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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Levkovic, 2013 CSC 25, [2013] 2 R.C.S. 204

Date : 20130503

Dossier : 34229

 

Entre :

Ivana Levkovic

Appelante

 

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

- et -

Procureur général du Canada et

Criminal Lawyers’ Association of Ontario

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Moldaver

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 81)

Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell et Moldaver)

 

 

 


 


R. c. Levkovic, 2013 CSC 25, [2013] 2 R.C.S. 204

Ivana Levkovic                                                                                               Appelante

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Procureur général du Canada et

Criminal Lawyers’ Association of Ontario                                              Intervenants

Répertorié : R. c. Levkovic

2013 CSC 25

No du greffe : 34229.

2012 : 10 octobre; 2013 : 3 mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell et Moldaver.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à la liberté — Droit à la sécurité de la personne — Justice fondamentale — Imprécision — Disposition du Code criminel  interdisant de faire disparaître le cadavre d’un enfant dans l’intention de cacher sa naissance que l’enfant soit mort avant, pendant ou après la naissance — La disposition est‑elle d’une imprécision inacceptable dans son application à un enfant qui est mort avant la naissance? — La disposition viole‑t‑elle les droits à la liberté et à la sécurité de la personne? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46,  art. 243 .

                    Droit criminel — Infractions — Suppression de part — La proposition « enfant [qui est] mort avant [. . .] la naissance » satisfait-elle à l’exigence de certitude? — Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46,  art. 243 .

                    Alors qu’il nettoyait un appartement récemment devenu vacant, un gérant d’immeubles a découvert sur le balcon un sac contenant les restes d’un bébé humain.  Selon le ministère public, il s’agissait des restes d’un bébé de sexe féminin né « à terme ou presque ».  La cause du décès n’a pas pu être déterminée et on ignore s’il y a eu naissance vivante.  L’accusée a été inculpée de l’infraction de suppression de part décrite à l’art. 243  du Code criminel .  Avant la présentation de la preuve, elle a contesté la constitutionnalité de l’art. 243 faisant valoir que cette disposition viole ses droits à la liberté et à la sécurité protégés par l’art. 7  de la Charte .  Le juge du procès a conclu que la notion d’un enfant qui est mort avant la naissance était inconstitutionnelle pour cause d’imprécision, parce qu’il ne pouvait pas identifier le moment, pendant la grossesse, où un fœtus devient le corps d’un enfant au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 243.  Il a retranché le mot « avant » de l’art. 243.  Le ministère public n’a pas présenté de preuve et l’accusée a été acquittée.  La Cour d’appel a accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès au motif que le juge du procès avait appliqué une norme d’imprécision trop rigoureuse.  La Cour d’appel s’est appuyée sur la norme de la « chance de vivre » tirée de R. c. Berriman (1854), 6 Cox C.C. 388, pour conclure que, pour l’application de l’art. 243, un fœtus devient un enfant lorsqu’il a atteint un stade de son développement où, n’eût été un événement ou une circonstance extérieure, l’enfant serait probablement né vivant.  

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Les lois d’une imprécision inacceptable bafouent la primauté du droit et violent un principe ancien et bien établi de justice fondamentale : nul ne peut être condamné ou puni pour un acte ou une omission qui n’est pas clairement interdit par une loi valide.  La question à trancher dans le présent appel est celle de savoir si l’art. 243  du Code criminel  satisfait à ces exigences constitutionnelles.

                    Puisqu’elle risque l’incarcération advenant une déclaration de culpabilité, le droit à la liberté de l’accusée protégé par l’art. 7  de la Charte  est clairement en cause.  Il est donc inutile de statuer sur son argument selon lequel l’art. 243 porte atteinte à l’art. 7 parce qu’il entrave une décision qui revêt une importance personnelle fondamentale : l’opportunité et la façon de révéler la fin naturelle d’une grossesse qui a échoué.  En outre, l’argument de l’appelante selon lequel l’art. 7  de la Charte  doit astreindre l’art. 243 à une norme de précision plus exigeante parce qu’il porte atteinte au droit de la femme de ne pas avoir à révéler une grossesse qui a échoué naturellement équivaut à une contestation fondée sur l’imprécision, sur le plan de la forme, mais fondée sur la portée excessive quant au fond.  Vu que les arguments de l’appelante fondés sur la portée excessive ont été rejetés par les deux juridictions inférieures et qu’ils n’ont pas été soulevés dans le présent pourvoi, il n’y a pas lieu de revenir ici sur cette question.

                    Pour être conforme à l’art. 7  de la Charte , en matière criminelle, la disposition contestée doit prévenir raisonnablement les citoyens des conséquences de leur conduite et limiter le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application.  Une disposition qui ne satisfait pas à ces exigences essentielles est nulle pour imprécision.  C’est au tribunal qu’il revient de déterminer si elle y satisfait en examinant son libellé et son contexte.  L’article 243 satisfait à la norme minimale de précision prescrite par la Charte .  Dans son application à un enfant qui est mort avant la naissance, il ne vise que le fait de faire disparaître les restes d’enfants qui seraient probablement nés vivants.  Une déclaration de culpabilité ne pourrait être prononcée que si le ministère public établissait que l’enfant, à la connaissance de l’accusé, serait probablement né vivant.  L’article 243 prévient raisonnablement que ceux qui posent les gestes qui y sont décrits risquent d’être poursuivis et déclarés coupables et il circonscrit avec suffisamment de clarté le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application.  Il n’est donc pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier.

