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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : A.I. Enterprises Ltd. c. Bram Enterprises Ltd., 2014 CSC 12, [2014] 1 R.C.S. 177

 

Date : 20140131

Dossier : 34863

 

Entre :

A.I. Enterprises Ltd. et Alan Schelew

Appelants

et

Bram Enterprises Ltd. et Jamb Enterprises Ltd.

Intimées

- et -

Procureur général de la Colombie-Britannique

Intervenant

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 106)

Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Fish, Rothstein, Karakatsanis et Wagner)


 

 

A.I. Enterprises Ltd. c. Bram Enterprises Ltd., 2014 CSC 12, [2014] 1 R.C.S. 177

A.I. Enterprises Ltd. et

Alan Schelew                                                                                                  Appelants

c.

Bram Enterprises Ltd. et

Jamb Enterprises Ltd.                                                                                      Intimées

et

Procureur général de la Colombie‑Britannique                                        Intervenant

Répertorié : A.I. Enterprises Ltd. c. Bram Enterprises Ltd.

2014 CSC 12

No du greffe : 34863.

2013 : 22 mai; 2014 : 31 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Fish, Rothstein, Cromwell, Karakatsanis et Wagner.

en appel de la cour d’appel du nouveau‑brunswick

                    Responsabilité délictuelle — Délits intentionnels — Atteinte illégale aux rapports économiques — Champ de la responsabilité — Entrave par le propriétaire minoritaire d’un immeuble d’habitation et son administrateur aux efforts déployés par les propriétaires majoritaires en vue de vendre l’immeuble à un tiers — Le propriétaire minoritaire et son administrateur sont‑ils délictuellement responsables d’atteinte illégale aux rapports économiques?

                    Obligation fiduciaire — Manquement par un administrateur — Entrave par le propriétaire minoritaire d’un immeuble d’habitation et son administrateur aux efforts déployés par les propriétaires majoritaires en vue de vendre l’immeuble à un tiers — L’administrateur a‑t‑il manqué à son obligation fiduciaire?

                    La société Joyce possédait un immeuble d’habitation à Moncton au Nouveau‑Brunswick.  Les sociétés Bram et Jamb détenaient ensemble une participation majoritaire dans Joyce, la participation minoritaire étant détenue par la société A.I., dont le propriétaire et seul administrateur était A.  L’entente de syndication conclue entre Joyce, Bram, Jamb et A.I. prévoyait un mécanisme de vente donnant à une majorité des investisseurs le droit de vendre l’immeuble sous réserve de l’exercice par tout investisseur dissident d’un droit de premier refus permettant l’achat de l’immeuble à sa valeur d’expertise.  En 2000, Bram et Jamb voulaient vendre l’immeuble, ce à quoi s’opposaient A.I. et A.  L’avis prévu à l’entente de syndication a été donné à A.I., et une expertise a établi la valeur de l’immeuble à 2,2 millions de dollars.  A.I. n’a pas acheté l’immeuble, qui a donc été mis en vente.  A.I. et A ont alors tenté de recourir à la procédure d’arbitrage prévue à l’entente de syndication et d’enregistrer des grèvements contre l’immeuble et ils ont refusé l’accès à la propriété à des acheteurs potentiels.  N’ayant pu être vendu à un tiers, l’immeuble a finalement été acheté par A.I. à sa valeur d’expertise de 2,2 millions de dollars.

                    Bram et Jamb ont par la suite intenté une action contre A.I. et A, soutenant que la conduite fautive de ces derniers avait considérablement retardé la vente et avait résulté en un produit inférieur à celui qu’elles auraient obtenu d’un tiers.  Le juge de première instance a conclu que la conduite de A.I. et de A constituait une atteinte par un moyen illégal et a accordé des dommages‑intérêts équivalant à la différence entre le prix d’achat payé par A.I. et celui qui aurait pu être obtenu d’un tiers.  La Cour d’appel a rejeté l’appel interjeté par A.I. et A.  Elle a jugé que leurs actes ne satisfaisaient pas aux critères applicables en matière de responsabilité pour le délit d’atteinte par un moyen illégal, mais qu’on pouvait reconnaître leur responsabilité en application d’une exception de principe.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Le délit d’atteinte illégale aux rapports économiques a également été dénommé « atteinte aux rapports commerciaux par un moyen illicite », « atteinte aux intérêts économiques par un geste illégal », délit consistant à « causer une perte par un moyen illicite » ou simplement délit d’« atteinte par un moyen illégal ».  Le délit d’atteinte par un moyen illégal est un délit d’intention emportant une responsabilité que l’on pourrait qualifier de « parasitique » dans une situation mettant en cause trois parties : il permet au demandeur de poursuivre le défendeur pour la perte économique que lui a causée la conduite illégale de ce dernier envers un tiers.  La responsabilité envers le demandeur découle de l’acte illégal du défendeur contre le tiers (ou en dépend, à la manière d’un parasite).  Les deux éléments essentiels du délit d’atteinte par un moyen illégal sont les suivants : le défendeur a recours à un moyen illégal et il cause ainsi intentionnellement un préjudice au demandeur.

                    Par « moyen illégal » dans le contexte de ce délit, on entend la conduite qui donne au tiers une cause d’action civile ou lui en donnerait une si elle lui avait causé une perte.  Le délit d’atteinte par un moyen illégal doit être circonscrit étroitement.  Il faut examiner sa portée à la lumière de la philosophie générale du droit de la responsabilité délictuelle quant à la régulation de l’activité économique et concurrentielle.  Plusieurs aspects de cette philosophie justifient une définition étroite de ce délit : la common law ne protège pas autant les intérêts purement économiques que d’autres types d’intérêts, elle hésite à établir des règles pour forcer la concurrence loyale, elle veille à ne pas compromettre la certitude en matière commerciale, et son histoire démontre que l’expansion indue de la responsabilité délictuelle peut fragiliser des droits fondamentaux.  Le fondement qui sous-tend le délit d’atteinte par un moyen illégal est celui de l’« extension du champ de la responsabilité », suivant lequel le droit d’action que peut exercer la victime directe de la conduite illégale est également reconnu à la personne que visait intentionnellement le défendeur par cette conduite.  Le champ de la responsabilité civile est ainsi étendu sans que de nouvelles fautes ouvrant droit à action soient créées, ce qui permet de combler ce qui est perçu comme une lacune en matière de responsabilité, dans les cas où l’auteur d’un acte fautif commis à l’endroit d’un tiers en contravention aux obligations juridiques établies qu’il a à l’égard de ce dernier vise intentionnellement le demandeur lésé.  Ce fondement du délit milite en faveur d’une définition étroite du « moyen illégal » : le délit a pour effet non pas de créer de nouvelles fautes ouvrant droit à action, mais simplement de reconnaître à d’autres personnes la possibilité de poursuivre pour un préjudice qui leur a été causé intentionnellement par une faute donnant déjà matière à procès à un tiers.  Les infractions criminelles et contraventions aux lois ne permettront donc pas a priori d’intenter une action pour atteinte par un moyen illégal, mais une telle action sera possible si les actes en cause, suivant les principes de la common law, fondent également l’action civile du tiers et ont porté atteinte à l’activité économique du demandeur.  Cette démarche évite de « délictualiser » le régime légal en matière criminelle ou réglementaire en imposant une responsabilité civile là où il n’y en aurait pas.

                    Le critère du caractère illégal n’admet pas d’exceptions de principe.  Donner aux juges de première instance une marge de manœuvre permettant de régler les affaires débordant le cadre de la responsabilité qu’emporte ce délit ne fait que conférer aux juges un pouvoir discrétionnaire non structuré les autorisant à ordonner les mesures leur paraissant justes dans les circonstances particulières.  Autoriser des exceptions sans définir précisément les principes devant guider l’évolution du droit expose au danger de jugements d’espèce rendus en fonction d’une certaine conception de l’éthique commerciale, précisément ce que le critère du « moyen illégal » vise à éviter.

                    La seule prévisibilité du préjudice économique ne suffit pas pour constituer l’intention que requiert le délit d’atteinte par un moyen illégal.  Le défendeur doit avoir l’intention de causer un préjudice économique au demandeur comme fin en soi ou l’intention de causer un préjudice économique au demandeur comme moyen nécessaire pour parvenir à une fin qui sert un but inavoué.  C’est le fait pour le défendeur de prendre intentionnellement pour cible le demandeur qui justifie l’élargissement du champ de la responsabilité du défendeur de manière à fournir au demandeur une cause d’action.  Il ne suffit pas que la conduite du défendeur cause incidemment un préjudice au demandeur, même lorsque le premier est conscient de la probabilité extrêmement élevée qu’il en résulte un préjudice.  Ce type de préjudice économique incident constitue une condition acceptée de la libre concurrence. 

                    L’existence de rapports commerciaux valides entre le demandeur et le tiers, et la connaissance de ces rapports par le défendeur ne sont pas des éléments constitutifs du délit d’atteinte par un moyen illégal.  L’élément fondamental de ce délit est la conduite illégale causant un préjudice intentionnel aux intérêts économiques du demandeur.  L’existence d’un contrat n’est pas nécessaire, ni même l’existence d’autres relations d’affaires officielles entre le demandeur et le tiers; il suffit que la conduite du défendeur soit illégale et qu’elle cause un préjudice intentionnel aux intérêts économiques du demandeur.

                    Le demandeur peut invoquer le délit d’atteinte par un moyen illégal même si l’inconduite reprochée lui ouvre une autre cause d’action contre le défendeur.  L’essence de ce délit est le fait pour le défendeur de prendre pour cible le demandeur par l’intermédiaire d’actes illégaux commis contre un tiers.  C’est cette conduite qui emporte la responsabilité du défendeur, indépendamment des actes qui pourraient par ailleurs donner au demandeur matière à procès.  La responsabilité concurrente et le chevauchement de causes d’action pour des préjudices distincts subis par le demandeur lors d’un même incident sont des notions reçues en droit de la responsabilité délictuelle.

                    En l’espèce, la Cour d’appel a conclu à l’absence d’une faute donnant au tiers (les acheteurs potentiels) matière à procès contre A.I. et A.  En conséquence, on ne saurait conclure à la responsabilité de A.I. et A à l’endroit de Bram et Jamb sur le fondement du délit d’atteinte par un moyen illégal; cependant, le juge de première instance a tiré de solides conclusions selon lesquelles A avait manqué à son obligation fiduciaire à titre d’administrateur des sociétés familiales, et il convient de maintenir le montant des dommages-intérêts qu’il a accordés sur ce fondement.  Parce qu’A en était le seul administrateur et actionnaire, A.I. a engagé sa responsabilité, bien qu’elle ne fût pas elle-même fiduciaire, pour avoir aidé en connaissance de cause à commettre un manquement à l’obligation fiduciaire et pour avoir reçu en connaissance de cause le produit de ce manquement.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : OBG Ltd. c. Allan, [2007] UKHL 21, [2008] 1 A.C. 1; Tarleton c. M’Gawley (1793), Peake 270, 170 E.R. 153; No. 1 Collision Repair & Painting (1982) Ltd. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2000 BCCA 463, 80 B.C.L.R. (3d) 62, autorisation d’appel refusée, [2001] 1 R.C.S. xv; S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi‑Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156; Mogul Steamship Company c. McGregor, Gow, & Co. (1889), 23 Q.B.D. 598, conf. par [1892] A.C. 25; Allen c. Flood, [1898] A.C. 1; Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452; Quinn c. Leathem, [1901] A.C. 495; Revenue and Customs Commissioners c. Total Network SL, [2008] UKHL 19, [2008] 1 A.C. 1174; Sanders c. Snell, [1998] HCA 64, 196 C.L.R. 329; Canberra Data Centres Pty Ltd. c. Vibe Constructions (ACT) Pty Ltd., [2010] ACTSC 20, 173 A.C.T.R. 33; Hardie Finance Corporation Pty Ltd. c. Ahern (No. 3), [2010] WASC 403 (AustLII); Van Camp Chocolates Ltd. c. Aulsebrooks Ltd., [1984] 1 N.Z.L.R. 354; Diver c. Loktronic Industries Ltd., [2012] NZCA 131 (NZLII); International Brotherhood of Teamsters c. Therien, [1960] R.C.S. 265; La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129; Gagnon c. Foundation Maritime Ltd., [1961] R.C.S. 435; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959; Roman Corporation Ltd. c. Hudson’s Bay Oil and Gas Co. Ltd., [1973] R.C.S. 820; Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42; Agribrands Purina Canada Inc. c. Kasamekas, 2011 ONCA 460, 106 O.R. (3d) 427; Gershman c. Manitoba Vegetable Producers’ Marketing Board (1976), 69 D.L.R. (3d) 114; Conway c. Zinkhofer, 2008 ABCA 392 (CanLII); Polar Ice Express Inc. c. Arctic Glacier Inc., 2009 ABCA 20, 446 A.R. 295; R.L.T.V. Investments Inc. c. Saskatchewan Telecommunications, 2009 SKCA 83, 331 Sask. R. 78, autorisation d’appel refusée, [2010] 1 R.C.S. xiv; Reach M.D. Inc. c. Pharmaceutical Manufacturers Association of Canada (2003), 65 O.R. (3d) 30; Torquay Hotel Co., Ltd. c. Cousins, [1969] 1 All E.R. 522; Drouillard c. Cogeco Cable Inc., 2007 ONCA 322, 86 O.R. (3d) 431; Conversions by Vantasy Ltd. c. General Motors of Canada Ltd., 2006 MBCA 69, 205 Man. R. (2d) 131, autorisation d’appel refusée, [2007] 1 R.C.S. viii; Correia c. Canac Kitchens, 2008 ONCA 506, 91 O.R. (3d) 353; O’Dwyer c. Ontario Racing Commission, 2008 ONCA 446, 293 D.L.R. (4th) 559; Alleslev‑Krofchak c. Valcom Ltd., 2010 ONCA 557, 322 D.L.R. (4th) 193, autorisation d’appel refusée, [2011] 1 R.C.S. xi; Barber c. Vrozos, 2010 ONCA 570, 322 D.L.R. (4th) 577; Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392; Westcoast Landfill Diversion Corp. c. Cowichan Valley (Regional District), 2009 BCSC 53, 55 M.P.L.R. (4th) 208; 0856464 B.C. Ltd. c. TimberWest Forest Corp., 2012 BCSC 597, 89 C.B.R. (5th) 235; Canuck Security Services Ltd. c. Gill, 2013 BCSC 893 (CanLII); Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147; Douglas c. Hello! Ltd., [2005] EWCA Civ 595, [2005] 4 All E.R. 128.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 6, 7.

