur le grand public et qu'il avait dans la loi en question un intérêt touchant ses droits personnels ou pécuniaires, ou encore ceux qu'il possédait en tant que propriétaire.  Comme corollaire, le Procureur général était présumé agir à titre de gardien de l'intérêt public.  La trilogie d'arrêts Thorson c. Procureur général du Canada, Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, et Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, a élargi considérablement l'accès aux tribunaux et de supprimer les obstacles à la qualité pour agir qui sont fondés sur une catégorie.  Les tribunaux scrutent de plus en plus les règles qui régissent la qualité pour agir et examinent si la mesure législative serait à l'abri des contestations et si elle pourrait être contestée par un particulier, éliminant ainsi la nécessité de la qualité pour agir dans l'intérêt public.

 

                   Les règles relatives à la qualité pour agir dans l'intérêt public, qui ont été formulées dans la trilogie pour élargir l'accès aux tribunaux, ne régissent pas les parties qui relèvent carrément de la règle énoncée dans l'arrêt Smith.  Les parties ont encore droit à la qualité pour agir, en autant qu'elles sont capables d'établir que l'effet de la mesure législative sur leurs droits privés leur cause un «préjudice exceptionnel».  La règle générale énoncée dans l'arrêt Smith s'applique aussi aux parties qui demandent des jugements déclaratoires fondés sur la Charte .  La qualité pour agir doit pouvoir aussi être reconnue aux parties exposées à des poursuites criminelles ou quasi criminelles aux fins de contester la constitutionnalité de la mesure législative.  En l'espèce, les appelants tombent carrément dans la catégorie des parties à un litige d'intérêt public, mais il est préférable de les décrire comme des personnes qui subissent un «préjudice exceptionnel» en vertu de la Loi.

 

                   Une approche souple qui permette aux tribunaux de répondre à une gamme de préoccupations touchant à la fois les parties et l'administration de la justice doit l'emporter sur une approche stricte qui ne laisse place à aucune exception.  Les citoyens ont intérêt à ce que les législateurs se comportent de façon appropriée sur le plan constitutionnel et, lorsque la constitutionnalité d'une mesure législative est en cause, c'est sur la mesure législative elle‑même et non sur la situation des parties que doit principalement porter l'examen.  Pour régler la question de la qualité pour agir, la cour devrait aborder la qualité pour agir d'une façon pratique et fondée sur l'objet visé plutôt que d'une façon fondée sur une catégorie, et recourir aux préoccupations qui sous‑tendent les restrictions apportées à la qualité pour agir, comme la multiplicité des poursuites et l'économie judiciaire.

 

                   La contestation de la constitutionnalité d'une loi (en supposant que l'instance ne vise rien d'autre qu'une conclusion d'invalidité) doit être régie par les mêmes règles en matière de qualité pour agir et de procédure, indépendamment de la question de savoir si la contestation repose sur des motifs d'ordre fédéral ou sur des moyens fondés sur la Charte .  Du fait qu'elles ne peuvent invoquer des droits garantis par la Charte , les personnes morales doivent, en procédant à une contestation fondée sur la Charte , surmonter des obstacles qui n'existent pas dans le cas d'attaques relatives au partage des compétences.  En principe cependant, il n'y a aucune raison d'adhérer strictement à une règle qui empêche automatiquement de contester une mesure législative qui touche directement une personne morale demanderesse, pour le seul motif que l'aspect contesté de la mesure législative ne la touche pas directement.  Puisque la constitutionnalité de la mesure législative peut être opposée comme moyen de défense, la question devrait plutôt être de savoir si le demandeur a un intérêt suffisant dans l'issue d'une attaque constitutionnelle.  On se préoccupe d'abord et avant tout de savoir si les gouvernements ont respecté les limites de leur compétence constitutionnelle.  Les obstacles techniques à la qualité pour agir, fondés sur des motifs comme la façon dont on a choisi de procéder, ne sauraient être maintenus en principe.

 

                   La capacité qu'ont d'autres parties de soumettre la question à la cour ne doit pas avoir pour effet d'empêcher, de façon automatique et stricte, la cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir.  Il y a lieu de soupeser les avantages de procéder à la contestation constitutionnelle en fonction du préjudice que pourrait causer aux appelants le refus de leur reconnaître la qualité pour agir à un stade avancé des procédures, particulièrement dans un cas où la partie qui demande la qualité pour agir est déjà devant les tribunaux.

 

                   Notre Cour n'a pas encore abordé la question de l'application des droits garantis par l'art. 15 aux personnes morales ou à la mesure législative attaquée en l'espèce.  Comme les appelants sont les parties appropriées pour avancer un argument fondé sur l'art. 15 dans le présent contexte et que l'autorisation de pourvoi devant notre Cour a été accordée sur la question, il n'existait aucun motif de leur refuser la qualité pour agir.

 

                   Les appelants peuvent se fonder sur le dossier d'autres parties qui soulève des points de droit identiques dans des circonstances essentiellement identiques.  La nature de la preuve n'est pas généralement une question qui influe sur celle de la qualité pour agir.  Dans les affaires constitutionnelles en particulier, les éléments de preuve documentaire de nature générale peuvent être pertinents pour établir le contexte de la question en litige, tout à fait indépendamment de la situation des parties en présence.  Qui plus est, les appelants subiraient incontestablement un préjudice si, après leur avoir permis depuis le début de se fonder sur ce dossier, on leur disait, à ce stade, que la qualité pour agir leur sera refusée pour cette raison.

 

                   Les employés du commerce de détail appelants ne devraient pas se voir refuser qualité pour agir en raison de l'absence de preuve établissant qu'ils ont cette qualité.  Il n'est pas question, à ce stade, de trancher le pourvoi dans un vide factuel.  Ce qui préoccupe la cour, à cette étape des procédures, est la question de savoir s'il y a suffisamment d'éléments pour évaluer la «nature de l'intérêt» que le demandeur invoque.  Cela n'emporte pas nécessairement un examen de la preuve.  Le seul moyen efficace dont disposent les employés du commerce de détail pour saisir les tribunaux d'une question, compte tenu des frais en cause, peut être de joindre leur requête à celle d'autres requérants.  Même si les employés risquent peu de faire l'objet d'accusations en vertu de la Loi, ils n'en sont pas moins touchés par ses dispositions et la question de l'effet de la Loi sur les droits que leur garantissent l'al. 2a) et l'art. 15 de la Charte demeure entière.

 

Jurisprudence

 

Citée par le juge Major

 

                   Arrêts mentionnésR. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada (1991), 2 O.R. (3d) 65 (C.A.), infirmant (1990), 73 O.R. (2d) 289 (H.C.), autorisation de pourvoi accordée sub nom. Oshawa Group Ltd. c. Procureur général de l'Ontario, [1991] 3 R.C.S. x.; Ontario (Attorney‑General) c. Paul Magder Furs Ltd. (1989), 71 O.R. (2d) 513; Ontario (Attorney General) c. Paul Magder Furs Ltd. (1991), 6 O.R. (3d) 188, autorisation de pourvoi refusée, [1992] 2 R.C.S. ix; Ontario (Attorney General) c. Paul Magder Furs Ltd. (1992), 10 O.R. (3d) 46; Ontario (Attorney General) c. Paul Magder Furs Ltd. (1991), 5 O.R. (3d) 560, avec motifs supplémentaires rendus le 16 juillet 1992;  Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265; Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086; Smith c. Attorney General of Ontario, [1924] R.C.S. 331.

 

Citée par le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente)

 

                   Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of

Canada (1991), 2 O.R. (3d) 65 (C.A.), infirmant (1990), 73 O.R. (2d) 289 (H.C.), autorisation de pourvoi accordée sub nom. Oshawa Group Ltd. c. Procureur général de l'Ontario, [1991] 3 R.C.S. x; MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Smith c. Attorney General of Ontario, [1924] R.C.S. 331; Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265; Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; MacIlreith c. Hart (1908), 39 R.C.S. 657; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2  R.C.S. 607.

 

Lois et règlements cités

 

Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453, art. 1(1) [mod. L.O. 1989, ch. 3, art. 1], 2(1) [mod. ibid., art. 2], (2), 7(1) [mod. ibid., art. 7], (2) [mod. ibid., art. 7].

 

Doctrine citée

 

Colombie‑Britannique. Commission de réforme du droit. Report on Civil Litigation in the Public Interest.  LRC 46.  Vancouver:  1980.

 

Cromwell, Thomas A.  Locus Standi: A Commentary on the Law of Standing in Canada.  Toronto:  Carswell, 1986.

 

Hogg, Peter W.  Constitutional Law of Canada, 3rd ed.  Toronto:  Carswell, 1992.

 

Ontario.  Commission de réforme du droit. Report on the Law of Standing.  Toronto:  Ministère du Procureur général, 1989.

 

Scott, Kenneth E.  «Standing in the Supreme Court -‑ A Functional Analysis» (1973), 86 Harv. L. Rev. 645.

 

Strayer, Barry L.  The Canadian Constitution and the Courts, 3rd ed.  Toronto:  Butterworths, 1988.

 

                   POURVOI (Hy and Zel's Inc. et autres c. Procureur général de l'Ontario, C.S.C., no du greffe 22556) contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario qui a rejeté un appel d'une décision du juge Potts qui avait rejeté une demande de jugement déclaratoire.  Pourvoi rejeté, les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes.

 

                   POURVOI (Paul Magder Furs Limited. et autres c. Procureur général de l'Ontario, C.S.C., no du greffe 22559) contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario qui a rejeté un appel d'une décision du juge Potts qui avait rejeté une demande de jugement déclaratoire.  Pourvoi rejeté, les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes.

 

                   Timothy S. B. Danson et Julian N. Falconer, pour les appelants.

 

                   Elizabeth C. Goldberg et Hart Schwartz, pour l'intimé.

 

                   Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major rendu par

 

                   Le juge Major ‑‑

 

I. Les faits

 

                   La Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453 (la «Loi») limite le magasinage les jours fériés.  Au paragraphe 1(1) de la Loi, l'expression «jour férié» est définie comme comprenant

 

1  (1) . . .

 

. . .

 

                   (i)le jour de l'An,

 

                   (ii)le Vendredi saint,

 

                   (iii)la fête de la Reine,

 

                   (iv)la fête du Canada,

 

                   (v)la fête du Travail,

 

                   (vi)le jour d'Action de grâces,

 

                   (vii)le jour de Noël,

 

                   (viii)le 26 décembre,

 

                   (ix)le dimanche,

 

                   (x)les autres jours que le lieutenant‑gouverneur proclame jours fériés pour l'application de la présente loi . . .

 

Depuis que la Loi a été promulguée pour la première fois en 1975, de nombreux détaillants en ont défié les dispositions malgré l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713 (Edwards Books), dans lequel notre Cour a décidé que la Loi était constitutionnelle.  Chaque modification subséquente a été perçue par les détaillants comme un coup fatal à la constitutionnalité de la Loi.

 

                   Paul Magder Furs Ltd. s'est adressée aux tribunaux à maintes reprises au cours des dix dernières années.  Le présent épisode a commencé à la fin de décembre 1989.  Le procureur général de l'Ontario a invoqué l'art. 8 de la Loi pour demander la délivrance d'une ordonnance enjoignant à Paul Magder Furs Ltd. et à deux autres détaillants de fermer leurs portes le dimanche suivant (la veille de Noël), le jour de Noël et le lendemain de Noël (la «requête fondée sur l'art. 8»).  L'article 8 est ainsi rédigé:

 

                   8  (1)  Sur présentation d'une requête à la Cour suprême par un avocat au service du procureur général ou d'une municipalité, le tribunal peut ordonner la fermeture d'un établissement de commerce de détail un jour férié, pour veiller au respect de la présente loi, d'un règlement municipal adopté en vertu de celle‑ci, ou d'un règlement pris en application de celle‑ci.

