Stewart c. Pettie, [1995] 1 R.C.S. 131
Mayfield Investments Ltd., faisant affaires
sous le nom de Mayfield Inn Appelante
c.
Gillian Stewart et Keith Stewart,
et Stuart David Pettie Intimés
et entre
Gillian Stewart et Keith Stewart Appelants
c.
Mayfield Investments Ltd., faisant affaires sous le nom
de Mayfield Inn, et Stuart David Pettie Intimés
Répertorié: Stewart c. Pettie
No du greffe: 23739.
1994: 13 octobre; 1995: 26 janvier.
Présents: Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.
en appel de la cour d'appel de l'alberta
Responsabilité délictuelle ‑‑ Négligence ‑‑ Obligation de diligence ‑‑ Prévisibilité ‑‑ Lien de causalité ‑‑ Hôte commercial servant des boissons alcoolisées ‑‑ Client impliqué dans un accident d'automobile ‑‑ Passagère grièvement blessée ‑‑ L'hôte commercial a‑t‑il satisfait à la norme de diligence requise d'un vendeur d'alcool? ‑‑ L'hôte commercial a‑t‑il fait preuve de négligence en ne prenant pas de dispositions pour s'assurer que le conducteur ne conduirait pas en quittant les lieux? ‑‑ La norme de preuve du lien de causalité est‑elle assouplie?
Après avoir dîné et assisté à une pièce de théâtre au Mayfield Inn, la passagère d'une automobile conduite par son frère a été grièvement blessée au moment où ce dernier a fait faire une embardée à son véhicule après en avoir perdu la maîtrise sur une chaussée glissante. Il avait bien conduit dans les circonstances. Une heure après l'accident, le taux d'alcoolémie du conducteur excédait toutefois de beaucoup la limite permise. Il avait bu pendant toute la soirée et l'hôte commercial connaissait son état au moment où il a quitté, puisque la même serveuse l'avait servi toute la soirée et avait tenu une addition cumulative de toutes les consommations qu'il avait commandées. Les passagers de l'automobile avaient permis au conducteur de prendre le volant, même si le groupe comptait des conducteurs sobres. En outre, la victime connaissait la quantité d'alcool que son frère avait consommée et la façon dont il réagissait lorsqu'il était ivre. Aucune preuve n'a été produite quant à savoir ce qu'elle-même ou les autres passagers auraient fait si l'hôte commercial était intervenu.
Les demandeurs n'ont pas obtenu gain de cause au procès contre Mayfield Investments Ltd., mais le juge de première instance a évalué la part de responsabilité de cette dernière à 10 pour 100 au cas où son jugement serait écarté en appel et il a conclu que, bien que négligent, le conducteur n'avait pas fait preuve de négligence grave. La Cour d'appel a accueilli l'appel et conclu que Mayfield avait été négligente, sans par ailleurs modifier la décision du juge de première instance. Mayfield Investments Ltd. a formé un pourvoi principal et les Stewart ont formé un pourvoi incident à l'encontre de la conclusion que le conducteur n'avait pas fait preuve de négligence grave dans la conduite de l'automobile. Il s'agit ici de déterminer si l'hôte commercial a satisfait à la norme de diligence requise d'un vendeur d'alcool et s'il a fait preuve de négligence en ne prenant pas de dispositions pour s'assurer que le conducteur ne conduirait pas en quittant les lieux. Deux questions secondaires, portant sur la négligence contributive et la négligence grave, ne se posent pas.
Arrêt: Le pourvoi principal est accueilli; le pourvoi incident est rejeté.
Les établissements qui servent de l'alcool ont une obligation de diligence envers leurs clients qui s'enivrent au point d'être incapables de prendre soin d'eux‑mêmes. L'établissement peut être tenu d'empêcher un client ivre de prendre le volant lorsqu'il appert que celui‑ci a l'intention de le faire. Une obligation existe également à l'égard des tiers dont on pourrait raisonnablement s'attendre à ce qu'ils entrent en contact avec le client ivre, et que ce dernier peut exposer à un certain risque. En l'espèce, il y avait un lien suffisamment étroit entre l'hôte commercial et la passagère blessée pour qu'il existe entre elles une obligation de diligence. Aux fins de l'obligation de diligence, il n'importe pas qu'elle ait été une passagère du véhicule conduit par le client plutôt qu'une passagère ou la conductrice d'un autre véhicule. L'obligation de diligence naît du fait qu'elle faisait partie d'une catégorie de personnes que l'on pouvait s'attendre à trouver sur la route. C'est envers cette catégorie de personnes que l'obligation existe.
La question de savoir s'il existe une obligation de diligence relève de la relation entre les parties, et non d'un comportement. La question de savoir quel comportement est requis pour satisfaire à l'obligation touche à la norme de diligence appropriée. Les débits d'alcool ont indubitablement une obligation générale de diligence envers les personnes dont on peut s'attendre à ce qu'elles prennent la route.
La responsabilité en l'espèce ne découle pas du seul fait que l'hôte commercial a pu trop servir à boire au client. Le préjudice causé à une catégorie de personnes doit être une conséquence prévisible du comportement attaqué. Le seul fait qu'un individu boive trop n'entraîne pas nécessairement, en soi, un risque de préjudice pour des tiers. Ce n'est que si le client ou un tiers risque de subir un préjudice que l'hôte commercial sera tenu de prendre des mesures.
Même si la législation sur les alcools interdit de servir quiconque est apparemment ivre, il n'est pas évident que la loi sur les alcools a été violée en l'espèce puisque le client ne montrait aucun signe d'ivresse. En outre, la violation de la loi ne justifie pas en soi l'imposition d'une responsabilité.
La réticence des tribunaux à juger quelqu'un responsable en raison de son omission de prendre des mesures positives s'est atténuée dans les cas où il existait entre les parties une «relation spéciale» justifiant l'imposition d'une obligation positive. Il faut répondre à deux questions: la défenderesse était‑elle tenue, dans les circonstances, de prendre des mesures positives et, dans l'affirmative, les mesures prises l'ont‑elle libérée du fardeau qui lui incombait?
La seule existence d'une «relation spéciale» entre les vendeurs d'alcool et les automobilistes, sans plus, ne permet pas nécessairement d'imposer une obligation positive d'agir. Quiconque entre dans un bar ou un restaurant a des rapports de personne invitante à personne invitée avec l'établissement et a donc une «relation spéciale» avec celui‑ci. L'existence de cette relation n'empêche pas un hôte commercial de tenir compte d'autres facteurs pertinents pour déterminer si, dans les circonstances, des mesures positives sont requises. Bien que les circonstances justifient souvent l'imposition d'une obligation positive d'agir, aucune mesure ne sera requise en l'absence de prévisibilité qui est la condition sine qua non de la responsabilité délictuelle.