Trade Disputes Act, 1906 (R.‑U.), 6 Edw. 7, ch. 47.

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (les juges Robertson, Bell et Green), 2012 NBCA 33, 387 R.N.‑B. (2e) 215, 350 D.L.R. (4th) 601, 96 C.C.L.T. (3d) 1, 2 B.L.R. (5th) 171, [2012] A.N.‑B. no 116 (QL), 2012 CarswellNB 195, qui a confirmé une décision du juge Dionne, 2010 NBBR 245, 22 juillet 2010.  Pourvoi rejeté.

                    Richard J. Scott, c.r., pour les appelants.

                    Charles A. LeBlond, c.r., et Marie‑France Major, pour les intimées.

                    J. Gareth Morley et Christina Drake, pour l’intervenant.

                     Version française du jugement de la Cour rendu par

                     Le juge Cromwell —

I.          Aperçu

[1]                              Des personnes apparentées étaient, par sociétés interposées, propriétaires d’un immeuble d’habitation.  La majorité d’entre elles voulait vendre l’immeuble, mais une s’y opposait.  Par diverses mesures, le parent dissident a fait obstacle à la vente, de sorte que le prix de vente final était inférieur de près de 400 000 $ à ce qu’il aurait pu être.  L’action intentée par la majorité des membres de la famille pour recouvrer cette perte a principalement posé la question de savoir si le parent dissident et sa société avaient engagé leur responsabilité pour avoir commis ce que le juge de première instance a appelé le délit d’atteinte illégale aux rapports économiques.

[2]                              Ce délit n’est pas nouveau, loin de là, mais sa teneur demeure incertaine et doit être clarifiée.  Il n’existe même pas pour le désigner d’appellation généralement acceptée.  On l’a diversement dénommé « atteinte ou entrave illicite aux rapports économiques », « atteinte aux rapports commerciaux par un moyen illicite », « atteinte aux intérêts économiques par un geste illégal », « ingérence par recours à un moyen illicite » ou simplement délit consistant à « causer une perte par un moyen illicite ».  J’utiliserai l’expression « causer une perte par un moyen illégal » ou je parlerai simplement du délit d’« atteinte par un moyen illégal ».

[3]                              Les raisonnements différents qu’ont tenus le juge de première instance et la Cour d’appel en l’espèce témoignent de l’incertitude entourant le délit d’atteinte par un moyen illégal.  Le juge de première instance a conclu à la responsabilité du parent dissident et de sa société.  Selon lui, ils avaient illégalement et intentionnellement porté atteinte aux rapports économiques entre les propriétaires majoritaires et les acheteurs potentiels.  Leur conduite pouvait être qualifiée d’illégale parce qu’elle ne se justifiait pas sur le plan juridique.  La Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a confirmé le résultat, mais pour des motifs très différents.  Elle a jugé que le critère général du caractère illégal n’était pas respecté parce que les actes du parent dissident et de son entreprise ne pouvaient fonder une poursuite civile de la part des acheteurs potentiels, mais qu’on pouvait néanmoins reconnaître leur responsabilité en application d’une « exception de principe » à ce critère.

[4]                              La principale question à trancher en l’espèce est celle de la portée de la responsabilité qu’emporte ce délit et, plus particulièrement, de la teneur du critère du caractère illégal.  Si les faits en cause ne permettent pas de conclure au délit, nous devons en outre déterminer si le parent dissident a manqué à son obligation fiduciaire en tant qu’administrateur des sociétés majoritaires et ainsi engagé sa responsabilité.

[5]                              Voici, en résumé, les questions en cause et mes conclusions :

A.        Quel est le champ de la responsabilité afférente à l’infliction d’une perte par un moyen illégal?

L’histoire et le fondement de ce délit ainsi que la place qu’il occupe dans la sphère globale de la responsabilité délictuelle moderne imposent de le circonscrire étroitement.  On ne pourra l’invoquer qu’en des situations mettant en cause trois parties où le défendeur accomplit contre un tiers un acte illégal dans l’intention de causer un préjudice économique au demandeur.  (D’autres délits s’appliquent aux situations mettant en présence deux parties, par exemple, l’intimidation.)

(1)        Quels sont les types de conduite « illégale » propres à constituer le délit?

Est illégale la conduite qui donne au tiers un droit d’action ou lui en donnerait un si elle lui avait causé une perte.  La conduite reprochée aux défendeurs n’était pas illégale en ce sens, et ces derniers ne peuvent donc être tenus responsables sur le fondement du délit d’atteinte par un moyen illégal.

(2)        Le demandeur peut‑il invoquer le délit uniquement si l’inconduite reprochée ne fonde aucune autre cause d’action contre le défendeur?

J’estime qu’il faut répondre par la négative.

(3)        Le critère du caractère « illégal » admet‑il des exceptions de principe?

J’estime qu’il faut répondre par la négative à cette question également.

(4)        Application à l’espèce

Les appelants ne peuvent être tenus responsables à l’égard des intimées sur le fondement du délit d’atteinte par un moyen illégal.

(5)        La Cour d’appel a‑t‑elle conclu à tort que les défendeurs avaient la connaissance que requiert le délit d’atteinte par un moyen illégal?

Je réponds également à cette question par la négative.

B.        Si le délit d’atteinte par un moyen illégal ne peut être invoqué, les appelants peuvent‑ils être tenus responsables sur un autre fondement?

Le juge de première instance a tiré de solides conclusions selon lesquelles le parent dissident avait manqué à ses obligations fiduciaires à titre d’administrateur des sociétés familiales, et il convient de maintenir le montant des dommages-intérêts qu’il a accordés sur ce fondement.

[6]                              Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

[7]                              Clarifier la portée de la responsabilité qu’emporte le fait de causer une perte par un moyen illégal suppose une analyse en profondeur du fondement de ce délit et de la place qu’il occupe dans la sphère globale de la responsabilité délictuelle en matière de préjudice financier.  Je commencerai toutefois par un résumé succinct des faits et de l’historique judiciaire ayant mené au présent pourvoi.

II.       Faits et historique judiciaire

A.       Les faits

[8]                              Joyce Avenue Apartments Ltd. possède un immeuble d’habitation à Moncton au Nouveau‑Brunswick.  Joyce appartient à Lillian Schelew et à ses quatre fils, Jeffrey, Michael, Bernard et Alan, par sociétés interposées.  Les intimées, Bram Enterprises Ltd. et Jamb Enterprises Ltd., détiennent chacune une participation de 40 p. 100 dans Joyce.  Les quatre frères Schelew possèdent le même nombre d’actions ordinaires des deux sociétés et en sont les administrateurs, tandis que Lillian possède des actions privilégiées avec droit de vote dans Bram.  L’appelante A.I. Enterprises Ltd., dont le propriétaire et seul administrateur est Alan Schelew, détient la participation restante dans Joyce, soit 20 p. 100.  A.I. (en fait, Alan) gère l’immeuble moyennant une rémunération.

[9]                              Joyce, à titre de propriétaire de l’immeuble, et Bram, Jamb et A.I., à titre d’investisseurs, ont conclu une entente de syndication, laquelle prévoit un mécanisme de vente donnant à une majorité des investisseurs le droit de vendre l’immeuble sous réserve de l’exercice par tout investisseur dissident d’un droit de premier refus permettant l’achat de l’immeuble à sa valeur d’expertise.  Les investisseurs souhaitant vendre sont réputés avoir fait une offre irrévocable correspondant au montant de l’évaluation à l’investisseur dissident.  L’offre est valable pour 15 jours (entente de syndication, art. 9.02).

[10]                          Les problèmes ont commencé en 2000.  Les intimées, Bram et Jamb (dans les faits, tous les membres de la famille sauf Alan Schelew), voulaient vendre l’immeuble, ce à quoi s’opposaient les appelants, A.I. et Alan Schelew.  Les intimées ont donné à A.I. l’avis prévu à l’art. 9.02 de l’entente de syndication, et une expertise a établi la valeur de l’immeuble à 2,2 millions de dollars.  A.I. n’a pas accepté l’offre réputée dans le délai imparti, et l’immeuble a été mis en vente.  Au cours des 16 mois qui ont suivi, les intimées ont négocié avec quatre acheteurs potentiels, mais aucune vente n’a été conclue.  Les intimées font valoir que les appelants ont fait obstacle à la vente par une série d’actes intentionnels sur lesquels elles fondent leur réclamation pour perte causée par un moyen illégal.  Environ deux ans après les premières tentatives de vente, A.I. a finalement acheté l’immeuble à sa valeur d’expertise de 2,2 millions de dollars.

[11]                          Les intimées ont alors poursuivi les appelants, soutenant que la conduite fautive de ces derniers avait considérablement retardé la vente et avait résulté en un produit inférieur à celui qu’elles auraient obtenu d’un tiers.  La déclaration des intimées n’énonçait pas explicitement le fondement juridique de leur action, mais leurs mémoires préalable et postérieur au procès faisaient valoir que les appelants avaient manqué aux obligations découlant de l’entente de syndication, qu’Alan Schelew avait manqué à son obligation fiduciaire en tant qu’administrateur de Bram et de Jamb en faisant passer ses propres intérêts avant ceux des sociétés et que les appelants avaient illégalement porté atteinte à des rapports économiques.

B.       Historique judiciaire et position des parties au pourvoi

(1)      Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick, 2010 NBBR 245, 22 juillet 2010 (le juge Dionne)

[12]                          En première instance, le juge Dionne a conclu que la conduite des appelants constituait une atteinte par un moyen illégal et a accordé des dommages‑intérêts équivalant à la différence entre le prix payé par A.I. et celui qui aurait pu être obtenu n’eût été des manœuvres obstructives des appelants. 

[13]                          Le juge a principalement analysé quatre de ces manœuvres : les appelants avaient exploité les dispositions d’arbitrage de l’entente de syndication afin d’entraver la vente de l’immeuble, opposé des moyens de défense sans fondement juridique pour justifier l’exercice d’un « droit de premier refus » dont ils avaient grevé l’immeuble, déposé un certificat d’affaire en instance tout aussi dépourvu de fondement à l’égard de l’immeuble et refusé l’accès à l’immeuble à des acheteurs potentiels.  Ces actes ont eu pour effet de [traduction] « compliquer, retarder, gêner et finalement, entraver et enrayer complètement dans les faits » les efforts des intimées en vue de vendre l’immeuble à un tiers (par. 282).

[14]                          Le juge de première instance a estimé que tous ces actes étaient illégaux parce qu’ils étaient dépourvus de fondement ou justification juridiques.  Il a conclu qu’en faisant obstacle à la vente, Alan Schelew avait également manqué à son obligation fiduciaire en tant qu’administrateur de Bram et de Jamb et qu’A.I. ne s’était pas acquittée des obligations que l’entente de syndication lui imposait à l’égard de Bram et de Jamb.