 

                   (2)  L'ordonnance visée au paragraphe (1) s'ajoute à toute autre pénalité qui peut être imposée, et elle peut être rendue qu'une instance ait été introduite ou non devant la Cour des infractions provinciales à l'égard d'une infraction à l'article 2 de la présente loi, à un règlement municipal adopté en vertu de celle‑ci, ou à un règlement pris en application de celle‑ci.

 

                   Paul Magder Furs Ltd. et une trentaine d'employés qui ne sont pas nommés dans la requête fondée sur l'art. 8 ont réagi en déposant, devant la Haute Cour de justice de l'Ontario, une requête au civil contre le Procureur général et la police de Toronto (la «requête de Magder») en vue d'obtenir le redressement suivant:

 

a.  une ordonnance provisoire et définitive interdisant à la police de Toronto d'appliquer la Loi aux requérants jusqu'à ce qu'ils en aient contesté la constitutionnalité;

 

b.  une ordonnance provisoire et définitive interdisant à la communauté urbaine de Toronto de prendre des mesures contre les requérants, conformément à la Loi;

 

c.  un jugement déclarant que le par. 2(2) de la Loi est inconstitutionnel;

 

d.  un jugement déclarant que les employés requérants ont le droit de travailler les jours fériés énoncés dans la Loi.

 

Dans la requête de Magder, qui reposait sur les mêmes documents que la requête fondée sur l'art. 8, on demandait que ces deux requêtes soient entendues en même temps.  Les alinéas a) et b) ont par la suite été abandonnés.

 

                   Comme la requête fondée sur de l'art. 8 avait été déposée à la suite d'un préavis de vingt‑quatre heures seulement, le juge Farley a accueilli la demande d'ajournement présentée par les détaillants.  Il a aussi ajourné l'audition de la requête de Magder.  Les deux affaires ont été suspendues jusqu'à l'audition, par la Haute Cour de justice, de l'affaire Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada, qui portait sur une requête semblable fondée sur l'art. 8 et des demandes de jugement déclaratoire par des détaillants.  Toutefois, compte tenu de la preuve de l'existence de [traduction] «violations délibérées et persistantes de la Loi par Magder», du fait que des [traduction] «peines relatives à des condamnations antérieures n'avaient eu aucun effet dissuasif» et de [traduction] «l'intention de Magder de poursuivre les violations», le juge Farley s'est fondé sur l'art. 8 pour accorder une ordonnance provisoire enjoignant à Paul Magder Furs Ltd. de fermer ses portes les jours fériés définis dans la Loi.  Voir Ontario (Attorney‑General) c. Paul Magder Furs Ltd. (1989), 71 O.R. (2d) 513 (H.C.), aux pp. 520 et 524. Paul Magder Furs Ltd. en a appelé de cette ordonnance provisoire.  Le 22 octobre 1991, la Cour d'appel de l'Ontario a annulé l'appel interjeté contre l'ordonnance provisoire pour des motifs de compétence.

 

                   Paul Magder Furs Ltd. a continué d'ouvrir ses portes contrairement à l'ordonnance provisoire.  Le 23 février 1990, le juge Chilcott a déclaré Paul Magder Furs Ltd. coupable d'outrage au tribunal.  Paul Magder Furs Ltd. en a  appelé de sa condamnation pour outrage au tribunal.  La Cour d'appel a ajourné l'appel sine die jusqu'à ce que Paul Magder Furs Ltd. purge sa peine pour outrage au tribunal et respecte l'ordonnance.  Voir Ontario (Attorney General) c. Paul Magder Furs Ltd. (1991), 6 O.R. (3d) 188 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée [1992] 2 R.C.S. ix.  La Cour d'appel a par la suite statué que l'avis d'appel ne mettait pas fin à l'imposition d'amendes pour outrage au tribunal.  Voir (1992), 10 O.R. (3d) 46 (C.A.).

 

                   En octobre 1991, Paul Magder Furs Ltd. a demandé que soit entendue la requête fondée sur l'art. 8.  Le juge Somers a rejeté la requête pour le motif que Paul Magder Furs Ltd. continuait à violer l'ordonnance provisoire.  Voir Ontario (Attorney General) c. Paul Magder Furs Ltd. (1991), 5 O.R. (3d) 560 (Div. gén.), motifs supplémentaires rendus le 16 juillet 1992.

 

                   Le litige mettant en cause Hy & Zel's Inc. est semblable, quoique moins complexe.  La municipalité régionale de Halton a, au début du mois de décembre 1989, déposé contre Hy & Zel's Inc. une requête fondée sur l'art. 8.  Le Procureur général est par la suite intervenu et a pris en charge l'action.  En réponse à la requête fondée sur l'art. 8, les dirigeants de Hy & Zel's Inc. ont déposé une requête au civil en vue d'obtenir notamment un jugement déclarant que le par. 2(2) de la Loi était invalide.  Ces affaires sont vraisemblablement suspendues.  Puis, le 24 juin 1991, Hy & Zel's Inc. et plus de 100 de ses employés ont déposé une nouvelle requête contre le Procureur général (la «requête de Hy & Zel's»).  Cette requête visait à obtenir le redressement suivant:

 

a.un jugement déclarant que le par. 2(2) de la Loi est inconstitutionnel;

 

b.un jugement déclarant que la Loi est inconstitutionnelle;

 

c.un jugement déclarant que les employés requérants ont le droit de travailler les jours fériés.

 

La requête de Hy & Zel's était fondée sur les documents déposés dans l'affaire Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada et sur d'autres éléments de preuve par affidavit.

 

                   L'affaire Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada a été entendue par la Haute Cour de justice et par la Cour d'appel.  La Cour d'appel a conclu que le Loi était constitutionnelle:  (1991), 2 O.R. (3d) 65 (C.A.), infirmant (1990), 73 O.R. (2d) 289 (H.C.), autorisation de pourvoi accordée sub nom. Oshawa Group Ltd. c. Procureur général de l'Ontario, [1991] 3 R.C.S. x.  L'audition de la requête de Magder a été fixée au 26 juin 1991.  Dans la requête de Hy & Zel's, on demandait que la requête soit entendue le même jour.

 

                   Le juge Potts a rejeté la requête de Magder et celle de Hy & Zel's au moyen du jugement manuscrit suivant:

 

[traduction]  On me dit que l'avocat des requérants était aussi l'avocat de A & P et d'un certain nombre de ses employés dans une requête qui devait être finalement entendue et tranchée par la Cour d'appel de l'Ontario dans Peel c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada Ltd., 2 O.R. (3d) Part 2, p. 65.  Maître Danson a déclaré que la requête des employés de Hy & Zel's Inc. ne saurait être distinguée de la requête des employés de A & P (no 920/90), précitée, qui a été rejetée par la Cour d'appel de l'Ontario.  Pour les motifs exposés par cette cour, la présente requête est aussi rejetée, sans dépens.

 

La Cour d'appel a accepté d'entendre promptement les appels et les a rejetés le 15 juillet 1991, en se fondant sur l'arrêt Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada.

 

II.  Les questions en litige

 

                   Les questions constitutionnelles formulées dans le présent pourvoi sont les suivantes:

 

1.La Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453, modifiée par L.O. 1989, ch. 3, porte‑t‑elle atteinte aux droits et libertés garantis par l'al. 2 a )  ou l'art. 15 , ou les deux à la fois, de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

2.Dans la mesure où la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453, modifiée par L.O. 1989, ch. 3, porte atteinte aux droits et libertés garantis par l'al. 2 a )  ou l'art. 15 , ou les deux à la fois, de la Charte canadienne des droits et libertés , s'agit‑il d'atteintes dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

III.   Analyse

 

                   Les appelants ont présenté des requêtes au civil en vue d'obtenir un jugement déclaratoire.  Il est plus difficile dans une action civile que dans des poursuites criminelles d'établir la capacité d'une partie d'attaquer la constitutionnalité d'une loi pour des motifs fondés sur la Charte .  Il incombe aux appelants d'établir qu'ils ont qualité pour soulever des questions relatives à la Charte .

 

                   Notre Cour a récemment examiné la question du pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir dans l'arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236.  Après avoir décrit l'évolution et la raison d'être de la qualité pour agir dans l'intérêt public, le juge Cory a parlé du danger d'en abuser et d'en étendre l'accessibilité, aux pp. 252 et 253:

 

                   La reconnaissance grandissante de l'importance des droits publics dans notre société vient confirmer la nécessité d'élargir la reconnaissance du droit à la qualité pour agir par rapport à la tradition de droit privé qui reconnaissait qualité pour agir aux personnes possédant un intérêt privé.  En outre, un élargissement de la qualité pour agir au delà des parties traditionnelles est compatible avec les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982 .  Toutefois, je tiens à souligner que la reconnaissance de la nécessité d'accorder qualité pour agir dans l'intérêt public dans certaines circonstances  ne signifie pas que l'on reconnaîtra pour autant qualité pour agir à toutes les personnes qui désirent intenter une poursuite sur une question donnée.  Il est essentiel d'établir un équilibre entre l'accès aux tribunaux et la nécessité d'économiser les ressources judiciaires.  Ce serait désastreux si les tribunaux devenaient complètement submergés en raison d'une prolifération inutile de poursuites insignifiantes ou redondantes intentées par des organismes bien intentionnés dans le cadre de la réalisation de leurs objectifs, convaincus que leur cause est fort importante.  Cela serait préjudiciable, voire accablant, pour notre système de justice et injuste pour les particuliers.

 

                   La reconnaissance de la qualité pour agir a pour objet d'empêcher que la loi ou les actes publics soient à l'abri des contestations.  Il n'est pas nécessaire de reconnaître qualité pour agir dans l'intérêt public lorsque, selon une prépondérance des probabilités, on peut établir qu'un particulier contestera la mesure.  Il n'est pas nécessaire d'élargir les principes régissant la reconnaissance de la qualité pour agir dans l'intérêt public établis par notre Cour.  La décision d'accorder la qualité pour agir relève d'un pouvoir discrétionnaire avec tout ce que cette désignation implique.  Les demandes sans mérite peuvent donc être rejetées.  Néanmoins, dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire, il faut interpréter les principes applicables d'une façon libérale et souple.

 

Voir aussi Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265, Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, et Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607.

 

                   Compte tenu de ces arrêts antérieurs de notre Cour, pour que les tribunaux puissent exercer leur pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir dans une affaire civile où, comme en l'espèce, la partie prétend qu'il y a eu non pas violation de ses propres droits en vertu de la Charte , mais violation des droits d'autrui, (1) il doit se poser une question sérieuse quant à la validité de la Loi, (2) les appelants doivent être directement touchés par la Loi ou avoir un intérêt véritable dans sa validité, et (3) il ne doit y avoir aucune autre manière raisonnable et efficace de soumettre aux tribunaux la question de la validité de la Loi.

 

Question sérieuse quant à la validité de la Loi

 

                   La validité des dispositions législatives sur le magasinage les jours fériés a été attaquée à maintes reprises.  Dans l'arrêt Edwards Books, précité, on a conclu que la Loi violait l'al. 2 a )  de la Charte , mais constituait une limite raisonnable au sens de l'article premier.  Dans la présente action, on attaque les modifications destinées à éliminer ce qui a été jugé comme violant l'al. 2a).  Pour les fins des présents motifs seulement, je suis prêt à tenir pour acquis que les nombreuses modifications apportées au cours des sept années qui ont suivi l'arrêt Edwards Books ont suffisamment changé la Loi pour que sa validité ne soit plus assurée.

 

Est‑on directement touché ou a‑t‑on un intérêt véritable?

