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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : IBM Canada Limitée c. Waterman, 2013 CSC 70, [2013] 3 R.C.S. 985

Date : 20131213

Dossier : 34472

 

Entre :

IBM Canada Limitée

Appelante

et

Richard Waterman

Intimé

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 99)

 

Motifs dissidents :

(par. 100 à 155)

Le juge Cromwell (avec l’accord des juges LeBel, Fish, Abella, Moldaver, Karakatsanis et Wagner)

 

Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)


 

IBM Canada Limitée c. Waterman, 2013 CSC 70, [2013] 3 R.C.S. 985

IBM Canada Limitée                                                                                     Appelante

c.

Richard Waterman                                                                                              Intimé

Répertorié : IBM Canada Limitée c. Waterman

2013 CSC 70

No du greffe : 34472.

2012 : 14 décembre; 2013 : 13 décembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

                    Droit de l’emploi — Congédiement injustifié — Dommages‑intérêts — Avantage compensatoire — Employé congédié touchant des prestations de retraite à compter de son congédiement — Juge de première instance estimant approprié un préavis de 20 mois sans déduction des prestations de retraite reçues — Les prestations de retraite constituent‑elles un avantage compensatoire? — Les prestations de retraite devraient‑elles être déduites des dommages‑intérêts accordés pour congédiement injustifié?

                    IBM a congédié W sans motif valable en lui donnant un préavis de deux mois.  W était alors âgé de 65 ans, comptait 42 années de service et avait un intérêt acquis dans le régime de retraite à prestations déterminées d’IBM.  Aux termes du régime, IBM versait au nom de W un pourcentage de son salaire à la caisse de retraite.  Au moment de son congédiement, W était admissible à une pension maximale et son congédiement n’avait aucune incidence sur le montant de ses prestations de retraite.

                    W a intenté une action en justice en vue de faire reconnaître son droit contractuel à un préavis raisonnable.  Le juge de première instance a conclu qu’un préavis de 20 mois aurait dû être donné et a refusé, dans son calcul des dommages‑intérêts, de déduire les prestations de retraite versées à W au cours de la période de préavis.  La Cour d’appel a rejeté l’appel.

                    Arrêt (la juge en chef McLachlin et le juge Rothstein sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

                    Les juges LeBel, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner : La règle selon laquelle les dommages‑intérêts sont calculés en fonction de la perte réelle du demandeur ne s’applique pas dans toutes les situations.  Il est depuis longtemps reconnu en droit que l’application stricte et rigide de la règle générale des dommages‑intérêts — le principe de l’indemnisation — donne parfois lieu à des résultats insatisfaisants.  Les prestations de retraite versées aux employés, y compris les sommes versées au titre d’un régime à prestations déterminées, ne devraient généralement pas réduire le montant des dommages‑intérêts autrement payables pour congédiement injustifié.  Les prestations de retraite sont une forme de rémunération différée pour les services rendus par l’employé et constituent un type d’épargne‑retraite.  Elles ne sont pas censées représenter une indemnité pour la perte de salaire découlant d’une perte d’emploi.

                    Il y a avantage compensatoire si un revenu d’une source autre que les dommages‑intérêts payables par le défendeur atténue la perte causée au demandeur par le manquement du défendeur à une obligation légale.  Les prestations qu’un demandeur peut toucher ne soulèvent toutefois pas toutes un problème d’avantages compensatoires.  Un tel problème ne se pose que lorsque l’avantage est a) une prestation que le demandeur n’aurait pas reçue, n’eût été le manquement, ou b) une prestation qui visait à indemniser le demandeur pour la perte découlant du manquement.

                    Il faut se demander s’il convient d’appliquer de manière stricte le principe d’indemnisation et de déduire l’avantage compensatoire.  L’application du principe d’indemnisation repose sur des facteurs autres que l’importance de la perte réelle du demandeur.  La déductibilité des avantages compensatoires dépend aussi de la justice, de la raisonnabilité et de l’intérêt public.

                    Les prestations que reçoit un demandeur en application d’un régime d’assurance privée ne sont habituellement pas déductibles des dommages‑intérêts.  Bien qu’aucun facteur unique ne permette de déterminer les prestations qui sont visées par l’exception relative à l’assurance privée, plus la prestation s’apparente, de par sa nature et son objet, à un dédommagement du type de perte causée par le manquement du défendeur, plus les circonstances militent en faveur de la déduction.  La question de savoir si le demandeur a contribué à la prestation demeure aussi pertinente, bien que son fondement soit discutable.  En général, une prestation ne sera pas déduite s’il ne s’agit pas d’une indemnité pour la perte causée par le manquement du défendeur et que le demandeur a contribué dans le but d’y avoir droit.  Enfin, l’analyse de la question de la déduction permet l’examen de considérations de principe plus générales, comme le fait qu’il soit souhaitable que toutes les personnes dans des situations semblables reçoivent un traitement équivalent, la possibilité d’offrir des incitations pour une conduite sociale souhaitable et la nécessité que des règles claires puissent facilement s’appliquer.  Cette exception dite relative à l’assurance privée a été appliquée par analogie à diverses prestations qui ne découlent pas d’un contrat d’assurance.

                    Bien que les tribunaux n’aient invoqué aucune règle générale du « contrat unique », les modalités du contrat et les rapports entre les parties guideront l’analyse lorsqu’une cause d’action et une prestation découlent du contrat de travail.

                    Une question d’avantage compensatoire se pose en l’espèce :  W a touché le plein montant des prestations de retraite et le salaire qu’il aurait gagné s’il avait travaillé pendant la période de préavis raisonnable; si IBM lui avait donné un préavis, il n’aurait touché que son salaire pendant cette période.  Cependant, l’exception relative à l’assurance privée s’applique à des prestations comme les prestations de retraite auxquelles un employé a contribué et qui n’étaient pas censées constituer une indemnité pour le type de perte subie en raison de la rupture du contrat de travail par le défendeur.  Le principe d’indemnisation ne devrait donc pas être appliqué strictement en l’espèce.

                    Les facteurs de la présente affaire militent clairement en faveur de la non‑déduction des prestations de retraite des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  Le contrat de travail de W ne précise rien sur ce point, mais n’interdit pas qu’une personne touche la pension maximale et le revenu d’emploi.  Les prestations de retraite de W ne constituent pas une indemnité pour perte de revenus mais plutôt une forme d’épargne‑retraite.  Bien qu’IBM ait fait toutes les cotisations au régime, W a acquis pendant ses années de service le droit de recevoir des prestations, parce que le régime vise principalement à assurer le versement périodique des prestations aux employés admissibles après la retraite pour les services qu’ils ont rendus à titre d’employés.  Par conséquent, la présente espèce entre dans la catégorie des situations auxquelles l’exception relative à l’assurance s’est toujours appliquée : la prestation n’est pas une indemnité et W a cotisé au régime.

                    Même s’il faut distinguer la présente affaire de l’arrêt Sylvester c. Colombie‑Britannique, [1997] 2 R.C.S. 315, les facteurs qu’il énonce appuient la conclusion selon laquelle les prestations de W ne devraient pas être déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  Les prestations de retraite n’étaient manifestement pas des prestations indemnitaires pour perte de salaire en raison d’une incapacité à travailler, et l’intérêt de W dans les prestations de retraite revêt plusieurs des caractéristiques d’un droit de propriété.  Lorsqu’on examine le contrat dans son ensemble, il n’est pas juste d’en inférer que les parties ont convenu que les droits à la pension devraient être déduits des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.

                    Enfin, les préoccupations de principe plus générales en l’espèce appuient la non‑déduction des prestations de retraite.  La loi ne devrait pas avoir pour effet d’inciter les employeurs à congédier, pour des raisons économiques, les employés admissibles à la pension plutôt que les autres.  Les autres considérations de principe soulevées par le juge Rothstein ou présentes dans Sylvester n’entrent pas en ligne de compte en l’espèce ou sont éminemment conjecturales.

                    La juge en chef McLachlin et le juge Rothstein (dissidents) : Dans la présente affaire, il faut déterminer la perte subie par W selon les modalités d’un seul contrat qui a donné le droit à un préavis raisonnable et le droit de toucher des prestations de retraiteL’exception relative à l’assurance privée ne s’applique pas à un tel cas.  Lorsqu’un tribunal est appelé à déterminer une perte aux termes d’un seul contrat, le droit du demandeur repose sur le principe ordinaire applicable suivant lequel celui‑ci doit être rétabli dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté.  Cela signifie en l’espèce que les prestations de retraite que W a touchées doivent être déduites lors du calcul de ses dommages‑intérêts pour congédiement injustifié; la non‑déduction aurait pour effet de lui accorder davantage que ce qu’il a négocié et d’obliger IBM à verser une somme plus élevée que celle qu’elle a convenu de verser.

                    Selon le principe applicable en matière de dommages‑intérêts pour violation de contrat, la partie non fautive devrait recevoir l’équivalent matériel de la prestation qu’elle aurait obtenue si le contrat avait été respecté.  Les prestations versées par l’employeur sont des éléments faisant partie intégrante du contrat de travail.  Ainsi, la déductibilité repose sur les modalités du contrat de travail et sur l’intention des partiesSuivant les modalités de son contrat de travail, W aurait été admissible à des prestations de retraite uniquement à compter de son congédiement ou de sa retraite.  Par conséquent, tout comme dans l’affaire Sylvester, le droit contractuel de W à des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié et son droit contractuel à des prestations de retraite reposent sur des hypothèses opposées en ce qui concerne la possibilité qu’il puisse travailler.  On ne peut lui verser des dommages‑intérêts en supposant qu’il aurait pu recevoir les deux montants.

                    Cette conclusion découle du fait que le régime de retraite en litige dans la présente affaire est un régime à prestations déterminéesContrairement à un régime à cotisations déterminées, le régime à prestations déterminées garantit à l’employé des paiements prédéterminés fixes à compter de sa retraite, et ce, sa vie durant.  Déduire les prestations permettrait à l’employé congédié injustement de recevoir exactement ce qu’il aurait reçu si le contrat de travail avait été respecté, soit un montant égal à son salaire au cours de la période de préavis raisonnable et, par la suite, des prestations déterminées sa vie durant.

                    Un tel régime se distingue sensiblement d’un régime à cotisations déterminées, qui permet à l’employé de recevoir en prestations de retraite un montant total ou un montant forfaitaire déterminé.  Déduire les prestations que l’employé congédié injustement a retirées d’un régime de retraite à cotisations déterminées placerait l’employé dans une situation pire que celle dans laquelle il se serait trouvé si son contrat de travail avait été respecté.

                    En l’espèce, le congédiement injustifié de W n’a eu aucune incidence sur son droit aux prestations de retraite; W n’aurait pas pu toucher à la fois son salaire et ses prestations de retraite s’il avait continué à travailler pour IBM au cours de la période de préavis raisonnable.  La nature non indemnitaire ou contributive des prestations n’offre pas de réponse à la question de savoir si le demandeur recevra l’équivalent matériel de la prestation qu’il aurait obtenue si le contrat avait été respecté ou s’il recevra une indemnisation excédentaire, suivant le principe applicable en matière de dommages‑intérêts contractuels.

                    De plus, l’exception relative à l’assurance privée ne s’applique pas aux affaires portant sur un contrat unique à l’origine de la cause d’action du demandeur et de son droit à des prestations particulièresDans ces circonstances, rien ne justifie le recours à l’exception relative à l’assurance privée parce que le droit du demandeur aux prestations est établi aux termes de son contrat.  Si son contrat lui donne droit aux prestations, le demandeur touchera celles‑ci en raison du principe ordinaire applicable suivant lequel il devrait être rétabli dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté.  Il ne sera pas nécessaire d’invoquer l’exception relative à la prestation parallèle.  Une interprétation simple de Sylvester montre que cet arrêt est tout à fait favorable à la thèse voulant qu’aux termes d’un contrat de travail unique, sous réserve de dispositions contraires du contrat, une personne ne peut toucher un salaire comme si elle travaillait ainsi que des prestations de retraite comme si elle avait pris sa retraite.  Il s’agit là d’hypothèses opposées et incompatibles.  Ainsi, si l’on applique l’arrêt Sylvester en l’espèce, le salaire et le revenu de pension ne sont pas payables en même temps.

Jurisprudence

Citée par le juge Cromwell

                    Distinction d’avec les arrêts : Sylvester c. Colombie‑Britannique, [1997] 2 R.C.S. 315; Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940; arrêt analysé : Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359; arrêts mentionnés : Phillips c. Western Company of North America, 953 F.2d 923 (1992); United States c. Price, 288 F.2d 448 (1961); Sloas c. CSX Transportation, Inc., 616 F.3d 380 (2010); Parry c. Cleaver, [1970] A.C. 1; Attorney General c. Blake, [2001] 1 A.C. 268; Banque d’Amérique du Canada c. Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 R.C.S. 601; Redpath c. Belfast and County Down Railway (1947), N.I. 167; Jack Cewe Ltd. c. Jorgenson, [1980] 1 R.C.S. 812; Canadian Pacific Ltée c. Gill, [1973] R.C.S. 654; Grand Trunk Railway c. Beckett (1887), 16 R.C.S. 713; Commission des Accidents du Travail de Québec c. Lachance, [1973] R.C.S. 428; Guy c. Trizec Equities Ltd., [1979] 2 R.C.S. 756; Chandler c. Ball Packaging Products Canada Ltd. (1992), 2 C.C.P.B. 101, conf. par (1993), 2 C.C.P.B. 99; Emery c. Royal Oak Mines Inc. (1995), 24 O.R. (3d) 302; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 86 (CanLII); Bradburn c. Great Western Railway Co. (1874), L.R. 10 Ex. 1; National Insurance Co. of New Zealand Ltd. c. Espagne (1961), 105 C.L.R. 569; Graham c. Baker (1961), 106 C.L.R. 340; Smoker c. London Fire and Civil Defence Authority, [1991] 2 A.C. 502; Hopkins c. Norcross plc, [1993] 1 All E.R. 565; Knapton c. ECC Card Clothing Ltd., [2006] I.C.R. 1084; Gilbert c. Attorney‑General, [2010] NZCA 421, 8 N.Z.E.L.R. 72.

Citée par le juge Rothstein (dissident)

                    Girling c. Crown Cork & Seal Canada Inc. (1995), 9 B.C.L.R. (3d) 1; Sylvester c. Colombie‑Britannique, [1997] 2 R.C.S. 315; Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359; Chandler c. Ball Packaging Products Canada Ltd. (1992), 2 C.C.P.B. 101; Parry c. Cleaver, [1970] A.C. 1; Guy c. Trizec Equities Ltd., [1979] 2 R.C.S. 756; Canadian Pacific Ltée c. Gill, [1973] R.C.S. 654; Jack Cewe Ltd. c. Jorgenson, [1980] 1 R.C.S. 812; United States c. Price, 288 F.2d 448 (1961); Phillips c. Western Company of North America, 953 F.2d 923 (1992); Banque d’Amérique du Canada c. Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 R.C.S. 601.

Lois et règlements cités

Loi sur l’assurance‑emploi , L.C. 1996, ch. 23, art. 45 .

Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes , L.R.C. 1985, ch. C‑17 .

Doctrine et autres documents cités

Burrows, Andrew.  Remedies for Torts and Breach of Contract, 3rd ed.  Oxford : Oxford University Press, 2004.

Cassels, Jamie, and Elizabeth Adjin‑Tettey.  Remedies : The Law of Damages, 2nd ed.  Toronto : Irwin Law, 2008.

Fleming, John G.  « The Collateral Source Rule and Contract Damages » (1983), 71 Cal. L. Rev. 56.

Kaplan, Ari, and Mitch Frazer.  Pension Law, 2nd ed.  Toronto : Irwin Law, 2013.

Marks, John.  « Symmetrical Use of Universal Damages Principles — Such as the Principles Underlying the Doctrine of Proximate Cause — to Distinguish Breach‑Induced Benefits That Offset Liability From Those That Do Not » (2009), 55 Wayne L. Rev. 1387.

McCamus, John D.  The Law of Contracts, 2nd ed.  Toronto : Irwin Law, 2012.

Ogus, A. I.  The Law of Damages.  London : Butterworths, 1973.

Perillo, Joseph M.  « The Collateral Source Rule in Contract Cases » (2009), 46 San Diego L. Rev. 705.

Sproat, John R.  Wrongful Dismissal Handbook, 6th ed.  Toronto : Carswell, 2012.

Swan, Angela, and Jakub Adamski.  Canadian Contract Law, 3rd ed.  Markham, Ont. : LexisNexis, 2012.

Waddams, S. M.  The Law of Damages, 5th ed.  Toronto : Canada Law Book, 2012.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Prowse et Levine), 2011 BCCA 337, 20 B.C.L.R. (5th) 241, 308 B.C.A.C. 304, 521 W.A.C. 304, 336 D.L.R. (4th) 481, [2011] 10 W.W.R. 425, 91 C.C.P.B. 60, 92 C.C.E.L. (3d) 289, [2011] B.C.J. No. 1453 (QL), 2011 CarswellBC 2023, qui a confirmé une décision du juge Goepel, 2010 BCSC 376, 2010 CLLC ¶210‑021, [2010] B.C.J. No. 510 (QL), 2010 CarswellBC 679.  Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin et le juge Rothstein sont dissidents.

                    D. Geoffrey Cowper, c.r., et Lorene A. Novakowski, pour l’appelante.

                    Christopher J. Watson et Matthew G. Siren, pour l’intimé.