[15]                          Le juge Dionne n’a pas retenu l’argument des appelants selon lequel le préjudice subi par Bram et Jamb découlait simplement de la poursuite d’intérêts commerciaux légitimes, estimant plutôt que les appelants [traduction] « avaient effectivement l’intention de faire tout ce qu’ils pouvaient pour servir les intérêts d’A I Enterprises et qu’ils savaient très bien que cela causerait préjudice à Jam[b] et Bram » (par. 287).  Il a conclu que, n’eût été la conduite des appelants, les intimées auraient vendu l’immeuble en 2001 pour 2,58 millions de dollars, soit 380 000 $ de plus que le produit de la vente à A.I. en 2002.  Compte tenu de la commission de l’agent immobilier et des intérêts avant jugement, il a accordé des dommages‑intérêts de 183 061 $ à chaque demanderesse, plus les dépens.

(2)      Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick, 2012 NBBR 33, 387 R.N.-B. (2e) 215 (le juge Robertson, avec l’accord des juges Bell et Green)

[16]                          Au procès, aucune partie n’a invoqué la décision de la Chambre des lords dans OBG Ltd. c. Allan, [2007] UKHL 21, [2008] 1 A.C. 1, qui présente une analyse fouillée sur la portée à donner aux délits économiques en général et à l’atteinte par un moyen illégal en particulier.  Cette décision a toutefois été soulevée devant la Cour d’appel, et le juge Robertson a procédé à un examen minutieux et exhaustif du droit à la lumière de cette décision et de la jurisprudence qui a suivi.  Bien que la Cour d’appel ait abordé le délit d’atteinte par un moyen illégal sous un angle passablement différent de celui du juge de première instance, elle n’en a pas moins rejeté l’appel.

[17]                          La Cour d’appel a indiqué que le délit d’atteinte par un moyen illégal « est fluide » (par. 18) et que OBG a donné naissance à deux courants de pensée opposés quant à ce qu’il faut entendre par moyen illégal.  Lord Hoffmann, qui compte parmi les juges majoritaires sur ce point, définit étroitement cette notion, la limitant à une contravention au droit civil, comme un délit civil ou une rupture de contrat.  Pour qu’il y ait responsabilité, il faut que la conduite illégale puisse donner matière à procès à la partie contre qui elle est dirigée (voir OBG, par. 49).  Lord Nicholls of Birkenhead propose une définition plus large, selon laquelle le « moyen illégal » s’entend [traduction] « de délits civils de common law, de délits civils d’origine législative, de crimes, de ruptures de contrat, de la violation de fiducie et d’obligations en equity, de l’abus de confiance et ainsi de suite » (OBG, par. 150 et 155).

[18]                          La Cour d’appel a retenu la définition étroite proposée par lord Hoffmann.  Selon elle, bien que la conduite des appelants fût dépourvue de tout fondement juridique, elle ne constituait pas une faute donnant aux acheteurs potentiels matière à procès.  Toutefois, la cour a jugé que des exceptions de principe pouvaient atténuer la rigueur de cette règle d’application étroite, et elle a formulé une telle exception applicable à la situation en cause :

                        À mon avis, le fait qu’une personne mette en place, de façon intentionnelle et dans un but d’autoprotection, des barrières juridiques dont certaines sont exécutoires du fait de mécanismes prévus par la loi ne nécessitant aucune autorisation judiciaire préalable, dans des circonstances où ces barrières reposent sur des droits fabriqués au moyen d’arguments faits de sable, justifie des mesures réparatoires ressortissant au délit d’atteinte par un moyen illicite (semblables à celles auxquelles donne lieu le délit d’abus de procédure).  [par. 9]

[19]                          A.I. et Alan Schelew interjettent appel de cette décision.

(3)      Position des parties

[20]                          Les parties défendent devant nous des conceptions diamétralement opposées du délit d’atteinte par un moyen illégal.

[21]                          Les appelants nous exhortent à faire nôtre l’opinion majoritaire de la Chambre des lords dans OBG exposée par lord Hoffmann au par. 49 selon laquelle est « illégal » l’acte qui donne au tiers matière à procès (ou qui lui aurait donné matière à procès, n’eût été l’absence de perte).  On peut considérer cette conception comme étroite : elle part de la prémisse que le délit a un champ d’application restreint, de sorte que seule une faute civile contre le tiers ouvrant droit à une action permet à la victime véritablement visée de poursuivre.  Les appelants nous invitent également à conclure que ce délit ne peut être invoqué par le demandeur que si la conduite préjudiciable du défendeur n’est source pour le demandeur d’aucune autre cause d’action contre lui.

[22]                          Pour leur part, les intimées veulent nous voir adopter l’une ou l’autre de deux positions accordant au délit une plus grande portée.  Elles soutiennent principalement que le caractère « illégal » d’un moyen est déterminé par l’application de la [traduction] « règle générale traçant une ligne de démarcation très nette » selon laquelle un acte est illégal s’il existe une voie de droit permettant d’en contester la légitimité.  À titre subsidiaire, elles nous invitent à adopter l’énoncé restrictif formulé par lord Hoffmann, mais à préciser, à l’instar de la Cour d’appel, que des exceptions de principe peuvent s’appliquer.

III.    Analyse

A.       Quel est le champ de la responsabilité afférente à l’infliction d’une perte par un moyen illégal?

(1)      Quels sont les types de conduite « illégale » propres à constituer le délit?

[23]                          Le délit d’atteinte par un moyen illégal emporte une responsabilité que l’on pourrait qualifier de « parasitique » dans une situation mettant en cause trois parties : il permet au demandeur de poursuivre le défendeur pour la perte économique que lui a causé la conduite illégale de ce dernier envers un tiers.  La responsabilité envers le demandeur découle de l’acte illégal du défendeur contre le tiers (ou en dépend, à la manière d’un parasite).  Bien que ses éléments constitutifs aient été décrits de maintes façons, ce délit réside essentiellement dans l’infliction intentionnelle par A (le défendeur) d’un préjudice économique à C (le demandeur) par des moyens illégaux contre B (le tiers) (voir H. Carty, An Analysis of the Economic Torts (2001), p. 103; J. W. Neyers, « Rights‑based justifications for the tort of unlawful interference with economic relations » (2008), 28 L.S. 215; G. H. L. Fridman, The Law of Torts in Canada (3e éd. 2010), p. 773‑775; P. H. Osborne, The Law of Torts (4éd. 2011), p. 336‑338; P. T. Burns et J. Blom, Economic Interests in Canadian Tort Law (2009), p. 186).  Aucune partie ne conteste en l’espèce qu’il s’agit d’un délit d’intention.  Le litige porte sur un élément constitutif, soit le moyen illégal.

[24]                          Prenons à titre d’exemple une affaire ancienne.  Le défendeur, capitaine d’un navire de commerce, fait tirer du canon sur un canot pour empêcher les passagers de ce dernier de commercer avec le navire des demandeurs, son concurrent.  Lord Kenyon a reconnu la responsabilité du défendeur, jugeant que les faits donnaient ouverture à action (Tarleton c. M’Gawley (1793), Peake 270, 170 E.R. 153).  Les demandeurs ont pu être indemnisés du préjudice économique que leur avait causé la conduite fautive du défendeur envers les tiers (les passagers du canot), qui était motivée par l’intention d’infliger un préjudice économique aux demandeurs.

[25]                          La question de savoir quel type de conduite constitue un moyen illégal est une question importante, voire la plus importante en ce qui concerne ce délit (OBG, par. 45, le lord Hoffmann; H. Carty, An Analysis of the Economic Torts (2éd. 2010), p. 84).  Donner à la notion de « moyen illégal » [traduction] « une interprétation étayée par la jurisprudence, qui soit juste et pertinente sur le plan économique » est « essentiel pour que les délits économiques demeurent conformes aux valeurs juridiques contemporaines » (No. 1 Collision Repair & Painting (1982) Ltd. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2000 BCCA 463, 80 B.C.L.R. (3d) 62, par. 19, le juge Lambert, dissident; autorisation d’appel refusée, [2001] 1 R.C.S. xv).

[26]                          La portée du délit d’atteinte par un moyen illégal est fonction des réponses à trois questions.  Premièrement, faut‑il que la conduite illégale donne matière à procès à la personne contre qui elle était dirigée?  À mon avis, il faut une faute civile ou une conduite qui ouvrirait droit à une action si elle avait causé une perte à la personne contre qui elle est dirigée.  Deuxièmement, une règle exige‑t‑elle que le demandeur ne dispose d’aucune autre cause d’action?  Cette question appelle selon moi une réponse négative.  Troisièmement, des exceptions de principe s’appliquent‑elles à la définition de « moyen illégal »?  Je répondrais pareillement par la négative.  Bien que de ces réponses se dégage un champ de responsabilité étroit, j’estime que ce résultat respecte tout à fait l’histoire et le fondement du délit ainsi que la place qu’il occupe au sein du régime moderne de responsabilité découlant d’un préjudice économique.

[27]                          Avant de revenir aux motifs fondant mes conclusions, j’expose d’abord ma conception de considérations générales et j’examine le droit applicable.

a)        Les délits économiques et la common law

[28]                          Je ne m’attarde pas sur le triste état de la common law en ce qui concerne le délit d’atteinte par un moyen illégal.  Comme je le mentionne précédemment, on ne s’entend même pas sur le nom à lui donner.  Un éminent spécialiste fait simplement observer que [traduction] « [l]es délits économiques [dont l’atteinte par un moyen illégal fait partie] sont un fouillis » (H. Carty, « Intentional Violation of Economic Interests :  The Limits of Common Law Liability » (1988), 104 Law Q. Rev. 250, p. 278).  Un examen attentif de l’évolution du délit qui nous occupe en l’espèce révèle confusion, chevauchements et incohérences (voir, p. ex., Carty, An Analysis of the Economic Torts (2e éd.), p. 73‑78; P. Burns, « Tort Injury to Economic Interests : Some Facets of Legal Response » (1980), 58 R. du B. can. 103, p. 145‑148; T. Weir, Economic Torts (1997), p. 36‑43; L. L. Stevens, « Interference With Economic Relations — Some Aspects of the Turmoil in the Intentional Torts » (1974), 12 Osgoode Hall L.J. 595, p. 617‑619).  Essentiellement, toutefois, le délit compte deux composantes : l’intention et le caractère illégal.  Il s’agit en gros de l’infliction intentionnelle d’un préjudice économique par un moyen illégal.

[29]                          Il faut examiner la portée du délit d’atteinte par un moyen illégal à la lumière de la philosophie générale du droit de la responsabilité délictuelle quant à la régulation de l’activité économique et concurrentielle.  Plusieurs aspects de cette philosophie justifient une définition étroite de ce délit : la common law ne protège pas autant les intérêts purement économiques que d’autres types d’intérêts, elle hésite à établir des règles pour forcer la concurrence loyale, elle veille à ne pas compromettre la certitude en matière commerciale et son histoire démontre que l’expansion indue de la responsabilité délictuelle peut fragiliser des droits fondamentaux.

[30]                          La possibilité qu’il y ait responsabilité en cas d’atteinte par un moyen illégal intervient souvent lorsque sont en jeu des intérêts économiques potentiels, telles des attentes commerciales légitimes.  Ces intérêts, toutefois, se situent à la marge des préoccupations classiques du droit de la responsabilité délictuelle.  Premièrement, le droit de la responsabilité délictuelle a traditionnellement accordé aux intérêts purement économiques une protection moindre qu’à l’intégrité physique et aux droits de propriété.  Comme notre Cour l’indique dans S.D.G.M.R., section locale 558 c. Pepsi‑Cola Canada Beverages (West) Ltd., 2002 CSC 8, [2002] 1 R.C.S. 156, « la common law n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général à la protection contre le préjudice économique » (par. 72).  On ne saurait donc penser que le délit d’atteinte par un moyen illégal confère ce genre de « protection générale » (voir, p. ex., S. Deakin, A. Johnston et B. Markesinis, Markesinis and Deakin’s Tort Law (7e éd. 2013), p. 471; H. Carty, « The Economic Torts and English Law : An Uncertain Future » (2006‑2007), 95 Ky. L.J. 845, p. 845; A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (9e éd. 2011), p. 447‑450; W. V. H. Rogers, Winfield and Jolowicz on Tort (18e éd. 2010), p. 859‑860).

[31]                          Deuxièmement, on a traditionnellement hésité en common law à formuler des règles en matière de concurrence loyale (OBG, par. 56, le lord Hoffmann).  La common law en général et le droit de la responsabilité délictuelle en particulier ont astucieusement ménagé [traduction] « une certaine [d’aucuns diraient une considérable] liberté d’action en vue de la poursuite énergique d’intérêts personnels » (C. Sappideen et P. Vines, dir., Fleming’s The Law of Torts (10e éd. 2011), par. 30.120).  Le lord juge Bowen a ainsi considéré, dans Mogul Steamship Company c. McGregor, Gow, & Co. (1889), 23 Q.B.D. 598 (C.A.), p. 614, conf. par [1892] A.C. 25 (H.L.), qu’une personne qui [traduction] « n’a fait que poursuivre jusqu’au bout l’âpre guerre concurrentielle menée contre les demanderesses dans son propre intérêt commercial » n’engage pas sa responsabilité.  Cette opinion se dégage également des propos tenus par lord Davey dans Allen c. Flood, [1898] A.C. 1, p. 173 : [traduction] « Le droit qu’a une personne de poursuivre une activité commerciale ou professionnelle est limité par le droit d’autrui d’en faire autant et de la concurrencer, au risque de lui nuire ».  Plus récemment, lord Nicholls reconnaît le respect que porte la common law à la concurrence lorsqu’il écrit, au par. 142 de l’arrêt OBG :

                    [traduction]  Des entreprises en concurrence vont régulièrement faire en sorte de se faire valoir au détriment de leurs concurrentes.  [. . .] Loin d’interdire ce comportement, la common law cherche à l’encourager et à le protéger.  La common law reconnaît les bienfaits économiques de la concurrence.