 

                   Les appelants sont soit des entreprises de commerce de détail, soit des employés du commerce de détail.  L'article 2 de la Loi vise ces deux groupes en les rendant passibles de poursuites fondées sur l'art. 7.

 

                   2 (1)  Il est interdit, un jour férié, à quiconque exploite un commerce de détail dans un établissement de commerce de détail:

 

a)d'y vendre ou d'y mettre en vente des marchandises au détail, ou d'y rendre ou d'y offrir des services;

 

b)  d'en permettre l'accès au public.

 

                   (2)  Il est interdit, un jour férié, à quiconque est l'employé du dirigeant d'un commerce de détail ou agit au nom de ce dernier dans un établissement de commerce au détail:

 

a)d'y vendre ou d'y mettre en vente des marchandises au détail, ou d'y rendre ou d'y offrir des services;

 

b)  d'en permettre l'accès au public.

 

                                                                   . . .

 

                   7 (1)  Quiconque contrevient à l'article 2 ou à un règlement pris en application de l'article 4 est coupable d'une infraction et passible, sur déclaration de culpabilité, d'une amende ne dépassant pas le plus élevé des montants suivants, selon le cas:

 

a)  50 000 $;

 

b)le chiffre d'affaires brut réalisé par l'établissement de commerce de détail le jour férié où l'infraction a été commise.

 

                                                                   . . .

 

                   (3)  La personne qui conseille à une autre personne de contrevenir à l'article 2, à un règlement pris en application de l'article 4 ou à un règlement municipal adopté en vertu du paragraphe 4(1), ou qui exige, notamment par la contrainte, qu'elle agisse ainsi, est coupable d'une infraction et passible, sur déclaration de culpabilité, d'une amende ne dépassant pas le plus élevé des montants suivants, selon le cas:

 

a)  50 000 $;

 

b)le chiffre d'affaires brut réalisé par l'établissement de commerce de détail le jour férié où l'infraction prévue au présent paragraphe a été commise.

 

Bien que la Loi touche tous les Ontariens en limitant leur capacité de faire des achats au détail les jours fériés, seuls les détaillants et les employés du commerce de détail sont passibles de poursuites en cas d'inobservation de ses dispositions.  Il est évident que la Loi touche directement les appelants.

 

Existe‑t‑il d'autres manières de soumettre la question aux tribunaux?

 

                   Le troisième critère, voulant qu'il n'y ait aucune autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux, se situe au c{oe}ur même du pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public.  S'il existe d'autres manières de soumettre la question aux tribunaux, les ressources judiciaires limitées peuvent être mieux utilisées.  Ce même critère empêche toutefois les lois d'échapper au contrôle judiciaire, comme cela se serait produit dans les circonstances des affaires Thorson et Borowski.

 

                   Les tribunaux sont souvent appelés à déterminer s'il y a qualité pour agir, à titre de question préliminaire.  En fait, les questions que notre Cour a tranchées dans les affaires Thorson, Nova Scotia Board of Censors, Finlay et Conseil canadien des églises étaient des questions préliminaires.  Comme l'a dit le juge Le Dain, à la p. 617 de l'arrêt Finlay, la capacité de la cour d'examiner, au départ, la question de la qualité pour agir «dépend de la nature des points litigieux et de savoir si le dossier dont la cour est saisie, les énoncés des faits et du droit, et les arguments invoqués sont suffisants pour lui permettre de bien comprendre, au stade de l'exception préliminaire, la nature de l'intérêt invoqué.»  La cause des appelants ayant évolué sans procès, la situation s'apparente à celle où il s'agit de déterminer s'il y a qualité pour agir, à titre de question préliminaire.

 

                   Les appelants prétendent que la Loi viole à la fois la liberté de religion et les droits à l'égalité, mais ils n'ont présenté pratiquement aucun élément de preuve à l'appui de leur propre prétention.  La requête de Magder repose sur la preuve produite dans la requête du Procureur général fondée sur l'art. 8.  La requête fondée sur l'art. 8 a été suspendue et n'a jamais été entendue.  De toute façon, cette requête ne visait aucun employé du commerce de détail et elle n'apporterait aucune preuve établissant leur qualité pour agir.  La requête de Hy & Zel's se fonde sur la preuve produite dans Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada, à laquelle s'ajoutent quelques affidavits supplémentaires.  Le fait même que les appelants se fondent sur la preuve produite dans Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada donne à penser qu'il peut y avoir une manière plus raisonnable et plus efficace de soumettre cette question aux tribunaux.

 

                   La nature de la Loi n'aide pas les appelants à établir qu'ils ont qualité pour agir.  Dans Borowski, la question de la qualité pour agir a été soulevée pour la première fois lors du pourvoi devant notre Cour.  Toutefois, la nature de la loi dans Borowski était telle qu'on ne pouvait raisonnablement s'attendre à ce qu'une partie directement touchée attaque cette loi.  Cela compensait pour tout problème de preuve qui aurait pu se poser du fait que la question de la qualité pour agir était soulevée aussi tardivement.  Contrairement à la situation dans Borowski, la présente loi ne décourage pas la contestation.  Néanmoins, la partie qui cherche à contester la Loi doit démontrer qu'il n'existe aucun autre moyen raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux.  Les appelants ont échoué sur ce point.  Par conséquent, Paul Magder Furs Ltd. et Hy & Zel's Inc. ne satisfont pas au troisième critère de la qualité pour contester dans l'intérêt public la Loi en raison d'une violation de l'al. 2 a )  de la Charte .

 

                   Les appelants n'ont pas non plus qualité pour agir du fait que leurs propres droits religieux ont été violés.  En supposant que les personnes morales peuvent avoir des droits religieux, il n'y a aucune preuve et il n'est pas allégué que les droits des appelants ont été violés.  Comme notre Cour l'a affirmé dans MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, aux pp. 361 et 362:

 

                   Les décisions relatives à la Charte  ne doivent pas être rendues dans un vide factuel.  Essayer de le faire banaliserait la Charte  et produirait inévitablement des opinions mal motivées.  La présentation des faits n'est pas, comme l'a dit l'intimé, une simple formalité; au contraire, elle est essentielle à un bon examen des questions relatives à la Charte .  Un intimé ne peut pas, en consentant simplement à ce que l'on se passe de contexte factuel, attendre ni exiger d'un tribunal qu'il examine une question comme celle‑ci dans un vide factuel.  Les décisions relatives à la Charte  ne peuvent pas être fondées sur des hypothèses non étayées qui ont été formulées par des avocats enthousiastes.

 

Plus récemment, dans l'arrêt Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, à la p. 1093, notre Cour a prévenu que «l'échec d'une contestation trop diffuse pourrait faire obstacle à des contestations ultérieures des règles en question, par certaines parties qui auraient des plaintes précises fondées sur des faits.»  Cela reflète la vigilance dont notre Cour fait preuve pour s'assurer qu'elle entend les arguments des parties qui sont le plus directement touchées par une question.  L'absence de faits propres aux appelants compromet la capacité de la Cour de s'assurer qu'elle entend ceux qui sont le plus directement touchés et que les questions relatives à la Charte  sont tranchées dans un contexte factuel approprié.

 

                   Ma collègue le juge L'Heureux-Dubé est d'avis que les appelants satisfont au critère de la qualité pour agir énoncé dans l'arrêt Smith c. Attorney General of Ontario, [1924] R.C.S. 331.  Selon moi, ce n'est pas le bon cas pour déterminer la mesure dans laquelle l'arrêt Smith survit en fonction des opinions plus libérales relatives à la qualité pour agir dans l'intérêt public.  Les appelants n'ont pas présenté de preuve sur la façon dont ils ont eux-mêmes subi un préjudice exceptionnel selon le critère de l'arrêt Smith.

 

                   Vu l'absence de qualité pour agir, le pourvoi est rejeté.

 

                   Les motifs des juges L'Heureux-Dubé et McLachlin ont été rendus par

 

                   Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente) ‑‑ La présente affaire concerne les pourvois formés par deux personnes morales, de même que par une certain nombre de leurs employés du commerce de détail, en vue d'obtenir un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité de la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453 (la «Loi»).  Plus précisément, la Cour doit répondre aux questions constitutionnelles suivantes:

 

1.La Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453, modifiée par L.O. 1989, ch. 3, porte‑t‑elle atteinte aux droits et libertés garantis par l'al. 2 a )  ou l'art. 15 , ou les deux à la fois, de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

2.Dans la mesure où la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453, modifiée par L.O. 1989, ch. 3, porte atteinte aux droits et libertés garantis par l'al. 2 a )  ou l'art. 15 , ou les deux à la fois, de la Charte canadienne des droits et libertés , s'agit‑il d'atteintes dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés ?

 

Les appelants attaquent ces dispositions de la Loi qui obligent les commerces de détail à fermer certains jours fériés.

 

                   La Loi limite la vente au détail certains jours fériés désignés au par. 1(1), notamment le dimanche.  L'article 2 de la Loi prévoit qu'«[i]l est interdit, un jour férié, à quiconque exploite un commerce de détail [. . . ou] est l'employé du dirigeant d'un commerce de détail ou agit au nom de ce dernier dans un établissement de commerce de détail: a) d'y vendre ou d'y mettre en vente des marchandises au détail, ou d'y rendre ou d'y offrir des services; b) d'en permettre l'accès au public.»  En vertu de l'art. 7, quiconque contrevient à l'art. 2 est coupable d'une infraction et passible d'une amende.  L'article 8 permet au Procureur général ou à une municipalité de demander à un tribunal d'ordonner la fermeture d'un établissement pour veiller au respect de la Loi.  Devant notre Cour, les appelants ont fait valoir que la Loi viole l'al. 2 a )  et l'art. 15  de la Charte canadienne des droits et libertés , et qu'aucune de ces violations n'est sauvegardée en vertu de l'article premier.

 

Procédures

 

                   Les personnes morales appelantes en l'espèce, Hy and Zel's Inc. et Paul Magder Furs Ltd., ont fait l'objet de nombreuses accusations portées en vertu de l'art. 7 de la Loi.  En outre, le Procureur général s'est fondé sur l'art. 8 de la Loi pour présenter des requêtes visant à obtenir des ordonnances de fermeture pour inobservance des jours fériés prescrits par la Loi.  En réponse, les personnes morales appelantes, auxquelles sont alors venus se joindre un certain nombre de leurs employés, ont présenté des requêtes visant à obtenir un jugement déclarant que la Loi était inconstitutionnelle.  Ces requêtes ont été ajournées jusqu'à ce que la Haute Cour de justice rende sa décision sur une requête semblable fondée sur l'art. 8 dans l'affaire Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada, qui portait sur les mêmes questions de droit.  Au procès dans l'affaire Peel, la Loi a été jugée inconstitutionnelle ((1990), 73 O.R. (2d) 289); cette décision a été infirmée par la Cour d'appel ((1991), 2 O.R. (3d) 65); l'autorisation de pourvoi devant notre Cour a été accordée (sub nom. Oshawa Group Ltd. c. Procureur général de l'Ontario, [1991] 3 R.C.S. x).  À la suite de l'arrêt de la Cour d'appel dans l'affaire Peel, les requêtes de Magder et de Hy & Zel's furent rejetées au moyen d'un bref jugement manuscrit, et les appels interjetés devant la Cour d'appel ont été entendus promptement afin que notre Cour puisse les entendre en même temps que l'affaire Oshawa Group.