                    Version française du jugement des juges LeBel, Fish, Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner rendu par

                     Le juge Cromwell —

I.     Introduction

[1]                              Quand IBM Canada Ltée a congédié injustement son employé de longue date, Richard Waterman, ce dernier a dû commencer à toucher sa pension.  La Cour doit déterminer si la réception de ces prestations de retraite a pour effet de réduire les dommages‑intérêts pour congédiement injustifié qu’IBM doit par ailleurs payer.  Les tribunaux de la Colombie‑Britannique ont décidé de ne pas déduire les prestations de retraite et IBM se pourvoit devant notre Cour.

[2]                              La question semble assez simple à première vue.  Selon la règle générale, les dommages‑intérêts contractuels devraient placer le demandeur dans la situation financière où il se serait trouvé si le défendeur avait respecté le contrat.  IBM était tenue de donner à M. Waterman un avis de congédiement raisonnable ou une indemnité de préavis.  Si elle lui avait donné un préavis raisonnable, M. Waterman n’aurait reçu pendant cette période que son salaire et ses avantages réguliers.  En l’espèce, il a en fait touché son salaire régulier ainsi que ses prestations de retraite pendant cette période.  Il semble donc clair, selon la règle générale applicable aux dommages‑intérêts en matière contractuelle, que les prestations de retraite devraient être déduites.  Sinon, M. Waterman se trouve dans une meilleure situation financière qu’il ne l’aurait été s’il n’y avait pas eu violation du contrat.

[3]                              Cependant, lorsqu’on l’examine de plus près, la question soulevée en appel n’est pas aussi simple.  La présente affaire soulève en fait l’un des sujets les plus complexes du droit des dommages‑intérêts, à savoir quand une « prestation parallèle » ou un « avantage compensatoire » qu’a reçu un demandeur devrait avoir pour effet de réduire les dommages‑intérêts autrement payables par un défendeur.  Il est depuis longtemps reconnu en droit que l’application stricte et rigide de la règle générale des dommages‑intérêts donne parfois lieu à des résultats insatisfaisants.  Il s’agit donc de déterminer comment identifier les situations où un tel résultat survient.

[4]                              À mon avis, les prestations de retraite versées aux employés, y compris les sommes versées au titre d’un régime de retraite à prestations déterminées comme en l’espèce, constituent un type de prestations qui ne devraient généralement pas réduire le montant des dommages‑intérêts autrement payables pour congédiement injustifié.  Cette conclusion repose tant sur la nature de la prestation que sur l’intention des parties.  Les prestations de retraite sont une forme de rémunération différée pour les services rendus par l’employé et constituent un type d’épargne‑retraite.  Elles ne sont pas censées représenter une indemnité pour la perte de salaire découlant d’une perte d’emploi.  Les parties n’auraient pu vouloir que l’épargne‑retraite de l’employé soit utilisée pour financer son congédiement injustifié.  Notre Cour n’a jamais rendu de décision dans laquelle une prestation non indemnitaire à laquelle le demandeur a contribué, comme les prestations de retraite en l’espèce, a été déduite des dommages‑intérêts accordés.

[5]                              Je suis d’avis de rejeter le pourvoi d’IBM et de confirmer le résultat auquel sont arrivés les tribunaux de la Colombie‑Britannique.

II.    Aperçu des faits et procédures

[6]                              Lorsque IBM a congédié M. Waterman sans motif valable le 23 mars 2009, celui‑ci était alors âgé de 65 ans et comptait 42 années de service.  Il cotisait depuis longtemps au régime de retraite à prestations déterminées d’IBM, que j’appellerai simplement « le régime ».  IBM versait au régime un pourcentage de son salaire en son nom et le régime lui garantissait, dès qu’il prenait sa retraite, le versement de prestations déterminées, acquises au fil du temps.

[7]                              Au moment du congédiement de M. Waterman, les employés d’IBM n’étaient plus assujettis à une politique de retraite obligatoire.  M. Waterman était toutefois admissible à une pension maximale en vertu du régime, et son congédiement n’avait aucune incidence sur le montant de ses prestations de retraite.  IBM a informé M. Waterman qu’au moment de la cessation de son emploi il serait traité comme un retraité et qu’il devait commencer à toucher ses prestations mensuelles de retraite à cette date. 

[8]                              Un employé comme M. Waterman, qui est en droit de prendre sa retraite et de toucher la pension maximale, mais qui n’a pas atteint l’âge de 71 ans, ne peut pas toucher en même temps des prestations de retraite et un revenu d’emploi d’IBM.  Cependant, à l’âge de 71 ans, l’employé doit commencer à toucher ses prestations et peut continuer à travailler et à recevoir un revenu d’emploi d’IBM.  On n’a porté à notre attention aucune disposition du régime qui empêcherait un retraité, peu importe son âge, de recevoir les prestations prévues au régime et un revenu d’emploi d’un autre employeur.

[9]                              M. Waterman a intenté une action pour congédiement injustifié et l’affaire a été instruite sommairement par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique.  En première instance, le juge Goepel a conclu que M. Waterman aurait dû recevoir un préavis de 20 mois.  Selon IBM, les prestations de retraite de M. Waterman (environ 2 124 $ par mois à compter du 1er juin 2009) devraient être déduites du salaire et des prestations autrement payables durant cette période.  Le juge de première instance a rejeté cette prétention : 2010 BCSC 376, 2010 CLLC ¶210-021.

[10]                          La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a rejeté l’appel de cette décision interjeté par IBM.  S’exprimant au nom de la cour, la juge Prowse s’est fondée sur l’arrêt de notre Cour Sylvester c. Colombie‑Britannique, [1997] 2 R.C.S. 315Elle a toutefois conclu que les distinctions entre les prestations et les intentions des parties dans les deux affaires justifiaient une conclusion différente dans la présente affaire : 2011 BCCA 337, 20 B.C.L.R. (5th) 241.

III.  Positions des parties

[11]                          En appel devant notre Cour, IBM fait valoir deux arguments principaux.  Premièrement, elle plaide que le résultat auquel sont arrivées les cours de la Colombie‑Britannique va à l’encontre de l’objectif d’indemnisation que vise l’attribution de dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  IBM souligne que, même si elle avait donné à M. Waterman un préavis de cessation d’emploi suffisant, ce dernier n’aurait pas touché son salaire en plus de ses prestations de retraite durant la période visée par le préavis.  En lui accordant des dommages‑intérêts pour la totalité de la période de préavis sans déduction des prestations de retraite reçues pendant cette période, les cours de la Colombie‑Britannique l’ont placé dans une situation financière meilleure qu’il ne l’aurait été si IBM avait respecté le contrat.  Deuxièmement, IBM soutient que, dans l’arrêt Sylvester, la Cour a conclu que ce type de prestations s’inscrit dans une relation d’emploi intégrée et, à moins que les prestations ne soient déduites, l’employé qui les touche recevrait une indemnité plus élevée que l’employé qui serait légalement congédié avec un préavis.

[12]                          M. Waterman nous demande instamment de rejeter la thèse d’IBM.  Il plaide que les prestations de retraite appartiennent à l’employé.  Elles sont acquises dans le cadre du travail et constituent un avantage prévu par le programme de rémunération de l’employé.  La pension est comparable à un « bas de laine », à un REÉR ou à un compte d’épargne, et IBM ne peut s’en prévaloir pour compenser les dommages‑intérêts accordés.  M. Waterman aurait pu transférer la valeur de ses prestations de retraite dans un autre instrument d’épargne s’il avait quitté son emploi chez IBM avant l’âge de 65 ans et son épargne‑retraite aurait donc été à l’abri.  Pour ce qui est de l’intention des parties, aucune disposition du régime de retraite n’interdit expressément que soient versés concurremment un salaire et des prestations de retraite.  Il appartenait donc aux tribunaux de déterminer l’intention des parties, ce que la Cour d’appel a correctement fait dans sa décision.

IV.  Analyse

[13]                          À mon humble avis, les deux principaux arguments d’IBM doivent être rejetés.  Le principe général de l’indemnisation ne constitue pas une réponse complète à la question en litige.  Il s’agit de savoir si une exception à ce principe s’applique à la présente affaire, et j’estime que c’est le cas.  Il faut distinguer la présente affaire de la décision rendue par la Cour dans Sylvester et, en fait, le raisonnement qu’on y trouve étaye la conclusion selon laquelle les prestations de retraite ne devraient pas être déduites.

[14]                          Trois points déterminants doivent être examinés afin de répondre à la question soulevée dans ce pourvoi.  Je les exposerai ici avec un résumé de mes conclusions.

A.    Pourquoi la « prestation parallèle » pose‑t‑elle problème en l’espèce?

[15]                          Une prestation parallèle est un gain ou un avantage qu’obtient le demandeur et qui est lié à la violation commise par le défendeur.  Ce lien peut exister soit du fait de l’existence d’une relation causale entre la violation et l’obtention de la prestation, soit du fait que la prestation visait à indemniser le demandeur pour le type de perte causée par la violation.  Le problème que soulèvent les prestations parallèles est qu’on ne sait pas si elles devraient ou non être déduites des dommages‑intérêts autrement payables par le défendeur en raison de la violation.  La présente affaire soulève un problème de prestation parallèle parce qu’il existe une cause déterminante entre la rupture de contrat de la part d’IBM et l’obtention des prestations par M. Waterman.  N’eût été le congédiement, ce dernier n’aurait pas touché les prestations de retraite et son plein salaire à titre d’indemnité de préavis.

B.    Le principe d’indemnisation offre‑t‑il une solution au problème?

[16]                          Le principe voulant que le défendeur devrait indemniser le demandeur seulement pour la perte réellement subie n’offre pas, en soi, une solution au problème.  Il existe des exceptions à l’application rigide de ce principe, la plus importante étant l’exception relative à l’assurance privée et aux autres avantages qui, pour l’application de l’exception, sont considérés comme analogues à l’assurance privée.  Cette exception s’applique non seulement aux prestations d’assurance au sens strict, mais aussi à d’autres prestations comme les prestations de retraite auxquelles un employé a contribué et qui n’étaient pas censées constituer une indemnité pour le type de perte subie en raison de la rupture du contrat de travail par le défendeur.

C.    L’arrêt Sylvester de notre Cour appuie‑t‑il la thèse d’IBM selon laquelle les prestations de retraite doivent être déduites?

[17]                          Je ne crois pas que ce soit le cas.  L’arrêt Sylvester peut être distingué de l’affaire qui nous occupe.  En fait, le raisonnement exposé dans Sylvester étaye la conclusion selon laquelle les prestations de retraite de M. Waterman ne devraient pas être déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié autrement payables par IBM.

[18]                          Voici mon analyse plus détaillée.

A.    Pourquoi la prestation parallèle pose‑t‑elle problème en l’espèce?

[19]                          Il est utile d’expliquer tout d’abord ce qu’est un problème de prestation parallèle et pourquoi ce problème se pose en l’espèce.

                    (1)   Qu’est-ce qu’un problème de prestation parallèle?

[20]                          De façon générale, il y a prestation parallèle quand un revenu d’une source autre que les dommages‑intérêts payables par le défendeur atténue la perte causée au demandeur par le manquement du défendeur à son obligation légale : J. Cassels et E. Adjin‑Tettey, Remedies : The Law of Damages (2e éd. 2008), p. 416.  Prenons l’exemple d’un employé congédié injustement qui reçoit des prestations d’assurance‑emploi.  Ces prestations constituent des prestations parallèles.  Le problème est de savoir si elles devraient être déduites des dommages‑intérêts que le défendeur versera pour congédiement injustifié.

[21]                          Si nous appliquons simplement le principe d’indemnisation — à savoir que le demandeur devrait recouvrer la perte économique qu’il a réellement subie, mais rien de plus — la réponse est simple.  Si nous ne déduisons pas la prestation parallèle, le demandeur se trouvera dans une situation financière meilleure qu’elle ne l’aurait été si le contrat d’emploi avait été respecté.  Pour appliquer le principe d’indemnisation, nous devons examiner non seulement les pertes du demandeur, mais aussi les gains découlant du manquement par le défendeur.  Le problème des prestations parallèles consiste à se demander si nous devrions appliquer le principe d’indemnisation et déduire les prestations parallèles, ou si nous devrions nous écarter de ce principe et ne pas les déduire.

[22]                          Il existe un recoupement important entre le problème de la prestation parallèle et celui de la limitation du préjudice.  La principale distinction est la suivante : la limitation du préjudice s’intéresse à la question de savoir si, après que le défendeur a manqué à son obligation, le demandeur a agi raisonnablement afin d’atténuer sa perte.  Par contre, la question de la prestation parallèle consiste à se demander si un avantage compensatoire reçu par le demandeur, la plupart du temps à la suite de mesures prises avant le manquement, devrait être pris en compte dans l’évaluation des dommages‑intérêts dus au demandeur : voir A. I. Ogus, The Law of Damages (1973), p. 87‑88.

                    (2)   Dans quelles circonstances la prestation parallèle pose‑t‑elle problème?

[23]                          Les prestations qu’un demandeur peut toucher ne soulèvent pas toutes un problème de prestation parallèle.  La question de la déduction ne se pose que si la prestation reçue par le demandeur constitue une sorte d’indemnisation excédentaire pour la perte qu’il a subie, et il doit exister un lien suffisant entre cette prestation et le manquement du défendeur à son obligation légale. 

[24]                          Par exemple, une indemnisation n’est pas excédentaire si la partie qui verse la prestation est subrogée dans les droits du demandeur — c’est‑à‑dire qu’elle se substitue au demandeur — et recouvre la valeur de la prestation.  Dans de telles circonstances, le défendeur répare le préjudice qu’il a causé, la partie qui a versé les prestations est remboursée à même les dommages‑intérêts et le demandeur ne conserve que cette partie de l’indemnité qui couvre la perte réellement subie : voir, p. ex., Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359, p. 386‑388, la juge McLachlin, maintenant Juge en chef, dissidente en partie.  (Dans l’exemple de l’assurance‑emploi déjà évoqué, la loi prévoit maintenant cette solution : voir plus loin au par. 44.)

[25]                          Toutefois, même en présence d’une certaine forme d’indemnisation excédentaire, le problème de la prestation parallèle ne se pose que s’il existe un lien suffisant entre les prestations et le manquement du défendeur.  Cette exigence d’un lien suffisant est utile quant à la question des prestations parallèles de la même façon que les règles de la causalité et de l’éloignement sont utiles en matière de dommages‑intérêts.  Tout comme le demandeur ne peut pas recouvrer en totalité sa perte, peu importe qu’il n’y ait qu’un lien ténu entre la perte et le manquement du défendeur ou que la perte dépasse largement ce que les parties pouvaient raisonnablement envisager, le défendeur ne peut profiter de tous les avantages dont bénéficie le demandeur, peu importe qu’il n’y ait qu’un lien ténu entre les avantages et le comportement fautif du défendeur.

[26]                          Avant de traiter de la nature du lien requis, je tiens à signaler que des auteurs se sont opposés à l’expression « prestation parallèle » parce qu’elle suggère la réponse à la question.  Le mot « parallèle » donne à penser que la prestation ne devrait pas être prise en compte.  Se pose évidemment le problème juridique de savoir si la prestation devrait être déduite.  Selon certains auteurs, l’expression [traduction] « avantages compensatoires » conviendrait mieux, et c’est l’expression que j’utiliserai dans mes motifs : voir, p. ex., Ogus, p. 93‑94; A. Burrows, Remedies for Torts and Breach of Contract (3e éd. 2004), p. 156; S. M. Waddams, The Law of Damages (5e éd. 2012), par. 15.700.

[27]                          Les expressions « prestation parallèle » ou « source parallèle » posent un autre problème : elles laissent entendre que le critère pout déterminer si une prestation est déductible consiste à savoir si elle est « parallèle », c’est‑à‑dire indépendante de la relation entre le demandeur et le défendeur.  Une partie de la jurisprudence américaine, par exemple, reconnaît que ce critère d’« indépendance » constitue une simplification excessive qui n’explique pas la façon dont les prestations sont traitées dans la jurisprudence : voir, p. ex., Phillips c. Western Company of North America, 953 F.2d 923 (5th Cir. 1992), p. 931‑933.  Qui plus est, ce critère risque de susciter des débats sémantiques inutiles quant à savoir si une prestation est ou n’est pas « parallèle » ou « indépendante », plutôt que de faire avancer une analyse raisonnée.  Pour reprendre les termes employés par un tribunal, le fait qu’une prestation [traduction] « provienne du défendeur auteur du délit n’écarte pas la possibilité qu’elle provienne d’une source parallèle.  Le demandeur peut recevoir du défendeur des prestations qui, vu leur nature, ne sont pas considérées comme une double indemnisation » : United States c. Price, 288 F.2d 448 (4th Cir. 1961), p. 449‑450; Sloas c. CSX Transportation, Inc., 616 F.3d 380 (4th Cir. 2010), p. 389.  Comme nous le verrons, pour déterminer si la prestation devrait être déduite, plusieurs facteurs autres que sa source peuvent être pris en compte.  

[28]                          Pour revenir à la question du lien entre la prestation et le manquement, il faut se demander quel genre de lien est requis avant que ne se pose la question de la déduction.  La jurisprudence suggère deux réponses.  La prestation doit être soit a) une prestation que le demandeur n’aurait pas reçue, n’eût été le manquement du défendeur, ou b) une prestation qui visait à indemniser le demandeur pour la perte découlant du manquement.  Si aucune de ces conditions n’est présente, la question de la déduction ne se pose pas.  Mais elle se pose si l’une ou l’autre de ces conditions est présente.

[29]                          En ce qui a trait au lien déterminant entre le manquement et l’avantage, prenons l’exemple du demandeur qui a subi un préjudice à cause de la négligence d’un défendeur, qui achète un billet de loterie, comme il en a l’habitude, et qui gagne une somme d’argent importante.  Personne ne dirait que les gains devraient être déduits des dommages‑intérêts payables par le défendeur.  Il n’existe aucun lien déterminant entre la négligence du défendeur et l’achat du billet gagnant par le demandeur : voir Burrows, p. 156.