                    Un tribunal ne peut conclure qu’une loi est d’une imprécision inconstitutionnelle qu’après avoir épuisé les possibilités rattachées à sa fonction d’interprétation.  Pour ce faire, il doit considérer les interprétations judiciaires antérieures, l’objectif législatif, le contenu et la nature de la disposition attaquée, les valeurs sociales en jeu et les dispositions législatives connexes.  Selon le sens ordinaire de ce texte, il est clair que l’art. 243 est axé sur l’événement de la naissance.  L’interprétation de l’art. 243 est fondé sur Berriman qui énonce qu’un accusé ne pourrait être déclaré coupable de suppression de part, dans l’intention de cacher la naissance d’un enfant, que s’il a fait disparaître le cadavre d’un enfant qui avait atteint un stade de développement où, n’eût été de circonstances accidentelles, il aurait pu naître vivant.  Toutefois, là où Berriman exigeait que le fœtus « ait pu naître vivant », il convient de préconiser plutôt une exigence de probabilité.  Le critère de la probabilité convient le mieux, compte tenu de l’accent que met l’art. 243 sur la fin de la grossesse, et procure donc une plus grande certitude quant à son application.  En outre, le critère de la probabilité est compatible avec l’objectif principal de l’art. 243, soit de faciliter les enquêtes sur d’autres dispositions du Code criminel  : celles relatives aux infractions d’homicide qui ne s’appliquent que lorsque la victime est un être humain, ce qui signifie, dans le cas d’un enfant, lorsqu’il est complètement sorti, vivant, du sein de sa mère; les art. 238 et 242, qui visent tous deux l’évènement de la naissance; et le par. 662(4) qui, lorsqu’une accusation de meurtre ou d’infanticide est portée, permet une déclaration de culpabilité en vertu de l’art. 243 lorsque la preuve ne permet d’établir ni le meurtre ni l’infanticide.  Limiter l’application de l’art. 243 en cas de mort avant la naissance aux fœtus qui seraient probablement nés vivants est compatible avec le fait que ces dispositions mettent clairement l’accent sur la fin de la grossesse.

                    L’article 243 n’est pas imprécis parce qu’un accusé doit faire appel à une expertise médicale pour savoir si le fœtus serait probablement né vivant.  Une preuve médicale serait nécessaire même si l’art. 243 prévoyait une description détaillée du moment précis, pendant la grossesse, où une fausse couche devient une mortinaissance.

Jurisprudence

                    Arrêt analysé : R. c. Berriman (1854), 6 Cox C.C. 388; arrêts mentionnés : Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Connally c. General Construction Co., 269 U.S. 385 (1926); Cline c. Frink Dairy Co., 274 U.S. 445 (1927); R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031; Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 7 .

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 222(1) , 223(1) , 238 , 242 , 243 , 662(4) .

Loi sur les statistiques de l’état civil, L.R.O. 1990, ch. V.4, art. 1 « mortinaissance », 9.1.

R.R.O. 1990, Règl. 1094, art. 20.

Doctrine et autres documents cités

Manning, Morris, and Peter Sankoff.  Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law, 4th ed.  Markham, Ont. : LexisNexis, 2009.

Ontario.  Rapport de la Commission d’enquête sur la médecine légale pédiatrique en Ontario, vol. 1.  Toronto : Ministère du Procureur général, 2008.

Stuart, Don.  Canadian Criminal Law : A Treatise, 6th ed.  Scarborough, Ont. : Carswell, 2011.

Williams, Glanville.  Criminal Law : The General Part, 2nd ed.  London : Stevens & Sons, 1961.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Armstrong et Watt), 2010 ONCA 830, 103 O.R. (3d) 1, 223 C.R.R. (2d) 261, 271 O.A.C. 177, 264 C.C.C. (3d) 423, 81 C.R. (6th) 376, [2010] O.J. No. 5252 (QL), 2010 CarswellOnt 9252, qui a annulé l’acquittement prononcé par le juge Hill (2008), 235 C.C.C. (3d) 417, 178 C.R.R. (2d) 285, 2008 CanLII 48647, [2008] O.J. No. 3746 (QL), 2008 CarswellOnt 5744, et qui a ordonné la tenue d’un nouveau procès.  Pourvoi rejeté.

                    Jill Copeland, Delmar Doucette, Jessica Orkin et Nicole Rozier, pour l’appelante.

                    Jamie Klukach et Gillian Roberts, pour l’intimée.

                    Robert J. Frater et Richard Kramer, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Marie Henein et Danielle Robitaille, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Fish —

I

[1]                              Les lois d’une imprécision inacceptable bafouent la primauté du droit et violent un principe ancien et bien établi de justice fondamentale : nul ne peut être condamné ou puni pour un acte ou une omission qui n’est pas clairement interdit par une loi valide.  Ce principe est maintenant consacré par la Charte canadienne des droits et libertés .  La Cour reconnaît ce principe depuis ses tout premiers arrêts sur l’imprécision inconstitutionnelle rendus à l’ère de la Charte .

[2]                              Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, la Cour a cité et approuvé deux arrêts de la Cour suprême des États-Unis[1] statuant que « les lois d’une imprécision inacceptable » violent « l’élément fondamental de l’application régulière de la loi » (p. 1151) et a poursuivi en ces termes :

                    Les principes formulés dans ces deux citations ne sont pas nouveaux dans notre droit.  En fait, ils sont fondés sur l’ancienne maxime latine nullum crimen sine lege, nulla poena sine lege — il n’y a de crime ou de peine qu’en conformité avec une loi qui est certaine, sans ambiguïté et non rétroactive.  La raison d’être de ce principe est claire.  Il est essentiel dans une société libre et démocratique que les citoyens soient le mieux possible en mesure de prévoir les conséquences de leur conduite afin d’être raisonnablement prévenus des conduites à éviter et pour que le pouvoir discrétionnaire des responsables de l’application de la loi soit limité par des normes législatives claires et explicites [. . .]  Cela est particulièrement important en droit criminel parce que les citoyens peuvent être privés de leur liberté si leur conduite est contraire à la loi.  [p. 1152]

[3]                              Très récemment, la juge en chef McLachlin, qui s’exprimait au nom de la Cour dans l’arrêt R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, a réaffirmé le principe directeur en ces termes :

                    L’une des exigences fondamentales de la primauté du droit veut qu’une personne puisse savoir qu’un acte est criminel avant de l’accomplir.  La primauté du droit exige que les lois délimitent à l’avance ce qui est permis et ce qui est interdit [. . .]  Condamner une personne pour un acte dont elle ne pouvait raisonnablement savoir qu’il était criminel est digne de l’univers kafkaïen et va à l’encontre de notre conception de la justice.  La condamnation d’un acte après coup est contraire au concept de liberté consacré à l’art. 7  de la Charte   canadienne des droits et libertés  et elle répugne au système de justice canadien.  [par. 14]

[4]                              Ici, c’est l’art. 243  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , qui est en cause.  Il serait, selon l’appelante, d’une imprécision inacceptable, du moins en partie.  Pour cette raison et dans cette mesure, plaide l’appelante, l’art. 243 porte atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne que lui garantit l’art. 7  de la Charte .  Elle plaide en outre que cette atteinte à l’art. 7 ne saurait être justifiée ― ou « validée » ― par l’application de l’article premier de la Charte .