 

                   Dans leur argumentation écrite, les appelants affirment avoir présenté les requêtes en jugement déclaratoire afin de s'assurer que le temps, l'argent et les efforts consacrés pour se défendre contre les requêtes présentées en vertu de l'art. 8 afin d'obtenir des ordonnances de fermeture ne soient pas perdus dans l'éventualité où le Procureur général déciderait de les retirer.  Ils font aussi valoir que, puisque leurs appels ont été rejetés par la Cour d'appel pour les mêmes motifs que dans l'arrêt Peel, ils devraient en toute équité pouvoir soutenir, dans leur pourvoi devant notre Cour, que la Cour d'appel a commis une erreur dans ses conclusions.  Les appelants prétendent, en outre, que les jugements manuscrits des juges de première instance et de la Cour d'appel dans les présents pourvois confirment que tous les avocats avaient compris que ces procédures, comme l'a conclu le juge de première instance dans l'affaire Peel, serviraient de cause type pour déterminer la constitutionnalité de la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail.

 

                   Pour sa part, l'intimé conteste ces allégations et affirme notamment n'avoir jamais reconnu que les appelants avaient qualité pour invoquer les droits que la Charte  garantit à autrui.

 

Analyse

 

                   Comme mon collègue a énoncé les faits et tracé l'historique des procédures devant les tribunaux d'instance inférieure, il ne m'est pas nécessaire de les reprendre ici.

 

                   Dans les motifs qu'il a rédigés au nom de la Cour à la majorité, le juge Major rejetterait le présent pourvoi pour le motif que les personnes morales appelantes n'ont pas qualité pour contester la Loi et que le fondement factuel présenté par les employés du commerce de détail appelants n'est pas suffisant pour établir qu'ils ont qualité pour agir ou que la Loi porte atteinte à leurs droits en l'espèce.  En conséquence, la Cour à la majorité refuse de statuer sur le fond du présent pourvoi.

 

                   En toute déférence, je dois exprimer mon désaccord tant avec la façon dont la Cour à la majorité aborde la question de la qualité d'agir qu'avec le résultat auquel elle arrive en l'espèce.  Compte tenu de l'historique des procédures du présent pourvoi, du fait que les appelants comprenaient que le présent litige constituerait une cause type et, en particulier, de son effet sur le grand nombre d'accusations pendantes devant les tribunaux d'instance inférieure, auxquelles les appelants font face actuellement et qui soulèvent la même question constitutionnelle, il est approprié que notre Cour exerce ici son pouvoir discrétionnaire de reconnaître aux appelants la qualité pour agir.  De plus, j'estime que cette conclusion est étayée par un examen de l'effet spécial et permanent que la Loi a sur les appelants en l'espèce, par les objectifs d'efficacité dans l'administration de la justice et par les coûts qu'engendrent, pour la société et les parties en cause, des litiges supplémentaires sur la même question, de même que par la philosophie qui sous-tend les règles de la qualité pour agir.  Enfin, la reconnaissance des obstacles pratiques et financiers à la contestation de cette mesure législative auxquels feraient face les employés appelants s'ils ne jouissaient pas de l'aide des personnes morales appelantes constitue aussi une raison de reconnaître à ces appelants la qualité pour agir.

 

                   Mon collègue a conclu que les personnes morales appelantes n'ont pas qualité pour contester la Loi puisqu'à son avis à la p. 000, même «[e]n supposant que les personnes morales peuvent avoir des droits religieux, il n'y a aucune preuve et il n'est pas allégué que les droits des appelants ont été violés.»  Quant aux employés du commerce de détail appelants, mon collègue conclut, en se fondant sur les arrêts de notre Cour MacKay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, et Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, qu'il y a lieu de leur refuser la qualité pour agir en l'espèce en raison du caractère suffisant ou non de la preuve.  J'examinerai chacun de ces points à tour de rôle.  Pour ce faire, j'estime qu'il est nécessaire d'examiner à la fois les conclusions de notre Cour en ce qui a trait aux droits religieux des personnes morales, et les principes et le raisonnement qui sous‑tendent traditionnellement les règles restreignant la qualité pour agir.

 

                   Il est crucial, dès le départ, d'établir une distinction entre la qualité pour agir et le droit au redressement recherché.  La question de la qualité pour agir comporte, tout simplement, la reconnaissance du droit de se présenter devant les tribunaux pour faire valoir qu'un droit a été violé ou qu'une obligation légale n'a pas été remplie.  Selon le professeur Scott, [traduction] «il s'agissait de décider s'il y a lieu de décider» (K. E. Scott, «Standing in the Supreme Court ‑‑ A Functional Analysis» (1973), 86 Harv. L. Rev. 645, à la p. 669).  La qualité pour agir est donc une question préliminaire qui devrait, en théorie comme en pratique, demeurer distincte de la question de savoir si, après avoir entendu la partie demanderesse, la cour doit accéder à la demande ou, dans un cas comme celui qui nous occupe, reconnaître le droit au droit revendiqué.  Comme le fait remarquer le professeur Hogg dans Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992), à la p. 1263, la question de la qualité pour agir consiste plutôt essentiellement à déterminer si une personne a [traduction] «dans l'issue de l'affaire, un intérêt suffisant pour recourir au processus judiciaire» (je souligne).

 

1.  Les droits religieux des personnes morales

 

                   Même si mon collègue le juge Major présume, au lieu de décider, que les personnes morales appelantes ont effectivement des droits religieux, j'estime que la question du droit d'une personne morale d'invoquer les droits garantis par l'al. 2 a )  de la Charte  ne paraît pas encore avoir été résolue définitivement.  En raison de la manière dont s'est déroulée la présente affaire, je crois qu'il importe d'analyser brièvement cette question.

 

                   Je répète ici qu'il est important d'établir une distinction entre décider que les appelants ont ou n'ont pas qualité pour faire valoir que les droits que la Charte  leur garantit ont été violés, et décider que ces arguments sont ou ne sont pas fondés.  Le simple fait que certaines personnes ou certains groupes soient jugés incapables d'invoquer un droit garanti par la Charte  règle, en réalité, le fond d'une demande particulière.  Toutefois, même si une jurisprudence qui va à l'encontre des arguments d'une partie fondés sur la Charte  risque d'influer sur la décision d'accorder l'autorisation d'appel, elle ne tranche pas automatiquement la question de la qualité pour agir.  S'il en était autrement, les personnes directement touchées par une mesure gouvernementale ne disposeraient d'aucune tribune pour faire valoir qu'un principe d'interprétation de la Charte devrait être écarté ou appliqué différemment dans un nouveau contexte.  Une telle règle irait à l'encontre des préceptes les plus fondamentaux du constitutionnalisme.  Indépendamment de cela, toutefois, un examen de l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, et de décisions subséquentes de notre Cour ne force pas à conclure, selon moi, que les appelants n'ont pas qualité pour soulever la question de l'atteinte que la mesure législative contestée porte aux droits que leur garantit l'al. 2 a )  de la Charte .

 

                   Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., la Cour a décidé que tout défendeur peut opposer comme moyen de défense à une accusation criminelle un défaut de la loi sur le plan constitutionnel.  Le juge Dickson (plus tard Juge en chef) formule ainsi le principe applicable, à la p. 313: 

 

                   L'article 52 énonce le principe fondamental du droit constitutionnel, savoir la suprématie de la Constitution.  De ce principe il découle indubitablement que nul ne peut être déclaré coupable d'une infraction à une loi inconstitutionnelle.

 

                   Quelques années plus tard, dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, notre Cour a conclu qu'une personne morale ne peut invoquer la protection de l'art. 7  de la Charte  parce qu'une telle personne ne saurait avoir des droits qui, de par leur nature, sont réservés aux personnes physiques.  Cet arrêt étaye actuellement le point de vue selon lequel une partie ne peut, dans une contestation constitutionnelle, invoquer des droits garantis par la Charte  qu'elle ne possède pas.  Par la suite, toutefois, dans l'arrêt R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, la Cour a permis à la personne morale défenderesse de soulever comme moyen de défense les droits que l'art. 7  de la Charte  garantit à autrui, malgré ce qui avait été dit dans l'arrêt Irwin Toy.

 

                   Il convient, à ce stade, de faire un certain nombre d'observations sur cette jurisprudence.  En premier lieu, rien ne suggère, dans l'arrêt Big M Drug Mart Ltd. ou dans l'arrêt Irwin Toy, que ces décisions sur les droits des appelants aient influé sur leur qualité pour faire valoir devant la Cour que leurs droits constitutionnels avaient été violés.  La décision se limite plutôt à une analyse de l'applicabilité du droit garanti par l'art. 7  de la Charte  à des parties qui sont des personnes morales.

 

                   En deuxième lieu, la ratio decidendi de l'arrêt Big M Drug Mart Ltd. doit être scrutée avec soin.  La Cour n'a pas décidé qu'une personne morale ne peut invoquer les droits garantis par l'al. 2 a )  de la Charte , ni conclu qu'une personne morale ne pouvait invoquer une atteinte aux droits religieux d'une personne physique dans des poursuites civiles.  La ratio de cet arrêt repose plutôt sur le droit positif qu'a une personne morale d'opposer comme moyen de défense à une accusation criminelle les droits que la Charte  garantit à autrui.  La Cour n'a pas examiné du tout la question de savoir si les personnes morales peuvent avoir des droits en vertu de l'al. 2 a )  de la Charte :  cette question a été jugée non pertinente, puisque nulle personne, morale ou physique, ne peut être déclarée coupable en vertu d'une loi inconstitutionnelle.

 

                   Dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, le juge en chef Dickson, s'exprimant au nom de la Cour à la majorité, a affirmé, en obiter, à la p. 784, qu'il «n'hésit[ait] pas à faire observer qu'une société commerciale ne saurait avoir des croyances religieuses».  Encore une fois, cependant, la question est restée entière puisque le litige portait sur la question de savoir si les dispositions alors en vigueur de la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail de l'Ontario contrevenaient à l'al. 2 a )  de la Charte  et, dans l'affirmative, si elles étaient sauvegardées par l'article premier.  Qui plus est, le juge en chef Dickson a expressément reconnu que si la mesure législative n'avait pas été justifiée en vertu de l'article premier, comme c'était le cas dans cette affaire, un certain nombre d'autres questions se seraient posées, notamment la suivante (à la p. 785):

 

Une question plus difficile est de savoir si une personne morale devrait être réputée dans certains cas avoir les valeurs religieuses de personnes physiques spécifiques?  Dans l'affirmative, devrait‑on adopter comme critère approprié la religion de ses administrateurs, de ses actionnaires ou même de ses employés?  Qu'arrivera‑t‑il si on trouve chez une même personne morale différentes croyances religieuses?

 

                   J'estime donc que la question du droit d'une personne morale d'invoquer les droits garantis par l'al. 2 a )  de la Charte  ne semble pas encore avoir été résolue définitivement.

 

                   Quant à la question précise de la qualité pour agir, le juge Dickson a fait les commentaires suivants, à la p. 313 de l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd.:

 

                   Lorsqu'il s'agit de contester la validité d'une loi en vertu de laquelle on fait l'objet de poursuites, il est sans importance, en ce qui concerne la qualité pour agir et la compétence du tribunal, que la contestation soit fondée sur les art. 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867  ou sur les restrictions imposées aux corps législatifs par la Loi constitutionnelle de 1982 .

 

Plus loin, à la p. 315, il ajoute:

 

                   À mon avis, il ne fait pas de doute que l'intimée a le droit de contester la validité de la Loi sur le dimanche pour le motif qu'elle porte atteinte à la liberté de conscience et de religion garantie par la Charte .

 

                   Quoique, dans cet arrêt, le juge Dickson ait indiqué qu'une personne qui demanderait volontairement la qualité pour agir serait traitée comme une partie à un litige d'intérêt public, il a également fait remarquer ceci, à la p. 314:

 

                   L'argument portant que l'intimée, parce qu'elle est une personne morale, est incapable d'avoir des croyances religieuses et, par conséquent, incapable d'invoquer des droits en vertu de l'al. 2 a )  de la Charte  a pour effet de brouiller la nature de ce pourvoi.  La loi qui porte atteinte à la liberté de religion est, de ce seul fait, incompatible avec l'al. 2 a )  de la Charte  et il n'importe pas de savoir si l'accusé est chrétien, juif, musulman, hindou, bouddhiste, athée ou agnostique, ou s'il s'agit d'une personne physique ou morale.  C'est la nature de la loi, non pas le statut de l'accusé, qui est en question.  [Je souligne.]

