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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Canada (Procureur général) c. Kane, 2012 CSC 64, [2012] 3 R.C.S. 398

Date : 20121123

Dossier : 34147

 

Entre :

Procureur général du Canada

Appelant

et

Robert Kane

Intimé

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 11):

La Cour

 

 

 


 


Canada (Procureur général) c. Kane, 2012 CSC 64, [2012] 3 R.C.S. 398

Procureur général du Canada                                                                        Appelant

c.

Robert Kane                                                                                                         Intimé

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Kane

2012 CSC 64

No du greffe : 34147.

2012 : 6 novembre; 2012 : 23 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Droit administratif — Contrôle judiciaire — Norme de contrôle — Conclusion du Tribunal de la dotation de la fonction publique portant que la décision de l’employeur de doter le poste au moyen d’un processus de nomination annoncé ne constituait pas un abus de pouvoir — Est‑ce que la décision du Tribunal est susceptible de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable?

                    K travaillait pour Service Canada et occupait un poste classé au niveau PM‑05.  Dans le cadre d’une réorganisation, le poste de gestionnaire régional de niveau PM‑06 a été créé.  L’employeur a décidé de doter ce poste au moyen d’un processus de nomination interne annoncé.  K a participé au concours, mais il a échoué à un examen obligatoire.  Il a déposé auprès du Tribunal de la dotation de la fonction publique une plainte reprochant un abus d’autorité au sens de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique.  Le Tribunal a rejeté la plainte de K, au motif que ce dernier n’avait pas établi l’existence d’un abus de pouvoir.  La Cour fédérale a confirmé la décision du Tribunal.  La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel formé devant elle et renvoyé l’affaire au Tribunal.

                    Arrêt : L’appel est accueilli et la décision du Tribunal est rétablie.

                    La décision des juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale doit être annulée, et ce, pour quatre raisons.  Premièrement, rien dans la Loi sur l’emploi dans la fonction publique ou dans le Règlement sur l’emploi dans la fonction publique n’oblige un administrateur général à utiliser un processus de sélection en particulier.  Deuxièmement, les juges majoritaires ont évalué la décision du Tribunal à la lumière d’un argument que K n’a pas soulevé.  Troisièmement, la décision de renvoyer l’affaire au Tribunal découlait de la conclusion tirée par les juges majoritaires relativement à la « principale raison » justifiant la décision de l’employeur, mais le Tribunal n’a tiré aucune conclusion sur ce qu’a pu être la « principale raison » de l’employeur pour agir comme il l’a fait.  Enfin, il n’existait aucune possibilité véritable que le Tribunal trouve une conclusion de fait irrationnelle en l’espèce.

Lois et règlements cités

Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 33 .

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Evans, Dawson et Stratas), 2011 CAF 19, 413 N.R. 351, 328 D.L.R. (4th) 193, 36 Admin. L.R. (5th) 48, [2011] A.C.F. n79 (QL), 2011 CarswellNat 2679, qui a infirmé une décision de la juge Heneghan, 2009 CF 740, 356 F.T.R. 127, [2009] A.C.F. no 1396 (QL), 2009 CarswellNat 4907, ayant rejeté la demande de contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal de la dotation de la fonction publique, 2007 TDFP 35, 2007 CarswellNat 6308. Pourvoi accueilli.

                    Christopher Rupar et François Joyal, pour l’appelant.

                    Andrew Raven et Andrew Astritis, pour l’intimé.

                    Version française du jugement rendu par

[1]                              La Cour — M. Kane travaillait pour Service Canada, à titre de directeur de la prestation de service au sein du secteur d’activités des Services aux collectivités et services en personne, un poste classé au niveau PM‑05.  Dans le cadre d’une réorganisation, la structure de l’unité de travail a été modifiée et le poste de gestionnaire régional de niveau PM‑06 a été créé.  Service Canada a décidé de doter ce poste au moyen d’un processus de nomination interne annoncé.  M. Kane a participé au concours, mais il a échoué à un examen obligatoire et sa candidature n’a donc pas été retenue.

[2]                              M. Kane a déposé une plainte au Tribunal de la dotation de la fonction publique, déclarant ce qui suit : [traduction] « Le motif de ma plainte est que mon employeur a abusé de son pouvoir en choisissant un processus de nomination interne annoncé » (d.a., vol. II, p. 149).

[3]                              Devant le Tribunal, M. Kane a invoqué les arguments suivants : (1) le poste PM‑06 n’était pas un nouveau poste, mais résultait plutôt de la reclassification de l’ancien poste PM‑05 qu’il avait déjà occupé; (2) à Terre‑Neuve, la pratique ne consistait pas à annoncer des postes reclassifiés, mais plutôt à les doter à l’interne par voie de nomination; (3) la dotation du poste par voie de nomination annoncée constituait donc un abus de pouvoir au sens de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22  (la « LEFP  »).

[4]                              Le Tribunal a jugé que M. Kane n’avait pas établi l’existence d’un abus de pouvoir et a rejeté sa plainte (2007 TDFP 35 (CanLII)).  La Cour fédérale, sous la plume de la juge Heneghan, a conclu que la décision du Tribunal était raisonnable et l’a en conséquence confirmée (2009 CF 740 (CanLII)).  La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel de cette décision et renvoyé l’affaire au Tribunal pour réexamen (2011 CAF 19 (CanLII)).

[5]                              Les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont conclu que la décision du Tribunal était déraisonnable, parce que ce dernier avait omis d’envisager qu’un abus de pouvoir puisse découler du recours à un processus de nomination annoncé lorsque ce choix repose sur une conclusion déraisonnable concernant un fait important.  Suivant la nouvelle loi, l’employeur n’était pas tenu de se demander s’il s’agissait d’un poste nouveau ou reclassifié, mais c’est un facteur qu’il pouvait considérer.  Après examen du dossier en l’espèce, les juges majoritaires ont statué que l’employeur avait dans les faits tenu compte du caractère nouveau du poste PM‑06 lorsqu’il avait décidé de recourir à un processus annoncé.  Ils ont exprimé l’avis que cet élément constituait la « principale raison » ayant amené l’employeur à faire ce choix.  En conséquence, si M. Kane était en mesure d’établir que le fait pour l’employeur de considérer le poste PM‑06 comme un poste nouveau n’avait aucun fondement rationnel, il pourrait peut‑être démontrer que le recours à un processus annoncé constituait une décision arbitraire et, donc, un abus de pouvoir (par. 55).  En omettant de considérer les arguments de M. Kane sur ce point, le Tribunal a effectivement exclu de la portée du terme « abus de pouvoir » les décisions qui reposent sur des faits n’ayant aucun fondement rationnel (par. 75).  De l’avis des juges majoritaires, il s’agissait d’une approche déraisonnable.

[6]                              À notre avis, la décision des juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale doit être annulée, et ce, pour quatre raisons.  Premièrement et fondamentalement, la plainte de M. Kane reposait sur l’argument selon lequel l’employeur aurait commis un abus de pouvoir « lors du choix du processus de nomination interne annoncé » (par. 91).  Le Tribunal a tenu compte de l’argument de M. Kane selon lequel le recours à un processus annoncé constituait un abus de pouvoir, parce que le poste PM‑06 n’était pas nouveau mais résultait plutôt d’une reclassification.  Toutefois, le Tribunal a statué que, indépendamment de la question de savoir si le poste était nouveau ou non, Service Canada avait le droit de le doter au moyen d’un processus annoncé, avec pour conséquence que même si le poste était considéré comme nouveau cela n’emportait pas l’obligation de recourir à un processus annoncé.  Le fondement essentiel de la plainte — à savoir que le recours à un processus de nomination annoncé constituait un abus de pouvoir — a donc été examiné par le Tribunal et tranché par l’interprétation et l’application qu’a faites ce dernier de la LEFP , sa loi constitutive.  Le Tribunal a affirmé ce qui suit :

                    Rien dans la LEFP  ou dans le [Règlement sur l’emploi dans la fonction publique, DORS/2005‑334] n’oblige un administrateur général à utiliser un processus de sélection en particulier selon qu’il s’agisse d’un poste nouveau ou d’un poste reclassifié.  Au contraire, l’article 33  de la LEFP  indique clairement que l’administrateur général dispose du pouvoir discrétionnaire nécessaire lui permettant de décider s’il utilisera un processus de nomination annoncé ou un processus de nomination non annoncé. [par. 65]

[7]                              Cet énoncé, qui n’a pas été attaqué au motif qu’il serait déraisonnable, était suffisant pour trancher la plainte de M. Kane, et il n’était donc pas nécessaire de se demander si le poste PM‑06 était nouveau.  La question de savoir si le poste était nouveau ou résultait de la reclassification d’un ancien poste n’était pas pertinente pour statuer sur la question ultime et n’a aucunement affecté le caractère raisonnable de la décision du Tribunal.

[8]                              Deuxièmement, les juges majoritaires ont évalué la décision du Tribunal à la lumière d’un argument que n’avait pas soulevé M. Kane.  À chaque étape de l’instance, ce dernier a tenu pour acquis que s’il réussissait à démontrer que le poste PM‑06 résultait d’une reclassification, il aurait droit à la tenue d’un processus de nomination non annoncé.  Se fondant sur les lignes directrices établies sous le régime de l’ancienne loi (L.R.C. 1985, ch. P‑33 ) et sur la pratique suivie jusque‑là à Terre‑Neuve‑et‑Labrador, M. Kane a fait valoir que, si le poste résultait d’une reclassification, son employeur n’était pas libre d’opter pour un processus annoncé.  Selon M. Kane, l’abus de pouvoir découlait d’une [traduction] « interprétation erronée des faits, qui allait à l’encontre des propres lignes directrices de l’employeur en matière de reclassification » (d.a., vol. I, p. 101 (nous soulignons)).  Au soutien de cet argument, M. Kane a présenté des éléments de preuve démontrant que son employeur considérait que le poste était nouveau.  Monsieur Kane n’a jamais tenté établir qu’il s’agissait là de la « principale raison » ayant motivé la décision; sa thèse n’exigeait pas qu’il le fasse.  À son avis, si le poste résultait d’une reclassification, il avait droit à la tenue d’un processus non annoncé, peu importe les raisons que pouvait avoir l’employeur de préférer un processus annoncé.  Le Tribunal a tranché la plainte en concluant que, vu le vaste pouvoir discrétionnaire que l’art. 33  de la LEFP  confère aux employeurs, M. Kane avait tort de prétendre avoir droit à un processus en particulier.  Le Tribunal a jugé que les lignes directrices invoquées par M. Kane avaient été établies sous le régime de l’ancienne loi et ne s’appliquaient donc plus.  À notre avis, M. Kane plaidait en faveur d’une restriction du pouvoir discrétionnaire de l’employeur qui ne concorde ni avec les objectifs de la nouvelle loi ni avec le texte de celle‑ci.  Le Tribunal n’a pas agi déraisonnablement en rejetant cet argument.

[9]                              Troisièmement, la décision de renvoyer l’affaire au Tribunal découlait de la conclusion tirée par les juges majoritaires, à la lumière du dossier, selon laquelle le fait que le poste PM‑06 était nouveau constituait la « principale raison » justifiant la décision de l’employeur.  Le Tribunal a souligné que l’art. 33  de la LEFP  confère à l’employeur un vaste pouvoir discrétionnaire dans le choix du processus de nomination, notamment la faculté de recourir à un processus annoncé simplement parce que plusieurs personnes devraient avoir la possibilité de présenter leur candidature à un poste.  Selon la preuve déposée par l’employeur devant le Tribunal, le Comité régional de gestion a opté pour un processus annoncé « afin que le processus soit juste, accessible et transparent et ce, dans le but de permettre à plus d’une personne de présenter leur candidature, surtout parce qu’il s’agit d’un nouveau poste à un niveau supérieur » (par. 28).  Cependant, le Tribunal n’a tiré aucune conclusion sur ce qu’a pu être la « principale raison » de l’employeur pour agir comme il l’a fait.  En toute déférence, les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale ont commis une erreur en se livrant concrètement à leur propre évaluation du dossier et en déterminant quelle était la « principale raison » à l’origine de la décision de l’employeur, alors que le Tribunal n’avait pas tiré de conclusion à cet égard.  Il ne convenait pas que la Cour d’appel fédérale modifie de la sorte la décision du Tribunal dans le cadre du contrôle judiciaire.

[10]                          Enfin, nous ne pouvons souscrire à la conclusion des juges majoritaires selon laquelle le Tribunal aurait agi de manière déraisonnable en niant à M. Kane la possibilité de démontrer qu’il n’existait aucun fondement rationnel justifiant l’employeur de considérer que le poste PM‑06 était nouveau.  À supposer (sans pour autant décider) que les juges majoritaires ont eu raison de conclure qu’une décision découlant de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et reposant sur une conclusion irrationnelle concernant un fait important constitue un abus de pouvoir, nous estimons, à la lecture du dossier, qu’il n’existait aucune possibilité véritable que le Tribunal trouve une conclusion de fait irrationnelle en l’espèce.  À tout le moins, il ressort d’une interprétation raisonnable du dossier que la question de savoir s’il s’agissait d’un poste nouveau ou reclassifié était susceptible de susciter un désaccord raisonnable parmi des gens raisonnables.

[11]                          L’appel est accueilli avec dépens et la décision du Tribunal est confirmée.

                    Pourvoi accueilli avec dépens.

                    Procureur de l’appelant : Procureur général du Canada, Ottawa et Montréal.

                    Procureurs de l’intimé : Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, Ottawa.

 

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