En l'espèce, l'hôte commercial n'a pris aucune mesure pour s'assurer que son client ne conduirait pas. Aucun de ses employés n'a demandé si le client comptait prendre le volant, ni proposé d'autres solutions. Le fait d'être demeuré «vigilant» et d'avoir exercé une «surveillance attentive» de son client ne pouvait être assimilé à des mesures positives. Toutefois, les circonstances n'étaient pas telles qu'un établissement raisonnablement prudent aurait prévu que le client prendrait le volant, et aurait donc dû prendre des mesures pour l'en empêcher. L'hôte commercial savait que certains membres du groupe étaient sobres, et pouvait raisonnablement présumer que l'un d'eux conduirait. Il n'était pas tenu de demander qui conduisait.
Dans une action délictuelle, le demandeur a le fardeau de prouver chacun des éléments de la demande selon la prépondérance des probabilités. Il doit établir, notamment, que le comportement attaqué du défendeur a vraiment causé la perte dont il se plaint. Il y a déficience de la preuve en l'espèce du fait qu'aucune preuve n'a été produite quant à savoir si les passagers sobres auraient tiré une conclusion identique ou différente si l'hôte commercial était intervenu de quelque façon. Dans la présente affaire, il n'y a rien d'inhabituel ou de difficile qui justifie d'appliquer la règle permettant d'alléger le fardeau de prouver le lien de causalité parce qu'il est difficile en soi de prouver l'existence d'un lien de causalité. En fait, la personne qui pouvait fournir cette information était la victime, et elle ne l'a pas fait. Il faut en conclure, ce qui n'est pas contredit par la preuve produite, que sa décision n'aurait pas été différente si l'hôte commercial l'avait informée de toute la situation.
Jurisprudence
Arrêts examinés: Jordan House Ltd. c. Menow, [1974] R.C.S. 239; Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186; Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Sambell c. Hudago Enterprises Ltd., [1990] O.J. No. 2494 (QL); Hague c. Billings (1989), 48 C.C.L.T. 192 (H.C. Ont.), conf. en partie par (1993), 13 O.R. (3d) 298 (C.A.); arrêts mentionnés: Schmidt c. Sharpe (1983), 27 C.C.L.T. 1; Canada Trust Co. c. Porter (1980), 2 A.C.W.S. (2d) 428; Gibbons c. Yates, C. cté Ont., 17 juin 1982, inédit; Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728; Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228; Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159; Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562; La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; Arland c. Taylor, [1955] O.R. 131; Gouge c. Three Top Investment Holdings Inc., [1994] O.J. No. 751 (QL); Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311.
Lois et règlements cités
Contributory Negligence Act, R.S.A. 1980, ch. C‑23.
Highway Traffic Act, R.S.A. 1980, ch. H‑7.
Liquor Licence Act, R.S.O. 1980, ch. 244, art. 53.
Doctrine citée
Fleming, John G. The Law of Torts, 8th ed. Sydney: Law Book Co., 1992.
POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1993), 141 A.R. 4, 46 W.A.C. 4, 10 Alta. L.R. (3d) 113, [1993] 7 W.W.R. 320, 16 C.C.L.T. (2d) 197, 44 M.V.R. (2d) 165, qui a accueilli en partie un appel contre un jugement du juge Agrios (1991), 2 Alta. L.R. (3d) 97, [1992] 4 W.W.R. 532. Pourvoi principal accueilli; pourvoi incident rejeté.
Daniel W. Hagg, c.r., et Allan A. Greber, pour l'appelante-intimée dans le pourvoi incident Mayfield Investments Ltd.
J. Philip Warner, c.r., et Doris I. Wilson, pour les intimés-appelants dans le pourvoi incident Gillian Stewart et Keith Stewart.
Argumentation écrite seulement par Peter R. Chomicki, c.r., pour l'intimé dans les pourvois principal et incident Stuart David Pettie.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Le juge Major ‑‑ Le 8 décembre 1985, Gillian Stewart, son époux Keith Stewart, son frère Stuart Pettie et l'épouse de ce dernier, Shelley Pettie, se sont rendus au café‑théâtre Stage West à Edmonton, où ils devaient dîner et assister à une pièce de théâtre. Ce soir‑là fut marqué d'une tragédie. Après avoir quitté le Stage West à la fin de la soirée, un petit accident impliquant un seul véhicule a laissé Gillian Stewart tétraplégique. Elle a notamment poursuivi Mayfield Investments Ltd. (Mayfield), propriétaire de Stage West, en faisant valoir que celle‑ci avait contribué à ses blessures. Le pourvoi vise à déterminer si, compte tenu des faits de l'affaire, les principes de la responsabilité de l'hôte commercial, établis pour la première fois dans l'arrêt de notre Cour Jordan House Ltd. c. Menow, [1974] R.C.S. 239, s'appliquent pour imputer une part de responsabilité à Mayfield.
I. Les faits
2 Gillian Stewart et sa belle‑s{oe}ur Shelley Pettie travaillaient toutes deux pour Dispensaries Limited. Pour sa réception de Noël 1985, Dispensaries Limited a payé, à ses employés et à leurs conjoints et amis, le droit d'entrée à un spectacle au Stage West, un café‑théâtre exploité à Edmonton par l'appelante Mayfield Investments Ltd., et situé au Mayfield Inn. Ce droit d'entrée couvrait le dîner et le spectacle, mais pas le coût des consommations.
3 Les deux belles‑s{oe}urs et leurs époux se sont rendus au café‑théâtre ensemble dans l'automobile appartenant à Stuart Pettie et conduite par celui-ci. Ils sont arrivés au café‑théâtre vers 18 h, ont été accompagnés par une hôtesse à leur table qu'ils ont choisie parmi celles qui avaient été réservées pour environ 60 personnes du groupe de Dispensaries Limited.
4 Le café‑théâtre offrait un buffet complet, suivi à 19 h 45 d'une pièce de théâtre en trois actes. Les serveuses servaient les consommations aux tables. Les Stewart et les Pettie ont été servis toute la soirée par la même serveuse qui a tenu une addition cumulative de toutes les consommations commandées, puis l'a présentée à la fin de la soirée. Les serveuses ont pris les commandes de consommations pendant le dîner, avant le début de la pièce et également pendant les deux intermissions. Aucune commande n'a été prise pendant le déroulement de la pièce.
5 Stuart Pettie et Keith Stewart ont tous deux commandé plusieurs verres pendant la soirée, avant le dîner, puis après, avant le premier acte et pendant chacune des deux intermissions. Leurs épouses, quant à elles, n'ont consommé aucune boisson alcoolisée de toute la soirée. Elles étaient assises à la table pendant toute la soirée, au moment où les verres ont été commandés, servis et consommés. Il est clair, selon le témoignage de Gillian Stewart, qu'elle connaissait, du moins de façon générale, la quantité d'alcool consommée par Stuart Pettie pendant la soirée.
