[1995] 3 R.C.S. | RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général) | 199 |
c.
et
c.
et
et
la Fondation des maladies du c{oe}ur du Canada,
la Société canadienne du cancer,
le Conseil canadien sur le tabagisme et la santé,
l'Association médicale canadienne et
l'Association pulmonaire du Canada
EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DU QUÉBEC
La Loi réglementant les produits du tabac (la "Loi") comporte une interdiction générale (sous réserve d'exceptions précises) de toute publicité et promotion en faveur des produits du tabac et de la vente de ces produits à moins que leur emballage ne comporte les mises en garde non attribuées prévues et une liste de leurs substances toxiques. Le régime législatif vise trois catégories distinctes d'activité commerciale: la publicité, la promotion et l'étiquetage. Sauf pour ce qui est de l'interdiction de distribuer des échantillons gratuits, la Loi n'interdit pas la vente, la distribution ou l'usage des produits du tabac.
Les présents litiges ont commencé par deux requêtes distinctes visant à obtenir des jugements déclaratoires devant la Cour supérieure du Québec. L'appelante RJR-MacDonald Inc. a demandé que la Loi soit déclarée complètement ultra vires du Parlement du Canada et non valide du fait qu'elle constitue une violation injustifiée de la liberté d'expression garantie à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. L'appelante Imperial Tobacco Ltd. a demandé la même ordonnance, mais seulement relativement aux art. 4 et 5 (publicité en faveur des produits du tabac) et aux art. 6 et 8 (promotion des produits du tabac). Les deux requêtes ont été entendues en même temps par la Cour supérieure du Québec, qui a déclaré l'ensemble de la Loi ultra vires du Parlement du Canada et a affirmé que la Loi était inopérante du fait qu'elle constituait une violation injustifiée de l'al. 2b) de la Charte. La Cour d'appel du Québec a infirmé cette décision. Notre Cour a examiné les questions constitutionnelles visant à déterminer: (1) si le Parlement avait la compétence nécessaire pour adopter la Loi soit pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada, soit dans le cadre de sa compétence en matière de droit criminel, et (2) si la Loi porte atteinte à la liberté d'expression garantie à l'al. 2b) de la Charte et, dans l'affirmative, si elle est sauvegardée par l'article premier.
Arrêt (les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory sont dissidents): Les pourvois sont accueillis. La première question constitutionnelle traitant de la compétence du Parlement de légiférer en matière de droit criminel ou pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada reçoit une réponse positive. Pour ce qui est de la seconde question constitutionnelle, les art. 4 (la publicité), 8 (les marques) et 9 (les messages non attribués relatifs à la santé) de la Loi sont incompatibles avec le droit à la liberté d'expression garanti à l'al. 2b) de la Charte et n'apportent pas une limite raisonnable à l'exercice de ce droit, dont la justification puisse se démontrer au sens de l'article premier. Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory sont d'avis qu'ils apportent une limite raisonnable. Vu que les art. 5 (commerce au détail) et 6 (parrainage) ne peuvent pas nettement être distingués des art. 4, 8 et 9, ils sont tous inopérants aux termes de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Partage des compétences
(i) Compétence en matière de droit criminel
Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci (les juges Sopinka et Major sont dissidents): La loi a été validement adoptée en vertu de la compétence en matière de droit criminel.
Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier, Cory et Iacobucci: La Loi constitue un exercice valide de la compétence en matière de droit criminel, et il était inutile d'examiner si elle relève de la compétence de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement. La compétence en matière de droit criminel est de nature plénière, sa portée est définie largement et sa définition n'est pas gelée à une époque déterminée ni restreinte à un domaine d'activité fixe. La loi ne doit pas être spécieuse; l'interdiction doit se fonder sur un objectif public légitime.
La Loi réglementant les produits du tabac est, de par son caractère véritable, une loi en matière de droit criminel. L'objectif du Parlement était d'interdire trois catégories d'actes: la publicité en faveur des produits du tabac (art. 4 et 5), la promotion des produits du tabac (art. 6 à 8) et la vente des produits du tabac dont l'emballage ne comporterait pas de messages relatifs à la santé (art. 9). Les sanctions pénales dont ces interdictions sont assorties créent une indication à première vue que la Loi est de droit criminel. La Loi a également un objectif public sous-jacent du droit criminel dirigé contre un effet nuisible pour le public -- les effets nocifs de l'usage du tabac sur la santé, que le procureur général a clairement établis en première instance.
La «santé» n'est pas un chef de compétence énuméré dans la Loi constitutionnelle de 1867, et la compétence en cette matière peut validement être exercée dans le cadre de lois fédérales ou provinciales, selon les circonstances et selon la nature et la portée du problème en question. La protection de la santé constitue un des buts habituels de la compétence fédérale en matière de droit criminel. Cette compétence comprend, par exemple, le droit de légiférer à l'égard des marchandises dangereuses, notamment à l'égard des mises en garde relatives à la santé. La loi en cause n'était pas spécieuse. Elle a pour objet de protéger les Canadiens contre les graves dangers de l'usage du tabac. La décision du Parlement de criminaliser la publicité et la promotion du tabac constitue un exercice valide de sa compétence en matière de droit criminel. La Loi vise un «objectif public du droit criminel» même si le Parlement n'a pas criminalisé le «mal» visé mais plutôt un aspect secondaire du «mal». Une interdiction de vente ou d'usage du tabac ne constitue pas une option politique pratique pour le moment, étant donné la dépendance que suscitent les produits du tabac et le grand nombre de Canadiens qui fument. Il serait absurde de restreindre la compétence du Parlement de légiférer dans ce nouveau domaine d'intérêt public simplement parce qu'il ne peut pas, d'un point de vue pratique, imposer une interdiction visant plus précisément le mal. La constitutionnalité de lois de ce genre a récemment été maintenue.
Bien qu'elle ne serve pas «une fin publique communément reconnue comme étant de nature criminelle» la Loi constitue néanmoins un exercice valide de la compétence en matière de droit criminel. La définition du droit criminel n'est pas «gelé[e] à une époque déterminée», et la compétence de légiférer en matière de droit criminel comprend celle de définir de nouveaux crimes. Le fait qu'il existe des exemptions dans une loi n'en fait pas un texte réglementaire plutôt qu'un texte relevant du droit criminel. La création d'une exemption générale, fondée sur le statut, à l'application d'une loi en matière criminelle n'a pas pour effet d'enlever à la loi son caractère de droit criminel, elle contribue plutôt à définir l'infraction en en clarifiant les particularités.
Le juge McLachlin: En vertu de sa compétence en matière de droit criminel, le Parlement peut imposer des interdictions sur la publicité et exiger l'apposition de mises en garde relatives à la santé sur les produits du tabac.
Les juges Sopinka et Major: L'article 9 de la Loi réglementant les produits du tabac relève de la compétence du Parlement en vertu du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, mais les art. 4, 5, 6 et 8, qui interdisent toute publicité et promotion en faveur des produits du tabac et restreignent l'utilisation des marques de tabac, n'en relèvent pas. La compétence en matière de droit criminel comprend le droit de légiférer contre les produits dangereux et les drogues, y compris les produits du tabac. Les fabricants de produits du tabac ont l'obligation de mettre en garde contre les dangers inhérents à la consommation du tabac, et l'omission de le faire peut validement constituer un crime
L'interdiction de tout comportement qui entrave le bon fonctionnement de la société ou qui compromet la sécurité de la société dans son ensemble est au c{oe}ur du droit criminel. Tout ce qui pose un risque de préjudice grave et important ou qui entraîne pour la sécurité et la santé du public un préjudice grave ou important peut être interdit par le Parlement comme relevant du droit criminel. Les menaces moins graves pour la société et son fonctionnement sont ciblées dans les régimes de réglementation qui ne relèvent pas du droit criminel.
Il faut veiller à ne pas surestimer l'objectif parce qu'on risque d'en exagérer l'importance et d'en compromettre l'analyse. L'objectif de l'interdiction de publicité et des restrictions à l'usage des marques est d'empêcher la population canadienne de se laisser convaincre par la publicité et la promotion de faire usage du tabac.
Le fait que cette forme d'expression soit indésirable ne présente pas un risque grave et important pour la santé publique au point de la rendre criminelle. La Loi est dénuée d'un objectif public habituellement reconnu du droit criminel et est trop éloignée des effets nocifs ou indésirables de l'utilisation du tabac pour constituer un exercice valide de la compétence en matière de droit criminel. Les domaines où les activités secondaires ont été criminalisées, plutôt que l'activité principale même, portent sur des sujets qui ont toujours fait l'objet de sanctions pénales et comportent en soi des dangers graves et importants. Le Parlement aurait pu criminaliser l'usage du tabac, mais il a choisi de ne pas le faire.
L'existence d'exemptions générales est un facteur qui peut mener un tribunal à conclure que le comportement interdit n'est pas véritablement criminel. L'interdiction de publicité ne peut pas être maintenue à titre d'exercice valide de la compétence en matière de droit criminel compte tenu des exemptions générales qui permettent la publicité en faveur du tabac dans les publications importées et du fait que la Loi ne relève pas d'un objectif public habituellement reconnu du droit criminel.
Questions relatives à la Charte
(i) Violation
Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major: Les dispositions contestées violent la liberté d'expression garantie à l'al. 2b) de la Charte.
Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory: L'interdiction de publicité et de promotion imposée par la Loi viole le droit des appelantes à la liberté d'expression garanti à l'al. 2b) de la Charte.
Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, McLachlin, Iacobucci et Major: L'interdiction imposée sur la publicité et la promotion des produits du tabac constitue une violation du droit à la liberté d'expression. Comme la liberté d'expression comporte nécessairement le droit de ne rien dire ou encore le droit de ne pas dire certaines choses, l'obligation imposée aux fabricants de tabac d'inscrire sur les emballages des produits du tabac des messages non attribués relatifs à la santé, conjuguée à l'interdiction d'apposer sur l'emballage d'un produit des mentions autres que la désignation, le nom, la marque et les renseignements prévus par une loi, constitue une violation de ce droit. L'article 7, qui interdit la distribution gratuite des produits du tabac, sous quelque forme que ce soit, se rattache étroitement à l'objectif de la loi et devrait être déclaré valide.
(ii) Analyse relative à l'article premier
Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, McLachlin, Iacobucci et Major: Les dispositions contestées ne sont pas justifiées en vertu de l'article premier de la Charte. Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory (dissidents) 1 auraient conclu que les dispositions contestées étaient justifiées et qu'elles étaient par conséquent sauvegardées par l'article premier.
Les juges Sopinka, McLachlin et Major: Le critère approprié applicable à une analyse fondée sur l'article premier se trouve dans la disposition même et consiste à déterminer si la violation est raisonnable et peut se justifier dans le cadre d'une société libre et démocratique. Il n'existe pas d'incompatibilité entre le libellé de l'article premier et la jurisprudence fondée sur l'arrêt Oakes. Les mots «puisse se démontrer» sont importants. En effet, il ne s'agit pas de procéder par simple intuition ou d'affirmer qu'il faut avoir de l'égard pour le choix du Parlement. Bien qu'ils doivent demeurer conscients du contexte socio-politique de la loi attaquée et reconnaître les difficultés qui y sont propres en matière de preuve, les tribunaux doivent néanmoins insister pour que, avant qu'il ne supprime un droit protégé par la Constitution, l'État fasse une démonstration raisonnée du bien visé par la loi par rapport à la gravité de la violation.
Les concepts de contexte, de respect et d'application d'une norme de preuve souple et réaliste sont des aspects essentiels de l'analyse fondée sur l'article premier. Le critère formulé dans Oakes doit être appliqué avec souplesse, compte tenu du contexte factuel et social de chaque cas particulier. Cette analyse contextuelle n'a pas pour effet de diminuer l'obligation qu'a l'État de démontrer que la restriction des droits est raisonnable et justifiée. Le respect accordé au Parlement peut varier en fonction du contexte social, mais il ne doit pas aller jusqu'au point de libérer le gouvernement de l'obligation que la Charte lui impose de démontrer que les restrictions qu'il apporte aux droits garantis sont raisonnables et justifiables. Agir ainsi reviendrait à diminuer le rôle des tribunaux à l'intérieur du processus constitutionnel et à affaiblir la structure des droits. La norme de preuve qui convient, à toutes les étapes de l'analyse de la proportionnalité, est celle qui s'applique en matière civile, c'est-à-dire la preuve selon la prépondérance des probabilités.
En règle générale, une cour d'appel refuse de modifier les conclusions de fait du juge de première instance, sauf si ces conclusions ne s'appuient pas sur la preuve ou sont fondées sur une erreur manifeste. Dans le contexte de l'analyse fondée sur l'article premier, il pourrait bien être nécessaire de faire preuve d'une plus grande retenue à l'égard de conclusions fondées sur une preuve de nature purement factuelle, qu'à l'égard de conclusions que le juge de première instance aurait tirées après l'examen de la preuve en matière de sciences humaines et d'autres questions de principe. En règle générale, dans le contexte d'une analyse fondée sur l'article premier, une cour d'appel n'est pas liée par les conclusions du juge de première instance au même degré qu'elle l'est dans le cadre d'un litige de nature non constitutionnelle, puisque l'incidence de la violation sur les droits constitutionnels doit souvent être évaluée dans le cadre d'un vaste examen de facteurs sociaux, économiques et politiques, qui vient s'ajouter à celui de faits scientifiques.
Il faut veiller à ne pas surestimer l'objectif. Aux fins d'une analyse fondée sur l'article premier, l'objectif pertinent est celui de la mesure attentatoire puisque c'est cette dernière que l'on cherche à justifier. Si l'on formule l'objectif d'une façon trop large, on risque d'en exagérer l'importance et d'en compromettre l'analyse. Cependant, l'objectif des mesures contestées est un peu plus restreint que les objectifs plus vastes du régime complexe dans lequel s'inscrit la Loi sur le plan législatif et sur celui des principes. L'interdiction de publicité et les restrictions à l'usage des marques visent à empêcher la population canadienne de se laisser convaincre par la publicité et la promotion de faire usage du tabac. L'objectif de la mise en garde obligatoire est de dissuader les gens qui voient l'emballage de faire usage du tabac. Dans les deux cas, il s'agit d'objectifs importants. La question cruciale, toutefois, n'est pas le mal que le tabac cause dans l'ensemble de notre société, mais bien le mal auquel s'attaque la loi.
La mesure dans laquelle notre Cour devrait faire preuve de retenue à l'égard des conclusions du juge de première instance dépend de la réponse à la question de savoir si les conclusions se rapportent à des questions purement factuelles ou à des éléments de preuve complexes en matière de sciences humaines à partir desquels il est difficile de tirer de solides conclusions factuelles et scientifiques. Il y a lieu de faire preuve d'une moins grande retenue à l'égard de la conclusion du juge de première instance selon laquelle l'interdiction totale de publicité n'avait pas de lien rationnel avec l'objectif de diminution de la consommation provoquée par la publicité. La majeure partie de la preuve présentée sur ce point consistait en des données en matière de sciences humaines concernant le comportement humain prévisible, à partir desquelles il était difficile de tirer de solides conclusions factuelles.
Les dispositions attaquées, qui interdisent toute publicité et exigent l'apposition de mises en garde non attribuées sur les emballages, ne constituent pas une atteinte minimale à la liberté d'expression. Dans le cadre de l'analyse de l'atteinte minimale, le juge de première instance ne s'est pas fié à des données problématiques en matière de sciences humaines mais plutôt au fait que le gouvernement n'avait pas présenté d'éléments de preuve établissant qu'un règlement moins attentatoire n'atteindrait pas ses objectifs aussi efficacement qu'une interdiction totale. Le gouvernement n'avait pas non plus présenté d'éléments de preuve pour établir que des mises en garde attribuées sur les emballages des produits du tabac ne seraient pas aussi efficaces que des mises en garde non attribuées.
Le lien causal entre l'atteinte aux droits et l'avantage recherché peut parfois être établi par une preuve scientifique démontrant, à la suite d'une observation répétée, que l'un influe sur l'autre. Par contre, dans les cas où une loi vise une modification du comportement humain, comme dans le cas de la Loi réglementant les produits du tabac, le lien causal pourrait bien ne pas être mesurable du point de vue scientifique. Dans ces cas, notre Cour s'est montrée disposée à reconnaître l'existence d'un lien causal entre la violation et l'avantage recherché sur le fondement de la raison ou de la logique, sans insister sur la nécessité d'une preuve directe de lien entre la mesure attentatoire et l'objectif législatif. En l'espèce, il n'existait aucune preuve directe de nature scientifique de l'existence d'un lien causal entre une interdiction de publicité et la diminution de l'usage du tabac. On a établi, suivant la prépondérance des probabilités, l'existence d'un lien fondé sur la raison entre certaines formes de publicité, les mises en garde et l'usage du tabac. Cependant, il n'existait pas de lien causal, fondé sur une preuve directe ou sur la logique ou la raison, entre l'objectif de diminution de l'usage du tabac et l'interdiction absolue, imposée par l'art. 8, quant à l'usage des marques sur des articles autres que les produits du tabac. L'article 8 ne satisfait pas au critère du lien rationnel.
Il est plus difficile de justifier l'interdiction totale d'une forme d'expression que son interdiction partielle. Le gouvernement doit établir que seule une interdiction totale lui permettra d'atteindre son objectif. Si, comme en l'espèce, aucune preuve n'a été présentée pour démontrer qu'une interdiction partielle serait moins efficace qu'une interdiction totale, on n'a pas établi la justification requise en vertu de l'article premier visant à sauvegarder la violation de la liberté d'expression.
D'un point de vue rationnel et logique, la publicité de style de vie vise à accroître la consommation, mais rien n'indique que la publicité purement informative ou de fidélité aux marques a cet effet. Plusieurs autres mesures, par ailleurs moins envahissantes, constitueraient une atteinte raisonnable au droit à la liberté d'expression, étant donné l'importance de l'objectif et du contexte législatif.
Permettre au Parlement de choisir les mesures qu'il juge appropriées en comparant l'importance de l'objectif qu'il vise et la faible valeur de l'expression en cause soulève certaines préoccupations. Premièrement, soutenir que l'importance de l'objectif législatif justifie un plus grand respect envers le gouvernement à l'étape de l'évaluation de l'atteinte minimale, c'est procéder à la pondération des effets objectifs et des effets préjudiciables, prévue à la troisième étape de l'analyse de la proportionnalité dans l'arrêt Oakes. Deuxièmement, tout comme il faut prendre soin de ne pas surestimer l'objectif législatif par rapport à ses véritables paramètres, il faut veiller à ne pas sous-estimer l'importance de l'expression en cause. Troisièmement, une grande importance est accordée au fait que les appelantes sont motivées par le profit. La volonté de faire un profit ne constitue pas une considération pertinente lorsqu'il s'agit de déterminer si le gouvernement a établi que la loi est raisonnable ou justifiée en tant qu'atteinte à la liberté d'expression.
L'exigence de la non-attribution des mises en garde, prévue à l'art. 9 de la Loi, ne satisfait pas à l'exigence de l'atteinte minimale de la proportionnalité. Le gouvernement est clairement justifié d'exiger des appelantes qu'elles apposent des mises en garde sur les emballages des produits du tabac. Pour les motifs exposés relativement à l'interdiction de publicité, il n'est pas justifié de procéder à une analyse constitutionnelle moins approfondie afin de décider s'il était nécessaire d'interdire aux appelantes d'attribuer le message au gouvernement et s'il était nécessaire de les empêcher d'apposer sur leur emballage des renseignements autres que ceux autorisés par règlement.
Le juge en chef Lamer et le juge Iacobucci: La Loi réglementant les produits du tabac ne constitue pas une atteinte minimale aux droits garantis aux appelantes par l'al. 2b) de la Charte. Une analyse assouplie de l'atteinte minimale risque de trop diluer les principes d'application de l'article premier par rapport à leur formulation initiale dans l'arrêt Oakes et les arrêts connexes, créant ainsi un risque que les violations de la Charte ne soient trop facilement justifiées et, de ce fait, que les valeurs protégées par la Charte ne soient trop facilement contrecarrées.
La Loi a un lien rationnel avec son objectif de protéger les Canadiens contre les méfaits de l'usage du tabac sur la santé. Le lien rationnel doit être établi, selon la norme de preuve en matière civile, par la raison, la logique ou le simple bon sens. L'existence d'une preuve scientifique n'a une valeur probante que lorsqu'il s'agit d'établir la raison, la logique ou le bon sens, mais elle n'est en aucune façon déterminante. Toutefois, la Loi n'est pas une forme d'«ingénierie sociale». La méthode décrite par le juge La Forest relativement à l'intervention des cours d'appel en ce qui concerne les faits législatifs ou sociaux constatés par le juge de première instance est acceptée.
Dans l'analyse de l'atteinte minimale, il faut déterminer si le législateur a examiné d'autres mesures moins attentatoires pour atteindre l'objectif législatif en question. En l'espèce, des éléments de preuve concernant les options envisagées comme solutions de rechange à l'interdiction totale ont été supprimés du dossier de la preuve factuelle. Dans les cas où, comme en l'espèce, il s'agit d'un litige d'un grand intérêt public en matière constitutionnelle, le gouvernement ne devrait pas s'en tenir à un débat contradictoire et devrait faire une pleine divulgation. L'interdiction totale de publicité (l'option pleinement attentatoire aux droits) n'est acceptable du point de vue constitutionnel que s'il existe des renseignements établissant qu'une telle interdiction est nécessaire pour qu'un objectif urgent et réel de la loi soit atteint. Si la preuve ne permet pas d'établir clairement si une interdiction partielle est aussi efficace qu'une interdiction totale, la Charte exige que le législateur opte pour la mesure qui constitue une atteinte partielle au droit qui y est garanti. Les adaptations qui s'imposent pour satisfaire au critère de l'atteinte minimale ne sont pas importantes, mais elles sont tout à fait nécessaires pour rendre la loi constitutionnelle.
L'article 9 de la Loi, qui exige l'apposition de messages non attribués, viole l'al. 2b) et n'est pas justifiable en vertu de l'article premier pour les motifs formulés par le juge McLachlin. Les articles 4, 5, 6 et 8 devraient aussi être annulés. Il existe peut-être une preuve appuyant cette interdiction totale et absolue de la publicité, mais sans cette preuve, l'interdiction n'est pas justifiable.
Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory: La violation était justifiable en vertu de l'article premier. Protéger les Canadiens contre les conséquences néfastes du tabac sur la santé et les sensibiliser à ces conséquences constitue un objectif urgent et réel. Cette mesure satisfait aux deux critères généraux énoncés dans Oakes. Premièrement, son objectif est suffisamment important pour l'emporter sur un droit garanti. Deuxièmement, cet objectif répond aux exigences de la proportionnalité formulées dans Oakes. Ces exigences ne sont pas comparables à celles applicables à l'article premier de la Charte ni ne les ont remplacées. Le «critère» approprié se trouve dans l'article premier même. Les tribunaux doivent déterminer si la limite est raisonnable et si elle peut se démontrer dans le cadre d'une «société libre et démocratique», et ils doivent établir un équilibre délicat entre les droits individuels et les besoins de la collectivité. Un tel équilibre ne peut être établi dans l'abstrait, à partir seulement d'un «critère» formaliste qui s'appliquerait de façon uniforme dans toutes les circonstances. L'examen fondé sur l'article premier est un examen inévitablement normatif qui exige des tribunaux qu'ils tiennent compte de la nature du droit violé ainsi que des valeurs et des principes spécifiques à partir desquels l'État tente de justifier la violation. Il existe un important «rapport synergique» entre les droits garantis par la Charte et le contexte de l'instance particulière. Les exigences formulées dans Oakes doivent donc être appliquées avec souplesse en tenant compte du contexte factuel et social particulier de chaque cas. Il faut éviter d'utiliser une méthode rigide ou formaliste si l'on veut écarter le risque qu'il ne soit pas tenu compte de ce rapport.
Les exigences en matière de preuve sous le régime de l'article premier varient beaucoup en fonction de la nature de la loi et du caractère du droit atteint. En l'espèce, ces deux éléments contextuels sont fort pertinents pour une bonne application de l'analyse fondée sur l'article premier. L'application «rigoureuse» du fardeau de la preuve en matière civile par les instances inférieures a fait en sorte que l'on n'a pas tenu compte du contexte spécifique dans lequel doit se dérouler la pondération en vertu de l'article premier.
La nature et l'étendue des problèmes de santé reliés à l'usage du tabac sont tout à fait pertinents pour l'analyse fondée sur l'article premier, tant aux fins de la détermination du critère approprié de justification que dans l'appréciation de la preuve pertinente. Malgré l'absence d'explications scientifiques concluantes des causes de la dépendance au tabac, il existe des éléments de preuve clairs sur les effets sociaux préjudiciables de l'usage du tabac. On a présenté en première instance une preuve abondante établissant que l'usage du tabac est une cause principale de cancers, de maladies cardiaques et de maladies pulmonaires entraînant la mort, et que le tabac crée une forte dépendance. L'aspect le plus troublant de la preuve est que l'usage du tabac est plus répandu chez les personnes les plus vulnérables, soit les jeunes et les personnes moins instruites, vers qui une grande partie de la publicité est expressément dirigée.
L'écart important entre ce que nous comprenons des effets de l'usage du tabac sur la santé et des principales causes de cet usage soulève un problème institutionnel fondamental dont il faut tenir compte dans la pondération effectuée en application de l'article premier. Une application stricte de l'analyse de la proportionnalité dans les affaires de cette nature imposerait un fardeau impossible au Parlement puisqu'il serait alors tenu de produire des éléments de preuve socio-scientifiques concluants relativement aux causes fondamentales d'un problème urgent d'intérêt social chaque fois qu'il désire s'attaquer à ses effets. Cela aurait pour effet de pratiquement paralyser le fonctionnement de l'appareil gouvernemental dans la sphère socio-économique. Si l'on exigeait du Parlement qu'il attende les données concluantes des études dans le domaine des sciences humaines chaque fois qu'il désire adopter une politique sociale, on restreindrait la compétence législative de façon injustifiable et irréaliste.