 

                   Étant donné qu'à mon avis l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, ne règle pas la question de la qualité pour agir dans la présente affaire, il est nécessaire d'examiner la règle, les principes et le raisonnement applicables à la qualité pour agir.  La règle qui régit la qualité pour agir dans ces cas ordinaires est énoncée dans l'arrêt Smith c. Attorney General of Ontario, [1924] R.C.S. 331, que je vais examiner en premier lieu.  J'analyserai ensuite les arrêts rendus par notre Cour sur la qualité pour agir dans l'intérêt public dans la mesure où ils se rapportent aux parties dans la situation des appelants en l'espèce.  J'examinerai enfin les arrêts Irwin Toy et Wholesale Travel Group, précités, en ce qui concerne la qualité pour agir des personnes morales sous le régime de la Charte .  À mon avis, il ressort clairement de l'examen des principes et du raisonnement qui sous‑tendent la qualité pour agir que les appelants, à titre de personnes touchées directement par la mesure législative attaquée, doivent avoir le droit de demander qu'on décide de la constitutionnalité de la Loi.

 

2.  Qualité pour agir:  principes et raisonnement

 

                   Traditionnellement, les tribunaux ont jugé nécessaire d'imposer des restrictions à la qualité pour agir afin de contrôler un usage approprié du processus judiciaire et de ses ressources.  Ces restrictions reposent sur un certain nombre de raisonnements qui ont été invoqués, selon le contexte, lorsque les tribunaux ont été saisis de la question de la qualité pour agir.  Trois préoccupations principales sont habituellement identifiées:  l'affectation appropriée des ressources judiciaires, la prévention des poursuites vexatoires intentées par simple excès de zèle, et les exigences particulières du système accusatoire.  La première catégorie comprend des préoccupations comme la crainte de voir naître une multiplicité de poursuites, que l'on connaît également sous le nom de l'argument de l'avalanche de poursuites.  En ce qui a trait à la deuxième catégorie, les tribunaux ont eu recours à des restrictions à la qualité pour agir afin de s'assurer que les points en litige sont examinés à fond, en favorisant le recours au processus judiciaire pour trancher des litiges réels entre des parties plutôt que des litiges hypothétiques.  Quant à la dernière catégorie, elle englobe des questions comme la possibilité de régler par voie judiciaire le point litigieux soumis aux tribunaux, la question de savoir si on peut s'attendre à ce que toutes les facettes d'un point litigieux soient exposées devant le tribunal et les limites imposées à l'exercice du pouvoir judiciaire.  (Voir, en général, T. A. Cromwell, Locus Standi: A Commentary on the Law of Standing in Canada (1986), à la p. 191; P. Hogg, Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992), à la p. 1263;  Commission de réforme du droit de la Colombie‑Britannique, Report on Civil Litigation in the Public Interest (1980).

 

                   Ainsi, jusqu'à tout récemment en droit canadien, on a interprété de manière stricte la qualité pour contester la validité d'une loi.  Selon la règle du «préjudice exceptionnel» énoncée dans l'arrêt Smith, précité, un demandeur devait, pour contester une loi d'application générale, établir que cette loi avait sur lui un effet plus grand ou autre que celui qu'elle avait sur le grand public.  Le demandeur devait en outre établir qu'il avait dans la loi un intérêt relevant de la compétence des tribunaux, ce qui, à l'époque, signifiait un intérêt touchant ses droits personnels ou pécuniaires, ou encore ceux qu'il possédait à titre de propriétaire.

 

                   Comme corollaire de cette règle restrictive, il existait une présomption que l'on pouvait compter sur le Procureur général pour agir à titre de gardien de l'intérêt public.  Le rôle du Procureur général tire son origine du délit de nuisance publique et il s'est développé au Royaume‑Uni où, en raison de la nature unitaire de l'État et de la suprématie du Parlement, il n'y avait aucune chance que les tribunaux déclarent une loi inconstitutionnelle.

 

                   À l'exception de catégories précises de cas où il est question d'actions comme celles qu'engagent des actionnaires ou des contribuables municipaux, la règle générale énoncée dans l'arrêt Smith est demeurée, pendant les cinquante années qui ont suivi, le moyen d'évaluer le droit à la qualité pour agir.  L'application des règles traditionnelles de la qualité pour agir a toutefois eu pour effet de soustraire certains types de mesures législatives à l'examen judiciaire.  À la suite de la reconnaissance que l'absence de moyen de contester les lois est contraire aux principes fondamentaux de la constitutionnalité,  les règles de la qualité pour agir dans l'intérêt public ont été assouplies considérablement au cours des dernières années.  Dans la trilogie d'arrêts rendus sur la qualité pour agir, à savoir Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265, et Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, notre Cour a examiné le raisonnement qui sous‑tend la qualité pour agir et a établi le test qui régit maintenant la qualité pour agir dans l'intérêt public.  Comme l'a fait observer un commentateur, ces arrêts ont pour effet d' [traduction] «écarter l'application automatique, aux affaires constitutionnelles, de la règle de la qualité pour agir fondée sur la nuisance publique» et d'adopter une façon plus pratique d'aborder la question de la qualité pour agir (Cromwell, op. cit., à la p. 90).

 

 

                   Le juge Laskin, plus tard Juge en chef, a souligné, à la p. 150 de l'arrêt Thorson, précité, que les principes de la qualité pour agir établis en droit de la responsabilité délictuelle à l'égard de la nuisance publique ne pouvaient être transposés intégralement dans le domaine des litiges portant sur des questions constitutionnelles.  Si l'on peut raisonnablement s'attendre à ce que le Procureur général soit sensible aux atteintes portées à des droits publics, il est douteux qu'il en soit ainsi relativement à des questions constitutionnelles, étant donné l'obligation qu'a le Procureur général, en tant que représentant juridique du gouvernement, d'en appliquer les lois (voir aussi Hogg, op. cit., à la p. 1265).

 

                   De plus, les affaires où l'on attaque la constitutionnalité d'une loi donnent lieu à de puissants contre-arguments en faveur d'une façon plus large d'aborder la qualité pour agir.  Comme l'affirme le juge Laskin, à la p. 163 de l'arrêt Thorson, précité, lorsqu'une question est réglable par voie judiciaire, c'est «le droit des citoyens au respect de la constitution par le Parlement» qui étaye l'argument en faveur de la qualité pour agir.  Dans le même arrêt, le juge Laskin a fait un certain nombre d'observations qui indiquent une dérogation à la façon stricte d'aborder la qualité pour agir qui caractérisait les décisions antérieures.  En premier lieu, la qualité pour agir est laissée à la discrétion des tribunaux.  En deuxième lieu, la qualité pour agir a trait à l'accès à la justice et concerne l'efficacité du processus judiciaire.  En dernier lieu, il a fait observer qu'il est possible que les préoccupations relatives à la multiplicité des poursuites ne soient pas aussi graves qu'on l'avait craint antérieurement.

 

                   À ce sujet, citant l'arrêt MacIlreith c. Hart (1908), 39 R.C.S. 657, où notre Cour a reconnu à un contribuable municipal, qui ne pouvait établir l'existence d'un préjudice exceptionnel, le droit de contester la légalité de dépenses municipales, le juge Laskin souligne, à la p. 145, que cet arrêt n'a «pas [. . .] engendré un nombre excessif d'actions de contribuables».  À son avis, les tribunaux sont parfaitement en mesure de contrôler les actions déclaratoires soit par voie discrétionnaire, en ordonnant une suspension d'instance, soit par l'imposition de dépens.  Cela laisse entendre que les préoccupations relatives à la multiplicité des actions peuvent, dans bien des cas, être exagérées et que, de toute façon, elles sont susceptibles de contrôle judiciaire.

 

                   Dans l'arrêt Borowski, précité, notre Cour énonce ainsi, à la p. 598, les règles de la qualité pour agir dans l'intérêt public dans les affaires qui soulèvent la constitutionnalité de mesures législatives:

 

. . . pour établir l'intérêt pour agir à titre de demandeur dans une poursuite visant à déclarer qu'une loi est invalide, si cette question se pose sérieusement, il suffit qu'une personne démontre qu'elle est directement touchée ou qu'elle a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi, et qu'il n'y a pas d'autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour.

 

                   En outre, dans l'arrêt Borowski, on a étendu la nature de l'intérêt qu'une partie doit démontrer de sorte qu'en autant que se pose une question sérieuse de validité et qu'il n'existe aucun autre moyen de la faire vérifier en cour, il n'est plus nécessaire de démontrer que ses droits personnels sont directement touchés pour avoir qualité pour débattre la question en litige.

 

                   Cette trilogie a eu pour effet d'élargir considérablement l'accès aux tribunaux de personnes qui, auparavant, ne se seraient pas vu reconnaître qualité pour agir, et de supprimer les obstacles à la qualité pour agir qui sont fondés sur une catégorie.  Il y a, en outre, une reconnaissance accrue, plus évidente dans l'arrêt Thorson, du fait que les tribunaux devraient scruter plus attentivement les règles qui régissent la qualité pour agir et en dégager les principes pour vérifier s'ils s'appliquent aux faits d'une affaire donnée.

 

                   Dans l'arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, notre Cour a récemment appliqué, dans le contexte d'une tentative de contester une mesure législative en invoquant la Charte , le test relatif à la qualité pour agir dans les affaires soulevant des questions d'intérêt public, qui s'est cristallisé dans l'arrêt Borowski.  Le juge Cory, s'exprimant au nom de la Cour, a expliqué les diverses considérations qui influent sur la décision de reconnaître ou non la qualité pour agir.  En premier lieu, la mesure législative ne devrait pas être à l'abri des contestations.  En deuxième lieu, la qualité pour agir dans l'intérêt public n'est pas nécessaire lorsque, selon la prépondérance des probabilités, on peut démontrer qu'un particulier contestera la mesure.  En dernier lieu, à la suite de l'insertion de la Charte  dans la Constitution, la reconnaissance de la qualité pour agir demeure discrétionnaire, mais ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé d'une façon libérale et généreuse.  Dans cette affaire, la qualité pour agir n'a pas été reconnue parce qu'il existait un autre moyen plus efficace d'aborder la question en litige.

 

                   À ce stade, il y a lieu d'aborder la question précise suivante:  les règles récemment établies par notre Cour à l'égard des parties à un litige d'intérêt public devraient‑elles régir les parties qui relèvent carrément de la règle énoncée dans l'arrêt Smith?  En d'autres termes, le critère énoncé dans la trilogie devrait‑il priver de la qualité pour agir les parties qui bénéficieraient par ailleurs de la règle énoncée dans l'arrêt Smith?  Cette question se pose parce qu'en l'espèce, même si les appelants font nécessairement partie de la catégorie des parties à un litige d'intérêt public, il est préférable de les décrire comme des personnes qui subissent un «préjudice exceptionnel» en vertu de la Loi.  Ainsi, comme je vais l'exposer, les règles relatives à la qualité pour agir dans l'intérêt public, énoncées dans la trilogie, ne sont peut‑être pas conçues pour répondre aux intérêts particuliers des parties au présent litige.