6 Ce dernier a consommé des rhum coca «doubles» tout au long de la soirée. Le juge de première instance a conclu qu'il avait bu entre cinq et sept verres, soit entre 10 et 14 onces d'alcool. Le juge a également conclu qu'en dépit de la quantité d'alcool consommé, Stuart Pettie ne montrait aucun signe d'ivresse. Cette apparence était toutefois trompeuse puisque, à la fin de la soirée, il était ivre.
7 Le groupe a quitté le café‑théâtre vers 23 h. Une fois dans le stationnement, ils ont eu une discussion quant à savoir si Stuart Pettie était apte à conduire étant donné qu'il avait bu. Ni son épouse ni sa s{oe}ur (qui a reconnu qu'elle connaissait bien l'état de son frère lorsqu'il était ivre) n'avaient quelque inquiétude à laisser Stuart Pettie conduire. Tous les quatre sont donc montés dans l'auto et ont pris le chemin du retour à la maison avec Stuart Pettie au volant, Keith Stewart assis à ses côtés, et leurs épouses qui prenaient place à l'arrière.
8 Pendant cette nuit de décembre, à Edmonton, le gel avait rendu les routes inhabituellement glissantes. Le juge de première instance a conclu que Pettie conduisait à une vitesse inférieure à la limite permise (50 km/h dans une zone de 60 km/h), et il a également accepté le témoignage de Gillian Stewart selon lequel il conduisait bien, prudemment et diligemment dans les circonstances. En dépit de sa prudence, Stuart Pettie a soudainement perdu momentanément la maîtrise de son véhicule. Après avoir fait une embardée vers la droite, le véhicule a sauté le bord de la route pour aller heurter un lampadaire et un mur de réduction du bruit longeant la route. Trois des quatre passagers du véhicule n'ont subi aucune blessure grave, alors que Gillian Stewart, qui ne portait pas de ceinture de sécurité, a été projetée à travers l'automobile et s'est cogné la tête. Elle en est restée tétraplégique.
9 Selon le témoignage d'expert produit au procès, si elle avait porté la ceinture de sécurité (dont le port n'était pas obligatoire en Alberta en 1985), elle n'aurait pas subi de telles blessures.
10 Environ une heure après l'accident, Stuart Pettie a inscrit des taux d'alcoolémie de 0,19 et de 0,2. Le juge de première instance a conclu que, même s'il est impossible de savoir clairement quel aurait été son taux d'alcoolémie au moment de l'accident, il était sans aucun doute ivre, et son taux d'alcoolémie aurait certainement excédé 0,1.
11 Les Stewart ont poursuivi Stuart Pettie, Mayfield et la ville d'Edmonton. L'action intentée contre Stuart Pettie a été réglée, ce dernier admettant avoir fait preuve de négligence grave (selon les exigences de la législation alors en vigueur sur les passagers à titre gratuit). L'action intentée contre la ville d'Edmonton a été réglée avant le procès. Les demandeurs n'ont pas obtenu gain de cause au procès contre Mayfield Investments Ltd., mais le juge de première instance a évalué la part de responsabilité de cette dernière à 10 pour 100 au cas où son jugement serait écarté en appel. Il a également imputé à Gillian Stewart 25 pour 100 de la responsabilité pour la négligence contributive dont elle avait fait preuve en ne portant pas la ceinture de sécurité. Enfin, le juge de première instance a conclu que, bien qu'il ait conduit négligemment, Pettie n'avait pas fait preuve de négligence grave.
12 La Cour d'appel a accueilli l'appel et conclu que Mayfield avait été négligente. Elle n'a toutefois pas modifié l'imputation de la responsabilité établie par le juge de première instance, ni sa conclusion sur les questions de négligence contributive ou de négligence grave. Mayfield Investments Ltd. a obtenu l'autorisation de pourvoi devant notre Cour et les Stewart ont demandé avec succès l'autorisation de pourvoi incident à l'encontre de la conclusion que Stuart Pettie n'avait pas fait preuve de négligence grave dans la conduite de l'automobile.
II. Les juridictions inférieures
Cour du Banc de la Reine de l'Alberta (1991), 2 Alta. L.R. (3d) 97
13 Le juge Agrios n'a imputé aucune part de responsabilité à Mayfield. Pour que cette dernière soit responsable, a‑t‑il affirmé, il devrait exister un ensemble de circonstances comme l'état d'ivresse apparent de Pettie et le fait de savoir que ce dernier allait prendre le volant. En l'espèce, Pettie n'était pas manifestement ivre et, même s'il l'avait été, il était accompagné de son épouse et de sa s{oe}ur qui étaient sobres et tout à fait conscientes de la situation. Si elles n'étaient pas inquiètes, il était déraisonnable de s'attendre à ce que Mayfield le soit. Par conséquent, celle‑ci n'était pas tenue d'intervenir.
14 Le juge Agrios a ensuite conclu que Pettie n'avait pas fait preuve de négligence grave au volant et il a évalué à 25 pour 100 la responsabilité de Gillian Stewart pour la négligence contributive dont elle avait fait preuve en ne portant pas la ceinture de sécurité.
Cour d'appel de l'Alberta (1993), 10 Alta. L.R. (3d) 113
15 S'exprimant en son propre nom et en celui du juge Irving, madame le juge Hetherington a indiqué que la serveuse aurait dû savoir que Pettie s'enivrait puisqu'elle savait quelle quantité d'alcool il avait consommé. Elle aurait dû également savoir qu'il risquait de partir en auto, mais elle n'a pas demandé s'il comptait conduire. Mayfield a manqué à deux obligations de diligence en servant Pettie jusqu'à ce qu'il soit ivre, puis en omettant de prendre des mesures pour s'assurer qu'aucun tiers ne subirait un préjudice. Le juge Hetherington a affirmé que la présence de l'épouse et de la s{oe}ur, toutes deux sobres, n'a rien changé à la prévisibilité que Pettie pourrait prendre le volant.
16 Le juge Kerans a, dans des motifs distincts mais concordants, conclu que le juge avait commis une erreur en décidant que Pettie avait été confié aux soins de son épouse et de sa s{oe}ur sobres. Il est sans importance que Pettie ait été accompagné de personnes sobres, si on ne se renseigne pas sur la relation qui existait entre eux. La serveuse aurait dû savoir que Pettie était ivre et qu'il risquait donc de causer un préjudice à des tiers. Il y avait un risque prévisible que Pettie prenne le volant, mais personne ne s'est renseigné à cet égard. La présence de deux personnes sobres ne saurait dégager Mayfield de toute responsabilité puisqu'il n'y a aucune preuve qu'elle savait qu'ils étaient tous venus ensemble à bord du même véhicule. Si elle était intervenue, elle aurait probablement réussi à dissuader Stuart Pettie de prendre le volant.
