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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Pappas, 2013 CSC 56, [2013] 3 R.C.S. 452

Date : 20131025

Dossier : 34951

 

Entre :

Bill James Pappas

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 43)

 

Motifs concordants quant au résultat :

(par. 44 à 79)

La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner)

 

Le juge Fish


 

R. c. Pappas, 2013 CSC 56, [2013] 3 R.C.S. 452

Bill James Pappas                                                                                            Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

Répertorié : R. c. Pappas

2013 CSC 56

No du greffe : 34951.

2013 : 26 avril; 2013 : 25 octobre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Droit criminel — Moyens de défense — Provocation — Les éléments objectif et subjectif de la provocation étaient‑ils établis et rendaient-ils le moyen de défense vraisemblable? — Les remarques provocatrices de la victime ont‑elles été soudaines au sens où elles étaient inattendues et ont pris l’accusé par surprise? — La défense de provocation aurait‑elle dû être soumise au jury? — Code criminel, L.R.C. 1985, ch.  C‑46 , art. 232 .

                    En 2006, le corps sans vie de K a été découvert.  Il avait été abattu de deux coups de feu.  Quelques jours plus tard, P a été arrêté et a avoué avoir tué K.  Il a déclaré que K lui avait extorqué de l’argent pendant 18 mois sous la menace de révéler à l’Agence du revenu du Canada ses placements à l’étranger et de s’en prendre à sa mère s’il cessait de payer ou s’il s’adressait à la police.  Il en avait eu assez et s’était rendu chez K pour faire cesser l’extorsion et les menaces.  Il avait emporté un pistolet chargé pour intimider K, mais il ne l’avait pas sorti immédiatement une fois chez ce dernier.  Il avait plutôt tenté de le convaincre de mettre un terme à l’extorsion.  K avait répondu qu’il continuerait de lui extorquer de l’argent et qu’il disposait d’« une super garantie », une mention dans laquelle P avait vu une menace proférée implicitement contre sa mère.  P aurait alors « disjoncté ».  Il avait sorti son pistolet et tiré sur K, l’atteignant au dos, puis à la tête.

                    P a été accusé de meurtre au deuxième degré.  Lors de son procès devant jury, il a avoué avoir tué K, mais il a fait valoir que la défense de provocation s’appliquait.  Concluant à l’existence d’une certaine preuve des éléments objectif et subjectif de la défense, la juge du procès l’a soumise au jury, qui l’a rejetée et a déclaré P coupable de meurtre au deuxième degré.  P a interjeté appel du verdict de culpabilité au motif, entre autres, que les directives données au jury sur la défense de provocation étaient erronées.  Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel et conclu que la défense de provocation avait été soumise à juste titre au jury et que les directives de la juge du procès n’étaient entachées d’aucune erreur.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner : Au vu des éléments de preuve au dossier, la défense de provocation était dépourvue de vraisemblance et n’aurait pas dû être soumise à l’appréciation du jury.  Le verdict de culpabilité pour meurtre au deuxième degré est toutefois confirmé.

                    Lorsque la preuve exige que des inférences soient tirées pour établir les éléments objectif et subjectif de la défense de provocation, le juge du procès peut se livrer à une évaluation limitée afin de déterminer si ces éléments peuvent raisonnablement être inférés de la preuve.  Aux fins de l’application du critère de la vraisemblance, nous devons tenir pour véridique la version des faits qui figure dans les aveux de l’accusé.  Cela dit, la vraisemblance ne peut découler de ce qui n’est qu’une assertion non étayée de la part de l’accusé.  Le moyen de défense fondé sur de simples affirmations qui ne peuvent pas raisonnablement être étayées par la preuve considérée dans son ensemble ne doit pas être soumis à l’appréciation du jury. 

                    La menace contre la sécurité de la mère de P et l’historique des relations entre K et lui apportent un fondement probant minimal à l’élément objectif du moyen de défense.  Toutefois, le volet subjectif de la défense de provocation est dépourvu de vraisemblance, car son existence exige la « soudaineté » tant de la provocation que de la réaction de l’accusé à celle‑ci.  La juge du procès a commis une erreur de droit en se demandant seulement si une preuve étayait la prétention de P selon laquelle il avait tué K avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.  Elle ne s’est pas demandé si le dossier permettait de conclure que les remarques provocatrices de K avaient été soudaines, c’est‑à‑dire si elles avaient subjectivement pris P par surprise.

                    Le dossier ne peut raisonnablement étayer la conclusion selon laquelle les propos de K ont pris P par surprise étant donné que K s’était exprimé dans le même sens maintes fois dans le passé.  Considérée dans son ensemble, la preuve donne à penser qu’avant de se rendre chez K, P avait envisagé la possibilité que K continue de lui extorquer de l’argent et de le menacer et qu’il lui faudrait alors le supprimer pour mettre fin au chantage.  La prétention voulant que P ait été surpris ne fait pas partie des conclusions raisonnables qu’il est possible de tirer de la preuve.  Elle ne prend appui que sur les affirmations de P selon lesquelles il avait « disjoncté », « tout se déroulant ensuite automatiquement ».

                    Le juge Fish : La juge du procès n’a pas eu tort de soumettre au jury la défense de provocation, et ses directives au jury ne sont pas non plus entachées d’une erreur susceptible de contrôle.

                    Dans le cas où il y a preuve directe pour chacun des éléments d’un moyen de défense, le juge du procès doit soumettre celui‑ci à l’appréciation du jury.  Quant à savoir si la preuve est véridique ou si elle soulève au moins un doute raisonnable en ce qui a trait à la culpabilité de l’accusé, il appartient ultimement au jury d’en décider.  En l’espèce, la preuve présentée au procès par l’appelant est directe et se rapporte aux faits sur lesquels s’appuie sa défense de provocation.  Par conséquent, l’appelant s’est acquitté de sa charge de présentation en ce qui concerne les éléments objectif et subjectif du moyen de défense.  Le seul fait que le défunt a proféré des menaces semblables dans le passé ne permet pas de tenir pour acquis que l’accusé a prévu les mêmes menaces formulées subséquemment ou qu’il y était préparé.  Lorsqu’elle est répétée, une menace ou une insulte peut faire « disjoncter » une personne alors qu’elle ne l’avait pas provoquée auparavant.  En l’espèce, l’acte provocateur allégué n’était pas l’omission du défunt de mettre fin à l’extorsion, mais son affirmation soudaine — « j’ai une super garantie » — que M. Pappas a interprétée comme une menace d’attenter à la vie de sa mère.  On ne saurait voir dans le témoignage détaillé de P sur les circonstances de la provocation alléguée une « simple affirmation » qu’il a été provoqué.  Les extraits de ses aveux qui, selon la Juge en chef, étayent la perte de maîtrise de soi constituent une preuve directe du caractère soudain de la provocation et ils doivent être tenus pour avérés.  Or, déterminer si ces extraits sont conciliables ou non avec d’autres éléments de preuve est une tâche qui incombe bel et bien au jury.  Le pourvoi devrait donc être rejeté pour les motifs sur lesquels se fondent les juges majoritaires de la Cour d’appel.

Jurisprudence

Citée par la juge en chef McLachlin

                    Arrêts mentionnés : R. c. Cairney, 2013 CSC 55, [2013] 3 R.C.S. 420; R. c. Mayuran, 2012 CSC 31, [2012] 2 R.C.S. 162; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Fontaine, 2004 CSC 27, [2004] 1 R.C.S. 702; R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828; R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836; R. c. Gauthier, 2013 CSC 32, [2013] 2 R.C.S. 403; R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350; R. c. Parent, 2001 CSC 30, [2001] 1 R.C.S. 761; R. c. Tripodi, [1955] R.C.S. 438.

Citée par le juge Fish

                    Arrêts mentionnés : Henderson c. The King, [1948] R.C.S. 226; R. c. Buzizi, 2013 CSC 27, [2013] 2 R.C.S. 248; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Fontaine, 2004 CSC 27, [2004] 1 R.C.S. 702; R. c. Gauthier, 2013 CSC 32, [2013] 2 R.C.S. 403; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Faid, [1983] 1 R.C.S. 265; R. c. Mayuran, 2012 CSC 31, [2012] 2 R.C.S. 162; R. c. Thibert, [1996] 1 R.C.S. 37; Parnerkar c. La Reine, [1974] R.C.S. 449; R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350; R. c. Cairney, 2013 CSC 55, [2013] 3 R.C.S. 420.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 11 d ) , f).

Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 232 .

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (les juges Berger, O’Brien et Rowbotham), 2012 ABCA 221, 533 A.R. 294, 65 Alta. L.R. (5th) 359, 288 C.C.C. (3d) 323, 264 C.R.R. (2d) 211, 557 W.A.C. 294, [2012] A.J. No. 716 (QL), 2012 CarswellAlta 1191, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de meurtre au deuxième degré prononcée contre l’accusé.  Pourvoi rejeté.

                    Michael Bates, Jennifer Ruttan et Geoff Ellwand, pour l’appelant.

                    Jolaine Antonio, pour l’intimée.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner rendu par

                    La Juge en chef —

I.         Contexte

[1]                              Le 10 novembre 2006, le corps de Brian Kullman a été découvert dans la région de Elbow Falls, au sud‑ouest de Calgary, en Alberta.  La victime avait été abattue de deux balles, l’une au dos, l’autre à la tête.

[2]                              Cinq jours plus tard, l’appelant, Bill Pappas était arrêté au moment où il s’apprêtait à s’envoler pour Londres, en Angleterre.  Lors de son interrogatoire, il a avoué aux policiers avoir tué M. Kullman. 

[3]                              M. Pappas a donné aux policiers sa version des événements qui avaient mené au décès de M. Kullman.  Il a soutenu que, pendant environ 18 mois, ce dernier lui avait extorqué de l’argent sous la menace de révéler à l’Agence du revenu du Canada ses placements à l’étranger et de s’en prendre à sa mère s’il cessait de payer ou s’il s’adressait à la police.  Toujours selon M. Pappas, deux associés de M. Kullman avaient d’ailleurs rendu visite à sa mère en guise d’avertissement et lui avaient ensuite dit : [traduction] « Tu dis non à Brian — tu dis non à Brian et la prochaine fois, ça ne sera pas une visite de courtoisie » (d.a., vol. II, p. 239).

[4]                              M. Pappas en aurait eu assez.  Il a chargé son pistolet 9 millimètres de quatre balles à pointe creuse et s’est rendu chez M. Kullman.  Le prétexte de la visite était d’y entreposer un vélo au sous‑sol, mais le but réel était de mettre fin à l’extorsion et aux menaces.  M. Pappas a prétendu avoir emporté le pistolet seulement pour intimider M. Kullman.  Cependant, il a ajouté avoir choisi les balles en question parce qu’elles étaient particulièrement mortelles. 

[5]                              Une fois chez M. Kullman, M. Pappas a abordé le sujet de l’extorsion plusieurs fois et tenté de le convaincre d’y mettre un terme.  Il n’a pas sorti immédiatement l’arme dissimulée contre sa hanche.  Pendant que les deux hommes se rendaient au sous‑sol, où le vélo devait être entreposé, M. Pappas a imploré M. Kullman une dernière fois : [traduction] « Brian, je t’en prie, il faut arrêter ».  Ce dernier lui a répondu : « Mon vieux, pour quelle raison est‑ce que je le ferais?  C’est toi qui me rapportes le plus, et j’ai une super garantie » (d.a., vol. II, p. 241).

[6]                              M. Pappas a vu dans la mention de cette « garantie » une menace implicite contre sa mère.  Il a dit avoir alors juste [traduction] « disjoncté », puis « perdu la raison, tout se déroulant ensuite automatiquement » (d.a., vol. III, p. 64 et vol. II, p. 304).  Il a sorti son pistolet, armé le chien et tiré sur M. Kullman à bout portant dans le dos.  Ce dernier a crié et, alors qu’il allait s’écrouler, M. Pappas a tiré à nouveau.  Enfin, tandis que la victime gisait impuissante au sol, M. Pappas a approché l’arme à 7 ou 8 pouces du côté gauche de sa tête et a tiré.

[7]                              M. Pappas a hissé le corps de M. Kullman au haut de l’escalier et l’a mis dans la voiture de la victime.  Après être retourné au sous‑sol et y avoir mis le feu pour brouiller les pistes, il a pris le volant de la voiture pour se rendre à Elbow Falls, où il a fait rouler le corps le long d’un talus.  Quelques jours plus tard, il a jeté la carte de crédit de la victime dans une poubelle derrière un dépanneur et des vêtements tachés de sang derrière une station‑service.

[8]                              Dans ses aveux, M. Pappas a reconnu avoir libellé à son nom un chèque de M. Kullman au montant de 2 500 $, avoir déposé la somme dans son compte bancaire et avoir utilisé la carte de crédit de la victime.

[9]                              Il a toujours soutenu avoir tué M. Kullman pour protéger sa mère.

[10]                          M. Pappas a été accusé du meurtre au deuxième degré de M. Kullman.

II.      Jugements de première instance et d’appel

[11]                          Au procès devant jury, le ministère public a produit en preuve les aveux de M. Pappas, lequel n’a pas témoigné et s’en est remis à ses aveux pour étayer la défense de provocation.  Comme il soutenait avoir « disjoncté » puis tué M. Kullman après que celui‑ci l’eut implicitement menacé de s’en prendre à sa mère, il a fait valoir que la défense de provocation s’appliquait de manière à réduire l’accusation de meurtre à celle d’homicide involontaire coupable.

[12]                          La juge du procès a d’abord estimé que la provocation était dépourvue de vraisemblance, mais après avoir entendu la thèse de la défense s’y rapportant, elle a conclu ce qui suit :

                    [traduction]  Je suis convaincue que, si le jury ajoutait foi au témoignage de M. Pappas concernant la provocation, certains éléments de preuve permettraient à un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées de conclure à la provocation.  Je reconnais que la preuve des volets objectif et subjectif de la provocation est ténue, mais elle existe.  [d.a., vol. I, p. 5]

[13]                          Le jury a rejeté la défense de provocation et déclaré M. Pappas coupable de meurtre au deuxième degré.

[14]                          M. Pappas a interjeté appel de la déclaration de culpabilité, notamment au motif que les directives de la juge du procès sur la provocation comportaient plusieurs erreurs.  Le ministère public a plaidé que les directives étaient exemptes d’erreurs, que la provocation alléguée était dépourvue de vraisemblance et qu’elle n’aurait jamais dû être soumise à l’appréciation du jury.

[15]                          Sous la plume des juges O’Brien et Rowbotham, les juges majoritaires de la Cour d’appel rejettent l’appel.  Ils concluent que la défense de provocation a été soumise à juste titre à l’appréciation du jury et que les directives au jury n’étaient entachées d’aucune erreur (2012 ABCA 221, 533 A.R. 294).

[16]                          Dissident, le juge Berger convient avec les juges majoritaires que la défense a été soumise à juste titre au jury, mais il relève plusieurs erreurs dans les directives.

[17]                          M. Pappas se pourvoit aujourd’hui devant notre Cour.  L’appel soulève les quatre questions suivantes :

(1)  Convenait‑il de soumettre au jury le moyen de défense de la provocation? (Le ministère public soutient que ce n’était pas le cas et qu’il est dès lors inutile que notre Cour détermine si les directives sur le moyen de défense étaient erronées.)

 

(2)  La juge du procès a‑t‑elle bien indiqué au jury que les actes postérieurs à l’infraction n’avaient pas d’incidence sur l’existence ou l’inexistence de la provocation?

 

(3)  A‑t‑elle correctement exposé le mobile de l’accusé?

 

(4)  A‑t‑elle eu tort de formuler de manière disjonctive sa directive sur la soudaineté et de contraindre ainsi le jury à rejeter le moyen de défense si l’extorsion ou la menace n’avait pas été soudaine?

[18]                          Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de faire droit à la thèse du ministère public selon laquelle la défense de provocation était dépourvue de vraisemblance.  Il n’est donc pas nécessaire d’examiner les autres questions.

III.   Analyse

[19]                          Pour faciliter sa consultation, je reproduis le texte de l’art. 232  du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46  : 

                            232.  (1) Un homicide coupable qui autrement serait un meurtre peut être réduit à un homicide involontaire coupable si la personne qui l’a commis a ainsi agi dans un accès de colère causé par une provocation soudaine.

                            (2)     Une action injuste ou une insulte de telle nature qu’elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser, est une provocation pour l’application du présent article, si l’accusé a agi sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.

                            (3)     Pour l’application du présent article, les questions de savoir :

                  a)   si une action injuste ou une insulte déterminée équivalait à une provocation;

                  b)   si l’accusé a été privé du pouvoir de se maîtriser par la provocation qu’il allègue avoir reçue,

                    sont des questions de fait, mais nul n’est censé avoir provoqué un autre individu en faisant quelque chose qu’il avait un droit légal de faire, ou en faisant une chose que l’accusé l’a incité à faire afin de fournir à l’accusé une excuse pour causer la mort ou des lésions corporelles à un être humain.

                         (4)  Un homicide coupable qui autrement serait un meurtre n’est pas nécessairement un homicide involontaire coupable du seul fait qu’il a été commis par une personne alors qu’elle était illégalement mise en état d’arrestation; le fait que l’illégalité de l’arrestation était connue de l’accusé peut cependant constituer une preuve de provocation pour l’application du présent article.

Convenait‑il de soumettre au jury la défense de provocation?

[20]                          Le ministère public soutient que, au vu des éléments de preuve au dossier, la provocation alléguée était dépourvue de vraisemblance.  J’en conviens.  Je me pencherai d’abord sur le critère de la vraisemblance, puis sur les volets objectif et subjectif de la défense de provocation.  

(1)        Le critère de la vraisemblance

[21]                          Comme je l’explique dans le pourvoi connexe R. c. Cairney, 2013 CSC 55, [2013] 3 R.C.S. 420, avant de soumettre le moyen de défense à l’appréciation du jury, le juge du procès doit conclure que la défense de provocation est vraisemblable eu égard à ses éléments objectif et subjectif.  Il s’agit de déterminer si un jury agissant raisonnablement pourrait avoir un doute raisonnable, fondé sur la défense de provocation, quant à savoir si l’accusé est coupable de meurtre.  Tant l’élément objectif que l’élément subjectif, dont l’existence constitue une question de fait suivant le par. 232(3)  du Code criminel , doivent être étayés par la preuve.

[22]                          Le critère de la vraisemblance oblige le tribunal à établir une distinction subtile en ce qu’il exige davantage qu’« une » ou « quelque » preuve des éléments requis sans permettre pour autant l’examen au fond de l’applicabilité du moyen de défense : R. c. Mayuran, 2012 CSC 31, [2012] 2 R.C.S. 162, par. 21.  Le juge du procès qui applique ce critère ne peut se prononcer sur la crédibilité et la fiabilité, apprécier la valeur probante de la preuve sur le fond, tirer des conclusions de fait ou se livrer à des inférences de fait précises (R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 87; R. c. Fontaine, 2004 CSC 27, [2004] 1 R.C.S. 702, par. 12).  Cependant, le juge qui l’estime opportun peut se livrer à une « évaluation limitée » de la preuve de la nature de celle qui a lieu à l’enquête préliminaire pour décider s’il y a lieu d’ordonner le renvoi à procès (voir R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828, cité par la juge en chef McLachlin et le juge Bastarache dans Cinous, par. 91).

[23]                          Cette faculté de se livrer à une « évaluation limitée » dépend du type de preuve au dossier.  « S’il existe une preuve directe concernant chacun des éléments du moyen de défense, peu importe qu’elle ait été produite ou non par l’accusé, le juge du procès doit soumettre le moyen de défense au jury » (Cinous, par. 88).  Il ne peut se livrer à une évaluation de la preuve directe car il devrait alors se pencher sur la fiabilité intrinsèque de la preuve.

[24]                          [traduction] « Une preuve directe est une preuve qui, si l’on y ajoute foi, règle la question en litige » (Cinous, par. 88, citant D. Watt, Watt’s Manual of Criminal Evidence (2001), § 8.0).  Cependant, « la simple affirmation que les éléments d’un moyen de défense existent ne constitue pas une preuve directe et n’est pas suffisante pour que le moyen de défense soit soumis au jury » (Cinous, par. 88).  La vraisemblance « ne peut découler de ce qui n’est qu’une simple assertion non étayée de l’accusé », lorsque celle-ci est par ailleurs inconciliable avec l’ensemble de la preuve offerte par l’accusé (R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836, par. 35, la juge L’Heureux‑Dubé).  Par exemple, dans R. c. Gauthier, 2013 CSC 32, [2013] 2 R.C.S. 403, les juges majoritaires de la Cour (sous la plume du juge Wagner) laissent entendre qu’une seule mention de l’accusé par ailleurs inconciliable avec son « récit principal » ne suffit pas à rendre vraisemblable l’application d’un moyen de défense (par. 60-61).

[25]                          Lorsque la preuve exige plutôt que soient tirées des inférences pour établir les éléments d’un moyen de défense, le juge du procès peut se livrer à une évaluation limitée dans le but de déterminer si ces éléments peuvent raisonnablement être inférés de la preuve.  « Le juge ne fait pas d’inférences de fait précises, mais il arrive plutôt à une conclusion concernant les inférences de fait qui pourraient raisonnablement être faites au vu de la preuve » (Cinous, par. 91).  Dans cette évaluation limitée, le juge du procès doit examiner la preuve en entier (Cinous, par. 53; Park, par. 13, la juge L’Heureux-Dubé).

[26]                          Comme il est dit dans l’arrêt Cairney, lorsque le respect du critère de la vraisemblance suscite un doute véritable, la défense de provocation doit être soumise à l’appréciation du jury.  Cependant, le juge du procès n’est pas pour autant libéré de son obligation de soumettre la preuve à une évaluation limitée dans les cas qui s’y prêtent.  Il s’acquitte de son rôle de gardien de la loi lorsqu’il soustrait à l’appréciation du jury un moyen de défense dénué de fondement probant.  Le moyen de défense fondé sur de simples affirmations qui ne peuvent être raisonnablement étayées par la preuve considérée dans son ensemble ne doit pas être soumis à l’appréciation du jury. 

[27]                          Dans le présent pourvoi, M. Pappas soutient que ses aveux fondent la défense de provocation.  Aux fins de l’application du critère de la vraisemblable, nous devons tenir pour véridique la version des faits qui y figure (Cinous, par. 53 et 119).  Ainsi, la question est celle de savoir si un jury agissant de manière raisonnable et ayant reçu des directives appropriées pourrait avoir un doute raisonnable quant à l’existence de chacun des éléments de la défense de provocation.  Les éléments objectif et subjectif du moyen de défense doivent être étayés par la preuve.  J’examine maintenant chacun de ces éléments.

(2)        L’élément objectif

[28]                          L’élément objectif s’entend, de la part du défunt, d’une action injuste ou d’une insulte qui soit suffisante pour priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser.  M. Pappas soutient que ses aveux établissent l’existence d’une action injuste ou d’une insulte en ce que M. Kullman lui aurait dit qu’il disposait d’« une super garantie ».  Ses aveux font état d’une suite d’événements au cours desquels on l’a inlassablement fait chanter pendant 18 mois et on a menacé de s’en prendre à sa mère.  Il prétend que c’est la mention de la « garantie » par M. Kullman qui l’a finalement fait disjoncter.

[29]                          Contrairement au dossier connexe Cairney, le présent pourvoi n’a pas pour objet une provocation que l’accusé aurait lui‑même induite.  M. Pappas n’est pas à l’origine d’un affrontement violent.  Il n’a pas menacé M. Kullman de son arme; celle‑ci est restée dissimulée jusqu’au moment où il prétend avoir été provoqué.  Il n’a pas non plus abordé M. Kullman d’une manière par ailleurs agressive dont on aurait pu prévoir qu’elle déclenche un comportement menaçant.  M. Pappas affirme au contraire avoir tenté de raisonner M. Kullman en lui demandant de mettre fin à l’extorsion.

[30]                          Il faut donc se demander si, dans la même situation, une personne ordinaire aurait perdu la maîtrise de soi en entendant son interlocuteur lui dire [traduction] « C’est toi qui me rapportes le plus, et j’ai une super garantie ». 

[31]                          D’une part, la norme de la personne ordinaire doit être adaptée au contexte que constituaient les relations antérieures entre MM. Pappas et Kullman.  Le premier avait été victime d’extorsion, et la sécurité de sa mère avait maintes fois été menacée.

[32]                          D’autre part, la raison d’être de la norme de la personne ordinaire est de faire en sorte que seule « la personne dont le comportement respecte les normes et les valeurs de la société actuelle bénéficie de la compassion du droit » (R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 30).  La situation particulière de l’accusé importe pour déterminer la norme de comportement humain au regard de laquelle il convient de juger sa conduite (Tran, par. 34).  M. Pappas avait commis une fraude fiscale que M. Kullman menaçait de dénoncer à l’Agence du revenu du Canada.  Au lieu de s’adresser à la police pour faire mettre fin à l’extorsion ou aux menaces, il s’est muni d’une arme et a tenté de convaincre M. Kullman de cesser son chantage.  Un tel comportement pourrait être tenu pour non conforme à la norme de la personne ordinaire.

[33]                          Néanmoins, comme il est expliqué dans le pourvoi connexe Cairney, ce qui suffit à faire perdre la maîtrise de soi à une personne ordinaire est affaire de degré, et le jury est bien placé pour en juger; en cas de doute, le point doit être soumis à l’appréciation des jurés.  La nature des propos de M. Kullman, perçus comme une menace contre la sécurité de la mère de M. Pappas, et l’historique des relations entre les deux hommes apportent un fondement probant minimal à l’élément objectif du moyen de défense.

(3)        L’élément subjectif

[34]                          À mon avis, l’élément subjectif de la défense de provocation est dépourvu de vraisemblance.  Cet élément existe à deux conditions : « . . . (1) l’accusé a agi en réaction à la provocation et (2) sous l’impulsion du moment, avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid » (Tran, par. 36). 

[35]                          L’exigence de la soudaineté importe particulièrement en l’espèce.  La défense de provocation ne s’applique pas au meurtre que commet une personne seulement par vengeance ou parce qu’elle est en colère, sans perdre sa maîtrise d’elle-même (Tran, par. 38; R. c. Parent, 2001 CSC 30, [2001] 1 R.C.S. 761, par. 10).  La common law établit depuis longtemps que, pour déterminer s’il y a eu perte de la maîtrise de soi, il faut se demander si l’accusé a agi « sous l’impulsion du moment ».  Cette exigence de soudaineté comporte deux volets : (i) l’action injuste ou l’insulte doit être soudaine, c’est‑à‑dire avoir un effet imprévu qui surprend, et (ii) l’accusé doit commettre l’homicide involontaire « sous l’impulsion du moment », avant qu’il n’ait eu le temps de reprendre son sang‑froid (Tran, par. 38; R. c. Tripodi, [1955] R.C.S. 438, p. 443).

[36]                          J’estime que la juge du procès commet une erreur de droit en ne tenant compte que de l’un des deux volets.  Elle se demande si une preuve étaye la prétention de M. Pappas selon laquelle il a tué M. Kullman sous l’impulsion du moment, avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.  Elle conclut en effet que l’élément subjectif est vraisemblable pour les motifs suivants :

                    [traduction]  M. Pappas a dit que c’est le mot « garantie » qui a tout déclenché et qu’il y a immédiatement réagi.  Ce n’est pas à moi de déterminer si la preuve est suffisante.  Je suis convaincue de la vraisemblance du moyen invoqué en défense. [Je souligne; d.a, vol. I, p. 5.]

Elle ne se demande toutefois pas si le dossier permet de conclure que les remarques provocatrices de M. Kullman ont été soudaines, c’est-à-dire si elles ont subjectivement pris M. Pappas par surprise.  Il s’agit d’une erreur de droit car « [la soudaineté] s’applique [. . .] tant à l’acte de provocation qu’à la réaction de l’accusé » (Tran, par. 38).

[37]                          Le dossier ne saurait raisonnablement étayer la conclusion selon laquelle les propos de M. Kullman, à savoir qu’il continuerait de lui extorquer de l’argent et qu’il disposait d’« une super garantie », ont pris M. Pappas par surprise.  M. Kullman s’était exprimé dans le même sens maintes fois dans le passé.  Considérée dans son ensemble, la preuve donne à penser qu’avant de se rendre chez M. Kullman, M. Pappas avait envisagé la possibilité que M. Kullman continue de lui extorquer de l’argent et de le menacer et qu’il devrait alors le supprimer pour mettre fin au chantage.

[38]                          Selon le récit principal que renferment ses aveux, M. Pappas avait décidé de mettre fin par tous les moyens nécessaires à l’extorsion et aux menaces qui pesaient sur sa mère.  Il s’est présenté chez M. Kullman armé d’un pistolet chargé de balles à pointe creuse.  Interrogé sur le choix de ces balles, il a répondu :

                    [traduction]  Lorsqu’on veut neutraliser quelqu’un, on utilise des balles à pointe creuse.  Il ne faut pas utiliser des balles standards à bout rond car elles traversent le corps.  Elles ne causent pas vraiment de dommages. [. . .]  Ça ne devait pas arriver, mais la situation a continué de se dégrader.  Alors, je les ai achetées.  [d.a., vol. II, p. 262]

[39]                          Dans ses aveux, M. Pappas fait plusieurs fois mention de sa décision de faire le nécessaire pour mettre fin à l’extorsion et aux menaces dirigées contre sa mère.  Il dit avoir eu le sentiment que les menaces ne lui laissaient d’autre choix que d’affronter M. Kullman : 

                    [traduction]  Vous ne pouvez imaginer ce que l’on ressent lorsque l’on est acculé au pied du mur et qu’il faut choisir.  Je ne voulais pas lui faire de mal.  Je ne m’en faisais pas pour moi, mais pour ma mère.  Qu’est‑ce que je devais faire?  Je n’avais plus le choix quand il a envoyé ses amis — quand il a envoyé ses amis chez ma mère.  Il ne m’a pas donné le choix après cet événement.  J’ai commencé — j’ai pris — j’ai pris ma décision.  [d.a., vol. II, p. 255]

Il explique en quoi l’extorsion incessante et les menaces l’ont poussé à faire ce « choix » et en quoi celui-ci [traduction] « s’est imposé de lui‑même après 18 mois [d’extorsion] » — « c’était [M. Kullman] ou ma mère » (d.a., vol. II, p. 259-261).  Il ajoute qu’une fois chez M. Kullman, sur le pas de la porte, il s’est souvenu du jour où les acolytes de M. Kullman avaient rendu visite à sa mère : « Alors, dès que cette image m’est apparue, c’était décidé, “je gardais le pistolet”.  [. . .] [M. Kullman] avait fait son choix et j’ai alors fait le mien » (d.a., vol. II, p. 294).  Il précise comment les refus répétés de M. Kullman de mettre fin à l’extorsion l’ont graduellement amené à se résoudre à utiliser le pistolet qu’il avait sur lui : 

                    [traduction]  Nous venions de commencer à discuter et j’essayais de lui dire — j’essayais de me montrer ferme, de faire en sorte que ça n’aille pas plus loin.  [. . .] Et, il a dit : « Eh bien, comme je l’ai dit, tu sais, je veux dire que j’ai une super garantie », vous savez? Et, il a ajouté : « Et, ce sera bientôt jour de paie », vous savez?  [. . .] ou quelque chose du genre, comme quoi il disposait d’une bonne garantie.  Et, vous savez, j’essayais juste de le dissuader, j’essayais de le convaincre : « Ne fais pas ça Brian.  Allez, vieux.  Ne fais pas ça », parce qu’un objet appuyait sur ma hanche [. . .] et je fais tout ce que je peux pour le raisonner . . .

. . .

                    Je veux dire que chaque fois qu’il ouvrait sa satanée gueule, il me poussait à faire ce que je devais faire, alors que je m’y refusais. [Je souligne; d.a., vol. II, p. 299 et 302.]

[40]                          Les seuls extraits des aveux de M. Pappas qui étayent la perte de maîtrise de soi sont ceux qui font état de sa réaction lorsque M. Kullman a répété qu’il disposait d’une « garantie » :

                    [traduction]  C’est — c’est juste la façon dont il l’a dit.  Seulement la manière dont il a prononcé le mot « garantie ».  Je savais ce qu’il voulait dire.  [. . .] [A]près, c’est comme si j’avais perdu la raison, tout se déroulant ensuite automatiquement.  J’ai sorti mon pistolet, j’ai armé le chien, j’ai tiré.  [d.a., vol. II, p. 303]

C’est alors que M. Pappas aurait [traduction] « disjoncté ». 

[41]                          La prétention voulant que M. Pappas ait été surpris par les propos de M. Kullman ne fait pas partie des conclusions raisonnables qu’il est possible de tirer de la preuve.  Elle ne prend appui que sur les affirmations de M. Pappas selon lesquelles il a « disjoncté », « tout se déroulant ensuite automatiquement ».  Il appert de la preuve considérée dans son ensemble que M. Pappas envisageait la possibilité que M. Kullman refuse de mettre fin à l’extorsion, qu’il « [le] pouss[e] à faire ce qu’[il] devait faire ».  Globalement, le récit fait état de la naissance progressive de la décision de tuer M. Kullman.  À supposer que M. Pappas ait véritablement « disjoncté », ce n’est pas en réaction à une insulte soudaine qui l’a surpris.  C’était l’étape finale du processus dans lequel il s’était engagé, à savoir tuer M. Kullman au besoin pour mettre fin à l’extorsion et aux menaces.

[42]                          Pour ces motifs, j’estime que l’élément subjectif de la défense de provocation était dépourvu de vraisemblance au vu de la preuve.  Le moyen de défense n’aurait pas dû être soumis à l’appréciation du jury.  Le caractère erroné ou non des directives de la juge du procès au jury sur la défense de provocation importe donc peu, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres motifs d’appel de l’appelant.

IV.   Conclusion

[43]                          Je suis d’avis de rejeter l’appel et de confirmer la déclaration de culpabilité pour meurtre au deuxième degré.

                    Version française des motifs rendus par

                    Le juge Fish —

I

[44]                          À l’instar de la Juge en chef, mais pour des motifs différents, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer le verdict de culpabilité de l’appelant.

[45]                          Toutefois, contrairement à la Juge en chef, mais avec égards, je souscris à l’opinion unanime de la Cour d’appel selon laquelle la juge du procès n’a pas eu tort de soumettre au jury la défense de provocation invoquée par l’appelant (2012 ABCA 221, 533 A.R. 294). 

[46]                          Seul le caractère approprié des directives au jury suscite un désaccord chez les juges de la Cour d’appel.  Sur ce point, je conviens avec les juges majoritaires que les directives de la juge du procès ne sont entachées d’aucune erreur susceptible de contrôle.

[47]                          Le pourvoi doit donc être rejeté.

II

[48]                          Il est bien établi que le juge du procès doit permettre au jury d’examiner tout moyen de défense étayé par le dossier, sous réserve seulement de circonstances exceptionnelles inapplicables en l’espèce.  S’il ne le fait pas, il usurpe la fonction du jury et prive l’accusé d’un droit consacré dans notre système de justice. 

[49]                          Il ne s’agit pas d’une règle de droit nouvelle.  Dans l’arrêt Henderson c. The King, [1948] R.C.S. 226, par exemple, le juge Kellock reconnaissait qu’un [traduction] « principe de droit primordial veut que le moyen de défense invoqué par un accusé, aussi faible puisse‑t‑il être, soit soumis en toute justice au jury » (p. 241; voir également p. 237, le juge Taschereau).  

[50]                          Dans le cas de certaines infractions, l’accusé peut opter pour un procès devant jury; dans d’autres, comme en l’espèce, il y a obligatoirement procès devant jury.  Dans l’un ou l’autre cas, sauf verdict dirigé d’acquittement, décider de la culpabilité ou de l’innocence ressortit strictement au jury.  Il y a atteinte à ce principe fondamental dès lors qu’un juge soustrait à l’examen du jury un moyen de défense que celui‑ci peut — et qu’il doit légalement, en fait — considérer.

[51]                          La présente affaire n’est pas vraiment de nature à susciter des craintes concernant la soumission de moyens de défense plus ou moins valables au jury.  Elle montre au contraire que notre système de justice a raison de compter sur le jury auquel un juge a donné des directives appropriées pour rejeter la défense qui ne soulève pas chez lui un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé.  C’est ce qui s’est produit en l’espèce.  La juge du procès s’est estimée tenue de soumettre au jury la défense de provocation même si elle considérait — et on peut la comprendre — que la preuve présentée à l’appui par l’appelant était « mince ».  Ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable, le jury a rejeté le moyen de défense.

[52]                          Lorsqu’il est appelé à décider de soumettre ou non un moyen de défense au jury, le juge du procès doit se garder d’accorder à ce qu’on appelle le critère de la « vraisemblance » plus d’importance qu’à la norme qui vaut depuis des siècles.  Bien que la formulation de la norme ait parfois varié, sa teneur est demeurée inchangée : un moyen de défense doit être soumis au jury s’il existe une preuve à partir de laquelle un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière raisonnable pourrait raisonnablement douter de la culpabilité de l’accusé. 

[53]                          La « vraisemblance » ne s’entend ni du caractère plausible, ni de la probabilité.  Le « critère de la vraisemblance ne vise pas [. . .] à déterminer s’il est probable, improbable, quelque peu probable ou fort probable que le moyen de défense invoqué sera retenu en fin de compte » (R. c. Buzizi, 2013 CSC 27, [2013] 2 R.C.S. 248, par. 16, citant R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 54).  Qui plus est, le juge qui décide s’il y a lieu ou non de soumettre une défense à l’appréciation du jury tient pour avérée la preuve que l’accusé invoque à l’appui (R. c. Fontaine, 2004 CSC 27, [2004] 1 R.C.S. 702, par. 72; Cinous, par. 53). 

[54]                          Le juge du procès n’est pas admis à se prononcer sur la crédibilité des témoins, à apprécier le caractère probant de la preuve, à tirer des conclusions de fait ou à faire des inférences de fait (R. c. Gauthier, 2013 SCC 32, [2013] 2 R.C.S. 403, par. 25; Fontaine, par. 72; Cinous, par. 54).  Notre Cour a en effet jugé « raisonnable » et « valide » le critère de la « vraisemblance » précisément parce que le juge du procès ne se penche pas sur le caractère probant de la preuve, de sorte qu’« on ne peut accuser le juge du procès d’usurper le rôle du jury ni de violer les droits de l’accusé » (R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, p. 691).

[55]                          Dans le présent contexte, les motifs concordants du juge Sopinka dans Osolin me paraissent particulièrement à-propos (p. 653‑654): 

                        Pour ce qui est de la défense de croyance erronée, je suis d’accord avec le juge Cory que le par. 265(4) « établit simplement les critères fondamentaux qui sont applicables à tous les moyens de défense » (p. 676) et qu’il n’exige rien de plus de l’accusé qu’il satisfasse à la charge de la preuve de présenter ou de signaler des éléments de preuve à partir desquels un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées pourrait prononcer l’acquittement.  Je crois que nous sommes tous du même avis sur ce point.  En réalité, c’est là le fondement de la décision que nous avons prise que le paragraphe est constitutionnel.  L’expression « charge de présentation » et la définition que j’en ai donnée sont bien connues des juges de première instance et bien acceptées.  Je ne puis voir comment l’addition du mot « vraisemblance » facilite la compréhension des obligations du juge du procès en ce qui a trait à ce moyen de défense.  Je m’inquiète qu’en essayant d’ajouter quelque chose à la définition d’un concept fondamental de droit criminel, on ne fasse qu’embrouiller la question.

[56]                          Bien que notre Cour reconnaisse la possibilité d’une « évaluation limitée » de la preuve, à titre exceptionnel, lorsque la preuve offerte par l’accusé est circonstancielle, nulle appréciation de la preuve directe ne peut intervenir.  Comme l’explique la Juge en chef, « [le juge du procès] ne peut se livrer à une évaluation de la preuve directe car il devrait alors se pencher sur la fiabilité intrinsèque de la preuve » (par. 23). 

[57]                          Par conséquent, dans le cas où il y a preuve directe pour chacun des éléments d’un moyen de défense, le juge du procès doit soumettre celui‑ci à l’appréciation du jury puisque, « [p]ar définition, la seule question qui se pose, le cas échéant, est de savoir si la preuve est véridique » (Cinous, par. 88).  Et quant à savoir si la preuve est véridique ou si elle soulève au moins un doute raisonnable en ce qui a trait à la culpabilité de l’accusé, il appartient ultimement au jury d’en décider. 

[58]                          En l’espèce, la preuve présentée au procès par l’appelant est directe et se rapporte aux faits sur lesquels s’appuie sa défense de provocation.  Lorsque l’accusé offre un élément de preuve à l’appui de chacun des volets du moyen de défense, comme le fait l’appelant en l’espèce, le juge est tenu de laisser au jury le soin d’apprécier ces éléments de preuve (R. c. Faid, [1983] 1 R.C.S. 265, p. 276).

[59]                          Selon la Juge en chef, « [l]e critère de la vraisemblance [. . .] exige davantage qu’“une” ou “quelque” preuve des éléments requis » (par. 22 (italiques ajoutés)).  Avec égards, on ne doit pas attribuer à cet énoncé une portée que son auteure n’a pu vouloir lui conférer. 

[60]                          Notre Cour établit clairement ce qui suit dans Cinous:

                    [L]a question intégrale [. . .] est de savoir s’il existe une preuve ou quelque élément de preuve qui permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant judiciairement de prononcer l’acquittement.  Dans l’affirmative, le critère de la vraisemblance est respecté.  Dans la négative, il ne l’est pas.  [Souligné dans l’original; par. 62.]

Puis, levant tout doute à ce sujet, la Cour rappelle plus loin que « la question intégrale, [est celle de] savoir s’il existe une preuve ou quelque élément de preuve qui permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement de prononcer l’acquittement, s’il y ajoutait foi » (par. 83 (italiques ajoutés)).

[61]                          Je reconnais que, dans R. c. Mayuran, 2012 CSC 31, [2012] 2 R.C.S. 162, notre Cour dit au par. 21 qu’« [i]l ne suffit pas qu’il existe “une preuve” étayant le moyen de défense (Cinous, par. 83). »  Cette assertion doit être interprétée eu égard à la jurisprudence établie, y compris le paragraphe de l’arrêt Cinous auquel elle renvoie.  Il ressort de ce paragraphe même que la Cour a toujours considéré que l’élément décisif était l’existence ou l’inexistence d’une preuve qui permettrait à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement de prononcer l’acquittement (Fontaine, par. 71; Cinous, par. 83; R. c. Thibert, [1996] 1 R.C.S. 37, par. 7; Faid, p. 276;  Parnerkar c. La Reine, [1974] R.C.S. 449, p. 454).

[62]                          Ces principes sont bien établis.  Ils s’inscrivent dans la confiance que notre système de justice pénale manifeste à l’endroit du bon sens collectif du jury.  Ils donnent vie au droit constitutionnel à la présomption d’innocence (al. 11d)) et au droit de subir un procès devant jury lorsque la peine maximale que l’accusé encourt est d’au moins cinq ans d’emprisonnement (al. 11f)).

III

[63]                          Je passe maintenant à l’application de ces principes aux faits de l’espèce.

[64]                          Je conviens avec la Juge en chef que l’appelant s’est acquitté de sa charge de présentation en ce qui concerne l’élément objectif de la défense de provocation.  Avec égards, il en va de même pour le volet subjectif

[65]                          Le volet ou l’élément subjectif de la défense de provocation exige que l’accusé ait agi (1) en réaction à l’acte ou au comportement de provocation et (2) sous l’impulsion du moment avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid  (Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C‑46 , par. 232; voir également R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 36).  La Juge en chef souligne que la seconde exigence, celle de la « soudaineté », vaut tant pour la provocation elle‑même que pour la réaction de l’accusé (par. 36).  À son avis, la preuve ne permet pas à un jury agissant de manière raisonnable de conclure que l’acte fautif de provocation a été soudain au sens où M. Pappas ne s’y attendait pas, qu’il n’y était pas mentalement préparé.

[66]                          L’appelant a déclaré que le défunt lui avait extorqué de l’argent pendant les 18 mois qui avaient précédé sa mort (d.a., vol. II, p. 238).  Lorsque M. Pappas s’était rebiffé, le défunt avait laissé entendre qu’il était disposé à faire assassiner sa mère (p. 239).  Le soir en question, l’appelant dissimulait effectivement une arme sur lui.  Il a toutefois déclaré qu’il ne comptait pas s’en servir (p. 242, 245 et 292‑293).  Le défunt maître‑chanteur a réagi aux exhortations de M. Pappas en le menaçant encore une fois implicitement de tuer sa mère (p. 303).  Alors, selon les dires de M. Pappas : [traduction] « J’ai perdu la raison, tout se déroulant ensuite automatiquement.  J’ai sorti mon pistolet, armé le chien et tiré » (p. 304).

[67]                          Le caractère soudain et inattendu de l’acte provocateur du défunt ressort du fil des événements le soir du meurtre.  Voici comment M. Pappas a décrit l’offre du défunt de lui remettre une somme pour l’achat d’un billet d’avion, puis la menace voilée subséquente de tuer sa mère :

                    [traduction]  À un moment, il me fait selon lui une faveur [. . .] puis la minute d’après il me dit simplement ce qui va arriver [. . .] si je ne me ramène pas et [inaudible] ses maudits jouets coûteux. [d.a., vol. II, p. 244]

[68]                          À supposer que ces propos soient véridiques, M. Pappas a clairement agi « sous l’impulsion du moment » — il « n’a pas réfléchi » (d.a., vol. II, p. 241), mais a réagi sans délai à la provocation du défunt avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang‑froid.  La Juge en chef reconnaît en effet que cela satisfait à un volet de l’exigence subjective de la « soudaineté ».

[69]                          Or, selon elle, le dossier ne permet pas de conclure que la provocation elle‑même a été soudaine, car le défunt « s’était exprimé dans le même sens maintes fois dans le passé » (par. 37).

[70]                          Dans R. c. Cairney, 2013 CSC 55, [2013] 3 R.C.S. 420, la juge Abella fait état des difficultés évidentes que présente l’approche fondée sur la « prévisibilité des conséquences » en ce qui concerne l’élément objectif de la provocation.  Les mêmes réserves valent pour l’élément subjectif — le seul fait que le défunt a proféré des menaces semblables dans le passé ne permet pas de tenir pour acquis que l’accusé a prévu les mêmes menaces formulées subséquemment ou qu’il y était préparé.  En clair, lorsqu’elle est répétée, une menace ou une insulte peut faire « disjoncter » une personne qu’elle n’avait pas provoquée auparavant.

[71]                          Notre Cour se penche expressément sur cette possibilité dans Thibert.  Appelée à déterminer si une provocation avait été « soudaine » au sens où elle avait été inattendue, elle conclut :

                    . . . le contexte et l’historique des relations entre l’accusé et la victime [s’ajoutent] aux facteurs dont il faut tenir compte.  Cela est d’autant plus approprié si l’examen de ce facteur révèle l’existence d’une longue histoire d’insultes proférées par la victime à l’endroit de l’accusé.  [. . .] [traduction] « l’insulte ultime peut être comparativement insignifiante, n’être que de la goutte qui fait déborder le vase en quelque sorte ».  [par. 20]

(Citant G. Williams, Textbook of Criminal Law (2e éd. 1983).)

[72]                          Sur ce point, la Juge en chef s’attache à la question de savoir si M. Pappas « envisageait la possibilité que M. Kullman refuse de mettre fin à l’extorsion » (par. 41).  Cependant, soit dit en tout respect, l’acte provocateur allégué n’était pas l’omission du défunt de mettre fin à l’extorsion, mais son affirmation soudaine — [traduction] « j’ai une super garantie » — que M. Pappas a interprétée comme une menace d’attenter à la vie de sa mère (d.a., vol. II, p. 241).  La déposition de M. Pappas selon laquelle il a abattu la victime pour protéger sa mère étaye amplement cette conclusion (d.a., vol. II, p. 240‑242, 247 et 254‑255).

[73]                          Je ne peux non plus convenir avec la Juge en chef que la preuve voulant que la provocation alléguée ait pris l’appelant de court « ne prend appui que sur les affirmations de M. Pappas » (par. 41).

[74]                          Dans Osolin, notre Cour affirme que pour qu’un moyen de défense soit présenté au jury, il faut « une preuve qui va plus loin que la seule affirmation » des éléments de la défense (p. 686‑687).  Prenant la défense de provocation à titre d’exemple, elle conclut que même s’il ne suffit pas que l’accusé prononce les mots « j’ai été provoqué », la « preuve nécessaire peut provenir du seul témoignage détaillé de l’accusé » (p. 687 (italiques ajoutés)).

[75]                          Sous cet éclairage, on ne saurait voir dans le témoignage détaillé de M. Pappas sur les circonstances de la provocation alléguée, ce qui englobe ses perceptions et l’explication de ses gestes, une « simple affirmation » qu’il a été provoqué.

[76]                          Sa description de l’acte provocateur ne peut non plus être assimilée à une seule mention qui est inconciliable avec son « récit principal » (Gauthier, par. 61, cité par la Juge en chef, par. 24). 

[77]                          Je partage l’avis de ma collègue que les « seuls extraits des aveux de M. Pappas qui étayent la perte de maîtrise de soi sont ceux qui font état de sa réaction lorsque M. Kullman a répété qu’il disposait d’une “garantie” » (par. 40).  Ces précisions sur sa réaction constituent une preuve directe du caractère soudain de la provocation et elles doivent être tenues pour avérées.  Elles établissent donc que l’appelant s’est acquitté de sa charge de présentation pour ce qui est de l’élément de la défense qui réside dans l’existence d’une « provocation soudaine ».

[78]                          Or, déterminer si ces extraits sont « inconciliables » avec d’autres éléments de preuve exige nécessairement d’apprécier le caractère probant et la fiabilité de la preuve, ce qui incombe bel et bien au jury.  Et quoi qu’il en soit, la décision du juge du procès de soumettre la défense au jury doit s’appuyer sur « l’interprétation de la preuve qui est la plus favorable à l’accusé » (Cinous, par. 98).  En l’espèce, la juge n’a donc pas eu tort de conclure que la preuve offerte par M. Pappas — si on y ajoutait foi en totalité ou en partie — pouvait étayer l’inférence que les propos du défunt constituaient un acte de provocation à la fois soudain et inattendu.

IV

[79]                          Pour les motifs qui précèdent, je ne peux souscrire à l’avis de la Juge en chef selon lequel la juge du procès a commis une erreur susceptible de contrôle en soumettant au jury la défense de provocation invoquée par l’appelant.  Comme je l’indique au début des présents motifs, j’estime néanmoins qu’il y a lieu de rejeter le pourvoi pour les motifs sur lesquels se fondent les juges majoritaires de la Cour d’appel.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureurs de l’appelant : Ruttan Bates, Calgary.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Alberta, Calgary.

 

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