 

                   La situation des appelants, par rapport à celle de la partie à un litige d'intérêt public, peut être décrite ainsi.  La qualité pour agir dans l'intérêt public a pour objet fondamental d'offrir une voie d'accès aux tribunaux à ceux qui, parce qu'ils n'ont pas de cause d'action selon les règles traditionnelles, ne disposent d'aucun moyen de saisir les tribunaux de leurs préoccupations.  Les règles élargies de l'intérêt public visaient à accommoder ces personnes de sorte que les lois ne soient pas autrement à l'abri des contestations.  Toutefois, ce que des parties comme les appelants demandent, c'est la qualité pour débattre la constitutionnalité d'une loi qui les touche directement et particulièrement.

 

                   À mon avis, cette règle générale de la qualité pour agir, qui est énoncée dans l'arrêt Smith, demeure applicable aux parties qui demandent des jugements déclaratoires fondés sur la Charte , tout autant que dans une action ordinaire.  Rien dans la trilogie ne suggère le contraire.  Ainsi, les parties ont encore droit à la qualité pour agir, en autant qu'elles sont capables d'établir que l'effet de la Loi sur leurs droits privés leur cause un «préjudice exceptionnel».  Si de telles parties sont en outre exposées à des poursuites criminelles ou quasi criminelles et si elles étaient autorisées à opposer comme moyen de défense la question de la constitutionnalité de la Loi, les arguments en faveur du droit à la qualité pour agir semblent irréfutables.  En définitive, la qualité pour agir peut être reconnue aux parties qui intentent des actions déclaratoires fondées sur la Charte .

 

                   Le juge Le Dain a adopté, au nom de la Cour, dans l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, une conclusion parallèle en ce qui a trait à l'effet du nouveau critère relatif à la qualité pour agir dans l'intérêt public.  Ses motifs révèlent clairement que le critère de la qualité pour agir dans l'intérêt public est un ajout, et non une substitution, à la règle générale qui régit la qualité pour agir.  Dans cette affaire, le juge Le Dain était saisi de la question du critère qu'il convient d'appliquer à la qualité pour agir dans le contexte d'une contestation administrative du pouvoir légal du gouvernement provincial en matière d'établissement des taux de prestations sociales.  Il a amorcé son examen de la qualité pour agir, en affirmant ceci, à la p. 618:

 

Les arrêts Thorson, McNeil et Borowski s'écartent de cette règle générale ou y font exception, mais avant d'examiner s'ils s'appliquent en l'espèce, il est nécessaire de rechercher si l'intimé a un intérêt suffisant dans la légalité des versements fédéraux au titre du partage des frais pour satisfaire à la règle générale.

 

                   Le juge Le Dain conclut ensuite, aux pp. 623 et 624 que:

 

. . . tout bien pesé, je suis d'avis néanmoins que le rapport entre le préjudice prétendument causé à l'intimé par le non‑respect provincial des conditions et engagements imposés par le Régime et la prétendue illégalité des versements fédéraux est trop indirect, éloigné ou conjectural pour constituer un rapport causal suffisant pour conférer qualité en vertu de la règle générale.  L'intimé doit donc, à mon avis, se rabattre, pour avoir qualité, sur ce qui est essentiellement un intérêt public dans la légalité des versements fédéraux au titre du partage des frais [. . .]  Il est par conséquent nécessaire de rechercher si l'intimé devrait se voir investi de la qualité pour agir, en vertu du pouvoir discrétionnaire du tribunal, par une application du principe ou de la conception exposé dans nos arrêts Thorson, McNeil et Borowski.

 

                   Le commentaire suivant de Cromwell, op. cit., à la p. 69, appuie cette façon d'aborder la qualité pour agir dans des affaires constitutionnelles et, à mon avis, est également utile pour évaluer l'effet de la trilogie sur la règle établie dans l'arrêt Smith:

 

                   [traduction]  Les affaires constitutionnelles où on a éprouvé des difficultés en matière de qualité pour agir sont celles où des citoyens demandent un jugement déclaratoire sans pouvoir prétendre que la mesure législative attaquée touche quelque «droit privé» traditionnellement reconnu, ou que quelque effet général les atteint différemment des autres citoyens.

 

En conséquence, il suggère, à la p. 82, que si, selon la doctrine courante, le demandeur avait le droit de poursuivre, la qualité pour agir lui soit reconnue:

 

[traduction]  . . . les arrêts Thorson et McNeil ont eu pour résultat de créer une façon nouvelle et discrétionnaire d'aborder la qualité pour agir qui peut être reconnue à ceux qui ne sont pas visés par le critère du «préjudice exceptionnel» établi dans l'arrêt SmithPour ceux qui sont visés par ce critère, la qualité pour agir demeure reconnue de plein droit. [Je souligne.]

 

                   Ce point de vue semble aussi être partagé par B. L. Strayer dans The Canadian Constitution and the Courts (3e éd. 1988), qui conclut, aux pp. 187 et 188, que la trilogie a pour effet d'offrir une voie à ceux qui ne peuvent par ailleurs démontrer qu'ils ont un intérêt spécial ou appartiennent à une catégorie de personnes ayant un droit reconnu d'exercer un recours public telle une action déclaratoire.

 

                   Il est évident qu'à strictement parler lorsque des parties satisfont aux critères établis dans la règle générale applicable à la qualité pour agir, il n'est pas nécessaire de recourir au critère de la trilogie.  Toutefois, pour les raisons suivantes, le critère établi dans la trilogie devrait non pas entrer en conflit avec la règle générale énoncée dans l'arrêt Smith, mais plutôt s'harmoniser avec elle.  Ainsi, même si on applique le critère de la qualité pour agir dans l'intérêt public aux parties qui subissent un préjudice exceptionnel, j'estime que celles‑ci devraient également avoir gain de cause grâce à une application souple et fondée sur l'objet visé de ce critère, qui tienne compte à la fois de la situation des parties et du contexte de l'affaire.

 

                   Premièrement, il faut rappeler que l'extension de la qualité pour agir dans l'intérêt public conçue par notre Cour dans les arrêts Thorson, McNeil et Borowski, précités, visait non pas à restreindre l'accès aux tribunaux, mais plutôt à l'élargir.  Il serait anormal, voire erroné, de conclure qu'un demandeur, qui auparavant aurait pu attaquer avec succès la constitutionnalité d'une mesure législative simplement grâce à sa capacité d'établir que cette mesure lui causait un préjudice exceptionnel, soit maintenant empêché de le faire en raison de l'adhésion stricte à une formule conçue pour départager les demandes valables de qualité pour agir dans l'intérêt public de celles qui le sont moins.

 

                   Deuxièmement, il est désormais bien établi, depuis la trilogie, que la qualité pour agir est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire des tribunaux.  De plus, comme la règle visant les parties à un litige d'intérêt public établie dans les arrêts Borowski et Conseil canadien des Églises, précités, doit à plus forte raison s'appliquer aux parties qui, en raison de la Loi, subissent un préjudice exceptionnel en ce qui a trait à leurs droits personnels et à ceux qu'elles possèdent à titre de propriétaires, ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé de façon généreuse et libérale.  Bien que les lignes directrices demeurent utiles et importantes, il y a lieu d'éviter une approche stricte qui ne laisse place à aucune exception.  Il faut plutôt préférer une approche souple qui permette aux tribunaux de répondre à une gamme de préoccupations touchant à la fois les parties et l'administration de la justice.

 

                   Troisièmement, comme nous reconnaissons que les citoyens ont intérêt à ce que les législateurs se comportent de façon appropriée sur le plan constitutionnel, lorsque la constitutionnalité d'une mesure législative est en cause, c'est sur la mesure législative elle‑même et non sur la situation des parties que doit principalement porter l'examen.  À cet égard, il est utile de reprendre les propos du juge Dickson dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 314:

 

La loi qui porte atteinte à la liberté de religion est, de ce seul fait, incompatible avec l'al. 2 a )  de la Charte  et il n'importe pas de savoir si l'accusé est chrétien, juif, musulman, hindou, bouddhiste, athée ou agnostique, ou s'il s'agit d'une personne physique ou morale.  C'est la nature de la loi, non pas le statut de l'accusé, qui est en question. [Je souligne.]

 

                   Quatrièmement, pour régler la question de la qualité pour agir, à la suite de l'arrêt Thorson, la cour devrait aborder la qualité pour agir d'une façon pratique et fondée sur l'objet visé plutôt que d'une façon fondée sur une catégorie, et recourir aux principes qui sous‑tendent les restrictions apportées à la qualité pour agir.  Si les préoccupations habituelles, telles que la multiplicité des poursuites, sont absentes ou, en fait, si, comme en l'espèce, les circonstances particulières indiquent que les intérêts de l'économie judiciaire seraient mieux servis par la reconnaissance de la qualité pour agir, on ne gagne rien en refusant de la reconnaître sous prétexte qu'il existe un autre moyen de vérifier la constitutionnalité de la mesure législative en cause.

 

                   Cinquièmement, même si, dans l'arrêt Conseil canadien des Églises, les préoccupations relatives à l'économie judiciaire ont été soulevées avec succès pour faire obstacle à la reconnaissance de la qualité pour débattre une question relative à la Charte , l'importance de ce facteur doit être appréciée dans le contexte particulier de chaque cas.

 

                   Dans l'arrêt Conseil canadien des Églises, il s'agissait de savoir s'il y avait lieu de reconnaître à un groupe de coordination, qui faisait preuve d'un engagement et d'un intérêt véritables à l'égard de la situation des réfugiés, la qualité pour attaquer la constitutionnalité des modifications que l'on projetait d'apporter à la Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976‑77, ch. 52 et ses modifications.  Notre Cour a refusé de lui reconnaître la qualité pour agir.  Ce faisant, elle a, toutefois, fait remarquer que des milliers de demandes de statut de réfugié étaient présentées chaque année, chacune pouvant constituer un moyen de tester la constitutionnalité des dispositions attaquées.  De plus, en raison de la capacité qu'ont les tribunaux d'accorder le statut d'intervenant, on pouvait prétendre qu'il existait autant d'occasions pour les demandeurs de soumettre aux tribunaux leurs points de vue particuliers.  Il n'était donc pas question de soustraire à l'examen judiciaire les modifications apportées à la Loi, ni de faire vraiment obstacle à la capacité des appelants de soumettre aux tribunaux leurs points de vue particuliers sur la question en litige.

 

                   D'une manière générale, comme notre Cour l'a reconnu dans Thorson, les préoccupations relatives à l'économie judiciaire et à la multiplicité des poursuites sont souvent exagérées.  Habituellement, il existe suffisamment d'éléments pratiques qui ont un effet dissuasif sur les parties, notamment les coûts et les inconvénients, pour décourager ceux qui n'ont aucun intérêt réel dans l'issue d'un litige d'engager des poursuites futiles.  De plus, comme la reconnaissance de la qualité pour agir est discrétionnaire, les tribunaux ont toujours le moyen de refuser d'entendre les arguments de ceux dont le motif d'engager des poursuites est clairement suspect.  Eu égard à ces réalités pratiques, on devrait prendre soin de ne pas exagérer la menace que ferait peser sur le système judiciaire une façon plus libérale d'aborder la qualité pour agir; en fait, comme l'a affirmé le juge Laskin dans Thorson, cette préoccupation devrait rarement servir de fondement à la décision de ne pas reconnaître la qualité pour agir à une partie demanderesse qui la mériterait par ailleurs.

 

                   Je noterais également les rapports produits par les commissions de réforme du droit des provinces de la Colombie‑Britannique et de l'Ontario quant aux modifications à apporter au droit relatif à la qualité pour agir, qui proposent de favoriser la partie qui demande qualité pour agir (voir le Report on Civil  Litigation in the Public Interest de la Commission de réforme du droit de la Colombie‑Britannique, et le Report on the Law of Standing (1989) de la Commission de réforme du droit de l'Ontario).  La recommandation fondamentale de la Commission de réforme du droit de l'Ontario est la suivante, à la p. 177:

 

[traduction]  . . . [c]hacun devrait avoir le droit d'introduire et de poursuivre une instance, à moins que la partie qui conteste ce droit ne convainque la cour que les facteurs qui militent contre cette instance l'emportent sur ceux qui militent en faveur de celle‑ci . . .