17 Enfin, dans des motifs complémentaires, la Cour d'appel a refusé de modifier la conclusion du juge de première instance selon laquelle Stuart Pettie n'avait fait preuve d'aucune négligence grave, ou encore son partage de la responsabilité.
III. Les questions en litige
18 Une question principale et deux questions secondaires ont été débattues. La question principale est la suivante:
1.Mayfield Investments Ltd. a‑t‑elle satisfait à la norme de diligence requise d'un vendeur d'alcool, ou a‑t‑elle fait preuve de négligence en ne prenant pas des dispositions pour s'assurer que Stuart Pettie ne conduirait pas en quittant le Stage West?
19 Les deux questions secondaires, qui ne se poseront que si le pourvoi est rejeté, sont les suivantes:
2.Le juge de première instance et la Cour d'appel ont‑ils bien déterminé et évalué la négligence contributive de la demanderesse?
3.Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en concluant que Stuart Pettie n'avait pas fait preuve de négligence grave? Cette question se pose en raison des dispositions de la Highway Traffic Act de l'Alberta, R.S.A. 1980, ch. H‑7, et de la Contributory Negligence Act de l'Alberta, R.S.A. 1980, ch. C‑23, en vigueur à l'époque de l'accident.
IV. Analyse
1.Mayfield Investments Ltd. a‑t‑elle fait preuve de négligence en ne prenant pas des dispositions pour s'assurer que Stuart Pettie ne conduirait pas en quittant le Stage West?
20 Notre Cour n'a jamais eu à se pencher sur une affaire soulevant la responsabilité d'un hôte commercial, où le demandeur n'était pas la personne qui s'était enivrée dans l'établissement du défendeur. Dans les deux arrêts Jordan House Ltd. c. Menow, précité, et Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186, c'était le demandeur qui s'était enivré et qui, par conséquent, n'était pas apte à prendre soin de lui‑même.
21 Dans un certain nombre de décisions de juridictions inférieures, des établissements commerciaux ont été jugés responsables envers des tiers blessés par un client qui s'était enivré chez eux. Voir Schmidt c. Sharpe (1983), 27 C.C.L.T. 1 (H.C. Ont.); Canada Trust Co. c. Porter (1980), 2 A.C.W.S. (2d) 428 (C.A. Ont.); Gibbons c. Yates, C. cté Ont., 17 juin 1982, inédit; Sambell c. Hudago Enterprises Ltd., [1990] O.J. No. 2494 (C. de l'Ont. (Div. gén.)) (QL); et Hague c. Billings (1989), 48 C.C.L.T. 192 (H.C. Ont.), conf. en partie par (1993), 13 O.R. (3d) 298 (C.A.).
22 Dans le présent pourvoi, il est question d'un tiers qui intente une action contre l'hôte commercial. Cela soulève la question de savoir si l'établissement avait une obligation de diligence envers ce tiers. Dans l'affirmative, il est alors nécessaire d'examiner quelle norme de diligence était requise et si elle a été respectée.
23 Il convient également de se demander s'il existait un lien de causalité entre le comportement de la défenderesse qui aurait été négligent, et le préjudice subi par la demanderesse.
A. Obligation de diligence
24 La façon «moderne» de déterminer s'il existe une obligation de diligence a été établie par la Chambre des lords dans Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, et adoptée par notre Cour dans Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, aux pp. 10 et 11. Ce critère, que le juge Wilson a établi, dans l'arrêt Kamloops, en paraphrasant l'arrêt Anns, est le suivant:
1)y‑a‑t‑il des relations suffisamment étroites entre les parties [. . .] pour que les autorités aient pu raisonnablement prévoir que leur manque de diligence pourrait causer des dommages à la personne en cause? Dans l'affirmative,
2)existe‑t‑il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu?
25 Cette méthode a été approuvée dans les arrêts Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, et Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159. Elle trouve son origine dans l'arrêt historique Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562, où a été établi le «principe du prochain» selon lequel ceux qui agissent ont une obligation de diligence envers les personnes qui, selon ce qu'ils doivent raisonnablement prévoir, sont en péril lorsqu'ils agissent.
26 Dans l'arrêt Jordan House Ltd. c. Menow, précité, il a été établi que les établissements qui servent de l'alcool ont une obligation de diligence envers leurs clients qui s'enivrent au point d'être incapables de prendre soin d'eux‑mêmes. Le demandeur, qui était un client bien connu du bar, s'est enivré et s'est mis à ennuyer d'autres clients. Il a été expulsé des lieux même si les serveurs et autres employés du bar savaient que, pour entrer chez lui, il devrait marcher le long d'une route très fréquentée. Chemin faisant, il a été heurté par une automobile. Le juge Laskin (plus tard Juge en chef), a affirmé que le bar avait, envers Menow, l'obligation de diligence de ne pas le placer dans une situation où il risquerait de subir un préjudice. Il dit, aux pp. 247 et 248:
Si la seule participation de l'hôtel avait consisté à fournir la bière consommée par Menow, il serait difficile de lui imputer une responsabilité en common law pour les blessures subies par Menow après qu'on l'eut mis à la porte de l'hôtel. [. . .] L'hôtel, cependant, n'était pas dans la situation d'une personne quelconque en présence d'un homme en état d'ébriété qui semble incapable de se diriger où il veut. Ses rapports avec Menow, qui était un de ses clients, étaient des rapports de personne invitante à personne invitée et, par ses employés, il était au courant de l'état d'ébriété de Menow, état que, d'après les conclusions du juge de première instance, il a aggravé en contravention des lois applicables sur les permis de vente d'alcool et sur la régie des alcools. Il existait un risque probable de blessures personnelles pour Menow s'il se faisait expulser de l'hôtel et devait s'en aller à pied sur le chemin public très fréquenté qui passait devant l'hôtel.
À mon avis, il n'y a rien de déraisonnable à requérir l'hôtel, dans ces conditions, de veiller à ce que Menow ne soit pas exposé à des blessures du fait de son état d'ébriété.
27 Le juge Laskin a conclu que l'hôtel avait manqué à son obligation envers Menow en l'expulsant alors que les employés savaient qu'il aurait à marcher le long de la route en question. Le risque auquel les actions de l'hôtel ont exposé Menow était prévisible. Il a donc été jugé responsable pour un tiers des blessures subies par Menow.