[32]                          Cette hésitation est directement en jeu en l’espèce.  Selon le juge de première instance, les appelants avaient l’intention de faire [traduction] « tout ce qu’ils pouvaient pour servir les intérêts d’A I Enterprises et [. . .] savaient bien que leur conduite causerait préjudice à Jam[b] et Bram » (motifs de première instance, par. 287).  Même s’il a fini par conclure que le préjudice causé ne découlait pas simplement de la poursuite, par les défendeurs, de leur propre intérêt légitime, pareille conclusion pourrait s’appliquer à plus d’une activité concurrentielle commerciale légitime, ce qui à mon avis semble révéler la nécessité d’accorder un rôle limité au délit d’atteinte par un moyen illégal.

[33]                          Une troisième considération milite également en faveur d’un rôle limité pour ce délit.  La common law anglo‑canadienne a généralement cherché à favoriser la certitude juridique en matière commerciale.  Or, en adoptant des normes juridiques imprécises fondées sur « l’éthique commerciale » ou en concluant à la responsabilité sur le seul fondement de la conduite malveillante, on compromettrait facilement cette certitude (voir Deakin, Johnston et Markesinis, p. 472-473).  Dans Allen, par exemple, les juges majoritaires ont rejeté l’opinion selon laquelle la [traduction] « malveillance » suffisait pour qu’il y ait responsabilité, jugeant que l’imprécision de cette notion s’opposait à son application judiciaire (p. 118-119, le lord Herschell et p. 152-153, le lord Macnaghten; voir aussi Deakin, Johnston et Markesinis, p. 472; OBG, par. 14, le lord Hoffmann).  La régulation de l’activité commerciale ne devrait pas dépendre, a‑t‑on dit, des [traduction] « dispositions personnelles des juges » (Mogul Steamship (H.L.), p. 51, le lord Morris).

[34]                          Une dernière considération milite en faveur d’une définition étroite de ce délit : le risque inhérent aux délits économiques en général que leur existence mine les initiatives législatives favorisant l’action collective, par exemple dans les relations syndicales, et porte atteinte à la liberté fondamentale d’expression et d’association.  En matière de responsabilité délictuelle, la common law a déjà été encline — et beaucoup diraient excessivement encline — à intervenir pour empêcher la coercition économique en contexte de conflits de travail.  La position de la common law en la matière a amené le législateur à intervenir pour accorder une liberté accrue aux syndicats, en adoptant des lois inspirées de la Trade Disputes Act, 1906, 6 Edw. 7, ch. 47, du Royaume‑Uni et de lois subséquentes prévoyant des immunités à l’égard de certains délits économiques (Deakin, Johnston et Markesinis, p. 474; G. W. Adams, Canadian Labour Law (2e éd. (feuilles mobiles)), par. 11.340).  À propos de l’expérience anglaise, Deakin, Johnston et Markesinis font observer qu’en dépit de l’intention ayant motivé la création de ces immunités, les tribunaux ont parfois interprété largement les délits économiques, ce qui a eu pour effet d’[traduction] « “annuler” les immunités légales [. . .]  À certains moments, il semblait que les tribunaux [. . .] jouaient au plus fin avec le législateur pour voir qui des deux trouverait la formule optimale pour élargir ou limiter la responsabilité, selon leur point de vue respectif » (p. 474).  Ainsi, l’histoire nous rappelle le risque qu’une interprétation large des délits économiques serve à miner les choix du législateur, voire la liberté d’expression et d’association garantie par la Constitution (voir, p. ex., P. Elias et K. Ewing, « Economic Torts and Labour Law : Old Principles and New Liabilities » (1982), 41 Cambridge L.J. 321; B. Adell, « Secondary Picketing after Pepsi‑Cola : What’s Clear, and What Isn’t? » (2003), 10 C.L.E.L.J. 135).  Une définition étroite et claire de la portée de la responsabilité permet de réduire ce risque.

[35]                          Tous ces facteurs suggèrent, à mon avis, qu’il est sage de considérer l’atteinte par un moyen illégal comme étant un délit de portée étroite.

b)        Fondement de l’atteinte par un moyen illégal

[36]                          Comme Hazel Carty l’indique judicieusement, [traduction] « pour circonscrire la portée de ce délit, il faut en préciser le fondement, de sorte que ce qu’il faut entendre par moyen illégal soit défini suivant des principes » (An Analysis of the Economic Torts (2e éd.), p. 102).  Malheureusement, ce fondement ne fait pas l’unanimité.  Les auteurs signalent qu’aucun principe unificateur ne sous‑tend les délits économiques de façon générale et que l’atteinte par un moyen illégal, en particulier, souffre d’une [traduction] « grave pauvreté théorique » (voir, p. ex., Deakin, Johnston et Markesinis, p. 473; Neyers, p. 233; B. Kain et A. Alexander, « The “Unlawful Means” Element of the Economic Torts : Does a Coherent Approach Lie Beyond Reach? », dans T. L. Archibald et R. S. Echlin, dir., Annual Review of Civil Litigation, 2010 (2010), 33, p. 162).  Circonscrire le fondement de ce délit est donc loin d’être une tâche aisée.  Or, si les faits historiques ne nous éclairent pas à ce sujet, nous pouvons nous demander lequel rend le mieux compte du rôle moderne qu’il faudrait attribuer à ce délit dans la sphère globale de la responsabilité civile.

[37]                          Plusieurs possibilités ont été avancées, qui se réduisent en gros à des variations sur deux thèmes (voir, p. ex., Neyers, p. 220‑233, et Kain et Alexander, p. 162‑174).  Suivant le premier, que j’appelle fondement intéressant le « préjudice intentionnel », l’élément important est le caractère intentionnel du préjudice.  Ce fondement favorise la création de nouvelles causes de responsabilité délictuelle visant à réprimer des comportements intentionnels manifestement abusifs et inacceptables (voir, p. ex., Carty, An Analysis of the Economic Torts (2e éd.), p. 104).  Suivant le second — et celui qu’il faut privilégier à mon avis — le droit d’action que peut exercer la victime directe de la conduite illégale du défendeur est également reconnu à une autre personne que le défendeur entendait viser par cette conduite.  Je le nomme fondement intéressant l’« extension du champ de la responsabilité ».  Suivant cette conception du délit, l’important consiste non pas à élargir le fondement de la responsabilité civile, mais à permettre à ceux qui sont intentionnellement visés par des actes fautifs donnant à autrui matière à procès d’exercer eux aussi un droit d’action pour le préjudice qui leur a été causé.  Peu importe le fondement que l’on retient, ce délit est essentiellement un délit d’intention.  La principale différence entre les deux fondements tient à ce que, suivant le fondement intéressant le « préjudice intentionnel », la condition relative à l’intention joue pour limiter le champ potentiel de la responsabilité, tandis que, suivant le fondement intéressant l’« extension du champ de la responsabilité », tant la condition relative à l’intention que celle relative au comportement, défini de manière restrictive, jouent pour limiter le champ potentiel de la responsabilité.

[38]                          Avant d’exposer ce qui me fait privilégier le second, j’explique pourquoi je rejette le premier.

[39]                          Le fondement intéressant le « préjudice intentionnel » se décline en deux versions, l’une, audacieuse, et l’autre, plus modeste.  Selon la première, l’atteinte par un moyen illégal s’inscrit dans une catégorie générale de responsabilité afférente à toute infliction intentionnelle d’un préjudice (voir, p. ex., OBG, par. 153, le lord Nicholls; P. Sales et D. Stilitz, « Intentional Infliction of Harm by Unlawful Means » (1999), 115 Law Q. Rev. 411).  Selon la seconde, plus modeste, ce délit joue un rôle plus limité : il ne s’agit pas de sanctionner toute infliction intentionnelle de préjudice économique, mais uniquement la conduite constituant une entorse flagrante au principe de la concurrence.  Dans cette optique, le délit vise à préserver l’intégrité de la concurrence en réprimant les comportements que l’on peut qualifier à bon droit de [traduction] « tricherie » (Kain et Alexander, p. 171; S. Deakin et J. Randall, « Rethinking the Economic Torts » (2009), 72 Mod. L. Rev. 519, p. 520).

[40]                          Le fondement intéressant le préjudice intentionnel favorise une interprétation large du critère du moyen illégal.  Ainsi, suivant pareil fondement, pour être illégale, la conduite fautive de l’auteur du délit doit constituer de la tricherie ou perturber les règles fondamentales de la concurrence.  Une telle conduite englobe indéniablement les délits et les crimes, mais non les simples comportements hors compétence ou moralement répréhensibles.  Ainsi, Kain et Alexander, tenants d’une version axée sur la concurrence loyale, proposent que le « moyen illégal » comprenne toute conduite (action ou omission), donnant ouverture ou non à action, qui est visée par une interdiction juridique, quelle qu’en soit la source (p. 178).  Le critère du caractère illégal sert principalement à circonscrire largement l’exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire qui permet d’imposer la responsabilité (voir Carty, An Analysis of the Economic Torts (2e éd.), p. 104).

[41]                          Cette conception du délit est attrayante parce qu’elle fournit une explication raisonnée des motifs justifiant la responsabilité et concorde avec une perception généralement admise de l’éthique commerciale.  Bien que la common law ne reconnaisse pas de droit individuel de commercer comme tel, chacun jouit de la liberté générale de participer au marché du commerce et du travail et peut légitimement s’attendre à ce que les règles fondamentales les régissant soient respectées.  Le défendeur qui cause intentionnellement une perte financière au demandeur en recourant à un moyen illégal qui s’écarte clairement de ces règles fondamentales obtient un avantage illégitime et fait subir un désavantage injuste au demandeur.

[42]                          Toutefois, pour diverses raisons, je ne puis accepter ni la version audacieuse ni la version plus modeste du fondement intéressant le préjudice intentionnel avancé à l’égard de ce délit.  L’une et l’autre version mènent à une notion alambiquée de ce qui constitue un « moyen illégal » propre à susciter une incertitude indue en matière commerciale.  En outre, la version plus modeste fait abstraction d’un élément primordial du délit d’atteinte par un moyen illégal, à savoir qu’il s’agit d’un délit d’intention.  Si le délit avait pour objet premier de préserver l’institution qu’est la concurrence commerciale, il importerait peu que l’atteinte soit intentionnelle ou non ou qu’elle procède de la négligence (voir Neyers, p. 229‑230).  La version audacieuse, quant à elle, est incompatible avec deux grands principes de common law.  Je le répète, la common law tend à limiter le rôle des délits économiques dans le marché moderne.  La version audacieuse ne cadre pas non plus avec le fait que les tribunaux anglais et les tribunaux canadiens statuant en common law ont toujours refusé de reconnaître l’existence d’un délit d’atteinte intentionnelle et injustifiable à des intérêts économiques qui donnerait un droit d’action même en l’absence de moyen illégal (voir, p. ex., Allen, p. 121, le lord Herschell; Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltée, [1983] 1 R.C.S. 452, p. 469; OBG, par. 145, le lord Nicholls).

[43]                          Cela m’amène au fondement du délit que je préfère.  Suivant le fondement intéressant l’extension du champ de la responsabilité, le champ de la responsabilité civile est étendu sans que de nouvelles fautes ouvrant droit à action soient créées.  Il permet ainsi de combler ce qui est perçu comme une lacune en matière de responsabilité, dans les cas où l’auteur d’un acte fautif commis à l’endroit d’un tiers en contravention aux obligations juridiques établies qu’il a à l’égard de ce dernier vise intentionnellement le demandeur lésé (Quinn c. Leathem, [1901] A.C. 495, p. 534-535, le lord Lindley; J. Eekelaar, « The Conspiracy Tangle » (1990), 106 Law Q. Rev. 223, p. 225‑226; Carty, An Analysis of the Economic Torts (2e éd.), p. 103‑104).  Le fondement intéressant l’extension du champ de la responsabilité sous‑tend le raisonnement exposé au nom des juges majoritaires par lord Hoffmann dans OBG (voir par. 46‑48).  Il recueille en outre un appui considérable (quoique loin d’être unanime) parmi les auteurs (voir, p. ex., R. Podolny, « The Tort of Intentional Interference with Economic Relations : Is Clarity Out of Reach? » (2012), 52 Rev. can. dr. comm. 63, p. 77‑78; H. Carty, « The Economic Torts in the 21st Century » (2008), 124 Law Q. Rev. 641, p. 672; Neyers, p. 231‑233).