 

                   La Commission de réforme du droit de la Colombie‑Britannique a recommandé que toute personne ait le droit d'introduire une instance visant à obtenir une déclaration d'invalidité [traduction] «peu importe que cette personne ait un intérêt dans le texte législatif en cause ou qu'elle soit directement touchée par celui‑ci» (à la p. 75).  De toute évidence, ces recommandations ont pour objet de supprimer progressivement les obstacles formels à l'accès aux tribunaux et de mettre l'accent sur la nécessité de démontrer, dans chaque cas, qu'il existe des motifs convaincants d'interdire l'accès aux tribunaux.

 

                   Il reste une dernière question à examiner:  l'incidence des arrêts de notre Cour Irwin Toy et Wholesale Travel Group Inc. sur la qualité des personnes morales pour procéder à des attaques fondées sur la Charte .  Comme je l'ai déjà mentionné, la Cour a, dans l'arrêt Irwin Toy, statué qu'une personne morale ne saurait invoquer les droits garantis par l'art. 7  de la Charte .  À cause de cet arrêt, les personnes morales qui souhaitent attaquer la constitutionnalité d'une mesure législative en vertu de la Charte  doivent surmonter des obstacles qui n'existent pas dans le cas d'attaques relatives à des questions de partage des compétences.

 

                   En principe cependant, il n'y a aucune raison d'adhérer strictement à une règle qui empêche automatiquement de contester une mesure législative qui touche directement un demandeur, pour le seul motif que l'aspect contesté de la mesure législative ne le touche pas directement.  Puisque la constitutionnalité de la mesure législative peut être opposée comme moyen de défense, la question devrait plutôt être de savoir si le demandeur a un intérêt suffisant dans l'issue d'une attaque constitutionnelle.  Dans l'arrêt Thorson, précité, notre Cour a reconnu que, dans les affaires constitutionnelles, on se préoccupe d'abord et avant tout de savoir si les gouvernements ont respecté les limites de leur compétence constitutionnelle.  À mon avis, cet argument conserve toute sa valeur peu importe que la question de la constitutionnalité porte sur le partage des compétences ou sur l'atteinte à des droits garantis par la Charte .  L'article 52  de la Loi constitutionnelle de 1982  prévoit que «[l]a Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit» (je souligne).

 

                   Ce point de vue est partagé par des auteurs comme le professeur Hogg dans son ouvrage Constitutional Law of Canada, op. cit.  En comparant les résultats des arrêts Irwin Toy et Wholesale Travel, il fait observer ceci, aux pp. 1273 et 1274:

 

                   [traduction]  La différence entre Irwin Toy, où la Cour a conclu qu'une personne morale ne pouvait pas invoquer l'art. 7, et Wholesale Travel, où la Cour a conclu qu'une personne morale pouvait invoquer l'art. 7, c'est que Irwin Toy Ltd. était une partie demanderesse au civil qui cherchait à obtenir un jugement déclaratoire tandis que Wholesale Travel Group Inc. était une partie défenderesse dans des poursuites criminelles.  Mais pourquoi cette différence devrait‑elle avoir de l'importance?  Dans Irwin Toy, la personne morale demanderesse ne se fondait pas sur l'art. 24  de la Charte  pour demander réparation. Elle demandait simplement un jugement déclarant que la loi en question était inconstitutionnelle.  On a toujours considéré qu'il est évident, en droit constitutionnel canadien, qu'une personne physique ou morale peut demander une déclaration d'invalidité pour des motifs d'ordre fédéral, même si aucune personne physique ou morale n'est directement impliquée dans la question de savoir si une mesure législative devrait vraiment être adoptée par un palier de gouvernement plutôt que par l'autre.  En fait, dans l'affaire Irwin Toy même, la personne morale demanderesse attaquait la mesure législative en cause en invoquant, outre des moyens fondés sur la Charte , un moyen d'ordre fédéral (à savoir que la loi provinciale ne pouvait s'appliquer à la publicité dans le média fédéral de la télévision), et la Cour a, sans aucune analyse préliminaire, examiné ce moyen au fond (pour finalement le rejeter).

 

                   Il est difficile de voir quel principe permet à un demandeur d'intenter une action en déclaration d'invalidité pour des motifs d'ordre fédéral, mais non pour des motifs fondés sur la Charte .  En supposant que le demandeur ait un intérêt suffisant dans la validité de la mesure législative [. . .] le demandeur devrait pouvoir obtenir un jugement déclarant que la mesure législative est inconstitutionnelle en se fondant sur n'importe quelle partie de la Constitution [. . .] Le principe du constitutionnalisme est sûrement enfreint par la création d'obstacles artificiels aux contestations d'une mesure législative fondées sur la Constitution.  Il ne devrait, tout au moins, y avoir aucune différence entre les motifs d'ordre fédéral et les motifs fondés sur la Charte .  Ces motifs ont, dans les deux cas, pour effet de refuser un pouvoir à des corps législatifs, et ils entraînent, dans les deux cas, l'invalidité en vertu de la clause de la primauté.  [Je souligne.]

 

                   De plus, les obstacles techniques à la qualité pour agir, fondés sur des motifs comme la façon dont on a choisi de procéder, ne sauraient être maintenus en principe.  Ainsi, il est difficile de trouver une explication logique à une règle qui permet à un demandeur de contester la constitutionnalité d'une loi régissant ses affaires de tous les jours une fois qu'une accusation a été portée contre lui, mais pas avant:  la seule différence réside dans le moment choisi pour agir.  Comme le juge Duff l'a reconnu, au nom de notre Cour, dans l'arrêt Smith, précité, à la p. 337:

 

                   [traduction]  Il n'y a pas de doute qu'il y a beaucoup à dire en faveur du point de vue selon lequel une personne dans la situation de l'appelant devrait, sans s'exposer à des poursuites pour une infraction criminelle, avoir le moyen de soulever la question de la légalité d'actes officiels qui lui imposent une contrainte dans sa conduite quotidienne et qui, d'après ce qu'il croit pour des motifs non déraisonnables, sont interdits et illégaux.

 

                   À mon avis, le point de vue suivant, que le professeur Hogg exprime à la p. 1274, est préférable:

 

                   [traduction]  Le principe approprié, me semble‑t‑il, est que la contestation de la constitutionnalité d'une loi (en supposant que l'instance ne vise rien d'autre qu'une conclusion d'invalidité) devrait être régie par les mêmes règles en matière de qualité pour agir et de procédure, indépendamment de la question de savoir si la contestation repose sur des motifs d'ordre fédéral ou sur des moyens fondés sur la Charte .  Cela signifierait non seulement que la contestation pourrait être opposée comme moyen de défense à une accusation criminelle (comme dans l'affaire Big M Drug Mart), mais encore qu'elle pourrait avoir lieu dans toute autre procédure, au civil comme au criminel, lorsque la loi peut être pertinente, y compris dans les procédures visant à obtenir une déclaration d'invalidité.

 

                   Ce point de vue a l'avantage d'être compatible avec les principes applicables au règlement d'autres questions constitutionnelles.  En outre, il peut bien y avoir des cas où l'administration efficace de la justice sera mieux servie par un jugement éventuel sur la constitutionnalité d'une mesure législative.

 

                   En résumé, je tirerais la conclusion que les règles régissant la qualité pour agir, qui sont établies dans l'arrêt Borowski, ne devraient pas servir à faire obstacle à la qualité pour agir d'une partie qui, en raison du préjudice exceptionnel subi et de leur effet sur ses droits privés, a toujours eu le droit de contester des mesures gouvernementales.  Au contraire, les demandeurs qui peuvent établir qu'une mesure législative porte un préjudice exceptionnel à leurs droits privés ont qualité de plein droit pour attaquer la constitutionnalité de la mesure législative qui les touche.

 

Application à la présente affaire

 

                   Comme je l'ai déjà mentionné, la trilogie de notre Cour sur la question de la qualité pour agir dans l'intérêt public ne visait pas à abroger ou à restreindre la règle générale relative au droit à la qualité pour agir qu'ont les personnes dont les intérêts sont directement et particulièrement touchés par une mesure législative.  Il ne fait aucun doute qu'en raison de l'effet spécial que la Loi a, à la fois, sur les intérêts des entreprises de commerce de détail et sur ceux des employés du commerce de détail en l'espèce, ceux-ci tombent dans la catégorie des personnes qui subissent un «préjudice exceptionnel» en raison de cette loi.  La question de la qualité des appelants pour aborder les questions constitutionnelles formulées en l'espèce peut donc être tranchée au moyen des règles traditionnelles régissant la qualité pour agir, qui sont énoncées dans l'arrêt Smith.

 

                   Mon collègue refuse, toutefois, de reconnaître aux appelants qualité pour agir, en s'appuyant sur le critère énoncé dans l'arrêt Conseil canadien des Églises.  Même s'il convient qu'il existe une question sérieuse quant à la validité de la Loi et que les appelants sont directement touchées par la Loi, il conclut que les appelants n'ont pas démontré qu'il n'existe pas d'autre moyen raisonnable et efficace de soumettre la question aux tribunaux.  En particulier, mon collègue conclut que le fait que les appelants se fondent sur le dossier d'Oshawa Group laisse entendre qu'il peut y avoir un moyen plus raisonnable et plus efficace de soumettre la question aux tribunaux.  Il conclut aussi qu'on devrait leur refuser la qualité pour agir parce qu'ils ne peuvent se fonder sur des éléments de preuve d'autres parties à des poursuites distinctes, qui n'ont aucun rapport avec eux.  Quant aux employés du commerce de détail, la Cour à la majorité leur refuserait aussi la qualité pour agir en raison de l'insuffisance de la preuve pour établir soit qu'ils ont qualité pour agir soit qu'il y a eu violation de la Charte .

 

                   Je ne suis pas d'accord.  À mon avis, les appelants devraient avoir gain de cause non seulement en vertu du critère de l'arrêt Smith, mais également en vertu d'une application régulière, aux circonstances de la présente affaire, du critère régissant la qualité pour agir dans l'intérêt public établi dans les arrêts Borowski et Conseil canadien des Églises.  J'estime, en outre, que le caractère suffisant ou non de la preuve ne constitue pas un motif adéquat de refuser aux employés du commerce de détail la qualité pour agir en l'espèce.  J'examinerai chaque point à tour de rôle.

 

                   Comme je l'ai déjà mentionné, les tribunaux ont maintenant le pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir et, à la suite de la trilogie, notre Cour a décidé qu'il est préférable d'adopter une façon pratique et fonctionnelle de procéder plutôt que d'appliquer des règles rigides.  Ceci suggère que la capacité qu'ont d'autres parties de soumettre la question à la cour ne doit pas servir à empêcher, de façon automatique et stricte, la cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir.  Dans un cas comme celui‑ci tout particulièrement, où la partie qui requiert la qualité pour agir est déjà devant les tribunaux, il est important de soupeser les avantages de procéder à la contestation constitutionnelle en fonction du préjudice que pourrait causer aux appelants le refus de leur reconnaître la qualité pour agir à ce stade avancé des procédures.  Selon moi, les facteurs suivants emportent la conclusion qu'il n'y a rien à gagner à leur refuser la qualité pour agir, alors que les avantages qu'il y a à leur reconnaître cette qualité sont tout à fait évidents.

 

                   Premièrement, il ne s'agit pas d'un cas où, n'était‑ce de leur demande de jugement déclaratoire, les appelants ne seraient pas devant les tribunaux.  Au contraire, ils doivent faire face à l'effet de la mesure législative en cause.  La seule question qui se pose a trait au moment et aux moyens de procéder.

 

                   Aucune des préoccupations qui sous‑tendent habituellement les restrictions relatives à la qualité pour agir dans l'intérêt public ne se pose en l'espèce.  Les parties les plus directement touchées par la Loi sont devant les tribunaux, il existe un litige réel et, comme les appelants font face à de nombreuses accusations pendantes devant les tribunaux d'instance inférieure, il n'est pas question de grever le système d'une autre partie qui, par ailleurs, ne serait pas impliquée.  En fait, la reconnaissance de la qualité pour agir aux appelants renforce vraiment l'un des objectifs des règles de la qualité pour agir, c'est‑à‑dire la prévention d'une multiplicité de poursuites, puisque les nombreuses accusations pendantes qui ont été portées contre les appelants en vertu de la Loi et qui constituent à l'heure actuelle un fardeau pour l'administration de la justice pourraient être réglées par une décision sur la constitutionnalité de la Loi.

 

                   De plus, il importe de reconnaître que l'action déclaratoire a elle‑même été précipitée par la requête visant à obtenir une ordonnance de fermeture fondée sur l'art. 8, en vertu de laquelle, selon l'arrêt de notre Cour R. c. Big M Drug Mart Ltd., le droit des appelants d'opposer l'inconstitutionnalité de la Loi comme moyen de défense serait incontestable.  Ces requêtes ont été ajournées en attendant les décisions dans l'affaire Peel; les appelants ont alors présenté de nouveau leur requête en jugement déclaratoire et notre Cour a accueilli subséquemment leur demande d'autorisation de pourvoi aux fins de débattre la constitutionnalité de la Loi.  Compte tenu de cet historique des procédures, le pourvoi des appelants devant notre Cour ne devrait pas échouer à ce stade avancé pour défaut de qualité pour agir, uniquement parce que notre Cour est présentement saisie de l'action déclaratoire plutôt que de la requête fondée sur l'art. 8.  Les appelants avaient nettement l'impression que la requête fondée sur l'art. 8 et la requête en jugement déclaratoire serviraient de cause type pour trancher la question de la constitutionnalité des accusations pendantes qui avaient été portées en vertu de la Loi.  À mon avis, ce serait déconsidérer l'administration de la justice que de forcer les appelants à débattre le fond de l'affaire dans une autre procédure qui risque encore de se retrouver devant notre Cour à une étape ultérieure.  Les appelants ont déjà consacré énormément de temps, d'argent et d'efforts à la présente requête; à mon avis, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de reconnaître la qualité pour agir et statuer sur le fond du pourvoi, qui a, de toute façon, fait l'objet de plaidoiries.  Même si notre Cour n'est pas liée par la conclusion du juge de première instance que l'affaire constitue une cause type, j'estime que, lorsque la Cour est appelée à se prononcer sur la question de la qualité pour agir à cette étape des procédures, elle devrait tenir compte à la fois de l'ensemble des procédures et des attentes des parties quant à l'objet du litige.

 

                   De surcroît, les appelants ont aussi avancé des arguments au sujet de l'atteinte que la Loi porterait aux droits garantis par l'art. 15  de la Charte .  Notre Cour n'a pas encore abordé la question de l'application des droits garantis par l'art. 15 aux personnes morales ou à la mesure législative attaquée en l'espèce.  Comme les appelants sont les parties appropriées pour avancer cet argument et que l'autorisation de pourvoi devant notre Cour a été accordée sur cette question précise, j'estime qu'il n'existe aucun motif de leur refuser la qualité pour agir maintenant.

 

                   Quant à la question du dossier, j'estime qu'il n'est pas nécessairement inopportun que les appelants se fondent sur le dossier d'autres parties qui soulève des points de droit identiques dans des circonstances essentiellement identiques.  De plus, comme nous le verrons plus loin, la nature de la preuve n'est pas généralement une question qui influe sur celle de la qualité pour agir.  Dans les affaires constitutionnelles en particulier, les éléments de preuve documentaire de nature générale peuvent être pertinents pour établir le contexte de la question en litige, tout à fait indépendamment de la situation des parties en présence.  En l'espèce, toutes les parties faisaient face aux mêmes types d'accusations et d'ordonnances de fermeture fondées sur l'art. 8, et, à toutes fins utiles, la situation et les intérêts des parties ne pouvaient être différenciés.  Ces affaires ont été préparées simultanément et plaidées l'une à la suite de l'autre, et il n'est pas surprenant que le processus ait comporté un échange et une consolidation des documents de ce type général.

 

                   Mais, qui plus est, les appelants subiraient incontestablement un préjudice si, après leur avoir permis depuis le début de se fonder sur ce dossier, on leur disait, à ce stade, que la qualité pour agir leur sera refusée pour cette raison.  Si cette question préoccupait la Cour, l'autorisation de pourvoi aurait dû leur être refusée.  La question du caractère éventuellement suffisant du dossier pour établir le bien‑fondé de leurs demandes est une toute autre question que je vais m'abstenir de commenter.

 

                   En ce qui concerne les employés du commerce de détail appelants, mon collègue leur refuserait la qualité pour agir parce que la preuve produite en l'espèce est insuffisante pour établir qu'ils ont qualité pour agir, et encore plus pour établir l'existence de la prétendue violation de la Charte .  Il se fonde à cet égard sur les arrêts antérieurs de notre Cour Danson et MacKay, précités.

 

                   Nos arrêts MacKay et Danson, qui portaient sur la nécessité d'éviter de trancher des questions relatives à la Charte  dans un vide factuel, ne sont pas du tout pertinents en ce qui concerne la question de la qualité pour agir.  Ils viennent, au contraire, appuyer la notion voulant que la qualité pour agir soit une question séparée et distincte de celle du caractère suffisant de la preuve et, en outre, que la qualité pour agir d'un appelant ne puisse être contestée même lorsqu'il n'existe pas le moindre élément de preuve justifiant une action fondée sur la Charte .

 

                   Dans l'arrêt MacKay, précité, malgré le fait que, comme l'a conclu le juge Cory à p. 363, «[p]as le moindre élément de preuve n'a été présenté à cette Cour en l'espèce», notre Cour n'a, à aucun moment, laissé entendre que les appelants n'avaient pas qualité pour procéder à une attaque constitutionnelle fondée sur la Charte .  Notre Cour, qui était plutôt disposée à présumer le contraire, affirme, à la p. 360:

 

                   L'intimé n'a pas mis en doute la qualité pour agir des appelants.  En conséquence, cette question importante n'a pas été examinée par cette Cour et il est présumé, aux fins du présent pourvoi, que les appelants avaient la qualité requise pour engager l'action.

 

                   De même, dans l'arrêt Danson, précité, l'appelant prétendait qu'on devait lui permettre de présenter sa requête même «en l'absence totale de faits en litige», pour reprendre les mots du juge Sopinka qui s'exprimait au nom de la Cour, à la p. 1100.  Citant notre arrêt MacKay, notre Cour a refusé de trancher la question.  Encore une fois, cependant, le juge Sopinka a conclu expressément que la qualité de l'appelant pour procéder à une attaque fondée sur la Charte  n'était pas en cause.

 

                   De toute façon, il n'est pas question en l'espèce de trancher le pourvoi dans un vide factuel.  Mon collègue ne dit pas qu'il n'y a «aucune preuve»; il conclut plutôt que les appelants ne peuvent se fonder sur le dossier présenté par Oshawa Group dans le cadre de son pourvoi devant notre Cour.

 

                   Tel que mentionné dans les motifs de la majorité, notre Cour a conclu, dans l'arrêt Finlay, précité, à la p. 617, que la qualité pour agir dépend de la question:

 

. . . de savoir si le dossier dont la cour est saisie, les énoncés des faits et du droit, et les arguments invoqués sont suffisants pour lui permettre de bien comprendre, au stade de l'exception préliminaire, la nature de l'intérêt invoqué.

 

                   Ainsi, ce qui préoccupe la cour, à cette étape des procédures, est la question de savoir s'il y a suffisamment d'éléments pour évaluer la «nature de l'intérêt» que le demandeur invoque.  Cela n'emporte toutefois pas nécessairement un examen de la preuve.  En fait, dans cette affaire, le juge Le Dain a expressément affirmé que l'intérêt de l'intimé était établi assez clairement par la déclaration et les dispositions législatives et contractuelles; il n'a pas jugé nécessaire d'examiner la preuve.

 

                   À mon avis, aucun examen de cette nature n'est pas non plus nécessaire dans les circonstances de l'espèce, et les employés du commerce de détail ne devraient pas être privés de la qualité pour agir en raison d'une insuffisance de la preuve.  En particulier, lorsque la Cour a déjà accordé l'autorisation de pourvoi, le caractère suffisant de la preuve constitue surtout une question qui touche au fond et au succès du pourvoi.

 

                   La question de l'effet de la Loi sur les droits que l'al. 2 a )  et l'art. 15  de la Charte  garantissent aux employés du commerce de détail demeure entière.  De plus, il ne fait aucun doute, et en réalité la Cour à la majorité ne le conteste pas, qu'une requête comme celle dont il est présentement question peut bien constituer le seul moyen efficace dont disposent les employés du commerce de détail pour saisir les tribunaux de la question.

 

                   À mon avis, il importe de reconnaître les difficultés pratiques et les éléments dissuasifs auxquels font face des appelants dans la situation des employés du commerce de détail, et de reconnaître qu'il se peut qu'il n'existe aucun autre moyen raisonnable et efficace de saisir les tribunaux de leurs préoccupations.  Même si la plupart des employés risquent peu de faire l'objet d'accusations en vertu de la Loi, ils n'en sont pas moins touchés par ses dispositions.  Il se peut, toutefois, que de tels requérants n'aient, en réalité, qu'une faible possibilité de saisir les tribunaux de leurs préoccupations, si ce n'est, comme c'est le cas en l'espèce, en se joignant à d'autres requérants qui sont capables d'assumer les frais de la requête.

 

                   Comme notre Cour a eu l'occasion de le faire observer dans l'arrêt Edwards Books, précité, les employés du commerce de détail constituent un groupe formé surtout de membres non syndiqués et qui comprend des personnes sans grand pouvoir politique et économique.  Puisque les tribunaux sont libres d'exercer leur pouvoir discrétionnaire relatif à la qualité pour agir, j'estime qu'il n'est pas inopportun d'examiner la situation de l'ensemble des parties en cause et de tenir compte de facteurs comme leurs capacités respectives de saisir les tribunaux de leurs préoccupations.  En l'espèce, le refus de reconnaître la qualité pour agir aux personnes morales appelantes aura pour effet de priver les employés du commerce de détail de l'occasion de présenter leurs demandes.

 

                   Compte tenu de ces considérations, je suis d'avis qu'il n'existe aucune raison pratique ou fondée sur des principes de refuser de reconnaître aux appelants la qualité pour demander un jugement déclaratoire.  En définitive, je conclus que tous les appelants en l'espèce ont qualité pour aborder les questions constitutionnelles formulées dans le présent pourvoi et que ce pourvoi ne devrait pas être tranché en fonction de la qualité pour agir seulement.

 

                   Puisque notre Cour a conclu à la majorité qu'il y a lieu de rejeter le pourvoi, je m'abstiendrai d'analyser le fond de l'affaire puisque ce ne serait pas là faire un usage efficace des ressources limitées de notre Cour.  Je décline donc, à ce stade, l'opportunité d'aborder le fond des questions en litige, mais j'aurais reconnu aux appelants la qualité pour agir.  Sur ce point, j'inscris ma dissidence.

 

                   Pourvois rejetés, les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes.

 

                   Procureurs des appelants:  Danson, Recht & Freedman, Toronto.

 

                   Procureur de l'intimé:  Le procureur général de l'Ontario, Toronto.

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