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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Buzizi, 2013 CSC 27, [2013] 2 R.C.S. 248

Date : 20130510

Dossier : 34899

 

Entre :

Didier Buzizi

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

 

 

Coram : Les juges LeBel, Fish, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 18)

 

Motifs dissidents :

(par. 19 à 67)

Le juge Fish (avec l’accord des juges Moldaver et Karakatsanis)

 

Le juge Wagner (avec l’accord du juge LeBel)

 

 

 


 


R. c. Buzizi, 2013 CSC 27, [2013] 2 R.C.S. 248

Didier Buzizi                                                                                                     Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

Répertorié : R. c. Buzizi

2013 CSC 27

No du greffe : 34899.

2013 : 27 mars; 2013 : 10 mai.

Présents : Les juges LeBel, Fish, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit criminel — Moyens de défense — Provocation — Déclaration de culpabilité prononcée à l’encontre de l’accusé pour meurtre au deuxième degré — Le moyen de défense de provocation aurait‑il dû être soumis au jury? — Les éléments objectifs et subjectifs de la défense de provocation sont‑ils établis de sorte que la défense est vraisemblable?

                    L’accusé a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré par un jury. Au milieu de la nuit, il s’est impliqué dans une altercation qui s’est soldée par le décès de la victime.  La preuve au dossier révèle que l’accusé était sous le coup de « plein d’émotions » quand il a agi : il était en colère, fâché, énervé, dans un état second, apeuré, craintif, inquiet, cherchant à se protéger et réagissant avec émotion. Au procès, le juge a refusé de soumettre au jury — malgré les trois demandes en ce sens de l’accusé — la défense de provocation invoquée par ce dernier.  La Cour d’appel, à la majorité, a confirmé cette décision et a rejeté l’appel.  Les trois juges de la Cour d’appel étaient unanimement d’avis que la preuve suffisait quant au volet objectif.  Cependant, seule la juge dissidente estimait que la preuve était également suffisante pour étayer le volet subjectif.

                    Arrêt (les juges LeBel et Wagner sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.  Le verdict de culpabilité est écarté et la tenue d’un nouveau procès est ordonnée.

                    Les juges Fish, Moldaver et Karakatsanis : Dans la mesure où la preuve administrée devant lui était raisonnablement susceptible d’étayer les inférences nécessaires à l’application du moyen de défense, le premier juge était tenu de soumettre la provocation au jury.  Le critère de la vraisemblance ne vise pas à déterminer s’il est probable, improbable, quelque peu probable ou fort probable que le moyen de défense invoqué sera retenu en fin de compte.  La question pertinente est celle de savoir s’il existe au dossier un fondement factuel qui permettrait à un jury convenablement instruit d’accueillir la défense.  En l’espèce, une lecture attentive de la déposition de l’accusé — sous l’éclairage de la preuve dans son ensemble — étayait suffisamment les inférences nécessaires à l’application de la défense de provocation.  En effet, il était loisible à un jury convenablement instruit de résoudre la question de savoir si l’accusé a agi sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid, au sens du par. 232(2)  du Code criminel .  Par ailleurs, le juge d’instance ne jouit aucunement d’une position privilégiée pour déterminer la vraisemblance d’un moyen de défense, ce qui est une question de droit.

                    Les juges LeBel et Wagner (dissidents) : Le juge de première instance ne doit soumettre au jury que les défenses plausibles, susceptibles d’entraîner l’adhésion du jury.  Le critère de la vraisemblance minimale n’existe pas en droit canadien.  Ou bien un moyen de défense est vraisemblable ou bien il ne l’est pas.  Pour déterminer si un moyen de défense répond au critère de la vraisemblance, le juge du procès doit examiner l’ensemble de la preuve au dossier.  La défense de provocation comporte deux éléments : un élément objectif qui suppose la présence d’une action injuste ou d’une insulte suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser, et un élément subjectif établissant que l’accusé a agi en raison de la provocation, sous l’impulsion du moment et avant d’avoir pu reprendre son sang‑froid.  En l’espèce, ni l’élément objectif, ni l’élément subjectif de la défense de provocation ne répondaient au critère de la vraisemblance.

                    Quant à l’élément objectif, la preuve établit qu’au moment où la victime a été poignardée par l’accusé, ce dernier s’était porté à la défense de son cousin et avait aidé à repousser la victime dans des circonstances qui ne permettent plus d’invoquer la défense de provocation.  En effet, la participation volontaire de l’accusé dans le conflit rendait prévisible le comportement de la victime et ce premier ne saurait soutenir que ses gestes avaient résulté d’une situation soudaine, inattendue, spontanée et imprévisible.

                    Pour ce qui est du volet subjectif, il n’existe au dossier aucune preuve vraisemblable démontrant que l’accusé a commis le meurtre à la suite d’une provocation de la victime et avant d’avoir pu reprendre son sang‑froid.  Au contraire, l’accusé a témoigné avoir agi sciemment, en toute connaissance de cause, dans le but de se défendre et par crainte que la victime ne reprenne son arme pour l’attaquer.  La seule défense plausible pour l’accusé à la lumière de la preuve était la légitime défense.

                    Même si la décision du juge d’instance est soumise au critère de la décision correcte, les tribunaux d’appel doivent se rappeler que le juge d’instance, qui a vu et entendu les témoins, jouit d’une position privilégiée pour déterminer le caractère vraisemblable des éléments de preuve susceptibles d’étayer les inférences requises.

Jurisprudence

Citée par le juge Fish

                    Arrêts mentionnés : R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350; R. c. Gill, 2009 ONCA 124, 241 C.C.C. (3d) 1; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3.

Citée par le juge Wagner (dissident)

                    R. c. Pintar (1996), 110 C.C.C. (3d) 402; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; The Queen c. Tripodi, [1955] R.C.S. 438; Olbey c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1008; R. c. Gill, 2009 ONCA 124, 241 C.C.C. (3d) 1; R. c. Faid, [1983] 1 R.C.S. 265.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 232(1) , (2) .

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Thibault, Doyon et Bich), 2012 QCCA 906, SOQUIJ AZ‑50856642, [2012] J.Q. no 4541 (QL), 2012 CarswellQue 4824, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré prononcée contre l’accusé.  Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Wagner sont dissidents.

                    Clemente Monterosso et Sonia Mastro Matteo, pour l’appelant.

                    Thierry Nadon et Mario Longpré, pour l’intimée.

                    Le jugement des juges Fish, Moldaver et Karakatsanis a été rendu par

                    Le juge Fish —

I

[1]                              L’appelant, Didier Buzizi, a été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré par un jury, au terme d’un procès devant la Cour supérieure, district de Montréal.

[2]                              La Cour d’appel du Québec, par une décision prise à la majorité, a rejeté son appel.

[3]                              D’où le présent pourvoi, formé de plein droit.

II

[4]                              La seule question en litige est celle de savoir si le juge du procès a erré en droit en refusant de soumettre au jury ― malgré les trois demandes en ce sens de l’appelant ― la défense de provocation invoquée par ce dernier.

[5]                              À cette question, les deux juges de la majorité ont répondu par la négative; la juge Bich, dissidente à ce sujet, a par contre répondu par l’affirmative.

[6]                              Avec égards pour ceux qui sont d’avis contraire, je suis d’accord avec la juge Bich.

III

[7]                              La défense de provocation comporte un volet objectif et un volet subjectif (R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 23).

[8]                              Dans la mesure où la preuve administrée devant lui était « raisonnablement susceptible d’étayer les inférences nécessaires à l’application du moyen de défense » (Tran, par. 41), le premier juge était tenu de soumettre la provocation au jury.

[9]                              Les trois juges de la Cour d’appel étaient unanimement d’avis que la preuve suffisait quant au volet objectif (2012 QCCA 906 (CanLII)).  Cependant, seule la juge Bich estimait que la preuve était également suffisante pour étayer le volet subjectif.

[10]                          Il me paraît utile de reprendre au long ses motifs à cet égard :

           Dans la mesure où la conduite de la victime, telle que décrite par l’appelant, répond, ainsi que l’explique le juge Doyon, aux exigences du volet objectif de la défense de provocation, j’estime pour ma part que la situation de l’espèce répond aussi aux exigences du volet subjectif. Nous avons affaire ici, il me semble, à un cas de figure bien particulier, où la légitime défense (en l’occurrence celle du paragr. 34(2) C.cr .) et la provocation s’entremêlent : le geste agressif de la victime a pu engendrer une réaction dont on peut concevoir qu’elle relève aussi bien de la légitime défense que de la provocation.

 

           À supposer qu’on le croit, en effet, le témoignage de l’appelant, selon la lecture que j’en fais, n’exclut pas cette double hypothèse, qui a suffisamment (même si c’est minimalement) de vraisemblance, et il me paraît hasardeux de disséquer ici ses propos afin de déterminer si son acte résulte de la peur ou d’une irrépressible colère, s’il a eu le temps de réfléchir ou non et s’il a agi ou non « sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang-froid » (paragr. 232(2) C.cr .). Le juge de première instance aurait dû présenter la défense de provocation au jury et laisser à celui-ci, dûment instruit, le soin de trancher en fait.

 

           À mon avis, cette erreur justifie qu’un nouveau procès soit ordonné. On ne peut pas supposer, il me semble, ce qui reviendrait à usurper la fonction du jury, que celui-ci, si on l’avait instruit de la défense de provocation, ne l’aurait pas retenue et en serait arrivé au même verdict, plutôt que de conclure à l’homicide involontaire coupable. Autrement dit, on ne peut pas être assuré que le jury, placé devant l’obligation d’évaluer la preuve en fonction d’un cadre juridique comportant une accusation de meurtre au second degré, une défense de légitime défense et une défense de provocation (emportant potentiellement un verdict d’homicide involontaire coupable), en serait venu au verdict qu’il a rendu dans un cadre excluant la défense de provocation.  [Note en bas de page omise; par. 104-106.]

[11]                          La présente affaire se distingue difficilement de l’arrêt R. c. Gill, 2009 ONCA 124, 241 C.C.C. (3d) 1, où la Cour d’appel de l’Ontario statua :

           [traduction] . . . en l’espèce, la décision du juge du procès selon laquelle la défense de provocation ne présentait aucune vraisemblance semble reposer sur deux facteurs : premièrement, le témoignage de l’appelant niant que la colère ait déclenché ses actes et, deuxièmement, la conclusion qu’il n’y avait aucune preuve que l’appelant avait agi dans un accès de colère ou parce qu’il avait perdu le pouvoir de se maîtriser.

           Nous reconnaissons qu’il surviendra des cas où la négation par l’appelant de l’existence d’un des éléments d’un moyen de défense l’empêchera d’invoquer cette défense parce qu’elle ne présentera pas le seuil de vraisemblance requis.  Toutefois, nous ne sommes pas en présence d’un tel cas.  Lorsqu’il a contesté le témoignage de l’appelant selon lequel il avait peur lorsqu’il a poignardé M. Garavellos, le procureur de la Couronne a suggéré, tant au cours du contre-interrogatoire que pendant son exposé final au jury, que l’émotion réelle qu’avait ressentie l’appelant était la colère.  Si le jury rejetait le témoignage de l’appelant qui affirmait avoir eu peur, il existait néanmoins des éléments de preuve permettant d’inférer qu’il était en colère. [par. 18-19]

[12]                          Qui plus est, il n’est même pas évident que l’appelant dans la présente affaire a nié quelque élément essentiel que ce soit de la défense de provocation.  S’il est vrai que certains extraits de son témoignage pourraient laisser une telle impression, je suis plutôt d’avis qu’une lecture attentive de sa déposition ―  sous l’éclairage de la preuve dans son ensemble ― étayait suffisamment les inférences nécessaires à l’application de sa défense de provocation.

[13]                          Enfin, contrairement à l’affaire Gill, il est acquis en l’espèce que l’appelant était sous le coup de « plein d’émotions » quand il a agi (d.a., p. 1864).  D’ailleurs, les juges majoritaires en Cour d’appel reconnaissent que « [l]’appelant était en colère, fâché, énervé, dans un état second, apeuré, craintif, inquiet, cherchant à se protéger, réagissant avec émotion, selon les divers termes employés » dans la preuve au dossier (par. 41).  Le débat porte uniquement sur la question de savoir s’il « a agi sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang-froid », au sens du par. 232(2)  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 .  À l’instar de la juge Bich, j’estime qu’il était loisible à un jury convenablement instruit de résoudre ce débat en faveur de l’appelant.  

IV

[14]                          À la lecture de l’opinion du juge Wagner, trois brefs commentaires s’imposent.

[15]                          D’abord, mon collègue estime que les tribunaux d’appel, en déterminant le caractère vraisemblable d’une défense, doivent faire preuve de déférence envers le juge du procès. Pourtant, tel que mon collègue le reconnaît, la norme de contrôle applicable en la matière est celle de la décision correcte. Il s’ensuit, selon moi, que le juge d’instance ne jouit aucunement d’une « position privilégiée » pour déterminer la vraisemblance d’un moyen de défense, ce qui est une question de droit : « . . .  l’interprétation d’une norme juridique (les conditions d’application du moyen de défense) et la vraisemblance d’un fait invoqué en défense constituent des questions de droit susceptibles de contrôle suivant la norme de la décision correcte » (Tran, par. 40).

[16]                          Ensuite, et toujours avec égards, j’estime que mon collègue, à l’instar du juge du procès, applique erronément le critère de « vraisemblance ».  Tel que la Cour l’a décidé dans l’affaire Cinous : « Le critère de la vraisemblance ne vise pas [. . .] à déterminer s’il est probable, improbable, quelque peu probable ou fort probable que le moyen de défense invoqué sera retenu en fin de compte » (R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 54).  Au contraire, la question pertinente est celle de savoir s’il existe au dossier un fondement factuel qui permettrait à un jury convenablement instruit d’accueillir la défense. 

[17]                          Enfin, mon collègue fait une appréciation de la preuve qui est à la fois incomplète et déficiente. Ainsi, par exemple, il ne considère point la déposition d’un témoin oculaire, Mme Diane Rudakenga, selon laquelle l’appelant était « comme dans un autre [. . .] second là [. . .] comme en transe » (d.a., p. 1464). 

V

[18]                          Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, j’écarterais le verdict de culpabilité prononcé par le jury, et j’ordonnerais la tenue d’un nouveau procès.

                    Les motifs des juges LeBel et Wagner ont été rendus par

[19]                          Le juge Wagner (dissident) — J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue, le juge Fish, qui adopte les brefs motifs exprimés par la juge dissidente en Cour d’appel. Avec égards, j’estime qu’ils ont tort. Voici pourquoi.

[20]                          La seule question à trancher est celle de savoir si la défense de provocation invoquée par l’appelant répondait au critère de la vraisemblance et devait être soumise à l’appréciation des jurés.

I.             Les faits

[21]                          Un bref rappel des principaux faits s’impose avant d’examiner cette question.

[22]                          Le contexte général a été bien résumé par le juge Doyon dans son opinion en Cour d’appel (2012 QCCA 906 (CanLII)) :

           Au milieu de la nuit, plusieurs membres du groupe se déplacent vers un autre restaurant-bar, situé sur la rue Ontario. Vers 5 h, ils sont avisés de quitter les lieux. Certains se regroupent dans la ruelle derrière le bar. Une altercation verbale survient entre la victime et Pierre Mumpereze, aussi appelé « Peter », cousin de l’appelant. Un certain Rassem Chamaa s’interpose, mais son intervention est de courte durée, puisque les choses en restent là. Il voit d’ailleurs les deux protagonistes se diriger vers la rue Ontario. Quelques minutes plus tard survient une autre altercation impliquant l’appelant, qui se soldera par le décès de M. Rushemeza. L’appelant sera reconnu coupable de meurtre au deuxième degré et sera condamné à purger au moins douze ans avant d’être admissible à la libération conditionnelle. [par. 10]

[23]                          Bien que les différentes versions des faits se contredisent sur certains aspects, elles concordent néanmoins sur les éléments essentiels.

[24]                          Certains faits méritent d’être soulignés. Se trouvant à une bonne distance, l’appelant constate que son cousin est impliqué dans une bagarre avec la victime et décide de le rejoindre en courant et de s’interposer en repoussant la victime pour dégager son cousin de sa fâcheuse position. Il remarque alors que ce dernier est blessé sérieusement à la gorge et que la victime exhibe un Exacto avec lequel elle menace les membres du groupe dont fait partie l’appelant.

[25]                          Après avoir repoussé la victime, qui tente de se défendre en menaçant ses assaillants de son Exacto, l’appelant voit qu’elle échappe son arme. Craignant pour sa vie, l’appelant utilise alors son couteau, muni d’une lame de 20 centimètres, et poignarde à plusieurs reprises la victime, de peur que cette dernière ne reprenne son arme.

[26]                          Suivant la théorie formulée par le ministère public, l’appelant aurait intentionnellement causé la mort de la victime pour venger le sort réservé par celle-ci à son cousin. Pour sa part, l’appelant prétend qu’il a poignardé la victime à la suite d’un acte de provocation. Le juge Doyon a défini ainsi la thèse avancée par la défense :

           L’appelant a plaidé au jury qu’il n’avait pas le choix. Réagissant avec émotion, « dans un état second », pour éviter d’être lui-même victime, il devait se défendre en assénant des coups de couteau à M. Rushemeza avant qu’il ait le temps de récupérer son arme. Il a frappé sans vraiment savoir quelle partie du corps il atteignait ni le nombre de coups qu’il donnait. Il n’a jamais eu l’intention de blesser gravement la victime sans se soucier que la mort s’ensuive. Il a craint pour sa vie, après avoir vu son cousin se faire trancher la gorge par une personne agressive, armée, plus grande que lui, qui le menaçait. Il a agi ainsi en légitime défense, pour sauver sa vie, sans avoir pu reprendre son sang-froid. [par. 32]

[27]                          Au terme de la conférence pré-directive, l’appelant a suggéré au juge du procès de soumettre au jury la théorie de la légitime défense ainsi que celle de la provocation.

[28]                          S’inspirant entre autres des propos exprimés par mon collègue le juge Moldaver, dans l’arrêt R. c. Pintar (1996), 110 C.C.C. (3d) 402 (C.A.), le juge Champagne, qui présidait le procès, a dit ceci :

Alors, après avoir lu les conseils de mon collègue Moldaver dans Pintar et après avoir examiné un [tant] soit peu la preuve présentée par monsieur Buzizi devant les juges des faits, j’ai estimé qu’il était invraisemblable que monsieur Buzizi ne pouvait pas avoir l’intention de tuer la victime; ceci découle du fait qu’il avait en sa possession un couteau de trente (30) centimètres qu’il a enfoncé à au moins deux (2) reprises dans le dos de la victime, à une profondeur de dix-huit (18) centimètres, alors que la victime était penchée.

 

J’ai également retenu du témoignage de l’accusé qu’il était apeuré, plein d’émotions, qu’il avait peur, que le gars, parlant de la victime, était grand et gros, que sa vie était en danger, que son cousin avait eu la gorge tranchée et qu’il avait été lui-même attaqué.

 

Alors, j’en viens donc à la conclusion de rendre disponible au jury le seul moyen de défense prévu à l’article 34(2)  du Code criminel du Canada . [d.a., p. 2182-2183]

II.  Analyse

[29]                          Je partage les propos de mon collègue, le juge Fish, dans l’arrêt R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 10, sur les dangers que soulève la présentation aux membres d’un jury de défenses théoriquement incompatibles :

           . . . les moyens de défense particuliers en l’espèce — l’automatisme et la légitime défense — sont, comme l’a dit le ministère public à l’audition du présent pourvoi, incompatibles en théorie, même si ce n’est peut-être pas toujours le cas en pratique.  Cela s’explique par le fait que la légitime défense suppose une conduite délibérée qui va à l’encontre de la prémisse fondamentale de l’automatisme, soit un état de dissociation et une conduite involontaire.

[30]                          Au surplus, les observations suivantes formulées par le juge LeBel dans son opinion dissidente dans cette affaire rejoignaient les préoccupations exprimées par le juge Fish (par. 25) :

           Dans la présente cause, l’avocat de la prévenue a présenté une défense d’automatisme avec ses forces et ses faiblesses devant la cour d’assises.  L’avocat avait aussi annoncé à l’ouverture du procès un moyen de légitime défense, qu’il n’a pas repris. Néanmoins, de lui-même, le premier juge a renvoyé ce moyen devant les jurés.  Cette décision a été prise alors que, comme l’a conclu le juge Nuss, la preuve disponible ne conférait même pas d’« apparence de réalité » à certains des éléments principaux de cette défense particulière.  Par surcroît, il est incontestable que le juge a donné des directives erronées aux jurés sur ce moyen de défense.  Il s’est borné, en substance, à expliquer au jury qu’il devait acquitter la prévenue s’il la croyait.  Il n’a fait aucun commentaire sur les aspects subjectifs et objectifs de cette défense.  Ce moyen de défense a alors été soumis aux jurés, en l’absence de la base factuelle nécessaire et à la suite de directives insuffisantes, en même temps que la défense d’automatisme.

[31]                          En semblables circonstances, lorsque le juge du procès est appelé à décider s’il y a lieu de soumettre aux membres d’un jury des défenses à première vue incompatibles, il doit faire preuve de prudence et s’assurer de la présence du dénominateur commun requis de tout moyen de défense invoqué, soit un air de vraisemblance qui, en bout de piste, permet d’identifier les défenses ouvertes à l’accusé.

[32]                          Il n’est pas inutile de rappeler les raisons qui militent en faveur de l’exclusion des moyens de défense qui ne satisfont pas au critère de la vraisemblance. Cette règle cardinale a été précisée dans l’arrêt R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 50 :

           La common law reconnaît depuis longtemps qu’il n’y a lieu de soumettre un moyen de défense à l’appréciation du jury que s’il a un fondement probant.  Cette règle vénérable reflète la crainte concrète que, si on permet qu’un moyen de défense dépourvu de fondement probant soit soumis au jury, il n’en résulte un verdict non étayé par la preuve et que cela ne contribue qu’à semer la confusion dans l’esprit des jurés et n’empêche de tenir un procès équitable et de prononcer un verdict juste. [Je souligne.]

A.     La défense de provocation

[33]                          La défense de provocation comporte deux éléments. Premièrement, un élément objectif, qui suppose la présence d’une action injuste ou d’une insulte suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser. Deuxièmement, la preuve d’un élément subjectif établissant que l’accusé a agi en raison de la provocation, sous l’impulsion du moment et avant d’avoir pu reprendre son sang-froid.

[34]                          En l’espèce, je suis d’avis que ni l’élément objectif, ni l’élément subjectif de la défense de provocation ne répondaient au critère de la vraisemblance.

                    (1)      Volet objectif

[35]                          En droit criminel canadien, le par. 232(1)  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 , permet à un accusé de diminuer sa responsabilité criminelle lorsqu’il réagit à une action injuste ou à une insulte suffisamment grave pour lui faire perdre le pouvoir de se maîtriser. Encore faut-il cependant que cette action ou insulte soit injuste, inattendue et soudaine.

[36]                          Notre Cour a déjà souligné la distinction entre des actes entraînés par une provocation et des actes purement motivés par la vengeance : The Queen c. Tripodi, [1955] R.C.S. 438.

[37]                          La preuve des éléments de la défense de provocation doit être suffisante pour permettre à un jury qui reçoit les directives appropriées en droit et qui agit raisonnablement d’adhérer à cette thèse s’il y ajoute foi.

[38]                          Qu’en est-il en l’espèce?

[39]                          Au procès, la preuve a établi qu’au moment où la victime a été poignardée par l’appelant, ce dernier s’était porté à la défense de son cousin et avait aidé à repousser la victime dans des circonstances qui ne permettent plus d’invoquer la défense de provocation.

[40]                          En effet, l’appelant a lui-même admis dans son témoignage avoir constaté à distance que son cousin était impliqué dans une bataille avec la victime, puis décidé de s’immiscer dans ce conflit pour porter secours à son cousin en repoussant la victime.

[41]                          L’appelant reconnaît d’ailleurs qu’il a sciemment pris la décision d’intervenir dans la bataille impliquant son cousin :

Q.    O.K. Et quand vous l’avez poussé, Maxime Rushemeza, est-ce qu’après ce moment-là, vous lui avez dit : «  Écoute, moi, je veux pas me battre »?

 

R.    J’ai pas eu . . .

 

Q.    « Cont . . . »

 

R.    . . . le temps pour . . .

 

Q.    « Ne continue pas. Je veux pas me battre avec toi. » Lui avez-vous dit ça?

 

R.    Bien, j’ai pas eu le temps, justement, parce que quand je me suis avancé, justement, puis que je l’ai poussé, puis que j’ai mis Peter derrière moi, j’ai réalisé que Peter était coupé. En tournant ma tête, j’ai rien dit. Il m’a juste dit : [traduction] « T’en veux un coup? » Lui, il a sûrement pensé que je voulais l’attaquer pour qu’on lui saute dessus à deux. Mais moi, j’ai pas eu le temps de rien lui dire. [d.a., p. 1956-1957]

[42]                          Dans les circonstances, la participation volontaire de l’appelant à la bataille de rue rendait prévisible le comportement de la victime, qui a alors exhibé son arme (Exacto); dès lors, l’appelant ne saurait soutenir qu’il a été pris par surprise dans un tel contexte.

[43]                          Je suis d’avis que le juge d’instance devait apprécier l’ensemble des circonstances entourant les gestes commis par l’appelant lorsqu’il a poignardé la victime, afin de déterminer s’il existait des éléments de preuve vraisemblables, et, dans l’affirmative, il devait retenir les éléments les plus favorables à l’appelant.

[44]                          En l’espèce, la preuve ne permettait pas de conclure que les gestes de l’appelant avaient résulté d’une situation soudaine, inattendue, spontanée et imprévisible.

[45]                          J’ai souligné plus tôt que le juge du procès doit identifier la preuve susceptible d’étayer la vraisemblance des éléments objectifs et subjectifs de la défense de provocation.

[46]                          Même en tenant pour acquis que l’élément objectif est appuyé par la preuve, ce à quoi je ne peux conclure, c’est le volet subjectif qui, selon moi, décide du caractère vraisemblable ou non de la défense de provocation en l’espèce.

         (2)      Volet subjectif

[47]                          À l’instar du juge d’instance et des juges majoritaires de la Cour d’appel, je suis d’avis que la seule défense vraisemblable pour l’appelant à la lumière de la preuve était la légitime défense, puisqu’il n’existe au dossier aucune preuve plausible démontrant que l’appelant a commis le meurtre à la suite d’une provocation de la victime et avant d’avoir pu reprendre son sang-froid.  Au contraire, l’appelant a témoigné avoir agi sciemment, en toute connaissance de cause, dans le but de se défendre et par crainte que la victime ne reprenne son arme pour l’attaquer. Il a affirmé ce qui suit :

R.    Puis, en me protégeant la figure, j’ai senti un contact de son corps avec mon corps. C’est là qu’il a échappé son affaire, son . . . son Exacto. C’est là que j’ai constaté que c’était un Exacto. Mais en même temps, ma première pensée à moi, c’était de pas le laisser le ramasser. Parce qu’il a essayé de le ramasser. Quand il a essayé de le ramasser, c’est là que moi, je l’ai pris par son chandail. J’ai pu prendre mon affaire. Puis, je l’ai poignardé. [Je souligne; d.a., p. 1805.]

[48]                          Vu les affirmations mêmes de l’appelant, il était impossible pour le juge d’instance de conclure au caractère vraisemblable de la défense de provocation.

[49]                          En contre-interrogatoire, l’appelant a déclaré :

Q.    . . . Est-ce que l’état de choc, si je comprends votre réponse, c’est que vous étiez fâché?

 

R.    Bof, fâché . . . il faut dire que j’ai pas eu le temps vraiment de me fâcher. J’ai plus eu le temps de . . . regarde, j’ai même pas eu le temps de rien faire exactement. Je me suis retourné vers lui, puis il m’a juste dit : [traduction] « T’en veux un coup? » Puis, il a commencé à swigner son affaire vers moi.

 

Q.    Je vais peut-être être fatigant, puis je m’en excuse, mais . . .

 

R.    Il y a pas de problème.

 

Q.    . . . le choc, là, si je comprends la définition que vous nous avez donnée, . . .

 

R.    Hu, hum.

 

Q.    . . . c’est que vous avez été fâché . . .

 

R.    Oui.

 

Q.    . . . de voir [ce] qui est arrivé à votre cousin?

 

R.    Non. C’est sûr que oui, je suis fâché parce que c’est plein d’émotions qui se mélangent. Mais en même temps, j’ai plus peur qu’autre chose. Parce que, comme je vous dis, je suis pas fait en bois. Puis, il y a quelqu’un qui est bien plus grand que moi, qui paraît bien plus vieux que moi, qui m’attaque et qui a attaqué mon cousin même avant. Donc tout ça en moi . . . qui est devant moi, c’est quand même assez convain[c]ant pour comprendre que ma vie, elle est en danger. [d.a., p. 1858-1859]

[50]                          Toujours en contre-interrogatoire, l’appelant a ajouté ceci :

R.    Non. Il est venu m’attaquer.

 

Q.    Oui. Je comprends. Mais si on prend pour acquis, il est venu vous attaquer, O.K.? Après ça, vous avez continué avec lui? Vous vous êtes pas retiré, vous, c’est exact?

 

R.    Bien, comme je vous ai expliqué, j’ai pas pensé justement à me retirer parce que ça s’est tellement fait vite, de un. Et de deux, il l’a échappé. Et dans ma tête à moi, c’est sûr qu’il allait le reprendre, pas pour le remettre dans sa poche, puis dire : «  O.K. On arrête ça là. » Il allait le reprendre éventuellement pour m’attaquer.

 

Q.    O.K. Donc, si je comprends votre témoignage, malgré tous les faits que vous avez faits, malgré les coups de couteau que vous avez donnés, malgré le fait que vous avancez puis que vous reculez, vous dites à la Cour que vous avez jamais consenti à vous battre? Est-ce que c’est ça que vous êtes . . .

 

R.    J’ai . . .

 

Q.    . . . en train de dire?

 

R.    . . . jamais dit ça. À un moment donné, oui, je peux vous dire qu’il fallait que je me défende. Donc, quand tu te défends, en quelque part, tu es consentant à vouloir te battre. Mais à un certain moment donné, comme il avait son affaire . . . il avait son couteau . . . son Exacto dans ses mains, puis j’avais mon couteau dans mes mains. Mais ça veut pas dire que, parce que j’ai mon couteau dans mes mains, que je suis plus en sécurité.

 

Q.    C’est pas ça ma question.

 

R.    O.K.

 

Q.    Ma question : est-ce que vous avez consenti à ce moment-là à vous battre avec lui?

 

. . .

 

R.    . . . c’est sûr que moi, je cours pour y aller. Donc . . .

 

Q.    Hu, hum.

 

R.    . . . je vois où est-ce que les deux individus sont, vu que moi, je suis à l’extérieur de l’altercation. Mais une fois que je suis dans l’alter . . . altercation, c’est sûr qu’à un certain moment donné, je peux pas voir les petits détails qu’il y a autour de moi.

 

Q.    Quand, justement, vous commencez . . . vous voyez que ça commence, cette altercation-là, est-ce que vous avez, à un certain moment donné, vu Peter Mumpereze poignarder Maxime Rushemeza?

 

R.    Non. [Je souligne; d.a., p. 1957-1959 et 1974.]

[51]                          Auparavant l’appelant avait déclaré :

Q.    . . . comment vous l’avez défini, ça a fait en sorte que vous saviez pas ce que vous faisiez?

 

R.    C’est sûr que je savais ce que je faisais, dans le sens que . . . regarde, je vois c’est quoi, la situation. Mais . . .

 

Q.    Hu, hum.

 

R.    . . . en même temps, j’ai . . . j’ai pas le temps de rien calculer, genre. Je . . . ça s’est fait vraiment vite, puis ça s’est fait dans une situation qui était dangereuse non seulement pour moi, mais ça aurait pu être n’importe qui.

 

Q.    O.K. Donc, si je comprends bien, votre état de choc a pas fait en sorte que vous avez perdu la carte? Vous saviez ce que vous faisiez, Monsieur Buzizi, selon votre réponse? [Je souligne; d.a., p. 1860.]

[52]                          En l’espèce, tout comme le juge d’instance et la majorité de la Cour d’appel, je conclus que l’appelant savait ce qu’il faisait lorsqu’il a poignardé la victime avant qu’elle ne puisse récupérer son arme. Il s’est immiscé dans une bataille qu’il avait aperçue de loin, en ayant un couteau sur lui, sans même connaître l’état de son cousin. Il ne s’agissait pas d’un geste soudain et impulsif, découlant d’une provocation de la part de la victime.

[53]                          Je fais miens les propos du juge Doyon sur cet aspect du dossier (par. 44-45) :

           Tout en disant être fâché, l’appelant insiste pour dire qu’il ressent de la peur. Il n’indique aucunement qu’il perd la maîtrise de lui-même pendant l’événement.

 

           La provocation et la légitime défense ne sont pas nécessairement exclusives ou incompatibles dans tous les cas. Il y a cependant des situations où, de l’aveu même de l’accusé, il n’y a aucune preuve de réaction impulsive avant d’avoir pu reprendre son sang-froid. J’estime que c’est le cas ici, à moins d’ignorer ses explications et d’examiner la preuve selon la seule norme objective, ce qui ne doit évidemment pas être fait. Nous ne pouvons nous projeter dans l’esprit de l’appelant et considérer la preuve selon nos propres réactions hypothétiques. Le juge du procès doit tenir compte de la preuve et non de son opinion sur ce qui aurait pu survenir. C’est ce qu’il a fait. [Je souligne.]

[54]                          Dans le cas qui nous occupe, le comportement de l’appelant — tel que révélé par la preuve — participait uniquement de la légitime défense, théorie que le jury a de toute évidence rejetée. Une situation similaire a été décidée par notre Cour dans l’affaire Olbey c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1008 :

           On se rappellera que l’appelant n’a pas soulevé la défense de provocation au procès mais s’est appuyé sur la légitime défense. On peut faire remarquer ici que l’appelant n’a jamais dit que les mots ou la conduite de la victime avaient provoqué son action violente. En réalité, sa description des événements contredit largement l’hypothèse de la provocation. Son témoignage révèle une agression, décrite clairement et en détail, à laquelle il a réagi, non sur le coup, mais en se défendant. Quand, selon son témoignage, il a vu la victime mettre la main à l’intérieur de son gilet, il a pensé qu’elle cherchait une arme et, craignant pour sa vie, il a tiré et l’a tuée. Ceci décrit une série d’actes défensifs rationnels et calculés, non une réaction impulsive dans un accès de colère. [p. 1022]

[55]                          Les motifs de mon collègue, le juge Fish, s’appuient essentiellement sur le parallèle qu’il fait avec l’arrêt R. c. Gill, 2009 ONCA 124, 241 C.C.C. (3d) 1. Avec égards, j’estime que les conclusions énoncées dans cet arrêt reposent sur une trame factuelle spécifique, qui rend toute comparaison boiteuse dans les circonstances.

[56]                          Selon moi, les enseignements de notre Cour dans les affaires Olbey et R. c. Faid, [1983] 1 R.C.S. 265, doivent prévaloir. Dans ce dernier arrêt, la Cour a formulé les observations suivantes :

           Il ne fait pas de doute qu’un jury raisonnable agissant judiciairement pouvait conclure qu’un coup à la tête ou une attaque au couteau constitue une action injuste ou une insulte de la nature et du caractère énoncés au par. 215(3). Il y a sans doute eu provocation en l’espèce, mais la réflexion ne s’arrête pas là. La question vitale à trancher ici est de savoir s’il existait une preuve indiquant que Faid a été provoqué. Existait-il des preuves d’un accès de colère ou de ce que Faid « a agi » sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang-froid? Sur ce point nous n’avons que son témoignage et rien dans ce témoignage n’indique que les coups ou toute autre conduite de Wilson l’ont mis en rage ou l’ont rendu furieux ni qu’il a tué dans un accès de colère. [Je souligne; p. 278.]

[57]                          À l’évidence, l’appelant au présent dossier était conscient de tous les gestes qu’il a posés. Il a eu l’occasion de reprendre ses sens, si tant est qu’il les avait perdus. Constatant que la victime avait momentanément perdu la possession de son arme, il l’a poignardée volontairement afin d’éviter qu’elle ne la récupère.

[58]                          Pour déterminer si un moyen de défense répond au critère de la vraisemblance, le juge du procès doit examiner l’ensemble de la preuve au dossier et tenir pour véridiques les éléments de preuve produits par l’accusé (Cinous, par. 53). Tout comme le juge Doyon, je suis d’avis que le juge du procès a eu raison d’apprécier la preuve non pas sur une base uniquement objective, mais en tenant compte du point de vue de l’appelant et des explications avancées par ce dernier eu égard à l’ensemble de son témoignage.

[59]                          L’appelant et d’autres témoins oculaires ont prétendu que celui-ci a agi dans un contexte où plusieurs émotions l’envahissaient.

[60]                          Néanmoins, les émotions fortes vécues par l’appelant — qu’elles aient résulté de la colère ou de la crainte — n’étaient pas nécessairement tributaires de l’existence d’un état de provocation. En conséquence, la simple présence de ces émotions n’est pas suffisante pour prouver l’existence de la provocation. En l’espèce, l’état émotionnel de l’appelant participe d’un contexte de bataille de rue aux petites heures du matin, entre personnes intoxiquées par l’alcool.

[61]                          Cet aspect du dossier a été correctement apprécié par le juge Doyon qui, au nom de la majorité de la Cour d’appel, a écrit ceci (par. 50-52) :

           L’appelant est sous le choc. On peut le comprendre, mais cela ne suffit pas. Toute personne confrontée à ces événements le serait. La question est plutôt celle-ci : à cause de la provocation, a-t-il agi sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang-froid? La réponse est non.

 

           La perte de contrôle dont il parle se rattache principalement à la situation, qu’il ne contrôlait pas, et non à ses émotions ou au sang-froid qu’il aurait perdu. Au contraire, dit-il, il savait ce qu’il faisait et cela nécessitait qu’il poignarde la victime avant qu’elle récupère son arme. Le peu de temps pour réfléchir est typique de la légitime défense et toute cette preuve justifie amplement la décision du juge de première instance.

 

           En somme, il y a ici allégation de légitime défense qui exclut toute défense de provocation.

B.     La position privilégiée du juge du procès dans l’appréciation du critère de la vraisemblance

[62]                          Il convient de rappeler le rôle important qu’assume le juge d’instance. En effet, ce dernier doit décider s’il existe des éléments de preuve qui peuvent appuyer un moyen de défense invoqué par l’accusé.  Il ne s’agit pas d’un exercice arbitraire et cette décision doit procéder d’une recherche sérieuse d’éléments de preuve qui, s’ils étaient crus par un jury bien instruit en droit, pourraient amener ce dernier à adhérer à la thèse avancée par la défense.

[63]                          Il serait bien sûr loisible au juge du procès de soumettre aux membres d’un jury toutes les défenses invoquées par un accusé, même les plus frivoles, en espérant que ceux-ci, dans leur sagesse, sauront écarter celles qui sont irrecevables. Ce n’est cependant pas là son rôle, car il ne doit soumettre au jury que les défenses vraisemblables, susceptibles d’entraîner l’adhésion de ce dernier. Notre Cour le rappelle dans l’arrêt Cinous (par. 82-83) :

           Nous concluons que la jurisprudence subséquente à l’arrêt Pappajohn continue d’appuyer le recours à une question à deux volets pour déterminer si un moyen de défense a un fondement probant qui justifie de le soumettre à l’appréciation d’un jury : existe‑t‑il (1) une preuve (2) qui permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement de prononcer l’acquittement, s’il y ajoutait foi?  Le deuxième volet de la question peut être formulé comme suit : la preuve offerte est‑elle raisonnablement susceptible d’étayer les inférences requises pour acquitter l’accusé? Tel est l’état actuel du droit, qui s’applique uniformément à tous les moyens de défense.

 

           . . . La jurisprudence n’appuie pas l’existence d’une norme à laquelle on pourrait satisfaire en indiquant l’existence d’une preuve non susceptible d’étayer raisonnablement les inférences requises pour acquitter l’accusé. Pour pouvoir soumettre un moyen de défense à l’appréciation du jury, le juge du procès ne doit pas seulement se demander s’il existe une preuve au sens général; il doit vérifier s’il existe une preuve raisonnablement susceptible d’étayer un verdict d’acquittement, ce qui l’oblige à se demander si la preuve produite est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences requises pour que le moyen de défense invoqué soit retenu. [Soulignement dans l’original.]

[64]                          Dans son opinion minoritaire en Cour d’appel — à laquelle souscrit mon collègue — la juge Bich se réfère au caractère minimal de la vraisemblance pour justifier sa décision d’ordonner un nouveau procès. Le critère de la vraisemblance minimale n’existe pas en droit canadien. Ou bien un moyen de défense est vraisemblable ou bien il ne l’est pas. L’utilisation d’un qualificatif tel que minimal, en l’espèce, témoigne plutôt de l’existence de doutes sérieux ou d’un certain inconfort quant à la suffisance des éléments de preuve appuyant la thèse de la provocation invoquée par l’appelant.

[65]                          Devant un tel inconfort lié à la précarité de la preuve et même si la décision du juge d’instance est soumise au critère de la décision correcte, les tribunaux d’appel doivent se rappeler que le juge d’instance, qui a vu et entendu les témoins, jouit d’une position privilégiée pour déterminer le caractère vraisemblable des éléments de preuve susceptibles d’étayer les inférences requises.  Cela est d’autant plus indiqué, dans un cas comme en l’espèce, où l’on a senti le besoin de se référer au caractère minimalement vraisemblable de la défense invoquée.

III.    Conclusion

[66]                          Vu l’absence d’éléments de preuve raisonnablement susceptibles d’étayer les volets objectif et subjectif de la défense de provocation, cette dernière ne répondait pas au critère de la vraisemblance et un jury bien instruit en droit n’aurait pu y adhérer. Le juge de première instance n’a donc pas commis d’erreur en refusant de soumettre cette défense à l’appréciation des membres du jury. La Cour d’appel a eu raison de rejeter le pourvoi.

[67]                          Pour ces motifs, je rejetterais l’appel et confirmerais la déclaration de culpabilité.

                    Pourvoi accueilli, les juges LeBel et Wagner sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelant : Clément Monterosso, Outremont; Larouche & Associés, Montréal.

                    Procureur de l’intimée : Poursuites criminelles et pénales du Québec, Montréal.

 

 

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