[5]                              Aux termes de l’art. 243, commet un crime au Canada quiconque fait disparaître le cadavre d’un enfant dans l’intention de cacher le fait que sa mère lui a donné naissance, que l’enfant soit mort avant, pendant ou après la naissance.  La question décisive dans le présent appel est celle de savoir si l’art. 243 est d’une imprécision inacceptable dans son application à un enfant qui est mort avant la naissance. 

[6]                              Le juge du procès a conclu que tel est le cas; la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que tel n’est pas le cas.  Avec égard pour la conclusion contraire du juge du procès, je suis d’accord avec la Cour d’appel.

[7]                              L’appelante plaide que l’art. 7  de la Charte  doit astreindre l’art. 243 à une norme de précision plus exigeante parce qu’il porte atteinte à ce qui est, à son avis, un droit à l’autonomie personnelle et à la vie privée protégé par la Constitution, à savoir le droit de la femme de ne pas avoir à révéler une grossesse qui a échoué naturellement.

[8]                              De fait, cependant, la contestation de l’appelante fondée sur l’imprécision ne s’appuie pas en définitive ― voire pas du tout ― sur les droits de la femme à l’autonomie et à la vie privée protégés par la Constitution.  Au contraire, l’appelante reconnaît expressément le droit du Parlement de criminaliser l’acte de la femme qui cache le fait qu’elle a donné naissance à un enfant, que l’enfant soit mort pendant, après ou même avant la naissance.  Plus particulièrement, elle admet que le Parlement peut [traduction] « édicter des lois qui s’appliquent à la dissimulation d’un fœtus à certains stades de développement avant la naissance vivante ».  Sa contestation constitutionnelle a trait exclusivement à « l’incapacité [de la femme] de déterminer le comportement auquel s’applique l’art. 243 relativement à un enfant qui décède avant la naissance » : m.a., par. 4.

[9]                              Il me semble que l’argument de l’appelante concernant le droit de la femme de ne pas révéler une grossesse qui a échoué naturellement équivaut à une contestation fondée sur l’imprécision, sur le plan de la forme, mais fondée sur la portée excessive quant au fond.  Or, une contestation pour portée excessive obligerait la Cour à mettre en balance l’incidence de l’art. 243 sur les droits de l’appelante jouissant d’une protection constitutionnelle et l’incidence nécessaire pour que l’art. 243 atteigne ses objectifs législatifs justifiables.  Les deux juridictions inférieures ont rejeté les arguments de l’appelante concernant cette mise en balance.  En outre, il n’y a aucune contestation fondée sur la portée excessive dans le présent appel.  Qui plus est, l’appelante ne peut, en caractérisant de contestation fondée sur l’imprécision son argument relatif au droit à la vie privée, court-circuiter cet exercice de mise en balance sur lequel doit s’appuyer une contestation constitutionnelle fondée sur la portée excessive.

[10]                          Nul ne conteste par ailleurs le cadre d’analyse qui permet de déterminer si une disposition législative est nulle pour imprécision.  Personne ne conteste non plus les critères applicables : en matière criminelle, la disposition contestée doit prévenir raisonnablement les citoyens des conséquences de leur conduite et limiter le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application. 

[11]                          Pour déterminer si la disposition répond à ces exigences essentielles, le tribunal doit examiner son libellé et son contexte.  Normalement, lorsqu’il statue sur cette question, le tribunal examine d’abord le sens courant des mots employés par le législateur pour définir les éléments essentiels de l’infraction.  À cet égard, l’exigence d’une intention spécifique, comme c’est ici le cas, fait souvent ressortir l’intelligibilité des termes employés pour décrire l’acte ou l’omission prohibés.

[12]                          Je reviendrai plus loin sur ces règles d’interprétation établies.  Comme nous le verrons, leur application en l’espèce m’amène à conclure que l’art. 243  du Code criminel  n’est pas d’une imprécision inacceptable dans son application à un enfant qui meurt avant la naissance.  C’est uniquement cet aspect de la disposition qui est en cause dans le présent appel. 

[13]                          Toute ambiguïté quant à cet élément de l’infraction est résolue en faveur de l’accusée, comme il se doit, en limitant l’application de l’art. 243 en ce qui a trait à la mort avant la naissance à l’accouchement d’un enfant qui serait probablement né vivant.  J’entends par là, ici et tout au long des présents motifs, un enfant qui a atteint un stade de développement où, n’eût été un événement ou d’autres circonstances extérieurs, il serait probablement né vivant.

[14]                          Bien entendu, je reconnais que la législation provinciale et territoriale exige que soient déclarées toutes les mortinaissances, généralement définies comme en Ontario où la disposition pertinente se lit comme suit : « Expulsion ou extraction complète du corps de la mère, après vingt semaines au moins de grossesse, ou après qu’il a atteint 500 grammes ou plus, d’un produit de la conception [chez qui il n’y a aucun signe de vie] » : voir, par exemple, Loi sur les statistiques de l’état civil, L.R.O. 1990, ch. V.4, art. 1. 

[15]                          Il se peut fort bien que la constitutionnalité incontestée de ces dispositions fasse obstacle à l’exercice des droits à la vie privée et à l’autonomie revendiqués par l’appelante en l’espèce.  En outre, elles établissent sans doute des normes claires et explicites aux fins des déclarations provinciales.  Toutefois, à mon avis, elles ne sauraient être invoquées ― par « harmonisation », analogie ou autrement ― pour élargir par décision judiciaire le sens des mots « enfant [qui est] mort avant [. . .] la naissance » utilisés à l’art. 243  du Code criminel .  L’article 243, une disposition qui relève carrément de la compétence fédérale, possède un historique législatif distinct et crée un crime à des fins législatives différentes.

[16]                          Enfin, quelques mots sur l’élément de faute de l’art. 243 dans son application à l’enfant qui est mort avant la naissance.  Le ministère public concède, avec justesse à mon avis, que la poursuite aurait le fardeau de prouver que l’accusé savait que l’enfant était mort alors qu’il serait probablement né vivant.  Tout doute à cet égard obligerait à prononcer un acquittement.  En outre, comme dans les cas où l’enfant meurt à la naissance ou après, la poursuite doit prouver que l’accusé a fait disparaître son cadavre « dans l’intention de cacher le fait que sa mère lui a donné naissance ». 

[17]                          Pour ces motifs et pour les motifs qui suivent, je rejetterais le pourvoi de l’appelante devant cette Cour, je confirmerais le jugement de la Cour d’appel et je renverrais l’affaire à procès.  

II

[18]                          Comme il a été convenu, le juge du procès a entendu et tranché la contestation constitutionnelle de l’art. 243 par l’appelante avant la présentation de la preuve.  En conséquence, les faits allégués par le ministère public n’ont toujours pas été prouvés et ils ne sont provisoirement pertinents, en l’espèce, que pour établir le contexte.

[19]                          Aux fins des présents motifs, le résumé qui suit suffira.

[20]                          Alors qu’il nettoyait un appartement récemment devenu vacant, un gérant d’immeubles a découvert sur le balcon un sac contenant les restes d’un bébé humain.  Un examen post‑mortem a révélé qu’il s’agissait des restes d’un bébé de sexe féminin né [traduction] « à terme ou presque » : m.i., par. 8.  En raison de la décomposition des restes, la cause du décès n’a pas pu être déterminée et on ignore s’il y a eu naissance vivante. 

[21]                          Après que la découverte du gérant a été rapportée dans les médias, Ivana Levkovic, l’appelante devant la Cour, s’est rendue à un poste de police et a fait une déclaration aux policiers.  Selon ses dires, elle a donné naissance au bébé après avoir fait une chute alors qu’elle se trouvait seule dans l’appartement.  Elle a alors placé le bébé dans un sac, déposé le sac sur le balcon, puis quitté l’appartement.  Rien dans sa déclaration aux policiers ne laisse entendre que le bébé était vivant à la naissance.

[22]                          Mme Levkovic a été accusée de suppression de part en vertu de l’art. 243  du Code criminel .  Elle a plaidé non coupable et, avant la présentation de quelque preuve que ce soit, elle a contesté la constitutionnalité de l’art. 243 pour cause d’imprécision inacceptable dans son application à un enfant qui est mort avant la naissance.  Dans cette mesure, a‑t‑elle fait valoir, l’art. 243 viole l’art. 7  de la Charte 

[23]                          Le juge du procès a accueilli la demande de Mme Levkovic : (2008), 235 C.C.C. (3d) 417.  Il a conclu que la notion d’un enfant qui est mort avant la naissance était inconstitutionnelle pour cause d’imprécision, parce qu’il ne pouvait pas déterminer le moment, pendant la grossesse, où un fœtus devient le corps d’un enfant au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 243. 

[24]                          Pour rendre la disposition conforme à l’art. 7  de la Charte , le juge du procès en a retranché le mot « avant », limitant ainsi son application aux enfants qui sont morts pendant ou après la naissance. 

[25]                          Le ministère public a choisi de ne pas présenter de preuve et le juge du procès a acquitté l’appelante. 

[26]                          La Cour d’appel a accueilli le pourvoi du ministère public, annulé la décision du juge du procès, rétabli l’application de l’art. 243 aux cas où la mort est survenue avant la naissance et ordonné la tenue d’un nouveau procès : 2010 ONCA 830, 103 O.R. (3d) 1.

[27]                          La Cour d’appel a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en appliquant une norme d’imprécision trop rigoureuse et en n’appliquant pas l’arrêt R. c. Berriman (1854), 6 Cox C.C. 388 (Surrey Assizes), à son interprétation de l’art. 243.  S’appuyant sur cet arrêt, la Cour d’appel a conclu qu’un fœtus devient un enfant pour l’application de l’art. 243 lorsqu’il a atteint un stade de développement où, n’eût été un événement ou d’autres circonstances extérieurs, il serait probablement né vivant.

[28]                          Mme Levkovic demande maintenant à la Cour d’infirmer le jugement de la Cour d’appel et de rétablir son acquittement.  Elle soulève deux principaux motifs : (1) que la Cour d’appel a eu tort de faire une analyse insuffisamment contextuelle de l’imprécision, ne prenant pas en compte toutes les incidences de l’art. 243 sur son droit constitutionnel à la liberté et à la sécurité; (2) que la Cour d’appel a eu tort de s’appuyer sur la norme de la chance de vivre pour affirmer la constitutionnalité de l’art. 243.  

III

[29]                          Manifestement, la poursuite contre Mme Levkovic intentée en vertu de l’art. 243  du Code criminel  met en jeu son droit à la liberté garanti par l’art. 7  de la Charte , vu qu’elle risque l’incarcération si elle est déclarée coupable : Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134, par. 87. 

[30]                          Il est donc inutile, à ce stade, de statuer sur l’argument de l’appelante selon lequel l’art. 243 porte aussi atteinte à sa liberté et à sa sécurité, garanties par l’art. 7  de la Charte , parce qu’il entrave une décision qui revêt une importance personnelle fondamentale : l’opportunité et la façon de révéler la fin naturelle d’une grossesse qui a échoué. 

[31]                          En conséquence, j’aborderai plutôt maintenant la question de savoir si l’art. 243, bien qu’il mette en jeu l’art. 7  de la Charte , résiste néanmoins à l’examen de sa constitutionnalité parce qu’il est conforme aux principes de justice fondamentale.

IV

[32]                          La règle de la nullité pour cause d’imprécision est fondée sur deux principes : une loi doit donner aux citoyens un avertissement raisonnable et elle doit limiter le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application.  Comprise à la lumière de ses fondements théoriques, la règle de la nullité pour cause d’imprécision est un élément essentiel d’une société fondée sur la primauté du droit : R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 626‑627; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, par. 16. 

[33]                          Depuis fort longtemps avant la Charte , le principe de certitude fait partie du droit criminel canadien : le comportement prohibé doit être fixé et susceptible d’être connu d’avance : M. Manning et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff :  Criminal Law (4e éd. 2009), p. 76.  Comme l’a expliqué Glanville Williams dans Criminal Law : The General Part (2e éd. 1961), p. 575-576 (cité dans D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (6e éd. 2011), p. 20-21) :

                    [traduction] . . . Nullum crimen sine lege, nulla poena sine lege ― il n’y a ni crime ni peine, si ce n’est en conformité avec une loi établie et prédéterminée ― cette maxime est considérée par la plupart des penseurs depuis la Révolution française comme un principe de justice allant de soi.  Le citoyen doit être en mesure de connaître préalablement sa position en regard du droit criminel.  Autrement, il serait inutilement cruel de le punir pour avoir enfreint cette loi. . .

                         . . . Dans cette maxime, la « loi » s’entend d’un ensemble de règles fixes; elle n’admet pas le pouvoir discrétionnaire étendu, quand bien même ce pouvoir est exercé par des juges indépendants.  Le principe de légalité implique le rejet de l’« équité en matière criminelle » comme moyen d’élargir la loi établie.

[34]                          Cela ne veut pas dire qu’une personne doive savoir avec certitude si un comportement particulier donnera lieu en définitive à une déclaration de culpabilité pour le crime qui prohibe ce comportement.  Toutefois, il faut qu’elle soit en mesure de connaître préalablement les éléments essentiels du crime.  Si un accusé doit attendre [traduction] « qu’un tribunal décide de l’étendue d’une infraction, il est alors traité de façon injuste et contraire aux principes de justice fondamentale » : Manning, p. 75‑76.

[35]                          On s’attend toutefois à ce que les individus s’abstiennent d’adopter une conduite qui mette à l’épreuve les lignes de démarcation du droit criminel, sous peine de subir les conséquences du risque qu’ils ont sciemment assumé : voir Canadian Foundation for Children, par. 42.  Comme on peut bien le comprendre, l’appelante reconnaît que la Constitution envisage un degré nécessaire d’imprécision à cet égard.  Cependant, elle prétend que cette imprécision est inconstitutionnelle si elle oblige quelqu’un à s’abstenir d’adopter une conduite protégée par la Constitution. 

[36]                          L’appelante plaide que l’art. 243 doit explicitement tracer une ligne de démarcation entre les fausses couches et les mortinaissances, faute de quoi une femme se sentira contrainte par son incertitude de renoncer à une plus grande part qu’il n’en faut de sa vie privée protégée par la Charte .  De fait, l’appelante invite la Cour à modifier la norme bien établie en matière d’imprécision en introduisant un facteur supplémentaire dans l’analyse qui en est faite : l’effet potentiellement paralysant de la disposition attaquée sur les droits protégés par la Charte .  Je déclinerais cette invitation à modifier le cadre d’analyse applicable établi par la Cour. 

[37]                          La règle de l’imprécision constitutionnelle a pour principal objectif d’assurer l’intelligibilité du droit criminel pour ceux qui sont assujettis à ses sanctions et ceux qui sont chargés de son application.  Comme la Cour l’a affirmé au par. 82 de l’arrêt Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031 :

                        Dans le contexte de l’imprécision, le facteur de la proportionnalité n’a aucun rôle à jouer dans l’analyse.  Il n’est pas nécessaire de comparer l’objet de la loi à ses effets (comme ce serait le cas pour la portée excessive) [. . .] Le tribunal doit s’acquitter de sa fonction d’interprétation afin de déterminer si la disposition attaquée fournit un fondement pour un débat judiciaire.

[38]                          Ceci ne veut pas dire que l’incidence de l’art. 243 sur le droit d’une femme à la vie privée soit sans rapport avec sa constitutionnalité.  Toutefois, il est important de garder distinctes les analyses que commandent respectivement l’imprécision véritable et la crainte additionnelle d’imprécision soulevée par l’appelante.  À mon avis, il convient davantage de considérer cette imprécision additionnelle comme un aspect de la portée excessive et d’en traiter dans ce contexte.  Comme l’a souligné à juste titre l’intimée, faire autrement aurait pour effet de procéder à une analyse [traduction] « déséquilibrée » qui « prend en compte les droits individuels [. . .] sans prendre tout autant en compte les objectifs de la loi » : m.i., par. 63.  

[39]                          Comme la Cour a statué dans l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical, « si on a respecté la norme générale minimale, on devrait examiner tous les autres arguments relatifs à la précision des textes de loi à l’étape de l’étude de l’“atteinte minimale” de l’analyse fondée sur l’article premier » (p. 643).  Cela dit, en l’espèce, où aucune violation de la Charte  n’a encore été établie, si bien qu’il n’est pas nécessaire de considérer l’article premier, les arguments supplémentaires fondés sur la précision ayant trait à la portée de la disposition devraient être examinés dans le contexte d’une analyse de la portée excessive. 

[40]                          Lorsqu’une loi satisfait à la norme minimale de précision prescrite par la Charte , elle peut néanmoins, « [par sa] généralité [. . .] ainsi que l’imprécision de ses termes [faire] que l’atteinte portée à un droit garanti par la Charte  ne soit pas maintenue dans des limites raisonnables.  À cet égard, l’imprécision est un élément de la portée excessive » : Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, p. 95. 

[41]                          Vu que les arguments de l’appelante fondés sur la portée excessive ont été rejetés par les deux juridictions inférieures et qu’ils n’ont pas été soulevés dans le présent pourvoi, il n’y a pas lieu de revenir ici sur cette question.

[42]                          J’aborde maintenant la question qui est au cœur du présent pourvoi : L’article 243 limite‑t‑il suffisamment le pouvoir discrétionnaire quant à son application et prévient‑il raisonnablement les citoyens du type de comportement qui peut entraîner des sanctions pénales?  Comme je l’ai mentionné dès le début, je crois que oui.

V

[43]                          L’article 243 dispose :

                        243.  Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans quiconque, de quelque manière, fait disparaître le cadavre d’un enfant dans l’intention de cacher le fait que sa mère lui a donné naissance, que l’enfant soit mort avant, pendant ou après la naissance.

[44]                          Selon le sens ordinaire de ce texte, il est clair que l’art. 243 est axé sur l’événement de la naissance.  L’expression « avant, pendant ou après la naissance » ne laisse aucun doute à cet égard.  De fait, les parties s’entendent pour dire que dans son application à un enfant qui est mort avant la naissance, l’art. 243 ne s’applique qu’aux mortinaissances ― et non aux fausses couches ou aux avortements : voir m.a., par. 3-4.

[45]                          Malgré ce lien clair avec l’événement de la naissance, l’appelante plaide que le mot « avant » rend l’art. 243 imprécis parce qu’il ne fait pas de distinction claire entre une naissance et une fausse couche.  Autrement dit, selon elle, il se peut qu’une femme ne sache pas si elle a fait une fausse couche, et n’est donc pas visée par l’art. 243, ou si elle a plutôt accouché d’un mort‑né, auquel cas elle peut être visée par cette disposition.  Du point de vue de l’appelante, le point de transition entre la fausse couche et la mortinaissance est capital.  Il représente le moment où un fœtus devient un enfant et marque la limite entre ce qui est permis et ce qui est criminel : seul le fait de cacher le cadavre d’un enfant est visé par l’art. 243.

[46]                          Dans cette optique, la question centrale en matière d’imprécision est celle de savoir si l’art. 243 identifie suffisamment le moment de la grossesse où une fausse couche devient une mortinaissance.  La réponse à cette question ne se trouve pas entièrement et exclusivement dans le libellé de l’art. 243.

[47]                          Un tribunal ne peut conclure qu’une loi est d’une imprécision inconstitutionnelle qu’après avoir épuisé les possibilités rattachées à sa fonction d’interprétation.  Le tribunal « doit d’abord circonscrire tout le contexte interprétatif entourant la disposition attaquée » : Canadien Pacifique, par. 47 et 79. 

[48]                          Dans le passé, pour circonscrire « tout le contexte interprétatif » d’une disposition, la Cour a considéré : (i) les interprétations judiciaires antérieures; (ii) l’objectif législatif; (iii) le contenu et la nature de la disposition attaquée; (iv) les valeurs sociales en jeu; (v) les dispositions législatives connexes : Canadien Pacifique, par. 47 et 87. 

[49]                          La jurisprudence pertinente quant à la portée de cette infraction remonte à l’arrêt anglais Berriman, rendu il y a plus de 150 ans.  Mme Berriman avait été accusée d’avoir caché la naissance de son enfant.  La police avait lié Mme Berriman aux ossements [traduction] « à moitié calcinés » d’un bébé dont l’âge gestationnel se situait entre sept et neuf mois.  Le juge Erle avait ordonné au jury de ne pas prononcer un verdict de culpabilité si le fœtus n’avait eu aucune [traduction] « chance de vivre » :

                         [traduction]  Cette infraction ne peut être commise à moins que l’enfant n’ait atteint un stade de maturité à la naissance qui lui eut permis d’être un enfant vivant.  Il n’est pas nécessaire qu’il soit né vivant, mais il doit avoir atteint un stade où, n’eût été des circonstances accidentelles, par exemple une maladie chez lui ou chez sa mère, il aurait pu naître vivant.  Aucune loi n’oblige une femme à proclamer son propre manque de chasteté, et si elle avait fait une fausse couche à un stade où le fœtus n’avait que quelques mois, si bien qu’il n’avait eu aucune chance de vivre, vous ne pourriez pas la déclarer coupable de cette accusation.  Aucune limite précise ne peut être attribuée à la période au terme de laquelle il commence à y avoir une chance de vivre, mais on peut peut-être présumer sans risque de se tromper qu’à moins de sept mois, il est fort probable que l’enfant ne naîtrait pas vivant.  [p. 390]

[50]                          Selon ce critère, un accusé ne pourrait être déclaré coupable de suppression de part, dans l’intention de cacher la naissance d’un enfant, que s’il a fait disparaître le cadavre d’un enfant qui avait atteint un stade de développement où « n’eût été des circonstances accidentelles [. . .] il aurait pu naître vivant ». 

[51]                          L’arrêt Berriman laisse entendre qu’il est plus probable qu’improbable qu’un enfant non encore né d’au moins sept mois naisse vivant.  En fixant, dans cette affaire, l’âge de sept mois à titre indicatif ― plutôt qu’à titre de ligne de démarcation nette ― la cour a reconnu que la chance qu’un enfant naisse vivant augmentera généralement au cours de la grossesse, mais qu’elle n’est pas nécessairement prévisible sur le seul fondement de l’âge gestationnel du fœtus. 

[52]                          En tout état de cause, j’hésiterais à incorporer dans l’art. 243 un seuil fixe fondé sur l’âge gestationnel que le législateur a jusqu’ici choisi d’omettre.

[53]                          À mon avis, l’interprétation de l’art. 243 doit tenir compte de l’arrêt Berriman.  

[54]                          Toutefois, là où le juge Erle a estimé suffisant dans l’arrêt Berriman que le fœtus [traduction] « ait pu naître vivant », je préconise plutôt l’adoption d’une exigence de probabilité.  Je suis d’accord avec la Cour d’appel que, pour l’application de l’art. 243, un fœtus devient un enfant lorsqu’il [traduction] « a atteint un stade de son développement où, n’eût été un événement ou des circonstances extérieurs, l’enfant serait probablement né vivant » (par. 115 (italiques ajoutés)). 

[55]                          Ce critère de la « probabilité » convient le mieux, compte tenu de l’accent que met l’art. 243 sur la fin de la grossesse, et procure donc une plus grande certitude quant à son application.

[56]                          Pour mener à une déclaration de culpabilité en application de l’art. 243, il faut prouver que les « restes » que l’on a fait disparaître étaient les restes d’un enfant.  Dans les cas où la mort est survenue avant la naissance, le ministère public a donc le fardeau de prouver que le fœtus serait probablement né vivant.

[57]                          Ceci m’amène à un autre aspect important d’une interprétation contextuelle exhaustive de l’art. 243 : son objectif et son contexte législatifs.

[58]                          Les parties conviennent que l’art. 243 vise principalement à faciliter les enquêtes sur les homicides.  Pour ce faire, l’art. 243 doit porter sur les victimes éventuelles d’homicide.

[59]                          Selon le par. 222(1), les dispositions du Code criminel  en matière d’homicide ne s’appliquent que lorsque la victime est un être humain.  Aux termes du par. 223(1) du Code, un enfant devient un être humain « lorsqu’il est complètement sorti, vivant, du sein de sa mère : a) qu’il ait respiré ou non; b) qu’il ait ou non une circulation indépendante; c) que le cordon ombilical soit coupé ou non ».

[60]                          Pour faciliter les enquêtes sur les homicides, l’art. 243 doit donc s’appliquer aux enfants qui sont nés vivants ou qui seraient probablement nés vivants, si bien qu’ils étaient susceptibles d’être visés par la définition d’un être humain donnée au par. 223(1)  du Code criminel .  Comme l’a expliqué le juge du procès au par. 156 :

                    [traduction] . . . permettre aux gens de se comporter comme si la grossesse s’était soldée par une mortinaissance, et de l’affirmer en cas de contestation, le tout sans certification fiable de l’État, équivaut à donner une échappatoire facile et inacceptable aux personnes enclines à éliminer un nouveau‑né en le tuant.  En faisant disparaître un enfant mort‑né sans le moindre contrôle, on prive effectivement l’État de la capacité de vérifier que le décès précédait une naissance vivante. 

[61]                          Par conséquent, l’application du critère de la probabilité à l’art. 243 — soit, exiger la preuve que l’enfant serait probablement né vivant — permet d’atteindre son objectif, c’est‑à‑dire faciliter les enquêtes sur les homicides éventuels.

[62]                          Cela dit, pour atteindre pleinement son objectif, l’art. 243 doit également faciliter les enquêtes en application des art. 238 et 242, deux dispositions qui visent le décès d’un enfant qui n’est pas encore devenu un être humain au sens du par. 223(1)  du Code criminel .

[63]                          L’article 238 interdit de tuer, au cours de la mise au monde, un enfant non encore né et l’art. 242 proscrit la négligence d’obtenir de l’aide lors de la naissance d’un enfant, avec pour conséquence que l’enfant, par-là, subit une lésion permanente ou meurt immédiatement avant, pendant ou peu de temps après sa naissance. 

[64]                          Pour faciliter les enquêtes sur ces infractions, l’application de l’art. 243 en cas de mort avant la naissance se limite à juste titre aux fœtus qui seraient probablement nés vivants, soit à des enfants, et non à des fœtus victimes de fausses couches.

[65]                          L’application de ce critère de la probabilité est également compatible avec le par. 662(4)  du Code criminel  qui, lorsqu’une accusation de meurtre ou d’infanticide est portée, permet une déclaration de culpabilité en vertu de l’art. 243 lorsque la preuve ne permet d’établir ni le meurtre ni l’infanticide, mais les éléments requis de l’infraction visée à l’art. 243. 

[66]                          Vu le par. 662(4), il est clair que l’application de l’art. 243 en cas de mort avant la naissance ne vise pas à remonter au-delà de l’accouchement d’un enfant qui serait probablement né vivant.  Son application à un enfant mort avant la naissance garantit simplement plutôt que le droit peut sanctionner un comportement criminel perpétré contre des nouveau-nés dans les cas où la preuve n’établit pas que la mort est survenue après la naissance.

[67]                          En facilitant les enquêtes sur les infractions dont je viens de discuter, l’art. 243 sert en définitive à protéger les enfants nés vivants et un sous-ensemble d’enfants morts avant la naissance.  Les parties conviennent que le législateur peut légiférer quant à ces deux groupes d’enfants.  Comme nous l’avons vu, l’appelante admet explicitement que le législateur peut [traduction] « adopter des lois qui s’appliquent à la suppression d’un fœtus à certaines étapes du développement avant la naissance d’un enfant vivant ».

[68]                          En ce qui a trait aux enfants nouveau-nés, l’importance de l’art. 243 est claire.  Comme il a été dit dans le Rapport Goudge, vol. 1, p. 4[2], la société tient profondément à enquêter sur les infractions commises contre les plus jeunes de ses membres :

                        Pour la collectivité elle-même, la mort d’un enfant dans des circonstances suspectes est profondément troublante.  Les enfants en sont l’actif le plus précieux et le plus impuissant.  Le sentiment d’intense indignation et le besoin urgent de comprendre ce qui s’est produit sont insurmontables.

[69]                          Compte tenu de ces objectifs, l’application de l’art. 243 en cas de mort avant la naissance est adéquatement limitée aux fœtus qui seraient probablement nés vivants.  Comme l’a dit l’intimée, le crime de suppression de part est [traduction] « circonscrit du fait que les infractions que soutient l’art. 243 mettent clairement l’accent sur la fin de la grossesse » : m.i., par. 50.  

[70]                          Toutefois, l’appelante plaide que même si nous décrivons l’enfant qui est mort avant la naissance comme un fœtus qui serait probablement né vivant, l’art. 243 demeure imprécis parce qu’un accusé doit faire appel à une expertise médicale pour savoir si le fœtus serait, dans les faits, probablement né vivant. 

[71]                          Il est vrai que les lois inaccessibles ne peuvent satisfaire à la règle de la nullité pour cause d’imprécision.  Il ne suffit pas que les lois servent de guide aux juristes : elles doivent, tel qu’elles sont interprétées par les tribunaux, être suffisamment intelligibles pour indiquer aux citoyens ordinaires comment se comporter à l’intérieur de limites légales.  Comme la juge en chef McLachlin l’a expliqué dans un extrait de Mabior (cité plus longuement précédemment) : « L’une des exigences fondamentales de la primauté du droit veut qu’une personne puisse savoir qu’un acte est criminel avant de l’accomplir » (par. 14).

[72]                          Il n’en demeure pas moins que le fait de devoir s’appuyer sur une preuve d’expert n’est pas nécessairement fatal à la constitutionnalité d’une disposition.  L’article 243 crée une infraction qui est loin d’être la seule à requérir une preuve d’expert pour déterminer si elle a été commise.  Par exemple, celui qui n’a pas recours à un alcootest ne saura peut-être pas s’il a consommé une quantité d’alcool qui excède la limite légale.  Pareillement, dans certaines affaires de meurtre, un accusé ne saura peut-être pas, sans expertise médicale, si sa conduite a véritablement causé la mort de la victime. 

[73]                          Une preuve d’expert ne peut servir à définir les éléments d’une infraction : elle peut seulement aider la cour à déterminer si les éléments d’une accusation en particulier ont été établis.  Dans le cas de l’art. 243, on peut ainsi s’appuyer sur une preuve d’expert pour établir au regard des faits que les restes que l’on a fait disparaître étaient ceux d’un enfant qui serait probablement né vivant ― un élément essentiel de l’infraction.

[74]                          Même si l’art. 243 prévoyait une description détaillée du moment précis, pendant la grossesse, où une fausse couche devient une mortinaissance, comme il devrait le faire selon l’appelante, une preuve médicale serait souvent nécessaire, de toute façon.  Par exemple, si l’art. 243 disposait que l’infraction de suppression de part ne s’appliquait que dans le cas d’un enfant qui est mort avant la naissance à un âge gestationnel supérieur à sept mois, quelle certitude supplémentaire cela donnerait‑il à une femme qui n’est pas certaine de la date de conception?  Dans un tel cas, une expertise médicale portant sur l’âge gestationnel serait nécessaire pour savoir si l’art. 243 viserait une décision de tenir secrète une grossesse qui a échoué. 

[75]                          Pareillement, si le mot « avant » était retranché de l’art. 243, de sorte que la disposition ne serait applicable qu’à un enfant qui est mort pendant ou après la naissance, une femme dépendrait quand même de la preuve médicale pour déterminer si sa conduite tombe sous le coup de l’art. 243.  Comme l’a fait remarquer le juge du procès : [traduction] « Une mère n’est peut-être pas à même de savoir si son nouveau-né est vivant ou mort . . . » (par. 83).  Il a poursuivi ainsi sa réflexion, au par. 145 :

                         [traduction]  Lorsqu’une femme qui a donné naissance croit à tort que l’enfant est mort et fait disparaître le cadavre dans l’intention de cacher la naissance, au lieu d’aviser les autorités compétentes, il n’y a aucune possibilité de corriger l’« erreur » de la mère et de sauver l’enfant (voir R. c. Bryan (1959), 123 C.C.C. 160 (C.A. Ont.) ― une affaire dans laquelle la mère croyait à tort que son enfant était mort-né et a fait disparaître le cadavre dans un vide-ordures; le bébé est mort par la suite dans un incinérateur).

[76]                          Par conséquent, selon la version amputée de la disposition en cause adoptée par le juge du procès — qui ne s’appliquerait qu’aux décès qui se produisent pendant ou après la naissance — il faudrait quand même une preuve médicale qui servirait toutefois simplement à établir le moment du décès, plutôt que le stade du développement fœtal.  Manifestement, c’est la teneur de la loi, plutôt que son imprécision, qui donne lieu à la nécessité de faire appel à une expertise médicale.

[77]                          Enfin, l’intérêt de l’État à l’égard des grossesses qui ont échoué peu de temps avant terme est à la fois identifiable et bien établi.  Les mortinaissances sont rigoureusement réglementées par la législation provinciale et territoriale : voir m.i., annexe D.  Les règlements de toutes les provinces et des territoires imposent une certaine forme d’obligation positive de révéler les grossesses qui ont échoué lorsque l’âge gestationnel atteint 20 semaines ou plus ou lorsque le poids du fœtus atteint 500 grammes ou plus : voir, par exemple, la Loi sur les statistiques de l’état civil, art. 1, 9.1 et son règlement d’application, R.R.O. 1990, Règl. 1094, art. 20. 

[78]                          L’analyse contextuelle et téléologique qui précède me convainc que l’art. 243 satisfait à la norme minimale de précision prescrite par la Charte Dans son application à un enfant qui est mort avant la naissance, l’art. 243 ne vise que la naissance d’un enfant qui serait probablement né vivant. 

[79]                          Je rappelle en outre que dans ce contexte, une déclaration de culpabilité ne pourrait être prononcée que si le ministère public établissait que l’enfant, à la connaissance de l’accusé, serait probablement né vivant.

VI

[80]                          Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que l’art. 243 ne viole pas l’art. 7  de la Charte .  L’article 243 prévient raisonnablement les femmes ― et les hommes ― qu’ils risquent d’être poursuivis et déclarés coupables s’ils font disparaître les restes d’un enfant né à terme ou presque dans l’intention de cacher le fait que sa mère lui a donné naissance.  De plus, l’art. 243 circonscrit avec suffisamment de clarté le pouvoir discrétionnaire de ceux qui sont chargés de son application.  Il n’est donc pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier. 

[81]                          Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer l’ordonnance visant la tenue d’un nouveau procès.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureurs de l’appelante : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto; Doucette Boni Santoro, Toronto.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario : Henein & Associates, Toronto.

 

 



[1]  Connally c. General Construction Co., 269 U.S. 385 (1926), p. 391; Cline c. Frink Dairy Co., 274 U.S. 445 (1927), p. 465.

[2] Commission d’enquête sur la médecine légale pédiatrique en Ontario : Rapport (2008) (le « Rapport Goudge »).

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