[44]                          Pourquoi ce fondement me paraît‑il préférable?  Parce qu’il fait reposer sur des assises rationnelles l’extension du champ de la responsabilité délictuelle, qui est limitée aux causes d’action préexistantes.  Ce type d’extension favorise la certitude parce qu’il établit un « mécanisme de contrôle » clair pour déterminer la responsabilité qui respecte la réticence exprimée dans le domaine de la responsabilité délictuelle à trop intervenir dans le champ de l’activité économique concurrentielle (OBG, par. 266, le lord Walker of Gestingthorpe).  Pour reprendre les termes employés par la baronne Hale of Richmond dans OBG, il est [traduction] « conforme aux principes juridiques de contenir l’extension du champ de la responsabilité dans ce domaine plutôt que de l’encourager » (par. 306).  Je partage de façon générale l’avis de Hazel Carty selon lequel [traduction] « un critère étroit [. . .] reposant sur les causes de responsabilité civile existantes constitue la meilleure voie » (An Analysis of the Economic Torts (2e éd.), p. 301).

[45]                          Ce fondement du délit milite en faveur d’une définition étroite du « moyen illégal » : le délit a pour effet non pas de créer de nouvelles fautes ouvrant droit à action, mais simplement de reconnaître à d’autres personnes la possibilité de poursuivre pour un préjudice qui leur a été causé intentionnellement par une faute donnant déjà matière à procès à un tiers.  Les infractions criminelles et contraventions aux lois ne permettraient donc pas a priori d’intenter une action pour atteinte par un moyen illégal, mais une telle action serait possible si les actes en cause, suivant les principes de la common law, fondent également l’action civile du tiers et ont porté atteinte à l’activité économique du demandeur.  Par exemple, des crimes comme les voies de fait et le vol pourraient donner au tiers ouverture à action pour atteinte directe à la personne et détournement, respectivement.  Or, ce ne sera pas le cas d’autres infractions à des lois en matière criminelle ou réglementaire, et il n’en découlera pas de risque de responsabilité pour atteinte par un moyen illégal.  Cette démarche évite de « délictualiser » le régime légal en matière criminelle ou réglementaire en imposant une responsabilité civile là où il n’y en aurait pas (voir OBG, par. 57 et 266).  Les deux éléments essentiels du délit d’atteinte par un moyen illégal sont donc les suivants : le défendeur a recours à un moyen illégal, au sens étroit du terme, et le défendeur cause intentionnellement un préjudice au demandeur.

[46]                          Au moins deux objections ont été formulées à l’égard du fondement intéressant l’extension du champ de la responsabilité, mais aucune ne me paraît convaincante.

[47]                          Suivant la première objection, ce fondement ne permet pas d’expliquer pourquoi il devrait y avoir responsabilité à l’égard du demandeur dans les situations où le tiers a également subi un préjudice (voir Neyers, p. 232).  Pour ceux qui élèvent cette objection, la « lacune » en matière de responsabilité n’intervient que si A commet une faute à l’endroit de B, mais que seul C en subit un préjudice, et elle provient du fait que ni B ni C n’ont de recours.  À leur avis, si le délit d’atteinte par un moyen illégal vise à combler cette lacune, on pourrait difficilement justifier l’imposition d’une responsabilité dans les cas classiques, tel celui de Tarleton, où le tiers avait également subi un préjudice et pouvait valablement exercer un droit d’action.  J’estime toutefois que l’objection repose sur une conception trop étroite de la « lacune ».  Il est souhaitable d’étendre le champ de la responsabilité même si d’autres formes d’action peuvent être exercées.  Prenons l’exemple de Tarleton : les passagers du canot et le navire marchand concurrent ont subi un préjudice, quoique distinct.  Dans le cas des passagers du canot, le préjudice était d’ordre physique tandis que, dans le cas des propriétaires du navire, il était d’ordre économique.  En permettant le recouvrement d’un seul type de perte, on négligerait l’autre perte sans raison évidente.  Le fondement intéressant l’extension du champ de la responsabilité, de mon point de vue, justifie l’imposition d’une responsabilité dans cette situation.

[48]                          La seconde objection possible est que ce fondement reconnaît une cause d’action au demandeur même si la conduite du défendeur n’a porté atteinte à aucun de ses droits (voir Neyers, p. 232).  Or, il faut plutôt se demander s’il devrait y avoir un droit d’indemnisation.  La réponse affirmative à cette question s’explique ainsi : la modeste extension d’un droit de recours se justifie dans les cas où un manquement à une obligation existante envers une partie vise à causer un préjudice économique à une autre, et y parvient.

[49]                          Je conclus donc que le fondement intéressant l’« extension du champ de la responsabilité » est préférable, fondement du délit d’atteinte par un moyen illégal qui favorise une définition étroite du critère du moyen illégal.

c)        Examen de la jurisprudence

[50]                          Les décisions en cette matière ne forment pas un ensemble ordonné de raisonnements semblables, mais elles préconisent, de façon générale, une définition étroite du critère du moyen illégal.

(i)        Angleterre et Pays de Galles

[51]                          En Angleterre, l’arrêt de principe sur le délit d’atteinte par moyen illégal est celui rendu par la Chambre des lords dans l’affaire OBG.  Lord Hoffmann, auteur de l’opinion majoritaire, a adopté une définition étroite de « moyen illégal », selon laquelle l’action du demandeur n’est possible que lorsque la faute commise à l’endroit du tiers donnerait à ce dernier matière à procès (OBG, par. 49).  La seule exception à cette définition étroite formulée par lord Hoffmann veut que le défendeur puisse quand même être tenu responsable si le tiers aurait pu exercer un recours n’eut été l’absence de perte.  Cette exception vise les situations où le demandeur, et non le tiers, subit la perte, comme lorsque le défendeur intimide le tiers pour que celui‑ci agisse au détriment du demandeur.  Lord Hoffmann a ajouté une exigence à la définition de « moyen illégal » : le moyen doit entraver la [traduction] « liberté [du tiers] de traiter avec le demandeur » (par. 51).  L’ingérence du défendeur dans les affaires du tiers doit donc nuire à un intérêt économique du demandeur.

[52]                          Dans OBG, les juges majoritaires ont rejeté la notion beaucoup plus large de moyen illégal retenue par lord Nicholls, pour qui constitue un « moyen illégal » [traduction] « tout acte qu’une personne n’est pas autorisée à accomplir.  La distinction s’opère entre “ce qu’on a juridiquement le droit de faire et ce qu’on n’a pas juridiquement le droit de faire” » (par. 150, citant lord Reid dans Rookes c. Barnard, [1964] A.C. 1129, p. 1168-1169).  Les « moyens illégaux » comprennent les délits civils de common law, les délits civils d’origine législative, les crimes, les ruptures de contrat, la violation de fiducie et d’obligations en equity, l’abus de confiance et ainsi de suite (par. 150).  Lord Nicholls complète cette définition large en y ajoutant l’exigence que le préjudice ait été causé au demandeur par [traduction] « l’intermédiaire » d’un tiers (par. 159‑160).

[53]                          Moins d’un an après OBG, la Chambre des lords a réexaminé la portée du « moyen illégal », cette fois dans le contexte du complot exécuté par des moyens illégaux (Revenue and Customs Commissioners c. Total Network SL, [2008] UKHL 19, [2008] 1 A.C. 1174).  Elle a établi une distinction entre ce délit et le délit d’atteinte par un moyen illégal, et elle a jugé qu’une définition plus souple du « moyen illégal » s’appliquait dans le contexte du complot (par. 44, 76‑77 et 94).  Les lords juges ont fait écho à l’opinion de lord Nicholls dans OBG, faisant remarquer qu’une conduite criminelle se situe [traduction] « dans le haut » de « la fourchette des comportements condamnables » (voir par. 91, le lord Walker of Gestingthorpe).

(ii)      Australie

[54]                          Bien que la position australienne n’a pas entièrement cristallisé, il ne fait aucun doute que le délit d’atteinte par un moyen illégal jouera tout au plus un rôle modeste dans ce pays.  Dans sa plus récente décision en cette matière, la Haute Cour a laissé en suspens la question de savoir si le délit distinct qui consiste à causer une perte par un moyen illégal existait même en droit australien (Sanders c. Snell, [1998] HCA 64, 196 C.L.R. 329).  Des décisions d’instances inférieures laissent entendre que si ce délit existe effectivement, il revêt une forme étroite semblable à celle qui est expliquée dans OBG (Canberra Data Centres Pty Ltd. c. Vibe Constructions (ACT) Pty Ltd., [2010] ACTSC 20, 173 A.C.T.R. 33, par. 141; Hardie Finance Corporation Pty Ltd. c. Ahern (No. 3), [2010] WASC 403 (AustLII); voir aussi K. Barker et autres, The Law of Torts in Australia (5e éd. 2012), p. 291 et suiv.).

(iii)    Nouvelle‑Zélande

[55]                          Le délit d’atteinte par un moyen illégal est mieux établi en Nouvelle‑Zélande, et le critère du moyen illégal y reçoit une interprétation étroite (Van Camp Chocolates Ltd. c. Aulsebrooks Ltd., [1984] 1 N.Z.L.R. 354 (C.A.)). Dans l’arrêt plus récent Diver c. Loktronic Industries Ltd., [2012] NZCA 131 (NZLII), la Cour d’appel de la Nouvelle‑Zélande a adopté l’analyse du délit d’atteinte par un moyen illégal exposée par lord Hoffmann dans OBG.  Or, il se peut que ce ne soit pas le dernier mot sur la question, car l’analyse est brève, et il n’est pas certain que ce point ait été plaidé (voir le par. 100).

(iv)    États‑Unis

[56]                          La jurisprudence dans plusieurs États américains diffère sensiblement de celle du Commonwealth.  Dans plusieurs États, la responsabilité découle de la conduite [traduction] « répréhensible » du défendeur, ce qui, dans les États qui appliquent le Restatement of the Law, Second : Torts 2d (1989), appelle l’examen d’un ensemble de facteurs, notamment le motif du défendeur, la nature de l’intérêt du demandeur et la valeur sociale de la conduite du défendeur (voir l’art. 767).  Certains auteurs déplorent l’incertitude en matière commerciale qui découle de l’absence, dans la plupart des États américains, du critère du « moyen illégal », mais cette approche a ses partisans  (H. S. Perlman, « Interference with Contract and Other Economic Expectancies : A Clash of Tort and Contract Doctrine » (1982), 49 U. Chicago L. Rev. 61; comparer avec J. C. Estes, « Expanding Horizons in the Law of Torts — Tortious Interference » (1974), 23 Drake L. Rev. 341; voir aussi L. Watkins, « Tort Law — Tortious Interference with Business Expectancy — A Trap for the Wary and Unwary Alike » (2012), 34 U. Ark. Little Rock L. Rev. 619).  Puisque le droit de la responsabilité délictuelle américain diffère fondamentalement du droit anglo‑canadien sur ce point, il est inutile de pousser plus avant l’examen de la jurisprudence américaine.  Il suffit de signaler que les craintes relatives à l’adoption d’une définition large de ce délit semblent s’être matérialisées.

(v)      Canada

[57]                          La position des ressorts de common law, telle que je l’interprète, favorise une interprétation étroite du critère du moyen illégal.  Mon examen portera d’abord sur les arrêts antérieurs de la Cour puis abordera la jurisprudence des cours d’appel canadiennes.

[58]                          Un seul arrêt de la Cour concerne le délit d’atteinte par un moyen illégal; la Cour a toutefois analysé le critère du moyen illégal en rapport avec le complot exécuté par des moyens illégaux et l’intimidation.  Selon moi, cette jurisprudence va dans le sens d’une définition étroite du moyen illégal dans le contexte du délit d’atteinte par un moyen illégal.

[59]                          L’arrêt intéressant le délit d’atteinte par un moyen illégal est International Brotherhood of Teamsters c. Therien, [1960] R.C.S. 265.  M. Therien exploitait une petite entreprise de camionnage qui louait des véhicules et les services de chauffeurs à une entreprise de construction en Colombie‑Britannique.  Les employés de l’entreprise de construction se sont syndiqués, et M. Therien a été informé qu’il devait adhérer au syndicat, ce qu’il n’a pas fait.  Le syndicat a menacé de piquetage l’entreprise de construction, et celle‑ci a mis fin à ses rapports commerciaux avec M. Therien, lequel a poursuivi le syndicat pour atteinte à des relations commerciales par un moyen illégal.  Le juge Locke a statué qu’en menaçant l’employeur de piquetage le syndicat avait contrevenu à l’obligation prévue à la convention collective de soumettre à l’arbitrage les différends relatifs à cette convention et avait enfreint l’art. 21 de la Labour Relations Act, S.B.C. 1954, ch. 17, aux termes duquel constituait une infraction la violation de toute obligation découlant d’une convention collective.  Le juge Locke a indiqué que [traduction] « l’illégalité du moyen peut s’évaluer au regard tant de la common law que des textes législatifs », et conclu que la rupture de contrat et le manquement à une disposition législative par le syndicat constituaient tous deux un moyen illégal (p. 280).