[30]                          Même s’il n’y a aucun lien déterminant entre une prestation et le manquement, la question de savoir si une prestation devrait être déduite peut tout de même se poser.  Ce sera le cas lorsqu’il existe un lien entre la prestation et le manquement en ce sens que la prestation vise à indemniser le type de perte causée par le manquement — comme c’était le cas dans Sylvester.  M. Sylvester était incapable de travailler et recevait des prestations d’invalidité en vertu de son contrat de travail lorsqu’il a été congédié injustement.  De toute évidence, il n’existait aucun lien de causalité entre le fait que l’employeur n’ait pas donné un préavis raisonnable de cessation d’emploi (ou une indemnité tenant lieu de préavis) et le fait que M. Sylvester recevait des prestations d’invalidité.  Néanmoins, la Cour a conclu que la question des avantages compensatoires posait problème.  Comme l’a souligné le juge Major, les prestations d’invalidité visaient à remplacer le salaire versé ordinairement à M. Sylvester : par. 14.  Autrement dit, la prestation visait à l’indemniser pour la perte de son salaire régulier, précisément le type de perte résultant de la rupture du contrat de travail par le défendeur.

[31]                          L’existence de liens de ce genre entre le manquement et la prestation permet de savoir s’il existe un problème d’avantage compensatoire.  Cependant, l’existence d’un tel lien n’indique pas nettement qu’une prestation donnée devrait être déduite.  Le fait de se fonder sur les principes rigoureux de la causalité, par exemple, cache souvent des préoccupations de principe non exprimées : voir, p. ex., Parry c. Cleaver, [1970] A.C. 1 (H.L.), p. 34‑35, lord Pearce; Ogus, p. 225-226; Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940, p. 965‑966.  De même, le facteur de l’indemnité n’indique pas nettement les prestations qui sont ou ne sont pas déductibles.  Cela ressort clairement, par exemple, de l’arrêt de notre Cour dans l’affaire Cunningham où il était question des prestations d’invalidité prévues dans les conventions collectives.  Ces prestations visaient clairement à indemniser les pertes de salaire résultant de l’incapacité de travailler.  Malgré tout, la Cour a conclu que les prestations ne devraient pas être déduites.

[32]                          En résumé, un problème en matière d’avantages compensatoires peut survenir si, en recevant une prestation, le demandeur est indemnisé au‑delà de la perte réelle qu’il a subie et s’il s’avère a) qu’il n’aurait pas reçu cette prestation n’eût été du manquement du défendeur, ou b) que la prestation devait servir d’indemnité pour le type de perte découlant du manquement du défendeur.  Ces facteurs permettent de déceler un problème potentiel d’avantage compensatoire, mais n’indiquent pas la façon de le régler. 

                    (3)   Pourquoi la déduction pose‑t‑elle un problème en l’espèce?

[33]                          Une question d’avantage compensatoire se pose en l’espèce.  Premièrement, il existe un élément d’indemnisation excédentaire.  M. Waterman a touché le plein montant des prestations de retraite, en plus du salaire qu’il aurait gagné s’il avait travaillé pendant la période de préavis raisonnable (déduction faite de son revenu tiré d’un autre emploi).  Si IBM avait respecté le contrat d’emploi et lui avait donné un préavis, il n’aurait touché que son salaire pendant cette période; il n’aurait pas touché les prestations de retraite.  Deuxièmement, il existe un lien de causalité déterminant entre la rupture du contrat par IBM et le fait que M. Waterman ait touché des prestations de retraite.  On pourrait dire que c’est le régime de retraite, plutôt que la rupture de contrat par IBM, qui l’a rendu admissible aux prestations, mais il est factice de prétendre qu’il n’existe aucun lien déterminant entre la rupture de contrat par IBM et le fait que M. Waterman ait touché ses prestations de retraite.  N’eût été la rupture du contrat, M. Waterman n’aurait pas été congédié, et n’eût été le congédiement, M. Waterman n’aurait pas commencé à toucher ses prestations de retraite.  Comme il y a eu double indemnisation et qu’il n’y aurait eu aucun avantage n’eût été la rupture de contrat par IBM, nous devons décider si les prestations devraient ou non être déduites des dommages‑intérêts autrement payables par IBM.

B.     Le principe d’indemnisation offre‑t‑il une solution au problème?

[34]                          Selon le premier argument principal avancé par IBM, le principe d’indemnisation exige la déduction des prestations de retraite.  Comme des dommages‑intérêts lui ont été accordés, la situation de M. Waterman est plus avantageuse qu’elle ne l’aurait été si IBM lui avait donné un préavis raisonnable.  IBM prétend donc que les prestations de retraite doivent être déduites, de sorte qu’après avoir reçu son indemnité M. Waterman se trouvera dans la situation financière où il se serait trouvé si IBM lui avait donné un préavis raisonnable.  C’est essentiellement le point de vue de mon collègue le juge Rothstein. 

[35]                          Bien que je convienne que l’octroi de dommages‑intérêts représente une dérogation au principe d’indemnisation, ce n’est pas, en soi, une solution au problème soulevé en appel.  Comme je l’expliquerai plus loin, le principe d’indemnisation ne peut pas être appliqué, et n’est pas appliqué, d’une manière stricte ou rigide sans tenir compte d’autres considérations.  Il faut se demander si le principe d’indemnisation devrait être appliqué de manière stricte en l’espèce.  Selon moi, il ne doit pas l’être.  Avant d’expliquer pourquoi, il convient d’examiner les raisons pour lesquelles le principe d’indemnisation n’est pas appliqué de manière stricte, voire pas du tout appliqué, dans différentes situations.

                    (1)   Dans quels cas le principe d’indemnisation ne s’applique‑t‑il pas de manière stricte?

[36]                          L’application du principe d’indemnisation repose sur des facteurs autres que l’importance de la perte réelle du demandeur et comporte des exceptions bien établies.  Par exemple, la règle selon laquelle les dommages-intérêts en matière contractuelle n’indemnisent le demandeur que pour la perte qu’il a réellement subie n’est pas la seule règle qui s’applique à la détermination des dommages-intérêts.  Comme il est expliqué dans un arrêt de principe rendu en Angleterre, [traduction] « [l]es dommages-intérêts sont fixés en fonction de la perte du demandeur plutôt que du gain du défendeur.  Cependant, la common law, toujours aussi pragmatique, reconnaît depuis longtemps que, dans plusieurs situations courantes, une application stricte de ce principe n’assurerait pas la justice entre les parties.  L’indemnité pour le tort causé au demandeur est alors calculée en fonction de critères différents. » : Attorney General c. Blake, [2001] 1 A.C. 268 (H.L.), p. 278.  Dans certains cas, par exemple, les dommages‑intérêts en matière contractuelle peuvent être calculés en fonction de l’avantage que le défendeur tire de l’inexécution du contrat plutôt qu’en fonction de la perte subie par le demandeur : voir, p. ex., Banque d’Amérique du Canada c. Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 R.C.S. 601, par. 25.  La règle selon laquelle les dommages-intérêts sont calculés en fonction de la perte réelle du demandeur, bien qu’il s’agisse d’une règle générale, ne s’applique pas dans toutes les situations.  En outre, par application des principes de l’éloignement et de la limitation du préjudice, le principe d’indemnisation cède le pas à des critères de raisonnabilité, à savoir si les attentes du demandeur quant au contrat et sa réaction suite à la rupture du contrat étaient raisonnables.

[37]                          Enfin, il y a des exceptions bien connues où les avantages reçus par le demandeur ne sont pas pris en considération même si ce dernier se trouve dans une situation financière meilleure après le manquement qu’elle ne l’aurait été s’il n’y avait pas eu manquement.  Ces exceptions sont en définitive fondées sur des facteurs autres que les considérations strictes de l’indemnisation.  Comme lord Reid l’a expliqué dans Parry [traduction] « en common law, [la déductibilité des avantages compensatoires] dépend de la justice, de la raisonnabilité et de l’intérêt public » : p. 13.  Ou, selon le propos de la juge McLachlin, cette question en soulève une autre de « politique générale fondamentale » : Ratych, p. 959.

                    (2)   Quels facteurs aident à déterminer les circonstances dans lesquelles les avantages compensatoires ne sont pas déduits?

[38]                          Quelles sont ces considérations de justice, de raisonnabilité et d’intérêt public?  On peut trouver une réponse en examinant les deux cas bien connus où les avantages compensatoires ne sont pas déduits : les dons de bienfaisance et l’assurance privée.

                    a)     Dons de bienfaisance

[39]                          Le premier cas est le moins controversé.  La règle veut que les dons de bienfaisance faits au demandeur ne soient habituellement pas déductibles des dommages-intérêts auxquels il a droit, même s’ils lui ont été faits en raison du préjudice ou de la perte attribuable à la faute du défendeur : voir, p. ex., Waddams, par. 3.1550-3.1560; Cassels et Adjin-Tettey, p. 420‑421.  Il y a deux raisons à cette exception : premièrement, si ces dons de bienfaisance étaient déduits, [traduction] « les sources de charité privée seraient largement, voire entièrement, taries » et, deuxièmement, il est rarement sensé, sur le plan pratique, de consacrer le temps et les efforts nécessaires pour tenir compte des dons de cette sorte (Redpath c. Belfast and County Down Railway (1947), N.I. 167 (K.B.), p. 170).  Voir également Ogus, p. 223; Waddams, par. 3.1550; Cassels et Adjin‑Tettey, p. 420‑421; Cunningham, p. 370.

[40]                          Les raisons de cette exception laissent croire que nous pouvons tenir compte des facteurs d’incitation plus généraux qu’offrent la déduction ou la non‑déduction d’un avantage ainsi que des considérations pragmatiques touchant la question de savoir si la règle applicable est claire, cohérente et d’application facile : Cunningham, p. 388, la juge McLachlin. 

                    b)    L’assurance privée

[41]                          Il existe une deuxième exception plus controversée qui se rapporte aux prestations reçues aux termes de la police d’assurance privée du demandeur.  L’essence même de l’exception est bien établie : les prestations que reçoit un demandeur en application d’un régime d’assurance privée ne sont pas déductibles des dommages‑intérêts.  Cependant, la portée précise et le fondement de l’exception ont fait couler beaucoup d’encre dans la jurisprudence et dans la doctrine.  Son importance pratique est limitée compte tenu du fait qu’on a généralement recours à la subrogation, ce qui a pour effet d’éviter la question de l’avantage compensatoire.  Bien que l’exception s’applique habituellement en matière de responsabilité délictuelle, elle a également été appliquée en matière contractuelle, y compris dans le cadre d’actions pour congédiement injustifié : Jack Cewe Ltd. c. Jorgenson, [1980] 1 R.C.S. 812.  Dans ces deux domaines du droit, le raisonnement est le même en principe, bien que les modalités du contrat et les rapports entre les parties guideront l’analyse en matière contractuelle.

[42]                          Un point controversé a trait aux types de prestations que vise l’exception relative à l’assurance privée.  L’exception s’applique‑t‑elle aux assurances à caractère indemnitaire et à caractère non indemnitaire?  S’applique‑t‑elle aux prestations d’invalidité, aux prestations d’assurance‑emploi ou aux prestations de retraite?  La Cour a répondu par l’affirmative à toutes ces questions, mais non, comme nous le verrons, sans une dissidence bien motivée.  Bref, l’exception dite relative à l’assurance privée a été appliquée par analogie à diverses prestations qui ne découlent pas d’un contrat d’assurance. 

[43]                          Dans l’arrêt Canadian Pacific Ltd. c. Gill, [1973] R.C.S. 654, la Cour a appliqué l’exception de l’assurance de façon à ce que la valeur actuelle des prestations payables aux personnes à charge survivantes en vertu du Régime de pensions du Canada ne soit pas déduite des dommages‑intérêts accordés dans le cadre d’une action pour blessures mortelles.  S’exprimant au nom de la Cour, le juge Spence a conclu que les prestations « présentent un caractère tellement semblable aux contrats d’assurance ordinaires qu’elles doivent également ne pas entrer en ligne de compte dans l’évaluation des dommages effectuée en vertu des dispositions du Families’ Compensation Act » : p. 670; voir aussi Grand Trunk Railway c. Beckett (1887), 16 R.C.S. 713, p. 714, et Commission des Accidents du Travail de Québec c. Lachance, [1973] R.C.S. 428, p. 433‑434.

[44]                          Dans Guy c. Trizec Equities Ltd., [1979] 2 R.C.S. 756, M. Guy a pris sa retraite et a commencé à toucher ses prestations de retraite après avoir subi une blessure.  Les prestations n’ont pas été déduites des dommages‑intérêts pour perte de gains.  Le juge Ritchie, au nom de la Cour, a considéré que les pensions, qu’elles soient contributives ou non, provenaient du travail de l’employé et faisaient partie de ce que l’employeur était disposé à payer pour ses services.  Il a accepté la conclusion tirée par lord Reid dans Parry, et citée par le juge Spence dans Gill, selon laquelle « [l]e fait qu’elles proviennent d’un travail passé les assimile à des droits qui dérivent d’une assurance privée contractée par l’employé » : Guy, p. 763.  De même, dans Jack Cewe, la Cour n’a pas déduit les prestations d’assurance‑emploi touchées par l’employé des dommages‑intérêts qui lui avaient été accordés pour congédiement injustifié.  Le juge Pigeon a écrit au nom de la Cour que les prestations étaient une conséquence du contrat de louage de service et que la situation était la même que pour les prestations de pension contributive : p. 818.  (La question de la prestation parallèle soulevée dans cet arrêt est maintenant traitée à l’art. 45  de la Loi sur l’assurance‑emploi , L.C. 1996, ch. 23 , lequel prévoit qu’un prestataire qui reçoit des prestations et qui se voit par la suite accorder des dommages‑intérêts au titre de la même période « est tenu de rembourser au receveur général à titre de remboursement d’un versement excédentaire de prestations les prestations qui n’auraient pas été payées si, au moment où elles l’ont été, la rémunération avait été ou devait être versée ».)

[45]                          Dans Ratych, la Cour a conclu que l’indemnité de congé de maladie devrait être déduite des dommages‑intérêts payables au titre de la perte de revenus par la partie dont la négligence a entraîné des blessures.  S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge McLachlin a écrit qu’il peut être approprié de ne pas déduire les prestations lorsque l’employé peut établir qu’il a payé des cotisations équivalant aux primes d’une police d’assurance.  Autrement dit, il est possible que les prestations ne soient pas déductibles parce que le demandeur a souscrit et payé par mesure de prudence une assurance personnelle.  Cependant, ce n’était pas le cas dans Ratych, qui présente une situation différente de celle où les prestations découlent de la relation employeur-employé : p. 973‑974.  Dans Cunningham, les prestations d’invalidité payables aux termes des conventions collectives ont été jugées non déductibles parce qu’il avait été démontré que les demandeurs avaient contribué au régime en acceptant une diminution de salaire.  La Cour a établi à cet égard une distinction d’avec l’arrêt antérieur Ratych.

[46]                          Enfin, dans Sylvester, les prestations d’invalidité non contributives reçues pendant la période de préavis ont été déduites des dommages‑intérêts par ailleurs payables pour congédiement injustifié.  Les prestations étaient versées à titre d’indemnité pour perte de salaire pendant que le demandeur était incapable de travailler, le demandeur n’avait pas cotisé au régime et des considérations de principe favorisaient la déduction. 

[47]                          Dans les deux cas où l’exception relative à l’assurance privée n’a pas été appliquée (Ratych et Sylvester), il était question de prestations auxquelles le demandeur n’avait pas contribué et qui devaient servir à indemniser ce dernier pour la perte causée par le manquement du défendeur.  Les tribunaux, y compris notre Cour, ont jugé que les prestations de retraite, qui ne constituent pas une indemnité pour perte de salaire découlant d’une incapacité à travailler et auxquelles l’employé contribue directement ou indirectement, étaient visées par l’exception relative à l’assurance privée : Guy; Gill; Chandler c. Ball Packaging Products Canada Ltd. (1992), 2 C.C.P.B. 101 (C.J. Ont. (Div. gén.)), conf. par (1993), 2 C.C.P.B. 99 (C.J. Ont. (C. div.)); Emery c. Royal Oak Mines Inc. (1995), 24 O.R. (3d) 302 (Div. gén.); Parry.

[48]                          IBM se fonde sur l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 86 (CanLII), mais elle le fait à tort, selon moi.  Le caporal-chef Carter, le plaignant dans cette affaire de droits de la personne, affirmait que sa mise à la retraite par les Forces canadiennes, constituait de la discrimination en raison de l’âge; en d’autres mots, il ne prétendait pas que son employeur ne lui avait pas donné un préavis raisonnable, mais que l’employeur ne pouvait pas légalement le mettre à la retraite.  Après cette mise à la retraite, des mesures législatives valides relatives à la retraite obligatoire ont été mises en place, ce qui a mis fin à la discrimination.  La question était de savoir si l’indemnité accordée par le Tribunal des droits de la personne pour perte de salaire pendant la période au cours de laquelle le plaignant avait été victime de discrimination devait être réduite du montant des prestations de retraite versées au cours de cette période.  La Cour d’appel fédérale a conclu que les prestations de retraite devaient être déduites.  Cependant, elle a expressément refusé de trancher l’affaire sur le fondement de l’exception relative à l’assurance privée : par. 20.  La cour a plutôt estimé que le caporal‑chef Carter devait être traité comme un membre de la force régulière pendant la période au cours de laquelle il a été victime de discrimination.  Toutefois, en vertu des dispositions applicables de la Loi sur la pension de retraite des Forces canadiennes , L.R.C. 1985, ch. C‑17 , une personne est soit un membre de la force régulière qui contribue au compte de pension de retraite, soit un ancien membre qui a droit à des prestations, mais non les deux à la fois.  Pour cette raison, M. Carter ne pouvait réclamer à la fois des prestations de retraite et son plein salaire, cela étant incompatible avec la nature de sa demande et les dispositions législatives applicables.  Ce raisonnement ne peut toutefois pas s’appliquer en l’espèce.  L’exception relative à l’assurance privée s’applique aux actions pour congédiement injustifié : Jack Cewe.  De plus, les dispositions contractuelles en l’espèce, contrairement à la loi régissant le cas du caporal‑chef Carter, n’interdisent pas qu’une personne touche la pension maximale et le revenu d’emploi.