28 Il n'y a qu'un pas logique à franchir entre conclure que le bar a une obligation de diligence envers les clients et conclure que cette obligation vaut également à l'égard des tiers dont on pourrait raisonnablement s'attendre à ce qu'ils entrent en contact avec le client, et que ce dernier peut exposer à un certain risque. Il est évident qu'un bar a une obligation de diligence envers ses clients et que, partant, il peut être tenu d'empêcher un client ivre de prendre le volant lorsqu'il appert que celui‑ci a l'intention de le faire. Une telle obligation existe aussi, en pareil cas, envers les tiers susceptibles de prendre la route. En fait, le risque auquel sont exposés les tiers, et celui auquel est exposé le client, découlent du même problème. Si le client conduit en état d'ébriété et est impliqué dans un accident, ce n'est que le hasard qui fait que c'est lui qui est blessé plutôt qu'un tiers. Le risque auquel le client ivre au volant expose les tiers est réel et prévisible.
29 En l'espèce, il y avait un lien suffisamment étroit entre Mayfield Investments Ltd. et Gillian Stewart pour qu'il existe entre elles une obligation de diligence. Il est toutefois plus difficile de déterminer la norme de diligence applicable et si il y a eu manquement à celle‑ci.
30 Avant de passer au critère de la norme de diligence, il y a lieu de faire deux commentaires. Dans la mesure où l'existence d'une obligation de diligence est en cause, il n'importe pas que Gillian Stewart ait été une passagère du véhicule conduit par le client plutôt qu'une passagère ou la conductrice d'un autre véhicule, si ce n'est pour des fins accessoires comme la question de la négligence contributive. L'obligation de diligence naît du fait que Gillian Stewart faisait partie d'une catégorie de personnes que l'on pouvait s'attendre à trouver sur la route. C'est envers cette catégorie de personnes que l'obligation existe.
31 Quant au second point, les intimés soutiennent que Mayfield Investments Ltd. avait deux obligations de diligence envers Gillian Stewart: premièrement, celle de ne pas servir Stuart Pettie jusqu'à ce qu'il soit ivre et, deuxièmement, après l'avoir servi jusqu'à ce qu'il soit ivre, celle de prendre des mesures positives pour s'assurer qu'il ne conduirait pas. Les intimés soutiennent que Mayfield a manqué aux deux obligations et qu'elle devrait donc être tenue responsable des blessures de Gillian Stewart.
32 Je crois que cet argument confond l'existence de l'obligation de diligence avec la norme de diligence requise de la part de Mayfield. La question de savoir s'il existe une obligation de diligence relève de la relation entre les parties, et non d'un comportement. La question de savoir quel comportement est requis pour satisfaire à l'obligation touche à la norme de diligence appropriée. C'est ce que Fleming indique dans son ouvrage intitulé The Law of Torts (8e éd. 1992), aux pp. 105 et 106:
[traduction] La norme générale de comportement requise par la loi est un complément nécessaire de la notion juridique d'«obligation». Non seulement s'agit‑il de savoir si «le défendeur avait l'obligation d'être diligent», mais également «ce que, précisément, il devait faire pour s'acquitter de cette obligation». En fait, il n'est pas rare que la norme de diligence soit formulée comme une «obligation», comme lorsque l'on affirme qu'un automobiliste est tenu d'être vigilant ou de signaler ses virages. Mais il est préférable d'éviter cette formulation. Premièrement, la question de l'obligation est déjà suffisamment complexe sans qu'on la fractionne encore plus pour viser une série sans fin de détails relatifs au comportement. L'«obligation» est plus justement réservée à la question de savoir si la relation entre les parties (comme le fabriquant et le consommateur ou l'occupant et l'intrus) justifie l'imposition à l'une de l'obligation de diligence au profit de l'autre. En outre, il convient davantage de considérer le comportement individuel en fonction de la norme juridique de ce qui est requis pour satisfaire à cette obligation. Deuxièmement, il convient d''embrouiller le partage des fonctions entre le juge et le jury. Il appartient à la cour de déterminer l'existence d'une relation découlant d'une obligation et de définir en termes généraux la norme de diligence qui servira à apprécier le comportement du défendeur; il appartient au jury de convertir la norme générale en une norme particulière applicable à l'affaire donnée et de déterminer si cette norme a été respectée.
33 Il n'y a pas de doute que les débits d'alcool ont une obligation générale de diligence envers les personnes dont on peut s'attendre à ce qu'elles prennent la route. Pour paraphraser les propos du juge Wilson dans l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, il est évident que ces gens devaient raisonnablement prévoir que leur manque de diligence pourrait causer des dommages à ces tiers. Reste à déterminer quelle norme de diligence est requise pour s'acquitter de cette obligation.
B. Norme de diligence
34 Le juge Laskin affirme, à la p. 247 de l'arrêt Jordan House Ltd. c. Menow, précité, que «[l]a common law fixe la responsabilité pour négligence à partir d'un manquement à une obligation de diligence découlant d'un risque de préjudice prévisible et indu à une personne du fait de l'action ou omission d'un tiers». Les intimés font valoir, et la Cour d'appel en convient, que Mayfield a été négligente parce que a) elle a servi Stuart Pettie jusqu'à ce qu'il soit ivre et que b) elle n'a pas pris des dispositions pour empêcher Pettie de se blesser ou de blesser un tiers une fois qu'il fut ivre.
35 Je doute que quelque responsabilité puisse découler du seul fait que Mayfield a pu trop servir à boire à Pettie. Conclure que c'est faire preuve de négligence que de trop servir à boire à Pettie revient à ignorer le fait que le préjudice causé à une catégorie de personnes doit être une conséquence prévisible du comportement attaqué. Je ne vois pas comment le seul fait qu'un individu boive trop puisse entraîner, en soi, quelque risque de préjudice pour des tiers. Ce n'est que si le client ou un tiers risque de subir un préjudice que Mayfield et les autres établissements dans sa situation seront tenus de prendre des mesures. Cette norme de diligence est la seconde «obligation» définie par les intimés et la Cour d'appel.
36 Il est vrai que la législation sur les alcools applicable en Alberta et partout au pays interdit de servir quiconque est apparemment ivre. L'avocat des intimés a insisté sur ce point dans sa plaidoirie. Cet argument soulève toutefois deux difficultés. La première découle du fait qu'il n'est pas évident que la loi sur les alcools a été violée en l'espèce puisque Pettie ne montrait apparemment aucun signe d'ivresse. En outre, même si l'on pouvait dire que Mayfield a violé la loi, cela ne justifie pas en soi l'imposition d'une responsabilité: La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205. En l'absence d'un risque raisonnablement prévisible que Pettie ou un tiers subisse un préjudice, le fait de trop servir à boire à Pettie est un acte inoffensif. Par conséquent, si on conclut que Mayfield est responsable, ce doit être en raison de son omission de prendre des mesures positives en vue d'éviter le risque raisonnablement prévisible auquel était exposée Gillian Stewart.