[60]                          Selon le procureur général de la Colombie‑Britannique, intervenant en l’espèce, comme la Cour dans Therien indique qu’une infraction à une disposition législative peut constituer le délit d’atteinte par un moyen illégal, la définition étroite du délit est impossible.  Je ne suis pas de cet avis, pour deux raisons.

[61]                          Premièrement, il n’était pas nécessaire, dans Therien, de fonder le raisonnement sur l’infraction à la disposition législative : la conduite donnant lieu à la poursuite contrevenait également à la convention collective intervenue entre le syndicat et l’entreprise qui faisait affaire avec le commerce de M. Therien (voir p. 283‑284, le juge Cartwright).  De toute manière, la Cour n’a pas examiné la question de savoir si toute infraction à une disposition législative peut constituer un moyen illégal. 

[62]                          Deuxièmement, la jurisprudence subséquente de la Cour au sujet de l’interaction entre les obligations légales et les causes d’action civiles doit éclairer notre lecture des commentaires formulés dans Therien au sujet de la responsabilité civile découlant d’une infraction à une disposition législative (voir, p. ex., La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129).  Le droit à cet égard a beaucoup évolué depuis l’arrêt Therien, et c’est à la lumière de cette évolution qu’il faut interpréter la brève mention qui y est faite à propos de l’inobservation de dispositions législatives.  La position que je propose relativement à la portée du moyen illégal va dans ce sens.  L’infraction à une loi constitue un moyen illégal si elle donne ouverture à action conformément aux principes élaborés dans ces arrêts ultérieurs.  Bien que la Cour ait jugé que l’inobservation d’une disposition législative emporte la responsabilité dans le cas du délit de complot exécuté par des moyens illégaux, il n’est pas nécessaire, comme on le verra, que la notion de moyen illégal soit la même pour le délit de complot exécuté par des moyens illégaux et pour celui qui consiste à causer une perte par un moyen illégal.

[63]                          La Cour a aussi examiné le critère du moyen illégal dans le contexte du délit de complot exécuté par des moyens illégaux.  Dans l’affaire Gagnon c. Foundation Maritime Ltd., [1961] R.C.S. 435, un syndicat non accrédité s’étant fait opposer un refus de négocier par un constructeur de navire a érigé un piquet de grève qui a entraîné un arrêt de travail, lequel a été jugé constituer une grève illégale.  Le constructeur a poursuivi les instigateurs au sein du syndicat.  Par jugement majoritaire, la Cour a conclu qu’ils avaient engagé leur responsabilité pour complot exécuté par des moyens illégaux, parce que des dispositions législatives interdisaient les moyens employés : [traduction] « . . . ce qui suffit en soi à transformer un accord licite qui n’engendrerait aucune cause d’action en complot délictuel dont l’exécution expose les comploteurs à des poursuites en dommages‑intérêts s’il en résulte un préjudice quelconque » (Gagnon, p. 446, le juge Ritchie).

[64]                          Ce raisonnement a aussi été suivi dans LaFarge, qui portait sur un complot visant à empêcher ou à diminuer indûment la concurrence dans la production de béton en contravention à l’al. 32(1)c) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C‑23.  La demanderesse avait poursuivi en dommages-intérêts les auteurs d’un complot en vue de nuire et avait eu gain de cause.  La Cour a accueilli l’appel des auteurs du complot parce qu’ils avaient l’intention, non pas de nuire à la demanderesse, mais de servir leurs propres intérêts commerciaux.  Le juge Estey, au nom de la Cour, a cependant indiqué que « si elle n’était pas dirigée contre la demanderesse, la conduite des appelantes n’en était pas moins illégale.  Elles ont été reconnues coupables d’avoir commis des infractions à une loi fédérale et elles se sont vu avec leurs coaccusées imposer des amendes totalisant 432 000 $ » (LaFarge, p. 472).  Cette conception du complot exécuté par des moyens illégaux a été confirmée dans Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 984‑990.

[65]                          La question de la portée du moyen illégal s’est également posée dans le contexte du délit d’intimidation.  Il y a intimidation lorsque le défendeur menace de commettre un acte illégal et occasionne ainsi des pertes à la personne menacée (intimidation dans une situation mettant en cause deux parties) ou à un tiers (intimidation dans une situation mettant en cause trois parties).  Le délit d’intimidation a été reconnu avant que le délit d’atteinte par un moyen illégal dans sa forme actuelle ne soit bien établi (Fridman, p. 765).

[66]                          Dans Roman Corporation Ltd. c. Hudson’s Bay Oil and Gas Co. Ltd., [1973] R.C.S. 820, la Cour a reconnu le délit d’intimidation tout en concluant qu’il ne pouvait être invoqué dans ce cas parce qu’il n’y avait pas eu menace de recours à des moyens illégaux (p. 829-830).  La Cour a eu à se prononcer une fois de plus sur ce délit dans l’affaire Central Canada Potash Co. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1979] 1 R.C.S. 42.  Le ministre des Ressources minérales avait menacé d’annuler le bail de droit minier de la demanderesse si elle ne réduisait pas sa production de potasse en application d’un règlement qui a été jugé ultra vires pour d’autres motifs.  Le juge Martland a rejeté la demande fondée sur l’intimidation parce que le ministre n’avait pas eu l’intention nécessaire pour qu’il y ait délit.  Il n’avait pas agi de façon déraisonnable, et encore moins de façon intentionnelle.  Le juge Martland établit également une distinction entre la situation mettant en cause deux parties et celle mettant en cause trois parties, estimant que, dans le premier cas, la simple menace de rupture de contrat n’emporte pas responsabilité, parce que le demandeur peut se prévaloir des recours contractuels, ce qui n’est pas vrai dans le deuxième cas (Central Canada Potash, p. 87).  Au par. 113 de l’arrêt Pepsi‑Cola, la Cour revient sur l’application du délit d’intimidation dans l’un et l’autre cas.

[67]                          En matière de complot et d’intimidation, la Cour aborde clairement le « moyen illégal » d’une manière différente de celle que je propose pour le délit d’atteinte par un moyen illégal.  Par exemple, il est établi plus clairement dans le contexte du délit de complot exécuté par des moyens illégaux que dans le contexte de l’atteinte par un moyen illégal que la responsabilité peut découler de toute infraction à une loi.  Les affaires Gagnon et LaFarge portaient sur la responsabilité pour complot exécuté par des moyens illégaux en cas d’infraction à une disposition législative.  Faut‑il en conclure que le délit d’atteinte par un moyen illégal doit être défini largement?  J’estime que non.

[68]                          Bien que les délits économiques puissent parfois évoluer parallèlement, ils ont des origines distinctes et jouent des rôles différents dans la régulation du marché moderne.  Par exemple, dans l’arrêt Central Canada Potash, la Cour accepte la proposition selon laquelle une définition de « moyen illégal » plus étroite s’applique aux situations d’intimidation mettant en cause deux parties qu’à celles mettant en cause trois parties.  On peut conclure qu’il n’existe pas de grand principe d’uniformité des éléments de ce type de délits.  De même, la Chambre des lords a reconnu, dans Total Network, que le « moyen illégal » devait être défini différemment selon qu’il s’agit du délit d’atteinte ou du délit de complot. Comme lord Mance l’a expliqué, [traduction] « [l]es deux délits sont de nature distincte, et il se peut que l’intérêt de la justice commande qu’ils évoluent en fonction de fondements quelque peu différents » (par. 123).  S’exprimant au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, le juge Goudge a repris le même raisonnement, affirmant que [traduction] « ces deux délits économiques [à savoir le délit d’atteinte par un moyen illégal et le délit de complot] ont évolué séparément, de sorte qu’ils présentent chacun leur propre notion de ce qu’il faut entendre par conduite illégale » (Agribrands Purina Canada Inc. c. Kasamekas, 2011 ONCA 460, 106 O.R. (3d) 427, par. 34; voir aussi R. Stevens, Torts and Rights (2007), p. 297).  En outre, il se peut que l’existence d’une entente comme élément constitutif du délit de complot justifie une définition différente et plus large de « moyen illégal » dans le contexte de ce délit que celle qui conviendrait dans celui du délit d’atteinte.  Une telle interprétation est illustrée par le fait que la Cour reconnaît la réalité de ce qu’on a appelé le délit de complot visant principalement à causer un préjudice, même si elle admet qu’il s’agit d’une anomalie, et estime que l’existence même d’une entente entre les auteurs du complot (ou d’un acte commis « de concert ») suffit à engendrer la responsabilité (voir, p. ex., LaFarge, p. 471-472, le juge Estey).

[69]                          Je suis d’avis qu’il n’est pas nécessaire de chercher à traiter de manière identique la notion de moyen illégal à l’égard de chaque délit dont elle représente un élément constitutif.  La Cour n’a pas insisté sur une telle uniformité par le passé, et des raisons de principe militent en faveur de l’adoption d’une définition différente dans des contextes différents.  Bien entendu, mes motifs dans la présente affaire n’intéressent que le délit d’atteinte par un moyen illégal et ne devraient pas être interprétés comme une opinion sur les éléments constitutifs d’autres délits qui n’ont pas été invoqués en l’espèce.

[70]                          En somme, l’examen de la jurisprudence de la Cour ne nous permet pas de trancher la présente espèce et révèle que la Cour n’a pas statué sur le critère du moyen illégal dans ce contexte depuis l’arrêt Therien.

[71]                          De nombreuses cours d’appel canadiennes ont examiné le délit d’atteinte par un moyen illégal (voir, p. ex., Gershman c. Manitoba Vegetable Producers’ Marketing Board (1976), 69 D.L.R. (3d) 114 (C.A. Man.); Conway c. Zinkhofer, 2008 ABCA 392 (CanLII); Polar Ice Express Inc. c. Arctic Glacier Inc., 2009 ABCA 20, 446 A.R. 295; R.L.T.V. Investments Inc. c. Saskatchewan Telecommunications, 2009 SKCA 83, 331 Sask. R. 78, autorisation d’appel refusée, [2010] 1 R.C.S. xiv).  La tendance générale qui se dégage de leur analyse du moyen illégal à titre d’élément constitutif du délit favorise une définition plus étroite.  Dans des affaires plus anciennes, comme Reach M.D. Inc. c. Pharmaceutical Manufacturers Association of Canada (2003), 65 O.R. (3d) 30 (C.A.), une définition large de ce qui constitue un « moyen illégal » avait été formulée et elle incluait tout acte que le défendeur [traduction] « n’a pas le droit de faire » (par. 50‑52, citant le maître des rôles lord Denning dans Torquay Hotel Co., Ltd. c. Cousins, [1969] 1 All E.R. 522, p. 530).  Toutefois, des décisions subséquentes ont réduit la portée de la définition formulée dans Reach (Drouillard c. Cogeco Cable Inc., 2007 ONCA 322, 86 O.R. (3d) 431, par. 22‑24; Conversions by Vantasy Ltd. c. General Motors of Canada Ltd., 2006 MBCA 69, 205 Man. R. (2d) 131, par. 31-33, autorisation d’appel refusée, [2007] 1 R.C.S. viii; Correia c. Canac Kitchens, 2008 ONCA 506, 91 O.R. (3d) 353, par. 107; O’Dwyer c. Ontario Racing Commission, 2008 ONCA 446, 293 D.L.R. (4th) 559, par. 57‑59).  La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé qu’elle [traduction] « opte à présent pour la position soutenue par lord Hoffmann » dans OBG et retient la définition étroite de « moyen illégal » (voir Alleslev‑Krofchak c. Valcom Ltd., 2010 ONCA 557, 322 D.L.R. (4th) 193, par. 57 et 63, autorisation d’appel refusée, [2011] 1 R.C.S. xi; Agribrands Purina, par. 33; mais comparer avec Barber c. Vrozos, 2010 ONCA 570, 322 D.L.R. (4th) 577, par. 58).  Aucune de ces décisions ne semble avoir examiné l’arrêt Therien.

[72]                          Je clos mon examen en signalant la manière fondamentalement différente dont le droit civil du Québec aborde ce problème.  Sa doctrine de l’« abus de droit » traduit une démarche possiblement plus simple que celle que propose la common law (voir Ciment du Saint‑Laurent inc. c. Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 R.C.S. 392, par. 24).  Cette doctrine est issue du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, lequel énonce à l’art. 6 que « [t]oute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi » et, à l’art. 7, qu’« [a]ucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ».