[49]                          Le deuxième point controversé concerne le fondement de l’exception relative à l’assurance privée.  Pour expliquer cette exception, diverses raisons ont été avancées et peuvent être regroupées sous trois rubriques principales.  La première a trait à l’importance du lien de causalité entre l’obtention de la prestation et le manquement du défendeur.  La deuxième se rapporte à la nature de la prestation et la troisième touche aux différents objectifs de politique générale pouvant être atteints selon que la prestation est ou n’est pas déduite.

[50]                          Cependant, avant d’aborder ces questions, je dois traiter d’une prétention de mon collègue le juge Rothstein.  À son avis, il ne convient pas d’appliquer l’exception relative à la prestation parallèle ou à l’assurance privée lorsque la cause d’action du demandeur et son droit à une prestation donnée découlent du même contrat.  Soit dit en toute déférence, je n’accepte pas l’idée qu’il existe ou qu’il devrait exister une règle aussi catégorique du « contrat unique » applicable aux avantages compensatoires.  Cette thèse n’est pas conforme à la jurisprudence de notre Cour. 

[51]                          Dans Jack Cewe, les prestations d’assurance‑emploi n’ont pas été déduites des dommages‑intérêts accordés pour congédiement injustifié.  La Cour a conclu que les prestations étaient « une conséquence du contrat de louage de service », les assimilant aux prestations de pension contributive : p. 818.  Ainsi, même si la Cour estimait que les prestations et la réclamation de dommages‑intérêts découlaient du même contrat, les prestations n’ont pas été déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  La thèse de mon collègue est donc contredite par un arrêt de principe de notre Cour relatif à la déduction des prestations des dommages‑intérêts accordés pour congédiement injustifié. 

[52]                          Notre Cour n’établit aucune règle du « contrat unique » aussi générale dans son arrêt Sylvester.  Si elle avait vu les choses de cette façon, la Cour aurait trouvé une solution beaucoup plus simple à la question en litige dans l’arrêt Sylvester que celle qu’elle a unanimement adoptée.  Certes, dans Sylvester, les prestations pour congé de maladie et la réclamation de dommages‑intérêts pour congédiement injustifié découlaient toutes deux du contrat de travail, mais la Cour n’a pas invoqué, ni même mentionné, la règle générale du « contrat unique » posée par mon collègue.  Au contraire, le juge Major, s’exprimant au nom de la Cour, a pris soin de ne formuler aucune règle générale du « contrat unique » applicable aux avantages compensatoires.  Il a affirmé ce qui suit :

                        Il est possible qu’il se présente des cas où l’employé demandera des prestations en sus des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié, pour le motif que les prestations d’invalidité s’apparentent aux prestations d’un régime privé d’assurance auquel il a cotisé.  Ce n’est pas le cas en l’espèce. [. . .] Notre Cour n’était pas saisie de la question de savoir si les prestations d’invalidité devraient être déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié lorsque l’employé a cotisé au régime de prestations d’invalidité.  [Je souligne; par. 22.]

Bien sûr, les prestations découlent du contrat de travail, que l’employé cotise ou non au régime d’assurance.  Le fait que la Cour ait explicitement laissé cette question en suspens est incompatible avec l’idée qu’elle ait voulu adopter la règle générale du « contrat unique » proposée par le juge Rothstein.  L’arrêt Sylvester nous enseigne que, lorsqu’une cause d’action et une prestation découlent du contrat de travail, il nous faut d’abord examiner ce contrat pour déterminer si une prestation d’emploi doit être déduite des dommages-intérêts pour congédiement injustifié.  Tout comme dans l’affaire Sylvester, le contrat de travail de M. Waterman ne précise rien sur ce point, et il nous faut donc tenter de dégager l’intention des parties à partir des termes exprès de ce contrat.

[53]                          Je reviens aux trois points controversés relativement au fondement de l’exception relative à l’assurance privée. 

                    (i)    L’importance du lien de causalité avec le manquement du défendeur

[54]                          La jurisprudence a souvent fait état de l’importance du lien de causalité.  On prétend que les prestations d’assurance privée (et les prestations jugées analogues) ne devraient pas été déduites parce qu’elles découlent du contrat d’assurance du demandeur, non de l’acte fautif du défendeur.  C’est là en partie le raisonnement suivi dans Bradburn c. Great Western Railway Co. (1874), L.R. 10 Ex. 1, mais 140 ans plus tard, cette analyse semble artificielle.  De plus, des auteurs ont souligné que les décisions portant sur la causalité juridique plutôt que factuelle cachent souvent les vraies raisons de principe sous‑jacentes aux décisions : voir, p. ex., Ogus, p. 94; Burrows, p. 162.  Dans Parry, l’arrêt de principe anglais qui portait sur l’exception relative à l’assurance privée, lord Pearce a fait remarquer que les principes stricts de la causalité ne permettent pas d’établir une [traduction] « ligne de démarcation satisfaisante » entre les prestations qui sont déductibles et celles qui ne le sont pas : p. 34.  Comme nous l’avons vu, si l’examen du lien entre le manquement et la prestation contribue à déterminer que la question de la déductibilité de la prestation pose problème, les principes de la causalité n’offrent aucun indicateur fiable permettant de décider si une prestation devrait ou non être déduite.

                    (ii)   La nature et l’objet de la prestation

[55]                          Par contre, la nature et l’objet de la prestation expliquent souvent mieux les raisons pour lesquelles des prestations d’assurance privée devraient ou non être déduites.  Deux facteurs relatifs à la nature de la prestation se sont avérés particulièrement importants : la question de savoir si la prestation constitue une indemnité pour la perte causée par le manquement du défendeur, et la question de savoir si le demandeur a directement ou indirectement payé pour obtenir la prestation.

[56]                          Je n’essaierai pas d’énoncer des principes généraux applicables à tous les types de prestations possibles.  Cependant, comme nous le verrons plus loin, un examen de la jurisprudence de la Cour étaye les propositions générales suivantes (sous réserve, bien sûr, de dispositions législatives ou contractuelles à l’effet contraire) :

                     Les prestations n’ont pas été déduites si a) elles n’étaient pas destinées à dédommager le demandeur de la perte causée par le manquement et b) le demandeur a payé pour avoir droit aux prestations : Gill; Guy.

                     Les prestations n’ont pas été déduites dans les cas où le demandeur a contribué à une prestation indemnitaire : Jack Cewe; Cunningham.

                     Les prestations ont été déduites dans les cas où elles étaient destinées à dédommager le demandeur de la perte causée par le manquement, mais le demandeur n’a pas payé pour avoir droit aux prestations : Sylvester; Ratych.

[57]                          Les prestations de retraite en l’espèce n’étaient pas destinées à dédommager M. Waterman d’une perte de salaire et ce dernier a contribué à l’acquisition de sa pension pendant ses années de service.  C’est certainement la raison pour laquelle il n’a jamais été allégué que les prestations devraient être déduites suivant le principe de la limitation du préjudice.  La prestation de pension est donc du genre de celles qui ne devraient pas être déduites.  Voici le raisonnement qui m’amène à cette conclusion.

[58]                          J’examine d’abord la décision rendue par la Chambre des lords dans Parry, qui constitue l’assise d’une grande partie de la jurisprudence canadienne.  Lord Reid a en définitive basé sa conclusion selon laquelle la prestation (une pension) ne devrait pas être déduite sur le fait de sa [traduction] « nature intrinsèque » : « De par sa nature, une pension est différente d’un salaire.  [. . .] Le salaire est la rétribution immédiate d’un travail [. . .] tandis qu’une pension représente le fruit, produit par l’assurance, de la totalité des fonds mis de côté dans le passé relativement à son travail.  Leur nature est différente » : p. 16.  Lord Pearce a aussi tenu compte de la nature et de l’objet de la prestation lorsqu’il s’est posé la question suivante : « Existe‑t‑il, dans la nature de ces droits à pension découlant d’un travail, un autre élément qui les place dans une catégorie différente des droits à pension découlant d’une assurance privée?  Leur “caractère” est le même » : p. 37.  Lord Wilberforce a aussi insisté sur la nature de la prestation de retraite, soulignant qu’elle n’empêchait pas l’agent blessé d’accepter un autre travail rémunéré, que le salaire soit inférieur, égal ou supérieur à son salaire d’agent de police : p. 42.

[59]                          Dans Cunningham, les juges minoritaires ont axé leur raisonnement sur la nature et l’objet de la prestation.  Les juges majoritaires s’intéressaient aux précédents, à l’équité et à la dissuasion, mais les juges minoritaires ont réorienté l’analyse sur la nature de la prestation, en établissant une distinction entre l’assurance à caractère « indemnitaire » et l’assurance à caractère « non indemnitaire ».  La première devrait être déduite alors que la seconde ne devrait pas l’être :

                        Cette distinction est cruciale pour toute analyse des prestations parallèles.  Si le montant de l’assurance n’est pas versé pour dédommager le demandeur d’une perte pécuniaire mais qu’il est simplement payé dans le cadre d’un contrat relatif à un événement aléatoire, le demandeur n’a pas été indemnisé d’une perte.  Il peut donc réclamer la totalité de sa perte au défendeur négligent sans violer la règle interdisant la double indemnisation.  [p. 371‑372]

[60]                          Fait important, les juges minoritaires ont reconnu que, suivant la tendance dominante de la jurisprudence des pays de common law, les prestations de retraite non indemnitaires ne devraient pas être déduites : Cunningham, p. 376.  Même si la plupart des décisions du Commonwealth ne sont pas fondées sur l’exception relative à l’assurance privée, on y conclut que les prestations de retraite ne devraient pas être déduites des dommages‑intérêts parce qu’elles ne sont pas destinées à dédommager le demandeur d’un préjudice ou d’une rupture de contrat, pas plus qu’elles ne visent à remplacer le revenu.  Voir par exemple : National Insurance Co. of New Zealand Ltd. c. Espagne (1961), 105 C.L.R. 569; Graham c. Baker (1961), 106 C.L.R. 340; Parry; Smoker c. London Fire and Civil Defence Authority, [1991] 2 A.C. 502 (H.L.).  Dans Hopkins c. Norcross plc, [1993] 1 All E.R. 565 (B.R.), la Haute Cour a appliqué ce raisonnement à la déductibilité des prestations de retraite dans le cadre d’une action pour congédiement injustifié.  Ce précédent a été suivi par le Tribunal d’appel du travail du R.‑U. dans Knapton c. ECC Card Clothing Ltd., [2006] I.C.R. 1084.  La non‑déductibilité des prestations de retraite a été confirmée par la Cour d’appel de la Nouvelle‑Zélande dans Gilbert c. Attorney‑General, [2010] NZCA 421, 8 N.Z.E.L.R. 72.  Cette démarche est conforme à celle suivie dans l’arrêt Guy, dont il est question précédemment, lequel traitait de prestations de retraite qui n’étaient manifestement pas destinées à dédommager d’une perte de gains attribuable à une incapacité à travailler.  Selon cet arrêt, les prestations n’étaient pas déductibles des dommages‑intérêts au titre de la perte de gains que devaient payer les personnes responsables de l’incapacité à travailler du demandeur.

[61]                          Dans Sylvester, la nature de la prestation a également été un facteur important dans la décision de la Cour de déduire des dommages‑intérêts payables pour congédiement injustifié les prestations d’invalidité financées par l’employeur.  Dans son analyse, la Cour a d’abord examiné la nature et l’objet de la prestation et, plus particulièrement, la question de savoir si la prestation constituait une indemnité pour le type de perte causée par la rupture du contrat par le défendeur.  Le fait que la prestation était destinée à dédommager d’une perte de revenus figure parmi les raisons qui ont amené la Cour à conclure que la prestation devrait être déduite.  

[62]                          Il est justifié sur le plan des principes de se fonder sur la distinction entre les prestations indemnitaires et non indemnitaires.  Comme l’a signalé la juge McLachlin dans les motifs dissidents qu’elle a rédigés dans l’arrêt Cunningham, si la prestation « n’est pas versé[e] pour dédommager le demandeur d’une perte pécuniaire, mais qu’[elle] est simplement payé[e] dans le cadre d’un contrat relatif à un événement aléatoire », on ne peut considérer qu’elle a dédommagé le demandeur de cette perte pécuniaire : p. 372.  Si c’est le cas, les arguments invoqués en faveur de la déductibilité de la prestation sont plus faibles en ce sens que IBM demande que des pommes soient déduites des oranges.

[63]                          Le fait que la pension de M. Waterman provient d’un régime à prestations déterminées n’en change pas la nature, soit qu’il s’agit d’une prestation non indemnitaire.

[64]                          Dans Sylvester, la Cour a aussi tenu compte d’un autre facteur — soit que le demandeur n’avait pas cotisé en vue d’obtenir la prestation en la payant directement ou indirectement — pour étayer sa conclusion selon laquelle la prestation devait être déduite des dommages‑intérêts.  Ce facteur a souvent été évoqué et retenu dans la jurisprudence.

[65]                          Par exemple, la Cour a d’abord appliqué le raisonnement adopté dans Parry dans l’arrêt Gill rendu à 1973 et l’a confirmé dans Guy.  Dans ces deux arrêts, la Cour a souligné le fait que le demandeur avait payé directement ou indirectement afin d’obtenir la prestation en question.  Comme l’a dit au nom de la Cour le juge Ritchie dans Guy :

                         . . . cette pension contributive provient du contrat de l’appelant avec son employeur et [. . .] les paiements faits en vertu de celle‑ci sont de même nature que les paiements faits aux termes d’une police d’assurance.  Cette opinion concorde avec le jugement de la Chambre des lords dans Parry v. Cleaver, que cette Cour a expressément approuvé dans les motifs de jugement du juge Spence dans l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Gill . . .  [p. 762]

[66]                          Ce raisonnement a été repris dans l’arrêt Jack Cewe, où la Cour a conclu que les prestations d’assurance‑emploi contributives n’étaient pas déductibles des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  Ce facteur a aussi joué un rôle important dans Cunningham.  Comme l’a indiqué le juge Cory au nom des juges majoritaires : « L’exception visant les assurances ne devrait pas s’appliquer aux avantages conférés en vertu d’un contrat de travail seulement lorsque le demandeur est syndiqué et négocie collectivement.  Les prestations reçues par un employé non syndiqué en vertu de son contrat de travail seront également non déductibles s’il est démontré que l’employé a d’une certaine manière payé les avantages conférés » : p. 408 (je souligne). Les juges majoritaires ont conclu que cette contribution avait été établie et que la prestation ne devait pas être déduite.  

[67]                          Bien que les arrêts de notre Cour posent la question de savoir si le demandeur a directement ou indirectement contribué à la prestation, des arguments solides militent contre l’idée d’accorder beaucoup d’importance à ce facteur pour justifier la déductibilité ou la non‑déductibilité de certaines prestations.  Comme l’a signalé la juge McLachlin dans ses motifs dissidents de l’arrêt Cunningham, le fait de s’appuyer sur ce facteur peut sembler incompatible avec les principes juridiques et la logique.  En ce qui concerne les principes juridiques, le défendeur prend le demandeur dans la situation dans laquelle ce dernier se trouve et le demandeur est dédommagé de la perte qu’il a réellement subie, sans plus.  En toute logique, il semble incorrect de dire que la déduction des prestations prive le demandeur des contributions qu’il a versées pour être admissible à ces prestations — qu’elles soient ou non déduites des dommages-intérêts, le demandeur reçoit les prestations : Cunningham, p. 381‑383; pour une critique de l’importance accordée à ce facteur, voir aussi Ogus, p. 226‑227. 

[68]                          Les prestations de retraite en l’espèce ne constituent pas une indemnité pour perte de revenus et, comme nous le verrons, les prestations de retraite accumulées au fil des années de service sont invariablement jugées contributives.  Le fait que le régime de retraite en l’espèce soit un régime à prestations déterminées ne change rien à cette conclusion.  Par conséquent, le problème qui ressort de ce qui oppose l’opinion majoritaire et la dissidence dans Cunningham, c.‑à‑d. la façon dont il convient de traiter les prestations indemnitaires auxquelles le demandeur a contribué, ne se pose pas en l’espèce.

[69]                          Je conclus de cet examen que les questions de savoir si la prestation est de la nature d’une indemnité pour la perte attribuable au manquement du défendeur, et si le demandeur a contribué directement ou indirectement à la prestation, ont joué un rôle important lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi certaines prestations sont ou ne sont pas visées par l’exception relative à l’assurance privée.  Les opinions exprimées par la Cour ont été nettement et étroitement partagées sur la question de la déduction d’une prestation indemnitaire à laquelle le demandeur a contribué.  Cependant, à ma connaissance, aucune décision de la Cour n’a exigé la déduction d’une prestation non indemnitaire à laquelle le demandeur a contribué, comme les prestations de retraite en l’espèce.

                    (iii)  Considérations de principe plus générales

[70]                          Trois considérations de principe principales ont souvent été invoquées pour expliquer pourquoi une prestation devrait ou ne devrait pas être déduite : la punition, la dissuasion ainsi que des facteurs d’incitation en vue de l’adoption d’une conduite socialement responsable.

[71]                          L’exception relative à l’assurance privée a souvent été justifiée par le fait que la déduction de la prestation réduit la valeur punitive et dissuasive des dommages‑intérêts.  Cependant, la notion que cette exception devait avoir une valeur punitive et dissuasive a été largement critiquée, à bon droit à mon avis.  Les auteurs s’entendent pour dire qu’il ne faut pas se fonder sur ces facteurs pour expliquer pourquoi une prestation est ou n’est pas déduite : voir J. G. Fleming, « The Collateral Source Rule and Contract Damages » (1983), 71 Cal. L .Rev. 56, p. 58-59; J. Marks, « Symmetrical Use of Universal Damages Principles — Such as the Principles Underlying the Doctrine of Proximate Cause — to Distinguish Breach‑Induced Benefits That Offset Liability From Those That Do Not » (2009), 55 Wayne L. Rev. 1387, p. 1420; J. M. Perillo, « The Collateral Source Rule in Contract Cases » (2009), 46 San Diego L. Rev. 705, p. 716; Ogus, p. 225; Burrows, p. 162‑163.  Ce point de vue a été retenu tant par la Haute Cour d’Australie que par la Chambre des lords : voir National Insurance Co., p. 571, le juge en chef Dixon, et Parry, p. 33.  Dans Parry, lord Pearce s’est exprimé comme suit à la p. 33 : [traduction] « Le mot “punitif” n’est d’aucune utilité.  Il s’agit simplement d’un mot utilisé quand un tribunal estime injuste qu’un défendeur soit tenu au paiement de dommages‑intérêts relativement à un article donné. »  J’ajouterais qu’il est difficile d’invoquer la punition et la dissuasion pour écarter la critique incisive faite par la juge McLachlin dans les motifs dissidents qu’elle a rédigés dans Cunningham, p. 383-384.  Je conclus qu’il ne convient pas d’invoquer la punition ou la dissuasion pour justifier l’exception relative à l’assurance privée, surtout dans les cas de rupture de contrat où la notion de faute ne s’applique pas.

[72]                          Cela ne veut toutefois pas dire que l’approche applicable à l’égard des dommages‑intérêts ne tient pas compte, ou ne devrait pas tenir compte, des objets sous‑jacents aux obligations substantielles non respectées auxquelles on veut remédier par l’attribution de dommages‑intérêts.  Si, par exemple, la protection des attentes raisonnables des parties à un contrat constitue l’un des objectifs importants du droit contractuel, il convient alors d’examiner dans quelle mesure l’attribution de dommages‑intérêts favorise cet objectif dans une affaire donnée : voir, p. ex., A. Swan et J. Adamski, Canadian Contract Law (3e éd. 2012), §1.27.  Ce facteur peut être pris en considération, ainsi que les autres principes du droit afférent aux dommages‑intérêts, pour faire en sorte que la réparation soit bien adaptée au manquement à l’obligation. 

[73]                          L’exception relative à l’assurance privée a aussi été justifiée par les facteurs d’incitation qu’elle peut offrir.  Par exemple, déduire les prestations que les demandeurs se sont procurées est susceptible de décourager les demandeurs d’agir prudemment lorsqu’ils prennent une mesure de protection de ce genre.  Cette explication suscite toutefois une certaine controverse.  Les juges majoritaires se sont fondés sur cette explication dans Cunningham, mais les juges dissidents, ainsi que certains auteurs, l’ont vigoureusement critiquée : voir, p. ex., Ogus, p. 226‑227. 

[74]                          À mon avis, nous devons nous garder d’accorder trop de poids aux facteurs d’incitation qui peuvent résulter de la déduction ou la non‑déduction.  Parfois, peu d’éléments nous permettront de croire que la déduction ou la non‑déduction de certaines prestations aura une incidence sur le comportement des gens.  Par exemple, croyons‑nous qu’il soit probable que la déduction des prestations d’assurance aura pour effet de décourager les gens à souscrire une assurance?  Le contrat d’assurance ne couvre pas seulement les situations qui se prêteront à un recours judiciaire contre un défendeur.  Même lorsqu’un recours est possible, le processus peut s’avérer plus long et plus coûteux que le dépôt d’une réclamation d’assurance.  Il n’est pas non plus vraisemblable de penser que les gens seront réticents à souscrire une assurance s’ils ne reçoivent pas une double indemnité dans les cas où une faute peut être établie.  Il me semble qu’en général nous devrions nous fonder sur ces considérations de principe plus générales seulement lorsqu’elles sont directement liées à la prestation en question et qu’un fondement factuel raisonnable ou l’expérience nous permettent de penser que la déduction ou la non‑déduction favoriseront effectivement l’objectif recherché.

[75]                          L’arrêt Sylvester offre un exemple où l’on a fondé les considérations de principes sur les faits en cause.  La décision rendue dans cette affaire s’appuyait sur le fait que la déduction des prestations d’invalidité des dommages‑intérêts accordés pour congédiement injustifié garantissait que tous les employés touchés recevraient des dommages‑intérêts équivalents.  Si les prestations n’étaient pas déduites, un employé congédié pendant qu’il touche des prestations d’invalidité obtiendrait une indemnité plus élevée que l’employé congédié pendant qu’il travaille (par. 21).  Dans ce même paragraphe, la Cour a examiné les facteurs d’incitation résultant de la déduction ou la non‑déduction des prestations d’invalidité — le fait de ne pas déduire les prestations pourrait constituer, pour les employeurs qui établissent des régimes de prestations d’invalidité, un facteur de dissuasion qui n’est pas souhaitable.  Ces préoccupations sont directement liées aux prestations en question et ont un fondement factuel raisonnable.

[76]                          Cet examen de la jurisprudence et de la doctrine me permet de tirer les conclusions suivantes.

a)         Aucun facteur unique ne permet de déterminer les prestations qui sont visées par l’exception relative à l’assurance privée.

b)         Un facteur largement reconnu a trait à la nature et à l’objet de la prestation.  Plus la prestation s’apparente, de par sa nature et son objet, à un dédommagement du type de perte causée par le manquement du défendeur, plus les circonstances militent en faveur de la déduction.  L’inverse est aussi vrai.

c)         La question de savoir si le demandeur a contribué à la prestation demeure pertinente, bien que son fondement soit discutable.

d)         En général, une prestation ne sera pas déduite s’il ne s’agit pas d’une indemnité pour la perte causée par le manquement du défendeur et le demandeur a contribué dans le but d’y avoir droit.

e)         L’analyse de la question de la déduction permet l’examen de considérations de principe plus générales, comme le fait qu’il soit souhaitable que toutes les personnes dans des situations semblables reçoivent un traitement équivalent, la possibilité d’offrir des incitations pour une conduite sociale souhaitable et la nécessité que des règles claires puissent facilement s’appliquer.

                    (3)   Application à la présente affaire

[77]                          À quelle conclusion ces facteurs nous mènent‑ils en l’espèce?  À mon avis, ils militent clairement en faveur de la non‑déduction des prestations de retraite des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  Les prestations de retraite ne constituent pas une indemnité pour perte de revenus, mais plutôt une forme d’épargne‑retraite.  Bien que l’employeur ait fait toutes les cotisations au régime, M. Waterman a acquis pendant ses années de service le droit de recevoir des prestations.  Comme il est énoncé dans le régime, le principal objet consiste à [traduction] « assurer le versement périodique des prestations aux employés admissibles [. . .] après la retraite [. . .] pour les services qu’ils ont rendus à titre d’employés » : art. 1.01, d.a., p. 117.  Par conséquent, il me semble que la présente espèce entre dans la catégorie des situations auxquelles l’exception relative à l’assurance s’est toujours appliquée : la prestation n’est pas une indemnité et l’employé a cotisé au régime.  Cette conclusion concorde avec l’opinion la plus généralement admise dans la jurisprudence et la doctrine : Guy; Gill; Chandler; Emery; Parry; Ogus, p. 223.

[78]                          En conclusion, le principe d’indemnisation ne devrait pas être appliqué strictement en l’espèce parce que les prestations de retraite sont visées par l’exception relative à l’assurance privée et ne devraient pas être déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.

C.    L’arrêt Sylvester de notre Cour appuie‑t‑il la thèse d’IBM selon laquelle les prestations de retraite doivent être déduites?

[79]                          J’aborde maintenant le deuxième argument principal soulevé par IBM, soit que l’arrêt Sylvester rendu par la Cour appuie sa thèse voulant que les prestations de retraite doivent être déduites en l’espèce.  À mon avis, Sylvester n’appuie pas cette conclusion.

[80]                          La question en litige dans Sylvester était de savoir si les dommages‑intérêts pour congédiement injustifié devaient être réduits du montant des prestations d’invalidité payées, pendant la période visée par le préavis, au titre d’un régime financé par l’employeur.  L’analyse de la Cour portait sur trois facteurs : la nature de la prestation, les intentions des parties exprimées au contrat de travail, et quelques considérations de principe plus générales.  L’examen de ces facteurs à la lumière des faits de l’affaire qui nous occupe mène à la conclusion contraire à celle tirée par la Cour dans Sylvester.

[81]                          Dans Sylvester, la Cour a d’abord examiné la nature de la prestation.  Se voulait‑elle une solution de rechange (c.-à-d. une indemnité) au salaire payable pendant la période de préavis raisonnable?  La Cour a jugé que c’était le cas, et ce, pour deux raisons.  Premièrement, les prestations d’invalidité remplaçaient le salaire. Il ressortait clairement des modalités des régimes en cause que les prestations visaient à maintenir le paiement de la rémunération de l’employé dans l’éventualité où celui‑ci serait incapable de travailler pour cause de maladie ou de blessure.  Deuxièmement, les prestations d’invalidité étaient réduites des autres revenus de l’employé, y compris les autres revenus d’invalidité, les prestations reçues au titre d’un régime de continuation de la rémunération, les prestations de pension, les indemnités d’accident du travail et le salaire tiré d’un autre emploi : par. 14.  Elles ne constituaient donc pas un droit indépendant — elles étaient liées à la perte de salaire réelle et définies par cette perte.  (Comme je l’ai déjà signalé, la Cour a aussi pris soin de ne pas se prononcer sur la question de savoir si la conclusion serait la même si l’employé avait cotisé, en argent ou autrement, dans le but d’obtenir les prestations.  La Cour a explicitement indiqué qu’elle ne se prononçait pas sur la question de savoir si les « prestations d’invalidité devraient être déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié lorsque l’employé a cotisé au régime de prestations d’invalidité » : par. 22.) 

[82]                          Les prestations en l’espèce sont de nature complètement différente.  Contrairement aux prestations d’invalidité en cause dans Sylvester, les prestations de retraite ne sont manifestement pas des prestations indemnitaires pour perte de salaire en raison d’une incapacité à travailler.  Selon ce qu’indiquent les documents relatifs au régime, les prestations de retraite visent à [traduction] « assurer le versement périodique des prestations aux employés admissibles [. . .] après leur retraite et jusqu’à leur décès pour les services qu’ils ont rendus à titre d’employés » : art. 1.01, d.a., p. 117.  Le régime de retraite est essentiellement un outil d’épargne‑retraite sur lequel l’employé acquiert un droit absolu au fil du temps.  Les prestations sont fonction des années de service et du niveau de salaire.  L’employé qui quitte son emploi après 10 ans ou plus de service touche des prestations de retraite différées ou obtient le transfert de la valeur de rachat globale admissible de sa pension dans un compte de retraite immobilisé.  Les gains ouvrant droit à pension sont calculés en fonction du plein salaire pendant un congé sans solde autorisé ou un congé d’invalidité de courte durée.  De plus, contrairement aux prestations d’invalidité dans Sylvester, les autres sources de revenus ou prestations reçues par le bénéficiaire ne sont généralement pas déduites des prestations de retraite ou des droits à pension.  M. Waterman aurait pu prendre sa retraite, toucher sa pleine pension et recevoir un plein salaire d’un autre employeur.  Les prestations de retraite n’ont manifestement pas pour objet de compenser une perte de revenus.

[83]                          Il existe une différence encore plus fondamentale.  Comme la juge Prowse l’a souligné dans ses motifs en Cour d’appel, les prestations de retraite telles celles en cause dans la présente affaire revêtent plusieurs des caractéristiques d’un droit de propriété.  Pour reprendre ses propos, ces prestations sont considérées comme appartenant à l’employé :

                    [traduction] . . . bien que les paiements prévus au régime [de retraite à prestations déterminées] soient entièrement versés par IBM, ils le sont « pour le compte de » l’employé.  C’est également ce qui appert du régime [à cotisations déterminées] d’IBM, où les cotisations de l’employeur sont versées dans une caisse au nom de l’employé.  Dans les deux cas, les prestations de retraite sont considérées comme appartenant à l’employé.  Ce dernier peut désigner les bénéficiaires des prestations et décider de transférer son compte de pension dans un autre REÉR immobilisé ou chez un autre employeur après 10 ans de service au moment où il cesse de travailler pour IBM; une disposition prévoit le versement d’une indemnité de départ forfaitaire à l’employé qui prend sa retraite et qui a droit à une « petite pension » (inférieure à celle dont jouit M. Waterman (article 10.08)); et, dans plusieurs ressorts, la valeur de ses droits à pension peut être partagée entre les conjoints en cas de rupture du mariage.  [Je souligne; par. 60.]

[84]                          Ce point de vue s’appuie sur les principes de base du droit des pensions.  La pension de M. Waterman était acquise.  Comme l’expliquent A. Kaplan et M. Frazer dans Pension Law (2e éd. 2013), p. 203 :

                    [traduction]  L’acquisition est la « pierre d’assise » des mesures de protection offertes à l’employé sur laquelle repose la réglementation des régimes de retraite [. . .] L’employé ayant acquis une pension se voit conférer par la loi un droit exécutoire à la valeur accumulée des prestations de retraite qu’il a déjà gagnées, même s’il met fin à son emploi et cesse de participer au régime de retraite avant d’avoir atteint l’âge de la retraite.  C’est l’acquisition des prestations de retraite qui nous amène à voir les pensions non plus comme des droits de nature purement contractuelle, mais comme des intérêts quasi propriétaux.

[85]                          Les prestations de retraite ont toujours été perçues comme un droit acquis par l’employé.  Comme l’a expliqué lord Reid à la p. 16 de l’arrêt Parry : [traduction] « Le produit des sommes versées dans la caisse de retraite constitue, en fait, une rémunération différée du travail actuel de l’employé.  C’est la raison pour laquelle on considère les prestations de retraite comme un revenu gagné. »  Il s’agit donc d’une forme d’épargne‑retraite gagnée au fil des années de service sur laquelle l’employé acquiert des droits spécifiques et exécutoires.  Il n’en est pas moins ainsi du fait que le congédiement injustifié n’a pas entraîné une réduction des prestations de retraite; si elles avaient été réduites du fait du congédiement injustifié, il n’y aurait aucun problème de prestation parallèle et la question de la déduction ne se poserait pas.  Il convient de poser la question suivante : compte tenu du contrat d’emploi, les parties auraient‑elles eu l’intention d’utiliser les droits à pension acquis à l’employé pour financer son congédiement injustifié?  À mon avis, il faut répondre par la négative.  Joseph M. Perillo a écrit ce qui suit :

                    [traduction]  Supposons qu’un employeur congédie un employé sans justification, qu’il rompt le contrat d’emploi, et que l’employé utilise ses épargnes pour couvrir ses frais de subsistance.  Personne n’irait prétendre que les montants retirés du compte d’épargne de l’employé devraient être déduits de la réparation payée à l’employé par l’employeur.  Le compte d’épargne est une source parallèle.  Dans la mesure où une autre source parallèle ressemble à un compte d’épargne, le demandeur devrait pouvoir recouvrer des dommages‑intérêts sans que le montant provenant de la source parallèle ne soit déduit.  [Je souligne; p. 706.]

[86]                          Mon collègue le juge Rothstein n’accepte pas que la nature différente des prestations en l’espèce par rapport à celles dont il est question dans Sylvester puisse constituer une distinction pertinente entre les deux affaires.  Cependant, le juge Major, qui a rédigé la décision unanime de la Cour dans Sylvester, croyait manifestement que c’était le cas.  La première raison pour laquelle il était d’avis que les prestations devaient être déduites était que « les prestations d’invalidité visaient à remplacer le salaire reçu ordinairement par l’intimé » : par. 14.  Autrement dit, le fait que les prestations en cause devaient être une indemnité pour perte de salaire constituait un aspect essentiel du raisonnement adopté par la Cour dans Sylvester.  J’estime qu’il est impossible de rejeter la première raison donnée par la Cour à l’appui de sa décision dans Sylvester au motif qu’elle n’est pas pertinente.

[87]                          Dans Sylvester, la Cour a ensuite examiné le contrat d’emploi dans le but de mieux comprendre les intentions des parties en ce qui concerne l’obtention de dommages-intérêts pour congédiement injustifié et de prestations d’invalidité.  Contrairement à l’avis exprimé par mon collègue le juge Rothstein, la question pertinente n’était pas de savoir à quoi M. Sylvester avait droit aux termes de son contrat d’emploi si son employeur ne l’avait pas violé.  La question était de savoir si le contrat prévoyait, expressément ou implicitement, qu’il reçoive à la fois des prestations d’invalidité et des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié : par. 13.  Le contrat d’emploi dont il était question dans Sylvester (comme en l’espèce) ne traitait pas expressément de cette question, mais il le faisait implicitement.  Quelles que soient les circonstances, il était impossible que M. Sylvester touche à la fois, en vertu du contrat d’emploi, des prestations d’invalidité et un salaire.  De plus, les autres revenus, de quelque nature que ce soit, devaient être déduits du montant des prestations d’invalidité.  Cela signifiait que les parties n’avaient pas l’intention que M. Sylvester touche à la fois les prestations d’invalidité et les dommages‑intérêts pour perte de salaire pendant la période de préavis.  Le juge Major l’a expliqué comme suit :

                        Le droit contractuel de l’intimé de recevoir des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié et son droit contractuel à des prestations d’invalidité reposent sur des hypothèses opposées en ce qui concerne sa capacité de travailler, et il est incompatible avec le contrat de travail que l’intimé puisse toucher ces deux sommes d’argent.  Les dommages‑intérêts sont fondés sur la prémisse qu’il aurait travaillé pendant la période visée par le préavis.  Les prestations d’invalidité ne sont payables que parce qu’il ne pouvait pas travailler.  Il serait illogique de verser des dommages‑intérêts en supposant que l’employé aurait travaillé, en sus de prestations d’invalidité découlant d’un droit qui n’a pris naissance que parce qu’il ne pouvait pas travailler.  Cela tend à indiquer que les parties n’entendaient pas que l’intimé reçoive à la fois des dommages‑intérêts et des prestations d’invalidité.  [Je souligne; par. 17.]