37 Historiquement, les tribunaux se sont montrés réticents à juger quelqu'un responsable en raison de son omission de prendre des mesures positives. Cette réticence s'est atténuée au cours des dernières années dans les cas où la relation entre les parties est telle que l'imposition d'une telle obligation est justifiée. Dans ces cas, il existait entre les parties une «relation spéciale» qui justifiait l'imposition d'une obligation positive. L'arrêt Jordan House Ltd. c. Menow, précité, en est un exemple.
38 On a conclu à l'existence d'une obligation positive semblable dans l'arrêt Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., précité. Le demandeur s'était inscrit à une course de chambres à air organisée par le centre de ski défendeur. Avant la course, le demandeur s'est enivré au bar du centre de ski et, au moment de prendre le départ, il était visiblement ivre. Les organisateurs lui ont suggéré de se retirer de la course, mais l'ont néanmoins laissé faire. Éjecté de la chambre à air, il s'est blessé et est devenu tétraplégique.
39 En imputant une responsabilité au propriétaire Sundance, le juge Wilson a fait remarquer que, de plus en plus, les tribunaux imposent une obligation d'agir lorsqu'il existe une «relation spéciale» entre les parties. Les tribunaux canadiens se sont montrés disposés à élargir les genres de relations auxquelles se rattache une obligation positive d'agir. Après avoir examiné des cas où les tribunaux exigent une action positive de la part du défendeur, le juge Wilson affirme, à la p. 1197:
Ces affaires ont ceci de commun qu'une personne a l'obligation de ne pas exposer autrui à un risque de blessure prévisible.
40 Le juge Wilson a ajouté que, puisque l'activité était complètement contrôlée par Sundance qui en faisait la promotion à des fins commerciales, celle‑ci avait l'obligation positive, à titre de promoteur d'un sport dangereux, de prendre toutes les mesures raisonnables pour empêcher la participation d'une personne qui n'était manifestement pas en possession de tous ses moyens. Elle a conclu que ces précautions n'avaient pas été prises.
41 Il ressort du raisonnement du juge Wilson qu'il faut répondre à deux questions. Il s'agit premièrement de savoir si la défenderesse était tenue, dans les circonstances, de prendre des mesures positives. Dans l'affirmative, il faut ensuite se demander si les mesures prises par la défenderesse étaient suffisantes pour la libérer du fardeau qui lui incombait.
42 On ne conteste pas que ni l'appelante ni personne agissant pour son compte n'a pris de mesures pour s'assurer que Stuart Pettie ne conduirait pas. Mayfield a indiqué qu'elle était demeurée [traduction] «vigilante» et avait exercé une «surveillance attentive» de Stuart Pettie, et que cela devrait être suffisant. Toutefois, demeurer «vigilant» ne signifie pas prendre des mesures positives, et tous reconnaissent qu'aucun des employés de Mayfield n'a demandé si Stuart Pettie comptait prendre le volant, ni proposé d'autres solutions. Par conséquent, si Mayfield est dégagée de toute responsabilité, ce doit être parce que, d'après les faits de la présente affaire, elle n'était pas tenue de prendre des mesures positives pour s'assurer que Stuart Pettie ne conduirait pas.
43 Comme je l'ai mentionné, il existe des décisions de tribunaux d'instance inférieure où on a conclu qu'il existe une relation spéciale entre les bars et les automobilistes. En conséquence, les bars seront responsables envers un tiers blessé s'ils n'ont pas pris des mesures adéquates pour empêcher un client en état d'ébriété de prendre le volant. Dans l'arrêt Hague c. Billings, précité, un conducteur en état d'ébriété avancé s'était rendu à deux différents bars avant d'avoir un accident dans lequel une personne a été tuée et une autre, gravement blessée. Après que le premier bar eut refusé de lui servir plus d'une bière parce qu'il était de toute évidence en état d'ébriété, il s'est rendu au second bar. À cet endroit, on a continué à le servir même s'il était manifestement ivre. Les employés n'ont pas tenté de savoir si, au moment de quitter, il avait l'intention de prendre le volant.
44 Le juge de première instance a suivi l'arrêt antérieur de la Cour d'appel de l'Ontario Canada Trust Co. c. Porter, précité, où on a conclu que l'obligation prescrite à l'art. 53 de la Liquor Licence Act, R.S.O. 1980, ch. 244, et l'obligation de common law avaient la même portée. Cette disposition établissait un droit d'action contre un vendeur d'alcool pour les blessures ou dommages causés par un client qui s'était enivré dans son établissement. Le juge de première instance, dans Hague c. Billings, n'a conclu à aucune responsabilité de la part du premier bar puisqu'on y avait refusé de servir le conducteur après avoir découvert qu'il était ivre. Le second bar a été jugé responsable parce qu'on n'y avait pas arrêté de servir l'automobiliste même s'il était manifestement ivre. En outre, on n'y avait pas tenté de savoir s'il comptait prendre le volant, même si le bar était situé le long d'une route et que la seule façon pratique de s'y rendre était en automobile. Bien que le partage de la responsabilité ait été modifié, la décision a été confirmée en appel.
45 De même, dans la décision Sambell c. Hudago Enterprises Ltd., précitée, le conducteur s'était enivré au bar de la défenderesse et avait blessé un passager de son véhicule. Comme dans l'affaire Porter, précitée, le juge de première instance, dans Sambell, a conclu que l'art. 53 de la Liquor Licence Act de l'Ontario autorise les personnes blessées par un client qui s'est enivré dans un bar à intenter une action contre le bar en question. Il a également conclu qu'il existait une responsabilité parallèle en common law (le juge Gautreau):
[traduction] J'estime qu'ils sont responsables à la fois en vertu de la Liquor Licence Act et de la common law. Les tavernes et leurs employés sont assujettis à une norme élevée de diligence. Les employés de la taverne Squire ne se sont pas souciés de l'obligation qui leur incombait. Ils savaient que ces personnes conduisaient. Ils savaient ou auraient dû savoir qu'elles étaient ivres. Ils ont aggravé leur état d'ébriété en continuant à les servir. À mon sens, la norme appliquée par le Squire était trop basse. On n'y refusait de servir que si la personne était «trop bruyante, si elle semait la pagaille, si elle renversait des verres ou tombait». Il appert que les directives données aux serveuses visaient essentiellement le client qui créait des difficultés au personnel ou qui ennuyait les autres clients. Cela n'est pas suffisant.
Il est clair en common law que l'hôtelier est également tenu de prendre des mesures positives pour protéger les clients et les tiers des dangers de l'ivresse.