[73]                          Le droit civil du Québec va donc plus loin que le droit anglo‑canadien et son délit d’atteinte par un moyen illégal : il reconnaît la responsabilité du défendeur ayant commis un acte légal par ailleurs, mais accompli dans l’intention de nuire au demandeur ou d’une manière qui n’est pas conforme avec la finalité sociale du droit d’exercer cet acte (J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.-G. Jobin et N. Vézina, par. 156‑158).  En droit civil, l’on aurait pu conclure à l’abus du droit que les appelants en l’espèce exerçaient en tant que gestionnaires de l’immeuble et régler l’affaire sur ce fondement.  Or, la common law emprunte une voie très différente.

d)       Conclusion au sujet du critère du caractère illégal

[74]                          L’examen de la jurisprudence du Canada et de ressorts semblables de common law révèle une tendance à définir restrictivement le « moyen illégal ».  Non seulement cette conception est‑elle conforme à la jurisprudence antérieure, mais elle est souhaitable en principe, à mon avis.  En limitant les moyens illégaux aux actes qui engageraient la responsabilité civile de leur auteur envers un tiers (ou qui le feraient si le tiers en avait subi une perte), on permet l’évolution du délit d’atteinte par un moyen illégal selon une assise cohérente et rationnelle.  En outre, les restreindre aux délits civils ouvrant droit à action assure la certitude et la prévisibilité dans ce domaine de droit, du fait qu’on ne grossit pas la liste des actes pouvant engager la responsabilité du défendeur, on ne fait qu’ajouter un demandeur, qui peut être indemnisé si la conduite lui a causé préjudice intentionnel.  Peut‑être faudra‑t-il à l’avenir préciser la portée de ce qui « ouvre droit à action », cependant les limites générales de la responsabilité seraient claires (voir Alleslev‑Krofchak, par. 63).  Cette approche ne risque pas de « délictualiser » une conduite que le législateur a rendue illégale pour des raisons sans rapport avec la responsabilité civile (voir OBG, par. 57 et 152).  Une définition étroite de « moyen illégal », en bref, permet de confiner le droit de la responsabilité délictuelle dans la sphère qui doit être la sienne.

[75]                          Il existe naturellement des arguments contraires.  Je concède qu’il puisse parfois y avoir quelque artificialité à refuser l’indemnisation du demandeur exclusivement en fonction de facteurs touchant la responsabilité du défendeur envers un tiers.  Par exemple, une immunité d’origine législative peut protéger le défendeur contre toute responsabilité à l’endroit du tiers pour des motifs n’ayant rien à voir avec le demandeur (voir Deakin et Randall, p. 545).  Vu autrement, toutefois, il serait injuste d’imposer au défendeur la responsabilité dans un tel cas, puisqu’il n’a commis aucune transgression du droit positif.  On peut également reprocher à la définition étroite de « moyen illégal » d’être indûment restrictive du fait qu’elle exclut les crimes (voir OBG, par. 152, le lord Nicholls; Total Network, par. 90‑94, le lord Walker).  Toutefois, cette exclusion est beaucoup moins générale qu’elle puisse d’abord le paraître, puisque de nombreux crimes, comme les voies de fait et le vol, constituent également des délits.  D’autres crimes, comme la corruption, pourraient aussi ouvrir droit à action sur le fondement du délit de complot exercé par des moyens illégaux (voir P. W. Lee, « Causing Loss by Unlawful Means », [2011] S.J.L.S. 330, p. 349 (note de bas de page 115)).  La possibilité qu’une conduite immorale ou malveillante ne donne lieu à aucun recours pour délit économique découle simplement de la conception anglo‑canadienne du rôle limité de la common law.  Il s’agit du prix à payer pour assurer la certitude dans ce domaine.

[76]                          Je conclus que par « moyen illégal » à l’égard de ce délit on entend la conduite qui donne au tiers une cause d’action civile ou lui en donnerait une si elle lui avait causé une perte.

(2)      Le demandeur peut‑il invoquer le délit uniquement si l’inconduite reprochée ne fonde aucune autre cause d’action contre le défendeur?

[77]                          Les appelants exhortent la Cour à statuer que le délit d’atteinte par un moyen illégal, parce que sa fonction consiste à combler une lacune, ne devrait fonder une action que lorsque la conduite du défendeur ne fournit aucune autre cause d’action au demandeur.  C’est la conclusion à laquelle est arrivée la Cour d’appel en l’espèce et c’est également la position qui a été adoptée par la Cour d’appel de l’Ontario et d’autres tribunaux canadiens.  Dans Correia, par exemple, le moyen illégal invoqué par le demandeur ouvrait droit à une action directe pour négligence contre l’une des parties défenderesses et, dans Alleslev‑Krofchak, il permettait une poursuite directe pour diffamation; c’est pourquoi les prétentions des demandeurs fondées sur la perte causée par un moyen illégal n’ont pas été accueillies (voir aussi Westcoast Landfill Diversion Corp. c. Cowichan Valley (Regional District), 2009 BCSC 53, 55 M.P.L.R. (4th) 208, par. 379-387; 0856464 B.C. Ltd. c. TimberWest Forest Corp., 2012 BCSC 597, 89 C.B.R. (5th) 235, par. 47; Canuck Security Services Ltd. c. Gill, 2013 BCSC 893 (CanLII), par. 188-189).  Selon cette conception, le délit vise à [traduction] « combler une lacune lorsqu’aucune autre action ne pourrait être intentée à l’égard d’une conduite intentionnelle qui a causé un préjudice par l’intermédiaire d’un tiers » (Correia, par. 107).  Convient‑il que la Cour accepte de limiter ainsi la portée du délit d’atteinte par un moyen illégal?  J’estime que non, pour les raisons que voici.

[78]                          Cette limitation me semble fondamentalement erronée.  L’essence de ce délit est le fait pour le défendeur de prendre pour cible le demandeur par l’intermédiaire d’actes illégaux commis contre un tiers.  C’est cette conduite qui emporte la responsabilité du défendeur, indépendamment des actes qui pourraient par ailleurs donner au demandeur matière à procès.  Qui plus est, la responsabilité concurrente et le chevauchement de causes d’action pour des préjudices distincts subis par le demandeur lors d’un même incident sont des notions reçues en droit de la responsabilité délictuelle (voir, p. ex., Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147).  Enfin, comme je l’explique précédemment, cette limitation procède d’une conception trop étroite de la fonction du délit consistant à combler une lacune.  Une lacune n’est pas nécessairement un vide.

[79]                          Tel que je l’interprète, l’arrêt Central Canada Potash ne s’oppose pas à cette conclusion.  Dans cette affaire d’intimidation mettant en cause deux parties, la Cour a débouté la demanderesse, qui invoquait l’intimidation par le défendeur parce qu’elle était « partie au contrat que, selon elle, on menaçait de violer [. . .] et elle aurait disposé de recours en vertu du contrat en cas de rupture illégale » (p. 87, le juge Martland, au nom de la Cour).  Toutefois, la Cour établit une distinction entre l’intimidation mettant en cause deux parties et celle qui en met en cause trois.  Elle précise que sa conclusion ne concerne que les situations où il y a menace de rupture du contrat liant deux parties (p. 87‑88).  Le raisonnement qui sous-tend la décision de la Cour ne s’applique pas à une action pour atteinte par un moyen illégal mettant en cause trois parties.

[80]                          L’exigence relative à l’absence d’une autre cause d’action ne cadre pas avec l’opinion majoritaire dans OBG et peut être difficile à appliquer en pratique.  Dans OBG, lord Hoffmann a accepté la possibilité qu’inciter à rompre un contrat et causer une perte par un moyen illégal emportent une responsabilité concurrente, par exemple lorsque le défendeur menace un tiers de rupture de contrat pour amener ce dernier à briser ses liens contractuels avec le demandeur.  Dans un tel scénario, le défendeur peut avoir engagé sa responsabilité à l’égard tant du délit d’incitation à rupture de contrat que du délit d’atteinte par un moyen illégal, un résultat incompatible avec l’exigence relative à l’absence d’une autre cause d’action (voir OBG, par. 21).  En outre, cette exigence pourrait donner lieu à des questions délicates sur la possibilité qu’une autre cause d’action procure une réparation adéquate au demandeur.

[81]                          Enfin, cette limitation n’est pas nécessaire pour confiner le délit d’atteinte par un moyen illégal dans la sphère qui est la sienne.  Les restrictions que je propose aux éléments du délit que sont le « moyen illégal » et l’intention feront en sorte qu’un demandeur aura rarement, voire jamais, avantage à invoquer le délit d’atteinte par un moyen illégal plutôt qu’une autre cause d’action possible.

[82]                          Je suis donc d’avis de ne pas restreindre l’application du délit d’atteinte par un moyen illégal aux situations où le demandeur ne dispose d’aucune autre cause d’action contre le défendeur.

(3)      Le critère du caractère « illégal » admet‑il des exceptions de principe?

[83]                          La Cour d’appel a adopté une conception étroite du critère du moyen illégal, mais a jugé qu’il était assujetti à des exceptions de principe.  Elle a conclu que la présente affaire appelait l’application d’une telle exception parce que la conduite des appelants était assimilable au délit d’abus de procédure.  Ainsi que l’explique le juge Robertson, au nom de la cour : « . . . la mise en place intentionnelle de barrières juridiques, dont certaines sont exécutoires du fait de mécanismes prévus par la loi ne nécessitant aucune autorisation judiciaire préalable, dans des circonstances où ces barrières reposent sur des droits fabriqués au moyen d’arguments faits de sable » relève du délit d’atteinte par un moyen illégal (par. 82).  Ce raisonnement visait à donner aux juges une « marge de manœuvre » leur permettant de répondre « convenablement » à des situations factuelles imprévues ou à ce qu’exigent les circonstances (par. 81).

[84]                          Je ne puis souscrire à ce raisonnement, et j’estime qu’il n’existe pas d’exception au cadre de responsabilité que je propose d’appliquer au délit d’atteinte par un moyen illégal.

[85]                          Le raisonnement permettant l’application d’« exceptions de principe » pose problème parce qu’il ne repose, à mon avis, sur aucun principe.  Donner aux juges de première instance une « marge de manœuvre » permettant de régler « convenablement » les affaires débordant le cadre de la responsabilité qu’emporte ce délit ne fait que conférer aux juges un pouvoir discrétionnaire non structuré les autorisant à ordonner les mesures leur paraissant justes dans les circonstances particulières. Selon moi, il s’agit de l’antithèse d’une approche fondée sur des principes.  Si elle était retenue, elle contrecarrerait dans une large mesure les efforts déployés pour donner au délit une portée étroite et certaine.  Autoriser des exceptions sans définir précisément les principes devant guider l’évolution du droit expose au danger de jugements d’espèce rendus en fonction d’une certaine conception de l’éthique commerciale, précisément ce que le critère du moyen illégal vise à éviter.

[86]                          Je conclus que, s’agissant du délit d’atteinte par un moyen illégal, est « illégal » le moyen utilisé par le défendeur si le tiers peut l’invoquer au soutien d’un recours civil en compensation financière ou le pourrait s’il avait subi une perte.  Il n’est pas nécessaire que les actes commis ne fournissent pas au demandeur d’autre cause d’action contre le défendeur, et aucune exception ne s’applique au cadre de responsabilité défini suivant ce raisonnement.

[87]                          Dans ses motifs dans OBG, lord Hoffmann assortit le délit d’atteinte par un moyen illégal d’un critère supplémentaire, à savoir que le moyen illégal utilisé porte atteinte à la liberté du tiers de faire des affaires avec le demandeur (par. 51‑54).  Lord Hoffmann est d’avis que sans une telle limite, [traduction] « il existe un danger de créer un droit d’action fondé sur des actes qui ne sont fautifs que dans la mesure, non pertinente, où ils donnent à un tiers le droit de s’en plaindre s’il le veut » (par. 56).  Ce critère supplémentaire n’est pas entré dans la définition du délit formulée par les cours d’appel canadiennes dans les décisions où elles approuvent par ailleurs l’analyse du délit d’atteinte par un moyen illégal proposée par lord Hoffmann, même si ce point précis n’était pas en litige dans ces affaires (voir Correia, O’Dwyer et Alleslev‑Krofchak).  Ce critère a également fait l’objet de vives critiques de la part d’auteurs (voir Carty, An Analysis of the Economic Torts (2e éd.), p. 97‑98; Kain et Alexander, p. 181‑182; Deakin et Randall, p. 548-549).  J’estime que ce critère n’est d’aucune utilité lorsqu’il s’agit de circonscrire le délit d’atteinte par un moyen illégal.  Il ne repose sur aucune source et n’intéresse pas les raisons pour lesquelles la responsabilité s’impose.  Qu’importe si le moyen illégal a eu pour effet de porter atteinte au droit du demandeur de faire des affaires avec la partie lésée ou avec une autre partie, le fait que le défendeur ait pris le demandeur pour cible constitue un lien suffisant entre le moyen illégal et les intérêts du demandeur, de sorte que conclure à la responsabilité dans ce cas serait justifié.  Plutôt que d’invoquer ce critère supplémentaire de la « liberté de faire des affaires », je préconise de limiter la portée du délit d’atteinte par un moyen illégal par le truchement d’une définition étroite des éléments du délit que sont le moyen illégal, comme je l’explique précédemment, et l’intention, que j’explique plus loin.

(4)      Application à l’espèce

[88]                          La Cour d’appel a conclu à l’absence d’une faute donnant au tiers (les acheteurs potentiels) matière à procès contre les appelants, et les intimées n’en invoquent aucune (par. 79 et 83). 

[89]                          J’estime par conséquent qu’on ne saurait conclure à la responsabilité des appelants à l’endroit des intimées sur le fondement du délit d’atteinte par un moyen illégal. 

(5)      La Cour d’appel a‑t‑elle conclu à tort que les défendeurs avaient la connaissance nécessaire que requiert le délit d’atteinte par un moyen illégal?

[90]                          Le juge de première instance a conclu que les appelants avaient illégalement entravé de diverses façons la vente de l’immeuble.  Ces derniers font valoir qu’ils ne peuvent être tenus responsables à l’égard de ces actes, car rien ne prouve qu’ils avaient la connaissance voulue de l’existence de rapports commerciaux entre les intimées et les acheteurs potentiels.  Ils soutiennent qu’il faut démontrer qu’ils étaient effectivement au courant des relations entre des acheteurs potentiels, comme Greenarm Developments Ltd., et les intimées, et que le dossier ne permet pas de tirer une telle conclusion.

[91]                          Puisque j’ai conclu que les intimées ne pouvaient invoquer le délit d’atteinte par un moyen illégal en l’espèce, il n’est pas nécessaire, à proprement parler, d’examiner cette question.  J’estime toutefois cet examen utile.

[92]                          L’argument des appelants repose selon moi sur une conception erronée des éléments du délit d’atteinte par un moyen illégal. 

[93]                          Je ne souscris pas à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle l’existence de rapports commerciaux valides entre le demandeur et le tiers et la connaissance de ces rapports par le défendeur sont des éléments essentiels du délit d’atteinte par un moyen illégal.  Cette opinion découle à mon avis d’une confusion entre le délit d’atteinte par un moyen illégal et celui d’incitation à rupture de contrat.  Il est à présent généralement reconnu que, dans ce dernier cas, le demandeur doit prouver que le défendeur était conscient de provoquer une rupture de contrat (voir, p. ex., OBG, par. 39, le lord Hoffmann).  Il n’en va pas de même, toutefois, pour le délit d’atteinte par un moyen illégal, dont l’élément fondamental est la conduite illégale causant un préjudice intentionnel aux intérêts économiques du demandeur.  L’existence d’un contrat n’est pas nécessaire, ni même l’existence d’autres relations d’affaires officielles entre le demandeur et le tiers; il suffit que la conduite du défendeur soit illégale et qu’elle cause un préjudice intentionnel aux intérêts économiques du demandeur.  En l’espèce, il a été démontré que les appelants savaient que « différentes personnes étaient en train de négocier avec les investisseuses majoritaires » (motifs de la C.A., par. 75) en vue de l’achat de l’immeuble et qu’ils avaient l’intention de nuire aux intérêts économiques des intimées par le truchement des actes prétendument illégaux commis, ce qui suffisait amplement. 

[94]                          Il pourrait s’avérer utile d’ajouter quelques précisions au sujet de l’intention exigée à l’égard du délit d’atteinte par un moyen illégal, étant donné qu’une certaine confusion semble régner sur ce point (voir Carty, « The Economic Torts in the 21st Century », p. 658‑659; Podolny, p. 79‑80; Kain et Alexander, p. 135; Osborne, p. 336-337).

[95]                          Dans Douglas c. Hello! Ltd., [2005] EWCA Civ 595, [2005] 4 All. E.R. 128, l’un des appels entendus en même temps qu’OBG, la Cour d’appel d’Angleterre a énuméré cinq types d’intention pouvant s’appliquer dans ce contexte : a) l’intention de causer un préjudice économique au demandeur comme fin en soi; b) l’intention de causer un préjudice économique au demandeur comme moyen nécessaire pour parvenir à une fin qui sert un but inavoué; c) la connaissance que la conduite aura inévitablement pour conséquence de causer un préjudice économique au demandeur; d) la connaissance que la conduite causera probablement un préjudice économique au demandeur; e) la connaissance que la conduite causera peut-être un préjudice économique au demandeur, assortie d’une insouciance téméraire à l’égard de cette possibilité (par. 159).  Les deux premiers types constituent à mon sens l’intention fondamentale propre à constituer le délit d’atteinte par un moyen illégal.  Ils renvoient à des situations où l’auteur du délit « vise » ou « prend pour cible » le demandeur (voir Carty, « The Economic Torts in the 21st Century », p. 654).  C’est la définition retenue par la majorité des auteurs et dans la jurisprudence (voir, p. ex., Carty, An Analysis of the Economic Torts, p. 80‑82; Podolny, p. 70; Kain et Alexander, p. 181‑182; Correia, par. 101).  C’est le fait pour le défendeur de prendre intentionnellement pour cible le demandeur qui justifie l’élargissement du champ de la responsabilité du premier de manière à fournir au demandeur une cause d’action.  Il ne suffit pas que la conduite du défendeur cause incidemment un préjudice au demandeur, même lorsque le premier est conscient de la probabilité extrêmement élevée qu’il en résulte un préjudice.  Ce type de préjudice économique incident constitue une condition acceptée de la libre concurrence. 

[96]                          Comme le juge Goudge l’a exprimé avec justesse au par. 50 de l’arrêt Alleslev‑Krofchak dans lequel il résume l’analyse effectuée par la Chambre des lords dans OBG :

                    [traduction] . . . l’atteinte intentionnelle aux rapports économiques commande que le défendeur ait l’intention de causer une perte au demandeur, comme une fin en soi ou comme un moyen pour parvenir à une autre fin, s’enrichir par exemple.  Si la perte subie par le demandeur n’est qu’une conséquence prévisible des actions du défendeur, la condition n’est pas remplie.

[97]                          Selon moi, cette conception étroite de l’intention s’harmonise à la fois avec les considérations d’intérêt public qui jouent dans ce domaine du droit et avec le fondement intéressant l’« extension du champ de la responsabilité » qui sous-tend ce délit.  Elle offre une importante garantie contre le risque que des actes concurrentiels énergiques, mais légaux, entraînent la responsabilité délictuelle.  L’infliction d’un préjudice économique à un concurrent constitue souvent une conséquence prévisible de tels actes.  La seule prévisibilité du préjudice ne suffit pas pour constituer l’intention que requiert le délit d’atteinte par un moyen illégal. 

B.       Si le délit d’atteinte par un moyen illégal ne peut être invoqué, les appelants peuvent‑ils être tenus responsables sur un autre fondement?

[98]                          Comme j’ai tranché la question de la responsabilité quant au délit d’atteinte par un moyen illégal, je dois aborder la dernière question : les intimées ont‑elles établi que les appelants avaient engagé leur responsabilité pour avoir manqué à une obligation fiduciaire, et la Cour est‑elle saisie régulièrement de cette question?

[99]                          À mon avis, il faut répondre par l’affirmative aux deux membres de la question.  Alan Schelew était administrateur des deux sociétés intimées.  La preuve indique clairement qu’il a manqué à l’égard des deux sociétés à l’obligation fiduciaire lui imposant d’agir de bonne foi dans leur intérêt, et la question a été débattue devant notre Cour.

[100]                      Comme la Cour d’appel l’a signalé, les intimées n’ont pas invoqué le manquement à l’obligation fiduciaire dans leur déclaration (par. 10).  On peut toutefois dire la même chose de toutes les autres causes d’action.  Leur déclaration était purement factuelle et n’exposait pas le fondement juridique de la réparation demandée.  Cependant, les manquements reprochés à l’obligation fiduciaire étaient clairement en litige lors de l’instruction, comme en font foi les mémoires des intimées préalable et postérieur au procès. 

[101]                      Contrairement à la Cour d’appel, le juge de première instance a formulé de nombreuses conclusions claires et précises concernant les manquements d’Alan Schelew à l’obligation fiduciaire à laquelle il était astreint à l’égard des sociétés intimées en tant qu’administrateur de celles‑ci, notamment :

                                 en tentant de recourir à l’arbitrage, il avait agi à l’encontre de ses obligations d’administrateur de Bram et de Jamb (par. 233‑234);

                                 la défense invoquée par les appelants, longtemps après l’expiration du délai juridique, reposant sur l’enregistrement contre l’immeuble d’un [traduction] « avis d’un droit de premier refus », était une tactique dépourvue de fondement en droit et « manifestement contraire [aux] obligations fiduciaires [d’Alan Schelew] en tant qu’administrateur de Jamb et de Bram » (par. 243 et 247‑248);

                                 le dépôt d’un [traduction] « deuxième grèvement » contre l’immeuble, à savoir un certificat d’affaire en instance, se rapportant au processus d’arbitrage « bidon » était une autre « mesure illégitime et injustifiée » constituant un manquement supplémentaire à l’obligation fiduciaire d’Alan Schelew envers Bram et Jamb (par. 254);

                                 le fait qu’Alan Schelew ait empêché l’accès d’un acheteur potentiel à l’immeuble contrevenait à son obligation fiduciaire envers Bram et Jamb (par. 262-265);

                                 [traduction] « Alan [Schelew] [. . .] était prêt à faire tout ce qu’il fallait pour empêcher l’acquisition du 99 Joyce par quelqu’un d’autre que lui » et il « était résolu à ne pas laisser son obligation fiduciaire à titre d’administrateur de Bram et de Jamb contrecarrer son plan » (par. 270‑271).

[102]                      La question de l’obligation fiduciaire a été débattue devant nous.  Les appelants font valoir, à bon droit selon moi, que le juge du procès a tiré de nombreuses conclusions précises au sujet des manquements d’Alan Schelew à son obligation fiduciaire envers les intimées.  Cet argument soutenait à leur avis leur thèse selon laquelle ils n’avaient pas engagé leur responsabilité pour atteinte par un moyen illégal, parce que l’acte fautif fournissait une autre cause d’action aux intimées (m.a., par. 87).  Les intimées soutiennent que si Alan Schelew avait manqué à son obligation fiduciaire et que les manquements étaient suffisants pour que le juge de première instance rende jugement sur ce fondement, il est loisible à la Cour de confirmer ce jugement contre Alan Schelew.  Comme elles l’ont exposé, [traduction] « [l]es appelants ne peuvent d’une part affirmer que les conclusions du juge de première instance suffisaient pour fonder une conclusion de responsabilité pour manquement à l’obligation fiduciaire et d’autre part tenter de se soustraire à cette même responsabilité » (m.i., par. 125).

[103]                      Je donne raison aux intimées sur ce point.

[104]                      Personne ne conteste que sa fonction d’administrateur de Bram et de Jamb imposait à Alan Schelew une obligation fiduciaire.  Bien qu’un certain conflit d’intérêts découle du cumul de cette fonction et de celle de gestionnaire de l’immeuble qu’il exerçait par l’intermédiaire de sa société, A.I., on ne saurait laisser entendre que cela l’autorisait à prendre des mesures juridiques sans fondement pour faire obstacle à la vente afin de servir ses propres intérêts.

[105]                      Le montant des dommages‑intérêts établi par le juge de première instance n’a pas été contesté en appel.  Les manquements à l’obligation fiduciaire sont les actes mêmes qui constituaient, selon le juge de première instance, le moyen illégal au sens où il faut l’entendre pour l’application du délit d’atteinte par un moyen illégal.  En raison de ces manquements, la société d’Alan Schelew, A.I., a acquis les parts de Bram et de Jamb aux termes de l’entente de syndication ainsi que les actions de celles‑ci dans Joyce.  Le juge de première instance a tiré la conclusion de fait selon laquelle, n’eût été la conduite d’Alan Schelew, l’immeuble aurait été vendu à un tiers pour 2,58 millions de dollars (par. 327).  Qu’on conçoive les dommages-intérêts comme une indemnisation pour la perte subie par les intimées ou comme la restitution par les appelants des gains découlant des manquements d’Alan Schelew à son obligation fiduciaire, leur montant ne change pas.  Parce qu’Alan Schelew en était le seul administrateur et actionnaire, l’appelante A.I. a engagé sa responsabilité, bien qu’elle ne fût pas elle-même fiduciaire, pour avoir aidé en connaissance de cause à commettre des manquements à l’obligation fiduciaire et pour avoir reçu en connaissance de cause le produit de ces manquements (voir D. W. M. Waters, M. R. Gillen et L. D. Smith, dir., Waters’ Law of Trusts in Canada (4e éd. 2012), p. 516‑523).

IV.    Dispositif

[106]                      Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

                    Pourvoi rejeté avec dépens.

                    Procureurs des appelants : McInnes Cooper, Fredericton.

                    Procureurs des intimées : