Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031
Canadien Pacifique Limitée Appelante
c.
Sa Majesté la Reine du chef de l'Ontario Intimée
et
Le procureur général du Québec,
Le procureur général du Manitoba,
Le procureur général de la Saskatchewan et
L'Association canadienne du droit de l'environnement Intervenants
Répertorié: Ontario c. Canadien Pacifique Ltée
No du greffe: 23721.
1995: 24 janvier; 1995: 20 juillet.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.
en appel de la cour d'appel de l'ontario
Droit constitutionnel ‑‑ Justice fondamentale ‑‑ Imprécision ‑‑ Utilisation d'hypothèses raisonnables ‑‑ Portée excessive ‑‑ Loi sur la protection de l'environnement rédigée en termes très généraux ‑‑ La loi peut‑elle être interprétée de manière à donner lieu à un débat judiciaire? ‑‑ Loi sur la protection de l'environnement, L.R.O. 1980, ch. 141, art. 1(1)c), k), 13(1)a) ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 7.
Le brûlage contrôlé effectué par l'appelante sur son emprise ferroviaire a rejeté une fumée épaisse sur les propriétés adjacentes. Des citoyens ont porté plainte en invoquant qu'ils avaient subi des conséquences préjudiciables pour leur santé et leurs biens, et des accusations ont été portées contre l'appelante en vertu de l'al. 13(1)a) de la Loi sur la protection de l'environnement de l'Ontario (LPE). Cette disposition constitue une interdiction générale de pollution «de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait». L'acquittement de CP par la Cour des infractions provinciales de l'Ontario a été infirmé lors de l'appel interjeté devant la Division provinciale de la Cour de justice de l'Ontario, et un autre appel interjeté devant la Cour d'appel a été rejeté. Les questions constitutionnelles qui avaient été soulevées devant cette cour font l'objet du présent pourvoi. La première question, savoir qu'à titre d'établissement fédéral, CP ne pouvait, en vertu de la constitution, être assujettie à l'application de la LPE, a été rejetée parce que l'arrêt Canadian Pacific Railway Co. c. Corporation of the Parish of Notre Dame de Bonsecours, [1899] A.C. 367, a réglé cette question. Il restait à statuer sur la seconde question, savoir que l'al. 13(1)a) et, en particulier, les termes «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» sont d'une imprécision inconstitutionnelle et d'une portée excessive et, par conséquent, violent l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Arrêt: Le pourvoi est rejeté.
Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci et Major: L'alinéa 13(1)a) LPE n'est pas d'une imprécision inconstitutionnelle ni d'une portée excessive, et il vise manifestement l'activité polluante en cause.
Une loi sera jugée d'une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. Cette précision législative est requise en raison (1) de la nécessité de donner aux citoyens un avertissement raisonnable au sujet d'une conduite interdite et (2) de la nécessité d'interdire que la loi soit appliquée de façon discrétionnaire. La question de l'imprécision doit être appréciée dans un contexte interprétatif plus large et non dans l'abstrait. C'est uniquement après s'être acquitté intégralement de son rôle d'interprétation qu'un tribunal est en mesure de déterminer si la disposition attaquée fournit un guide suffisant pour un débat judiciaire.
Le recours à des dispositions législatives générales peut fort bien se justifier. L'article 7 de la Charte n'empêche pas le législateur de se fonder sur le pouvoir judiciaire pour déterminer si ces dispositions sont applicables à des situations factuelles particulières. La norme de précision législative exigée par l'art. 7 varie selon la nature et le contenu de chaque disposition législative particulière. Il faudrait faire preuve de retenue à l'égard des dispositions législatives qui cherchent à atteindre des objectifs de politique sociale légitimes.
La LPE a pour objet d'assurer la protection et la conservation de l'environnement naturel. L'importance de la protection de l'environnement pour la société est évidente mais, de par sa nature, l'environnement ne se prête pas à une codification précise. Dans le contexte des lois sur la protection de l'environnement, il est préférable d'un point de vue de politique d'intérêt public de formuler les dispositions prohibant la pollution en termes généraux. La généralité de l'al. 13(1)a) assure la souplesse de la loi, de sorte que la LPE puisse répondre à une vaste gamme d'hypothèses d'atteintes à l'environnement qui ne pouvaient être envisagées au moment de son adoption.
Dans l'analyse relative à l'imprécision, l'exigence d'un avertissement raisonnable comporte deux volets, l'un touchant la forme et l'autre, le fond. L'aspect de l'avertissement qui touche la forme, et qui se limite au seul fait d'attirer l'attention des citoyens sur le texte de la loi, dont la connaissance est présumée, n'est pas une question centrale dans une analyse relative à l'imprécision. L'analyse doit plutôt se concentrer sur le fond de l'avertissement raisonnable ‑‑ la conscience qu'une conduite est répréhensible en droit. Le fait que les citoyens soient conscients ou non qu'une conduite particulière entraîne sanction de la loi est inextricablement lié aux valeurs de la société.
L'objectif et le contenu de l'al. 13(1)a) LPE, les valeurs sociétales qui le sous‑tendent, de même que la nature réglementaire de l'infraction qu'il prévoit ont tous une incidence sur l'analyse de l'imprécision alléguée au regard de l'art. 7. La protection de l'environnement étant une valeur sociétale importante, les législateurs doivent disposer d'une grande marge de man{oe}uvre en matière de réglementation de la pollution. L'article 7 ne doit pas nuire aux démarches législatives souples et d'envergure en matière de protection de l'environnement.
Pour obtenir une déclaration de culpabilité sous le régime de l'al. 13(1)a) LPE, le ministère public doit prouver: (1) que l'accusé a rejeté un contaminant; (2) que le contaminant a été rejeté dans l'environnement naturel, et (3) que le rejet du contaminant a causé ou risquait de causer la dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait. Les définitions législatives fournissent matière à débat judiciaire sur ce qui constitue un «contaminant» et l'«environnement naturel». Le terme «dégradation» («impairment») a été l'objet de débats judiciaires dans d'autres contextes et il fournit le fondement d'un tel débat. L'interprétation judiciaire de ce qui constitue un «usage» de l'environnement naturel est facile à faire grâce à diverses techniques d'interprétation. Ce terme doit être examiné dans son contexte, il doit être interprété d'une manière qui empêche des applications de minimis et des absurdités, et il peut être examiné dans d'autres contextes que celui du droit de l'environnement. Ces principes établissent que l'al. 13(1)a) ne rattache pas de sanctions pénales aux dégradations négligeables ou minimes de l'environnement naturel, ni à la dégradation d'un usage de l'environnement naturel qui n'est que concevable ou imaginable. Tant la dégradation que l'usage qui est affecté doivent avoir une certaine importance, compatible avec l'objectif de la protection de l'environnement.
Une fois que l'on a tenu compte de ces principes et moyens d'interprétation, la portée de l'al. 13(1)a) est raisonnablement délimitée et il peut y avoir un débat judiciaire sur son application à une situation factuelle particulière. C'est là tout ce qu'exige l'art. 7 de la Charte.
Bien que sa conduite fasse partie du «noyau» de l'activité polluante interdite par l'al. 13(1)a), CP conteste cette disposition en se fondant sur des situations de fait hypothétiques qui se trouvent en «périphérie». L'imprécision périphérique se produit lorsqu'une loi s'applique incontestablement au noyau d'une conduite, mais aussi, de façon incertaine, à d'autres activités. L'imprécision périphérique est le fondement de l'argument suivant lequel l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» est imprécise parce qu'elle n'est pas définie pour ce qui est du temps, du degré, de l'espace ou de l'utilisateur et que, partant, elle ne délimite pas clairement une «sphère de risque» pour les citoyens.
Les hypothèses raisonnables n'ont toutefois pas leur place dans une analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7. Il n'est pas nécessaire d'examiner des situations factuelles hypothétiques puisqu'il appert clairement, après une analyse de la disposition et de son contexte, que la loi fournit ou non un fondement pour un débat judiciaire et, par conséquent, satisfait ou contrevient aux exigences de l'art. 7 de la Charte.
Contrairement à l'analyse de la portée excessive où il est possible d'avancer des hypothèses raisonnables, le facteur de la proportionnalité n'a aucun rôle à jouer dans l'analyse de l'imprécision. Le tribunal qui examine une prétention d'imprécision doit s'acquitter de sa fonction d'interprétation afin de déterminer si la disposition attaquée fournit un fondement pour un débat judiciaire. La nature comparative du facteur de proportionnalité ne constitue donc pas un élément de l'analyse de l'imprécision.
L'alinéa 13(1)a) n'a pas une portée excessive. La protection de l'environnement constitue une préoccupation légitime du gouvernement et il s'agit d'un sujet très vaste qui ne se prête pas aisément à une codification précise. Lorsque le législateur poursuit l'objectif de la protection de l'environnement, il a le droit de choisir un langage législatif tout aussi général afin de permettre un degré de souplesse nécessaire. Bien qu'il englobe une vaste gamme de conduites polluantes, l'al. 13(1)a) n'inclut pas la pollution qui n'a qu'une incidence négligeable ou minime sur l'usage de l'environnement naturel. Par ailleurs, l'exigence d'un «usage» limite l'application de l'al. 13(1)a) en imposant au ministère public qu'il établisse non seulement qu'une substance polluante a été rejetée, mais aussi qu'un usage réel ou vraisemblable de l'environnement, ce qui en soi a une certaine importance, a été détérioré par le rejet. La disposition n'englobe pas les usages hypothétiques ou purement imaginaires de l'environnement. Ces restrictions empêchent le recours à l'al. 13(1)a) dans des situations où l'objectif de la protection de l'environnement n'est pas en jeu.
Il n'est pas nécessaire de déterminer si l'appelante peut, dans les circonstances de l'espèce, invoquer le critère autonome de portée excessive, esquissé dans l'arrêt R. c. Heywood. L'alinéa 13(1)a) n'a tout simplement aucune portée excessive.
Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Cory: L'alinéa 13(1)a) LPE satisfait au critère relatif à l'imprécision au regard de l'art. 7 en ce qu'il constitue un guide suffisant pour permettre un débat judiciaire. La prétention suivant laquelle cet article est inconstitutionnel pour cause de portée excessive ne peut non plus être retenue.
La possibilité d'invoquer un moyen de défense peut être pertinente dans le cas d'une analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7 si l'existence de ce moyen de défense éclaire le sens à donner à une disposition par ailleurs imprécise. Toutefois, l'existence de la défense de diligence raisonnable n'a aucun rapport avec la question de savoir si l'al. 13(1)a) LPE est d'une imprécision inconstitutionnelle. Ce moyen de défense ne protège pas la personne accusée contre l'interprétation erronée qu'elle peut faire d'un libellé législatif imprécis et n'a pas pour effet d'imposer des normes quant à la façon d'appliquer cette disposition. Par conséquent, l'existence de ce moyen de défense n'est pas pertinent pour l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7.
Les arguments fondés sur des situations factuelles hypothétiques ont généralement peu de rapport, sinon aucun, avec l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7 étant donné que la tâche du tribunal appelé à procéder à cette analyse consiste à déterminer si la loi en cause fournit «un guide suffisant pour un débat judiciaire» plutôt que de procéder effectivement à son interprétation. Toutefois, cette conclusion n'est pas fondée sur quelque théorie de la qualité pour agir apparentée aux principes retenus dans des affaires américaines (comme Hoffman Estates c. Flipside, Hoffman Estates, Inc., 455 U.S. 489 (1982)). Comme l'a statué notre Cour à de nombreuses reprises, la personne accusée d'une infraction au Canada n'est pas tenue de démontrer que la loi en cause viole directement ses droits constitutionnels pour qu'on lui reconnaisse la qualité pour soulever une contestation constitutionnelle. Toutefois, le fait que la conduite de l'accusé relève clairement de la disposition attaquée peut être pertinent pour l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7 étant donné que le fait que l'on puisse déterminer un «noyau» identifiable d'activité prohibée sera souvent un bon indice pour conclure que la loi constitue un guide suffisant pour un débat judiciaire. Il faut également noter qu'il arrive souvent que les prétentions d'imprécision au regard de l'art. 7 soient associées à d'autres arguments qui eux exigent un examen de situations hypothétiques.
Comme notre Cour l'a statué dans l'arrêt R. c. Heywood, pour procéder à l'analyse de la portée excessive au regard de l'art. 7, il faut comparer les objectifs qui sous‑tendent une disposition législative et les moyens choisis par l'État pour les atteindre. Pour effectuer une telle comparaison, il est nécessaire d'interpréter la disposition législative en cause pour déterminer la nature des moyens. La clé de l'interprétation de l'al. 13(1)a) LPE est l'expression «dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait». L'interprétation de cette expression nécessite l'attribution d'un sens à deux propositions distinctes: «dégradation de la qualité» et «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]».
Normalement, on peut présumer que le sens littéral d'une loi interprétée dans son contexte global reflète le mieux l'intention du législateur. Dans certains cas, toutefois, cette présomption peut être réfutée par l'autre présomption selon laquelle le législateur ne souhaite pas violer la constitution. Si les mots figurant dans une disposition législative peuvent raisonnablement recevoir une interprétation différente du sens littéral, la présomption de constitutionnalité permet parfois de rejeter l'interprétation littérale en faveur de celle qui ne l'est pas, lorsque la première interprétation, mais non la dernière, aurait pour effet de rendre la loi inconstitutionnelle. Toutefois, si les termes de la loi sont à ce point non équivoques qu'il n'existe aucune autre interprétation possible, c'est le sens ordinaire que le tribunal doit adopter par respect pour l'intention du législateur, même si la loi doit être annulée parce qu'elle est inconstitutionnelle.
L'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» a un sens littéral ou «ordinaire» identifiable lorsqu'elle est considérée dans le contexte global de la LPE, particulièrement dans celui des autres alinéas du par. 13(1). Lorsque l'on tient compte des termes utilisés dans les autres alinéas, on peut conclure que le sens littéral de l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» est «tout usage concevable qui peut être fait de l'environnement naturel par toute personne ou autre créature vivante». Dans des circonstances normales, dès que le «sens ordinaire» des mots employés dans une loi a été circonscrit, point n'est besoin de pousser plus loin l'exercice d'interprétation. Toutefois, diverses considérations peuvent s'appliquer dans des affaires où l'interprétation littérale d'une loi rendrait celle‑ci inconstitutionnelle. La présente espèce appartient à ces affaires exceptionnelles en ce sens que s'il devait recevoir une interprétation littérale, l'al. 13(1)a) ne satisferait pas au critère relatif à la portée excessive établi dans l'arrêt Heywood.
L'objectif de l'État qui sous‑tend l'al. 13(1)a) LPE est, selon le libellé de l'art. 2 de la Loi, «la protection et la conservation de l'environnement naturel». Bien que la portée des intentions du législateur soit générale, elle n'est pas illimitée. En particulier, l'intérêt du législateur dans la protection de l'environnement pour certains «usages» exige seulement qu'il soit préservé pour les «usages» qui sont normaux et typiques, ou qui sont susceptibles de le devenir un jour. Interprété littéralement, l'al. 13(1)a) engloberait une vaste gamme d'activités qui débordent la portée de son objectif législatif sous‑jacent, et ne satisferait pas à l'examen de la portée excessive au regard de l'art. 7. L'alinéa 13(1)a) peut toutefois recevoir une autre interprétation qui le rend constitutionnel. Il est possible d'interpréter l'al. 13(1)a) comme l'expression de l'objet général du paragraphe dans son ensemble et de voir en chacun des al. 13(1)b) à h) l'énonciation d'exemples spécifiques de «dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait». Vues de cette façon, les restrictions apportées au mot «usage» aux alinéas b) à h) peuvent être perçues comme incluses dans l'al. a) par une variante de la règle ejusdem generis. Interprété de cette manière, l'al. 13(1)a) cesse d'être inconstitutionnel en raison d'une portée excessive, puisque les types de maux englobés par les al. b) à h) sont clairement visés par l'intention législative sous‑jacente à la disposition. Compte tenu de la présomption selon laquelle le législateur a voulu agir dans le respect de la constitution, il y a lieu d'interpréter l'al. 13(1)a) de cette façon. Par conséquent, l'alinéa devrait être compris comme incluant les situations visées par les al. 13(1)b) à h) et les situations analogues qui pourraient se présenter.
Le terme «dégradation» permet deux interprétations: on peut considérer qu'il vise même un faible écart par rapport à la norme ou, subsidiairement, qu'il exige un écart plus marqué. Lorsqu'il faut interpréter un terme qui, à première vue, peut permettre deux sens également plausibles, il y a lieu d'examiner les conséquences qui pourraient découler de l'une ou l'autre interprétation de la disposition législative en cause et de se demander si ces conséquences peuvent d'une manière plausible avoir été voulues par le législateur. Si on devait interpréter le mot «dégradation» de l'al. 13(1)a) comme incluant tous les faibles écarts par rapport à la norme, pratiquement tous les Ontariens contreviendraient régulièrement à cet disposition et seraient donc passibles d'amendes et de peines d'emprisonnement. Même si le législateur a un intérêt légitime à assurer l'élimination de la pollution découlant de nombreuses sources qui, prises individuellement, n'ont qu'un effet négligeable (comme la pollution de l'air découlant des émissions dégagées par les automobiles), il est évident qu'il n'a pas pensé que la menace d'emprisonnement soit un moyen approprié pour résoudre les problèmes de cette nature (par exemple, le législateur n'a manifestement pas envisagé l'emprisonnement de tous les conducteurs en Ontario). Le législateur entend plutôt réserver la menace d'emprisonnement comme moyen de dissuasion pour les personnes dont les activités contribuent de façon importante à un problème d'environnement. Lorsque le mot «dégradation» figurant à l'al. 13(1)a) est interprété de cette manière, la disposition attaquée n'a pas une portée excessive eu égard à l'objectif législatif sous‑jacent.
Jurisprudence
Citée par le juge Gonthier
Arrêt suivi: Canadian Pacific Railway Co. c. Corporation of the Parish of Notre Dame de Bonsecours, [1899] A.C. 367; arrêt appliqué: R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; arrêt examiné: R. c. Commander Business Furniture Inc. (1992), 9 C.E.L.R. (N.S.) 185; arrêts non suivis: Hoffman Estates c. Flipside, Hoffman Estates, Inc., 455 U.S. 489 (1982); Parker c. Levy, 417 U.S. 733 (1974); arrêts mentionnés: R. c. Morgentaler (1985), 52 O.R. (2d) 353; R. c. Lopes (1988), 3 C.E.L.R. (N.S.) 78; R. c. Royal Pacific Seafarms Ltd. (1989), 7 W.C.B. (2d) 355; Québec (P.G.) c. Noranda Inc. (Mines Noranda Ltée) (1989), 4 C.E.L.R. (N.S.) 158; R. c. Algoma Steel Corp. (1991), 14 W.C.B. (2d) 264; R. c. Satellite Construction Ltd. (1992), 8 C.E.L.R. (N.S.) 215; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; R. c. Stellato (1993), 78 C.C.C. (3d) 380, conf. par [1994] 2 R.C.S. 478; R. c. McKenzie (1955), 111 C.C.C. 317; R. c. Smith (1992), 73 C.C.C. (3d) 285; R. c. Winlaw (1988), 13 M.V.R. (2d) 112; R. c. Bruhjell, [1986] B.C.J. No. 746 (QL); R. c. Campbell (1991), 87 Nfld. & P.E.I.R. 269; The «Reward» (1818), 2 Dods. 265, 165 E.R. 1482; Qualico Developments Ltd. c. M.N.R. (1984), 51 N.R. 387; Galt Art Metal Co. c. Pedlar People Ltd., [1935] O.R. 126; Elias c. Insurance Corp. of British Columbia (1992), 95 D.L.R. (4th) 303; Watts c. Centennial Insurance Co. (1967), 62 W.W.R. 175; Rockert c. La Reine, [1978] 2 R.C.S. 704; Stevenson c. R. (1980), 19 C.R. (3d) 74; Conlin c. Prowse (1993), 109 D.L.R. (4th) 243; Pickering Twp. c. Godfrey, [1958] O.R. 429; R. c. Zundel (1987), 58 O.R. (2d) 129; R. c. LeBeau (1988), 41 C.C.C. (3d) 163; Thornhill c. Alabama, 310 U.S. 88 (1940); R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761.
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêt appliqué: R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; arrêts examinés: Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3; arrêts non suivis: Parker c. Levy, 417 U.S. 733 (1974); Hoffman Estates c. Flipside, Hoffman Estates, Inc., 455 U.S. 489 (1982); arrêts mentionnés: R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Ville de Sault Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299; Broadrick c. Oklahoma, 413 U.S. 601 (1973); R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761; R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944; Smithers c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 506; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973.
Lois et règlements cités
Act to amend certain Acts respecting the Environment, L.O. 1988, ch. 54, art. 10 [abr. et mod. R.S.O. 1980, ch. 141, art. 13; devenu L.R.O. 1990, ch. E.19, art. 14(1)].
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 12.
Environmental Management and Protection Act, S.S. 1983‑84, ch. E‑10.2, art. 2v), 34.1 [aj. S.S. 1992, ch. 49, art. 5].
Environmental Protection Act, R.S.N.S. 1989, ch. 150, art. 3f)(i)(A), n), 23(1).
Environmental Protection Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. E‑9, art. 20.
Environmental Protection and Enhancement Act, S.A. 1992, ch. E‑13.3., art. 98.
Loi canadienne sur la protection de l'environnement, L.R.C. (1985), ch. 16 (4e suppl.), art. 67.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi sur l'assainissement de l'environnement, L.R.N.‑B. 1973, ch. C‑6, art. 5.3 [aj. L.N.‑B. 1989, ch. 52, art. 6; mod. L.N.‑B. 1993, ch. 13, art. 5].
Loi sur la protection de l'environnement, L.R.O. 1980, ch. 141, art. 1(1)c) [mod. S.O. 1983, ch. 52, art. 1], k), 2, 13(1)a), b), c), d), e), f), g) [ibid., art. 4], h) [idem], (2), 23(1)c), (2), 73.
Loi sur la qualité de l'environnement, L.R.Q. 1977, ch. Q‑2, art. 20.
Municipal Act, R.S.O. 1950, ch. 243, art. 390.
Waters Protection Act, R.S.N. 1990, ch. W‑5, art. 8.
Doctrine citée
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Côté, Pierre‑André. Interprétation des lois, 2e éd. Cowansville: Yvon Blais, 1990.
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Jadach, Christina L. «Pre‑enforcement Constitutional Challenges to Legislation after Hoffman Estates: Limiting the Vagueness and Overbreadth Doctrines» (1983), 20 Harv. J. on Legis. 617.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1993), 13 O.R. (3d) 389, 63 O.A.C. 222, 103 D.L.R. (4th) 255, 10 C.E.L.R. (N.S.) 169, 81 C.C.C. (3d) 498, 22 C.R. (4th) 238, 15 C.R.R. (2d) 278, qui a accueilli l'appel contre un jugement du juge Fraser de la Cour de l'Ontario, Division provinciale (1992), 9 C.E.L.R. (N.S.) 26, qui avait accueilli l'appel contre l'acquittement prononcé par la Cour des infractions provinciales de l'Ontario. Pourvoi rejeté.
H. C. Wendlandt et G. Despars, pour l'appelante.
David Lepofsky et Pat Moran, pour l'intimée.
Jean Bouchard, pour l'intervenant le procureur général du Québec.
Kenneth J. Tyler et Stewart J. Pierce, pour l'intervenant le procureur général du Manitoba.
Graeme G. Mitchell, pour l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Richard D. Lindgren, pour l'intervenante l'Association canadienne du droit de l'environnement (arguments écrits seulement).
Version française des motifs du juge en chef Lamer et des juges Sopinka et Cory rendus par
1 Le juge en chef Lamer ‑‑ J'ai lu les motifs de mon collègue le juge Gonthier et, sous réserve de certains commentaires additionnels que je ferai plus loin, je souscris essentiellement à l'analyse qu'il a faite de la prétention de l'appelante selon laquelle l'al. 13(1)a) de la Loi sur la protection de l'environnement de l'Ontario, L.R.O. 1980, ch. 141, («LPE») serait d'une imprécision inconstitutionnelle. En particulier, je souscris à sa conclusion que la disposition fournit un guide suffisant pour permettre un débat judiciaire et qu'elle satisfait donc au critère relatif à l'imprécision énoncé par notre Cour dans R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606. Toutefois, pour ce qui est de l'interprétation à donner à l'al. 13(1)(a), j'estime que, même si nous adoptons des interprétations essentiellement semblables, mon collègue et moi fondons nos conclusions sur des principes d'interprétation différents. Par conséquent, quoique je convienne avec le juge Gonthier que ne peut être retenue la prétention subsidiaire de l'appelante voulant que cette disposition soit inconstitutionnelle pour cause de portée excessive et que le pourvoi doit donc être rejeté, j'arrive à cette conclusion par une voie quelque peu différente de la sienne.
I. La prétention d'imprécision au regard de l'art.7
2 Dans l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, notre Cour (le juge Gonthier) a établi le critère d'appréciation des prétentions de «nullité pour cause d'imprécision» au regard de l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés en déclarant (à la p. 643) qu'«une loi sera jugée d'une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire». Comme le note mon collègue dans ses motifs, les lois imprécises risquent de violer les principes de justice fondamentale selon lesquels les citoyens doivent recevoir un avertissement raisonnable au sujet d'une conduite interdite et disposer de garanties adéquates contre l'application sélective et arbitraire de la loi. Comme je l'ai dit plus haut, en ce qui concerne la question de l'imprécision, je suis essentiellement d'accord avec l'analyse au regard de l'art. 7 qu'a faite le juge Gonthier et avec sa conclusion que l'al. 13(1)a) LPE n'est pas d'une imprécision inconstitutionnelle. Je voudrais toutefois faire quelques brefs commentaires sur deux points: la pertinence, relativement à l'imprécision, de l'existence d'un moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable, et le rôle des «hypothèses raisonnables» dans l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7.
A. La pertinence de la défense de diligence raisonnable dans l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7
3 Dans son argumentation, l'intimée a soutenu que le fait que les personnes accusées d'avoir enfreint l'al. 13(1)a) puissent invoquer la «diligence raisonnable» comme moyen de défense était pertinent quant à la question de savoir si l'alinéa échoue à l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7. Avec égards, je ne puis conclure que l'existence de la défense de diligence raisonnable ait quelque rapport avec la question de savoir si la disposition attaquée en l'espèce est d'une imprécision inconstitutionnelle. À mon avis, même s'il arrive souvent que l'existence d'un moyen de défense éclaire le sens à donner à une disposition par ailleurs imprécise et, partant, soit pertinente relativement à l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7, cela n'est pas le cas pour tous les moyens de défense. L'important, c'est le lien entre le moyen de défense et les termes de la loi censés être d'une imprécision inconstitutionnelle. Dans l'arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, par exemple, les moyens de défense établis au par. 319(3) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, contre des accusations d'avoir «foment[é] volontairement la haine», au sens du par. 319(2), ont beaucoup aidé à interpréter la portée de l'infraction prévue à ce paragraphe. Comme le dit le juge en chef Dickson (à la p. 779, dans le cadre d'un examen de l'imprécision au regard de l'article premier de la Charte):
Ces moyens de défense [prévus au par. 319(3)] servent [. . .] à aider à préciser de façon plus explicite la portée de la fomentation volontaire de la haine; ils indiquent clairement aux personnes se livrant au genre d'expression ainsi décrite [au par. 319(3)] que cette activité échappe à la portée de l'infraction. Il en résulte une diminution appréciable du danger, s'il en est, que le par. 319(2) soit de portée trop large ou démesurément vague, ou qu'il soit ainsi perçu.
4 Par contre, le fait qu'on puisse invoquer la diligence raisonnable comme moyen de défense n'aide pas à l'établissement d'une base pour l'interprétation du mot «usage» figurant à l'al. 13(1)a) LPE. Comme l'a dit le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt R. c. Ville de Sault Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, à la p. 1326:
[La défense de diligence raisonnable] comporte l'examen de ce qu'une personne raisonnable aurait fait dans les circonstances. La défense sera recevable si l'accusé croyait pour des motifs raisonnables à un état de faits inexistant qui, s'il avait existé, aurait rendu l'acte ou l'omission innocent, ou si l'accusé a pris toutes les précautions raisonnables pour éviter l'événement en question.
Ce moyen de défense ne protège toutefois pas la personne accusée contre l'interprétation erronée qu'elle peut faire du libellé de la loi puisqu'il s'agit d'une erreur de droit plutôt que de fait. Ce type d'erreur est, bien sûr, celui qui risque le plus de se produire par suite de l'emploi d'un libellé législatif imprécis. Même si elle permet à certains d'éviter d'être jugés responsables sous le régime de l'al. 13(1)a), la défense de diligence raisonnable n'a pas pour effet d'imposer des normes quant à l'application de cette disposition à d'autres affaires. À mon avis, puisque l'existence de ce moyen de défense ne contribue aucunement à résoudre les problèmes qui pourraient survenir en raison de l'utilisation d'un libellé imprécis par les rédacteurs de l'al. 13(1)a), elle n'est pas pertinente pour l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7.
B.Le rôle des hypothèses raisonnables dans l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7
5 Je suis d'accord avec la conclusion du juge Gonthier qu'en général les arguments fondés sur des situations factuelles hypothétiques ont peu de rapport, sinon aucun, avec l'analyse que requiert l'examen des prétentions d'imprécision au regard de l'art. 7. Je voudrais toutefois souligner que cela découle, à mon avis, de la nature même de l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7, telle qu'elle a été établie dans l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, plutôt que de l'imposition de quelque limite à la qualité pour agir, comme celles que l'on retrouve dans la jurisprudence américaine. Comme l'indique l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, la tâche du tribunal appelé à procéder à une analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7 consiste à déterminer si la loi en cause fournit «un guide suffisant pour un débat judiciaire». En d'autres termes, le tribunal doit déterminer si les mots choisis par le législateur fournissent un fondement adéquat pour ancrer une interprétation de la loi qui donne un avis adéquat du comportement prohibé et qui ne laisse pas une «large place à l'arbitraire». C'est une chose de déterminer si une loi peut être interprétée de cette façon, et une tout autre chose de procéder effectivement à l'interprétation de la loi. S'il est vrai que le tribunal qui interprète une loi se trouve, par le fait même, à démontrer que la loi peut faire l'objet d'une interprétation, la réciproque ne l'est pas ‑‑ il est possible d'établir qu'une loi peut faire l'objet d'une interprétation tout en reportant à plus tard la tâche de procéder à son interprétation. Lorsqu'il est effectivement appelé à interpréter une loi, le tribunal doit habituellement tracer des lignes de démarcation entre la conduite interdite et celle qui ne l'est pas. Dans ce processus, le recours à des situations factuelles hypothétiques pour déterminer comment la loi pourrait s'y appliquer constitue souvent un outil analytique utile. Par contre, lorsqu'il s'agit de déterminer si une loi peut faire l'objet d'une interprétation, il est souvent inutile de recourir à de telles situations hypothétiques puisqu'il suffit simplement d'établir que la loi constitue un guide suffisant pour orienter le processus d'interprétation.
6 Même si je conclus que les exemples hypothétiques sont ainsi d'une utilité limitée lorsqu'il s'agit de procéder à une analyse de l'imprécision de la loi au regard de l'art. 7, je voudrais souligner que cela n'a absolument rien à voir avec la question de savoir qui a qualité pour contester la constitutionnalité de la loi. De façon plus précise, cette conclusion n'est pas fondée sur quelque théorie de la qualité pour agir apparentée aux principes retenus dans des affaires américaines comme Parker c. Levy, 417 U.S. 733 (1974), et Hoffman Estates c. Flipside, Hoffman Estates, Inc., 455 U.S. 489 (1982), décisions sur lesquelles se sont fondés le juge du procès et la Cour d'appel en l'espèce. Dans Parker, la Cour suprême des États‑Unis a conclu (à la p. 756) que [traduction] «[c]elui dont la conduite est clairement visée par une loi ne peut l'attaquer avec succès pour cause d'imprécision». Cette position fut réaffirmée dans la décision Hoffman Estates, précitée, où la cour a dit (à la p. 495):
[traduction] Le demandeur qui s'engage dans une conduite qui est clairement prohibée ne peut se plaindre de l'imprécision de la loi telle qu'elle s'applique à la conduite d'autrui. Le tribunal doit par conséquent examiner la conduite du plaignant avant d'analyser d'autres applications hypothétiques de la loi.
Ce point de vue correspond à la théorie américaine généralement acceptée en matière de qualité pour attaquer la constitutionnalité de dispositions législatives, laquelle a été décrite en ces termes dans l'affaire Broadrick c. Oklahoma, 413 U.S. 601 (1973), le juge White, aux pp. 610 et 611:
[traduction] Au rang des règles traditionnelles régissant les décisions en matière constitutionnelle se trouve le principe selon lequel la personne à qui une loi peut constitutionnellement s'appliquer n'est pas habilitée à attaquer cette loi au seul motif qu'elle pourrait théoriquement s'appliquer inconstitutionnellement à d'autres, dans d'autres situations que celles dont la Cour est saisie. [. . .] [Ce principe reflète] la conviction que, dans notre système constitutionnel, les tribunaux ne sont pas des commissions itinérantes chargées de se prononcer sur la validité des lois de la nation.
7 Notre Cour a toutefois adopté un point de vue différent à l'égard de la question de la qualité pour agir au Canada, reconnaissant ainsi la structure constitutionnelle distincte du pays ‑‑ en particulier l'existence de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui déclare que la Constitution «rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit». Comme l'a dit le juge Dickson dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, aux pp. 313 et 314:
L'article 52 [de la Loi constitutionnelle de 1982] énonce le principe fondamental du droit constitutionnel, savoir la suprématie de la Constitution. De ce principe il découle indubitablement que nul ne peut être déclaré coupable d'une infraction à une loi inconstitutionnelle. Ce n'est pas volontairement, à titre de citoyen intéressé qui demande qu'une loi soit déclarée inconstitutionnelle, que l'intimée [Big M] se trouve devant les tribunaux. S'il s'était agi de ce genre de «litige d'intérêt public», elle aurait eu à satisfaire aux exigences relatives à la qualité pour agir que cette Cour a établies dans les trois arrêts suivants [. . .] Toutefois, ce n'est pas la raison pour laquelle elle s'est présentée en Cour.
Tout accusé, que ce soit une personne morale ou une personne physique, peut contester une accusation criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l'accusation est portée est inconstitutionnelle. Big M soutient que la loi en vertu de laquelle elle est accusée est incompatible avec l'al. 2a) de la Charte et qu'elle est inopérante en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Ce principe a souvent été confirmé par notre Cour. Dans l'affaire R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, par exemple, le Dr Morgentaler a pu faire valoir que la loi en vertu de laquelle il était accusé violait l'art. 7 par suite de son incidence sur certaines femmes, et obtenir ainsi le rétablissement de son acquittement. De même, dans l'arrêt R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, notre Cour a confirmé qu'une personne morale avait le droit de contester la constitutionnalité de la loi en vertu de laquelle elle était accusée, nonobstant le fait que la contestation constitutionnelle était fondée sur l'art. 7, qui n'accorde aucun droit aux personnes morales (voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927). À mon avis, ce principe s'applique également aux contestations fondées sur l'imprécision au regard de l'art. 7. Ainsi, la personne accusée d'une infraction n'est pas tenue de démontrer que la loi en cause viole directement ses droits constitutionnels pour qu'on lui reconnaisse la qualité pour soulever une contestation constitutionnelle. Toutefois, cela ne signifie pas pour autant que le fait que la conduite de l'accusé relève clairement de la loi soit sans rapport avec la question de savoir si la loi est d'une imprécision inconstitutionnelle, mais plutôt que le fait qu'il existe quelque «noyau» identifiable d'activité prohibée par la loi sera souvent un bon indice pour conclure que la loi constitue un guide suffisant pour un débat judiciaire. En outre, le fait que la personne accusée a qualité pour contester une loi n'implique pas inévitablement qu'elle bénéficiera d'une décision prononçant l'inconstitutionnalité de la loi, puisqu'il y a toujours la possibilité qu'un tribunal retranche ou atténue la disposition fautive de façon à en maintenir l'applicabilité à la situation particulière de l'accusé (possibilité qui dépend, bien sûr, de la façon dont les principes que j'ai énoncés dans l'arrêt Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, aux pp. 705 et suivantes, s'appliquent à la disposition législative en cause). Selon les circonstances, le fait que la loi attaquée vise un «noyau» de conduite identifiable peut être un facteur à considérer lorsqu'il s'agit de décider si l'une ou l'autre de ces réparations est appropriée. Bien sûr, s'il s'avère nécessaire d'invalider totalement la loi fautive, cette invalidation s'appliquera à la poursuite engagée contre l'accusé: voir Wholesale Travel, précité, aux pp. 179 et suivantes.
8 Il faut se rappeler que même si, en soi, l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7 n'oblige les tribunaux qu'à déterminer si une loi particulière peut faire l'objet d'une interprétation, sans exiger d'eux qu'ils passent à l'étape suivante et procèdent effectivement à une interprétation, il arrive souvent que les prétentions d'imprécision soient associées à d'autres arguments qui eux exigent que les tribunaux s'engagent effectivement dans le processus d'interprétation. Une fois établie la conclusion qu'une loi particulière constitue un guide suffisant pour un débat judiciaire, beaucoup d'accusés tenteront de faire valoir que, lorsqu'elle est bien comprise, cette loi n'interdit pas leur conduite. Ils peuvent également prétendre que même si, à première vue, elle s'applique à eux, la loi elle‑même est inconstitutionnelle en raison de sa portée excessive (voir l'arrêt R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761) et viole ainsi l'art. 7. Pour pouvoir résoudre ces prétentions, le tribunal devra généralement interpréter la loi et tracer la ligne de démarcation entre la conduite prohibée et celle qui ne l'est pas. Pour procéder à cette analyse, il lui sera souvent nécessaire d'examiner des situations hypothétiques, même si cela ne s'impose pas à l'étape de l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7.
II.La prétention de portée excessive au regard de l'art. 7
9 L'autre argument constitutionnel qui s'offre à l'appelante en l'espèce est fondé sur la protection qu'assure l'art. 7 de la Charte contre les lois d'une portée excessive. Les principes régissant l'analyse de la portée excessive au regard de l'art. 7 ont été énoncés par le juge Cory (au nom de la majorité) dans Heywood, précité, aux pp. 792 et 793:
L'analyse de la portée excessive porte sur les moyens choisis par l'État par rapport à l'objet qu'il vise. Lorsqu'il examine si une disposition législative a une portée excessive, le tribunal doit se poser la question suivante: ces moyens sont‑ils nécessaires pour atteindre l'objectif de l'État? Si, dans un but légitime, l'État utilise des moyens excessifs pour atteindre cet objectif, il y aura violation des principes de justice fondamentale parce que les droits de la personne auront été restreints sans motif. Lorsqu'une loi a une portée excessive, il s'ensuit qu'elle est arbitraire ou disproportionnée dans certaines de ses applications.
Le juge Cory poursuit en observant que «[l]'examen d'une loi pour déterminer si elle a une portée excessive, en tant que principe de justice fondamentale, est simplement un exemple de l'évaluation des intérêts de l'État par rapport à ceux du particulier.» Puis il ajoute, à la p. 793:
Lorsqu'on analyse une disposition législative pour déterminer si elle a une portée excessive, il y a lieu de faire preuve de retenue à l'égard des moyens choisis par le législateur. Bien que les tribunaux aient l'obligation constitutionnelle de veiller à ce qu'une loi soit compatible avec la Charte, le législateur doit avoir le pouvoir de faire des choix de principe. Un tribunal ne devrait pas intervenir simplement parce que le juge aurait peut‑être choisi des moyens différents d'atteindre l'objectif s'il avait été législateur.
10 Avant de pouvoir comparer les moyens aux objectifs de l'État, il est nécessaire de déterminer quels sont exactement ces moyens ‑‑ c'est‑à‑dire qu'il faut interpréter la disposition législative attaquée, afin d'en préciser la véritable portée. La clé de l'interprétation de l'al. 13(1)a) LPE est l'expression [traduction] «dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait», qui tout à la fois définit la portée de l'al. 13(1)a) et précise ce qui est et ce qui n'est pas un «contaminant» au sens de l'al. 1(1)c) de la Loi. Comme l'indiquent les motifs du juge Gonthier, l'interprétation de cette expression nécessite l'attribution d'un sens à deux propositions distinctes: «dégradation de la qualité» et «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]».
11 Le point de départ du processus d'interprétation est le sens ordinaire des termes de la loi. Comme je l'ai mentionné dans R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, à la p. 697, «[s]i le libellé de la loi est clair et n'appelle qu'un seul sens, il n'y a pas lieu de procéder à un exercice d'interprétation». Bien sûr, des mots isolés d'une disposition législative, privés de leur contexte, peuvent donner lieu à plus d'un sens. Comme le dit Driedger (Construction of Statutes (2e éd. 1983)), à la p. 39:
[traduction] On peut presque toujours dire que les mots, et en particulier les mots généraux, lorsqu'ils sont pris individuellement, ont deux sens (et c'est ce que l'on fait valoir dans les poursuites judiciaires), un sens large et un sens strict, et il s'agit de déterminer quel sens s'impose dans le contexte particulier. Si le contexte détermine le sens à donner, alors les mots sont clairs et non ambigus, et il faut leur donner effet peu importe les conséquences.
De même, Côté écrit (Interprétation des lois (2e éd. 1990)), à la p. 270:
Rappelons simplement que les études dans le domaine de la sémantique démontrent que les mots du langage n'acquièrent leur sens véritable que lorsqu'ils sont insérés dans un contexte. C'est le contexte (ce qui comprend particulièrement l'objectif de la communication) qui précise le sens des mots et des phrases.
Ainsi, la première tâche du tribunal appelé à interpréter une disposition législative consiste à examiner le sens de ses mots dans le contexte global de la loi. Si le sens des mots examinés dans ce contexte est clair, il n'est pas nécessaire de poursuivre l'interprétation. Le fondement de cette règle générale est que lorsqu'il est ainsi possible d'identifier un sens clair, on peut généralement présumer que ce sens reflète l'intention du législateur. Comme le note Driedger à la p. 106, [traduction] «[l]'"intention du législateur" ne peut être qu'une reconnaissance par la majorité que les mots employés dans le projet de loi expriment ce qui doit être reconnu comme l'intention du législateur». Côté fait une remarque semblable lorsqu'il souligne (à la p. 277) qu'«[i]l faut en effet faire l'hypothèse que l'intention apparente mène à l'intention véritable: à défaut de perception extra‑sensorielle, il n'y a pas d'autre possibilité». Ainsi, la meilleure façon pour les tribunaux de mener à terme la tâche de donner effet à l'intention du législateur consiste habituellement à présumer que le législateur entend dire ce qu'il dit, lorsque cela peut être clairement établi.
12 La présomption que le sens littéral d'une loi interprétée dans son contexte global reflète le mieux l'intention du législateur est valide dans les circonstances ordinaires. Cette présomption n'est toutefois pas irréfutable. Lorsqu'il existe des circonstances spéciales, celles-ci peuvent amener le tribunal à conclure que, dans les faits, le sens littéral apparent d'une disposition législative ne reflète pas exactement les intentions du législateur, et qu'une autre signification des mots employés dans la loi serait plus appropriée, pourvu que ces mots puissent raisonnablement recevoir cette autre interprétation. Il peut y avoir de telles circonstances spéciales notamment dans les cas où une disposition législative serait inconstitutionnelle si elle était interprétée littéralement. En pareil cas, la présomption selon laquelle le législateur voulait que l'on donne effet au sens ordinaire de ses dispositions législatives peut être réfutée par l'autre présomption selon laquelle le législateur ne souhaite habituellement pas violer la constitution. Si les mots figurant dans la disposition législative en cause peuvent raisonnablement recevoir une interprétation différente du sens littéral, cette seconde présomption permet de rejeter l'interprétation littérale en faveur de celle qui ne l'est pas, lorsque la première (mais non la dernière) aurait pour effet de rendre la loi inconstitutionnelle. Comme je l'ai écrit dans Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, à la p. 1078 (dans les motifs que j'ai rédigés pour la Cour sur ce point):
Or, quoique cette Cour ne doive pas ajouter ou retrancher un élément à une disposition législative de façon à la rendre conforme à la Charte, elle ne doit pas par ailleurs interpréter une disposition législative, susceptible de plus d'une interprétation, de façon à la rendre incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante.
13 Dans l'arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, j'ai appliqué cette méthode d'interprétation des lois à l'examen de l'art. 7 du Règlement sur l'exploitation de concessions aux aéroports du gouvernement, DORS/79‑373, qui portait que «nul ne peut [. . .] faire, à un aéroport, de la publicité ou de la sollicitation pour son propre compte ou pour celui d'autrui» à moins d'avoir obtenu au préalable une autorisation écrite du ministre. J'ai conclu (avec l'appui des juges Sopinka et La Forest sur ce point) que, sur le plan de l'interprétation, cette disposition ne s'appliquait pas à un discours politique. J'ai fondé cette conclusion en partie «sur la présomption de constitutionnalité des lois» (p. 163). Même si une majorité des juges de notre Cour a adopté une interprétation différente de l'art. 7 du Règlement, je ne crois pas que la majorité ait rejeté l'existence de la présomption de constitutionnalité, mais plutôt qu'elle avait une opinion différente quant à son application aux faits particuliers de l'espèce. En fait, le juge McLachlin a expressément mentionné la présomption (à la p. 244), mais elle était d'avis qu'elle ne s'appliquait pas au cas en question, puisque même si l'art. 7 du Règlement devait être déclaré applicable (ce qui violerait l'al. 2b) de la Charte), cette disposition pourrait être maintenue en vertu de l'article premier et, partant, être constitutionnelle.
14 De même, dans l'arrêt R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, j'étais d'avis que l'expression «acte illégal» figurant à l'al. 222(5)a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, devrait être interprétée comme incluant l'obligation d'une prévisibilité objective de la mort. Après avoir conclu que l'art. 7 de la Charte n'exigeait rien de moins que cela, j'ai dit, à la p. 23, qu'«il reste à examiner si l'al. 222(5)a) admet une interprétation qui lui conférerait un caractère de constitutionnalité à cet égard». J'ai conclu qu'il en était ainsi, lorsque j'ai écrit, aux pp. 24 et 25:
Compte tenu [. . .] de l'impératif constitutionnel, du libellé de l'alinéa et du raisonnement de notre Cour dans l'arrêt [R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944] et de la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. c. L. (S.R.) [(1992), 11 O.R. (3d) 271], je conclus sans hésitation que l'alinéa en question peut être interprété d'une façon qui le rendrait constitutionnel.
Même si j'ai rédigé des motifs de dissidence sur ce point, mon désaccord avec la majorité portait sur la question de savoir si l'art. 7 exigeait la prévisibilité objective de la mort, plutôt que sur l'application de la présomption de constitutionnalité le cas échéant. Bien que la majorité (motifs rédigés par le juge McLachlin) ait interprété cette disposition différemment, elle n'a d'aucune manière laissé entendre que ma façon d'interpréter n'était pas fondée compte tenu de ma prémisse selon laquelle l'autre interprétation était inconstitutionnelle ‑‑ en fait, la majorité n'a pas accepté cette prémisse. En effet, elle a interprété l'expression «acte illégal» comme exigeant la prévisibilité objective de lésions corporelles, comme l'avait fait notre Cour dans l'arrêt R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944, pour l'interprétation de ces mots qui figuraient à l'art. 269 du Code ‑‑ interprétation qui, en soi, s'éloigne clairement du «sens ordinaire» de l'expression «acte illégal», considérée seule. Il me faut souligner que dans l'arrêt DeSousa, notre Cour a rejeté le sens littéral de cette expression (qui avait été suggéré dans l'arrêt Smithers c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 506), en partie parce que «la Charte n'était pas en vigueur quand l'affaire Smithers a été débattue» (p. 960, le juge Sopinka).
15 À mon avis, la présomption de constitutionnalité peut donc parfois servir à réfuter la présomption selon laquelle le législateur voulait que l'on donne effet au «sens ordinaire» de ses lois. Il importe toutefois de noter que le processus par lequel on recourt à la présomption de constitutionnalité pour parvenir à une interprétation différente de celle qui aurait normalement découlé de l'application des règles d'interprétation des lois conduit essentiellement au même résultat que celui qui découlerait de l'adoption de l'interprétation ordinaire, par laquelle on conclut que la disposition législative est inconstitutionnelle, avant de la soumettre à une «interprétation atténuée» en guise de réparation sous le régime de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Eu égard à la similitude essentielle entre les deux processus, il est clair que les tribunaux qui se fondent sur la présomption de constitutionnalité pour interpréter une loi doivent tenir compte des principes que j'ai énoncés dans l'arrêt Schachter, précité, dans le contexte de l'«interprétation atténuée» en tant que réparation constitutionnelle. Comme je l'ai dit dans cet arrêt (à la p. 715), «le respect du rôle du législateur et des objets de la Charte [sont] les deux principes directeurs» lorsqu'il s'agit de concevoir une réparation sous le régime de l'art. 52; à mon avis, ils servent également de guide à l'interprétation des lois eu égard à la présomption de constitutionnalité. Dans ce dernier contexte, le premier principe pose l'exigence que toute autre interprétation que le «sens ordinaire» soit elle‑même raisonnablement appuyée par les termes de la loi. Comme je l'ai fait remarquer dans l'arrêt Schachter, à la p. 709:
Lorsque le choix du moyen est évident, favoriser l'atteinte de l'objectif du régime législatif par d'autres moyens constituerait un empiétement injustifié sur le domaine législatif.
Par conséquent, le simple fait de recourir à la présomption de constitutionnalité ne donne pas au tribunal l'entière liberté de s'éloigner des termes employés par le législateur dans la loi. La présomption est plutôt tout simplement un facteur qui, à l'occasion, fait pencher la balance en faveur d'une interprétation autre que celle qui, sans cette considération, semblerait être la plus conforme aux règles d'interprétation des lois. Si les termes de la loi sont à ce point non équivoques qu'il n'existe aucune autre interprétation possible, c'est ce sens que le tribunal doit adopter par respect pour l'intention du législateur, même si cela signifie que la loi sera annulée parce qu'elle est inconstitutionnelle.
A.«Relativement à tout usage qui peut en être fait»
16 Pour appliquer cette démarche à la présente espèce, il faut d'abord déterminer si les mots de l'al. 13(1)a) ont un «sens ordinaire» lorsqu'on les examine dans le contexte global de la loi. Je commence par l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]». Même si le mot «usage» est quelque peu ambigu lorsqu'il est examiné seul, l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» a, à mon avis, un sens littéral ou «ordinaire» identifiable lorsqu'il est considéré dans le contexte global de la LPE, particulièrement dans celui des autres alinéas du par. 13(1). Ce paragraphe comporte huit alinéas (de a) à h)). Si l'on considère qu'en adoptant chacun de ces alinéas le législateur avait l'intention de s'attaquer à un problème distinct (ce qui, à mon avis, est l'interprétation la plus naturelle lorsque la présomption de constitutionnalité n'entre pas en ligne de compte), les différences dans la façon dont le mot «usage» est employé dans les divers alinéas deviennent significatives. À l'alinéa 13(1)a) par exemple, le mot «usage» est qualifié par l'ajout du mot tout, ce qui donne à entendre que le mot «usage» doit recevoir une interprétation large. Cela tranche vivement avec l'al. 13(1)g), où le sens du mot «usage» est restreint par le qualificatif [traduction] «normal». Le fait que l'al. 13(1)f) emploie l'expression [traduction] «à l'usage des êtres humains» (je souligne) est lui aussi significatif puisque l'absence d'un tel qualificatif à l'al. 13(1)a) suppose de la part des rédacteurs l'intention que l'article s'applique aux «usages» de l'environnement autant par des non‑humains que par des êtres humains. Enfin, l'emploi de la proposition «qui peut en être fait» (je souligne) suppose que la disposition n'est pas restreinte aux seuls usages actuels, mais qu'elle s'applique plutôt à tout usage concevable. Lorsque ces facteur sont pris en considération, il me semble possible de conclure que le sens littéral de l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» est «tout usage concevable qui peut être fait de l'environnement naturel par toute personne ou autre créature vivante».
17 Dans des circonstances normales, dès que le «sens ordinaire» des mots employés dans une loi a été circonscrit, point n'est besoin de pousser plus loin l'exercice d'interprétation. En particulier, comme je l'ai indiqué dans McIntosh, précité, à la p. 704, même lorsque l'interprétation littérale d'une loi aboutit à des résultats absurdes ou indésirables, cela «n'est pas [. . .] suffisant pour affirmer qu'elle est ambiguë et procéder ensuite à une analyse d'interprétation globale». Toutefois, comme je l'ai expliqué, diverses considérations peuvent s'appliquer dans des affaires où l'interprétation littérale d'une loi non seulement entraînerait des résultats indésirables, mais aussi rendrait la loi inconstitutionnelle. Selon moi, la présente espèce appartient à ces affaires exceptionnelles -- à mon avis, s'il devait recevoir une interprétation littérale, l'al. 13(1)a) ne satisferait pas au critère relatif à la portée excessive établi par notre Cour dans Heywood, précité.
18 Ainsi que l'énonce le juge Cory dans ses motifs de l'arrêt Heywood, précité, pour procéder à l'analyse de la portée excessive au regard de l'art. 7, il faut d'abord cerner l'objectif qui sous‑tend la loi, puis le comparer aux moyens choisis par le législateur pour l'atteindre. Dans le cas de l'al. 13(1)a) LPE, l'objectif de l'État est, selon le libellé de l'art. 2, [traduction] «la protection et la conservation de l'environnement naturel». Entre autres choses, les objectifs de la LPE semblent donc englober la préservation de l'environnement naturel pour une certaine gamme d'usages par les êtres humains et les animaux. Je suis d'accord avec les observations de mon collègue le juge Gonthier sur le fait que la protection de l'environnement est une question très générale. Je ne crois toutefois pas que la portée des intentions du législateur ontarien sous‑jacentes à l'adoption de l'al. 13(1)a) soit illimitée. Tout particulièrement, je ne crois pas que le législateur ait eu l'intention de prohiber absolument toute activité humaine qui aurait pour effet de réduire à quelque degré que ce soit la convenance d'une portion particulière de l'environnement pour quelque usage concevable que ce soit. À mon avis, l'intérêt du législateur dans la protection de l'environnement pour certains «usages» ne s'étend qu'à concurrence de ce qui est nécessaire afin de le préserver pour les «usages» qui sont normaux et typiques pour l'endroit en question, ou qui sont susceptibles de le devenir un jour.
19 Toutefois, comme je l'ai expliqué, s'il reçoit une interprétation littérale, l'al. 13(1)a) embrasse beaucoup d'activités qui débordent cette portée, puisque, au sens littéral, l'expression «tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» comprend toutes les activités qui pourraient avoir lieu à un endroit donné, et non pas seulement celles qui s'y déroulent normalement, voire parfois, ou qui sont susceptibles de s'y dérouler à l'avenir. À titre d'exemple, selon une interprétation fondée sur le «sens ordinaire» de l'al. 13(1)a), tous les citoyens ontariens qui, l'hiver venu, épandent du sable sur le trottoir glacé devant leur maison pour réduire le risque que des piétons tombent et se blessent seraient vraisemblablement passibles de poursuite et d'emprisonnement: les trottoirs municipaux font clairement partie de l'«environnement naturel» au sens de l'al. 1(1)k) LPE, et l'épandage de sable peut les rendre moins appropriés à des usages comme le maintien d'une piste de ski de fond (transformant le sable en un «contaminant» et déclenchant l'application de l'al. 13(1)a)). Il ne servirait à rien d'invoquer en défense que personne ne veut faire du ski sur le trottoir puisque, tant qu'il appert clairement qu'il est matériellement possible de faire un tel «usage» des trottoirs («usage» ainsi rendu concevable), cet «usage» est visé par la disposition. Si mon collègue le juge Gonthier a sans doute raison de dire, au par. 56, que «l'Ontarien moyen devait savoir que la pollution était interdite par la loi», je crois toutefois qu'on peut tout aussi bien dire que l'Ontarien moyen aurait été très surpris d'apprendre que l'épandage de sable sur les trottoirs et bon nombre d'autres activités semblables sont prohibés et le rendent passible de sanctions pénales même si ces activités ne nuisent à aucun «usage» actuel ou éventuel de l'environnement. Même si, pour justifier la loi qui serait jugée inconstitutionnelle en raison de sa portée excessive, on ne peut, selon moi, invoquer le fait que la police et les poursuivants provinciaux engagent rarement, voire jamais, de poursuites pénales contre les personnes dont les activités nuisent à des «usages» purement hypothétiques de l'environnement (et j'estime que le raisonnement que j'ai suivi dans l'arrêt R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, est également applicable au présent contexte), ce fait laisse néanmoins entendre que le législateur ne prévoyait pas sérieusement interdire et sanctionner toutes les activités de cette nature. À mon avis, le fait que l'al. 13(1)a), lorsqu'il est interprété littéralement, englobe une vaste gamme d'activités qui débordent la portée de son objectif législatif sous‑jacent indique que cette disposition, lorsqu'elle est ainsi interprétée, ne satisfait pas à l'examen au regard de l'art. 7. Emprisonner une personne dont les activités ne nuisent à aucun «usage» réel ou éventuel de l'environnement et n'ont aucun autre effet négatif constituerait, selon moi, une privation de liberté qui ne respecterait pas les principes de justice fondamentale ‑‑ imposer des sanctions pénales en pareil cas serait effectivement «all[er] au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l'objectif gouvernemental»: Heywood, précité, à la p. 794.
20 La question à examiner en l'espèce se présente donc comme suit: étant donnée la présomption que le législateur entendait légiférer dans le respect de la constitution, l'al. 13(1)a) peut‑il recevoir une autre interprétation qui le rendrait constitutionnel? À mon avis, il existe effectivement une autre interprétation. Comme je l'ai déjà noté, la façon la plus naturelle de considérer l'art. 13 consiste à voir chacun des divers alinéas comme visant des maux différents (qui peuvent toutefois se chevaucher). Cependant, il est aussi possible d'interpréter l'al. 13(1)a) comme l'expression de l'objet général du paragraphe dans son ensemble, et de voir en chacun des al. 13(1)b) à h) l'énonciation d'exemples spécifiques de «dégradation [. . .] de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être faire». En d'autres termes, l'al. 13(1)a) peut être considéré comme s'il faisait partie du corps principal de l'article et qu'il était suivi d'expressions comme «notamment» ou «sans que soit limité la généralité de ce qui précède», puis des autres alinéas. Vu de cette façon, le fait que le mot «usage» dans les al. b) à h) est qualifié et restreint à plusieurs égards entraîne un effet très différent de celui qu'il aurait si l'al. a) était considéré comme un élément indépendant (comme nous l'avons déjà vu) ‑‑ dès lors, les restrictions apportées à ce mot dans les autres alinéas peuvent être perçues comme incluses dans l'al. a) (par une variante de la règle ejusdem generis), plutôt que comme des indications que le mot employé à l'al. a) doit être interprété de manière plus générale que dans les autres alinéas.
21 À mon avis, le par. 13(1) se prête à une telle interprétation. En outre, lorsque les dispositions des al. 13(1)b) à h) sont prises comme précisant le sens à donner au mot «usage» employé à l'al. a), j'estime que la disposition cesse d'être inconstitutionnelle en raison d'une portée excessive, puisque les types de maux englobés par les al. b) à h) sont clairement visés par l'intention législative sous‑jacente à la disposition particulière et à la Loi dans son ensemble. Compte tenu de la présomption selon laquelle le législateur a voulu agir dans le respect de la constitution, je crois qu'il y a lieu d'interpréter l'al. 13(1)a) de cette façon, parce que cela reflète le mieux les intentions du législateur ontarien. En d'autres termes, l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» qui figure à l'al. 13(1)a) devrait être comprise comme incluant les situations visées par les al. 13(1)b) à h) et les situations analogues, s'il en existe. Pour les fins du présent pourvoi, je crois qu'il suffit de résoudre le problème d'interprétation jusqu'à ce niveau de détail seulement, puisqu'il appert clairement que toute disposition interprétée selon la grille d'interprétation susmentionnée ne sera pas inconstitutionnelle pour cause de portée excessive. Autrement dit, il n'est pas nécessaire en l'espèce de déterminer s'il existe des situations analogues à celles visées par les al. 13(1)b) à h) qui ne seraient pas englobées par ces alinéas mais qui seraient visées par l'al. a), puisqu'il est clair que, en l'espèce, la conduite de l'appelante a contrevenu à tout le moins aux al. 13(1)b), c), d) et g). Cela suffit pour que l'appelante soit directement visée par l'al. a), selon toute interprétation où le contenu de l'al. a) est qualifié par les termes des autres alinéas du par. 13(1).
B.«Dégradation»
22 Il reste à interpréter le mot «dégradation» (en anglais «impairment»), qui figure à l'al. 13(1)a). Comme le souligne le juge Gonthier, le sens du terme connexe «impaired» («affaibli») a fait l'objet d'un débat considérable dans le contexte de la disposition du Code criminel portant sur la «conduite d'un véhicule avec capacité affaiblie» (al. 253a)), où les tribunaux sont parvenus à des conclusions divergentes sur la question de savoir si ce mot vise même un faible écart par rapport à la norme ou s'il faut un écart plus marqué. Il ressort clairement de ce débat que le mot «impair» peut tout aussi bien recevoir l'un ou l'autre de ces deux sens et qu'il nécessite donc un exercice d'interprétation. J'estime toutefois qu'il n'est pas nécessaire d'invoquer ici la présomption de constitutionnalité puisque je suis d'avis que les règles d'interprétation ordinaires permettent d'interpréter la disposition comme n'étant pas de portée excessive.
23 Lorsqu'il faut interpréter un terme qui, à première vue, peut permettre deux sens également plausibles, il y a lieu d'examiner les conséquences qui pourraient découler de l'une ou l'autre interprétation de la disposition législative en cause et de se demander si ces conséquences peuvent d'une manière plausible avoir été voulues par le législateur (voir mes motifs dans l'arrêt R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973). Dans le contexte de l'al. 13(1)a), le fait d'interpréter le mot «dégradation» comme incluant même les faibles écarts par rapport à la norme signifierait que pratiquement tous les Ontariens contreviendraient régulièrement à cette disposition et seraient donc passibles d'amendes et de peines d'emprisonnement. Même si le législateur ontarien se préoccupe sans aucun doute des dégradations importantes de la qualité de l'environnement qui peuvent découler de l'effet cumulatif de nombreuses sources de pollution qui, prises individuellement, n'ont qu'un effet négligeable, je ne crois pas que le législateur ait pensé que la menace d'emprisonnement soit un moyen approprié pour résoudre les problèmes de cette nature. Par exemple, il est bien établi que les émissions dégagées par les automobiles contribuent pour une large part à la formation du smog dans les zones urbaines, lequel est clairement un problème environnemental de la nature de ceux qui préoccupent le législateur. Même si l'on ne peut dire qu'une automobile en particulier «dégrade» de façon importante la qualité de l'environnement, la combinaison de plusieurs milliers d'automobiles a pour effet de constituer une source importante d'inconfort et de danger pour la santé. Pourtant, même si le législateur a sans aucun doute un intérêt légitime à assurer l'élimination d'une telle pollution, il n'a manifestement pas envisagé l'emprisonnement de tous les conducteurs en Ontario. Je crois plutôt que le législateur entend réserver la menace d'emprisonnement comme moyen de dissuasion pour les personnes dont les activités contribuent de façon importante à un problème d'environnement identifiable. Il va de soi, selon moi, que lorsque le mot «dégradation» est interprété de cette manière, il ne donne pas à la disposition attaquée une portée excessive eu égard à l'objectif législatif.
III.Conclusion
24 Sous réserve des remarques qui précèdent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi conformément aux motifs du juge Gonthier.
Version française du jugement des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci et Major rendu par
Le juge Gonthier --
I. Les points en litige
25 Le présent pourvoi porte sur les trois questions constitutionnelles suivantes:
1.L'alinéa 13(1)a) de la Loi sur la protection de l'environnement, L.R.O. 1980, ch. 141 (maintenant le par. 14(1) de la Loi sur la protection de l'environnement, L.R.O. 1990, ch. E.19), s'applique-t-il constitutionnellement à l'appelante lorsqu'elle procède à l'entretien de son emprise?
2.L'alinéa 13(1)a) de la Loi sur la protection de l'environnement est-il vague au point de contrevenir à l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
3.Si la réponse à la deuxième question est affirmative, l'al. 13(1)a) est-il néanmoins justifié par l'article premier de la Charte?
26 La première question a reçu une réponse affirmative dans les motifs rendus oralement à la fin de l'audition du pourvoi et les deuxième et troisième questions ont été prises en délibéré. Les présents motifs répondent à ces dernières. Il s'agit plus précisément de déterminer si l'al. 13(1)a) de la Loi sur la protection de l'environnement de l'Ontario, L.R.O. 1980, ch. 141 (modifiée) («LPE»), viole l'art. 7 de la Charte canadienne droits et libertés pour cause d'imprécision inconstitutionnelle ou de portée excessive.
II. Les faits
27 Les 6 et 11 avril 1988, Canadien Pacifique Limitée («CP») a procédé à un brûlage contrôlé des herbes sèches et des broussailles sur son emprise ferroviaire dans la ville de Kenora (Ontario). Elle visait ainsi à libérer l'emprise des matières combustibles qui pouvaient constituer un risque d'incendie. Les deux opérations de brûlage ont rejeté une quantité importante de fumée épaisse et opaque, qui a entraîné des conséquences préjudiciables pour la santé et les biens des personnes résidant à proximité. L'une d'entre elles a fait une crise d'asthme dans son entrée après avoir été exposée à la fumée. La fumée a envahi la résidence d'un autre voisin, qui a dû par la suite procéder à un nettoyage en profondeur des murs intérieurs et du mobilier. Une autre personne a constaté que les arbustes, le gazon et les arbres de sa cour arrière avaient été endommagés par le feu et la fumée.
28 Non seulement la fumée de l'opération de brûlage du 11 avril 1988 a entraîné des conséquences préjudiciables pour la santé et les biens de plusieurs citoyens de Kenora, mais elle a aussi réduit la visibilité sur un tronçon de deux cents pieds d'une route adjacente. Un conducteur a dû allumer les phares de son véhicule et mettre les freins parce que la fumée était tellement dense qu'elle l'empêchait de voir l'autre côté de la route.
29 À la suite de plaintes portées par des citoyens de cette ville, CP a été accusée d'avoir illégalement occasionné ou permis le rejet d'un contaminant, à savoir de la fumée, dans l'environnement naturel ce qui pouvait entraîner une conséquence préjudiciable, en violation de l'al. 13(1)a) LPE.
30 Le 22 octobre 1991, CP a été acquittée par le juge Daub de la Cour des infractions provinciales de l'Ontario, qui a conclu que, même si l'intimée avait établi les éléments essentiels de l'infraction visée à l'al. 13(1)a) LPE, le moyen de défense fondé sur la diligence raisonnable invoqué par l'appelante suscitait un doute raisonnable. Le 22 juin 1992, la Division provinciale de la Cour de justice de l'Ontario a accueilli l'appel interjeté par l'intimée et infirmé l'acquittement de CP.
31 CP a interjeté appel de cette décision devant la Cour d'appel de l'Ontario en soulevant deux questions constitutionnelles. Elle a d'abord invoqué l'exclusivité des compétences en faisant valoir qu'à titre d'établissement fédéral, elle ne pouvait en vertu de la constitution être assujettie à l'application de l'al. 13(1)a) LPE à l'égard des rejets entraînés par le brûlage sur son emprise ferroviaire. Elle a aussi prétendu que l'al. 13(1)a) était d'une imprécision inconstitutionnelle et que, par conséquent, il violait l'art. 7 de la Charte. Le 19 mai 1993, la Cour d'appel a rejeté l'appel de CP.
32 CP a alors saisi notre Cour des deux questions constitutionnelles. Dans les motifs prononcés à l'audience le 24 janvier 1995, notre Cour a rejeté la demande fondée sur l'exclusivité des compétences en concluant que l'arrêt du Conseil privé Canadian Pacific Railway Co. c. Corporation of the Parish of Notre Dame de Bonsecours, [1899] A.C. 367, établissait qu'est constitutionnelle l'application de l'al. 13(1)a) à CP dans les circonstances de l'espèce. Elle a pris en délibéré la question de la demande sous le régime de l'art. 7.
III. Les dispositions législatives pertinentes
La Loi sur la protection de l'environnement, L.R.O. 1980, ch. 141, modifiée par S.O. 1983, ch. 52-:
[traduction]
1. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.
. . .
c) «contaminant» Solide, liquide, gaz, odeur, chaleur, son, vibration,
radiation ou une combinaison de ces éléments qui proviennent, directement ou indirectement, des activités humaines et qui peuvent
(i)causer la dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait,
(ii)causer du tort ou des dommages à des biens, des végétaux ou des animaux,
(iii)causer de la nuisance ou des malaises sensibles à
quiconque,
(iv)causer l'altération de la santé de quiconque ou l'atteinte à sa sécurité;
(v)rendre des biens, des végétaux ou des animaux impropres à l'usage des êtres humains;
(vi)causer la perte de jouissance de l'usage normal d'un bien,
(vii)entraver la marche normale des affaires.
k) «environnement naturel» Air, terrain et eau ou toute combinaison
ou partie de ces éléments qui sont compris dans la province de l'Ontario...
13. (1) Malgré toute autre disposition de la présente loi et des règlements, nul ne doit déposer, ajouter, émettre ou rejeter un contaminant, ou causer ou permettre le dépôt, l'ajout, l'émission ou le rejet dans l'environnement naturel d'un contaminant qui
a) cause ou risque de causer la dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait,
b) cause ou risque de causer du tort ou des dommages à des biens, des végétaux ou des animaux,
c) cause ou risque de causer de la nuisance ou des malaises sensibles à quiconque,
d) cause ou risque de causer l'altération de la santé de quiconque;
e) cause ou risque de causer l'atteinte à la sécurité de quiconque;
f) rend ou risque de rendre des biens, des végétaux ou des animaux impropres à l'usage des êtres humains,
g) cause ou risque de causer la perte de jouissance de l'usage normal d'un bien,
h) entrave ou risque d'entraver la marche normale des affaires.
(2) L'alinéa (1)a) ne s'applique pas aux déchets animaux qui sont éliminés conformément aux pratiques normales en usage dans les exploitations agricoles.
IV. Les tribunaux d'instance inférieure
(1)Le juge Daub
33 Tout en reconnaissant que l'al. 13(1)a) LPE pouvait s'appliquer à un nombre presque illimité de situations possibles, le juge Daub a conclu qu'il ne s'agissait pas d'une disposition indéfinie ou incertaine. Il a fait remarquer qu'il serait impossible pour le législateur de codifier chaque circonstance susceptible d'être visée par cette disposition et qu'il appartient aux tribunaux d'en assurer l'interprétation et l'application dans chaque cas.
34 Le juge Daub s'est aussi fondé sur l'arrêt de la Cour suprême des États‑Unis Hoffman Estates c. Flipside, Hoffman Estates, Inc., 455 U.S. 489 (1982), adopté par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. c. Morgentaler (1985), 52 O.R. (2d) 353, pour dire qu'une partie ne peut invoquer la théorie de l'imprécision lorsque sa conduite est clairement prohibée par la disposition législative attaquée. Selon le juge Daub, la conduite de CP à Kenora les 6 et 11 avril 1988 était interdite par l'al. 13(1)a) LPE, de sorte que l'appelante ne pouvait soulever la question de l'imprécision à l'égard de cette disposition.
(2)Le juge Fraser de la Cour de l'Ontario (Division provinciale) (1992), 9 C.E.L.R. (N.S.) 26
35 Le juge Fraser a souscrit à la conclusion tirée par le juge Daub. Il a dit à la p. 31 que [traduction] «L'article 13 indique clairement à toute personne d'intelligence moyenne quelle conduite est interdite».
(3)La Cour d'appel de l'Ontario (1993), 13 O.R. (3d) 389
36 La Cour d'appel de l'Ontario a rejeté à l'unanimité le moyen de l'imprécision invoqué par CP. En se fondant sur l'arrêt de notre Cour R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, la cour a cherché à déterminer si l'al. 13(1)a) LPE constituait un guide suffisant pour permettre un débat judiciaire. La cour a aussi déterminé qu'il y avait lieu de faire preuve de retenue eu égard aux objectifs sociaux importants visés par la LPE.
37 À l'instar du juge Daub, la cour s'est fondée sur l'arrêt Hoffman Estates, précité, de la Cour suprême des États‑Unis et elle a conclu que CP ne pouvait invoquer des cas hypothétiques pour étayer sa prétention d'imprécision. Selon elle, il s'agissait de déterminer si, [traduction] «compte tenu des circonstances de l'espèce» (p. 400), l'al. 13(1)a) est d'une imprécision inconstitutionnelle.
38 La cour a ensuite fait remarquer que le ministère public doit prouver trois éléments essentiels sous le régime de l'al. 13(1)a): (1) que la défenderesse a rejeté un contaminant, ou permis que cela se fasse; (2) que le contaminant a été rejeté dans l'environnement naturel; (3) que le rejet du contaminant risquait de causer la dégradation de la qualité de l'environnement naturel. La cour a conclu que les expressions «rejet», «contaminant», «environnement naturel» et «dégradation» constituaient un guide suffisant pour permettre un débat judiciaire, et que le critère élaboré par notre Cour dans l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, était respecté.
V. Analyse
(1)Introduction
39 CP prétend que l'al. 13(1)a) LPE est d'une imprécision inconstitutionnelle et a une portée excessive, et qu'il viole ainsi l'art. 7 de la Charte. L'alinéa 13(1)a) dispose:
[traduction] 13. (1) Malgré toute autre disposition de la présente loi et des règlements, nul ne doit déposer, ajouter, émettre ou rejeter un contaminant, ou causer ou permettre le dépôt, l'ajout, l'émission ou le rejet dans l'environnement naturel d'un contaminant qui
a)cause ou risque de causer la dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait. . .
Devant les tribunaux d'instance inférieure, la prétention d'imprécision de CP visait en général tout l'al. 13(1)a). Devant notre Cour toutefois, CP attaque particulièrement l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]». Elle fait valoir que cet élément de l'al. 13(1)a) est a ce point imprécis et général qu'il ne peut offrir de norme intelligible qui permette aux citoyens de régler leur conduite en conséquence.
40 Je voudrais d'abord souligner que l'al. 13(1)a) LPE a été modifié en 1988 (L.O. 1988, ch. 54, art. 10), avant de devenir le nouveau par. 14(1) (L.R.O. 1990, ch. E.19). Cette disposition porte:
14. (1) Malgré toute autre disposition de la présente loi et des règlements, nul ne doit rejeter un contaminant dans l'environnement naturel ou permettre ou faire en sorte que cela se fasse lorsqu'un tel acte cause ou causera vraisemblablement une conséquence préjudiciable.
L'expression «conséquence préjudiciable» définie au par. 1(1) de la Loi de 1988 comprend notamment: «la dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait» (al. 1(1)a)). Par conséquent, la question soulevée par CP relativement à l'ancien al. 13(1)a) LPE est directement pertinente à l'égard du par. 14(1) et de l'al. 1(1)a) de la loi révisée.
41 L'alinéa 13(1)a) constitue une interdiction générale de pollution, ce qui n'est pas inhabituel puisque la LPE comporte plusieurs interdictions formulées en termes généraux. Ainsi, la Partie VIII de la LPE interdit de «répandre des détritus», et définit à l'art. 73 le terme «détritus» de façon générale:
[traduction] . . . «détritus» s'entend notamment de toute matière laissée ou abandonnée dans un endroit autre qu'un récipient ou un endroit destiné ou autorisé à recevoir cette matière et l'expression «répandre des détritus» a une signification correspondante. [Je souligne.]
On peut en outre citer à titre d'exemple supplémentaire le par. 23(2) LPE qui interdit de rejeter ou de déposer «des déchets» sur de la glace formée à la surface des eaux. Le terme «déchets» défini à l'al. 23(1)c) comprend les [traduction] «excréments humains ou détritus» (je souligne).
42 Les lois sur la protection de l'environnement dans d'autres provinces comportent des interdictions de pollution semblables formulées aussi en termes généraux. L'Environmental Protection Act de la Nouvelle‑Écosse, R.S.N.S. 1989, ch. 150, interdit la «pollution» en général (par. 23(1)), laquelle est définie en partie comme une [traduction] «modification ou altération nuisible» (al. 3n)) [traduction] «qui cause ou risque de causer une dégradation de la qualité de l'environnement pour tout usage qui peut en être fait» (disp. 3f)(i)(A)). La Loi sur la qualité de l'environnement du Québec, L.R.Q. 1977, ch. Q-2, prévoit l'interdiction suivante:
20. Nul ne doit émettre, déposer, dégager ou rejeter ni permettre l'émission, le dépôt, le dégagement ou le rejet dans l'environnement d'un contaminant au‑delà de la quantité ou de la concentration prévue par règlement du gouvernement.
La même prohibition s'applique à l'émission, au dépôt, au dégagement ou au rejet de tout contaminant, dont la présence dans l'environnement est prohibée par règlement du gouvernement ou est susceptible de porter atteinte à la vie, à la santé, à la sécurité, au bien‑être ou au confort de l'être humain, de causer du dommage ou de porter autrement préjudice à la qualité du sol, à la végétation, à la faune ou aux biens. [Je souligne.]
L'Environmental Management and Protection Act de la Saskatchewan, S.S. 1983-84, ch. E‑10.2, mod. par S.S. 1992, ch. 49, art. 5, est plus concise: [traduction] «Nul ne peut polluer ou causer quelque pollution» (art. 34.1), le terme «pollution» étant défini en termes très généraux à l'al. 2v). On peut trouver des exemples d'interdictions de polluer aussi générales à l'art. 8 de la Waters Protection Act, R.S.N. 1990, ch. W‑5, à l'art. 20 de l'Environmental Protection Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. E‑9, à l'art. 5.3 de la Loi sur l'assainissement de l'environnement, L.R.N.‑B. 1973, ch. C-6, aj. par L.N.-B. 1989, ch. 52, art. 6, et mod. par L.N.-B. 1993, ch. 13, art. 5, et à l'art. 98 de l'Environmental Protection and Enhancement Act, S.A. 1992, ch. E‑13.3. En outre, la Loi canadienne sur la protection de l'environnement, L.R.C. (1985), ch. 16 (4e suppl.) comprend une interdiction très générale de procéder à toute immersion de déchets en mer, rendant passible d'une infraction quiconque procède à l'immersion «de substances» à partir «de navires, aéronefs, plates‑formes ou autres ouvrages» dans «toute zone de mer» relevant de la souveraineté du Canada (art. 67).
43 Il ressort clairement de cette brève revue des interdictions relatives à la pollution au Canada que nos législateurs ont préféré adopter une démarche générale, évitant ainsi une codification exhaustive de chaque situation entraînant l'interdiction de polluer. Une telle démarche dans le domaine de la protection de l'environnement ne surprend pas, étant donné que la nature de l'environnement (sa complexité et la vaste gamme des activités qui peuvent en causer la dégradation) ne se prête pas à une codification précise. Les lois sur la protection de l'environnement ont donc été rédigées d'une façon qui permette de répondre à une vaste gamme d'atteintes environnementales, y compris celles qui n'ont peut‑être même pas été envisagées par leurs rédacteurs. Les lois de cette nature prêtent ainsi le flanc à des allégations d'imprécision inconstitutionnelle: R. c. Lopes (1988), 3 C.E.L.R. (N.S.) 78 (C. dist. Ont.); R. c. Royal Pacific Seafarms Ltd. (1989), 7 W.C.B. (2d) 355 (C. cté. C.‑B.); Québec (P.G.) c. Noranda Inc. (Mines Noranda Ltée) (1989), 4 C.E.L.R. (N.S.) 158 (C. Qué. (ch. crim.)); R. c. Algoma Steel Corp. (1991), 14 W.C.B. (2d) 264 (C. Ont. (Div. prov.)); R. c. Satellite Construction Ltd. (1992), 8 C.E.L.R. (N.S.) 215 (C. prov. N.‑É.), et R. c. Commander Business Furniture Inc. (1992), 9 C.E.L.R. (N.S.) 185 (C. Ont. (Div. prov.)). Les allégations d'imprécision fondées sur l'art. 7 n'ont toutefois été retenues dans aucune de ces affaires.
44 Les allégations d'imprécision et de portée excessive avancées par CP à l'égard de l'al. 13(1)a) LPE pourraient, à mon avis, être soulevées à l'égard de n'importe quelle des interdictions de polluer provinciales et fédérales susmentionnées. Par conséquent, toute décision en faveur de CP en l'espèce mettrait en péril la constitutionnalité de ces interdictions et peut‑être de nombreuses autres. Une telle décision nuirait manifestement au pouvoir du législateur d'assurer la protection de l'environnement et constituerait un important recul en matière de politique sociale. Toutefois, pour les motifs qui suivent, je conclus que l'attaque constitutionnelle présentée par CP doit être rejetée. Les termes de l'al. 13(1)a) LPE ne sont pas imprécis; au contraire, ils s'appliquent en fait très clairement à l'activité polluante qui est à juste titre visée par l'interdiction législative. En outre, autant l'al. 13(1)a) LPE s'applique de manière générale, autant l'objectif de la protection environnementale a une portée ambitieuse. Le législateur est fondé à choisir des moyens tout aussi ambitieux pour atteindre cet objectif.
45 Dans l'analyse qui suit, j'examinerai en détail le volet imprécision de la contestation constitutionnelle de CP. J'aborderai ensuite brièvement le volet portée excessive.
(2)Les principes juridiques applicables à une prétention d'imprécision fondée sur l'art. 7
46 Dans l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, j'ai énoncé la démarche interprétative qu'il convient d'adopter à l'égard d'une prétention d'imprécision fondée sur l'art. 7. Comme je l'ai dit alors, selon les principes de justice fondamentale de l'art. 7, les lois doivent fournir le fondement d'une interprétation judiciaire cohérente et délimiter suffisamment une «sphère de risque». Par conséquent, «une loi sera jugée d'une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire» (p. 643). Cette exigence de précision de la loi est fondée sur deux principes: la nécessité de donner aux citoyens un avertissement raisonnable au sujet d'une conduite interdite et la nécessité d'interdire que la loi soit appliquée de façon discrétionnaire.
47 Lorsqu'un tribunal est appelé à analyser une prétention d'imprécision, il doit d'abord circonscrire tout le contexte interprétatif entourant la disposition attaquée. Il doit procéder ainsi parce qu'il lui faut déterminer si la disposition fournit un fondement suffisant pour établir une distinction entre une conduite permise et une conduite prohibée, ou pour délimiter une «sphère de risque». Il n'est pas nécessaire de procéder à une délimitation judiciaire stricte puisque, comme je l'ai déjà mentionné, il s'agit de déterminer si la loi fournit un guide suffisant pour un débat judiciaire en ce qui a trait à l'étendue de la conduite prohibée. Pour pouvoir dire s'il y a possibilité d'un débat judiciaire, le tribunal doit d'abord entreprendre le processus d'interprétation qui est inhérent au «rôle de médiateur» du pouvoir judiciaire (Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la p. 641). La question de l'imprécision ne doit pas être examinée dans l'abstrait, mais plutôt être appréciée dans un contexte interprétatif plus large élaboré dans le cadre d'une analyse de certains aspects tels que l'objectif, le contenu et la nature de la disposition attaquée, les valeurs sociales en jeu, les dispositions législatives connexes et les interprétations judiciaires antérieures de la disposition. C'est uniquement après s'être acquitté intégralement de son rôle d'interprétation qu'un tribunal est en mesure de déterminer si la disposition attaquée fournit un guide suffisant pour un débat judiciaire.
48 Le rôle de médiateur du pouvoir judiciaire revêt une importance particulière dans les cas où des difficultés pratiques empêchent le législateur de formuler des lois en termes précis. Sur ce point, je trouve utiles les commentaires d'Andrew S. Butler, «A Presumption of Statutory Conformity with the Charter» (1993), 19 Queen's L.J. 209, aux pp. 225 à 227:
[traduction] Examinons les difficultés pratiques auxquelles doivent faire face les législateurs lorsqu'ils expriment leurs intentions dans une loi. L'une des difficultés de la rédaction législative a trait à la nécessité d'assurer une application prospective des lois. En règle générale, les législateurs ne peuvent établir des dispositions après le fait qui identifient des sortes de situations factuelles qu'ils entendent viser par une disposition particulière, en les distinguant des autres. Les législateurs sont donc pris dans un dilemme: il leur faut d'une part déterminer et identifier avec soin les constantes fondamentales des situations factuelles qu'ils souhaitent interdire par voie législative (en les énonçant dans les lois), et d'autre part ne pas négliger de prévoir les variations de ces situations factuelles qui risquent de se produire à l'avenir [. . .] La solution habituellement retenue pour sortir de ce dilemme consiste à recourir à une formulation générale, qui est adéquate pour couvrir les situations particulières prévues, et qui devrait permettre d'englober les variations non prévues. Cette stratégie donne souvent lieu à un libellé législatif exprimé en termes généraux, qui risque d'être applicable à un cercle d'activités trop grand ‑‑ le problème de la portée excessive ‑‑ ou qui n'est pas exprimé en des termes suffisamment concrets ‑‑ le problème de l'imprécision. En pareil cas, cependant, les législateurs s'attendent invariablement à ce que les tribunaux étoffent les dispositions générales par une interprétation fondée sur l'expérience. [Je souligne; en italique dans l'original.]
49 Le recours à des dispositions législatives générales peut fort bien se justifier, et l'art. 7 n'empêche pas le législateur de se fonder principalement sur le rôle de médiateur du pouvoir judiciaire pour déterminer si ces dispositions sont applicables à des situations factuelles particulières. Je voudrais toutefois souligner que la norme de précision législative exigée par l'art. 7 varie selon la nature et le contenu de chaque disposition législative particulière. Comme je l'ai dit dans Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la p. 627:
Les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si une loi est trop imprécise comprennent: a) la nécessité de la souplesse et le rôle des tribunaux en matière d'interprétation; b) l'impossibilité de la précision absolue, une norme d'intelligibilité étant préférable; c) la possibilité qu'une disposition donnée soit susceptible de nombreuses interprétations qui peuvent même coexister. . .
Il faudrait en particulier faire preuve de retenue à l'égard des dispositions législatives qui cherchent à atteindre des objectifs de politique sociale légitimes, afin de ne pas nuire à la capacité de l'État de viser et de promouvoir ces objectifs (à la p. 642). La théorie de l'imprécision au regard de l'art. 7 ne doit pas servir à imposer une camisole de force à l'État dans les domaines de la politique sociale.
(3)Application des principes de l'imprécision à la présente espèce
50 CP prétend que l'al. 13(1)a) a une portée tellement illimitée qu'il laisse une «large place à l'arbitraire». Il s'agit de déterminer si l'al. 13(1)a) fournit le fondement d'un débat judiciaire cohérent sur ce qui constitue un «contaminant», une «dégradation» et un «usage» de «l'environnement naturel». En d'autres termes, la portée de l'al. 13(1)a) peut‑elle recevoir une interprétation raisonnable qui permette de délimiter une «sphère de risque»?
51 Dans l'élaboration du contexte interprétatif pour une analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7, il est nécessaire d'examiner en premier lieu l'objectif et le contenu de la disposition législative attaquée. La LPE a pour objet, ainsi que l'énonce l'art. 2, [traduction] «d'assurer la protection et la conservation de l'environnement naturel». L'importance de la protection de l'environnement pour la société est évidente, mais de par sa nature, l'environnement ne se prête pas à une codification précise. À cet égard, les commentaires de la Commission de réforme du droit du Canada dans Les crimes contre l'environnement (1985), Document de travail 44, sont pertinents. La Commission y propose la formulation d'une interdiction de pollution de l'environnement dans le Code criminel et recommande, aux pp. 53 et 54, le recours à un libellé en «termes généraux»:
Par souci d'efficacité, les dispositions du Code criminel prohibant la pollution de l'environnement devraient être formulées en termes généraux pour ce qui est des substances, des contaminants et des types d'activités visés. Une formulation générale présenterait l'avantage de donner à l'infraction une portée compréhensive, de façon à ne pas exclure d'emblée de la responsabilité pénale un type de conduite particulier, un élément particulier de l'environnement ou encore une substance ou un contaminant particuliers seulement parce qu'ils n'ont pas été énumérés dans le texte d'incrimination. En effet, s'il fallait énumérer dans le Code criminel chaque substance, norme d'émission ou type d'activité, il faudrait modifier le Code chaque fois qu'un nouveau polluant, danger ou activité non prévu initialement se fait jour, chaque fois qu'une nouvelle norme d'émission est formulée ou qu'une norme existante est révisée. . .
Pour être efficaces, les dispositions du Code interdisant la pollution devraient pouvoir embrasser un vaste éventail d'activités. Après tout, l'environnement et, partant, la vie et la santé humaines, peuvent être endommagés ou mis en danger soit par des actes directs, soit au cours de nombreuses activités. Les principaux dommages et dangers que peuvent causer une grande variété de produits, de déchets et de contaminants dangereux peuvent survenir au cours de leur fabrication, de leur transport, de leur utilisation, de leur stockage et de leur élimination. Par souci d'exhaustivité autant que de précision, toutes ces activités qui peuvent, dans certaines conditions, engager la responsabilité pénale, devraient être visées par la formulation du texte d'incrimination.
52 Dans le contexte des lois sur la protection de l'environnement, toute exigence stricte de précision dans la formulation pourrait avoir pour effet de limiter la capacité du législateur à établir un régime complet et souple. Comme le dit la Commission de réforme du droit, il est préférable d'un point de vue de politique d'intérêt public de formuler les dispositions prohibant la pollution en termes généraux. Voilà pourquoi l'al. 13(1)a) interdit toute émission d'un contaminant qui cause ou risque de causer la dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait. À mon avis, la généralité de l'al. 13(1)a) se trouve à assurer la souplesse de la loi, de sorte que la LPE puisse répondre à une vaste gamme d'hypothèses d'atteintes à l'environnement qui ne pouvaient être envisagées au moment de son adoption.
53 De plus, la codification précise des risques environnementaux dans les lois sur la protection de l'environnement peut avoir pour effet de gêner plutôt que de favoriser la compréhension par le public des conduites qui sont prohibées et d'alimenter l'incertitude quant à la «sphère de risque» créée par la loi. Ce point a été soulevé dans Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la p. 642. En matière de protection de l'environnement, les législateurs ont le choix entre deux possibilités. D'une part, ils peuvent adopter des dispositions détaillées qui interdisent le rejet dans l'environnement naturel de quantités particulières de substances énumérées. D'autre part, ils peuvent opter pour une interdiction plus générale de «pollution», et se fier sur les tribunaux pour déterminer si, dans un cas particulier, le rejet d'une substance dans l'environnement naturel est suffisamment important pour en rendre l'auteur passible de sanction légale. Cette seconde option est bien sûr plus souple et plus susceptible de s'adapter à l'évolution de nos connaissances en matière de protection de l'environnement. Toutefois, une disposition générale peut être attaquée (comme en l'espèce) parce qu'elle ne fournirait pas aux citoyens un avertissement adéquat de la conduite prohibée. Une disposition législative très précise serait‑elle préférable? À mon avis, en matière de protection de l'environnement, l'énumération détaillée n'est pas nécessairement la meilleure façon d'avertir les citoyens des conduites qui sont prohibées. Si une interdiction législative exige du citoyen qu'il ait une formation poussée en chimie pour être en mesure de déterminer qu'une activité donnée libère un contaminant particulier en quantité suffisante pour entraîner son application, cette interdiction ne donne guère un meilleur avertissement qu'une loi plus générale. Le volet avertissement de l'analyse de l'imprécision doit être abordé d'un point de vue objectif: est‑ce que le citoyen moyen possédant une connaissance moyenne de la matière visée par l'interdiction en tirerait un avertissement adéquat de la conduite prohibée? Les citoyens peuvent être déroutés s'il leur faut posséder des connaissances spécialisées pour être en mesure de comprendre une disposition législative.
54 Bien sûr, la question demeure toujours de savoir si la disposition donne un avertissement suffisant pour satisfaire à la norme de l'art. 7. À cet égard, dans Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, j'ai fait remarquer que l'exigence d'un avertissement raisonnable comporte deux volets: l'un touchant la forme et l'autre, le fond. L'aspect de l'avertissement qui touche la forme se limite au seul fait d'attirer l'attention des citoyens sur le texte de la loi. Comme je l'ai dit à la p. 633, l'idée de donner un avertissement raisonnable aux citoyens serait plutôt dénuée de sens s'il suffisait simplement de donner un avertissement sur la forme, surtout puisque la connaissance de la loi est présumée. Par conséquent, la question de savoir si les citoyens connaissent bien le texte d'une loi n'est pas une question centrale dans une analyse relative à l'imprécision. L'analyse doit plutôt se concentrer sur le fond de l'avertissement raisonnable, que j'ai décrit à la p. 633 comme «la conscience qu'une conduite est répréhensible en droit».
55 Le fait que les citoyens soient conscients ou non qu'une conduite particulière entraîne sanction de la loi est inextricablement lié aux valeurs de la société. Comme je l'ai dit dans Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la p. 634:
Du point de vue du fond, l'avertissement raisonnable réside donc dans la conscience subjective de l'illégalité d'une conduite, fondée sur les valeurs qui forment le substrat du texte d'incrimination et sur le rôle que joue le texte d'incrimination dans la vie de la société.
Les valeurs de la société sont des plus pertinentes lorsqu'il s'agit de déterminer si une interdiction générale de pollution, comme celle qui est prévue à l'al. 13(1)a) LPE, donne aux citoyens un avertissement raisonnable de la conduite prohibée. Il est clair qu'au cours des deux dernières décennies, les citoyens se sont fortement sensibilisés à l'importance d'assurer la protection de l'environnement et au fait que des conséquences pénales peuvent découler d'une conduite qui nuit à l'environnement. Des désastres environnementaux récents, comme l'état du Love Canal, le déraillement ferroviaire à Mississauga, la fuite de produits chimiques à Bhopal, l'accident nucléaire de Tchernobyl et le déversement de pétrole de l'Exxon Valdez, ont canalisé l'attention et l'inquiétude du public. Les pluies acides, l'amincissement de la couche d'ozone, le réchauffement global de la terre et la qualité de l'air sont des sujets environnementaux plus généraux qui ont fait la manchette. Outre les questions environnementales marquantes à l'échelle nationale ou internationale, il est des questions d'environnement locales qui sont soulevées et débattues un peu partout au Canada. Nous savons tous que, individuellement et collectivement, nous sommes responsables de la préservation de l'environnement naturel. J'abonde dans le sens de la Commission de réforme du droit du Canada qui, dans son document Les crimes contre l'environnement, op. cit., a conclu, à la p. 10:
. . . certains faits de pollution représentent effectivement la violation d'une valeur fondamentale et largement reconnue, valeur que nous appellerons le droit à un environnement sûr.
Cette valeur paraît relativement nouvelle, encore que dans la mesure où elle s'inscrit dans le prolongement d'un ensemble traditionnel et bien établi de droits et de valeurs déjà protégés par le droit pénal, son existence et ses modalités soient facilement perceptibles. Parmi les nouvelles composantes de cette valeur fondamentale, on peut sans doute compter la qualité de la vie et la responsabilité de l'être humain envers l'environnement naturel. D'autre part, les valeurs plus traditionnelles ont simplement évolué et pris une certaine ampleur pour embrasser l'environnement à titre de sujet d'intérêt et de préoccupation en soi. Font partie des valeurs fondamentales qui sous‑tendent les objets et les mécanismes de protection du droit pénal, le caractère sacré de la vie, l'inviolabilité et l'intégrité de la personne et la protection de la vie et de la santé humaines. L'on s'entend de plus en plus pour dire que la pollution de l'environnement, sous certaines formes et à certains degrés, peut, directement ou indirectement, à court ou à long terme, être gravement dommageable ou dangereuse pour la vie et la santé humaines. [En italique dans l'original.]
Non seulement la protection de l'environnement est‑elle devenue une valeur fondamentale au sein de la société canadienne, mais ce fait est maintenant reconnu dans des dispositions législatives telles que l'al. 13(1)a) LPE.
56 En 1988, au moment où est survenue la pollution visée par la présente affaire, peu de citoyens connaissaient la formulation exacte de l'al. 13(1)a) LPE. Toutefois, l'Ontarien moyen devait savoir que la pollution était interdite par la loi. Les citoyens n'auraient donc pas été surpris de savoir que la LPE interdisait l'émission dans l'environnement de contaminants susceptibles de détériorer un usage de l'environnement naturel. À mon avis, l'objet et les termes de l'al. 13(1)a) sont si intimement liés à la valeur que représente la protection de l'environnement pour la société qu'il est facile de démontrer l'existence de l'avertissement quant au fond de la prohibition prévue à l'al. 13(1)a).
57 À l'objet et au contenu de l'al. 13(1)a) LPE de même qu'aux valeurs de la société qui sous‑tendent cette disposition vient s'ajouter, comme élément du contexte interprétatif, la nature réglementaire de l'infraction prévue à l'al. 13(1)a). Dans R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, le juge Cory a écrit, à la p. 227, que «la méthode contextuelle exige que les infractions réglementaires et les infractions criminelles soient traitées différemment aux fins de l'examen fondé sur la Charte», de sorte que les infractions réglementaires sont assujetties à une norme moins sévère d'examen fondé sur la Charte. Il a avancé deux raisons pour justifier un traitement différent. La première, qui a trait à l'acceptation d'un régime réglementaire, ne s'applique pas ici. En revanche, la seconde, qui a trait à la vulnérabilité, est très pertinente. Comme l'explique le juge Cory, à la p. 233:
Les réalités et les complexités d'une société industrielle moderne associées au besoin réel de protéger tous les membres de la société et, en particulier, ceux qui sont vulnérables font ressortir l'importance cruciale des infractions réglementaires au Canada aujourd'hui. Notre pays ne pourrait tout simplement pas fonctionner sans réglementation très étendue. La protection fournie par de telles mesures est une seconde justification du traitement différent des infractions réglementaires et des infractions criminelles aux fins de la Charte.
Le juge Cory a souligné le principe selon lequel la Charte ne devrait pas servir à réduire les protections législatives adoptées à l'intention des membres de la société qui sont désavantagés, vulnérables et relativement démunis. Il est arrivé à la conclusion suivante, à la p. 234:
Les lois de nature réglementaire sont essentielles au fonctionnement de notre société industrielle complexe; elles jouent un rôle crucial et légitime dans la protection des citoyens qui sont les plus vulnérables et qui sont les moins capables de se protéger eux‑mêmes. Ce rôle a constamment pris de l'ampleur depuis le début de la révolution industrielle. Avant l'adoption de lois efficaces sur les conditions et les lieux de travail, on imposait aux travailleurs, y compris aux enfants, des horaires de travail déraisonnablement longs dans des endroits dangereux et malsains qui évoquent des visions de l'Enfer de Dante. Ce sont les lois de réglementation et leurs dispositions d'application qui ont mis fin à la situation scandaleuse qui existait dans les mines, dans les usines et dans les ateliers au XIXe siècle. Le traitement différent des infractions réglementaires se justifie par leur objectif commun qui est de protéger ceux qui sont vulnérables.
58 Dans le contexte environnemental, chacun d'entre nous est menacé par la dégradation de la santé et des biens que cause la pollution. Lorsque le législateur prévoit des mesures de protection au moyen de lois de nature réglementaire comme la LPE, il convient que les tribunaux fassent preuve d'une plus grande retenue quand ils examinent les infractions prévues dans ces lois au regard de la Charte.
59 Je conclus donc que l'objectif et le contenu de l'al. 13(1)a) LPE, les valeurs de la société qui le sous‑tendent, de même que la nature réglementaire de l'infraction qu'il prévoit ont tous une incidence sur l'analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7 alléguée par CP. Les législateurs doivent disposer d'une grande marge de man{oe}uvre en matière de réglementation environnementale, et l'art. 7 ne doit pas nuire aux démarches législatives souples et d'envergure en matière de protection de l'environnement.
60 Cela dit, il est maintenant nécessaire d'examiner les termes mêmes de l'al. 13(1)a). Pour obtenir une déclaration de culpabilité sous le régime de l'al. 13(1)a), le ministère public doit prouver trois éléments: (1) que l'accusée a rejeté un contaminant, ou permis que cela se fasse; (2) que le contaminant a été rejeté dans l'environnement naturel, et (3) que le rejet du contaminant a causé ou risquait de causer la dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait.
61 Le mot «contaminant» est ainsi défini à l'al. 1(1)c) LPE:
c)Solide, liquide, gaz, odeur, chaleur, son, vibration, radiation ou une combinaison de ces éléments qui proviennent, directement ou indirectement, des activités humaines et qui peuvent
(i)causer la dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait,
(ii)causer du tort ou des dommages à des biens, des végétaux ou des animaux,
(iii)causer de la nuisance ou des malaises sensibles à quiconque,
(iv)causer l'altération de la santé de quiconque ou l'atteinte à sa sécurité;
(v)rendre des biens, des végétaux ou des animaux impropres à l'usage des êtres humains;
(vi)causer la perte de jouissance de l'usage normal d'un bien,
(vii)entraver la marche normale des affaires.
L'expression «environnement naturel» est ainsi définie à l'al. 1(1)k): [traduction] «Air, terrain et eau ou toute combinaison ou partie de ces éléments qui sont compris dans la province de l'Ontario.» Sous réserve de mes remarques ci-après, qui sont pertinentes à l'interprétation du sous‑al. 1(1)c)(i), je n'ai aucune difficulté à conclure que ces définitions législatives fournissent matière à débat judiciaire sur ce qui constitue un «contaminant» et l'«environnement naturel».
62 Le terme «dégradation» (en anglais «impairment») n'est pas défini dans la LPE. Toutefois, je suis d'accord avec le juge Galligan, de la Cour d'appel, qui a jugé intéressant le fait que la notion d'«impairment» a été pendant des décennies l'objet de débats judiciaires dans le contexte d'infractions d'alcool au volant. Dans l'arrêt récent R. c. Stellato (1993), 78 C.C.C. (3d) 380, conf. par [1994] 2 R.C.S. 478, la Cour d'appel de l'Ontario a eu l'occasion d'examiner le débat judiciaire entourant l'interprétation de l'expression «impaired» («affaiblie») employée à l'al. 253a) du Code criminel (conduite d'un véhicule automobile avec capacité affaiblie). Le juge Labrosse, au nom de la cour, a fait observer, à la p. 382, que certains tribunaux ont adopté une interprétation du terme «affaibli» qui exige un [traduction] «écart marqué par rapport à ce qui est habituellement considéré comme normal» (R. c. McKenzie (1955), 111 C.C.C. 317 (C. dist. Alb.); R. c. Smith (1992), 73 C.C.C. (3d) 285 (C.A. Alb.)), tandis que d'autres ont conclu que ce terme comprend même un faible écart par rapport à la norme (R. c. Winlaw (1988), 13 M.V.R. (2d) 112 (C. dist. Ont.); R. c. Bruhjell, [1986] B.C.J. No. 746 (C.A.); R. c. Campbell (1991), 87 Nfld. & P.E.I.R. 269 (C.A.Î.‑P.‑É.)). Le juge Labrosse penchait pour cette dernière interprétation (à la p. 384):
[traduction] Si la preuve de la capacité affaiblie est mince au point de susciter à ce sujet un doute raisonnable chez le juge du procès, l'accusé doit être acquitté. Si la preuve de la capacité affaiblie établit un degré quelconque d'affaiblissement pouvant aller de léger à élevé, il y a infraction.
À mon avis, l'arrêt Stellato démontre de façon concluante que le terme «impairment» fournit le fondement d'un débat judiciaire.
63 J'aborde maintenant la question de l'«usage» qu'il faut établir en vertu de l'al. 13(1)a), soit le point central attaqué par CP au regard de l'art. 7. Il est intéressant de noter que l'existence de la condition d'«usage» se trouve effectivement à réduire la portée de l'al. 13(1)a) et que CP invoque donc la théorie de l'imprécision à l'égard d'un élément de l'al. 13(1)a) qui a pour effet de limiter sa responsabilité. Si le terme «usage» n'y figurait pas, l'al. 13(1)a) engloberait une gamme beaucoup plus vaste d'activités polluantes. La condition de l'«usage» force par contre le ministère public à prouver non seulement qu'une substance polluante a été déposée, mais aussi que le dépôt de cette substance a effectivement détérioré, ou est susceptible de détériorer l'«usage» de l'environnement par quelqu'un ou quelque chose. La présente espèce en est l'illustration. Si CP avait procédé à des brûlages contrôlés sur son emprise dans une région éloignée et inhabitée du Nord de l'Ontario et que le vent avait poussé la fumée au‑delà des limites de sa propriété, elle pourrait prétendre ne pas avoir enfreint l'al. 13(1)a) parce qu'aucun «usage» apparent de l'environnement n'aurait été détérioré ou n'aurait été susceptible de l'être. Par contre, à Kenora, la fumée a envahi des résidences et réduit la visibilité sur des routes adjacentes. Par conséquent, des «usages» humains identifiables ont été gênés par la fumée, d'où la responsabilité de CP sous le régime de l'al. 13(1)a).
64 Le terme «usage» n'est pas défini dans la LPE. J'estime toutefois que l'interprétation judiciaire de ce qui constitue un «usage» de l'environnement naturel est facile à faire. Diverses techniques d'interprétation entrent en jeu. En premier lieu, comme je l'ai dit dans Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, aux pp. 647 et 648, il ne faut pas étudier les dispositions législatives dans l'absolu. Le contenu d'une disposition «est enrichi par le reste de l'article dans lequel il est situé et par le mode d'examen retenu par les tribunaux qui l'ont interprété et appliqué». Par conséquent, il est significatif que l'expression qualifiée d'imprécise par CP (à savoir «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]») figure à l'al. 13(1)a) avec diverses autres atteintes à l'environnement entraînant la responsabilité de leurs auteurs. Il ressort de ces autres atteintes énumérées que le rejet d'un contaminant qui ne crée qu'une menace négligeable ou minime pour l'environnement n'est pas prohibé par le par. 13(1). Au contraire, la répercussion potentielle d'un contaminant doit avoir une certaine importance pour qu'il y ait violation du par. 13(1). Le contaminant doit être susceptible de causer du tort ou des dommages à des biens, des végétaux ou des animaux (al. 13(1)b)), de causer de la nuisance ou des malaises sensibles (al. 13(1)c)), de causer l'altération de la santé (al. 13(1)d)), de causer une atteinte à la sécurité (al. 13(1)e)), de rendre des biens, des végétaux ou des animaux impropres à l'usage des êtres humains (al. 13(1)f)), de causer la perte de jouissance de l'usage normal d'un bien (al. 13(1)g)) ou d'entraver la marche normale des affaires (al. 13(1)h)). Le choix des termes figurant au par. 13(1) me porte à conclure que la conduite polluante n'est prohibée que lorsqu'elle est susceptible de détériorer l'usage de l'environnement naturel d'une façon qui est plus que négligeable. Par conséquent, un citoyen peut ne pas être reconnu coupable d'infraction sous le régime de l'al. 13(1)a) LPE s'il a rejeté un contaminant qui ne pourrait avoir qu'un effet minime sur un «usage» de l'environnement naturel.
65 En deuxième lieu, l'interprétation restrictive de la notion d'«usage» figurant à l'al. 13(1)a) trouve confirmation non seulement dans son contexte au sein du régime législatif, mais aussi dans le principe selon lequel une loi doit recevoir une interprétation qui évite des résultats absurdes. Dans son ouvrage Interprétation des lois (2e éd. 1990), Pierre‑André Côté souligne aux pp. 436 et 437 que l'examen des conséquences d'interprétations contraires aide les tribunaux à déterminer la signification réelle recherchée par le législateur. Comme l'on peut présumer que le législateur ne cherche pas à créer par ses lois des résultats injustes ou inéquitables, il faut adopter les interprétations judiciaires qui permettent d'éviter de tels résultats. L'une des méthodes employées pour éviter l'absurdité consiste à donner une interprétation restrictive aux termes généraux (à la p. 374). Dans Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), on présente ainsi la relation entre le principe de l'absurdité et l'interprétation restrictive, à la p. 94: [traduction] «On a souvent recours au principe de l'absurdité pour justifier l'application restrictive d'une disposition.» Lorsqu'une disposition se prête à plus d'une interprétation, le principe de l'absurdité peut permettre de rejeter les interprétations qui entraînent des conséquences négatives, puisqu'on peut présumer que le législateur ne visait pas de telles conséquences. De façon plus précise, comme on peut présumer que le législateur ne voulait pas attacher de conséquences pénales à des violations négligeables ou minimes d'une disposition, le principe de l'absurdité permet d'en réduire la portée. À cet égard, le principe de l'absurdité est très proche de l'adage de minimis non curat lex (la loi ne se soucie pas des bagatelles). Le fondement de ce principe a été exposé par sir William Scott dans l'affaire The «Reward» (1818), 2 Dods 265, 165 E.R. 1482, aux pp. 269 et 270, et à la p. 1484:
[traduction] La cour n'est pas tenue à une sévérité à la fois dure et pédantesque dans l'application des lois. La loi permet la qualification qui est implicite dans l'ancien adage De minimis non curat lex. -- En présence d'irrégularités entraînant de très légères conséquences, elle ne vise pas à infliger des peines inéluctablement sévères. Si l'écart est une vétille qui, advenant qu'elle se poursuive, n'aurait que peu ou pas d'incidence sur l'intérêt public, on pourrait légitimement l'ignorer.
Les principes de l'absurdité, de l'interprétation restrictive et de la règle de minimis aident à réduire la portée de l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» et à déterminer la sphère de risque créée par l'al. 13(1)a) LPE. Lorsqu'un accusé a rejeté une substance dans l'environnement naturel, le débat judiciaire doit porter sur la question de savoir si un «usage» réel ou vraisemblable de «l'environnement naturel» a été «détérioré» par le rejet d'un «contaminant». Le débat judiciaire est clairement facilité par l'application de principes d'interprétation généralement reconnus. Plus particulièrement, ces principes établissent que l'al. 13(1)a) ne rattache pas de sanctions pénales aux dégradations négligeables ou minimes de l'environnement naturel, ni à la dégradation d'un usage de l'environnement naturel qui n'est que concevable ou imaginable. Tant la dégradation que l'usage qui est affecté doivent avoir une certaine importance, compatible avec l'objectif de la protection de l'environnement.
66 En troisième lieu, le tribunal peut se référer à l'examen judiciaire du terme «usage» dans d'autres contextes que celui du droit de l'environnement. À cet égard, il est utile de noter que le concept de l'«usage» a été examiné et interprété judiciairement dans de multiples contextes, notamment ceux de l'«usage» de biens sous le régime de la Loi de l'impôt sur le revenu (Qualico Developments Ltd. c. M.N.R. (1984), 51 N.R. 387 (C.A.F.)), de l'«usage» d'un brevet (Galt Art Metal Co. c. Pedlar People Ltd., [1935] O.R. 126 (H.C.)), de l'«usage» d'un véhicule automobile (Elias c. Insurance Corp. of British Columbia (1992), 95 D.L.R. (4th) 303 (C.S.C.‑B.), Watts c. Centennial Insurance Co. (1967), 62 W.W.R. 175 (C.S.C.‑B.)), de l'«usage» d'un local tenu comme maison de jeu (Rockert c. La Reine, [1978] 2 R.C.S. 704); de l'«usage» d'un écrit censé constituer un affidavit (Stevenson c. R. (1980), 19 C.R. (3d) 74 (C.A. Ont.)), et de l'«usage» comme lieu d'habitation (Conlin c. Prowse (1993), 109 D.L.R. (4th) 243 (C. Ont. (Div. gén.))).
67 Un examen de ces décisions montre que les tribunaux se servent généralement des définitions données au mot «usage» dans les dictionnaires comme point de départ du processus d'interprétation. Toutefois, l'interprétation proprement judiciaire du mot «usage» dépend du contexte et des faits, ce qui peut exiger de qualifier davantage la définition dans un cas particulier. Dans l'affaire Pickering Twp. c. Godfrey, [1958] O.R. 429, par exemple, la Cour d'appel de l'Ontario était saisie de la question de savoir si le creusage d'une carrière de gravier, à des fins de vente de gravier, était un [traduction] «usage de la terre» qui pouvait être réglementé ou interdit par voie de règlement municipal. La réponse dépendait de l'interprétation du mot «usage» à l'art. 390 de The Municipal Act, R.S.O. 1950, ch. 243. Dans les motifs qu'il a rédigés au nom de la cour, le juge Morden a conclu de la façon suivante, à la p. 437:
[traduction] Les avocats n'ont cité aucune décision interprétant les mots «usage de la terre» qui figurent à l'art. 390 et je n'ai pu en trouver aucune. Les définitions que les dictionnaires donnent du mot «usage» sont nombreuses et diverses. Après m'y être référé, de même qu'à certains auteurs que je mentionnerai, j'en suis venu à la conclusion que, lorsqu'il est utilisé relativement à des denrées comme de la nourriture et de l'eau, le mot connote l'idée de consommation, tandis que dans son application à des formes plus durables de biens, il signifie l'emploi du bien pour en jouir, en tirer un revenu ou un profit sans qu'il n'y ait de quelque façon diminution ou dégradation du bien lui‑même.
Et le juge Morden de conclure que l'attribution du pouvoir, en vertu de l'art. 390, de réglementer l'«usage de la terre» ne pouvait être interprétée comme si elle habilitait les municipalités à interdire à un propriétaire de vendre la totalité ou une partie de sa terre. Par conséquent, un règlement adopté sous le régime de l'art. 390 ne pouvait empêcher un propriétaire foncier de creuser sa terre et d'en retirer du gravier ou quelque autre substance.
68 Il faut recourir à une analyse contextuelle et factuelle semblable pour interpréter l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]». Les sortes d'«usages» environnementaux que l'on peut faire d'une région particulière, et la question de savoir si le rejet d'un contaminant a détérioré ces «usages» d'une façon qui est plus que négligeable ou minime obligent à procéder à certains examens des faits. Le caractère du voisinage touché par le rejet du contaminant, la nature de ce contaminant et la quantité rejetée constituent tous des facteurs importants. La décision du juge Hackett dans l'affaire Commander Business Furniture Inc., précitée, illustre ce genre d'examen des faits. Dans cette affaire, la société défenderesse était accusée sous le régime du par. 13(1) LPE (modifiée par L.O. 1988, ch. 54, art. 10; maintenant le par. 14(1), L.R.O. 1990, ch. E.19) d'avoir rejeté des [traduction] «composés organiques volatils» qui ont causé un problème récurrent d'odeur dans une zone résidentielle voisine. Le juge Hackett a entendu les témoignages de six voisins au sujet des odeurs. Une analyse scientifique, qui est venue confirmer la nature et l'étendue du problème, a aussi été admise en preuve. Après avoir examiné la preuve et le caractère du voisinage, le juge Hackett a tiré la conclusion suivante, à la p. 207:
[traduction] La zone résidentielle en cause est adjacente à une bande commerciale et industrielle où se trouve Commander. Je conclus que l'«usage normal du bien» dans cette zone résidentielle doit comprendre le plein usage des cours et des parcs publics. Il appert, comme cela a déjà été établi, que ces six voisins ont perdu le plein usage de leurs propres cours et des parcs publics. Lorsque les odeurs se sont produites, bon nombre d'entre eux ont dit avoir dû entrer chez eux ou demeurer à l'intérieur. À mon avis, il ne s'agit pas d'effets négligeables ou sans importance, comme le prétend la défenderesse. À la lumière de toute la preuve, notamment en ce qui a trait à la fréquence, à la nature et à la durée de ces expériences, je conclus que le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable que ces résidents ont perdu à un degré important, à l'époque pertinente, l'usage qu'ils pourraient raisonnablement avoir de leurs biens dans un tel voisinage mixte.
Le juge Hackett a ainsi déterminé qu'il y avait eu dégradation de l'«usage» humain des biens, et que cette dégradation n'était ni négligeable, ni sans importance. C'est précisément à cette sorte d'examen factuel et juridique que les tribunaux procèdent quotidiennement.
69 Des sources externes peuvent aussi aider à interpréter le terme «usage» dans le contexte environnemental. J'ai en particulier à l'esprit le Rapport de 1986 du groupe d'experts du droit de l'environnement de la Commission mondiale pour l'environnement et le développement (CMED) intitulé Principes juridiques proposés pour la protection de l'environnement et un développement durable (N.U. Doc. CMED/86/23/Add. 1 (1986), A/42/427, annexe I). Ce rapport a été préparé par 13 experts nommés par la CMED pour le compte des Nations Unies. Le groupe d'experts y a formulé 22 principes juridiques, destinés à servir de guide à l'élaboration de lois internes sur la protection de l'environnement. Pour les fins de la présente espèce, le principe le plus important se trouve à l'art. 4, lequel invite les États à prendre des mesures [traduction] «visant à prévenir ou à réduire les atteintes aux ressources naturelles ou à l'environnement». Dans la section intitulée [traduction] «Termes utilisés», le groupe d'experts a donné la définition suivante de [traduction] «atteinte à l'environnement»:
[traduction]
f) «atteinte à l'environnement» Toute dégradation de la santé humaine, des ressources vivantes, des écosystèmes, des biens matériels, des équipements collectifs ou des autres usages légitimes d'une ressource naturelle ou de l'environnement causée, directement ou indirectement, par l'homme au moyen de substances polluantes, de radiations ionisantes, de bruits, d'explosions, de vibrations ou de toute autre forme d'énergie, de plantes, d'animaux, de maladies, d'inondations, d'ensablements ou d'autres moyens semblables; [Je souligne.]
Le groupe d'experts a aussi adopté la définition suivante de l'expression [traduction] «usage d'une ressource naturelle»:
[traduction]
a) «usage d'une ressource naturelle» Toute conduite humaine qui, directement ou indirectement, tire profit des avantages d'une ressource naturelle par la préservation, l'exploitation ou la consommation de cette ressource naturelle ou autrement, pourvu que cela n'entraîne pas une atteinte à l'environnement au sens de l'alinéa f);
À mon avis, il est intéressant que 13 experts en droit de l'environnement, travaillant dans le cadre d'un mandat des Nations Unies, aient adopté la notion d'«usage» comme principe juridique pour le droit interne de l'environnement et aient entrepris de le définir dans leur rapport. Cela prouve que l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» peut constituer un fondement pour un débat judiciaire. En outre, lorsqu'un tribunal est chargé d'établir si l'al. 13(1)a) LPE est applicable à une situation factuelle particulière, il peut recourir à la définition du terme «usage» adoptée par le groupe d'experts puisque cette définition a une importante valeur de persuasion.
70 Par conséquent, après avoir tenu compte des principes et des moyens d'interprétation qui limitent et définissent la portée du terme «usage» dans le contexte de l'environnement, je ne puis voir pourquoi la notion d'«usage» exprimée à l'al. 13(1)a) poserait aux juges un problème d'interprétation plus grand que dans d'autres contextes. Je conclus donc que la portée de l'al. 13(1)a) LPE est raisonnablement délimitée et qu'il peut y avoir un débat judiciaire sur l'application de cette disposition à une situation factuelle particulière. C'est là tout ce qu'exige l'art. 7 de la Charte.
(4)Le rôle des «hypothèses raisonnables» dans une analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7
71 En l'espèce, le juge Daub, le juge Fraser et les juges de la Cour d'appel de l'Ontario ont tous conclu que CP ne pouvait se fonder sur des hypothèses mettant en jeu des tiers pour démontrer l'imprécision de l'al. 13(1)a) LPE. Pour arriver à cette conclusion, les tribunaux d'instance inférieure se sont fondés sur l'arrêt de la Cour suprême des États‑Unis Hoffman Estates, précité, où la cour a conclu, à la p. 495, que [traduction] «[l]e demandeur qui s'engage dans une conduite qui est clairement prohibée ne peut se plaindre de l'imprécision de la loi telle qu'elle s'applique à la conduite d'autrui». Avant la présente affaire, cette position avait été adoptée par la Cour d'appel de l'Ontario dans les arrêts Morgentaler, précité, R. c. Zundel (1987), 58 O.R. (2d) 129, et R. c. LeBeau (1988), 41 C.C.C. (3d) 163.
72 À l'instar des tribunaux d'instance inférieure, je n'ai aucune difficulté à conclure que la conduite de CP à Kenora, les 6 et 11 avril 1988, était clairement visée par l'interdiction de polluer prévue à l'al. 13(1)a) LPE. CP a rejeté de la fumée nocive qui a contaminé l'environnement naturel et qui a nui à son usage par plusieurs propriétaires et conducteurs d'une façon qui était plus que négligeable ou minime. En fait, selon moi, l'argument de CP ne fait pas valoir que l'al. 13(1)a) est imprécis à l'égard de la conduite qui a donné lieu aux accusations en l'espèce. CP prétend plutôt que l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» est imprécise parce qu'elle n'est pas définie pour ce qui est du temps, du degré, de l'espace et de l'utilisateur et que, partant, elle ne délimite pas clairement une «sphère de risque» pour les citoyens en général.
73 CP présente un argument fondé sur l'imprécision périphérique, qui se produit lorsqu'une loi s'applique incontestablement au noyau d'une conduite, mais aussi, de façon incertaine, à d'autres activités. La conduite de CP faisait partie du noyau de l'activité polluante interdite par l'al. 13(1)a), et pourtant CP se fonde sur des situations de fait hypothétiques qui se trouvent en «périphérie» de l'al. 13(1)a) où il n'est pas certain qu'elles entraînent une quelconque responsabilité. Je tiens à signaler que le problème du discernement entre le noyau et la périphérie se pose à l'égard de pratiquement toute disposition législative et qu'il est le résultat inévitable de l'imprécision du langage humain. Ce point a été mentionné dans l'arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la p. 639:
Le langage n'est pas l'instrument exact que d'aucuns pensent qu'il est. On ne peut pas soutenir qu'un texte de loi peut et doit fournir suffisamment d'indications pour qu'il soit possible de prédire les conséquences juridiques d'une conduite donnée. Tout ce qu'il peut faire, c'est énoncer certaines limites, qui tracent le contour d'une sphère de risque. Mais c'est une caractéristique inhérente de notre système juridique que certains actes seront aux limites de la ligne de démarcation de la sphère de risque; il est alors impossible de prédire avec certitude.
Les tribunaux ont donc pour rôle d'interpréter et de clarifier le langage d'une disposition législative et, partant, de déterminer la sphère de risque.
74 Il s'agit alors de déterminer si la contestation engagée par CP sous le régime de l'art. 7 doit nécessairement être rejetée parce que l'activité polluante de cette dernière à Kenora, les 6 et 11 avril 1988, se situait dans le «noyau» de la conduite prohibée par l'al. 13(1)a) LPE. Si j'étais d'accord avec la position de la Cour suprême des États‑Unis dans l'arrêt Hoffman Estates, précité, telle qu'elle a été adoptée par la Cour d'appel de l'Ontario, je rejetterais la tentative de CP de s'écarter de sa propre situation factuelle en l'espèce.
75 Bien que ce soit un lieu commun, il importe néanmoins de répéter que même si la jurisprudence américaine en matière de droits peut parfois aider à interpréter des dispositions de la Charte, les tribunaux canadiens ne devraient pas importer tout simplement les principes constitutionnels américains dans notre droit. Ce qui est approprié dans le cadre constitutionnel américain peut fort bien être inacceptable, voire impraticable, dans le milieu unique propre au Canada. Voilà pourquoi le principe énoncé dans l'arrêt Hoffman Estates doit être abordé avec beaucoup de prudence.
76 Une revue de la jurisprudence constitutionnelle américaine sur le sujet du recours à des hypothèses raisonnables montre que cette question relève de la qualité pour agir. Dans son article intitulé «Pre‑enforcement Constitutional Challenges to Legislation after Hoffman Estates: Limiting the Vagueness and Overbreadth Doctrines» (1983), 20 Harv. J. on Legis. 617, Christina L. Jadach explique comment se justifie cette attitude à l'égard de la qualité pour agir, à la p. 620:
[traduction] En général, les tribunaux évaluent une loi en se demandant si la disposition porte atteinte aux droits de la partie plaignante eu égard aux circonstances de l'espèce. Cette règle traditionnelle de la qualité pour agir empêche les requérants d'invoquer les droits de tiers dans des réclamations personnelles.
Dans un arrêt antérieur à l'arrêt Hoffman Estates, savoir Parker c. Levy, 417 U.S. 733 (1974), la Cour suprême des États‑Unis avait confirmé qu'un appelant qui invoque l'imprécision inconstitutionnelle ne peut se fonder sur des situations factuelles hypothétiques et avait appuyé cette conclusion, aux pp. 755 et 756, en se référant au point de vue américain traditionnel à l'égard de la qualité pour agir dans des affaires constitutionnelles. En fait, les situations factuelles hypothétiques ne peuvent être invoquées que dans des affaires fondées sur une portée excessive au regard du Premier amendement. Cette exception restreinte s'explique par la prééminence de la liberté de parole en droit constitutionnel américain, tout particulièrement par la crainte qu'une restriction trop générale de la liberté d'expression ne «refroidisse» l'expression légitime et valable: Thornhill c. Alabama, 310 U.S. 88 (1940).
77 L'hostilité traditionnelle des tribunaux américains à l'endroit du recours à des situations factuelles hypothétiques dans les affaires constitutionnelles n'est pas partagée par notre Cour. Dans R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, et R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, notre Cour a approuvé le recours à des hypothèses raisonnables pour permettre l'examen de dispositions législatives au regard de l'art. 12 de la Charte. En outre, dans R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, le juge Cory a conclu qu'un tribunal pouvait recourir à des situations factuelles raisonnables autres que celle qui est propre à l'appelant dans des affaires où l'on invoque la portée excessive au regard de l'art. 7.
78 Compte tenu de la démarche différente adoptée par notre Cour à l'égard du pouvoir d'agir en matière constitutionnelle (question examinée en détail par le juge en chef Lamer dans ses motifs concordants), je ne puis adopter la justification à la base du principe énoncé dans Hoffman Estates. Je conclus toutefois que les hypothèses raisonnables n'ont pas leur place dans une analyse de l'imprécision au regard de l'art. 7.
79 Lorsqu'un tribunal est saisi d'une prétention d'imprécision fondée sur l'art. 7, l'analyse doit porter sur les termes de la loi attaquée. Le tribunal doit déterminer si la loi fournit un fondement pour un débat judiciaire et une interprétation judiciaire cohérente. Comme je l'ai déjà dit, le tribunal a pour premier rôle de déterminer le contexte interprétatif intégral qui entoure la loi, puisque l'imprécision ne peut être établie qu'une fois que le tribunal épuise les possibilités se rattachant à sa fonction d'interprétation. S'il est possible de procéder à une interprétation judiciaire, alors la loi attaquée n'est pas imprécise. Une loi ne peut être déclarée d'une imprécision inconstitutionnelle que lorsque le tribunal, après avoir épuisé le processus, conclut qu'il est impossible d'en dégager une interprétation. Dans un cas comme la présente espèce, où un tribunal a interprété une disposition législative, puis déterminé que la situation factuelle propre à la partie opposante tombe précisément sous le coup de cette disposition, celle‑ci n'est manifestement pas imprécise. Il n'est pas nécessaire d'examiner des situations factuelles hypothétiques puisqu'il appert clairement que la loi fournit un fondement pour un débat judiciaire et satisfait ainsi aux exigences de l'art. 7 de la Charte.
80 L'analyse de la portée excessive au regard de l'art. 7 et celle des traitements ou peines cruels et inusités au regard de l'art. 12 sont très différentes de l'analyse de l'imprécision. Lorsqu'une partie prétend qu'une loi a une portée excessive ou qu'une peine est cruelle et inusitée, le tribunal doit procéder à une analyse de la proportionnalité. Dans Goltz, précité, par exemple, j'ai examiné le critère permettant d'établir les violations de l'art. 12 de la Charte et dit, à la p. 498, qu'«une peine qui est exagérément ou excessivement disproportionnée à l'infraction va à l'encontre de l'art. 12». Le juge Cory a énoncé un critère de proportionnalité semblable dans Heywood, précité, à la p. 793: «Lorsqu'une loi a une portée excessive, il s'ensuit qu'elle est arbitraire ou disproportionnée dans certaines de ses applications.»
81 L'analyse de la proportionnalité suppose un examen qui permette de déterminer si une loi, dont les termes ne sont pas imprécis, s'applique de façon proportionnée à une situation factuelle donnée. Les tribunaux seront inévitablement obligés de comparer le droit et les faits. En pareil cas, non seulement le recours à des hypothèses raisonnables sera utile, mais il pourrait même être inévitable (Goltz, précité, à la p. 515).
82 Dans le contexte de l'imprécision, le facteur de la proportionnalité n'a aucun rôle à jouer dans l'analyse. Il n'est pas nécessaire de comparer l'objet de la loi à ses effets (comme ce serait le cas pour la portée excessive), ni de comparer la peine au méfait (comme dans le cas d'une peine cruelle et inusitée). Le tribunal doit s'acquitter de sa fonction d'interprétation afin de déterminer si la disposition attaquée fournit un fondement pour un débat judiciaire. Je ne vois par conséquent aucun rôle pour l'examen d'hypothèses raisonnables dans une analyse de l'imprécision.
(5)La prétention de portée excessive
83 Après le rejet de la prétention d'imprécision de CP, il faut maintenant aborder la question de la portée excessive. Dans ses prétentions, CP a fait valoir en partie que l'al. 13(1)a) LPE est imprécis parce qu'il a une portée excessive. Cependant, compte tenu des motifs qui précèdent, je suis d'avis que ce moyen doit échouer.
84 La protection de l'environnement constitue une préoccupation légitime du gouvernement et, comme je l'ai déjà mentionné, il s'agit d'un sujet très vaste qui ne se prête pas aisément à une codification précise. Lorsque le législateur poursuit l'objectif de la protection de l'environnement, il a le droit de choisir un langage législatif tout aussi général afin de permettre un degré de souplesse nécessaire. L'alinéa 13(1)a) englobe certainement une vaste gamme de conduites polluantes. Cependant, comme mes motifs relativement à la prétention d'imprécision l'illustrent, cette disposition n'inclut pas la pollution qui n'a qu'une incidence négligeable ou minime sur l'usage de l'environnement naturel. Par ailleurs, l'exigence d'un «usage» limite l'application de l'al. 13(1)a) en imposant au ministère public qu'il établisse non seulement qu'une substance polluante a été rejetée, mais aussi qu'un usage réel ou vraisemblable de l'environnement, ce qui en soi a une certaine importance, a été détérioré par ce rejet. La disposition n'englobe pas les usages hypothétiques ou purement imaginaires de l'environnement. Ces restrictions empêchent le recours à l'al. 13(1)a) dans des situations où l'objectif de la protection de l'environnement n'est pas en jeu. Par conséquent, l'ampleur de l'al. 13(1)a) correspond, selon moi, à celle de l'objectif de la protection de l'environnement. Il n'y a pas de portée excessive.
85 Dans ses motifs concordants, le juge en chef Lamer a conclu que l'al. 13(1)a), interprété littéralement, a une portée excessive puisque cette disposition s'applique à première vue à «tout usage concevable» de l'environnement. Il applique ensuite la présomption de constitutionnalité dans le but de restreindre la portée de l'al. 13(1)a). Avec égards, je ne suis pas d'accord pour dire que le terme «usage» a un sens ordinaire et littéral dans le contexte de la protection de l'environnement. Ce terme peut être interprété et je préfère une interprétation qui évite les types d'applications absurdes de l'al. 13(1)a) dont parle le juge en chef Lamer. À mon avis, la première étape d'une analyse de la portée excessive exige qu'un tribunal épuise les possibilités se rattachant à sa fonction d'interprétation. Ce n'est que par la suite que la portée excessive peut être évaluée. En l'espèce, me fondant sur mon interprétation de l'al. 13(1)a) (tout particulièrement des termes «usage» et «dégradation»), j'ai conclu que l'appelante ne peut avoir gain de cause relativement à son argument invoquant la portée excessive.
86 Avant de conclure, je tiens à ajouter une mise en garde à mon analyse de la portée excessive. Je ne voudrais pas que l'on interprète mes motifs comme reconnaissant que l'appelante peut, dans les circonstances de l'espèce, invoquer le critère autonome de portée excessive, esquissé dans l'arrêt Heywood, précité. J'estime tout simplement que l'al. 13(1)a) n'a de toute évidence aucune portée excessive. Puisque ni CP ni l'intimée n'étaient au courant de la décision de notre Cour dans Heywood, la question n'a pas été débattue. En conséquence, je préfère reporter l'examen du principe formulé dans l'arrêt Heywood lorsque la solution d'un litige l'exigera.
VI. Conclusion
87 Je suis d'accord avec les tribunaux d'instance inférieure pour conclure que l'al. 13(1)a) LPE et tout particulièrement l'expression «relativement à tout usage qui peut en être fait [de l'environnement naturel]» ne sont pas au sens constitutionnel imprécis ni de portée excessive. L'alinéa 13(1)a) est suffisamment précis pour permettre un débat judiciaire significatif lorsque cette disposition est examinée en fonction de l'objectif et du contenu de la LPE, de la nature réglementaire de l'infraction prévue par cette disposition, de la valeur sociale de la protection de l'environnement, des dispositions connexes de la LPE et des principes généraux d'interprétation. En outre, l'al. 13(1)a) est proportionnel et il n'a pas une portée excessive. L'objectif de la protection de l'environnement est lui‑même vaste, et le législateur est fondé à choisir une formulation générale et souple pour assurer la réalisation de cet objectif. Je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi et de donner les réponses suivantes aux deuxième et troisième questions constitutionnelles:
2.L'alinéa 13(1)a) de la Loi sur la protection de l'environnement est-il vague au point de contrevenir à l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?
R. Non.
3.Si la réponse à la deuxième question est affirmative, l'al. 13(1)a) est-il néanmoins justifié par l'article premier de la Charte?
R. La question ne se pose pas.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l'appelante: Services juridiques du Canadien Pacifique, Montréal.
Procureurs de l'intimée: Le ministère du Procureur général et le ministère de l'Environnement et de l'Énergie, Toronto.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Le procureur général du Québec, Ste‑Foy.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Manitoba: Le procureur général du Manitoba, Winnipeg.
Procureur de l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan: W. Brent Cotter, Regina.
Procureur de l'intervenante l'Association canadienne du droit de l'environnement: L'Association canadienne du droit de l'environnement, Toronto.