46 Il se peut que les décisions des tribunaux ontariens dans ce domaine aient été influencées par l'existence d'une loi provinciale. Le présent pourvoi, qui nous vient de l'Alberta, doit, en l'absence d'une loi comparable, être tranché sous le régime de la common law.
47 La proposition, appuyée par la jurisprudence susmentionnée voulant que la «relation spéciale» nécessaire existe entre les vendeurs d'alcool et les automobilistes, pose peu de difficulté. Ce n'est rien de plus qu'un rappel du fait, déjà mentionné, qu'une obligation générale de diligence existe entre les établissements dans la situation de Mayfield et les personnes qui prennent la route.
48 Il m'est toutefois difficile d'accepter la proposition voulant que la seule existence de cette «relation spéciale», sans plus, permette d'imposer une obligation positive d'agir. Quiconque entre dans un bar ou un restaurant a des rapports de personne invitante à personne invitée avec l'établissement et a donc une «relation spéciale» avec celui‑ci. Toutefois, il est insensé de dire que, du simple fait de cette relation, un hôte commercial ne peut pas tenir compte d'autres facteurs pertinents pour déterminer si, dans les circonstances, des mesures positives sont requises.
49 L'existence de cette «relation spéciale» justifiera souvent l'imposition d'une obligation positive d'agir, mais la condition sine qua non de la responsabilité délictuelle demeure la prévisibilité du risque. Si aucun risque n'est prévisible dans les circonstances, aucune mesure n'est requise, malgré l'existence d'une relation spéciale. Les intimés soutiennent que Mayfield aurait dû prendre des mesures positives même si elle savait que le conducteur était accompagné de trois autres personnes, dont deux étaient sobres, et qu'il était raisonnable d'inférer de toutes les circonstances que le groupe se déplaçait ensemble.
50 L'un des objectifs premiers du droit en matière de négligence est l'application de normes raisonnables de comportement de manière à empêcher la création de risques raisonnablement prévisibles. Ainsi, le droit de la responsabilité délictuelle sert à dissuader d'adopter un comportement qui crée un risque. Imposer une responsabilité même si le risque qui s'est matérialisé n'était pas raisonnablement prévisible revient à attribuer une partie de la perte à quelqu'un qui, dans les circonstances, a agi raisonnablement. Le droit de la responsabilité délictuelle ne requiert pas la sagesse de Salomon. Il demande uniquement que les gens agissent raisonnablement dans les circonstances. La «personne raisonnable» du droit en matière de négligence a été décrite ainsi par le juge Laidlaw de la Cour d'appel de l'Ontario dans Arland c. Taylor, [1955] O.R. 131, à la p. 142:
[traduction] Elle n'est pas une créature exceptionnelle ou hors du commun; elle n'est pas surhumaine; elle n'a pas à faire preuve de la plus grande aptitude que quelqu'un puisse avoir; elle n'est pas un génie capable de réaliser des prouesses inhabituelles et elle ne possède pas non plus des pouvoirs exceptionnels de prévoyance. Il s'agit d'une personne douée d'une intelligence normale qui fait de la prudence sa norme de conduite. Elle ne fait rien qu'une personne prudente ne ferait pas et n'omet rien de ce qu'une personne prudente ferait. Elle agit conformément à la pratique générale approuvée. Son comportement est guidé par des considérations qui régissent ordinairement la conduite des affaires de l'être humain. Son comportement constitue la norme «adoptée dans la collectivité par les personnes douées d'une intelligence normale qui font preuve d'une prudence normale.»
51 De toute évidence, le fait que la tragédie se soit abattue sur Gillian Stewart ne saurait en soi entraîner une conclusion de responsabilité de la part de Mayfield. La question est de savoir si, avant 23 h le 8 décembre 1985, les circonstances étaient telles qu'un établissement raisonnablement prudent aurait dû prévoir que Stuart Pettie prendrait le volant, et aurait donc dû prendre des mesures pour l'en empêcher.
52 Je conviens avec la Cour d'appel que Mayfield ne peut échapper à toute responsabilité uniquement parce que Stuart Pettie ne montrait apparemment aucun signe visible d'ivresse. La serveuse a tenu une addition cumulative et elle savait que Pettie avait consommé 10 à 14 onces d'alcool dans un intervalle de cinq heures. En raison de ce seul élément de connaissance, elle savait ou aurait dû savoir que Pettie s'enivrait, peu importe qu'il en ait exhibé ou non des symptômes.
53 Cependant, je ne suis pas d'accord avec la Cour d'appel pour dire que la présence de deux femmes sobres à la table ne peut avoir pour effet de dégager Mayfield de toute responsabilité. Dans l'arrêt Jordan House Ltd. c. Menow, précité, le juge Laskin a précisé que, dans cette affaire, l'hôtelier aurait pu s'acquitter de son obligation envers Menow en veillant à ce «que celui‑ci arrive chez lui sans encombre en en prenant soin lui‑même ou en le confiant à une personne responsable. . .» (p. 249, je souligne). Si Pettie avait été seul et ivre, Mayfield aurait pu s'acquitter de l'obligation qui lui incombait en vertu de l'arrêt Jordan House Ltd. c. Menow, en appelant son épouse ou sa s{oe}ur pour qu'elles s'occupent de lui. Comment donc Mayfield peut‑elle être responsable alors que celles-ci s'occupaient déjà de Pettie et qu'elles savaient combien il avait bu? S'il est vrai en théorie que Stuart Pettie n'a pas été «confié» aux soins de son épouse et de sa s{oe}ur sobres, ce n'est sûrement là qu'une question de sémantique. Il était déjà sous leur responsabilité et elles savaient combien il avait bu. Il n'est pas raisonnable de laisser entendre, dans ces circonstances, que Mayfield devait faire plus.
54 Mayfield aurait su que les membres du groupe étaient arrivés ensemble, qu'ils avaient passé la soirée ensemble et qu'ils avaient quitté ensemble. En outre, elle aurait su qu'ils participaient à la réception de Noël offerte par Dispensaries Limited, et que deux personnes adultes sobres étaient présentes à la table lorsque les verres ont été commandés et consommés. Dans les circonstances, Mayfield pouvait raisonnablement présumer que les quatre personnes à la table ne se déplaçaient pas séparément et que l'une des deux personnes sobres assises à la table conduirait ou trouverait un autre moyen de transport.
55 Le juge de première instance a eu raison de conclure, à partir de ces faits, que Mayfield n'était pas tenue de demander qui conduisait, ou que cela n'aurait fait aucune différence si elle l'avait fait. On ne pouvait pas raisonnablement prévoir que Stuart Pettie conduirait alors qu'il était accompagné de son épouse et de sa s{oe}ur qui, toutes deux sobres, connaissaient parfaitement la situation.
56 Je conviens, d'une part, que les débits d'alcool doivent, lorsque les circonstances l'exigent, intervenir ou risquer de voir leur responsabilité engagée, et d'autre part, qu'il est impossible d'échapper à cette responsabilité lorsque l'établissement a délibérément aménagé les lieux de façon à ne pouvoir savoir si une intervention est requise. C'était le cas dans Canada Trust Co. c. Porter, précité, où l'alcool était servi derrière le bar, d'où il était impossible pour l'établissement de vérifier la quantité d'alcool consommé ou de déterminer si une intervention était nécessaire. Une situation semblable s'est présentée dans Gouge c. Three Top Investment Holdings Inc., [1994] O.J. No. 751 (C. de l'Ont. (Div. gén.)) (QL), où le demandeur, qui assistait à la réception de Noël d'une compagnie, où il y avait un «bar payant», a trop bu et a ensuite été impliqué dans un accident. Dans pareil cas, l'établissement ne pourrait prétendre qu'il ne pouvait prévoir le risque créé dans le cas où son incapacité de le prévoir résultait directement de la façon dont l'endroit où l'on servait la boisson avait été aménagé.
57 Ce n'était cependant pas le cas en l'espèce. Mayfield connaissait les circonstances dans lesquelles Stuart Pettie buvait. Dans le contexte de la présente affaire, il n'était pas raisonnable qu'elle intervienne.
58 Compte tenu des faits de la présente affaire, je conclus que Mayfield Investments Ltd. n'a pas manqué à son obligation de diligence envers Gillian Stewart. Pour ce motif, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.
C. Lien de causalité
59 L'absence de lien de causalité constitue une raison tout aussi sérieuse d'accueillir le pourvoi.
60 Dans une action délictuelle, le demandeur a le fardeau de prouver chacun des éléments de la demande selon la prépondérance des probabilités. Il doit établir, notamment, que le comportement attaqué du défendeur a vraiment causé la perte dont il se plaint.
61 En l'espèce, l'appelante soutient que les intimés n'ont pas établi que l'omission de Mayfield d'intervenir a effectivement causé les blessures de Gillian Stewart. Elle souligne la conversation qui a eu lieu dans le stationnement, après que le groupe eut quitté le Stage West, et fait valoir que, même si Mayfield était intervenue de quelque façon, Gillian Stewart et Shelley Pettie s'étaient demandées si Stuart Pettie était apte à conduire dans le stationnement après avoir quitté le Mayfield Inn, et avaient pris une décision indépendante à cet égard.
62 Dans des motifs distincts mais concordants, le juge Kerans de la Cour d'appel tranche ainsi la question, à la p. 124:
[traduction] Si la serveuse avait fait le genre de commentaire que j'ai suggéré, je suis d'avis que la conversation invoquée aurait eu une issue différente . . . À mon avis, son intervention aurait probablement fait la différence.
63 (Le juge Hetherington, s'exprimant au nom de la Cour d'appel à la majorité, n'a fait aucun commentaire sur la question de savoir si Gillian Stewart et Shelley Pettie auraient quand même laissé Stuart Pettie prendre le volant si Mayfield était intervenue.)
64 En toute déférence, cet énoncé repose sur une pure conjecture. Il s'avère qu'il n'y a aucune preuve quant à savoir si Gillian Stewart et Shelley Pettie auraient tiré une conclusion identique ou différente si Mayfield était intervenue de quelque façon. Il y a donc déficience de la preuve sur ce point.
65 En raison d'une évolution progressive du droit de la responsabilité délictuelle, il y a allégement du fardeau dont doit s'acquitter le demandeur qui tente de prouver que les actions du défendeur ont effectivement causé la perte alléguée. Voir Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311. La tâche du demandeur est ainsi moins ardue lorsqu'il est difficile en soi de prouver l'existence d'un lien de causalité avec une précision scientifique, ou lorsque seul le défendeur connaît les faits entourant le lien de causalité.
66 Or, ce n'est pas le cas en l'espèce. La preuve du lien de causalité n'a rien d'inhabituel ou de difficile dans la présente affaire. Les faits ne relèvent pas non plus particulièrement de la connaissance de la défenderesse. La personne qui avait l'obligation et la possibilité de fournir quelque preuve, à supposer qu'une telle preuve existait, sur la question de savoir si l'intervention de Mayfield aurait fait une différence, était la victime Gillian Stewart. Elle a témoigné au procès, mais pas sur ce point. Il faut donc en conclure que, si on lui avait demandé si l'intervention de Mayfield pour l'informer de faits qu'elle connaissait déjà aurait fait une différence dans sa décision de laisser Pettie conduire, sa réponse aurait été négative.
67 Cette réponse serait conforme aux circonstances. L'intimé Stewart, en compagnie d'une belle‑s{oe}ur tout aussi sobre, a conclu que Pettie était apte à conduire. Les tribunaux ne devraient pas intervenir dans de telles décisions prises librement.
68 En l'espèce, le lien de causalité n'est pas si manifestement évident qu'il ne requiert aucune preuve. Il ne s'agit pas non plus d'un cas où des faits établis permettent de conclure naturellement à l'existence d'un lien de causalité, de sorte qu'il incomberait à la défenderesse de produire une preuve contraire. C'est un cas où il n'y a aucune preuve que Gillian Stewart et Shelley Pettie auraient tiré une conclusion différente si Mayfield était intervenue.
69 Je suis donc d'avis d'accueillir également le pourvoi pour le motif que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait d'établir que l'omission d'intervenir de Mayfield a effectivement causé les blessures de Gillian Stewart.
70 Vu ma conclusion à l'absence de responsabilité de la part de Mayfield Investments Ltd., il est inutile d'aborder la question de la négligence contributive de Gillian Stewart, ou celle de savoir si le fait que Stuart Pettie a conduit alors qu'il était ivre pourrait en lui‑même être considéré comme une négligence grave.
V. Dispositif
71 Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rejeter l'action contre Mayfield Investments Ltd., avec dépens dans toutes les cours.
72 Je suis d'avis de rejeter le pourvoi incident que Gillian Stewart et Keith Stewart ont formé contre la conclusion des tribunaux d'instance inférieure que Stuart Pettie n'a pas fait preuve de négligence grave.
Pourvoi principal accueilli avec dépens; pourvoi incident rejeté.
Procureurs de l'appelante-intimée dans le pourvoi incident Mayfield Investments Ltd.: Bryan & Company, Edmonton.
Procureurs des intimés-appelants dans le pourvoi incident Gillian Stewart et Keith Stewart: Bishop & McKenzie, Edmonton.
Procureurs de l'intimé dans les pourvois principal et incident Stuart David Pettie: Chomicki, Baril, Edmonton.