[88]                          Selon mon interprétation de l’arrêt Sylvester, cette analyse ne signifie pas qu’il faille s’intéresser exclusivement aux dispositions précises du contrat de travail, à moins bien sûr qu’elles portent expressément sur la question de la déductibilité des prestations de retraite des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  En l’absence d’une telle disposition expresse — et, tout comme dans Sylvester, il n’y en a aucune en l’espèce — nous devons examiner le contrat afin de déterminer quelle était l’intention des parties en ce qui concerne l’obtention de dommages‑intérêts pour congédiement injustifié et de prestations de retraite.

[89]                          Lorsque nous examinons le contrat de travail en l’espèce, le tableau est beaucoup moins clair qu’il ne l’était dans Sylvester.  Il est vrai que, parce que M. Waterman avait entre 65 et 71 ans au moment de son congédiement et qu’il était admissible à la pension maximale, il ne pouvait pas en fait toucher à la fois un revenu d’emploi d’IBM et des prestations de retraite.  Cependant, lorsqu’on examine le contrat dans son ensemble, il n’est pas juste d’en inférer que les parties ont convenu que les droits à la pension devraient être déduits des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  

[90]                          Premièrement, l’employé qui est congédié avant la date de sa retraite recevrait, sans déduction, des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié et tous les droits prévus par le régime (par exemple, une pension différée ou le transfert de la valeur de rachat dans un compte de retraite immobilisé).  Nul n’a laissé entendre que ces montants auraient une incidence quelconque sur les dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  En fait, la valeur des droits à la pension perdue pendant la période visée par le préavis serait indemnisable dans le cadre d’une action pour congédiement injustifié : voir, p. ex., J. R. Sproat, Wrongful Dismissal Handbook (6e éd. 2012), p. 6‑51 à 6‑52.6.  Deuxièmement, l’employé retraité toucherait la pension maximale et tout revenu d’emploi d’un autre employeur.  Rien ne nous permet de penser qu’un employé retraité d’IBM ne pourrait pas obtenir un emploi ailleurs et conserver son revenu de pension ainsi que le nouveau revenu d’emploi.  Troisièmement, à l’âge de 71 ans, l’employé pourrait toucher le plein salaire versé par IBM et la pension maximale : description du régime, p. 2 (d.a., p. 103); régime, art. 9.02 (d.a., p. 132).  Dans Sylvester, non seulement était‑il impossible pour l’employé, en toutes circonstances, de toucher un salaire et des prestations d’invalidité, mais il était clair que le montant de ces prestations serait réduit de tout autre revenu reçu par l’employé, peu importe la source : par. 14.  Contrairement à l’affaire Sylvester, on ne peut affirmer en l’espèce que le droit à des dommages-intérêts pour congédiement injustifié et le droit aux prestations de retraite reposent sur des hypothèses opposées ou incompatibles.  Cette conclusion s’accorde aussi avec l’idée que les droits acquis à la pension sont analogues aux droits de propriété qui s’accumulent avec le temps au profit de l’employé. 

[91]                          Je conclus que, contrairement à la situation dans l’arrêt Sylvester, le fait que M. Waterman ait reçu des prestations de retraite et des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié ne repose pas sur des hypothèses opposées à propos de sa capacité à travailler et n’est pas incompatible avec le contrat d’emploi selon lequel il peut toucher à la fois des prestations de retraite et un revenu d’emploi.

[92]                          Enfin, dans l’arrêt Sylvester, la Cour a examiné des préoccupations de principe plus générales, notamment le fait que les employés congédiés devraient être traités de la même façon et que les mesures incitatives devraient encourager, et non dissuader, les employeurs à établir des régimes d’invalidité.  Comme l’a expliqué le juge Major au par. 21 :

                        Si des prestations d’invalidité sont payées en sus de dommages-intérêts pour congédiement injustifié, l’employé qui reçoit des prestations d’invalidité reçoit une indemnité plus élevée que l’employé qui est congédié pendant qu’il travaille.  Le fait de déduire les prestations d’invalidité garantit que tous les employés touchés reçoivent des dommages-intérêts équivalents [. . .]  Si les prestations d’invalidité ne sont pas déductibles, les employeurs qui établissent des régimes de prestations d’invalidité devront, en cas de cessation d’emploi, payer davantage aux employés touchés que les employeurs qui n’établissent pas de tels régimes.  Ce facteur de dissuasion à l’établissement de régimes de prestations d’invalidité n’est pas souhaitable.  [Je souligne.]

[93]                          Ces facteurs sont également pertinents en l’espèce, bien que dans ce cas là, ils appuyaient la non-déduction des prestations plutôt que leur déduction.  Contrairement à la situation rencontrée dans Sylvester, la non-déduction en l’espèce favorise le traitement égal de tous les employés.  Si la déduction est permise, l’employé admissible à la pension qui n’a pas atteint l’âge de 71 ans peut, s’il est congédié injustement, être obligé de prendre sa retraite et de toucher ses prestations de retraite.  Par contre, l’employé non admissible à la pension touche des prestations de retraite différées ou la valeur de rachat de sa pension en sus de tous les dommages‑intérêts pour congédiement injustifié, et l’employé âgé de plus de 71 ans touche à la fois ses prestations de retraite et son revenu d’emploi.  Déduire les prestations seulement pour les employés qui se trouvent dans la même situation que M. Waterman constituerait une inégalité de traitement pour les employés admissibles à la pension.  De plus, la déductibilité me semble avoir pour effet d’inciter les employeurs à congédier, pour des raisons économiques, les employés admissibles à la pension plutôt que les autres.  Il ne s’agit pas là d’un facteur d’incitation que la loi devrait favoriser.  Bien qu’il s’agisse d’une préoccupation de principe plus générale, elle est directement liée à la prestation en question et elle repose sur un fondement factuel raisonnable.

[94]                          Mon collègue le juge Rothstein estime qu’il n’existe aucun facteur d’incitation de ce genre parce que « la différence entre le coût lié au congédiement des employés admissibles à la pension et le coût lié au congédiement des employés non admissibles est une question de forme seulement et non de fond » : par. 134.  En toute déférence, je ne puis souscrire à cette opinion.  Il laisse entendre implicitement par là qu’il existe un rapport d’équivalence entre le montant des prestations de retraite qui, selon IBM, devrait être déduit et la somme qu’elle a cotisée au fil du temps pour financer ces prestations, de sorte qu’il n’est pas plus économique de congédier un employé admissible à la pension que de congédier un employé non admissible à une pleine pension.  Cette proposition repose toutefois sur une simplification fort excessive, et inexacte à mon humble avis, du financement des prestations de retraite.

[95]                          Selon mon collègue le juge Rothstein, l’omission de déduire les prestations de retraite acquises des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié peut défavoriser d’autres employés à l’avenir en « incitant » les employeurs à exiger de l’employé qu’il travaille jusqu’à la fin de la période de préavis raisonnable, ce qui pourrait défavoriser les employés.  Cependant, le risque associé à ce facteur d’incitation me semble éminemment conjectural.  Le fait de donner (et de recevoir) un préavis comporte des avantages et des inconvénients tant pour l’employeur que pour l’employé.  Du point de vue de l’employeur, il n’est peut‑être pas avantageux que l’employé reste sur les lieux de travail pendant la période de préavis.  De plus, l’employeur ne bénéficie pas des efforts que pourrait déployer l’employé pour trouver un autre emploi et, ainsi, limiter le préjudice, un avantage imprévisible dans bien des cas au moment du congédiement.  L’employeur peut toujours négocier avant de congédier un employé au lieu de le congédier sans avoir d’abord négocié.  Vu ces considérations, entre autres, il me semble très conjectural de dire que le refus de déduire les prestations de retraite encouragera les employeurs à donner un préavis plutôt qu’à offrir une indemnité de départ.

[96]                          Enfin, il n’existe aucun parallèle, du point de vue des considérations de politique générale, entre l’affaire Sylvester et la présente affaire.  Dans Sylvester, la Cour craignait que si les prestations de remplacement du salaire non contributives n’étaient pas déduites, les employeurs pourraient se montrer réticents à financer ces prestations.  Cette préoccupation n’est pas présente en l’espèce vu que la prestation de retraite n’est pas censée constituer une indemnité pour perte de salaire et que les employés contribuent au coût des prestations de retraite.  De plus, un employeur en proie à cette crainte (il convient cependant de préciser que le peu de cas signalés donne à penser que ce problème survient très rarement) peut la dissiper en ajoutant une disposition appropriée au texte du régime de retraite.

[97]                          Pour conclure, j’estime qu’en l’espèce, les prestations de retraite sont de nature très différente des prestations d’invalidité en cause dans l’affaire Sylvester, que l’intention des parties en ce qui concerne la déductibilité est bien plus ambivalente que dans Sylvester, et que les préoccupations de principe plus générales vont dans le sens contraire de cet arrêt.  Contrairement aux prestations d’invalidité en cause dans Sylvester, les prestations de retraite ne constituent pas une indemnité pour perte de revenus, elles ne sont pas réduites par le versement d’autres prestations ou par un revenu et l’employé acquiert au fil du temps le droit de toucher la valeur de rachat des prestations.  Contrairement à la situation relative aux prestations d’invalidité dans Sylvester, rien n’interdit à un employé de toucher à la fois ses prestations de retraite et un revenu d’emploi, et l’obtention de ces prestations et de ce revenu n’est pas fondée sur des hypothèses opposées ou incompatibles.  Les prestations de retraite ne sont pas réduites par d’autres revenus.  La non‑déduction des prestations de retraite permet d’offrir aux employés un traitement égal et d’inciter plus efficacement les employeurs à traiter tous leurs employés de façon équitable.

[98]                          Je conclus par conséquent que l’arrêt Sylvester n’étaye pas la thèse d’IBM en l’espèce, mais qu’il appuie plutôt la conclusion selon laquelle les prestations de retraite ne devraient pas être déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.

V.    Dispositif

[99]                          Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.

                    Version française des motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Rothstein rendus par

                     Le juge Rothstein (dissident)  —

I.          Introduction

[100]                      Richard Waterman a intenté la présente action dans laquelle il allègue que son employeur, IBM Canada Ltée, a violé son contrat de travail en ne lui donnant pas un préavis de congédiement raisonnable.  Le juge de première instance a conclu, ce que nul ne conteste maintenant, que M. Waterman avait droit à un préavis de 18 mois en plus de celui qu’on lui avait donné, et qu’il a par conséquent droit au salaire qu’il aurait gagné s’il avait continué à travailler pendant cette période.  Au cours de la période de 18 mois, IBM a versé à M. Waterman des prestations de retraite mensuelles en tenant pour acquis que celui‑ci avait pris sa retraite.  La seule question en litige dans la présente affaire est de savoir si les prestations de retraite qu’IBM a versées à M. Waterman au cours de la période de préavis de 18 mois doivent être déduites lors du calcul de la somme qui doit lui être versée à titre de dommages‑intérêts.

[101]                      Je conviens avec les juges majoritaires que, si l’on applique simplement le principe qui régit les dommages‑intérêts contractuels ― suivant lequel la partie innocente doit être rétablie dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si le contrat avait été respecté ― les prestations de retraite doivent être déduites (voir par. 2).  Les parties s’entendent pour dire que, s’il avait reçu un préavis raisonnable et s’il avait travaillé pendant toute la période du préavis raisonnable, M. Waterman n’aurait touché que son salaire, mais pas ses prestations de retraite, jusqu’à la fin de la période de préavis.  La déduction des prestations de retraite qu’IBM lui a versées au cours de la période de préavis raisonnable permet donc de remettre M. Waterman dans la même situation que celle dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté.  En ne déduisant pas les prestations de retraite, on permettrait à M. Waterman de réaliser un gain fortuit.

[102]                      Or, les juges majoritaires acceptent l’argument de M. Waterman selon lequel il faudrait lui laisser ce gain fortuit parce que ses prestations de retraite sont visées par l’exception relative à l’« assurance privée ».  Je suis d’avis de rejeter cet argument.  En l’espèce, la Cour doit déterminer la perte subie par M. Waterman selon les modalités d’un seul contrat qui a donné à M. Waterman le droit à un préavis raisonnable et le droit de toucher des prestations de retraite.  L’exception relative à l’assurance privée ne s’applique pas à un tel cas.  Lorsque la Cour est appelée à déterminer une perte aux termes d’un seul contrat, le droit du demandeur repose sur le principe ordinaire applicable suivant lequel celui-ci doit être rétabli dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté. 

[103]                      Il importe de signaler que les régimes de retraite ne sont pas tous semblables.  M. Waterman bénéficie d’un régime de retraite à prestations déterminées, aux termes duquel IBM s’est engagée à lui verser des prestations selon une formule prédéterminée, et ce, à compter de sa retraite et, par la suite, jusqu’à son décès.  Autrement dit, du point de vue de M. Waterman, celui-ci devait toucher, sa vie durant à compter de sa retraite, des prestations déterminées à même un fonds illimité.  C’est pourquoi les prestations de retraite reçues par M. Waterman au cours de la période de préavis raisonnable n’ont pas eu d’incidence, pour l’avenir, sur son droit aux prestations de retraite, et la déduction de ces prestations n’enlève rien à M. Waterman.  Au contraire, la non‑déduction a pour effet de lui accorder davantage que ce qu’il a négocié et d’obliger IBM à verser une somme plus élevée que celle convenue. 

II.       Contexte factuel

[104]                      M. Waterman a travaillé pour IBM pendant environ 42 ans.  Au moment de son congédiement, il était âgé de 65 ans.

[105]                      En tant qu’employé d’IBM, M. Waterman a adhéré au régime de retraite à prestations déterminées de la compagnie.  Aux termes du régime, IBM devait cotiser au régime pour le compte de ses employés et, dès qu’un employé devenait admissible à toucher des prestations, IBM versait à cet employé des prestations mensuelles selon une formule prédéterminée, et ce, jusqu’à son décès.  Le régime prévoyait qu’un employé devenait admissible à des prestations mensuelles au moment de sa retraite, après avoir atteint l’âge de 65 ans.  L’employé dont l’emploi prenait fin avant l’âge de 65 ans pouvait toucher ses prestations de retraite après avoir atteint l’âge de 65 ans ou choisir de transférer à un nouvel employeur l’équivalent actuariel de ses prestations de retraite accumulées.  L’employé devenait également admissible à recevoir ses prestations à l’âge de 71 ans, peu importe qu’il ait été congédié ou qu’il ait pris sa retraite, ce qui, selon les parties, était nécessaire pour que le régime soit conforme aux règlements de l’impôt sur le revenu.  Au moment où IBM a congédié M. Waterman, la somme que ce dernier devait recevoir chaque mois à partir du moment où il devenait admissible était déjà calculée depuis de nombreuses années.

[106]                      IBM a congédié M. Waterman au mois de mars 2009.  Elle lui a donné un préavis de deux mois, après quoi elle le considérerait à la retraite et commencerait à lui verser des prestations de retraite.  Le juge de première instance a conclu, et personne ne le conteste maintenant, qu’IBM avait l’obligation de donner à M. Waterman un préavis supplémentaire de 18 mois.

[107]                      La lettre de congédiement offrait également à M. Waterman une indemnité de cessation d’emploi en échange d’une décharge de toute responsabilité.  Comme je l’explique plus loin, l’offre de cessation d’emploi aurait accordé à M. Waterman davantage que ce qu’il aurait reçu si on lui avait donné un préavis complet de 20 mois et s’il avait travaillé pendant toute la durée du préavis.  M. Waterman a refusé l’offre de cessation d’emploi d’IBM.  Il a continué à travailler pour IBM pendant la période de préavis de deux mois qu’il avait reçu et il a commencé par la suite à toucher des prestations de retraite mensuelles d’IBM.  Le 11 juin 2009, M. Waterman a introduit la présente action en vue de faire reconnaître son droit contractuel à un préavis de congédiement raisonnable.

[108]                      En septembre 2009, M. Waterman a obtenu un autre emploi comme vendeur d’assurance à temps partiel. 

III.       Historique procédural

A.          Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2010 BCSC 376, 2010 CLLC ¶210‑021

[109]                      Au terme d’un procès sommaire, le juge Goepel a conclu qu’IBM avait violé le contrat de travail de M. Waterman en ne lui donnant pas un préavis raisonnable.  Le juge Goepel a estimé qu’IBM avait l’obligation de donner à M. Waterman un préavis de 18 mois en plus de celui qu’il avait reçu.  M. Waterman avait par conséquent droit au salaire qu’il aurait gagné et aux prestations qu’il aurait accumulées s’il avait continué à travailler pour IBM pendant cette période.

[110]                      Dans son calcul des dommages‑intérêts, le juge Goepel n’a pas déduit les prestations de retraite qu’IBM avait versées à M. Waterman au cours de la période de préavis.  Le juge Goepel s’est dit d’avis qu’il était lié par la décision rendue par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’affaire Girling c. Crown Cork & Seal Canada Inc. (1995), 9 B.C.L.R. (3d) 1, dans laquelle il avait été jugé que les prestations de retraite ne devaient pas être déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié.  Le juge a admis la possibilité que l’arrêt Girling ne représente plus un énoncé exact de l’état du droit, compte tenu de l’arrêt Sylvester c. Colombie‑Britannique, [1997] 2 R.C.S. 315, de notre Cour, mais a conclu que, pour des raisons de courtoisie judiciaire, il se devait d’appliquer l’arrêt Girling.

[111]                      S’appuyant sur ce raisonnement, le juge Goepel a accordé à M. Waterman 93 305 $ en dommages‑intérêts, ce qui correspondait au salaire et aux prestations que M. Waterman aurait reçus s’il avait travaillé pendant toute la période du préavis de 18 mois supplémentaires, déduction faite du revenu tiré de son nouvel emploi au cours de la même période. 

B.       Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2011 BCCA 337, 20 B.C.L.R. (5th) 241

[112]                      S’exprimant au nom d’une formation unanime, la juge Prowse a rejeté l’appel interjeté par IBM. 

[113]                      La juge Prowse a fait observer que la démarche suivie par la Cour d’appel dans l’arrêt Girling avait été écartée par notre Cour dans l’arrêt Sylvester.  En particulier, cet arrêt avait rejeté la méthode de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique consistant à considérer les ententes portant sur les prestations d’employé comme des contrats distincts du contrat de travail.  La juge Prowse s’est dite d’avis que, selon l’arrêt Sylvester, le droit de M. Waterman à son salaire et au versement de prestations de retraite pendant la période de préavis dépendait de l’interprétation que l’on faisait de l’entente contractuelle intervenue entre les parties.

[114]                      Après avoir examiné les modalités du contrat de travail et du régime de retraite à prestations déterminées de M. Waterman, la juge Prowse a conclu que les droits de M. Waterman en cas de congédiement injustifié n’y étaient pas expressément définis.  La juge Prowse a ensuite examiné l’intention qu’auraient eue les parties si elles s’étaient arrêtées à la situation.  Elle a conclu que, malgré l’absence d’éléments de preuve concernant l’intention des parties, ces dernières n’auraient pas voulu, si elles s’étaient penchées sur la question, que les prestations de retraite de M. Waterman soient déduites des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié. 

[115]                      La juge Prowse a également conclu, au par. 62, que [traduction] « les prestations de retraite en litige sont également qualifiées à juste titre de prestations d’assurance non déductibles et non indemnitaires », pour reprendre les qualificatifs employés par la juge McLachlin, maintenant Juge en chef, dans l’arrêt Cunningham c. Wheeler, [1994] 1 R.C.S. 359.

IV.    Question en litige

[116]                      La seule question en litige devant notre Cour est de savoir si les prestations de retraite qu’IBM a versées à M. Waterman au cours de la période de préavis raisonnable auraient dû être déduites lors du calcul de ses dommages‑intérêts. 

V.       Analyse

[117]                      Mon analyse comporte deux étapes.  Premièrement, je détermine s’il est nécessaire de déduire les prestations de retraite que M. Waterman a touchées au cours de la période de préavis raisonnable afin de remettre M. Waterman dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté — c.-à-d. s’il avait reçu un préavis raisonnable et s’il avait travaillé pendant toute la durée de la période du préavis raisonnable.  Deuxièmement, je détermine s’il y a lieu d’appliquer l’exception relative à l’assurance privée, laquelle permet au demandeur de recevoir une indemnisation excédentaire dans certaines circonstances.  Je conclus qu’il faut déduire les prestations de retraite que M. Waterman a touchées afin de remettre celui‑ci dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté.  L’exception relative à l’assurance privée ne s’applique pas en l’espèce.  

A.       Dommages‑intérêts contractuels pour congédiement injustifié

[118]                      Selon le principe applicable en matière de dommages‑intérêts pour violation de contrat, la partie non fautive devrait recevoir l’équivalent matériel de la prestation qu’elle aurait obtenue si le contrat avait été respecté (J. D. McCamus, The Law of Contracts (2e éd. 2012), p. 871).  Les dommages‑intérêts pour congédiement injustifié devraient « représente[r] le salaire que l’employé aurait gagné s’il avait travaillé au cours de la période visée par le préavis, déduction faite de toute somme devant être affectée à la limitation des dommages » (Sylvester, par. 1).  Je conviens avec les juges majoritaires que l’application de cette règle mène en l’espèce à la déduction des prestations de retraite.

[119]                      Dans Sylvester, notre Cour a examiné la question de savoir si les prestations d’invalidité qu’un employé congédié injustement avait reçues pendant la période visée par le préavis raisonnable devaient être déduites des dommages‑intérêts accordés pour congédiement injustifié.  S’exprimant au nom d’une Cour unanime, le juge Major a estimé qu’il fallait déduire ce montant.  Il a expliqué que les prestations versées par l’employeur ne devaient pas être considérées comme des contrats « distincts du contrat de travail, mais plutôt comme des éléments faisant partie intégrante de celui‑ci » (par. 13).  Ainsi, « [l]a question de la déductibilité repos[ait] [. . .] sur les modalités du contrat de travail et sur l’intention des parties » (par. 12).

[120]                      Le juge Major a ensuite expliqué que les dommages‑intérêts pour congédiement injustifié étaient « fondés sur la prémisse que l’employé aurait travaillé pendant la période visée par le préavis » (par. 15).  « Le droit contractuel de [l’employé] de recevoir des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié et son droit contractuel à des prestations d’invalidité [reposaient] sur des hypothèses opposées en ce qui concerne sa capacité de travailler, et il [était] incompatible avec le contrat de travail que l’intimé puisse toucher ces deux sommes d’argent » (par. 17).  S’appuyant sur cette analyse, le juge Major a conclu : « Il serait illogique de verser des dommages‑intérêts en supposant que [le demandeur] aurait travaillé, en sus de prestations d’invalidité découlant d’un droit qui n’a pris naissance que parce qu’il ne pouvait pas travailler » (par. 17). 

[121]                      Une simple application de l’arrêt Sylvester permet d’affirmer que la déduction s’impose en l’espèce.  En particulier, les dommages‑intérêts accordés à M. Waterman pour congédiement injustifié doivent être « fondés sur la prémisse que l’employé aurait travaillé pendant la période visée par le préavis » (Sylvester, par. 15).  Selon les modalités de son contrat de travail, M. Waterman aurait été admissible à des prestations de retraite uniquement à la suite de son congédiement ou de sa retraite.  Par conséquent, tout comme dans l’affaire Sylvester, le droit contractuel de M. Waterman à des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié et son droit contractuel à des prestations de retraite reposent sur « des hypothèses opposées » en ce qui concerne la possibilité qu’il puisse travailler (par. 17).  Il serait donc « illogique » de lui verser des dommages‑intérêts en supposant qu’il aurait pu recevoir les deux montants (ibid.).

[122]                      Cette conclusion découle de la nature du régime de retraite en litige dans la présente affaire — un régime à prestations déterminées.  Ce régime se distingue sensiblement d’un régime à cotisations déterminées, et la distinction entre ces deux types de régimes de retraite se situe au cœur de mon désaccord avec la majorité. 

[123]                      Un régime de retraite à cotisations déterminées [traduction] « ressemble beaucoup à un régime enregistré d’épargne‑retraite collectif », en ce qu’il permet à l’employé de recevoir en prestations de retraite un montant total ou un « montant forfaitaire » déterminé (A. Kaplan et M. Frazer, Pension Law (2e éd. 2013), p. 89).  Il ne conviendrait pas que l’on déduise les prestations de retraite que l’employé congédié injustement a retirées d’un régime de retraite à cotisations déterminées parce que la déduction placerait l’employé dans une situation pire que celle dans laquelle il se serait trouvé si son contrat de travail avait été respecté. 

[124]                      En particulier, dans le cas d’un régime de retraite à cotisations déterminées, si le contrat de travail de l’employé est respecté (c.-à-d. qu’il a reçu un préavis de congédiement raisonnable et continue de travailler pendant toute la période du préavis), l’employé s’attendrait à toucher son salaire pendant toute la durée du préavis ainsi que le plein montant forfaitaire qu’il aurait accumulé dans son compte d’épargne ou dans son régime de retraite à cotisations déterminées à l’expiration de la période de préavis raisonnable, y compris toute cotisation versée au régime pendant la période de préavis.  Par contre, si, pendant la période de préavis raisonnable, l’employé congédié injustement retire des prestations de ce montant forfaitaire déterminé, la déduction des prestations de pension ferait en sorte qu’il se retrouverait avec un montant égal au salaire gagné au cours de la période de préavis et le montant forfaitaire, diminué de la somme qu’il aurait retirée au cours de la période du préavis.  Il obtiendrait ainsi moins que ce à quoi il avait droit en vertu de son contrat de travail. 

[125]                      Tout au long de son argumentation devant notre Cour, M. Waterman a plaidé que son régime de retraite s’apparente à un compte d’épargne.  Il n’est pas le seul à l’affirmer.  La Cour d’appel a cité et approuvé, au par. 48, les propos tenus par le juge Kent dans Chandler c. Ball Packaging Products Canada Ltd. (1992), 2 C.C.P.B. 101 (C.J. Ont. (Div. gén.)), selon lesquels les prestations de retraite devraient être considérées comme [traduction] « semblables à un régime enregistré d’épargne‑retraite » (par. 4).

[126]                      Les juges majoritaires acceptent également l’analogie.  Ils affirment que « [l]es prestations de retraite [. . .] constituent un type d’épargne‑retraite » (par. 4; voir aussi par. 85).  Ils citent l’extrait suivant de l’article de J. M. Perillo, « The Collateral Source Rule in Contract Cases » (2009), 46 San Diego L. Rev. 705, p. 706, dont ils soulignent un passage :

                    [traduction]  Supposons qu’un employeur congédie un employé sans justification, qu’il rompt le contrat d’emploi, et que l’employé utilise ses épargnes pour couvrir ses frais de subsistance.  Personne n’irait prétendre que les montants retirés du compte d’épargne de l’employé devraient être déduits de la réparation payée à l’employé par l’employeur.  Le compte d’épargne est une source parallèle.  Dans la mesure où une autre source parallèle ressemble à un compte d’épargne, le demandeur devrait pouvoir recouvrer des dommages-intérêts sans que le montant provenant de la source parallèle ne soit déduit.  [Souligné par le juge Cromwell; par. 85.]

Ces mentions peuvent laisser croire à tort que M. Waterman a touché des prestations de retraite à même un compte déterminé, et ce, à ses propres frais.  Si M. Waterman avait dû puiser dans son propre compte d’épargne à la suite de son congédiement injustifié, la somme retirée aurait dû être incluse dans les dommages‑intérêts accordés afin que celui‑ci soit rétabli dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté.  Toutefois, cette analogie entre la pension de M. Waterman et un compte d’épargne néglige la nature du régime de retraite à prestations déterminées en cause dans la présente affaire. 

[127]                      Contrairement à un régime de retraite à cotisations déterminées, le régime de retraite à prestations déterminées en cause diffère fondamentalement d’un compte d’épargne.  Le régime de retraite à prestations déterminées n’assurait pas à M. Waterman un montant forfaitaire déterminé qui était partiellement entamé par les prestations de retraite qu’il a reçues au cours de la période de préavis raisonnable.  Le régime de retraite lui garantissait plutôt des paiements prédéterminés fixes à compter de sa retraite, et ce, sa vie durant.  Pour cette raison, le fait de déduire les prestations de retraite de M. Waterman dans le cas qui nous occupe n’a pas pour effet de le « priver » des prestations auxquelles il aurait eu droit si IBM n’avait pas violé le contrat.  Au contraire, la déduction de ces sommes lui permet de recevoir exactement ce qu’il aurait reçu si le contrat de travail avait été respecté, soit un montant égal à son salaire au cours de la période de préavis raisonnable et, par la suite, des prestations déterminées sa vie durant.

[128]                      L’issue est différente selon que les affaires concernent un régime de retraite à prestations déterminées ou un régime de retraite à cotisations déterminées en raison de la simple application du principe qui régit les dommages‑intérêts contractuels ― la partie non fautive doit être rétablie dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si le contrat avait été respecté.  Cela n’a rien à voir avec la prestation parallèle, avec l’avantage compensatoire ni avec l’exception relative à l’assurance privée.  Comme le souligne à juste titre mon collègue, ces exceptions ne sont pertinentes que dans le cas d’une « indemnisation excédentaire » (par. 23).  Or, comme le montre l’analyse qui précède, la question d’une indemnisation excédentaire ne se pose pas en l’absence d’une déduction des prestations de retraite reçues d’un régime à cotisations déterminées ou en présence d’une déduction des prestations reçues d’un régime à prestations déterminées.  Dans les deux cas, l’employé est rétabli dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté.

[129]                      Au moment du congédiement injustifié, le montant des prestations de retraite que M. Waterman devait toucher en prenant sa retraite était déjà calculé depuis un certain temps et n’aurait pas augmenté si celui‑ci avait continué à travailler pour IBM.  Si les prestations de retraite de M. Waterman avaient pu augmenter pendant la période de préavis, les dommages‑intérêts accordés pour congédiement injustifié auraient indemnisé celui‑ci de la perte subie.  Or, en l’espèce, le congédiement injustifié de M. Waterman n’a eu aucune incidence sur son droit aux prestations de retraite.  Comme les parties l’ont reconnu, il n’est pas nécessaire de rajuster le montant des dommages‑intérêts accordés pour tenir compte d’une augmentation des prestations de retraite si M. Waterman avait travaillé pendant la période de préavis raisonnable.

[130]                      Les juges majoritaires affirment que le fait que les prestations de retraite de M. Waterman proviennent d’un régime à prestations déterminées ne change rien à leur nature contributive et non indemnitaire (par. 63 et 68).  La nature des prestations n’offre cependant pas de réponse à la question de savoir si le demandeur recevra l’équivalent matériel de la prestation qu’il aurait obtenue si le contrat avait été respecté ou s’il recevra une indemnisation excédentaire.  Avec égards, les motifs de la majorité confondent l’analyse relative aux dommages‑intérêts contractuels accordés pour congédiement injustifié et les considérations devant s’appliquer à l’égard de l’exception relative à l’assurance privée dans les cas de dommages‑intérêts contractuels.  Suivant le principe applicable en matière de dommages‑intérêts contractuels, le fait que le régime de retraite en litige soit un régime à prestations déterminées permet de conclure que les prestations de retraite reçues doivent être déduites des dommages‑intérêts accordés à M. Waterman pour congédiement injustifié.

[131]                      En passant, l’absence de distinction entre le régime à prestations déterminées et le régime à cotisations déterminées peut aussi expliquer le caractère erroné de la préoccupation de principe évoquée par les juges majoritaires au sujet des employeurs qui seraient incités à congédier, pour des raisons économiques, les employés admissibles à la pension.  Selon les juges majoritaires, la déduction des prestations payées par IBM à M. Waterman au cours de la période de préavis raisonnable aurait pour effet « d’inciter les employeurs à congédier, pour des raisons économiques, les employés admissibles à la pension plutôt que les autres ».  Les juges majoritaires affirment : « Il ne s’agit pas là d’un facteur d’incitation que la loi devrait favoriser » (par. 93).

[132]                      Cet argument relatif au facteur d’incitation repose sur une fausse prémisse, à savoir que la déduction des prestations de retraite des dommages‑intérêts accordés relativement à la période de préavis raisonnable ferait en sorte qu’il serait moins onéreux, pour les employeurs, de congédier les employés admissibles à la pension plutôt que les autres.  Tel n’est pas le cas.  Les prestations de retraite que M. Waterman a touchées pendant la période de préavis ne sont pas sorties de nulle part.  Dans le cadre d’un régime de retraite à prestations déterminées, l’employeur a l’entière responsabilité de verser aux employés les prestations déterminées garanties.  Advenant que le versement des prestations déterminées donne lieu à un déficit actuariel de la caisse de retraite, l’employeur sera tenu de renflouer la caisse afin de remplir son obligation légale de la maintenir intégralement capitalisée.  Par contre, si la caisse de retraite présente un excédent actuariel malgré le versement des prestations, la période d’exonération de cotisations dont l’employeur peut par ailleurs bénéficier — c.-à-d. la période durant laquelle il n’a pas à verser régulièrement des cotisations à la caisse de retraite — sera réduite.  Ainsi, le retrait des prestations de la caisse de retraite, comme tout autre payement, a une incidence sur le résultat net de l’employeur.

[133]                      Selon les juges majoritaires, cette analyse repose sur une simplification fort excessive et inexacte (par. 94).  Ils semblent avoir mal compris l’incidence du versement, par IBM, des prestations de retraite à M. Waterman.  L’analyse n’a rien à voir avec le financement des prestations au fil du temps.  Elle porte plutôt simplement sur l’incidence du versement des prestations de retraite sur l’obligation d’IBM de garantir la solvabilité actuarielle de la caisse de retraite, de sorte qu’il serait nécessaire de renflouer la caisse de retraite ou de renoncer à bénéficier d’une exonération de contributions correspondant aux prestations de retraite versées.

[134]                      Il s’ensuit que la différence entre le coût lié au congédiement des employés admissibles à la pension et le coût lié au congédiement des employés non admissibles est une question de forme seulement et non de fond.  Autrement dit, dans le cas de l’employé qui n’est pas admissible aux prestations de retraite déterminées, l’employeur indemnise l’employé congédié en lui versant des dommages-intérêts équivalents au salaire qu’il aurait gagné au cours de la période de préavis raisonnable.  Dans le cas de l’employé admissible à toucher ses prestations de retraite déterminées, l’employeur paie à la fois : (1) les prestations de retraite provenant de la caisse de retraite de l’employeur, une caisse qu’il a l’obligation de maintenir, et (2) les dommages-intérêts équivalents au salaire que l’employé aurait gagné au cours de la période de préavis, déduction faite de ce qu’il a déjà payé à même la caisse de retraite.  Dans les deux cas, le coût supporté par l’employeur est le même : le montant équivaut au salaire que l’employé aurait gagné s’il avait travaillé pendant toute la période de préavis raisonnable.  Il n’y a ainsi rien qui incite l’employeur à congédier les employés admissibles à la pension.

[135]                      Les juges majoritaires mettent l’accent sur l’existence des « droits spécifiques et exécutoires » de M. Waterman relativement à sa pension (par. 85).  Il n’est pas contesté que M. Waterman a acquis le droit aux prestations de retraite, ce qui lui confère des droits spécifiques et exécutoires.  Toutefois, ses droits spécifiques et exécutoires demeurent assujettis aux dispositions du régime qui régissent les conditions auxquelles les prestations sont versées.  Par conséquent, même s’il avait acquis des droits à son régime de retraite, M. Waterman n’aurait pas pu demander de toucher à la fois son salaire et ses prestations de retraite s’il avait continué à travailler pour IBM au cours de la période de préavis raisonnable.

B.       Applicabilité de l’exception relative à l’assurance privée

[136]                      Les juges majoritaires acceptent que le fait de remettre M. Waterman dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté permettrait de conclure que les prestations de retraite doivent être déduites (par. 2).  Toutefois, ils affirment que les prestations de retraite qu’IBM a versées à M. Waterman aux termes de son contrat de travail, en tenant pour acquis que celui‑ci avait pris sa retraite, peuvent être considérées comme des prestations d’« assurance privée » et qu’il n’est donc pas nécessaire de déduire ces prestations en vertu de l’exception relative à l’assurance privée.  Je ne suis pas d’accord avec cette conclusion.  J’estime que l’exception relative à l’assurance privée ne s’applique pas en l’espèce. 

[137]                      La présente affaire porte sur l’interprétation d’un seul contrat de travail qui donne lieu au droit de M. Waterman à des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié et à son droit à des prestations de retraite.  Notre Cour a statué que les prestations versées par l’employeur « ne devraient pas être considéré[e]s comme des contrats distincts du contrat de travail, mais plutôt comme des éléments faisant partie intégrante de celui-ci » (Sylvester, par. 13).  Les juges majoritaires affirment avec justesse que l’expression « règle [. . .] du “contrat unique” » ne figure pas littéralement dans Sylvester, mais le raisonnement formulé dans cet arrêt ne peut mener qu’à cette conclusion (par. 52).

[138]                      Comme je l’expliquerai plus loin, dans le contexte d’un contrat unique, la prestation parallèle ou l’exception relative à l’assurance privée ne s’applique pas.  La raison est simple : si la cause d’action du demandeur et son droit à des prestations particulières découlent du même contrat et que le demandeur a effectivement droit à ces prestations — c.-à-d. il avait « souscrit une assurance » de sorte que le défendeur est tenu de verser les prestations — le demandeur touchera alors ces prestations en raison du principe ordinaire applicable suivant lequel il devrait être rétabli dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté.  Il ne sera pas nécessaire d’invoquer l’exception relative à la prestation parallèle.

[139]                      En d’autres mots, vu que la pension de M. Waterman découle du même contrat aux termes duquel la cour doit évaluer la perte que celui‑ci a subie, la nécessité d’invoquer l’exception relative à l’assurance privée revient à admettre que la pension de M. Waterman ne constituait pas une « assurance privée » qui couvrait au départ la violation de contrat.  S’il avait « souscrit une assurance » couvrant la violation, M. Waterman obtiendrait les prestations afférentes suivant le principe général applicable voulant qu’il obtienne ce à quoi il se serait attendu à recevoir aux termes du contrat. 

[140]                      C’est pourquoi l’approche adoptée par les juges majoritaires en l’espèce comporte une contradiction inhérente : ils concluent que M. Waterman bénéficiait d’une « assurance privée » qui lui permet de garder les prestations de retraite en plus de son salaire.  Si M. Waterman bénéficiait d’une telle « assurance privée », celle‑ci devait découler de son contrat de travail.  Toutefois, si le contrat de travail de M. Waterman lui permettait effectivement de toucher à la fois des prestations de retraite et son salaire, il ne serait pas nécessaire d’invoquer une exception.  M. Waterman toucherait les prestations visées simplement en obtenant ce à quoi il se serait attendu aux termes du contrat. 

[141]                      Outre cette contradiction troublante, l’application de l’exception relative à l’assurance privée en l’espèce serait contraire à sa raison d’être, à savoir qu’il serait [traduction] « injuste et abusif de statuer que les sommes qu’il a prudemment consacrées au paiement des primes et des avantages qui en découlent profitent à l’auteur du délit » : Parry c. Cleaver, [1970] A.C. 1 (H.L.), lord Reid, p. 14.  Si l’on accepte l’hypothèse qu’en travaillant pour IBM au fil des ans, M. Waterman a payé des primes pour obtenir son régime de retraite, il n’en demeure pas moins que les termes du contrat relatif à la pension ou à l’« assurance » qu’il a payé lui a permis de toucher un salaire ou des prestations de retraite, mais pas les deux à la fois.  En d’autres mots, il ne s’agit pas d’un cas où la déduction donne lieu à un certain avantage pour lequel le demandeur a payé et qui profite au défendeur.  Bien au contraire, comme je l’ai déjà expliqué, la déduction est nécessaire afin que le demandeur bénéficie de la pension ou de l’« assurance » pour laquelle il a payé.  La non‑déduction fait en sorte que le demandeur obtient plus que ce qu’il s’attendait à recevoir aux termes de son contrat et que le défendeur paye plus que ce qu’il avait accepté de payer. 

[142]                      C’est ce qui distingue l’affaire qui nous occupe de toutes les autres affaires dans lesquelles l’exception relative à l’assurance privée a été appliquée.  Dans les affaires Guy c. Trizec Equities Ltd., [1979] 2 R.C.S. 756, Canadian Pacific Ltd. c. Gill, [1973] R.C.S. 654, et Cunningham, les défendeurs qui avaient causé un préjudice aux demandeurs et qui étaient poursuivis cherchaient à payer moins que ce qu’ils devaient suivant les principes ordinaires en matière de dommages-intérêts compensatoires, parce que les demandeurs avaient reçu de tiers des prestations distinctes aux termes d’un contrat ou de la loi. 

[143]                      De même, l’arrêt Jack Cewe Ltd. c. Jorgenson, [1980] 1 R.C.S. 812, portait sur une poursuite pour congédiement injustifié dans laquelle l’employeur tentait de faire réduire les dommages‑intérêts parce que, aux termes de la loi, l’employé était admissible à des prestations d’assurance‑chômage.  Contrairement à l’affirmation des juges majoritaires selon laquelle les prestations découlaient du contrat de travail, la source des prestations dans cette affaire était un tiers, en l’occurrence le gouvernement.  Comme dans les affaires Guy, Gill et Cunningham, il ne s’agissait pas dans l’affaire Jack Cewe d’un cas où la cause d’action du demandeur et les prestations qu’il avait reçues découlaient d’un seul contrat dont les modalités ne permettaient pas à celui-ci de toucher à la fois un salaire et des prestations. 

[144]                      Eu égard à la raison d’être de l’exception relative à l’assurance privée, dans chacune des affaires Guy, Gill, Cunningham et Jack Cewe, la Cour devait choisir entre deux solutions : (1) ne pas déduire les prestations et obliger ainsi le défendeur à payer au demandeur la somme correspondant à la perte subie, suivant les principes ordinaires en matière de responsabilité délictuelle ou (comme dans l’affaire Jack Cewe) en matière de dommages‑intérêts contractuels, même si le demandeur toucherait davantage que l’équivalent matériel de la perte subie en raison des prestations reçues; ou (2) permettre au défendeur de ne verser aucune indemnité ou de verser une somme moindre que l’équivalent matériel de la perte subie par le demandeur, de sorte que celui‑ci ne bénéficie pas des prestations découlant des primes versées à un tiers.  La Cour a décidé, conformément à la raison d’être de l’exception relative à l’assurance privée, que le demandeur — et non le défendeur —devrait toucher les prestations découlant des primes qu’il avait payées. 

[145]                      En l’espèce, le choix est tout à fait différent.  Les solutions offertes sont (1) ne pas déduire, obligeant ainsi le défendeur à verser une somme plus élevée que celle qu’il avait convenu de verser au demandeur aux termes du contrat de travail, et accordant à ce dernier davantage que ce qu’il a négocié; ou (2) déduire, obligeant ainsi le défendeur à verser une somme correspondant à la perte subie par le demandeur (c.-à-d. le montant nécessaire pour que le demandeur soit rétabli dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si le contrat avait été respecté), et accordant au demandeur une somme équivalente à la perte subie.  Dans les deux cas, les prestations pour lesquelles le demandeur a effectivement payé ne profitent pas au défendeur.  Il s’agit de déterminer si le défendeur doit être tenu de payer deux fois, de sorte que le demandeur obtienne davantage que ce qu’il a négocié aux termes de son contrat, ou de payer une seule fois, de sorte que le demandeur obtienne exactement ce qu’il a négocié aux termes de son contrat.  J’estime que cette dernière solution est la bonne. 

[146]                      L’existence d’un seul contrat en l’espèce permet également d’établir une distinction entre la présente affaire et les décisions citées par les juges majoritaires, notamment, United States c. Price, 288 F.2d 448 (4th Cir. 1961), et Phillips c. Western Company of North America, 953 F.2d 923 (5th Cir. 1992).  Dans ces affaires, des employés victimes de blessures causées par les employeurs ont poursuivi ces derniers en responsabilité délictuelle.  Dans chacun de ces cas, l’employeur cherchait à payer moins que la valeur de la perte que la blessure avait causée au demandeur, suivant les principes ordinaires en matière de responsabilité délictuelle, du fait des prestations que ce dernier avait reçues aux termes de son contrat de travail.  Dans les deux cas, les faits présentés à la cour n’établissaient pas qu’il serait contraire aux termes du contrat de travail que le demandeur obtienne à la fois des dommages-intérêts en matière de responsabilité délictuelle et ses prestations d’emploi.  D’où la distinction d’avec la présente affaire où, comme il est indiqué ci-dessus, le contrat de M. Waterman prévoyait qu’il pouvait toucher son salaire ou des prestations de retraite, mais pas les deux. 

[147]                      En outre, le choix qui s’offrait aux tribunaux saisis des affaires Price et Phillips consistait (1) soit à exiger du défendeur qu’il respecte ses deux obligations légales (l’obligation d’agir avec diligence raisonnable en matière de responsabilité délictuelle et l’obligation de verser au demandeur le montant promis dans le cadre de son contrat de travail) de sorte que le demandeur obtienne une indemnisation pour la perte subie ainsi que les prestations auxquelles il avait droit aux termes de son contrat de travail; (2) soit à permettre au défendeur de compenser les dommages-intérêts pour manquement à son obligation de diligence à même les prestations qu’il avait promises au demandeur dans le cadre de son contrat de travail, de sorte que ces prestations profitent au défendeur.  Là encore, la situation est différente de celle en l’espèce.  L’affaire qui nous occupe porte sur la seule obligation juridique de respecter un contrat de travail aux termes duquel M. Waterman ne toucherait que son salaire au cours de la période de préavis raisonnable. 

[148]                      En somme, je rejetterais la thèse selon laquelle l’exception relative à l’assurance privée s’applique aux affaires portant sur un contrat unique à l’origine de la cause d’action du demandeur et d’autres prestations.  Dans ces circonstances, rien ne justifie le recours à l’exception relative à l’assurance privée parce que le droit du demandeur aux prestations est établi aux termes de son contrat. 

C.           L’interprétation de l’arrêt Sylvester donnée par les juges majoritaires

[149]                      Dans une grande partie de leurs motifs, les juges majoritaires ont tenté d’établir une distinction entre l’affaire qui nous occupe et l’arrêt Sylvester tout en cherchant à s’appuyer sur cet arrêt (par. 80-98).  D’après ce que je comprends de leurs motifs à ce sujet, ils affirment que, selon les principes ordinaires en matière de dommages-intérêts contractuels, l’arrêt Sylvester confirmerait la thèse voulant que M. Waterman ait droit à la fois à son salaire et à ses prestations de retraite (par. 88-91).  Si l’arrêt Sylvester appuie effectivement cette thèse, il est difficile de comprendre pourquoi les juges majoritaires ont recours à l’exception relative à l’assurance privée.  En toute déférence, l’analyse que font les juges majoritaires de l’arrêt Sylvester est forcée.  À mon avis, une interprétation simple de Sylvester montre que cet arrêt est tout à fait favorable à la thèse voulant qu’aux termes d’un contrat de travail unique, sous réserve de dispositions contraires du contrat, une personne ne peut toucher un salaire comme si elle travaillait ainsi que des prestations de retraite comme si elle avait pris sa retraite.  Il s’agit là d’hypothèses opposées et incompatibles.  Ainsi, le salaire et le revenu de pension ne sont pas payables en même temps.

D.       Inexécution rentable

[150]                      Mon collègue fait à juste titre une mise en garde à propos des conjectures relatives aux considérations de « principe » et aux répercussions futures des règles en matière de déduction.  Je ne trancherais pas la présente affaire en fonction de considérations de principe ou de conjectures.  J’estime qu’il convient de trancher la présente affaire en fonction des modalités du contrat conclu entre les parties.

[151]                      En réponse seulement aux préoccupations des juges majoritaires relatives aux considérations de principe, je signale que si leur conclusion favorisait M. Waterman en l’espèce, ce serait au détriment d’autres employés à l’avenir.  Il est souvent avantageux autant pour l’employeur que pour l’employé, de s’entendre sur une somme correspondant à la période de préavis raisonnable au lieu de maintenir ce dernier en fonctions pendant cette même période.  Par exemple, dans le cas de l’employeur qui doit congédier un employé, il peut être avantageux pour cet employeur d’offrir à l’employé à tout le moins la somme qu’il aurait gagnée pendant toute la période du préavis pour mettre fin à la relation d’emploi immédiatement.  Dans ces circonstances, il sera en règle générale également avantageux sur le plan économique pour l’employé d’accepter l’offre de l’employeur, parce qu’il touchera alors le plein salaire qu’il aurait gagné s’il avait travaillé pendant toute la période du préavis, sans avoir pour autant à travailler.  L’employé sera alors libre de tirer un revenu supplémentaire d’un autre emploi.

[152]                      En fait, il ressort du dossier que c’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce : IBM a offert à M. Waterman une entente de cessation d’emploi qui lui aurait permis d’obtenir davantage que ce qu’il aurait gagné s’il avait travaillé pendant toute la période visée par le préavis raisonnable.  Si IBM avait accordé à M. Waterman le préavis supplémentaire de 18 mois auquel ce dernier avait droit, et si M. Waterman avait travaillé pendant tout ce temps, il aurait gagné environ 112 000 $ en salaire et en prestations accumulées.  Aux termes de l’offre de cessation d’emploi qu’il a refusée, M. Waterman aurait reçu une indemnité de cessation d’emploi de 80 000 $, ainsi que 38 000 $ en prestations de retraite pour la période de préavis de 18 mois.  Il aurait donc reçu environ 118 000 $.  De plus, il lui aurait été loisible d’obtenir un revenu d’un autre emploi.

[153]                      Il s’agit là d’un exemple d’inexécution rentable.  Notre Cour a déjà décrit l’inexécution rentable et mis en garde les tribunaux de ne pas décourager une telle inexécution :

                    L’inexécution rentable correspond à ce que les économistes décrivent comme l’optimum de Pareto : une partie peut être avantagée sans qu’aucune autre ne soit désavantagée; en d’autres termes, personne n’y perd.  Les tribunaux ne devraient pas décourager l’inexécution rentable.  Cette absence de désapprobation rappelle que les dommages‑intérêts pour inexécution contractuelle accordés par les tribunaux équivalent habituellement à la valeur du marché pour le demandeur.

(Banque d’Amérique du Canada c. Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 R.C.S. 601, par. 31)

[154]                      L’approche retenue par les juges majoritaires décourage l’inexécution rentable dans le contexte d’un employeur qui offre un régime de retraite à prestations déterminées et qui souhaite congédier un employé.  En effet, toutes proportions gardées, cette approche incite l’employeur à obliger l’employé à travailler jusqu’à la fin de la période de préavis raisonnable (et lui évite ainsi de verser à l’employé des prestations de retraite) au lieu de présenter une offre de cessation d’emploi financièrement plus avantageuse pour l’employé.  Bien que de multiples facteurs opposés régissent souvent la décision de l’employeur de faire une offre de cessation d’emploi ainsi que le contenu de cette offre, l’approche des juges majoritaires encourage l’employeur, du moins dans une certaine mesure, à donner un préavis plutôt qu’une indemnité de cessation d’emploi.

VI.       Conclusion

[155]                      Les prestations de retraite qu’IBM a versées à M. Waterman au cours de la période de préavis raisonnable devraient être déduites lors du calcul des dommages-intérêts pour congédiement injustifié de M. Waterman.  Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant toutes les cours.

                    Pourvoi rejeté avec dépens devant toutes les cours, la juge en chef McLachlin et le juge Rothstein sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelante : Fasken Martineau DuMoulin, Vancouver.

                    Procureurs de l’intimé : MacKenzie Fujisawa, Vancouver.

 

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