La Cour a reconnu qu'il y aurait lieu d'assouplir le critère de justification formulé dans Oakes en présence de contraintes institutionnelles semblables à celles qui existent en l'espèce. Bien que les tribunaux soient des spécialistes de la protection de la liberté et de l'interprétation des lois et que, par conséquent, ils soient bien placés pour faire un examen approfondi des lois en matière de justice criminelle, ce n'est pas le cas dans le domaine de l'élaboration des politiques. Ce dernier rôle incombe aux parlementaires élus, qui disposent des ressources institutionnelles nécessaires pour recueillir et examiner la documentation en matière de sciences humaines, arbitrer entre des intérêts sociaux opposés et assurer la protection des groupes vulnérables. Lorsqu'ils font preuve d'une plus grande retenue à l'égard des lois à caractère social qu'à l'égard des lois ordinaires en matière de justice criminelle, les tribunaux reconnaissent ces différences institutionnelles importantes. La Loi est le type de loi envers laquelle on fait généralement preuve d'une grande retenue, et les considérations examinées dans les arrêts Irwin Toy et McKinney sont applicables.
L'expression, selon sa nature, pourra bénéficier de divers degrés de protection constitutionnelle et l'on doit recourir à une méthode contextuelle, et non abstraite. Bien que la liberté d'expression soit une valeur fondamentale, il en existe d'autres qui méritent aussi d'être protégées et examinées par les tribunaux. En cas de conflit entre ces valeurs, les tribunaux sont appelés à faire des choix fondés non pas sur une analyse abstraite, mais sur une appréciation concrète de l'importance relative de chacune des valeurs pertinentes dans notre collectivité dans le contexte en question. Les demandes touchant la liberté d'expression doivent être examinées en fonction du lien relatif qu'elles ont avec des valeurs encore plus fondamentales, dont la découverte de la vérité dans les affaires politiques et dans les entreprises scientifiques et artistiques, la protection de l'autonomie et de l'enrichissement personnels et la promotion de la participation du public au processus démocratique. Lorsque les mesures gouvernementales menacent ces valeurs, elles doivent être examinées rigoureusement. Lorsque l'expression en cause s'écarte beaucoup de l'«essence» des valeurs de la liberté d'expression, le critère de justification appliqué peut être moins rigide.
Les maux engendrés par le tabac et la volonté de faire des profits qui en sous-tend la promotion placent cette forme d'expression aussi loin du «c{oe}ur» des valeurs de la liberté d'expression que la prostitution, la fomentation de la haine ou la pornographie. Son seul but est de promouvoir, par des campagnes de publicité subtiles visant souvent expressément les jeunes et les plus vulnérables, l'usage d'un produit qui est nocif, voire souvent fatal, pour le consommateur. Cette forme d'expression n'a alors droit qu'à une faible protection en vertu de l'article premier et l'on doit faire preuve de souplesse dans la justification au regard de l'article premier. Le procureur général n'a qu'à établir que le Parlement avait un motif rationnel de déposer les mesures contenues dans la Loi.
Il n'y a pas lieu d'adopter les conclusions du juge de première instance. En règle générale, une cour d'appel ne peut modifier les conclusions de fait d'un juge de première instance, sauf si celui-ci a commis une erreur manifeste qui a influencé sa conclusion définitive ou encore son appréciation globale de la preuve. Toutefois, en l'espèce, les conclusions de fait du juge de première instance n'étaient pas du type de celles qui seraient visées par la règle générale de «non-intervention» en appel. La situation privilégiée du juge de première instance lorsqu'il apprécie et pondère les faits en litige ne s'étend pas à l'évaluation des faits «sociaux» ou «législatifs» qui se rattachent au processus législatif. Les conclusions de fait du juge de première instance relativement au lien entre la publicité en faveur des produits du tabac et l'usage du tabac devaient donc faire l'objet d'une retenue minimale.
Les moyens législatifs choisis doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif de protéger la santé publique par la réduction de l'usage du tabac, qui n'a pas à être établi selon les règles de preuve en matière civile, mais seulement dans la mesure où il y a des motifs raisonnables de croire à l'existence d'un tel lien. Il existe manifestement un lien rationnel entre l'interdiction, en vertu de l'art. 7, de distribuer des échantillons gratuits de produits du tabac et la protection de la santé publique. Il en existe un également entre l'interdiction de publicité et de promotion en faveur des produits du tabac, en vertu des art. 4, 5, 6 et 8, et l'objectif de réduire la consommation du tabac. Malgré l'absence d'une étude concluante sur le lien entre la publicité des produits du tabac et leur usage, une preuve suffisante a été présentée au procès pour conclure que la Loi sert logiquement l'objectif de réduire l'usage des produits du tabac par la prohibition de la publicité et de la promotion. Les budgets de publicité considérables des compagnies de tabac démontrent en soi que la publicité aide non seulement à préserver la fidélité aux marques, mais aussi à accroître la consommation et à inciter les fumeurs à ne pas cesser de fumer. La préoccupation du gouvernement quant aux effets des produits du tabac sur la santé peut très raisonnablement s'étendre non seulement aux fumeurs potentiels, mais aussi aux fumeurs actuels qui voudraient cesser de fumer, mais qui ne le peuvent pas. Trois catégories d'éléments de preuve qui auraient pu étayer l'existence de ce lien rationnel ont été écartées en première instance, savoir: les documents internes de commercialisation des produits du tabac, les rapports d'experts et les documents internationaux. Les documents de commercialisation internes déposés lors du procès donnent fortement à entendre que les compagnies de tabac perçoivent la publicité comme la pierre angulaire de leur stratégie visant à rassurer les fumeurs actuels et à étendre le marché en attirant de nouveaux fumeurs, principalement chez les jeunes. Les rapports d'experts attestent, à tout le moins, la présence d'un «corps d'opinions» appuyant l'existence d'un lien causal entre publicité et consommation. Il est également intéressant de constater qu'en 1990, plus de 40 pays avaient adopté des mesures visant à restreindre ou à interdire la publicité en faveur du tabac.
Pour les motifs exprimés tout au long de l'analyse fondée sur l'article premier, les moyens choisis par le législateur portent le moins possible atteinte au droit en question, malgré le fait qu'ils imposent une interdiction complète de la publicité et de la promotion des produits du tabac plutôt qu'une interdiction partielle. La pertinence du contexte dans une pondération en vertu de l'article premier est importante, particulièrement à l'étape du critère de l'atteinte minimale, car cette exigence n'oblige pas à prendre les mesures les moins attentatoires, mais seulement à ce que les mesures utilisées soient les moins attentatoires compte tenu tant de l'objectif législatif que du droit violé. Étant donné le contexte législatif et le fait que ce genre d'expression axé sur la réalisation de profits soit loin du «c{oe}ur» de la liberté d'expression, les mesures prises pour réglementer les produits du tabac satisfont à l'exigence de l'atteinte minimale énoncée dans Oakes. Bien qu'une interdiction totale d'un type d'expression soit plus difficile à justifier qu'une interdiction partielle, une preuve volumineuse a été déposée en première instance établissant que la décision du gouvernement d'établir une interdiction complète de la publicité était justifiable et nécessaire. Les mesures sont le résultat d'une période intensive de recherche sur des mesures moins attentatoires, qui s'est poursuivie pendant 20 ans, et a demandé la collaboration des provinces et de longues consultations auprès d'une multitude de groupes du domaine de la santé sur les plans tant national qu'international. Au cours de cette période, le gouvernement a adopté toute une gamme de mesures moins attentatoires avant de déterminer qu'il était nécessaire d'interdire complètement la publicité. Des développements parallèles sont survenus dans la communauté internationale. D'autres pays démocratiques ont donné une acceptation générale à ce type d'interdiction sur les plans tant législatifs que judiciaires. Dans les pays où les gouvernements ont imposé des interdictions partielles, les compagnies de tabac ont trouvé d'ingénieuses tactiques pour les contourner. Les organismes internationaux de la santé appuient ce genre d'interdiction.
Il doit y avoir proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques des mesures. L'objet législatif de réduire le nombre d'incitations directes faites aux Canadiens de consommer ces produits l'emporte sur la restriction imposée aux compagnies de tabac de faire de la publicité, à des fins de profit, en faveur de produits intrinsèquement dangereux.
Bien qu'une préoccupation légitime ait été soulevée relativement à l'effet des demandes gouvernementales en matière de confidentialité dans les affaires constitutionnelles, l'activité gouvernementale en l'espèce n'était pas fatale. Il y a une preuve abondante que l'interdiction était raisonnable.
Forcer les compagnies de tabac à placer sur les emballages de produits du tabac des mises en garde non attribuées ne constitue pas une violation de leur liberté d'expression. Ces messages ne peuvent être considérés comme une opinion à laquelle souscrivent les compagnies de tabac. Il s'agit plutôt d'une exigence imposée par le gouvernement comme condition de la participation à une activité réglementée. Même s'ils peuvent porter atteinte à une forme d'expression protégée par l'al. 2b), ils étaient tout à fait justifiables au regard de l'article premier. Les mises en garde ne font rien de plus que d'attirer l'attention des consommateurs sur la nature dangereuse de ces produits. Elles n'ont aucun contenu politique, social ou religieux. Toute inquiétude engendrée par l'interdiction imposée aux compagnies de tabac d'imprimer sur leurs emballages leur opinion selon laquelle les produits du tabac ne sont pas dangereux, même s'il s'agit d'une violation de pure forme de leurs droits, ne fait pas le poids devant les préoccupations pour la santé, surtout des enfants, que fait surgir la consommation du tabac. La Charte n'exige pas l'élimination des «infimes» inconvénients affectant des droits constitutionnels, et une loi qui accroît le coût de l'exercice d'un droit ne doit pas être invalidée si l'inconvénient est «négligeable». En l'espèce, le seul coût lié à l'exigence d'une mise en garde non attribuée est une possible réduction des bénéfices; on peut raisonnablement s'attendre à ce que ce coût soit supporté par les fabricants de produits dangereux.
Dispositif
Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, McLachlin, Iacobucci et Major: Les articles 4, 8 et 9, et les art. 5 et 6 qui ne peuvent en être dissociés, sont inopérants en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Bien qu'il déclare les dispositions contestées inopérantes, le juge Iacobucci, aurait rendu un jugement déclaratoire suspendant l'invalidité pour un an, et le juge Cory, s'il avait conclu que les dispositions contestées étaient inopérantes, aurait été d'accord avec le juge Iacobucci sur ce point.
Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, McLachlin et Major: Les articles 4, 8 et 9 de la Loi réglementant les produits du tabac constituent des atteintes injustifiées à la liberté d'expression et ne peuvent être nettement dissociés des autres dispositions qui traitent de promotion et d'usage des marques, les art. 5 ou 6. Les articles 4, 5, 6, 8 et 9 sont incompatibles avec la Charte et sont, de ce fait, inopérants en application de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Le juge Iacobucci: Il y aurait lieu d'ordonner une suspension de l'effet de la déclaration d'invalidité pour une période d'un an. L'annulation immédiate de la loi aurait pour effet de permettre aux compagnies de tabac de mener librement des campagnes publicitaires jusqu'à l'établissement d'une loi satisfaisant au critère de l'atteinte minimale; le veto suspensif permettrait au gouvernement de procéder à l'élaboration d'une telle loi et au statu quo de demeurer en vigueur.
Le juge Cory: Si les dispositions contestées étaient inopérantes, les motifs du juge Iacobucci concernant une suspension de l'effet de l'invalidité pour une période d'un an sont acceptés.
Jurisprudence
Citée par le juge McLachlin
Arrêts mentionnés: Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303; Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084.
Citée par le juge Iacobucci
Arrêts mentionnés: Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.
Citée par le juge Major
Arrêts mentionnés: R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463; Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914; Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338; Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1; R. c. Hauser, [1979] 1 R.C.S. 984; Boggs c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 49; Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790; Renvoi relatif à l'art. 193 et àl'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616; R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89.
Citée par le juge La Forest (dissident)
R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401; Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for the Dominion, [1896] A.C. 348; Attorney-General for Ontario c. Canada Temperance Federation, [1946] A.C. 193; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226; Attorney-General for Ontario c. Hamilton Street Railway Co., [1903] A.C. 524; Goodyear Tire and Rubber Co. c. The Queen, [1956] R.C.S. 303; R. c. Zelensky, [1978] 2 R.C.S. 940; Proprietary Articles Trade Association c. Attorney-General for Canada, [1931] A.C. 310; Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1; R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463; Renvoi relatif à la Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373; Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 R.C.S. 297; Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112; Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285; R. c. Wetmore, [1983] 2 R.C.S. 284; Standard Sausage Co. c. Lee, [1933] 4 D.L.R. 501, complété par des motifs additionnels publiés à [1934] 1 D.L.R. 706; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914; R. c. Cosman's Furniture (1972) Ltd. (1976), 32 C.C.C. (2d) 345; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Attorney-General for British Columbia c. Attorney-General for Canada, [1937] A.C. 368; Campbell c. The Queen, [1965] R.C.S. vii; Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Lord's Day Alliance of Canada c. Attorney General of British Columbia, [1959] R.C.S. 497; Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616; R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; États-Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469; R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Dickason c. Université de l'Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; Dorval c. Bouvier, [1968] R.C.S. 288; Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351; Dunagin c. City of Oxford, Mississippi, 718 F.2d 738 (5th Cir. 1983) (en banc), cert. refusé, 467 U.S. 1259 (1984); Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211; Central Hudson Gas & Electric Corp. c. Public Service Commission of New York, 447 U.S. 557 (1980); Oklahoma Telecasters Ass'n c. Crisp, 699 F.2d 490 (1983), inf. pour d'autres motifs sub nom. Capital Cities Cable, Inc. c. Crisp, 467 U.S. 691 (1984); Metromedia, Inc. c. City of San Diego, 453 U.S. 490 (1981); Posadas de Puerto Rico Associates c. Tourism Co. of Puerto Rico, 478 U.S. 328 (1986); Canadian Assn. of Regulated Importers c. Canada (Procureur général), [1992] 2 C.F. 130; Canada (Procureur général) c. Central Cartage Co., [1990] 2 C.F. 641; R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b).
Loi constitutionnelle de 1867, préambule, art. 91(27), 92(13), (16).
Loi de 1994 sur la réglementation de l'usage du tabac, L.O. 1994, ch. 10.
Loi modifiant la Loi sur l'accise, la Loi sur les douanes et la Loi sur la vente du tabac aux jeunes, L.C. 1994, ch. 37.
Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988, ch. 20, art. 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 17, 18, 19.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 39.
Loi sur la protection de la santé des non-fumeurs, L.M. 1990, ch. S125.
Loi sur la protection des non-fumeurs dans certains lieux publics, L.R.Q., ch. P-38.01.
Loi sur la santé des non-fumeurs, L.C. 1988, ch. 21.
Loi sur la vente du tabac aux jeunes, L.C. 1993, ch. 5.
Loi sur les produits dangereux, L.R.C. (1985), ch. H-3, art. 2 [abr. & rempl., ch. 24 (3e suppl.), art. 1], 4 [idem], 5 [idem], 15 [idem].
Loi sur les ventes de tabac, L.N.-B. 1993, ch. T-6.1.
Medical Services Act, R.S.N.S. 1989, ch. 281.
Minors Tobacco Act, R.S.S. 1965, ch. 381.
Règlement sur les produits du tabac -- Modification, DORS/93-389, art. 11.
Tobacco Access Act, S.N.S. 1993, ch. 14.
Tobacco Control Act, S.N. 1993, ch. T-4.1.
Tobacco Product Act, R.S.B.C. 1979, ch. 403 [mod. S.B.C. 1992, ch. 81].
Tobacco Sales to Minors Act, S.P.E.I. 1991, ch. 44.
Doctrine citée
Assemblée mondiale de la santé. Résolution de l'Assemblée Mondiale de la Santé WHA39.14. Mai 1986. WHA39/1986/REC/1, 14.
Assemblée mondiale de la santé. Résolution de l'Assemblée Mondiale de la Santé WHA43.16. Mai 1990. WHA43/1990, 16.
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Commission européenne. Journal officiel des Communautés européennes. Actes préparatoires. Amended proposal for a Council Directive on the approximation of Member States' laws, regulations and administrative provision on advertising for tobacco products. (92/C 129/04).
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POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1993] R.J.Q. 375, (1993), 102 D.L.R. (4th) 289, 53 Q.A.C. 79, 48 C.P.R. (3d) 417, qui a accueilli des appels contre des décisions du juge Chabot, [1991] R.J.Q. 2260, (1991), 82 D.L.R. (4th) 449, 37 C.P.R. (3d) 193, qui avait accordé des requêtes en jugement déclaratoire. Pourvois accueillis, les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory sont dissidents. La première question constitutionnelle sur la compétence du Parlement de légiférer en matière de droit criminel ou pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada reçoit une réponse positive. Pour ce qui est de la seconde question constitutionnelle, les art. 4 (la publicité), 8 (les marques) et 9 (les messages non attribués relatifs à la santé) de la Loi sont incompatibles avec le droit à la liberté d'expression garanti à l'al. 2b) de la Charte et n'apportent pas une limite raisonnable à l'exercice de ce droit, dont la justification puisse se démontrer au sens de l'article premier. Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory sont d'avis qu'ils apportent une limite raisonnable. Vu que les art. 5 (commerce au détail) et 6 (parrainage) ne peuvent pas nettement être distingués des art. 4, 8 et 9, ils sont tous inopérants aux termes de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Colin K. Irving, Georges R. Thibaudeau et Douglas Mitchell, pour l'appelante RJR-MacDonald Inc.
L. Yves Fortier, c.r., Simon V. Potter, Lyndon A. J. Barnes et Gregory Bordan, pour l'appelante Imperial Tobacco Ltd.
Alain Gingras, pour le mis en cause le procureur général du Québec.
Claude Joyal, James Mabbutt, c.r., Paul Évraire, c.r., Yves Leb{oe}uf et Johanne Poirier, pour l'intimé.
Tanya Lee, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Robert W. Cosman, Karl Delwaide et Richard B. Swan, pour les intervenants la Fondation des maladies du c{oe}ur du Canada, la Société canadienne du cancer, le Conseil canadien sur le tabagisme et la santé, l'Association médicale canadienne et l'Association pulmonaire du Canada.
Version française des motifs rendus par
Version française des motifs des juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier rendus par
2 LE JUGE LA FOREST (dissident) -- Les présents pourvois visent à déterminer si la Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988, ch. 20 (la "Loi"), relève de la compétence du Parlement du Canada, conférée par l'art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, de légiférer en matière de droit criminel ou pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement et, dans l'affirmative, si cette loi constitue une violation de la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui n'est pas justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. En termes généraux, la Loi interdit, sous réserve de certaines exceptions, toute publicité et promotion en faveur des produits du tabac ainsi que la vente de ces produits, sauf si leur emballage porte les mises en garde réglementaires ainsi qu'une liste des substances toxiques que le produit contient et qui sont dégagées par sa combustion.
3 La présente instance a commencé par deux requêtes distinctes en jugement déclaratoire devant la Cour supérieure du Québec. L'appelante RJR-MacDonald Inc. («RJR») demande que la Loi soit déclarée complètement ultra vires du Parlement du Canada et non valide du fait qu'elle constitue une violation injustifiée de la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte. L'appelante Imperial Tobacco Ltd. («Imperial») demande la même ordonnance, mais seulement relativement aux art. 4, 5, 6 et 8 de la Loi. Les deux requêtes ont été entendues en même temps par le juge Chabot de la Cour supérieure du Québec, qui a rejeté la prétention du procureur général du Canada quant à la validité de la Loi, que ce soit sous le chef du droit criminel ou en vertu de la clause pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement, et a déclaré toute la Loi ultra vires du Parlement du Canada. Il a par ailleurs affirmé que la Loi était inopérante du fait qu'elle constituait une violation injustifiée de l'al. 2b) de la Charte. La Cour d'appel du Québec a infirmé cette décision. Elle a confirmé la conclusion du juge de première instance quant à la compétence en matière de droit criminel, mais elle a conclu à l'unanimité que la Loi était intra vires du Parlement en tant que loi adoptée pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement et statué à la majorité que la violation de l'al. 2b) de la Charte pouvait se justifier en vertu de l'article premier. Le juge minoritaire aurait déclaré non valides les art. 4, 5, 6 et 8 au regard de l'al. 2b) de la Charte.
4 Les appelantes ont demandé et obtenu l'autorisation de se pourvoir devant notre Cour.
Le régime législatif
3. La présente loi a pour objet de s'attaquer, sur le plan législatif, à un problème qui, dans le domaine de la santé publique, est grave, urgent et d'envergure nationale et, plus particulièrement:
a) de protéger la santé des Canadiennes et des Canadiens compte tenu des preuves établissant de façon indiscutable un lien entre l'usage du tabac et de nombreuses maladies débilitantes ou mortelles;
b) de préserver notamment les jeunes, autant que faire se peut dans une société libre et démocratique, des incitations à la consommation du tabac et du tabagisme qui peut en résulter;
c) de mieux sensibiliser les Canadiennes et les Canadiens aux méfaits du tabac par la diffusion efficace de l'information utile aux consommateurs de celui-ci.
Ainsi, l'art. 3 affirme que le législateur vise par cette loi à s'attaquer «à un problème qui, dans le domaine de la santé publique, est grave, urgent et d'envergure nationale» et qui découle de la consommation du tabac, en préservant notamment les jeunes des incitations à la consommation du tabac et en sensibilisant davantage les Canadiennes et les Canadiens aux méfaits du tabac. Cependant, pour les fins des présents pourvois, il importe de signaler que la Loi, à l'exception de l'interdiction de distribuer des échantillons de produits du tabac prévue à l'art. 7, n'a pas pour but d'interdire la vente, la distribution ou la consommation des produits du tabac. Elle vise plutôt, comme son titre intégral l'indique, à atteindre son objectif en interdisant la publicité et la promotion en faveur des produits du tabac mis en vente au Canada et en exigeant que les fabricants de produits du tabac apposent des mises en garde sur leurs emballages.
a) . . .
(i)«La cigarette crée une dépendance» . . .
(ii)«La fumée du tabac peut nuire à vos enfants» . . .
(iii) «La cigarette cause des maladies pulmonaires mortelles» . . .
(iv) «La cigarette cause le cancer» . . .
(v)«La cigarette cause des maladies du c{oe}ur» . . .
(vi) «Fumer durant la grossesse peut nuire à votre bébé» . . .
(vii) «Fumer peut vous tuer» . . .
(viii) «La fumée du tabac cause chez les non-fumeurs des maladies pulmonaires mortelles» . . .
De plus, l'al. 17g) autorise le gouverneur en conseil à exiger que des prospectus relatifs aux effets des produits du tabac soient placés à l'intérieur de l'emballage d'un produit du tabac et à en préciser la forme, la teneur et l'emplacement. En vertu du par. 9(2), il est interdit aux fabricants de produits du tabac d'apposer sur leurs emballages des mentions autres que la désignation, le nom et toute marque de celui-ci ainsi que les renseignements prévus par la loi.
Les dispositions législatives pertinentes
11 Par souci de commodité, je reproduis les dispositions pertinentes de la Loi:
4. (1) La publicité en faveur des produits du tabac mis en vente au Canada est interdite.
(2) Il est interdit, à titre onéreux et pour le compte d'une autre personne, de diffuser, notamment par la presse ou la radio-télévision, la publicité en faveur d'un produit du tabac mis en vente au Canada.
(3) Il est entendu que le paragraphe (2) ne s'applique pas à la distribution en vue de la vente de publications importées au Canada ou à la retransmission d'émissions de radio ou de télévision de l'étranger.
(4) Il est interdit à toute personne se trouvant au Canada de faire de la publicité en faveur d'un produit du tabac dans une publication étrangère ou une émission radiodiffusée de l'étranger dans le but, principalement, de promouvoir la vente d'un produit du tabac au Canada.
(5) Malgré les paragraphes (1) et (2) le fabricant ou l'importateur d'un produit du tabac peut, jusqu'au 1er janvier 1991, exclusivement, faire de la publicité en faveur du produit par des affiches à condition que:
a) le montant qu'il dépense pour la préparation, en 1989, de la publicité relative à ces affiches et pour la présentation de ces affiches au public au cours de la même année ne dépasse pas les deux tiers des dépenses engagées pour la préparation et la présentation d'affiches au cours de son dernier exercice clos avant le 1er janvier 1988;
b) le montant qu'il dépense pour la préparation et la présentation d'affiches en 1990 ne dépasse pas le tiers des dépenses engagées au cours de l'exercice visé à l'alinéa a);
c) les affiches installées après l'entrée en vigueur de la présente loi comportent une mise en garde réglementaire.
Les montants et dépenses visés au présent paragraphe se calculent conformément aux règlements.
(6) Pour l'application du paragraphe (5), «affiche» ne vise pas:
a) les supports publicitaires se trouvant à l'intérieur ou aux abords de l'établissement d'un détaillant;
b) les mentions visées aux alinéas 6(1)a) ou b).
5. (1) Malgré l'article 4, le détaillant peut:
a) exposer des produits du tabac pour la vente dans son établissement;
b) signaler dans ce lieu, par des affiches réglementaires quant à leur forme, leur teneur et leur quantité, les produits du tabac qui y sont vendus ainsi que leur prix, sans toutefois mentionner leur nom ou leur marque;
c) faire usage, ailleurs qu'à la radio-télévision, de sa dénomination ou de sa raison sociale à des fins publicitaires -- même quand l'un de ses éléments indique qu'il vend des produits du tabac -- sans toutefois y associer un produit du tabac;
d) jusqu'au 1er janvier 1993, exclusivement, conserver, à l'intérieur ou aux abords de son établissement, les supports publicitaires -- ou parties de ceux-ci:
(i) soit dont il avait déjà fait usage avant le 25 janvier 1988,
(ii) soit dont il est tenu de faire usage conformément aux stipulations d'un contrat conclu avant le 25 janvier 1988, à l'exclusion de toute stipulation autorisant le renouvellement ou la prorogation du contrat après cette date.
(2) Malgré l'article 4, l'exploitant d'un distributeur automatique de produits du tabac peut les représenter ou les nommer et en indiquer les prix sur celui-ci selon les modalités réglementaires.
6. (1) Sous réserve du paragraphe (2), il est possible, malgré l'article 4 et le paragraphe 8(1), d'utiliser le nom intégral du fabricant ou de l'importateur d'un produit du tabac et, dans les cas où l'exige un contrat conclu avant le 25 janvier 1988, le nom du produit, sans toutefois y associer un produit du tabac, dans toute mention au public:
a) qui vise à promouvoir une activité ou une manifestation culturelles ou sportives;
b) qui fait état des concours financiers ou autres apportés par le fabricant ou l'importateur à la réalisation de cette activité ou manifestation.
(2) La valeur, calculée conformément aux règlements, des concours financiers ou autres apportés par le fabricant ou l'importateur de produits du tabac à la réalisation d'activités ou manifestations culturelles ou sportives dans le cadre desquelles est mentionné le nom des produits ne peut dépasser, pour une année civile donnée, la valeur, ainsi calculée, des concours qu'il a apportés en 1987 à la réalisation de telles activités ou manifestations.
7. (1) Il est interdit aux négociants de distribuer des produits du tabac à titre gratuit ou d'en fournir à cette fin.
(2) Il est interdit d'offrir un cadeau ou une remise, ou la possibilité de participer à un concours, une loterie ou un jeu, en contrepartie de l'achat d'un produit du tabac ou de la production d'une preuve d'achat de celui-ci.
8. (1) Il est interdit aux fabricants et aux importateurs de produits du tabac:
a) d'apposer des marques qu'ils sont habilités à utiliser à l'égard de ces produits sur des articles, autres que les produits du tabac et les emballages servant à vendre ou expédier ceux-ci, sous une forme reprenant celle qui figure sur les emballages de ces produits alors vendus au Canada;
b) de faire usage de ces marques et sous cette forme dans toute publicité en faveur d'autres articles que les produits du tabac ou de services, manifestations ou activités.
La présente interdiction s'applique même si les fabricants ou les importateurs sont par ailleurs habilités à utiliser ces marques à l'égard de ces autres articles ou de ces services, manifestations ou activités et vise également quiconque agit avec le consentement, exprès ou tacite, de ces fabricants ou ces importateurs.
(2) Il est interdit de distribuer, de vendre, de mettre en vente ou d'exposer en vue de la vente des articles, autres que les produits du tabac et les emballages servant à vendre ou expédier ceux-ci, s'ils portent la marque d'un produit du tabac sous une forme reprenant celle qui figure sur les emballages de ce produit vendus au Canada.
(3) Les paragraphes (1) et (2) ne s'appliquent pas si, en 1986 et au Canada, la valeur estimative, calculée conformément aux règlements, des ventes au détail d'articles autres que les produits du tabac portant la marque en question était supérieure au quart de celle, ainsi calculée, des produits du tabac portant également cette marque.
(4) Le paragraphe (2) ne s'applique pas à la vente ou à la distribution, avant le 1er janvier 1993, d'articles fabriqués avant le 30 avril 1987 ou commandés à leur fabricant ou fournisseur avant cette date, sauf s'il s'agit d'une commande permanente qui doit être confirmée ou peut prendre fin après cette date.
9. (1) Il est interdit aux négociants de vendre ou mettre en vente un produit du tabac qui ne comporte pas, sur ou dans l'emballage respectivement, les éléments suivants:
a) les messages soulignant, conformément aux règlements, les effets du produit sur la santé, ainsi que la liste et la quantité des substances toxiques, que celui-ci contient et, le cas échéant, qui sont dégagées par sa combustion;
b) s'il y a lieu, le prospectus réglementaire contenant l'information sur les effets du produit sur la santé.
(2) Les seules autres mentions que peut comporter l'emballage d'un produit du tabac sont la désignation, le nom et toute marque de celui-ci, ainsi que les indications exigées par la Loi sur l'emballage et l'étiquetage des produits de consommation et le timbre et les renseignements prévus aux articles 203 et 204 de la Loi sur l'accise.
(3) Le présent article n'a pas pour effet de libérer le négociant de toute obligation qu'il aurait, aux termes d'une loi fédérale ou provinciale ou en common law, d'avertir les acheteurs de produits du tabac des effets de ceux-ci sur la santé.
17. Le gouverneur en conseil peut, par règlement:
a) exempter de l'application des articles 4 et 7 tout produit du tabac qui, à son avis, sera probablement utilisé comme substitut aux autres produits du tabac et fait courir moins de risque à la santé des consommateurs que ces autres produits;
. . .
f) fixer, pour tout produit du tabac, la teneur, la présentation, l'emplacement, les dimensions et la mise en évidence des mentions -- messages et liste des substances toxiques -- visées à l'alinéa 9(1)a);
g) exiger la présence, à l'intérieur de l'emballage d'un produit du tabac, du prospectus visé à l'alinéa 9(1)b) et préciser la forme de celui-ci, sa teneur ainsi que son emplacement;
. . .
18. (1) Quiconque contrevient aux articles 4, 7, 8, 9 ou 10:
a) soit commet une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et encourt:
(i) pour une première infraction, une amende maximale de deux mille dollars et un emprisonnement maximal de six mois, ou l'une de ces peines,
(ii) s'il a déjà été déclaré coupable de n'importe laquelle des infractions prévues à ces articles, une amende maximale de cinq mille dollars et un emprisonnement maximal de six mois, ou l'une de ces peines;
b) soit commet un acte criminel et encourt:
(i) pour une première infraction, une amende maximale de cent mille dollars et un emprisonnement maximal d'un an, ou l'une de ces peines,
(ii) s'il a déjà été déclaré coupable de n'importe laquelle des infractions prévues à ces articles, une amende maximale de trois cent mille dollars et un emprisonnement maximal de deux ans, ou l'une de ces peines.
(2) Quiconque contrevient au paragraphe 6(2) commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire:
a) s'il s'agit d'une première infraction, une amende maximale de dix mille dollars et un emprisonnement maximal de six mois, ou l'une de ces peines;
b) en cas de récidive, une amende maximale de cinquante mille dollars et un emprisonnement maximal d'un an, ou l'une de ces peines.
(3) Quiconque contrevient à l'article 14 et aux règlements d'application de l'alinéa 17i) commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, une amende maximale de dix mille dollars.
19. (1) Les poursuites, autres que celles prévues à l'alinéa 18(1)b), visant les infractions à la présente loi se prescrivent par un an à compter de la perpétration de celles-ci.
(2) Le tribunal dans le ressort duquel l'accusé exerce ses activités est compétent pour connaître de toute poursuite en matière d'infraction à la présente loi, indépendamment du lieu de perpétration.
(3) Dans les poursuites visant toute infraction à la présente loi, ou engagées sous le régime des articles 421, 422 ou 423 [maintenant les articles 463, 464 ou 465] du Code criminel et relatives à une telle infraction, il n'est pas nécessaire que soit énoncée ou niée, selon le cas, une exception, exemption, excuse ou réserve, prévue par le droit, dans la dénonciation ou l'acte d'accusation.
(4) Dans les poursuites visées au paragraphe (3), il incombe à l'accusé de prouver qu'une exception, exemption, excuse ou réserve, prévue par le droit, joue en sa faveur; quant au poursuivant, il n'est pas tenu, si ce n'est à titre de réfutation, de prouver que l'exception, l'exemption, l'excuse ou la réserve ne joue pas en faveur de l'accusé, qu'elle soit ou non énoncée dans la dénonciation ou l'acte d'accusation.
Les décisions des instances inférieures
La Cour supérieure du Québec, [1991] R.J.Q. 2260 (le juge Chabot)
12 Comme nous l'avons vu, le juge Chabot a déclaré la Loi non valide dans son intégralité, à la fois parce qu'elle était ultra vires du Parlement du Canada en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu'elle constituait une violation injustifiable de l'al. 2b) de la Charte.
13 Dans son analyse de la Loi en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, le juge Chabot a dit, aux pp. 2275 et 2276, qu'il s'agissait d'une loi qui, de par son caractère véritable, cherche à réglementer la publicité et la promotion effectuées par une industrie donnée. Après avoir ainsi qualifié la Loi, il a affirmé qu'il ne s'agissait pas d'un exercice valide de la compétence du Parlement fédéral en matière de droit criminel en vertu du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 ou de sa compétence de faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada en vertu de l'art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867.
15 Examinant ensuite la compétence relative à la paix, l'ordre et le bon gouvernement, le juge Chabot a conclu que la Loi ne satisfaisait pas aux critères du volet «dimension nationale» de cette compétence, formulés dans l'arrêt R. c. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1988] 1 R.C.S. 401. À son avis, les présents pourvois se distinguent des arrêts du Conseil privé sur la «tempérance» (Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for the Dominion, [1896] A.C. 348 (l'arrêt sur la prohibition locale), et Attorney-General for Ontario c. Canada Temperance Federation, [1946] A.C. 193) parce que, contrairement à ce qui existait dans ces arrêts, «il n'y a aucune preuve que la publicité des produits du tabac aurait atteint ce stade de pestilence au Canada qui lui donnerait ce caractère et ce degré requis d'unicité, de particularité et d'indivisibilité qui la distinguerait clairement des matières d'intérêt provincial» (p. 2281). Le juge Chabot a décidé qu'il n'y avait aucune preuve de «l'incapacité provinciale» de contrôler la publicité des produits du tabac. Il a fait remarquer, à la p. 2283, que «la preuve a révélé abondamment la volonté et la capacité des provinces de coopérer entre elles et avec le fédéral en regard de la publicité et de la promotion des produits du tabac».
16 Passant ensuite à une analyse de la validité de la Loi au regard de la Charte, le juge Chabot a déterminé que la Loi viole le droit à la liberté d'expression garanti aux appelantes par l'al. 2b). Il a conclu dans un premier temps que la publicité des produits du tabac a un contenu expressif suffisant pour constituer une activité protégée au sens de l'al. 2b) (aux pp. 2288 et 2289), et dans un deuxième temps, que l'exigence des messages de santé non attribués prévue à l'art. 9 de la Loi contrevient aux droits garantis aux appelantes par l'al. 2b) pour le motif que «la liberté d'expression inclut la liberté de ne pas s'exprimer» (p. 2289).
17 Lorsqu'il a appliqué le critère formulé par notre Cour dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le juge Chabot a ensuite affirmé que la violation de l'al. 2b) ne se justifiait pas en vertu de l'article premier de la Charte. Après avoir examiné la preuve non contredite déposée par le procureur général relativement aux conséquences graves du tabagisme, le juge Chabot a conclu, à la p. 2294, que le ministère public avait satisfait au premier critère de l'arrêt Oakes en établissant une «préoccupation réelle et urgente». Cependant, il a conclu que la Loi ne satisfait pas au volet «proportionnalité» de ce critère. Il a commencé son analyse de la proportionnalité en affirmant, à la p. 2310, que le procureur général n'avait pas fait, suivant la prépondérance des probabilités, la preuve d'un lien rationnel entre une interdiction totale de publicité et l'objectif de diminution de la consommation des produits du tabac. Il a aussi fait remarquer, à la p. 2309, que «[l]a presque totalité de la documentation scientifique en possession de l'État lors de l'adoption de la loi ne démontrait pas que le bannissement de la publicité aurait un effet sur la consommation». Il a alors décidé que le bannissement total de la publicité en vertu de la Loi ne satisfaisait pas au critère de l'atteinte minimale aux droits garantis aux appelantes par l'al. 2b). Il a ajouté, à la p. 2311, que l'on n'avait pas présenté de preuve en première instance établissant qu'un bannissement total de la publicité relative aux produits du tabac réduirait la consommation de façon plus efficace qu'un bannissement partiel, ou que des messages non attribués seraient plus efficaces que des messages attribués. Enfin, en ce qui concerne la proportionnalité entre les effets et les objectifs, le juge Chabot a conclu, à la p. 2312, que la Loi constitue un genre d'«ingénierie sociale» et «une atteinte extrêmement grave aux principes inhérents d'une société libre et démocratique, incommensurable avec l'objectif de la [Loi]».
La Cour d'appel du Québec, [1993] R.J.Q. 375 (les juges LeBel et Rothman; le juge Brossard étant dissident en partie)
18 La Cour d'appel a accueilli les appels contre la décision du juge Chabot et confirmé la constitutionnalité de l'ensemble de la Loi. La cour, à l'unanimité, a statué que la Loi n'outrepassait pas la compétence législative du Parlement du Canada prévue à l'art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867; en outre, même si le procureur général avait admis que la Loi constituait une violation des droits garantis aux appelantes par l'al. 2b), la cour à la majorité (le juge Brossard étant dissident) a décidé que cette violation était justifiable en vertu de l'article premier de la Charte.
19 S'exprimant au nom de la Cour d'appel à l'unanimité relativement à la constitutionnalité de la Loi en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, le juge Brossard a commencé son analyse en affirmant, à la p. 408, que la Loi visait, de par son caractère véritable, la protection de la santé publique. Le juge Brossard, aux pp. 407 et 408, a trouvé deux lacunes dans l'analyse du caractère véritable de la loi faite par le juge de première instance. Premièrement, il a décidé que le juge de première instance s'était restreint à une interprétation trop littérale de la Loi, en omettant de rechercher un lien possible entre l'objet de la Loi mentionné à l'art. 3 et son effet juridique sur la publicité et la promotion des produits du tabac. Deuxièmement, il a statué que le juge de première instance avait confondu les exigences de la preuve relative à l'application de l'article premier de la Charte, en vertu duquel l'efficacité de la loi est un critère pertinent, et ce qui est requis pour la détermination du caractère véritable de la loi, dans le cadre d'une analyse sur le partage des pouvoirs, dans laquelle cette efficacité n'est pas un critère pertinent.
20 Le juge Brossard a ensuite examiné si la Loi constituait un exercice valide de la compétence fédérale en matière de droit criminel en vertu du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 ou de la compétence de faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement en vertu de l'art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il a commencé par affirmer qu'il ne s'agissait pas d'une loi relevant de la compétence en matière de droit criminel. À son avis (aux pp. 409 et 410), il importe de préciser que ni la consommation des produits du tabac ni la publicité de ces produits ne constituent des activités qui ont [TRADUCTION] «une affinité avec une préoccupation traditionnelle en matière de droit criminel» (p. 410); il a aussi fait remarquer que, bien que la Loi rende illégale la publicité et la promotion des produits du tabac, le «véritable mal» que vise à combattre la Loi -- la consommation des produits du tabac -- demeure légitime au Canada. Le Parlement, raisonne-t-il, aux pp. 408 et 409, ne peut rendre criminels les aspects secondaires de l'activité principale s'il n'a pas criminalisé cette activité. Cependant, le juge Brossard a décidé que la Loi relève de la compétence du fédéral de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada parce qu'elle satisfait aux critères du volet «dimension nationale» de cette compétence formulés dans l'arrêt Crown Zellerbach, précité. Il a fait observer, à la p. 414, que le tabagisme est devenu un problème d'intérêt national d'une envergure comparable à celui de la consommation de l'alcool dont il était question dans les arrêts sur la tempérance. Il a aussi fait remarquer, à la p. 415, que les problèmes de santé reliés au tabagisme comportent ce «degré d'unicité, de particularité et d'indivisibilité qui les distingue clairement des matières d'intérêt strictement provincial». Enfin, il a conclu que la Loi satisfaisait au «critère de l'incapacité provinciale» parce que «le domaine des communications, qu'il s'agisse de radio, de télévision, de publication même de journaux, ne connaît plus de frontières et encore moins de frontières provinciales» (p. 415).
21 La Cour d'appel était partagée sur la question de la validité de la Loi en vertu de la Charte. Le juge LeBel, s'exprimant au nom de la majorité, a reconnu que la Loi violait les droits garantis aux appelantes par l'al. 2b), mais a conclu que cette violation pouvait se justifier en vertu de l'article premier de la Charte. Il a tout d'abord fait remarquer, à la p. 391, que le juge de première instance avait commis une erreur en appliquant un critère de justification assimilable à celui appliqué dans un procès civil lorsqu'il a procédé à l'analyse élaborée dans l'arrêt Oakes. Il a fait observer, à la p. 392, que, dans les cas de lois socio-économiques comme en l'espèce, notre Cour «reconnaît la nécessité d'une attitude de déférence à l'égard des choix législatifs en ce domaine» et exige du ministère public qu'il satisfasse à un critère assoupli de justification en vertu de l'analyse élaborée dans l'arrêt Oakes.
22 Le juge LeBel a appliqué une forme assouplie du critère formulé dans l'arrêt Oakes et conclu que la Loi constituait une violation justifiable en vertu de l'article premier de la Charte. Il a tout d'abord précisé qu'«il ne semble pas y avoir de débat sérieux» que l'objectif de réduire le nombre de fumeurs au Canada est important et urgent (p. 397), et il a ensuite appliqué le critère de la proportionnalité. À son avis, suffisamment d'éléments de preuve ont été présentés au procès pour établir un lien rationnel entre une interdiction de la publicité des produits du tabac et l'objectif de diminuer le tabagisme (p. 398). Il a reconnu qu'il n'existe pas, dans le dossier, de preuve démontrant que, suivant le critère civil de la prépondérance de la preuve, l'interdiction de ces formes de publicité réussirait à atteindre cet objectif. Toutefois, il a affirmé que l'on avait présenté au procès suffisamment de témoignages d'expert et d'études qui «attestent, à tout le moins, de l'existence d'un corps d'opinions favorables à l'adoption d'une mesure législative comme la limitation de la publicité du tabac, pour diminuer éventuellement la consommation de celui-ci» (p. 398). Le juge LeBel a aussi fait observer, à la p. 399, que, dans la documentation interne obtenue d'Imperial, «l'on retrouve aussi des commentaires suggérant que la publicité du tabac aurait un objectif soit de promotion, soit de recrutement de nouveaux fumeurs, soit de consolidation de la clientèle, en rassurant les fumeurs actuels».
26 Pour ce qui est de l'exigence de l'atteinte minimale, le juge Brossard a conclu, à la p. 439, que, sous réserve de l'exception de l'interdiction de publicité de style de vie, les art. 4, 5, 6 et 8 de la Loi ne constituent pas une atteinte minimale aux droits des appelantes parce qu'il «eût été facilement possible de soustraire toute publicité de nature strictement informative, n'ayant aucune incidence prouvée, même au niveau des possibilités, sur la consommation, de la suppression générale». En conséquence, le juge Brossard a conclu, à la p. 442, que les art. 4, 5, 6 et 8 de la Loi ne pouvaient se justifier en vertu de l'article premier de la Charte, mais que les art. 7 et 9 le pouvaient. Il n'a pas confirmé l'interdiction de publicité de style de vie, même s'il a décidé que ce type de publicité était théoriquement justifiable en vertu de l'article premier, parce que le législateur n'avait pas fait dans la loi de distinction entre les types de publicité.
Les questions devant notre Cour
1 La Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988, ch. 20, relève-t-elle, en tout ou en partie, de la compétence du Parlement du Canada de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada en vertu de l'art. 91, ou en matière de droit criminel suivant le par. 91(27), de la Loi constitutionnelle de 1867, ou autrement?
2 La Loi réglementant les produits du tabac est-elle, en tout ou en partie, incompatible avec la liberté d'expression garantie à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l'affirmative, apporte-t-elle une limite raisonnable à l'exercice de ce droit, dont la justification puisse se démontrer au sens de l'article premier de la Charte?
Analyse
1. Compétence en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867
La compétence en matière de droit criminel
28 La première question soulevée dans les présents pourvois vise à déterminer si la Loi constitue un exercice valide de la compétence fédérale en matière de droit criminel et est en conséquence intra vires du Parlement. Le paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement la compétence exclusive de légiférer relativement au droit criminel. Cette compétence est de nature plénière et notre Cour en a toujours défini largement la portée. Comme le juge Estey l'a fait remarquer dans l'arrêt Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226, à la p. 238, «[l]es termes du par. 91(27) de la Constitution doivent être interprétés comme attribuant au Parlement la compétence exclusive en matière de droit criminel dans le sens plus large du terme»; voir aussi Attorney-General for Ontario c. Hamilton Street Railway Co., [1903] A.C. 524 (C.P.), aux pp. 528 et 529. Dans l'élaboration d'une définition du droit criminel, notre Cour a pris soin de ne pas geler la définition à une époque déterminée ni de la restreindre à un domaine d'activité fixe; voir Goodyear Tire and Rubber Co. c. The Queen, [1956] R.C.S. 303, à la p. 311 (le juge Rand); R. c. Zelensky, [1978] 2 R.C.S. 940, aux pp. 950 et 951 (le juge en chef Laskin). Dans l'arrêt Proprietary Articles Trade Association c. Attorney-General for Canada, [1931] A.C. 310 (PATA), à la p. 324, le Conseil privé a défini la compétence fédérale en matière de droit criminel dans le sens le plus large possible de façon à inclure tout acte interdit assorti de sanctions pénales. À la suite de cette décision, notre Cour a reconnu que la définition du Conseil privé était trop large car elle permettrait au Parlement, simplement en légiférant de la manière appropriée, d'empiéter spécieusement sur des domaines de compétence législative provinciale; voir Scowby, précité, à la p. 237. Comme l'affirme le juge Estey dans Scowby, à la p. 237, «on a accepté que l'interdiction doit se fonder sur un objectif public légitime». Cet ajustement nécessaire a été introduit dans Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1 (le Renvoi sur la margarine). Aux pages 49 et 50, le juge Rand a attiré l'attention sur la nécessité d'identifier le mal ou l'effet nuisible ou indésirable contre lequel la loi est dirigée. Il affirme:
[TRADUCTION] Un crime est un acte que la loi interdit, avec des sanctions pénales appropriées; mais comme les prohibitions ne sont pas édictées dans le vide, nous sommes justifiés de chercher contre quel mal ou effet nuisible ou indésirable pour le public la loi est dirigée. Cet effet peut être relié à des intérêts sociaux, économiques ou politiques; et la législature avait à l'esprit de supprimer le mal ou de protéger l'intérêt menacé.
. . .
La prohibition est-elle [. . .] adoptée en vue d'un objectif public qui peut la faire considérer comme relative au droit criminel? La paix publique, l'ordre, la sécurité, la santé, la moralité: ce sont là des buts habituels, bien que non exclusifs, que poursuit ce droit . . . [Je souligne.]
Voir aussi R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, à la p. 489.
3. La présente loi a pour objet de s'attaquer, sur le plan législatif, à un problème qui, dans le domaine de la santé publique, est grave, urgent et d'envergure nationale et, plus particulièrement:
a) de protéger la santé des Canadiennes et des Canadiens compte tenu des preuves établissant de façon indiscutable un lien entre l'usage du tabac et de nombreuses maladies débilitantes ou mortelles;
b) de préserver notamment les jeunes, autant que faire se peut dans une société libre et démocratique, des incitations à la consommation du tabac et du tabagisme qui peut en résulter;
c) de mieux sensibiliser les Canadiennes et les Canadiens aux méfaits du tabac par la diffusion efficace de l'information utile aux consommateurs de celui-ci.
Il est tout à fait évident que les trois objets énumérés aux al. 3a) à c) ont en commun un souci pour la santé publique, et plus particulièrement, un souci de protéger les Canadiens contre les méfaits du tabac. C'est un souci valide. On a présenté en première instance une preuve abondante établissant de façon convaincante (ce qui n'a pas été contesté par les appelantes) que l'usage du tabac est répandu dans la société canadienne et qu'il présente de graves dangers pour la santé d'un grand nombre de Canadiens. En passant, je tiens à mentionner le principe bien établi selon lequel un tribunal a le droit, dans le cadre d'une analyse du caractère véritable, de se reporter à une preuve extrinsèque, comme les textes législatifs connexes, les débats parlementaires et la preuve du «mal» que le texte vise à corriger; voir Morgentaler, précité, aux pp. 483 et 484; Renvoi relatif à la Loi anti-inflation, [1976] 2 R.C.S. 373, à la p. 437; Renvoi relatif à la Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 R.C.S. 297, aux pp. 317 à 319. Comme point de départ de l'examen de ces documents extrinsèques, il convient d'examiner le discours prononcé par Jake Epp, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, le 23 novembre 1987, avant la deuxième lecture du projet de loi C-51, qui a plus tard reçu la sanction royale. Il affirme (Débats de la Chambre des communes, vol. IX, à la p. 11042):
Le gouvernement fédéral s'attaque activement à la question de l'usage du tabac. Il est important que les gens comprennent pourquoi cet usage que l'on considérait simplement comme une habitude personnelle est devenu avec raison un sujet d'inquiétude publique. En effet, des preuves irréfutables démontrent que la fumée du tabac est la plus importante cause évitable de maladies, d'incapacités et de décès prématurés au Canada. De plus, il est devenu évident que les Canadiens qui sont exposés régulièrement à un environnement enfumé peuvent souffrir de conséquences nuisibles à leur santé. Il n'est donc pas étonnant que le public exige de plus en plus un environnement où les non-fumeurs sont protégés de la fumée du tabac.
En tant que ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, je me préoccupe avant tout de la santé des Canadiens. Je dois donc faire tout ce que je peux pour protéger leur santé en décourageant la publicité en faveur du tabac et en informant davantage le public sur les dangers que l'usage du tabac fait courir à la santé.
Il ne s'agit pas d'une croisade morale. Il ne s'agit pas de quelques personnes zélées qui tentent d'imposer leur style de vie aux autres. Il s'agit d'une mesure responsable que le gouvernement prend en réponse à des preuves irréfutables qui démontrent que le tabac cause effectivement près de 100 décès par jour au Canada même si le tiers de la population adulte fume.
[TRADUCTION] La preuve scientifique résumée dans le présent énoncé révèle que l'habitude de fumer cause le cancer des poumons, de la bouche, du larynx, de l'{oe}sophage, de la vessie, des reins et du pancréas, et que l'usage oral du tabac cause le cancer de la bouche. L'usage du tabac est la cause de 29 pour 100 des décès attribuables au cancer chaque année, soit environ plus de 15 300 décès en 1989. Il y a de plus en plus de données qui établissent que le tabagisme passif (inhalation involontaire de fumée de tabac) accroît le risque de cancer des poumons chez les non-fumeurs.
De même, dans le rapport de Donald T. Wigle, op. cit., on trouve la conclusion suivante:
[TRADUCTION] La fumée de tabac contient plus de 4 000 substances chimiques connues, dont beaucoup sont toxiques. Plus de 50 substances chimiques présentes dans la fumée de tabac, et la fumée de tabac elle-même, sont une cause connue du cancer chez les animaux et les humains.
. . .
L'usage du tabac cause environ 30 pour 100 de tous les décès attribuables au cancer, 30 pour 100 de tous les décès attribuables à l'insuffisance coronarienne et environ 85 pour 100 de tous les décès attribuables à la bronchite/emphysème chronique au Canada et aux États-Unis. De plus, l'habitude de fumer est une cause importante des décès attribuables aux anévrismes aortiques, aux maladies artérielles périphériques et aux incendies. Il existe de plus en plus de données que l'usage du tabac est également une importante cause des décès résultant d'accidents cérébrovasculaires.
La documentation scientifique établit bien hors de tout doute raisonnable le rôle de l'usage du tabac comme cause des principales maladies qui viennent d'être décrites. Cette conclusion est acceptée par toutes les grandes organisations professionnelles de la santé ainsi que par de nombreux gouvernements et organismes internationaux, dont:
-Association médicale canadienne
-Association canadienne de santé publique
-Santé et Bien-être social Canada
-Société canadienne du cancer
-Association pulmonaire du Canada
-Fondation canadienne des maladies du c{oe}ur
-Conseil canadien sur le tabagisme et la santé
-Surgeon General et Department of Health and Human Services des États-Unis
-Organisation mondiale de la santé
-Centre international de recherche sur le cancer.
32 Il appert donc que les effets nocifs de l'usage du tabac sur la santé sont à la fois saisissants et importants. En deux mots, le tabac tue. Compte tenu de ce fait, le Parlement peut-il validement se servir du droit criminel pour interdire aux fabricants des produits du tabac d'inciter la population canadienne à consommer ces produits et pour mieux la sensibiliser aux méfaits du tabac? À mon avis, il ne fait aucun doute qu'il peut le faire. De toute évidence, la «santé» n'est pas un chef de compétence énuméré dans la Loi constitutionnelle de 1867. Comme le fait observer le juge Estey dans l'arrêt Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112, à la p. 142:
. . . la «santé» n'est pas l'objet d'une attribution constitutionnelle spécifique, mais constitue plutôt un sujet indéterminé que les lois fédérales ou provinciales valides peuvent aborder selon la nature ou la portée du problème de santé en cause dans chaque cas.
Vu que la santé comme matière constitutionnelle présente un caractère «informe» et qu'il s'ensuit que tant le Parlement que les législatures provinciales peuvent validement légiférer dans ce domaine, il importe de faire ressortir de nouveau la nature plénière de la compétence en matière de droit criminel. Dans le Renvoi sur la margarine, précité, aux pp. 49 et 50, le juge Rand établit clairement que la protection de la «santé» constitue un des «buts habituels» du droit criminel, et que la compétence en matière de droit criminel peut validement être exercée pour protéger le public contre un «effet nuisible ou indésirable». Le fédéral possède une vaste compétence pour ce qui est de l'adoption de lois en matière criminelle relativement à des questions de santé, et cette compétence n'est circonscrite que par les exigences voulant qu'elles comportent une interdiction accompagnée d'une sanction pénale, et qu'elles visent un mal légitime pour la santé publique. Si une loi fédérale donnée possède ces caractéristiques et ne constitue pas par ailleurs un empiétement «spécieux» sur la compétence provinciale, c'est alors une loi valide en matière criminelle; voir Scowby, précité, aux pp. 237 et 238.
Nous savons que le tabac fait partie de notre culture depuis des siècles, et que ses effets nocifs ne sont connus que depuis quelques années. Pourtant, il faut bien admettre qu'aucun parti politique, à mon avis, mènerait une campagne électorale tambour battant sur l'interdiction du tabac. Voilà la réalité.
Or, si nous sommes encore bien loin d'interdire la vente de ce produit dangereux, jusqu'où accepterions-nous d'aller pour en réduire progressivement la consommation? Certes, interdire la publicité sur le tabac est une politique acceptable comme mesure progressive.
Jake Epp, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, a fait une observation similaire au cours du débat, à la p. 11045:
Il n'est pas possible d'interdire la vente d'une drogue aussi répandue dans notre société que le tabac peut l'être, mais il est à la fois possible et souhaitable d'en interdire la publicité et la promotion. . .
L'interdiction de la publicité n'est qu'un aspect, même s'il est important, d'une vaste politique à long terme, en matière de santé, concernant le tabac et son usage. L'objectif à long terme est d'abaisser notablement la consommation de tabac. L'outil essentiel pour y parvenir est le programme national de réduction de l'usage du tabac, effort conjoint des gouvernements provinciaux, territoriaux et fédéral et des principales organisations du domaine de la santé. À court terme, les objectifs du gouvernement sont de renforcer la tendance actuelle contre l'acceptabilité sociale de l'usage du tabac et d'améliorer la crédibilité du message dénonçant le coût pour la santé.
Bien qu'il soit évident que la vente des cigarettes ne peut pas être interdite en ce moment, il est également manifeste que la production, la distribution et la vente de ces produits ne peuvent plus être envisagées dans la même perspective que la production, la distribution et la vente d'autres produits. Il semble raisonnable, au présent stade, de recourir à toute mesure pratique en vue d'éliminer progressivement la promotion des ventes de cigarettes et il faut en même temps établir des projets destinés à aider les producteurs et les autres personnes qui seront lésées par la mévente des cigarettes. Il serait en outre souhaitable d'intensifier les mesures d'éducation populaire en vue de décourager les fumeurs et de déployer des efforts en vue de rendre la cigarette moins dangereuse pour les fumeurs invétérés.
À cet égard, le Comité a recommandé à la p. 32 que «la publicité sur la cigarette et toute autre forme de promotion des ventes de cigarettes soient progressivement éliminées», et il a proposé aux pp. 52 et 53 une élimination complète de toute publicité sur la cigarette dans les quatre années suivant l'adoption d'une loi. Depuis 1969, le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social a présenté toute une gamme de programmes éducatifs et a appuyé les organismes de recherche et de promotion de la santé dans la lutte contre l'usage du tabac. Par exemple, en 1983, Santé et Bien-être social Canada a publié un document intitulé Initiatives canadiennes en matière de santé et de lutte contre l'usage du tabac dans lequel il affirme aux pp. 80 et 82:
Une initiative d'envergure visant à favoriser la prise de mesures concertée par les provinces et les deux territoires du Canada débuta en 1980, lorsque la santé et la lutte contre le tabagisme furent définis comme étant des secteurs prioritaires à l'égard desquels il convenait de prendre des mesures conjointes. En novembre 1980, un groupe de travail fédéral-provincial fut créé.
Lorsque ce groupe de travail présenta son rapport un an plus tard, les autorités tant fédérales que provinciales étaient engagées dans toute une gamme de projets axés sur la prévention du tabagisme, sur la cessation et sur la recherche. L'envergure de ces activités avait connu une expansion rapide et offrait de nombreuses possibilités d'aide et de collaboration.
Pour sa part, le gouvernement fédéral s'occupait de financement, de recherche ainsi que d'élaboration et de mise sur pied de programmes dans plusieurs secteurs critiques.
. . .
La Direction de la promotion de la santé, chargée de l'administration de l'ensemble du Programme canadien sur le tabac et la santé, exécutait les projets de recherche et de création de banques de données, un projet national d'envergure en matière de prévention, «Vers une génération de non-fumeurs», un projet de lutte contre le tabagisme conjointement avec les pharmaciens communautaires, ainsi qu'une campagne de lutte contre le tabagisme administrée dans les collectivités et diffusée dans les médias à l'intention du grand public qui s'intitulait «Moi aussi, j'écrase».
3 Accessibilité des services et des programmes
4 Diffusion de messages anti-tabac
5 Appui des initiatives communautaires
6 Coordination intersectorielle
7 Expansion des connaissances et des recherches
Parmi les mesures législatives recommandées dans ce document, on note entre autres qu'il faut indiquer que les produits du tabac sont des substances toxiques et qu'il faut «interdire la publicité, la promotion et le parrainage directs ou indirects des produits du tabac; rendre la promotion de ces produits moins attrayante ou exiger que l'emballage de tous les produits du tabac porte des mises en garde bien en évidence» (p. 20). En 1988, le comité législatif responsable de l'étude du projet de loi C-51, qui est par la suite devenu la Loi, a tenu des auditions au cours desquelles il a obtenu le point de vue de 104 organisations représentatives de tout un éventail d'intérêts: médecine, transports, publicité, groupes de fumeurs, groupes de non-fumeurs et producteurs de tabac.
[TRADUCTION] À mon avis, on ne peut avoir gain de cause en soutenant que le Dominion ne peut légiférer si l'objet réel de l'interdiction d'importation, de fabrication ou de vente de ces produits est la protection de la santé du public.
8. Nul ne doit vendre quelque drogue
a) qui a été fabriquée, préparée, conservée, empaquetée ou emmagasinée dans des conditions non hygiéniques; . . .
9. (1) Nul ne doit étiqueter, empaqueter, traiter, préparer, vendre ou annoncer quelque drogue de manière fausse, trompeuse ou mensongère, ou qui peut créer une fausse impression quant à la nature, valeur, quantité, composition, ou quant aux avantages ou à la sûreté de la drogue.
Lorsqu'il a confirmé la constitutionnalité de ces dispositions en vertu du par. 91(27), le juge en chef Laskin, s'exprimant au nom de la majorité, affirme aux pp. 288 et 289:
Il ressort d'un examen des différentes dispositions de la Loi des aliments et drogues que cette loi va au delà de la simple prohibition et qu'elle fixe des normes notamment en ce qui concerne l'étiquetage, l'empaquetage et la fabrication, de sorte qu'elle ne relève pas exclusivement du par. 91(27). Les ramifications de la Loi, qui porte sur les aliments, les drogues, les cosmétiques et les instruments, et l'accent qu'elle met sur les normes de commercialisation me semblent lui prêter un aspect commercial qui transcende le simple droit criminel. La Loi des aliments et drogues semble comprendre trois catégories de dispositions. Celles de l'art. 8 visent à protéger la santé et la sécurité physiques du public. Les dispositions de l'art. 9 portent sur la commercialisation et celles relatives aux drogues contrôlées, qui figurent dans la partie III de la Loi, ont pour objet la protection de la santé morale du public. Les première et troisième catégories peuvent à juste titre être considérées comme relevant de la compétence en matière de droit criminel, mais la seconde emporte certainement l'application de la compétence en matière d'échanges et de commerce.
Toutefois, il n'est pas nécessaire d'examiner davantage cette question, car il est bien établi depuis fort longtemps que la protection des aliments et d'autres produits contre la falsification et l'application des normes de pureté ressortissent légitimement au droit criminel. [Je souligne.]
L'analyse du juge en chef Laskin indique clairement qu'une loi portant sur les aliments et les drogues qui vise à protéger «la santé et la sécurité physiques du public» constitue un exercice valide de la compétence fédérale en matière de droit criminel. Tel était également le point de vue de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'arrêt Standard Sausage Co. c. Lee, [1933] 4 D.L.R. 501, complété par des motifs additionnels publiés à [1934] 1 D.L.R. 706, confirmé dans Wetmore, précité, aux pp. 292 et 293, et dans lequel on a déclaré constitutionnelle, comme relevant du droit criminel, une interdiction de falsification d'aliments prévue aux art. 3, 4 et 23 de la Loi des aliments et drogues, S.R.C. 1927, ch. 76. Lorsqu'il a rendu cette décision, le juge Macdonald a affirmé aux pp. 506 et 507:
[TRADUCTION] . . . si le Parlement fédéral, pour protéger la santé publique contre un danger réel ou appréhendé, apporte des restrictions aux agents de conservation qui peuvent être utilisés et en limite le nombre, il peut le faire en vertu du par. 91(27) de l'A.A.N.B. Ce n'est pas par essence une intrusion dans la propriété et les droits civils. Cela peut en découler accessoirement mais le vrai but (qui n'est pas déguisé, ni seulement un appui à ce qui est en substance un empiétement) est de prévenir un dommage réel ou appréhendé ou la probabilité d'un dommage de la plus grande gravité pour tous les habitants du Dominion.
. . .
L'objet premier de cette loi est la sécurité du public, en protégeant celui-ci contre un dommage appréhendé. Si c'est là son but principal -- et non un simple prétexte pour s'ingérer dans le domaine des droits civils -- sa validité n'est pas amoindrie . . .
41 En outre, à mon avis, il découle nécessairement du raisonnement dans l'arrêt Wetmore et dans le Renvoi sur la margarine que, dans le domaine du droit criminel, la compétence fédérale de légiférer relativement aux produits dangereux englobe également celle de légiférer quant aux mises en garde à apposer sur les produits dangereux. Puisque ces mises en garde servent à sensibiliser les Canadiens aux conséquences potentiellement nocives de l'utilisation de produits dangereux, le pouvoir d'interdire la vente de produits sur lesquels n'a pas été apposée cette mise en garde ne constitue qu'une extension logique de la compétence fédérale de protéger la santé publique par l'interdiction même de la vente de ces produits. Comme l'a fait remarquer le juge en chef Lamer dans l'arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, à la p. 999, «[i]l est [. . .] reconnu depuis longtemps que le pouvoir en matière de droit criminel comporte aussi un aspect préventif». C'est également ce que sous-entend l'arrêt de notre Cour Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914, dans lequel le juge Estey, après avoir conclu qu'un règlement détaillé concernant les normes de production et de contenu d'une liqueur de malt pris en vertu de la Loi des aliments et drogues, S.R.C. 1970, ch. F-27, était ultra vires du Parlement, a cependant fait remarquer aux pp. 933 et 934:
L'existence d'un secteur de réglementation légitime des pratiques commerciales contraires aux intérêts de la collectivité, tels que l'annonce et l'étiquetage trompeurs, faux ou mensongers, n'est pas en cause.
42 À cet égard, il importe de signaler que le Parlement a déjà adopté de nombreuses interdictions de fabrication, de vente, de publicité et d'utilisation d'un grand nombre de produits qu'il considère à l'occasion comme dangereux ou nocifs. Par exemple, la Loi sur les produits dangereux, L.R.C. (1985), ch. H-3, modifiée, L.R.C. (1985), ch. 24 (3e suppl.), art. 1, que la Cour d'appel du Manitoba a jugé un exercice valide de la compétence en matière de droit criminel, dans l'arrêt R. c. Cosman's Furniture (1972) Ltd. (1976), 32 C.C.C. (2d) 345, renferme les dispositions suivantes:
2. Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.
. . .
«produit contrôlé» Produit, matière ou substance classés conformément
aux règlements d'application de l'alinéa 15(1)a) dans une des catégories inscrites à l'annexe II.
«produit dangereux» Produit interdit, limité ou contrôlé.
«produit interdit» Produit, matière ou substance inscrits à la partie I
de l'annexe I.
«produit limité» Produit, matière ou substance inscrits à la partie II de
l'annexe I.
«publicité» S'entend notamment de la présentation, par tout moyen
d'un produit interdit ou d'un produit limité en vue d'en promouvoir directement ou indirectement l'aliénation, notamment par vente.
. . .
4. (1) La vente, l'importation et la publicité des produits interdits sont interdites.
(2) Sauf autorisation contraire des règlements d'application de l'article 5, la vente, l'importation et la publicité des produits limités sont interdites.
5. Le gouverneur en conseil peut, par règlement:
a) autoriser la vente, l'importation ou la publicité de tout produit limité et prévoir les cas et conditions dans lesquels l'autorisation peut être donnée et à qui elle peut l'être;
. . .
15. (1) Sous réserve de l'article 19, le gouverneur en conseil peut, par règlement:
. . .
d) fixer les modalités de la divulgation de renseignements sur une étiquette et de l'apposition de celle-ci sur un produit contrôlé ou sur le contenant dans lequel celui-ci est emballé;
e) fixer les signaux de danger et les modalités de leur affichage sur un produit contrôlé ou sur le contenant dans lequel celui-ci est emballé;
44 Vu sous cet angle, la seule véritable distinction susceptible d'être établie entre les mesures adoptées en vertu de la Loi et une interdiction absolue de vente ou d'usage des produits du tabac a trait au moyen employé par le Parlement pour lutter contre le «mal» que présente l'usage du tabac. Cependant, si elle n'est pas accompagnée d'une preuve de son caractère déguisé, une telle distinction n'est pas importante du point de vue constitutionnel. Lorsqu'il est admis, comme cela doit l'être à mon avis, que l'usage du tabac a des effets nocifs sur la santé et que, lors de l'adoption de la loi en question, le Parlement souhaitait lutter contre ces effets, alors la sagesse de la méthode qu'il a choisie ne peut être déterminante relativement à sa compétence de légiférer. L'analyse du caractère véritable d'une loi a pour but de déterminer l'objet sous-jacent que visait le Parlement au moment de l'adoption de cette loi; il ne s'agit pas de déterminer s'il a choisi cet objet judicieusement ou s'il l'aurait atteint plus efficacement en légiférant autrement; voir R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 358 (le juge Wilson), et Morgentaler, précité, à la p. 487:
Ce n'est que lorsqu'une loi a des effets qui empiètent si directement sur un autre domaine qu'elle doit avoir un objet dissimulé que lesdits effets prennent eux-mêmes de l'importance aux fins de l'analyse. . .
Il n'existe aucune preuve que l'effet pratique de la Loi, ou l'absence d'effet, est l'indice d'un quelconque «objet dissimulé».
Les principaux arguments des appelantes
45 Il me semble que les considérations qui précèdent suffisent à établir que la Loi, de par son caractère véritable, est une loi en matière de droit criminel visant à protéger la santé publique et que, par conséquent, le Parlement a la compétence législative, en vertu du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, de l'adopter. Cependant, j'estime opportun d'examiner directement les trois principaux arguments soulevés par les appelantes pour soutenir que la Loi n'est pas une loi valide en matière de droit criminel: premièrement, que la conduite interdite par la Loi n'a pas d'[TRADUCTION] «affinité avec une préoccupation traditionnelle en matière de droit criminel»; deuxièmement, que le Parlement ne peut rendre criminelle une activité accessoire à un «mal» s'il n'a pas donné un caractère criminel au «mal» lui-même, et troisièmement, qu'il convient davantage de qualifier la Loi de texte de nature réglementaire plutôt que de texte relevant du droit criminel. J'examinerai séparément chacun de ces arguments.
i.Affinité de la Loi avec une préoccupation traditionnelle en matière de droit criminel
[TRADUCTION] De l'avis de leurs Seigneuries, l'art. 498 du Code criminel et la plus grande partie des dispositions de la Loi des enquêtes sur les coalitions entrent dans le pouvoir qu'a le Parlement du Dominion de faire des lois en ce qui concerne les matières entrant dans la catégorie de sujets «le droit criminel, y compris la procédure en matière criminelle» (art. 91, par. 27). En substance, le but de la Loi est, dans son art. 2, de définir et, dans son art. 32, de rendre criminelles les coalitions que le législateur entend prohiber dans l'intérêt public. Cette définition est large et peut couvrir des activités que l'on ne considérait pas jusque-là comme criminelles. Mais seules sont touchées les coalitions «qui ont opéré ou sont de nature à opérer au détriment de l'intérêt du public, soit des consommateurs, des producteurs ou autres»; et si le Parlement décide à bon droit que lesdites activités commerciales doivent être réprimées dans l'intérêt public, leurs Seigneuries ne voient pas pourquoi le Parlement ne pourrait pas en faire des crimes. Le «droit criminel» signifie «le droit criminel dans son sens le plus large» (Attorney-General for Ontario c. Hamilton Street Ry. Co., [1903] A.C. 524). Il ne se confine certainement pas à ce que le droit anglais ou celui d'une province quelconque considéraient comme des actes criminels en 1867. Ce pouvoir doit permettre de légiférer pour définir de nouveaux crimes. [. . .] Il apparaît assez vain à leurs Seigneuries de chercher à confiner les crimes à une catégorie d'actes qui, de par leur nature véritable, appartiennent au domaine du «droit criminel», car on ne peut fixer le domaine du droit criminel qu'en examinant quels actes l'État qualifie de crimes à chaque période en cause . . . [Je souligne.]
Peu de temps après cette décision, dans l'arrêt Attorney-General for British Columbia c. Attorney-General for Canada, [1937] A.C. 368, le Conseil privé a adopté un raisonnement similaire pour maintenir, en vertu de la compétence en matière de droit criminel, une prohibition de discrimination relative aux prix. Plus tard, notre Cour, se fondant en grande partie sur le raisonnement du Conseil privé dans l'arrêt PATA, précité, a confirmé une interdiction de maintien du prix de revente en vertu de la compétence en matière de droit criminel (Campbell c. The Queen, [1965] R.C.S. vii), ainsi qu'une loi fédérale autorisant les tribunaux à interdire par ordonnance la continuation de pratiques illégales ou à dissoudre des fusions illégales; voir Goodyear Tire, précité. Dans cet arrêt, à la p. 311, le juge Rand a de nouveau confirmé le raisonnement de l'arrêt PATA et fait l'observation suivante:
[TRADUCTION] Il est reconnu que le par. 91(27) de la loi sur la Confédération doit être interprété dans son sens le plus large, mais il ne s'agit pas pour autant d'établir un éventail fixe d'infractions ni de sanctions. L'évolution des types et des modèles d'activités sociales et économiques fait constamment appel à de nouveaux contrôles et restrictions de nature pénale, et, selon moi, on ne peut sérieusement soutenir que les nouveaux modes d'exécution et de sanction, adaptés à l'évolution des conditions, ne doivent pas être considérés comme faisant également partie de la compétence du Parlement.
ii.L'aspect secondaire de l'acte interdit
50 À mon avis, cet argument échoue parce qu'il n'est pas compatible avec la jurisprudence récente de notre Cour. Tant dans le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 (le Renvoi sur la prostitution) que dans l'arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, notre Cour a maintenu la constitutionnalité de lois qui criminalisaient une activité secondaire sans rendre criminelle l'activité ou le «mal» sous-jacents. Par exemple, dans le Renvoi sur la prostitution, notre Cour a confirmé la constitutionnalité de l'art. 193 et de l'al. 195.1(1)c) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, qui interdisaient la sollicitation de clients à des fins de prostitution et la tenue de maisons de débauche, sans toutefois interdire la prostitution même. Pour conclure à la validité constitutionnelle de ces dispositions, le juge en chef Dickson a fait le raisonnement suivant, à la p. 1142:
Bien que j'admette que le Parlement a choisi un moyen détourné, il m'est difficile d'affirmer que le Parlement ne peut emprunter cette voie. La question n'est pas de savoir si le régime législatif est insatisfaisant ou peu judicieux mais si le régime porte atteinte aux préceptes fondamentaux de notre système juridique. Le fait que la vente de services sexuels en échange d'argent ne soit pas un acte criminel en droit canadien ne signifie pas que le Parlement ne peut utiliser le droit criminel pour manifester la désapprobation de la société à l'égard de la sollicitation de rue. Tant qu'on ne demandera pas directement à notre Cour de se prononcer sur la compétence du Parlement pour criminaliser la prostitution, il est difficile d'affirmer que le Parlement ne peut pas criminaliser et ainsi contrôler indirectement certains éléments de la prostitution, c'est-à-dire la sollicitation de rue. [Souligné dans l'original.]
Dans cet arrêt, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) a également fait l'observation suivante, à la p. 1191:
Comme je l'ai déjà dit, la prostitution en soi n'est pas un crime au Canada. Notre législateur a préféré s'attaquer indirectement à la prostitution. Le Code criminel contient plusieurs interdictions relatives à l'action d'accepter de l'argent en contrepartie de services sexuels. On retrouve parmi les infractions qui se rapportent à la prostitution les dispositions sur les maisons de débauche, les dispositions sur les souteneurs ainsi que d'autres infractions plus générales qui ont des répercussions indirectes sur les activités accessoires de la prostitution; par exemple, des dispositions sur le fait de troubler la paix. À mon avis, ces dispositions législatives indiquent que, bien que selon la lettre de la loi la prostitution elle-même ne soit pas illégale, notre législateur vise effectivement à supprimer la pratique.
Notre Cour a appliqué un raisonnement similaire dans l'arrêt Rodriguez, précité, dans lequel elle a confirmé la constitutionnalité d'une interdiction d'aide au suicide en vertu de l'al. 214b) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, même si le suicide n'était, et n'est toujours pas, illégal au Canada.
iii.La création d'exemptions dans le cadre de la compétence en matière de droit criminel
Je n'ai pas besoin de citer de précédents pour affirmer que le Parlement peut déterminer ce qui n'est pas criminel aussi bien que ce qui l'est, et qu'il peut par conséquent introduire dans ses lois pénales des dispenses ou des immunités. Il l'a fait dans le domaine des jeux et paris en permettant l'exploitation légale du pari mutuel [. . .], en exemptant les foires ou expositions agricoles de certaines interdictions qui frappent les loteries et jeux de hasard [. . .] et en permettant expressément des loteries sous certaines conditions . . .
55 Plus récemment, dans R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89, notre Cour a de nouveau confirmé la conclusion du juge en chef Laskin. Dans cet arrêt, notre Cour s'est prononcée sur une contestation de l'art. 207 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, qui interdisait les loteries, sauf celles d'une province tenues conformément aux modalités d'une licence délivrée par le lieutenant-gouverneur. Notre Cour a statué que la disposition du Code énonçait une règle de droit criminel valide, même si elle déléguait un pouvoir de réglementation aux lieutenants-gouverneurs en conseil des provinces leur permettant de créer certaines exceptions. En arrivant à la conclusion que l'art. 207 constituait un exercice valide de compétence en matière de droit criminel, le juge Stevenson affirme à la p. 105:
Je constate que ces dispositions mêmes ont été considérées comme valides par le juge en chef Laskin dans l'opinion dissidente (les juges formant la majorité n'ayant pas abordé la question) qu'il a rédigée dans l'arrêt Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616. Le Juge en chef a mentionné, à la p. 627, le pouvoir du Parlement d'introduire, dans ses lois criminelles, des dispenses ou des immunités en déterminant ce qui est et ce qui n'est pas criminel.
Le juge Stevenson a exprimé son assentiment avec le juge en chef Laskin et a justifié ainsi sa conclusion, aux pp. 106 et 107:
Les appelants mettent en doute que le pouvoir en matière de droit criminel puisse étayer l'instauration d'un régime de réglementation dans lequel un organisme ou un agent administratif exerce un pouvoir discrétionnaire. Ce faisant, ils posent la question [TRADUCTION] «mentionnée par le professeur Hogg» dans Constitutional Law of Canada, [. . .] à la p. 415. Hogg dit qu'il s'agit vraiment d'une question de législation déguisée. [. . .] À mon avis, la décriminalisation des loteries exploitées en vertu de licences assorties de certaines conditions précises n'est pas une tentative déguisée de légiférer. Elle constitue une définition de l'acte criminel, qui fixe la portée de l'infraction, un exercice constitutionnellement acceptable du pouvoir en matière de droit criminel, qui réduit le champ de l'interdiction du droit criminel lorsqu'il existe certaines conditions. Je ne puis qualifier cela d'empiétement sur les pouvoirs des provinces, pas plus que les appelants n'ont eux-mêmes été en mesure de le faire. [Je souligne.]
57 Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d'avis que la Loi constitue un exercice valide de la compétence fédérale en matière de droit criminel. C'est pourquoi j'estime inutile d'examiner l'autre argument du procureur général selon lequel la Loi relève de la compétence fédérale de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada. Par conséquent, je passerai immédiatement à un examen de la validité de la Loi sous le régime de la Charte.
2. La Charte canadienne des droits et libertés
Introduction
58 Le procureur général a admis que l'interdiction de publicité et de promotion prévue dans la Loi constitue une violation du droit à la liberté d'expression garanti aux appelantes par l'al. 2b) de la Charte, et il a orienté ses arguments seulement vers la justification de cette violation en vertu de l'article premier de la Charte. À mon avis, le procureur général a eu raison d'admettre ce fait. À plusieurs reprises, notre Cour a statué que les interdictions relatives à l'expression commerciale par la publicité portent atteinte à la liberté d'expression prévue à l'al. 2b) de la Charte; voir Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, aux pp. 766 et 767; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, aux pp. 976 à 978; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, aux pp. 241 à 245. Relativement à cette question générale, il ne reste alors qu'à déterminer si cette atteinte peut se justifier en vertu de l'article premier, question que j'examinerai dans un instant.
L'article premier de la Charte
L'objectif et le contexte de la loi
60 L'article premier de la Charte garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. «Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.» Il est bien établi qu'il incombe à la partie qui recherche la justification de la restriction, en l'espèce le procureur général, d'en faire la justification. Dans Oakes, précité, notre Cour a établi deux critères généraux pour guider les tribunaux lorsqu'ils doivent déterminer si la justification d'une restriction peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. En premier lieu, l'objectif que la restriction vise à promouvoir doit être suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution. En second lieu, les moyens choisis pour atteindre l'objectif doivent être proportionnels à cet objectif. L'exigence de la proportionnalité comporte trois aspects: les mesures choisies doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif; elles doivent porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question, et il doit exister une proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets salutaires.
. . . le fardeau de la preuve en matière de justification en vertu de l'article premier de la charte repose sur celui qui soutient la restriction à un droit garanti. C'est le fardeau de preuve civile, la balance des probabilités. Toutefois, cette balance des probabilités doit être appliquée rigoureusement et la preuve doit être forte et persuasive.
À partir de ce critère, le juge Chabot a décidé que le procureur général n'avait pas démontré la proportionnalité entre d'une part, l'interdiction de publicité et de promotion du tabac en vertu des art. 4 à 8 de la Loi et la nécessité pour les fabricants des produits du tabac d'apposer, en vertu de l'art. 9, des mises en garde non attribuées sur les emballages, et d'autre part, l'objectif de réduire l'usage du tabac. Les appelantes soutiennent que l'analyse du juge Chabot était correcte et que notre Cour doit faire preuve de retenue à l'égard des conclusions de fait auxquelles il est arrivé.
63 Notre Cour a confirmé à maintes reprises que les exigences formulées dans l'arrêt Oakes doivent être appliquées avec souplesse en tenant compte du contexte factuel et social particulier de chaque cas. Le terme «raisonnables» employé à l'article premier est nécessairement une indication qu'il y a lieu de faire preuve de souplesse. Dans un passage important, mais souvent oublié, de l'arrêt Oakes, le juge en chef Dickson fait une mise en garde contre un examen trop formaliste de la justification en vertu de l'article premier, affirmant à la p. 139, que «[m]ême si la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes». Peu après, il a répété cette mise en garde dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, aux pp. 768 et 769, où il dit relativement à l'arrêt Oakes:
La Cour a affirmé que la nature du critère de proportionnalité pourrait varier en fonction des circonstances. Tant dans son élaboration de la norme de preuve que dans sa description des critères qui comprennent l'exigence de proportionnalité, la Cour a pris soin d'éviter de fixer des normes strictes et rigides.
Plus tard, dans l'arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, à la p. 735, le juge en chef Dickson a eu l'occasion de clarifier davantage la nature de l'examen dont il est question dans l'arrêt Oakes, affirmant que l'«on s'induit dangereusement en erreur si l'on voit dans l'article premier une disposition rigide et empreinte de formalisme». Il souligne, à la p. 735:
D'un point de vue purement pratique, les plaideurs qui invoquent la Charte peuvent parfois percevoir ainsi l'article premier mais, dans le droit constitutionnel de notre nation, cet article joue un rôle infiniment plus riche, un rôle de grande envergure et d'extrême raffinement.
Le juge en chef Dickson précise aux pp. 735 et 736 que le rôle de l'article premier est de réunir «les valeurs et les aspirations fondamentales de la société canadienne», ayant comme «double fonction» de rendre effectifs les droits et libertés garantis par la Charte et de permettre toute limite raisonnable qu'une société libre et démocratique peut avoir à y imposer. S'ils font preuve de «rigidité et [de] formalisme [. . .] dans l'application de l'article premier», précise-t-il, à la p. 737, les tribunaux risquent de ne pas tenir compte du «rapport synergique» qui existe entre les droits garantis par la Charte et le contexte de l'instance particulière. Dans États-Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, aux pp. 1489 et 1490, j'ai également fait ressortir l'importance du «rapport synergique» et de la nécessité d'éviter ce que j'ai appelé une «méthode mécaniste» dans l'application de l'analyse fondée sur l'article premier:
Il me semble qu'en effectuant cette évaluation en vertu de l'article premier il faut éviter de recourir à une méthode mécaniste. Bien qu'il faille accorder priorité dans l'équation aux droits garantis par la Charte, les valeurs sous-jacentes doivent être, dans un contexte particulier, évaluées délicatement en fonction d'autres valeurs propres à une société libre et démocratique que le législateur cherche à promouvoir.
Pour une démarche contextuelle similaire relativement à l'analyse fondée sur l'article premier, voir R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, à la 300; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, aux pp. 184 et 185; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, aux pp. 627 et 628; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, aux pp. 1355, 1356 et 1380; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, aux pp. 280 et 281, et Dickason c. Université de l'Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103, à la p. 1122.
En toute déférence, je ne suis pas d'accord. À mon avis, la nature et l'étendue des problèmes de santé reliés à l'usage du tabac sont tout à fait pertinents relativement à l'analyse fondée sur l'article premier, tant aux fins de la détermination du critère approprié de justification que dans l'appréciation de la preuve pertinente. À cet égard, il est essentiel de se rappeler que la dépendance au tabac est un phénomène unique et assez compliqué. Même si les effets nocifs du tabac sont de plus en plus connus, près du tiers de la population continue de fumer de façon régulière. On ne peut actuellement pas donner d'explication scientifique concluante de la dépendance au tabac, ni établir un lien causal bien compris entre la publicité, ou tout autre facteur environnemental, et l'usage du tabac. Cela n'est pas étonnant. En effet, on ne saurait comprendre le lien causal entre la publicité et la consommation ou entre le tabac et la dépendance sans procéder à une analyse approfondie des mystères de la psychologie humaine. Un grand nombre des rouages du cerveau humain et des causes du comportement humain demeurent un mystère pour nous, et le demeureront sans doute pendant encore longtemps. Sur ce point, il est intéressant d'examiner le point de vue du Surgeon General des États-Unis qui a fait remarquer dans son rapport de 1989 intitulé: Reducing the Health Consequences of Smoking -- 25 Years of Progress -- A report of the Surgeon General, aux pp. 512 et 513:
[TRADUCTION] Il n'existe pas d'étude publique scientifiquement rigoureuse qui donne une réponse concluante à la question fondamentale de savoir si la publicité et la promotion accroissent la consommation du tabac. Compte tenu de la complexité de la question, il y a peu de chance qu'une telle étude soit menée à brève échéance.
Cependant, malgré l'absence d'explications scientifiques concluantes des causes de la dépendance au tabac, il existe des éléments de preuve clairs sur les effets sociaux préjudiciables de l'usage du tabac. Comme je l'ai mentionné, on a présenté en première instance une preuve abondante établissant d'une part, que l'usage du tabac est une cause principale de cancers, de maladies cardiaques et de maladies pulmonaires entraînant la mort, et d'autre part, que le tabac crée une forte dépendance. L'aspect le plus troublant de la preuve déposée au procès est peut-être que l'usage du tabac est plus répandu chez les jeunes et les personnes moins instruites -- les groupes qui sont le moins en mesure de se renseigner sur les méfaits du tabac et de s'en protéger. La majorité des fumeurs au Canada commencent à fumer régulièrement à l'adolescence, et environ un fumeur sur cinq commence à fumer régulièrement dès l'âge de 13 ans; voir le rapport d'expert de Roberta G. Ferrence, op. cit.; «Project Plus/Minus», préparé pour Imperial Tobacco Ltd. (1982). En fait, on a estimé que les maladies causées par le tabac entraîneront six fois plus de décès prématurés chez les jeunes fumeurs canadiens que les accidents de voiture, le suicide, le meurtre et le SIDA confondus; voir le rapport d'expert de Donald T. Wigle, op. cit. Par ailleurs, il y a davantage de fumeurs chez les gens qui ont moins d'instruction. En 1986, 60 pour 100 des personnes n'ayant fait aucune étude secondaire fumaient à tous les jours, contre seulement 8 pour 100 dans le cas des diplômés d'université; voir le rapport d'expert de Roberta G. Ferrence, op. cit., à la p. 32.
Interprétés littéralement, mécaniquement, sans nuances, le test d'Oakes et le fardeau de preuve imposé ainsi à l'État nieraient, le plus souvent, à celui-ci la faculté de légiférer.
Par ailleurs, une telle approche se méprend sur la nature d'une affaire constitutionnelle comme celle-ci. Elle ne s'assimile pas à un simple procès civil. Nous ne sommes pas placés devant un dossier où un plaideur particulier tenterait, par hypothèse, de démontrer que, dans son cas, sa consommation de tabac et la publicité faite par tel manufacturier dont il consommait les cigarettes ont causé son cancer du poumon ou son emphysème. Il s'agit plutôt de déterminer sur quelle base un législateur peut choisir d'agir, dans des perspectives incertaines.
Il faut comprendre les limites et la nature des choix politiques. Il est souvent difficile de prévoir l'avenir et d'anticiper les conséquences bénéfiques ou néfastes d'une politique gouvernementale. Bien conçue, une politique peut être mal appliquée. Les ressources institutionnelles nécessaires peuvent faire défaut, des obstacles imprévus survenir. Si l'on applique rigoureusement le critère de la preuve civile, selon la balance des probabilités, on ne gouvernera pas. L'on ne saura faire les choix législatifs difficiles, mais parfois nécessaires. L'on confiera à la magistrature la surveillance d'un état essentiellement passif.
. . . en faisant correspondre les moyens et les fins, et en se demandant s'il a été porté le moins possible atteinte aux droits ou aux libertés, le législateur en arbitrant entre les revendications de groupes concurrents, sera encore obligé de trouver le point d'équilibre sans pouvoir être absolument certain d'où il se trouve. Les groupes vulnérables vont revendiquer la protection du gouvernement alors que les autres groupes et individus affirmeront que le gouvernement ne doit pas intervenir.
. . .
Pour trouver le point d'équilibre entre des groupes concurrents, le choix des moyens, comme celui des fins, exige souvent l'évaluation de preuves scientifiques contradictoires et de demandes légitimes mais contraires quant à la répartition de ressources limitées. Les institutions démocratiques visent à ce que nous partagions tous la responsabilité de ces choix difficiles. Ainsi, lorsque les tribunaux sont appelés à contrôler les résultats des délibérations du législateur, surtout en matière de protection de groupes vulnérables, ils doivent garder à l'esprit la fonction représentative du pouvoir législatif. . .
Il arrive parfois qu'au lieu d'arbitrer entre des groupes différents, le gouvernement devienne plutôt ce qu'on pourrait appeler l'adversaire singulier de l'individu dont le droit a été violé. Par exemple, pour justifier une atteinte à des droits consacrés par les art. 7 à 14 de la Charte, l'État fera valoir, au nom de toute la société, sa responsabilité de poursuivre les criminels alors que la personne fera valoir le caractère prépondérant des principes de justice fondamentale. Il est possible qu'il n'y ait pas de demandes contradictoires venant de différents groupes. Dans de tels cas, et d'ailleurs chaque fois que l'objet du gouvernement se rapporte au maintien de l'autorité et de l'impartialité du système judiciaire, les tribunaux peuvent décider avec un certain degré de certitude si les [TRADUCTION] «moyens les moins radicaux» ont été choisis pour parvenir à l'objectif compte tenu de la somme d'expérience acquise dans le règlement de ces questions . . .
En établissant une distinction entre une loi visant à «arbitrer entre des groupes différents», auquel cas un critère moins sévère pourrait être approprié relativement à la justification en vertu de l'article premier, et une loi dans laquelle l'État agit à titre d'«adversaire singulier de l'individu», auquel cas il faut appliquer un critère plus sévère, notre Cour, dans l'arrêt Irwin Toy, faisait appel à la distinction institutionnelle plus fondamentale entre les fonctions législatives et judiciaires, qui est à la base même de notre régime politique et constitutionnel. Les tribunaux sont des spécialistes de la protection de la liberté et de l'interprétation des lois et sont, en conséquence, bien placés pour faire un examen approfondi des lois en matière de justice criminelle. Cependant, ils ne sont pas des spécialistes de l'élaboration des politiques et ils ne devraient pas l'être. Ce rôle est celui des représentants élus de la population, qui disposent des ressources institutionnelles nécessaires pour recueillir et examiner la documentation en matière de sciences humaines, arbitrer entre des intérêts sociaux opposés et assurer la protection des groupes vulnérables. Lorsqu'elle fait preuve d'une plus grande retenue à l'égard des lois à caractère social qu'à l'égard des lois en matière de justice criminelle, notre Cour reconnaît ces différences institutionnelles importantes entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire.
Ce sont des décisions où ceux qui participent aux activités politiques et législatives de la démocratie canadienne possèdent des avantages manifestes sur les membres du pouvoir judiciaire, comme nous l'a rappelé l'arrêt Irwin Toy, précité, aux pp. 993 et 994. Cela ne libère pas le pouvoir judiciaire de son obligation constitutionnelle d'examiner minutieusement les mesures législatives pour veiller à ce qu'elles se conforment raisonnablement aux normes constitutionnelles, mais cela entraîne une plus grande circonspection que dans des domaines comme le système de justice criminelle où le savoir et le discernement de la cour lui permettent de se prononcer de façon beaucoup plus sûre.
. . . une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte. Par exemple, il se peut que la liberté d'expression ait une importance plus grande dans un contexte politique que dans le contexte de la divulgation des détails d'une affaire matrimoniale. La méthode contextuelle tente de mettre clairement en évidence l'aspect du droit ou de la liberté qui est véritablement en cause dans l'instance ainsi que les aspects pertinents des valeurs qui entrent en conflit avec ce droit ou cette liberté. Elle semble mieux saisir la réalité du litige soulevé par les faits particuliers et être donc plus propice à la recherche d'un compromis juste et équitable entre les deux valeurs en conflit en vertu de l'article premier.
Dans l'arrêt Rocket, précité, aux pp. 246 et 247, le juge McLachlin a confirmé la méthode contextuelle formulée par le juge Wilson:
Bien que la méthode canadienne ne consiste pas à appliquer des critères spéciaux aux restrictions imposées à l'expression commerciale, notre méthode d'analyse permet d'aborder la détermination de leur constitutionnalité avec sensibilité et en fonction de chaque cas particulier. En situant les valeurs contradictoires dans leur contexte factuel et social au moment de procéder à l'analyse fondée sur l'article premier, les tribunaux ont la possibilité de tenir compte des caractéristiques spéciales de l'expression en question. Comme le juge Wilson le fait remarquer dans Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, ce ne sont pas toutes les expressions qui méritent la même protection. Toutes les violations de la liberté d'expression ne sont pas également graves.
À mon avis, toutefois, l'analyse en vertu de l'article premier d'une restriction imposée à l'al. 2b) doit tenir compte de la nature de l'activité expressive que l'État cherche à restreindre. Si nous devons veiller à ne pas juger l'expression en fonction de sa popularité, il est tout aussi néfaste pour les valeurs inhérentes à la liberté d'expression, et pour les autres valeurs sous-jacentes à une société libre et démocratique, de considérer que toutes les sortes d'expressions revêtent la même importance au regard des principes qui sont au c{oe}ur de l'al. 2b).
73 Dans les cas où l'expression en question s'écarte beaucoup des valeurs au «c{oe}ur» de la liberté d'expression, notre Cour a appliqué une norme de justification moins sévère. Par exemple, dans l'arrêt Keegstra, dans lequel notre Cour à la majorité a statué qu'une interdiction de fomentation de la haine fondée sur le par. 319(2) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, constituait une restriction justifiable de la liberté d'expression, le juge en chef Dickson a statué que cette atteinte limitée était justifiée parce que la propagande haineuse constituait une forme d'expression qui ne se rattachait que vaguement au «c{oe}ur» des valeurs de la liberté d'expression. Il a fait remarquer, à la p. 766:
. . . je suis d'avis que la propagande haineuse apporte peu aux aspirations des Canadiens ou du Canada, que ce soit dans la recherche de la vérité, dans la promotion de l'épanouissement personnel ou dans la protection et le développement d'une démocratie dynamique qui accepte et encourage la participation de tous. Si je ne puis conclure que la propagande haineuse ne mérite qu'une protection minimale dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier, je peux néanmoins reconnaître le fait que les restrictions imposées à la propagande haineuse visent une catégorie particulière d'expression qui s'écarte beaucoup de l'esprit même de l'al. 2b). Je conclus donc qu'«il se pourrait que des restrictions imposées à des expressions de ce genre soient plus faciles à justifier que d'autres atteintes à l'al. 2b)» . . .
74 Notre Cour a adopté une analyse similaire dans l'arrêt R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, dans lequel elle a statué qu'une interdiction touchant des publications dont une caractéristique dominante était «l'exploitation indue des choses sexuelles» en contravention du par. 163(8) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, constituait une atteinte justifiable à la liberté d'expression. Ce faisant, notre Cour a considéré comme important, à la p. 500, que «le genre d'expression que l'on cherche à promouvoir n'est pas du même calibre que les autres genres d'expression qui touchent directement à l'"essence" des valeurs relatives à la liberté d'expression». L'expression visée par le par. 163(8) était la pornographie, laquelle vise à promouvoir le sexe contre un profit, ce qui s'écarte des valeurs au «c{oe}ur» de la liberté d'expression analysées par le juge en chef Dickson dans l'arrêt Keegstra. Notre Cour a adopté une analyse similaire relativement à la prostitution, à laquelle elle a également accordé une protection moindre dans le Renvoi sur la prostitution, précité. Dans cette affaire, le juge en chef Dickson affirme aux pp. 1135 et 1136:
Lorsqu'une liberté garantie par la Charte a été violée par une mesure prise par l'État, en l'occurrence la criminalisation, le ministère public doit s'acquitter du lourd fardeau de justifier cette violation. Néanmoins, comme dans le cas de toute violation d'un droit reconnu par la Charte, l'activité d'expression devrait également être analysée dans le contexte particulier de l'affaire. En l'espèce, l'activité visée par la disposition législative contestée est une expression ayant un but économique. On peut difficilement affirmer que les communications relatives à l'opération économique d'échange de services sexuels pour de l'argent relèvent, ou même se rapprochent, de l'essence de la garantie de la liberté d'expression.
[TRADUCTION] La publicité est l'art de vendre; elle est financée par une firme, une personne ou un groupe ayant un point de vue particulier. Le message prône ce point de vue et son objectif est de sensibiliser, de créer un intérêt ou d'établir un comportement qui est favorable à la position avancée. Le message tente d'informer et de persuader, il est intentionnellement partial; il ne s'agit aucunement de présenter un point de vue équilibré.
Le déséquilibre des forces entre le publicitaire et le consommateur est encore plus marqué dans le cas des enfants qui, comme l'a affirmé notre Cour dans l'arrêt Irwin Toy, à la p. 987, sont «particulièrement vulnérable[s] aux nombreuses techniques de séduction et de manipulation de la publicité»; voir le rapport d'expert de Michael J. Chandler, «A Report on the Special Vulnerabilities of Children and Adolescents» (1989), à la p. 19; le rapport d'expert de Simon Chapman et Bill Fitzgerald, «Brand Preference and Advertising Recall in Adolescent Smokers: Some Implications for Health Promotion» (1982), 72 Am. J. Pub. Health 491, et Gerald J. Gorn et Renée Florsheim, «The Effects of Commercials for Adult Products on Children» (1985), 11 J. Consumer Res. 962. À cet égard, il est essentiel de se rappeler la mise en garde du juge en chef Dickson dans Edwards Books, précité, à la p. 779:
Je crois que lorsqu'ils interprètent et appliquent la Charte, les tribunaux doivent veiller à ce qu'elle ne devienne pas simplement l'instrument dont se serviront les plus favorisés pour écarter des lois dont l'objet est d'améliorer le sort des moins favorisés.
Proportionnalité
78 Comme je l'ai mentionné au début de mon analyse fondée sur la Charte, les appelantes s'appuient fortement sur les conclusions de fait du juge Chabot pour soutenir que les mesures employées en vertu de la Loi ne sont pas proportionnelles à l'objectif de réduire l'usage du tabac. Voici un bref résumé des principales conclusions de fait du juge Chabot. En ce qui concerne l'existence d'un lien rationnel entre les mesures adoptées en vertu de la Loi et l'objectif de réduire l'usage du tabac, il a conclu, à la p. 2308, que «le lien que l'État cherche à établir entre la protection de la santé et la publicité des produits du tabac est ténu et aléatoire» et que «[l]a presque totalité de la documentation scientifique en possession de l'État lors de l'adoption de la loi ne démontrait pas que le bannissement de la publicité aurait un effet sur la consommation» (p. 2309). Quant à savoir si les mesures constituent une atteinte minimale aux droits, le juge Chabot a ajouté, à la p. 2311:
Dans la mesure où l'objectif de la loi est d'éliminer tout message incitatif auprès de tout citoyen canadien, la seule manière d'y arriver, c'est nécessairement d'interdire en totalité ces messages. Dans la mesure où l'objectif est de protéger les jeunes contre les incitatifs à fumer, l'interdiction totale de toute forme et de toute publicité dirigée à tout auditoire dépasse largement l'objectif. Pareillement, si l'objectif est de sensibiliser les Canadiens aux méfaits de la cigarette, l'interdiction totale de la publicité est sans commune mesure avec l'objectif, alors que l'imposition de messages non attribués dépasse ce qui était nécessaire pour atteindre l'objectif, d'autant plus qu'il n'y a aucune étude d'impact sur la valeur de ces messages non attribués par rapport aux messages attribués au ministère de la Santé.
Enfin, relativement au critère de la proportionnalité entre les effets et les objectifs, le juge Chabot a estimé à la p. 2312 que la Loi était un genre «d'ingénierie sociale» qui constitue «une atteinte extrêmement grave aux principes inhérents d'une société libre et démocratique, incommensurable avec l'objectif de la [Loi]».
79 À mon avis, le juge Chabot a commis une erreur lorsqu'il a décidé que la preuve n'était pas suffisante pour satisfaire au critère de la proportionnalité, et la Cour d'appel à la majorité a eu raison de modifier les déterminations du juge Chabot et de procéder à une nouvelle appréciation de la preuve. Il est, évidemment, bien établi qu'une cour d'appel ne peut modifier les conclusions de fait d'un juge de première instance, sauf si celui-ci a commis une erreur manifeste qui a influencé sa conclusion définitive ou encore son appréciation globale de la preuve; voir Dorval c. Bouvier, [1968] R.C.S. 288; Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351, à la p. 358. Cependant, il est important de souligner que les conclusions de fait du juge de première instance, que font valoir les appelantes, ne sont pas du type de celles qui seraient visées par la règle générale de «non-intervention» en appel examinée dans les arrêts que je viens de mentionner. La règle de «non-intervention» en appel reflète la règle traditionnelle selon laquelle un juge de première instance est en meilleure position qu'une cour d'appel pour évaluer et pondérer des faits dits «en litige» ou pour déterminer, selon les termes employés par John Hagan, [TRADUCTION] «qui a fait quoi, où, quand, comment et pour quel motif ou dans quelle intention»; voir John Hagan, «Can Social Science Save Us? The Problems and Prospects of Social Science Evidence in Constitutional Litigation» dans Robert J. Sharpe, dir., Charter Litigation (1987), à la p. 215. Le juge Fauteux a expliqué la raison d'être de la règle de non-intervention dans l'arrêt Dorval, précité à la p. 293:
En raison de la position privilégiée du juge qui préside au procès, voit, entend les parties et les témoins et en apprécie la tenue, il est de principe que l'opinion de celui-ci doit être traitée avec le plus grand respect par la Cour d'appel et que le devoir de celle-ci n'est pas de refaire le procès, ni d'intervenir pour substituer son appréciation de la preuve à celle du juge de première instance à moins qu'une erreur manifeste n'apparaisse aux raisons ou conclusions du jugement frappé d'appel.
Cependant, la situation privilégiée du juge de première instance ne va pas jusqu'à faire l'appréciation des faits «sociaux» ou «législatifs» qui se rattachent au processus législatif et obligent une législature ou un tribunal à procéder à l'appréciation de données complexes en sciences humaines et à tirer des conclusions générales sur l'effet des règles de droit sur le comportement humain. Comme Ann Woolhandler le fait remarquer dans «Rethinking the Judicial Reception of Legislative Facts» (1988), 41 Vand. L. Rev. 111, aux pp. 114 et 123, de telles conclusions peuvent être plus précisément qualifiées de faits sociaux ou législatifs parce qu'elles portent sur des prédictions quant aux effets sociaux des règles de droit, lesquelles font immanquablement l'objet de débats:
[TRADUCTION] Contrairement aux faits en litige, les faits législatifs ne supposent pas une norme juridique préexistante parce que, par définition, ces faits servent à l'établissement de lois. Un fait législatif de nature paradigmatique est un fait qui établit l'effet général d'une règle de droit, et qui vise à inciter le décideur à adopter une règle de droit particulière. On a moins l'impression que les faits législatifs sont exacts ou connaissables parce que ces faits sont des prédictions et, plus précisément, des prédictions qui portent généralement sur l'importance relative d'un facteur à l'intérieur d'un phénomène complexe.
. . .
Les faits législatifs sont des prédictions sur les effets des règles de droit et sont, de par leur nature, contestables. La constitution et l'admission des faits législatifs seront régies par les présomptions existantes sur les effets souhaitables et leurs causes. Par ailleurs, les faits législatifs ne peuvent fournir de réponses objectives aux questions de droit parce que, par définition, ces faits sont utilisés aux fins de l'adoption des règles qui suscitent les questions. Bien que les faits législatifs renseignent sur la pondération pragmatique des effets souhaitables, ces «faits» ne peuvent nous dire quels sont les effets souhaitables ou comment il faut en faire l'appréciation.
[TRADUCTION] . . . lorsque des faits législatifs et des faits de nature constitutionnelle sont examinés et tranchés en première instance, il est important que la mention de la distinction traditionnelle entre un fait et une règle de droit, aux fins de la détermination de l'étendue de l'examen en appel, ne mène pas la cour d'appel à considérer comme définitives les conclusions du juge de première instance. Premièrement, l'expertise traditionnelle et reconnue du tribunal de première instance dans l'appréciation des faits en litige n'englobe pas la tâche moins connue et moins certaine en soi de l'appréciation des faits législatifs ou de nature constitutionnelle. Deuxièmement, à moins qu'une cour d'appel conserve un pouvoir discrétionnaire suffisant pour réviser les conclusions prononcées en première instance sur des questions relatives à des faits législatifs ou de nature constitutionnelle, elle ne pourra s'acquitter du rôle qu'elle a d'élaborer dans ce domaine du droit des principes qui devront être appliqués dans les nombreux dossiers dont sont saisis les juges de première instance.
Dans l'arrêt Dunagin c. City of Oxford, Mississippi, 718 F.2d 738 (1983) (en banc), cert. refusé, 467 U.S. 1259 (1984), affaire portant sur la constitutionnalité d'une interdiction de publicité de boissons alcoolisées, la Court of Appeals for the Fifth Circuit des États-Unis a formulé la même observation, aux pp. 748 et 749, note 8, mais en des termes légèrement plus colorés:
[TRADUCTION] Il y a une limite au règlement de questions constitutionnelles importantes en fonction des idées des spécialistes en sciences humaines qui témoignent comme expert en première instance. Supposons qu'un juge de première instance dans un État donne foi au témoignage d'un sociologue qui n'a pas établi de lien entre l'abus d'alcool et la publicité, alors qu'un autre juge dans un autre État donne foi au témoignage d'un psychiatre qui est arrivé à la conclusion contraire. Une situation similaire s'est produite en l'espèce. Une conduite identique devrait-elle bénéficier d'une protection constitutionnelle dans un ressort et être illégale dans un autre? Les principes fondamentaux en matière d'égalité de protection formulés dans Brown c. Board of Education of Topeka, 347 U.S. 483, 74 S.Ct. 686, 96 L.Ed. 873 (1954) devraient-ils être remis en question si les études sociologiques sur la ségrégation raciale, mentionnées au renvoi 11 de la décision, se révèlent incorrectes du point de vue méthodologique? La constitutionnalité de la taxe foncière comme moyen de financement de l'enseignement public, prononcée dans l'affaire San Antonio Independent School District c. Rodriguez, 411 U.S. 1, 93 S.Ct. 1278, 36 L.Ed.2d 16 (1973), devrait-elle dépendre des opinions courantes des éducateurs et des sociologues quant à l'existence d'un rapport coût-qualité dans l'enseignement? La peine capitale devient-elle un châtiment cruel et inusité dans le cas où les derniers modèles de régression établissent qu'elle n'a pas d'effet de dissuasion? Les sciences humaines jouent un rôle important dans de nombreux domaines, y compris le droit, mais d'autres valeurs, intérêts et croyances non scientifiques ont un rôle transcendant.
C'est peut-être pour ces motifs que la Cour suprême, dans ses récents arrêts sur l'expression commerciale et dans ses décisions pertinentes sur la liberté d'expression, indique que les tribunaux d'appel jouissent d'une grande latitude lorsqu'ils décident si les restrictions à l'expression sont justifiées. La Cour suprême n'accorde d'ailleurs dans ces arrêts aucune grande importance aux conclusions de fait du juge de première instance.
Le lien rationnel
82 La première étape dans l'analyse de la proportionnalité exige que le gouvernement fasse la preuve que les moyens législatifs choisis ont un lien rationnel avec l'objectif de protéger la santé publique par la réduction de l'usage du tabac. Comme je l'ai expliqué dans mes motifs sur la nature contextuelle de l'analyse fondée sur l'article premier, il n'est pas nécessaire en l'espèce que le gouvernement fasse la preuve d'un lien rationnel selon les règles de preuve en matière civile. Il lui suffit plutôt de démontrer qu'il avait des motifs raisonnables de croire à l'existence d'un tel lien; voir McKinney, précité, aux pp. 282 à 285; Irwin Toy, précité, à la p. 994, et Butler, précité, à la p. 502. Dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211, le juge Wilson a résumé, à la p. 291, ce en quoi la justification doit consister dans l'analyse du lien rationnel:
L'examen, proposé dans Oakes, du «lien rationnel» entre les objectifs et les moyens choisis pour les atteindre n'exige rien de plus que la démonstration que les moyens retenus par le gouvernement favorisent logiquement la réalisation des objectifs légitimes et importants du législateur.
[TRADUCTION] Il est au-delà de notre capacité de comprendre pourquoi de fortes sommes d'argent seraient affectées à la promotion de la vente de spiritueux sans attente de résultats, ou continueraient de l'être si aucun résultat n'en découle. Il ne fait aucun doute que les compétiteurs souhaitent maintenir et augmenter leur part du marché, mais quel commerçant s'interdit toute comparaison avec ses compétiteurs? C'est l'ensemble des ventes, les bénéfices, qui payent la publicité; et des dollars ne sont consacrés à la publicité que s'ils rapportent des ventes.
Deuxièmement, même si notre Cour acceptait l'argument des appelantes quant à la fidélité à une marque, les appelantes n'auraient pas apporté de solution au problème soulevé par le fait que même la publicité orientée seulement vers la fidélité à une marque peut aussi servir à inciter les fumeurs à ne pas cesser de fumer. La préoccupation du gouvernement quant aux effets des produits du tabac sur la santé peut très raisonnablement s'étendre non seulement aux fumeurs potentiels qui envisagent la possibilité de commencer à fumer, mais aussi aux fumeurs actuels qui voudraient cesser de fumer, mais qui ne le peuvent pas.
85 Je note en passant que, selon la jurisprudence récente de notre Cour, l'observation de gros bon sens qui précède est suffisante en soi pour établir un lien rationnel en l'espèce. À cet égard, il y a une analogie directe entre la présente affaire et l'arrêt Butler, précité. Dans cet arrêt, où notre Cour s'est penchée sur la constitutionnalité d'une interdiction édictée par le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, contre le matériel «obscène», la question en litige qui se posait à l'étape du lien rationnel était de savoir si un lien rationnel existait entre le matériel «obscène» et la violence contre les femmes. Il n'y avait que peu ou pas de preuve établissant de façon certaine un lien causal. En fait, en examinant la preuve déposée dans ce pourvoi, qui consistait principalement en deux rapports gouvernementaux contradictoires, le juge Sopinka a fait observer, à la p. 501, que: «les ouvrages dans le domaine des sciences humaines peuvent toujours faire l'objet d'une controverse» et que la preuve en matière de sciences humaines était «non concluante». Néanmoins, le juge Sopinka a décidé, à la p. 502, qu'une analyse fondée sur le bon sens suffisait pour satisfaire au critère du lien rationnel:
Bien qu'il puisse être difficile, voire impossible, d'établir l'existence d'un lien direct entre l'obscénité et le préjudice causé à la société, il est raisonnable de supposer qu'il existe un lien causal entre le fait d'être exposé à des images et les changements d'attitude et de croyance.
Pour arriver à cette conclusion, le juge Sopinka, à la p. 502, s'est appuyé en grande partie sur une affirmation tirée du rapport de la commission Meese (Attorney General's Commission on Pornography, Final Report (1986), vol. 1, à la p. 326) portant sur les effets de la pornographie:
[TRADUCTION] Bien que nous nous soyons fondés sur d'importantes données scientifiques empiriques pour en arriver à cette conclusion, nous croyons qu'il vaut la peine d'en faire ressortir la logique sous-jacente. Les données démontrent simplement qu'il existe un lien causal entre les images auxquelles les gens sont exposés et leur comportement. Cela n'est guère étonnant. Le contraire le serait, mais ce n'est pas là notre conclusion. Nous ne sommes pas, de toute évidence, arrivés à la conclusion que les images auxquelles sont exposés les gens contribuent davantage à la violence sexuelle que toutes les nombreuses autres causes possibles, dont l'examen dépassait le cadre de notre mandat. Néanmoins, il serait vraiment étrange que les représentations détaillées d'une forme de comportement, qui est presque toujours représenté comme désirable, n'aient pas au moins une certaine incidence sur les types de comportement.
[TRADUCTION] L'étude la plus complète quant aux mécanismes tant directs qu'indirects a conclu que l'ensemble de la preuve, empirique, expérimentale et logique, indique qu'il est plus vraisemblable, plutôt que le contraire, que la publicité et les activités de promotion stimulent la consommation de cigarettes. Toutefois, l'analyse a aussi conclu que la portée de l'influence de la publicité et de la promotion sur l'ampleur de la consommation est inconnue et peut-être inconnaissable (Warner 1986b). On ne peut mesurer avec certitude cette influence par rapport à d'autres influences sur la consommation des produits du tabac telles que la pression des pairs et les modèles de comportement. Bien que ses effets ne soient pas entièrement prévisibles, la réglementation de la publicité et de la promotion sera vraisemblablement un point chaud des discussions portant sur les politiques en matière de produits du tabac dans les années 1990. Cela reflète en partie la présence importante de la publicité et de la promotion, mais aussi, en partie, la perception que ces activités constituent une influence sur la consommation des produits du tabac, qui est du ressort du gouvernement. [Je souligne.]
Par conséquent, conformément au raisonnement adopté par notre Cour dans l'arrêt Butler, le pouvoir du lien établi par le bon sens entre publicité et consommation est suffisant pour satisfaire à l'exigence d'un lien rationnel.
En ce qui a trait au T.S.B. Report, le Tribunal ne peut que noter que celui-ci comporte des erreurs graves de méthodologie et un manque de rigueur scientifique qui le rendent à toutes fins utiles sans valeur probante. C'est un rapport avec un point de vue manifeste et le résultat du rapport est conforme à ce point de vue. À cet égard, le Tribunal partage entièrement l'analyse de ce rapport effectuée par le procureur de R.J.R. dans son argumentation et conclut que le T.S.B. Report, à titre de document extrinsèque, n'a aucune valeur probante.
Le juge Chabot a aussi rejeté le témoignage de Jeffrey Harris, un témoin du procureur général, qui a déclaré dans son propre rapport et dans son témoignage au procès que les conclusions du rapport étaient exactes. Selon le juge Chabot, à la p. 2309, «les données de base utilisées par le Dr Harris sont aléatoires et [...] sa méthodologie conduit nécessairement au résultat recherché». Par conséquent, le juge Chabot a jugé, à la p. 2310, que le témoignage et le rapport de Harris (aussi déposé en preuve) n'avaient «aucune valeur probante». Cependant, à part ces deux conclusions, le juge Chabot n'a tiré aucune autre conclusion sur la crédibilité des témoins experts au procès, ou sur l'exactitude des nombreux rapports déposés en preuve par le procureur général. Il apparaît donc que le juge Chabot a écarté une grande partie de la preuve qui aurait pu autrement appuyer l'opinion du gouvernement quant à l'existence d'un lien rationnel. Cette preuve peut commodément se diviser en trois catégories: les documents internes de commercialisation des produits du tabac, les rapports d'experts et les documents internationaux. J'examinerai à tour de rôle chaque catégorie.
[TRADUCTION] Historique et objectifs
Ce n'est pas exagérer que d'affirmer que l'industrie du tabac est assiégée. Le nombre des fumeurs diminue, principalement en raison de ceux qui réussissent à cesser de fumer. Et les caractéristiques des nouveaux fumeurs changent de telle façon que le futur seuil de ceux qui commencent pourrait être remis en question. Il existe un courant continu de publicité anti-tabac dans les médias. Cette publicité n'est pas en tout point bien étayée, mais elle gagne en légitimité du fait que l'industrie du tabac n'y a donné aucune réponse en contrepartie.
Compte tenu de cette perspective plutôt alarmante à moyen terme, Imperial Tobacco lance un programme proactif. Peut-être pour la première fois, le mandat pris en considération n'est pas limité simplement à la maximisation des franchises d'ITL; il doit maintenant inclure aussi des tentatives sérieuses de contrer les forces mises en place dans le but de faire sensiblement diminuer la taille du marché des produits du tabac au Canada.
C'est là le principe du projet Viking. Le programme comporte en fait deux volets, chacun ayant ses propres objectifs, mais se combinant toutefois dans le domaine de l'information:
Le projet Pearl vise à faire croître la taille du marché ou, tout au moins, à prévenir son déclin. Il examine les attitudes et les questions qui ont le potentiel de faire l'objet d'activités de promotion. Il examine aussi les besoins spécifiques des fumeurs.
Le projet Day constitue le moyen tactique par lequel ITL pourrait augmenter sa part du marché actuel et futur. On envisage des produits nouveaux ou modifiés qui pourraient satisfaire les besoins des fumeurs auxquels on n'a pas encore répondu, et des produits qui pourraient retarder le moment où un fumeur cesse de fumer. [Je souligne.]
Comme le juge LeBel de la Cour d'appel l'a fait remarquer, à la p. 399, ce document «indique les objectifs du programme: sinon étendre le marché, du moins le conserver, et préserver aussi la part de celui-ci que détient la compagnie». Dans Project Viking, vol. III: Product Issues, on insiste sur la nécessité d'entreprendre une «initiative de promotion»:
[TRADUCTION] Les fumeurs qui ont tenté sans succès d'arrêter de fumer sont motivés de façon disproportionnée par des réactions physiques et des influences sociales qui les incitent à cesser de fumer (mais la santé demeure la raison la plus souvent invoquée). Ceux qui ont cessé de fumer depuis peu invoquent souvent le coût, ce qui est souvent une raison transitoire qui n'a pas assez de poids pour les exclure définitivement du marché du tabac. La santé les préoccupe aussi beaucoup.
Sur le plan stratégique, il semble que réduire le nombre des fumeurs qui cessent de fumer est la méthode la plus prometteuse. Mais il semble aussi qu'une solution portant sur les produits ne serait pas suffisante en soi. Une initiative de promotion peut être nécessaire; les fumeurs rebelles ont besoin de se faire rappeler qu'ils ne sont pas des parias. [Je souligne.]
Le rapport traite ensuite des personnes qui envisagent de cesser de fumer, et il y est affirmé que [TRADUCTION] «[l]e plus ils seront rassurés et satisfaits, meilleur sera l'incidence sur la viabilité de l'industrie du tabac». Les fumeurs sont répartis en cinq groupes (Project Viking, vol. II: An Attitudinal Model of Smoking, aux pp. 31 à 35): [TRADUCTION] «Fumeurs inquiets pour leur santé», «Laissez-moi tranquille», «Sujets à des pressions», «Aimeraient sérieusement cesser de fumer», «Aucun plaisir à fumer/Consommation réduite». En ce qui concerne le groupe «Sujets à des pressions», il est affirmé, à la p. 33, qu'ils [TRADUCTION] «méritent une attention particulière» parce qu'ils sont «les plus susceptibles de cesser de fumer et ont un urgent besoin d'être rassurés et encouragés».
[TRADUCTION] Psychographie:
Les jeunes adultes qui sont actuellement en voie d'établir leur indépendance et leur place dans la société. Ils recherchent l'acceptation de leurs pairs lorsqu'ils choisissent leur marque, et ils peuvent souvent se montrer modérés ou conservateurs dans leur choix. Comme jeunes adultes, ils sont à la recherche de symboles qui les aideront à affirmer leur indépendance et leur individualité.
Monsieur P. Hoult, ancien directeur général d'Imperial, a affirmé au procès que la publicité dite de style de vie cherche à faire établir des associations dans l'esprit des consommateurs et, dans le cas des cigarettes EXPORT, une association avec plaisir, activités extérieures et jeunesse. Il a aussi été affirmé dans «Overview 1988», un document interne préparé par Imperial, que l'un des principes régissant les activités de publicité était le suivant:
[TRADUCTION] Affirmer qu'il est toujours acceptable socialement de fumer, par des mesures de l'industrie ou des compagnies (p. ex. qualité des produits, publicité positive dite de style de vie, certaines activités de terrain et programmes de relations publiques axés sur la commercialisation).
Un des autres objectifs mentionnés «Overall Marketing Objectives» dans «Overall Market Conditions 1988» était le suivant:
[TRADUCTION] RÉTABLIR des images claires et distinctes des marques d'ITL et montrer tout particulièrement leur à-propos pour les jeunes. Réaffecter les ressources en bonne partie vers les avenues qui favorisent l'expression et le renforcement des caractéristiques de ces images. [Souligné dans l'original.]
Il est encore plus évident que ces compagnies sont conscientes de la nécessité d'attirer les jeunes si l'on considère le fait que, en 1977, Imperial a commandé une étude de commercialisation intitulée «Project 16», qui était centrée sur les habitudes d'utilisation du tabac des adolescents âgés de moins de 17 ans, et qui montrait de quelle façon les adolescents sont incités par la pression des pairs et d'autres facteurs sociaux à commencer à fumer. Les mêmes constatations peuvent être faites à partir du document d'Imperial intitulé «Fiscal '80 Media Plans», qui décrit les groupes cibles de chaque marque de la compagnie pour 1980. Une pondération a été effectuée tenant compte de chaque groupe cible afin de déterminer, au moyen d'un ordinateur, dans quels magazines les messages publicitaires seraient placés. Cette méthode maximisait la présence du message en fonction du groupe cible désiré. Fait important, pour certaines marques, non seulement les groupes cibles comprennent les adolescents qui n'ont que 12 ans, mais, dans la pondération, les jeunes de 12 à 17 ans ont une importance beaucoup plus grande que les groupes de personnes plus âgées.
[TRADUCTION] La recherche et la pensée stratégique identifient les besoins psychologiques, les désirs et les intérêts de la cible, et mènent à la création d'un «positionnement» stratégique des produits pour qu'ils soient offerts de façon à promettre les satisfactions auxquelles les cibles s'attendent en raison de leurs personnalités et de leurs préférences. Pour les marques de débutants, des images sont créées pour induire chez les jeunes cibles l'idée d'indépendance, de liberté et d'acceptation des pairs. La publicité représente les fumeurs comme étant à la fois attirants et autonomes, acceptés et admirés, athlétiques et sûrs d'eux-mêmes dans la nature. Pour les marques plus «légères» destinées aux fumeurs qui sont préoccupés par leur santé, la publicité donne l'image d'une sensation de bien-être, d'une harmonie avec la nature et d'un consommateur avisé.
. . .
La publicité, les activités de promotion et les communications servent à provoquer de nombreux changements dans les perceptions du public, à savoir: créer des attitudes plus positives envers l'usage du tabac et les fumeurs; diminuer les interrogations et les craintes quant aux conséquences de l'usage du tabac pour la santé; renforcer l'image de soi parmi les fumeurs; augmenter le sentiment de l'acceptabilité sociale de l'usage du tabac; créer l'impression que fumer est un lieu commun culturel qui doit être tenu pour acquis. Pour les fumeurs, c'est un rappel et un renforcement, alors que pour les non-fumeurs, c'est une tentation et une leçon de tolérance. [Je souligne.]
De façon similaire, dans un rapport intitulé «Effects of Cigarette Advertising on Consumer Behavior», Joel B. Cohen, professeur de commercialisation à l'Université de la Floride, fait observer, à la p. 44, que la publicité des produits du tabac cible à la fois les non-fumeurs et les jeunes, qui sont particulièrement vulnérables face aux techniques de la publicité:
[TRADUCTION] Il existe une vaste documentation sur l'efficacité de la publicité de la cigarette. Cette publicité atteint des buts de communications essentiels sur lesquels on s'entend presque universellement pour dire qu'ils accroissent la probabilité d'achat; et elle le fait à l'endroit de groupes délibérément ciblés, entre autres celui des adolescents, garçons et filles, et celui des fumeurs préoccupés par leur santé. Ces deux groupes sont particulièrement sensibles aux types d'attraits utilisés.
La publicité de la cigarette ne peut pas être créée de manière à avoir une efficacité seulement sur les changements de marques. Les messages publicitaires sont créés -- à la suite de recherches -- dans le but d'avoir un effet maximal sur une couche de population ciblée. Les non-fumeurs de ces couches (p. ex. les jeunes hommes) ont des goûts et des préoccupations similaires, et il n'y a pas de façon de tirer autour d'eux un «écran magique» de manière à les protéger de la tentation provoquée par cette publicité. [«Seulement» souligné dans l'original; je souligne le reste.]
Dans encore un autre rapport, intitulé «A Report on the Special Vulnerabilities of Children and Adolescents», op. cit., aux pp. 17 et 18, Michael J. Chandler, psychologue, a conclu que l'immaturité des enfants et des adolescents sur les plans cognitif et socio-affectif les rend vulnérables à l'influence de la publicité de la cigarette parce qu'ils ne sont pas capables d'évaluer les messages qui leur sont présentés:
[TRADUCTION] . . . il relève d'un truisme essentiel que les compagnies de tabac ne peuvent pas maintenir les bénéfices actuels à moins qu'elles puissent réussir à attirer les jeunes à fumer la cigarette. Que ce soit par accident ou à dessein, les pratiques actuelles de la publicité de la cigarette paraissent opportunément conçues pour accomplir ce discutable processus d'initiation.
Il est trop tôt, évidemment, pour faire le bilan des effets réels de l'élimination de la publicité et de la promotion des produits du tabac auprès du public. Cette interdiction devrait cependant réduire le nombre de jeunes qui, tôt ou tard, choisissent de fumer.
[TRADUCTION] Central Hudson ne contesterait pas l'interdiction de la publicité si elle ne croyait pas que la promotion fait augmenter ses ventes. Par conséquent, nous trouvons qu'il y a un lien direct entre l'intérêt de l'État pour la conservation et l'ordonnance de la Commission.
De même, dans l'arrêt Oklahoma Telecasters Ass'n c. Crisp, 699 F.2d 490 (1983), à la p. 501 (infirmé pour d'autres motifs sub nom. Capital Cities Cable, Inc. c. Crisp, 467 U.S. 691 (1984)), la Court of Appeals for the Tenth Circuit a fait observer que [TRADUCTION] «le dossier ne démontre pas que les lois de l'Oklahoma ont un effet direct sur la consommation de boissons alcoolisées», mais a conclu:
[TRADUCTION] . . . les interdictions imposées contre la publicité des boissons alcoolisées sont raisonnablement liées à la réduction des ventes et de la consommation de ces boissons, et des problèmes qu'elles entraînent. Toute l'économie des industries qui contestent ces interdictions est fondée sur l'idée que la publicité accroît les ventes. Nous ne croyons donc pas qu'il soit déraisonnable sur le plan constitutionnel pour l'État de l'Oklahoma de penser que la publicité permettra de faire augmenter non seulement les ventes de certaines marques de boissons alcoolisées, mais aussi celles des boissons alcoolisées en général. Le choix de la législature de l'Oklahoma et des citoyens de cet État en ce qui concerne la disposition constitutionnelle n'est pas déraisonnable, et favorise directement l'intérêt de l'Oklahoma dans la réduction des ventes, de la consommation et des abus de boissons alcoolisées.
Cette façon d'aborder la question de la causalité en se fondant sur «le bon sens» a aussi été adoptée dans Metromedia, Inc. c. City of San Diego, 453 U.S. 490 (1981) (où on a conclu qu'une interdiction de placer des panneaux d'affichage près des autoroutes était raisonnablement liée à la sécurité routière même si le dossier ne contenait pas de preuve démontrant ce lien); dans Posadas de Puerto Rico Associates c. Tourism Co. of Puerto Rico, 478 U.S. 328 (1986) (où on a conclu qu'une interdiction de faire la publicité de casinos avait un lien rationnel avec l'objectif du gouvernement de réduire la demande pour les jeux de hasard, malgré le manque de preuve au dossier), et dans Dunagin, précité (où on a conclu qu'une interdiction de la publicité des boissons alcoolisées appuyait directement l'objectif de la législature de réduire la consommation des boissons alcoolisées et ce, malgré un manque de preuve).
L'atteinte minimale
Lorsqu'une liberté garantie par la Charte a été violée par une mesure prise par l'État, en l'occurrence la criminalisation, le ministère public doit s'acquitter du lourd fardeau de justifier cette violation. Néanmoins, comme dans le cas de toute violation d'un droit reconnu par la Charte, l'activité d'expression devrait également être analysée dans le contexte particulier de l'affaire.
Par conséquent, l'exigence de l'atteinte minimale n'impose pas l'obligation au gouvernement d'avoir recours aux mesures disponibles les moins attentatoires. Cette exigence l'oblige seulement à démontrer que les mesures prises sont les moins attentatoires compte tenu tant de l'objectif législatif que du droit violé. Comme le juge Sopinka l'a constaté dans Butler, précité, aux pp. 504 et 505:
En déterminant s'il est possible d'imaginer une loi moins attentatoire, notre Cour a fait ressortir, dans le Renvoi sur la prostitution, précité, que le régime législatif n'a pas à être «parfait», mais qu'il doit être bien adapté au contexte du droit qui est violé . . . [Souligné dans l'original.]
97 Compte tenu du contexte législatif, je suis d'avis que les mesures adoptées en vertu de la Loi satisfont à l'exigence de l'atteinte minimale énoncée dans l'arrêt Oakes. Il faut se rappeler que le droit violé en l'espèce est le droit des compagnies de tabac de faire la publicité du seul produit vendu légalement au Canada qui, s'il est utilisé précisément de la façon recommandée, fait du tort à ceux qui l'utilisent ou souvent les tue. Comme il ressort de l'analyse qui précède, je n'ai aucun doute que le Parlement pouvait validement se servir de sa compétence en matière de droit criminel pour interdire la fabrication et la vente des produits du tabac, et qu'une telle interdiction aurait été pleinement justifiable en vertu de la Charte. On n'a pas et ne devrait pas avoir le droit de vendre des produits nocifs au Canada. Par conséquent, en choisissant d'interdire seulement la publicité des produits du tabac, le Parlement a de toute évidence adopté une démarche législative relativement non attentatoire pour exercer un contrôle sur les produits du tabac. En fait, l'étendue de l'interdiction est restreinte. Sous le régime de la Loi, les compagnies de tabac continuent de bénéficier du droit de fabriquer et de vendre leurs produits, de prendre part à des débats publics ou privés sur les effets de leurs produits sur la santé et d'apposer sur les emballages des messages quant au contenu de ces produits. L'interdiction visée par la Loi ne sert qu'à empêcher ces compagnies de recourir à des techniques complexes de commercialisation et de psychologie sociale pour inciter les consommateurs à acheter leur produits. Cette forme d'expression, qui vise seulement la réalisation de profits, n'est ni politique ni artistique et est donc très loin du «c{oe}ur» des valeurs de la liberté d'expression dont notre Cour a fait l'étude dans l'arrêt Keegstra, précité.
Un an après la mise en vigueur de la loi
--Abolition totale de toute distribution gratuite de cigarettes ainsi que des systèmes de coupons ou de primes.
--Plus d'annonces de cigarettes à la télévision ou à la radio avant 10 h le soir.
--Avertissement sur tous les paquets et cartons de cigarettes, sur tout le matériel publicitaire et sur les machines distributrices.
--Mention contrôlée par le gouvernement du degré de goudron et de nicotine sur tous les paquets et cartons de cigarettes, sur tout le matériel publicitaire et sur les machines distributrices.
Deux ans après la mise en vigueur de la loi
--Abolition de toutes les annonces de cigarettes à la télévision et à la radio.
--Pour les autres moyens de diffusion, abolition de toute publicité à l'exception des simples annonces de marques de commerce.
Quatre ans après la mise en vigueur de la loi
--Abolition totale de toute publicité sur les cigarettes.
Même si le Comité permanent avait recommandé une abolition totale de toute publicité du tabac sur une période de quatre ans, le Parlement s'est abstenu d'imposer une interdiction totale et a plutôt choisi de mettre en {oe}uvre toute une gamme de mesures législatives moins sévères. Par exemple, depuis 1969, le ministère de la Santé nationale et du Bien-être social a mis en place et appuyé de nombreux programmes éducatifs et de nombreux organismes de recherche et de promotion de la santé; voir, p. ex., Santé et Bien-être social Canada, National Program to Reduce Tobacco Use: Orientation Manuals & Historical Perspective, op. cit.; Santé et Bien-être social Canada, «Document d'orientation du programme national de lutte contre le tabagisme au Canada», op. cit. Le Parlement a aussi cherché à combattre l'usage du tabac en interdisant la vente de produits du tabac aux jeunes (Loi sur la vente du tabac aux jeunes), en restreignant l'usage du tabac sur les lieux de travail et les lieux publics (Loi sur la santé des non-fumeurs) et en augmentant les taxes sur le tabac. Cependant, malgré tous ces efforts, on s'est rendu compte en 1989 que près d'un tiers des Canadiens continuaient de fumer et que la réduction du nombre de fumeurs au Canada depuis 1969 n'avait été ni rapide ni importante. Face à ces statistiques troublantes et à l'inefficacité apparente des mesures adoptées jusque-là, le Parlement avait des motifs plus que raisonnables de conclure que la prise de mesures plus énergiques en vertu de la Loi était nécessaire et constituait une prochaine étape logique du processus de politique d'intérêt public.
99 Le caractère raisonnable de la décision du Parlement d'interdire la publicité du tabac est amplement démontré par les développements parallèles dans la communauté internationale avant et après l'adoption de la Loi. À mon avis, il est très important de faire remarquer que, au cours des dernières années, plus de 20 pays démocratiques, dont l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, la Finlande et la France, ont adopté une interdiction complète de publicité du tabac analogue à celle adoptée en vertu de la Loi. Il est également important de préciser que la constitutionnalité d'interdictions totales de la publicité a été reconnue par le Conseil constitutionnel en France (Décision no 90-283 DC (8 janv. 1991), qui a déclaré valide la Loi no 91-32 relative à la lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme, qui interdit toute publicité directe ou indirecte du tabac) et par les tribunaux américains (qui ont maintenu, dans les arrêts Central Hudson, Oklahoma Telecasters, Metromedia, Posadas, et Dunagin, précités, des interdictions totales de la publicité des boissons alcoolisées et des jeux de hasard parce qu'elles sont des restrictions raisonnables de la liberté d'expression garantie par la Constitution des États-Unis). Les décisions des tribunaux américains, qui ont toujours jalousement protégé le droit à la liberté d'expression, sont particulièrement intéressantes dans ce contexte parce qu'elles établissent que l'adoption d'une interdiction complète de publicité du tabac n'est considérée ni comme nouvelle ni comme radicale dans d'autres pays démocratiques. Vu l'historique de la loi et l'acceptation générale que les autres pays démocratiques donnent à ce type d'interdiction comme moyen raisonnable de lutter contre les graves problèmes découlant de la vente et de la distribution des produits du tabac, il semble difficile de soutenir que la loi attaquée ne constitue pas une limite raisonnable aux droits des appelantes, dont la justification puisse se démontrer dans une société libre et démocratique, en application de l'article premier de la Charte.
100 À mon avis, on a donc présenté en première instance plus d'éléments de preuve qu'il ne le fallait pour justifier la décision du gouvernement d'établir une interdiction complète de la publicité et de la promotion. Dans leur argumentation devant notre Cour, les appelantes ont accordé beaucoup d'importance au fait que, pendant le procès, le greffier du Conseil privé avait attesté, conformément à l'art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, que certains documents demandés par les appelantes, dont bon nombre étaient des mémoires ministériels envoyés au ministre de la Santé et du Bien-être social, constituaient des «renseignement[s] confidentiel[s] du Conseil privé de la Reine pour le Canada». À la suite de l'objection formulée par le Conseil privé, toute mention d'une autre option de principe non identifiée a été biffée des documents. Les appelantes estiment que cette mystérieuse option de principe était moins attentatoire que les mesures adoptées en vertu de la Loi, et soutiennent sur ce fondement qu'une interdiction complète de publicité n'était pas la seule option offerte au gouvernement.
101 Bien que, selon moi, les appelantes aient soulevé une préoccupation légitime relativement à l'effet des demandes gouvernementales en matière de confidentialité dans les affaires constitutionnelles, je ne puis accepter que le recours à la confidentialité des documents du Cabinet, revendiquée par le gouvernement dans le présent contexte, soit fatal pour la validité de la loi. Les appelantes ont raison de soutenir que les demandes de confidentialité ont pour effet de retirer du dossier des faits des éléments de preuve relatifs aux options offertes au gouvernement et, en conséquence, de nuire dans certains cas à la capacité des tribunaux de bien évaluer la constitutionnalité des mesures gouvernementales. Pour les mêmes motifs, les appelantes ont également raison de soutenir que l'exercice de ce pouvoir portera parfois atteinte aux tentatives du gouvernement de justifier une loi en vertu de la Charte. Il appartient au gouvernement de prouver l'atteinte minimale et dans ce contexte il est difficile de comprendre pourquoi il ne pourrait pas permettre l'accès à ces renseignements. Cependant, on a raison d'affirmer que les appelantes se sont délibérément abstenues, tout au long du litige, de prendre les mesures qui leur auraient permis d'obtenir les renseignements visés. Il importe de préciser que les appelantes ont omis de contester l'attestation donnée par le greffier du Conseil privé, comme elles avaient clairement le droit de le faire en vertu de l'art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada; voir par exemple, Canadian Assn. of Regulated Importers c. Canada (Procureur général), [1992] 2 C.F. 130 (C.A.), et Canada (Procureur général) c. Central Cartage Co., [1990] 2 C.F. 641 (C.A.). Cela dit, la responsabilité incombait finalement au gouvernement, et en agissant comme il l'a fait, ce dernier place notre Cour dans une position difficile qui la force à conjecturer sur le contenu de ces documents.
102 Cependant, la véritable réponse à l'argument des appelantes est que cette conjecture ne peut, à mon avis, modifier la preuve accablante que l'interdiction était raisonnable. Même s'il était exact que, avant l'adoption de la Loi, le gouvernement examinait une option moins attentatoire, je n'accepte pas que ce facteur affaiblisse d'une façon quelconque l'argument du procureur général que la Loi constitue une atteinte minimale aux droits des appelantes compte tenu de l'objectif législatif. Une interdiction partielle de la publicité n'aurait été exigée en vertu de la Charte que s'il avait été clair dans l'esprit du législateur que certaines formes de publicité n'incitent pas à la consommation, et qu'une interdiction complète aurait donc une portée trop vaste. Cependant, le procureur général a établi de façon convaincante en première instance que le Parlement avait des motifs raisonnables de croire, après 20 ans de recherche et d'expérimentation législative, que toute publicité du tabac incite à l'usage du tabac. Comme je l'ai expliqué dans mon analyse du lien rationnel, il est raisonnable de conclure que toute publicité encourage la consommation parce que la publicité présente les produits du tabac au public et leur donne un caractère légitime, particulièrement chez les jeunes. En fait, l'importance que les appelantes accordent dans leurs propres documents de commercialisation à l'incidence sur les ventes de la couleur et de l'«aspect» des emballages des produits du tabac montre que les compagnies reconnaissent que même la publicité qui est purement «informative» a un effet important sur la consommation.
104 Il semble donc que le Parlement avait des motifs impératifs de rejeter une interdiction partielle de la publicité et d'imposer plutôt une interdiction totale. C'est pourquoi notre Cour ferait un geste tout à fait artificiel si elle décidait, purement dans l'abstrait, qu'une interdiction partielle de la publicité serait aussi efficace qu'une interdiction totale. À mon avis, c'est précisément le type de «ligne de démarcation » que notre Cour a déclaré être du ressort des législatures et non des tribunaux. Notre Cour a été claire sur ce point dans l'arrêt Irwin Toy, précité, où elle a déclaré, à la p. 990, que le gouvernement devait disposer «d'une certaine latitude pour formuler des objectifs légitimes fondés sur des preuves en matière de sciences humaines qui n'étaient pas totalement concluantes». Dans cet arrêt, notre Cour a conclu que les art. 248 et 249 de la Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q., ch. P-40.1, qui interdisaient la publicité commerciale destinée aux personnes de moins de 13 ans, violaient l'al. 2b) de la Charte, mais elle a maintenu la loi en vertu de l'article premier. La Cour a alors fait observer que les éléments de preuve en matière de sciences humaines étaient contradictoires quant à savoir si la ligne de démarcation que devait tracer la loi devait se situer à 13 ans ou à un âge encore plus jeune, et, à la p. 990, elle a fait observer:
Si le législateur a fait une évaluation raisonnable quant à la place appropriée de la ligne de démarcation, surtout quand cette évaluation exige l'appréciation de preuves scientifiques contradictoires et la répartition de ressources limitées, il n'appartient pas aux tribunaux de se prononcer après coup. Ce serait seulement substituer une évaluation à une autre.
La Cour a décidé que le choix du gouvernement de tracer la ligne de démarcation à 13 ans était raisonnable compte tenu de la preuve disponible, et elle a conclu, à la p. 999:
Bien que, selon la preuve, le gouvernement dispose d'autres options comportant une intrusion moindre qui répondent à des objectifs plus modestes, la preuve démontre aussi la nécessité d'interdire la publicité pour parvenir aux objectifs que le gouvernement s'est raisonnablement fixés. Cette Cour n'adoptera pas une interprétation restrictive de la preuve en matière de sciences humaines, au nom du principe de l'atteinte minimale, et n'obligera pas les législatures à choisir les moyens les moins ambitieux pour protéger des groupes vulnérables.
105 Notre Cour a adopté de façon similaire une attitude de retenue dans l'arrêt Edwards Books, précité, statuant que les par. 2(1) et 3(4) de la Loi sur les jours fériés dans le commerce de détail, L.R.O. 1980, ch. 453, qui interdisaient aux magasins de détail employant plus de sept personnes ou consacraient plus de 5 000 pieds carrés au commerce de détail de faire des affaires le dimanche, étaient une atteinte justifiable à la liberté de religion en vertu de l'article premier de la Charte, parce qu'ils prévoyaient un jour de repos obligatoire pour les employés, qui, autrement, auraient été dans une position vulnérable face aux demandes pressantes des employeurs. Dans cette affaire, les appelants, un groupe de propriétaires de grands magasins de détail, ont allégué que la législature avait fait défaut de déposer une preuve suffisante pour démontrer que sa loi portait atteinte de façon minimale à leurs droits garantis par la Charte. Plus particulièrement, ils ont fait valoir que la législature n'avait pas déposé de preuve justifiant l'exemption accordée aux propriétaires de magasins de détail employant moins de huit employés. Examinant leur demande, le juge en chef Dickson a d'abord fait observer, à la p. 769, que l'État n'avait déposé qu'un rapport de la Commission de réforme du droit de l'Ontario (Report on Sunday Observance Legislation de 1970) à l'appui de la distinction faite par la loi, et que le rapport datait de plus de 15 ans. En dépit du manque de preuve au dossier, le juge en chef Dickson a toutefois conclu que la législature avait droit à une certaine retenue quant à son choix des moyens législatifs propres à atteindre l'objectif visé. Tout en faisant observer que d'autres options législatives étaient concevables, dont une exemption pour le sabbat, qui aurait porté atteinte dans une moindre mesure aux droits des propriétaires de magasins de détail, le juge en chef Dickson a affirmé, à la p. 782, que «[l]es tribunaux ne sont pas appelés à substituer des opinions judiciaires à celles du législateur quant à l'endroit où tracer une ligne de démarcation». Il a conclu, à la p. 783:
Je tiens à souligner qu'il n'appartient pas à cette Cour de concevoir une loi qui soit constitutionnellement valide, de se prononcer sur la validité de régimes dont elle n'est pas saisie directement, ni d'examiner quelles mesures législatives pourraient être les plus souhaitables.
J'ai souscrit à l'avis du juge en chef Dickson dans cette affaire, et j'ai fait ressortir, à la p. 795, qu'il était nécessaire, dans un tel contexte, de donner à la législature une «marge de man{oe}uvre» dans la façon d'élaborer une loi visant à faire la médiation entre des intérêts sociaux opposés et à protéger les groupes vulnérables. Mon point de vue a par la suite été accepté par notre Cour dans R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443, aux pp. 488 et 489; dans Andrews, précité, aux pp. 184 à 186, 197 et 198; et dans Cotroni, précité, à la p. 1495.
106 À mon avis, la démarche adoptée par la Cour dans Edwards Books et Irwin Toy est directement applicable aux présents pourvois. La consommation du tabac est un problème comportant de multiples aspects qui requiert l'intervention de nombreuses autorités publiques s'y attaquant sur différents fronts. Le Parlement a adopté une solution graduelle en interdisant la publicité sans interdire aussi l'usage, la fabrication ou la vente des produits du tabac. Ce faisant, il a choisi une démarche qui cherche à établir un équilibre entre les droits des fumeurs et des fabricants et les préoccupations légitimes en matière de santé publique que constitue la dépendance au tabac, tout particulièrement en ce qui concerne les jeunes. À mon avis, notre Cour n'a pas à substituer son opinion à celle du Parlement quant à ce que serait la solution législative idéale à ce problème social complexe et répandu. Comme le juge McLachlin l'a fait observer dans Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, à la p. 248:
. . . il convient d'avoir de l'égard pour les législateurs et les difficultés inhérentes au processus de rédaction des règles d'application générale. Il ne faudrait pas annuler une limite prescrite par une règle de droit tout simplement parce que le tribunal peut concevoir une autre solution qui lui semble moins restrictive.
L'expression qui est restreinte par ce règlement est celle de dentistes qui désirent communiquer des renseignements à des patients réels ou éventuels. Dans la plupart des cas, leur raison d'agir ainsi est principalement d'ordre économique. À l'inverse, s'ils sont empêchés d'agir ainsi, la perte qu'ils subissent est simplement une perte de bénéfice et non une perte d'occasion de participer au processus politique ou au «marché des idées», ou de réaliser un épanouissement personnel sur le plan spirituel ou artistique: voir Irwin Toy, précité, à la p. 976. Cela laisse entendre qu'il se pourrait que des restrictions imposées à des expressions de ce genre soient plus faciles à justifier que d'autres atteintes à l'al. 2b).
En dépit du fait qu'elle ait reconnu l'importance du contexte, le juge McLachlin a cependant déclaré la disposition invalide pour le motif qu'elle ne portait pas atteinte à la liberté d'expression d'une façon minimale. Elle a fait remarquer que l'expression en question, soit la publicité de services de soins dentaires, avait une valeur sociale dans la mesure où elle donnait aux consommateurs accès à de l'information qui leur permettrait de faire des choix éclairés en matière de soins de santé. Dans la mesure où la disposition contestée nierait cette information aux consommateurs, fait-elle observer, une telle violation ne peut être écartée à la légère. Elle affirme, à la p. 250:
Il est facile d'imaginer des exemples d'expressions qui ne s'inscrivent pas dans les exceptions et qui seraient clairement autorisées. Par exemple, on reconnaît que les dentistes devraient être en mesure d'annoncer leurs heures de bureau et les langues qu'ils parlent; ce sont des renseignements qui seraient utiles pour le public et qui ne présentent aucun danger grave d'induire le public en erreur ou de diminuer le professionnalisme.
Puis, elle ajoute à la p. 251:
. . . la valeur appuyée par la liberté d'expression dans le cas de la publicité professionnelle n'est pas purement une augmentation de la possibilité de l'annonceur de réaliser des bénéfices comme c'était le cas dans l'arrêt Irwin Toy. Le public a intérêt à obtenir des renseignements sur les heures de bureau du dentiste, sur la langue qu'il parle et sur d'autres faits objectifs pertinents à son travail -- des renseignements que le par. 37(39) interdit au dentiste de transmettre par la publicité.
109 On peut constater le même contraste entre les présents pourvois et Ford, précité. Dans cet arrêt, notre Cour a conclu que les art. 58, 69 et 205 à 208 de Charte de la langue française du Québec, L.R.Q., ch. C-11, qui exigeaient que les affiches, les enseignes publiques et la publicité commerciale soient en français seulement, enfreignaient l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et ne pouvaient se justifier en vertu de l'article premier. La Cour a fondé sa décision principalement sur l'observation qu'elle fait, à la p. 780, que l'interdiction est trop large et, par conséquent, ne respecte pas le principe de l'atteinte minimale:
Alors qu'exiger que la langue française prédomine, même nettement, sur les affiches et les enseignes serait proportionnel à l'objectif de promotion et de préservation d'un «visage linguistique» français au Québec et serait en conséquence justifié en vertu des Chartes québécoise et canadienne, l'obligation d'employer exclusivement le français n'a pas été justifiée.
110 Il y a encore deux distinctions importantes à faire entre l'arrêt Ford et les présents pourvois. Premièrement, bien que la liberté d'expression violée dont il était question dans Ford tombe, comme en l'espèce, dans la catégorie de l'expression commerciale, la nature et la portée de l'expression dans chaque cas sont très différentes. Alors que, dans les cas qui nous occupent, la Loi interdit seulement la publicité du tabac, dans Ford, la loi interdisait, au Québec, toute expression commerciale qui n'était pas en français. L'interdiction avait donc une portée beaucoup plus grande que celle édictée en vertu de la Loi. En outre, alors que la Loi interdit une expression qui n'a que peu ou pas de lien avec le «c{oe}ur» des valeurs de la liberté d'expression, l'expression commerciale dont il était question dans Ford était intimement liée à ces valeurs fondamentales. La loi contestée représentait une tentative du gouvernement du Québec d'éliminer l'utilisation commerciale en public de toute langue autre que le français. Étant donné les liens étroits dans l'histoire du Canada entre langue, culture et politique, on ne peut sérieusement nier que l'interdiction avait une incidence qui s'étendait bien au-delà du domaine commercial et qu'elle avait des répercussions sur la dignité de tous les groupes linguistiques minoritaires au Québec. En fait, la Cour, dans Ford, précité, à la p. 748, a souligné ce fait lorsqu'elle a repris l'extrait suivant des motifs qu'elle avait exprimés dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, à la p. 744:
L'importance des droits en matière linguistique est fondée sur le rôle essentiel que joue la langue dans l'existence, le développement et la dignité de l'être humain. [. . .] Le langage constitue le pont entre l'isolement et la collectivité, qui permet aux êtres humains de délimiter les droits et obligations qu'ils ont les uns envers les autres, et ainsi, de vivre en société.
À mon avis, on ne peut sérieusement avancer que la «dignité» des trois grandes sociétés dont les droits sont violés en l'espèce est de quelque façon comparable à celle de groupes minoritaires comme dans l'arrêt Ford.
Toutefois, les documents se rapportant à l'article premier et à l'art. 9.1 [de la Charte québécoise] n'établissent pas que l'exigence de l'emploi exclusif du français est nécessaire pour atteindre l'objectif législatif ni qu'elle est proportionnée à cet objectif. Cette question précise n'est même pas abordée dans les documents. En fait, dans son mémoire et dans les arguments oraux, le procureur général du Québec n'a pas tenté de justifier l'exigence de l'emploi exclusif du français. Il a plutôt insisté sur les motifs de l'adoption de la Charte de la langue française et de la législation antérieure en matière linguistique, motifs qui, il faut le répéter, ne sont pas contestés par les intimées.
Par contre, comme je l'ai mentionné précédemment, le procureur général a déposé en l'espèce une preuve documentaire volumineuse, tirée de sources nationales et internationales, afin d'établir qu'une interdiction totale est rationnelle et qu'elle peut se justifier dans une société libre et démocratique. Je conclus que le procureur général a déposé une preuve suffisante pour appuyer ses observations.
Proportionnalité entre les effets de la loi et l'objectif
112 La troisième partie de l'analyse de la proportionnalité nécessite qu'il y ait proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques des mesures; voir Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, aux pp. 890 et 891. Pour les motifs que j'ai exprimés en ce qui concerne tant la nature de la loi que celle du droit violé en l'espèce, je suis d'avis que les effets préjudiciables de la limitation, soit la restriction des droits des compagnies de tabac de faire de la publicité, dans un but commercial, sur des produits qui sont en soi dangereux et dommageables, ne l'emportent pas sur l'objectif de la loi de réduire le nombre des sources directes d'incitation à consommer ces produits faite aux Canadiens.
La nécessité de mises en garde non attribuées
113 Je me penche maintenant sur le dernier argument des appelantes, soit que l'art. 9 de la Loi constitue une violation injustifiable de leur liberté d'expression, les forçant à placer sur les emballages de produits du tabac un message relatif à la santé non attribué. Je conviens, pour utiliser les termes du juge Wilson, que si l'effet de cette disposition est «de faire dire des choses particulières au demandeur, pour formuler métaphoriquement l'allégation faite en l'espèce», l'article est contraire à l'al. 2b) de la Charte; voir Lavigne, précité, à la p. 267. Ce point de vue avait déjà été adopté par l'ensemble de notre Cour dans Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, où un arbitre avait, entre autres, exigé d'un employeur, en réparation d'un congédiement injuste, qu'il remette une lettre de recommandation ne comprenant que les faits qui, selon l'arbitre, n'avaient pas été contestés. S'exprimant au nom de la Cour sur ce point, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) a affirmé à la p. 1080: «la liberté d'expression comporte nécessairement le droit de ne rien dire ou encore le droit de ne pas dire certaines choses».
115 J'ai cependant beaucoup plus de difficulté à accepter la prétention des appelantes selon laquelle le droit que leur garantit l'al. 2b) a été violé par l'obligation d'inscrire une mise en garde particulière sur les emballages de produits du tabac. Il faut se rappeler que cet énoncé est non attribué, et je peux difficilement voir comment, dans le contexte où il a été fait, il pourrait, en réalité, être attribué aux appelantes. Le simple fait que les fabricants de produits du tabac sont tenus d'inscrire des mises en garde non attribuées sur leurs produits ne signifie pas qu'ils doivent souscrire à ces messages, ou qu'ils sont perçus par les consommateurs comme y souscrivant. Dans un État moderne, il est du cours normal des choses que l'étiquetage des produits, et particulièrement des produits destinés à la consommation humaine, soit soumis à la réglementation de l'État. Le public sait bien que ces messages émanent du gouvernement, et non des fabricants des produits du tabac. Ainsi, il y a une importante distinction à faire entre les messages directement attribués aux fabricants de produits du tabac, qui créeraient l'impression qu'ils émanent des appelantes et violeraient leur droit de garder le silence, et les messages non attribués en litige dans les présents pourvois, qui émanent du gouvernement et qui ne créent pas pareille impression. Vues de cette façon, les mises en garde exigées par l'art. 9 ne sont pas différentes des exigences en matière d'inscription de messages non attribués imposées par la Loi sur les produits dangereux, en vertu de laquelle les fabricants de produits dangereux sont tenus d'apposer sur leurs produits des mises en garde non attribuées, telles que «DANGER» ou «POISON», et des signaux de danger, tels qu'une tête de mort et tibias croisés; voir le Règlement sur les produits chimiques et contenants destinés aux consommateurs, DORS/88-556. Je crois devoir dire que la question s'étend à de nombreux autres domaines d'activités où des personnes peuvent, dans certaines circonstances particulières, avoir à placer des mises en garde dans des lieux fréquentés par le public, ou sur un chantier de construction et ainsi de suite. Il ne s'agit pas réellement d'une expression d'opinion de la part de la personne responsable du lieu public ou du chantier de construction. Il s'agit plutôt d'une exigence imposée par le gouvernement comme condition de la participation à une activité réglementée.
Il me paraît [. . .] «sauter aux yeux» qu'un message «imputé» peut rapidement devenir sans signification, sinon même être tourné au ridicule.
À titre d'exemple, le message que l'on veut imputer au Surgeon General demeure un message imputé à une abstraction ou à un corps politique qui ne saurait évidemment rendre dangereux, par simple décret, ce qui ne le serait pas autrement. Le message me semble alors rationnellement affaibli et atténué.
Ces considérations sont particulièrement pertinentes en ce qui concerne le but du Parlement de protéger les enfants, qui constituent à eux seuls le plus grand groupe de nouveaux fumeurs chaque année au pays. Dans un rapport déposé au procès («A Report on the Special Vulnerabilities of Children and Adolescents», op. cit.), Michael J. Chandler, fait observer que les adolescents ont tendance à ne pas porter attention ou à désobéir aux messages émanant de ce qu'ils perçoivent comme des représentants de l'autorité. Il en conclut donc que les mises en garde attribuées seraient moins efficaces pour ce qui est de décourager les adolescents de fumer. Il affirme, à la p. 19:
[TRADUCTION] Les adolescents sont prédisposés, en raison de leur immaturité sur le plan cognitif, à voir les divergences publiques entre «experts» comme la preuve que tout n'est qu'une question d'opinion subjective et qu'ils peuvent par conséquent «faire comme ils veulent». Une mise en garde de Santé et Bien-être social Canada apposée sur un produit faisant l'objet de publicité leur fournirait tout juste l'excuse qu'ils attendent pour se justifier de faire tout ce qui leur passe par la tête.
118 Par conséquent, bien que l'exigence des mises en garde non attribuées empêche les grandes sociétés de répandre l'idée par leurs emballages que les produits du tabac ne sont pas dangereux, je crois que toute inquiétude engendrée par cette violation de pure forme de leurs droits ne fait pas le poids devant les préoccupations pour la santé que fait surgir la consommation du tabac. Comme l'a fait remarquer le juge en chef Dickson dans Edwards Books, précité, à la p. 759, la Charte ne nécessite pas l'élimination des «infime[s]» inconvénients affectant des droits constitutionnels, et une loi qui accroît le coût de l'exercice d'un droit ne doit pas être déclarée inopérante si l'inconvénient est «négligeable» ou «insignifiant». Dans les présents pourvois, le seul coût lié à l'exigence d'une mise en garde non attribuée est une possible réduction des bénéfices. À mon avis, on peut raisonnablement s'attendre à ce que ce coût soit supporté par les fabricants de produits dangereux, compte tenu des avantages pour la santé de mises en garde efficaces. Comme je l'ai affirmé dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, aux pp. 506 et 507:
Dans une société industrielle moderne, on reconnaît généralement que de nombreuses activités auxquelles peuvent se livrer des particuliers doivent malgré tout être plus ou moins réglementées par l'État pour veiller à ce que la poursuite des intérêts des particuliers soit compatible avec les intérêts de la collectivité dans la réalisation des buts et des aspirations collectifs.
Dispositif
1 La Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988, ch. 20, relève-t-elle, en tout ou en partie, de la compétence du Parlement du Canada de légiférer pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada en vertu de l'art. 91, ou en matière de droit criminel suivant le par. 91(27), de la Loi constitutionnelle de 1867, ou autrement?
Réponse:La Loi réglementant les produits du tabac est entièrement du ressort législatif du Parlement et elle a été validement adoptée en vertu du pouvoir de légiférer en matière de droit criminel conféré par le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il n'y a pas lieu de déterminer si le Parlement peut validement adopter la Loi en vertu de son pouvoir de faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement au Canada.
2 La Loi réglementant les produits du tabac est-elle, en tout ou en partie, incompatible avec la liberté d'expression garantie à l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l'affirmative, apporte-t-elle une limite raisonnable à l'exercice de ce droit, dont la justification puisse se démontrer au sens de l'article premier de la Charte?
Réponse:La Loi est incompatible avec l'al. 2b) de la Charte, mais elle apporte une limite raisonnable à l'exercice de ce droit au sens de l'article premier de la Charte.
Version française des motifs rendus par
Version française des motifs rendus par
121 LE JUGE CORY (dissident) 2 -- Bien que je sois d'accord avec les motifs et les conclusions du juge La Forest, je suis également d'accord avec les motifs du juge Iacobucci dans la mesure où ils préconisent une suspension de l'effet de l'invalidité pour une période d'un an.
Version française du jugement rendu par
122LE JUGE MCLACHLIN -- Les présents pourvois portent sur la validité de la Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988, ch. 20 (la «Loi»), qui interdit toute publicité en faveur des produits du tabac dans les médias canadiens et exige que les fabricants de ces produits apposent des mises en garde non attribuées sur les emballages de tous les produits du tabac.
124 La deuxième question est de savoir si l'interdiction et les exigences relatives aux mises en garde vont à l'encontre de la Charte canadienne des droits et libertés. La Charte garantit la liberté d'expression, et cette garantie a été interprétée comme incluant le discours commercial, comme la publicité; voir Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, et Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232. Je conviens avec le juge La Forest que l'interdiction imposée sur la publicité et la promotion des produits du tabac constitue une violation du droit à la liberté d'expression, comme l'a admis le procureur général. Contrairement au juge La Forest, je suis d'avis que l'art. 9 de la Loi, qui exige que les fabricants apposent sur les produits du tabac des messages non attribués relatifs à la santé, porte également atteinte au droit à la liberté d'expression. Comme le juge La Forest le souligne, au par. 113, notre Cour a déjà statué que «la liberté d'expression comporte nécessairement le droit de ne rien dire ou encore le droit de ne pas dire certaines choses»: Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, à la p. 1080, le juge Lamer (maintenant Juge en chef). En vertu du par. 9(2), il est interdit aux fabricants de tabac d'apposer sur l'emballage d'un produit du tabac des mentions autres que la désignation, le nom et toute marque de celui-ci ainsi que les renseignements prévus par une loi. Les mises en garde non attribuées, conjuguées à l'interdiction d'apposer tout autre renseignement qui permettrait aux fabricants de tabac d'exprimer leurs points de vue, constituent une violation de la liberté d'expression garantie par l'al. 2b) de la Charte.
1. Le critère de la justification en vertu de l'article premier de la Charte
a)Le libellé de l'article premier
126 Je suis d'accord avec le juge La Forest pour dire que: «[l]e "critère" approprié applicable à une analyse fondée sur l'article premier se trouve dans la disposition même» (par. 62). Il s'agit en fin de compte de savoir si la violation se situe à l'intérieur de limites raisonnables «dont la justification [peut] se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». Dans la jurisprudence portant sur la double considération que sont l'importance de l'objectif et le critère de la proportionnalité entre le bien que vise la loi et la violation des droits à laquelle elle donne lieu, les tribunaux formulent les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si l'atteinte qu'une loi porte aux droits garantis par la Constitution se situe néanmoins à l'intérieur de limites «raisonnables» «dont la justification [peut] se démontrer». Si l'objectif d'une loi qui restreint les droits garantis par la Constitution n'est pas suffisamment important, l'atteinte ne peut être ni raisonnable ni justifiée. De même, si le bien visé par la loi perd de son importance par rapport à la gravité de l'atteinte aux droits qui s'ensuit, on ne peut considérer que cette loi soit raisonnable ou justifiée. Je conviens avec le juge La Forest qu'il faut s'abstenir de faire une analyse trop technique fondée sur l'article premier; cependant, il n'existe pas, à mon avis, d'incompatibilité entre le libellé de l'article premier et la jurisprudence fondée sur l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, celle-ci venant compléter l'article premier.
b)Les facteurs à examiner sous le régime de l'article premier
c)Application des facteurs de l'arrêt Oakes -- Contexte, égard envers le Parlement, norme de preuve et conclusions du juge de première instance
132 Il fait tout d'abord remarquer que le critère formulé dans l'arrêt Oakes doit être appliqué avec souplesse, compte tenu du contexte factuel et social de chaque cas particulier. Je suis d'accord. La nécessité de tenir compte du contexte de chaque cas particulier est acceptée depuis que le juge Wilson l'a proposée dans l'arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326. Cette «méthode d'analyse [. . .] avec sensibilité et en fonction de chaque cas particulier» a été confirmée dans l'arrêt Rocket, précité, qui portait également sur une loi restreignant la publicité. Dans cet arrêt, j'affirme, aux pp. 246 et 247:
Bien que la méthode canadienne ne consiste pas à appliquer des critères spéciaux aux restrictions imposées à l'expression commerciale, notre méthode d'analyse permet d'aborder la détermination de leur constitutionnalité avec sensibilité et en fonction de chaque cas particulier. En situant les valeurs contradictoires dans leur contexte factuel et social au moment de procéder à l'analyse fondée sur l'article premier, les tribunaux ont la possibilité de tenir compte des caractéristiques spéciales de l'expression en question. Comme le juge Wilson le fait remarquer dans Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, ce ne sont pas toutes les expressions qui méritent la même protection. Toutes les violations de la liberté d'expression ne sont pas également graves.
135 Relié au contexte, il y a le degré de respect dont les tribunaux doivent faire preuve envers le Parlement. Il est bien établi que le respect accordé au Parlement ou aux législatures peut varier en fonction du contexte social dans lequel est imposée la restriction aux droits. Par exemple, on a affirmé qu'il y aurait lieu de faire preuve d'un plus grand respect pour le législateur fédéral ou provincial dans le cas où une loi vise les droits contradictoires de divers secteurs de la société, que dans le cas où il s'agit d'une contestation entre le particulier et l'État: Irwin Toy, précité, aux pp. 993 et 994; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483, à la p. 521. Cependant, ces distinctions pourraient ne pas être toujours faciles d'application. Par exemple, on considère généralement que le droit criminel opposera l'État et l'accusé; cependant, il nécessitera aussi une répartition des priorités entre l'accusé et la victime, véritable ou éventuelle. Les présents pourvois offrent un exemple convaincant. Nous sommes en présence d'une loi de nature pénale, qui oppose l'État et le contrevenant. Cependant, les valeurs sociales présentes dans cette loi amènent le juge La Forest à conclure que «la Loi est précisément le type de loi envers laquelle notre Cour a généralement fait preuve d'une grande retenue» (par. 70). Cela dit, je reconnais que le problème auquel la loi tente de remédier risque d'avoir une incidence sur le degré de respect dont le tribunal devrait faire preuve à l'égard du choix du Parlement. De même, la difficulté de concevoir des solutions législatives à des problèmes sociaux qui pourraient bien n'être que partiellement compris peut aussi avoir une incidence sur le degré de respect dont les tribunaux feront preuve envers le législateur fédéral ou provincial. Comme je l'ai affirmé dans l'arrêt Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139, à la p. 248: «il convient d'avoir de l'égard pour les législateurs et les difficultés inhérentes au processus de rédaction des règles d'application générale. Il ne faudrait pas annuler une limite prescrite par une règle de droit tout simplement parce que le tribunal peut concevoir une autre solution qui lui semble moins restrictive».
137 Dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier, les concepts de contexte et de respect sont rattachés à un troisième: celui de la norme de preuve. À l'instar du juge La Forest, j'estime que la preuve n'a pas à satisfaire à la norme requise en matière scientifique. Il ne s'agit pas non plus d'une preuve hors de tout doute raisonnable comme en matière criminelle. Comme l'établit la jurisprudence relative à l'article premier, la norme de preuve qui convient, à toutes les étapes de l'analyse de la proportionnalité, est celle qui s'applique en matière civile, c'est-à-dire la preuve selon la prépondérance des probabilités: Oakes, précité, à la p. 137; Irwin Toy, précité, à la p. 992. Je ne suis donc pas d'accord avec la conclusion du juge La Forest (au par. 82) qu'«il n'est pas nécessaire [. . .] que le gouvernement fasse la preuve d'un lien rationnel selon les règles de preuve en matière civile». Pour satisfaire à la norme de preuve en matière civile, on n'a pas à faire une démonstration scientifique; la prépondérance des probabilités s'établit par application du bon sens à ce qui est connu, même si ce qui est connu peut comporter des lacunes du point de vue scientifique: voir l'arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311.
d)L'objectif de la restriction de la liberté d'expression
e) La proportionnalité
(i)Les conclusions du juge de première instance, [1991] R.J.Q. 2260
(ii) Le lien rationnel
154 Le lien causal entre l'atteinte aux droits et l'avantage recherché peut parfois être établi par une preuve scientifique démontrant à la suite d'une observation répétée que l'un influe sur l'autre. Par contre, dans les cas où une loi vise une modification du comportement humain, comme dans le cas de la Loi réglementant les produits du tabac, le lien causal pourrait bien ne pas être mesurable du point de vue scientifique. Dans ces cas, notre Cour s'est montrée disposée à reconnaître l'existence d'un lien causal entre la violation et l'avantage recherché sur le fondement de la raison ou de la logique, sans insister sur la nécessité d'une preuve directe de lien entre la mesure attentatoire et l'objectif législatif: R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, aux pp. 768 et 777; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, à la p. 503. Voici comment le juge Sopinka envisage le lien causal entre l'obscénité et le préjudice causé à la société, dans l'arrêt Butler, à la p. 502:
Bien qu'il puisse être difficile, voire impossible, d'établir l'existence d'un lien direct entre l'obscénité et le préjudice causé à la société, il est raisonnable de supposer qu'il existe un lien causal entre le fait d'être exposé à des images et les changements d'attitude et de croyance.
(iii) L'atteinte minimale
160 À la deuxième étape de l'analyse de la proportionnalité, le gouvernement doit établir que les mesures en cause restreignent le droit à la liberté d'expression aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l'objectif législatif. La restriction doit être «minimale», c'est-à-dire que la loi doit être soigneusement adaptée de façon à ce que l'atteinte aux droits ne dépasse pas ce qui est nécessaire. Le processus d'adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l'intérieur d'une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu'elle a une portée trop générale simplement parce qu'ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l'objectif et à la violation; voir Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, aux pp. 1196 et 1197; R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, aux pp. 1340 et 1341, et Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084, aux pp. 1105 et 1106. Par contre, si le gouvernement omet d'expliquer pourquoi il n'a pas choisi une mesure beaucoup moins attentatoire et tout aussi efficace, la loi peut être déclarée non valide.
166 Cette omission est d'autant plus flagrante que le gouvernement avait effectué au moins une étude des solutions de rechange avant d'opter pour l'interdiction totale. Le gouvernement a privé les tribunaux des résultats de cette étude. Le procureur général du Canada a refusé de divulguer ce document, de même qu'environ 500 autres dont la production avait été demandée en première instance; il a, à cette fin, invoqué l'art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, faisant ainsi échec à une demande de divulgation présentée par les compagnies de tabac puisque les tribunaux n'ont pas compétence pour examiner les documents selon lesquels un privilège est réclamé en vertu de cette disposition. Les mentions de cette étude ont été biffées des documents produits: motifs de la première instance, à la p. 2311. Face à cette attitude, il est difficile de ne pas inférer que les résultats de ces études font échec à la prétention du gouvernement qu'une interdiction moins attentatoire n'aurait pas donné lieu à un résultat tout aussi valable.
[TRADUCTION] . . . le Parlement avait certainement le droit de conclure que seuls les moyens qu'il avait conçus permettraient d'atteindre les objectifs en matière de santé publique, énoncés à l'art. 3 [de la Loi]. La Loi est une mesure préventive justifiée en matière de santé. Le Parlement peut en fixer les limites exactes. [Je souligne.]
(iv) La proportionnalité entre les effets de la loi et son objectif
2. La réparation
176 J'ai conclu que les art. 4, 8 et 9 de la Loi réglementant les produits du tabac constituent des atteintes injustifiées à la liberté d'expression. Ces dispositions sont le fer de lance de l'économie de la Loi et ne peuvent être nettement dissociées des autres qui traitent de promotion et d'usage des marques, les art. 5 et 6. Je conclus donc que les art. 4, 5, 6, 8 et 9 sont incompatibles avec la Charte et sont de ce fait inopérants en application de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Version française des motifs rendus par
180 Les appelantes soutiennent que deux motifs subsidiaires viennent étayer l'inconstitutionnalité de la Loi: (1) elle excède les pouvoirs conférés au Parlement par l'art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, et (2) elle porte atteinte à la liberté d'expression des appelantes d'une façon qui ne constitue pas une limite raisonnable en vertu de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés.
182 Cependant, je ne partage pas l'opinion du juge La Forest sur la question de la Charte et, plus précisément, je ne crois pas que la Loi constitue une atteinte minimale aux droits garantis aux appelantes par l'al. 2b) de la Charte. D'une façon plus générale, j'ai aussi des réserves sur l'analyse quelque peu assouplie de l'atteinte minimale que propose le juge La Forest. Comme je l'ai fait remarquer dans mes motifs de l'arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, je crains un trop grand assouplissement des principes d'application de l'article premier par rapport à leur formulation initiale dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, et les arrêts connexes, car cela crée un risque que les violations de la Charte ne soient trop facilement justifiées et, de ce fait, que les valeurs protégées par la Charte ne soient trop facilement contrecarrées. À cet égard, je trouve généralement intéressants les motifs et le dispositif du juge McLachlin en l'espèce. Néanmoins, bien que je souscrive à nombre de ses conclusions générales, j'ai une opinion quelque peu différente quant à son analyse de l'article premier et à la réparation proposée et je préfère donc formuler mes propres motifs.
189 Je suis d'accord avec le juge La Forest pour dire qu'il faut adopter une analyse contextuelle relativement à l'article premier et que, ramené à sa plus simple expression, le droit attaqué en l'espèce est celui des compagnies de tabac de faire la publicité -- strictement à des fins de profits -- d'un produit ayant des effets néfastes connus sur la santé publique. À cette fin, le législateur n'aurait pas à faire de très importantes adaptations pour satisfaire à l'analyse de l'atteinte minimale. Cependant, le contexte n'élimine pas la nécessité de toute adaptation. Dans le cadre des présents pourvois, le gouvernement a choisi de ne pas faire d'adaptations et, en fin de compte, c'est là le motif clé pour lequel la Loi est inconstitutionnelle. Je constate que le caractère partiel des interdictions imposées à l'expression commerciale a souvent été la clé de leur constitutionnalité: Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.
Version française des motifs rendus par
196 Le Parlement peut par conséquent obliger les fabricants à apposer des mises en garde sur les produits du tabac qui sont reconnus comme nocifs pour la santé. Les fabricants de produits du tabac ont l'obligation de mettre la population en garde contre les dangers inhérents à la consommation des produits du tabac. L'omission d'apposer des mises en garde sur ces produits peut validement constituer un crime, un «méfait public» qui justifie interdiction et sanctions et qui doit être enrayé puisqu'il constitue un «acte socialement indésirable» (R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, à la p. 488). L'article 9 de la Loi réglementant les produits du tabac, L.C. 1988, ch. 20 (la «Loi»), relève de la compétence du Parlement en vertu du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.
197 Par contre, je ne crois pas qu'en vertu de sa compétence en matière de droit criminel, le Parlement puisse interdire toute publicité et promotion en faveur des produits du tabac et restreindre l'utilisation des marques de tabac comme le prévoient les art. 4, 5, 6, 8 et 9 de la Loi. Dans l'arrêt Brasseries Labatt du Canada Ltée c. Procureur général du Canada, [1980] 1 R.C.S. 914, le critère applicable devrait s'intéresser au fond et non à la forme, et il exclut de la compétence en matière de droit criminel toute activité législative qui ne revêt pas les caractéristiques requises du droit criminel. Il n'est pas toujours aisé de déterminer si un texte de loi s'inscrit dans le cadre de la compétence du Parlement en matière de droit criminel. Le juge Cory a exposé ainsi la difficulté dans l'arrêt Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338, à la p. 347:
Tout d'abord, il peut être utile d'examiner en quoi consiste le droit criminel. Bien que, comme une {oe}uvre d'art, il s'agisse de quelque chose qui peut être plus facile à reconnaître qu'à définir, certaines lignes directrices ont été établies.
Le juge Cory cite ensuite, à la p. 348, un passage des motifs prononcés par le juge Rand dans Reference re Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] R.C.S. 1 (le Renvoi sur la margarine), où l'on trouve à son avis une «définition très utile du droit criminel», puis il renvoie en les approuvant aux motifs du juge Dickson (plus tard Juge en chef), dissident dans l'arrêt R. c. Hauser, [1979] 1 R.C.S. 984, à la p. 1026:
Le paragraphe 27 de l'art. 91 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique habilite le Parlement à édicter des lois qui interdisent, sous peine de sanctions pénales, des actes ou omissions jugés préjudiciables à l'État, à des personnes ou à des biens y situés.
La position adoptée par notre Cour dans l'arrêt Knox Contracting, précité, fournit une assise solide aux fins de cerner l'étendue de la compétence du Parlement en matière de droit criminel.
203 Dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, la Cour a jugé que le règlement relatif à la publicité manipulatrice destinée aux enfants relevait de la compétence de la province même s'il prévoit des sanctions telles des amendes et le risque d'emprisonnement. Si la publicité manipulatrice destinée aux enfants expose la société à certains préjudices, ceux-ci ne sont pas suffisamment graves pour que l'on fasse appel au droit criminel. De la même façon, il nous faut considérer si l'interdiction de la publicité en faveur des produits du tabac est dans son essence un sujet de réglementation qui relève de la compétence provinciale ou si la publicité en faveur des produits du tabac est véritablement un acte criminel, un méfait public que le Parlement a le droit de punir parce qu'il constitue un comportement préjudiciable, socialement indésirable et contraire aux droits et aux devoirs publics.
205 Dans l'arrêt Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790, à la p. 811, la Cour a signalé que l'interdiction relative à l'utilisation en soi d'une langue n'a aucune affinité en soi avec un sujet traditionnel du droit criminel comme la moralité ou l'ordre public.
209 Il se peut que la publicité et la promotion en faveur du tabac incitent certaines personnes à commencer ou à continuer à fumer. Pour cette raison, plusieurs considèrent qu'il s'agit là d'une forme indésirable d'expression commerciale. J'admets qu'il puisse s'agir d'une forme indésirable d'expression, mais est-ce suffisant pour la rendre criminelle? La publicité en faveur du tabac présente-t-elle un risque grave et important pour la santé publique? Ou encourage-t-elle simplement les gens à consommer un produit légal, mais nocif? Je ne peux convenir que le discours commercial en question présente un risque grave et important pour la santé publique au point qu'il est assujetti à la compétence fédérale en matière de droit criminel. À mon avis, la Loi est trop éloignée des effets nocifs ou indésirables de l'utilisation du tabac pour constituer un exercice valide de la compétence du Parlement en matière de droit criminel. Une loi qui interdit toute publicité en faveur d'un produit légal dont la vente est réglementée partout au Canada est dénuée d'un objectif public habituellement reconnu du droit criminel et excède les pouvoirs du Parlement sous le régime du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. On peut difficilement considérer cette publicité comme un méfait public impliquant la violation des droits et des devoirs publics envers la collectivité tout entière, le genre de comportement que le Parlement peut interdire et punir, conformément à sa compétence en matière de droit criminel, parce qu'il est socialement préjudiciable et indésirable.
210 Le Parlement aurait pu criminaliser l'usage du tabac, mais il a choisi de ne pas le faire pour de multiples raisons. La Loi ne vise pas directement les effets nocifs ou indésirables de l'usage du tabac. En réponse à cet argument, le juge La Forest fait remarquer que, dans certaines circonstances, le Parlement a criminalisé des activités secondaires sans criminaliser l'activité principale même, et que notre Cour a confirmé que l'adoption de telles mesures était un exercice valide de la compétence en matière de droit criminel. Avec égards, les arrêts cités par le juge La Forest -- Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 (sollicitation à des fins de prostitution et tenue d'une maison de débauche), et Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519 (prohibition de l'aide au suicide) -- portent tous deux sur des sujets qui ont toujours fait l'objet de sanctions pénales. En outre, les activités «secondaires» interdites dans les deux exemples qui précèdent comportent en elles-mêmes des dangers graves et importants.
213 Enfin, le juge La Forest s'est penché sur les exemptions prévues dans la Loi, plus particulièrement l'exemption concernant les publications étrangères. Il conclut que, nonobstant ces exemptions, la publicité en faveur du tabac demeure une matière qui relève du droit criminel. Je ne suis pas d'accord. Le juge La Forest cite certains arrêts, dont Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616, et R. c. Furtney, [1991] 3 R.C.S. 89, pour soutenir que les exemptions prévues dans une loi en matière criminelle ne retirent pas à la loi son caractère criminel. Si les exemptions ne retirent pas nécessairement une loi du cadre criminel, l'existence d'exemptions générales est un facteur qui peut mener un tribunal à conclure que le comportement interdit n'est pas véritablement criminel. Aussi bien l'arrêt Morgentaler (concernant l'avortement) que l'arrêt Furtney (concernant le jeu) portaient sur un comportement qui a toujours été considéré comme criminel. Les exemptions ne pouvaient être qualifiées de «générales». Ainsi, le Code criminel n'autorisait les avortements que s'ils étaient pratiqués dans certaines circonstances et suivant des conditions et des directives strictes. Bien que la loi puisse ne pas avoir été appliquée de façon uniforme dans les hôpitaux du pays, le Parlement pouvait quand même validement décider que l'avortement en général était criminel et ne pouvait être pratiqué que dans les hôpitaux conformément aux exigences prescrites dans la loi.
216 La Loi, à l'exception de l'art. 9 et de ses dispositions accessoires relatives aux mises en garde obligatoires sur les emballages, ne peut être maintenue comme étant une loi valide en matière criminelle. La Loi est une mesure de réglementation qui vise à diminuer la consommation du tabac. Bien que la volonté du Parlement de restreindre la publicité en faveur du tabac puisse être souhaitable, le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne lui confère pas le pouvoir de le faire.
Pourvois accueillis, les juges LA FOREST, L'HEUREUX-DUBÉ, GONTHIER et CORY sont dissidents. La première question constitutionnelle sur la compétence du Parlement de légiférer en matière de droit criminel ou pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada reçoit une réponse positive. Pour ce qui est de la seconde question constitutionnelle, les art. 4 (la publicité), 8 (les marques) et 9 (les messages non attribués relatifs à la santé) de la Loi sont incompatibles avec le droit à la liberté d'expression garanti à l'al. 2b) de la Charte et n'apportent pas une limite raisonnable à l'exercice de ce droit, dont la justification puisse se démontrer au sens de l'article premier. Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory sont d'avis qu'ils apportent une limite raisonnable. Vu que les art. 5 (commerce au détail) et 6 (parrainage) ne peuvent pas nettement être distingués des art. 4, 8 et 9, ils sont tous inopérants aux termes de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.
Procureurs de l'appelante RJR-MacDonald Inc.: Mackenzie, Gervais, Montréal.
Procureurs de l'appelante Imperial Tobacco Ltd.: Ogilvy, Renault, Montréal.
Procureurs de l'intimé le procureur général du Canada: Côté & Ouellet, Montréal.
Procureur du mis en cause le procureur général du Québec: Le procureur général du Québec, Ste-Foy.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.
Procureurs de l'intervenante la Fondation des maladies du c{oe}ur du Canada: Fasken, Campbell, Godfrey, Toronto.
Procureurs de l'intervenante la Société canadienne du cancer: Fasken, Campbell, Godfrey, Toronto.
Procureurs de l'intervenant le Conseil canadien sur le tabagisme et la santé: Fasken, Campbell, Godfrey, Toronto.
Procureurs de l'intervenante l'Association médicale canadienne: Fasken, Campbell, Godfrey, Toronto.
Procureur de l'intervenante l'Association pulmonaire du Canada: Fasken, Campbell, Godfrey, Toronto.
1- Voir Erratum [1995] 4 R.C.S. iv2- Voir Erratum [1995] 4 R.C.S. iv
La version officielle de ces décisions se trouve dans le Recueil des arrêts
de la Cour suprême du Canada (R.C.S.). Ce site est préparé et diffusé par
LexUM en partenariat avec la Cour suprême du Canada.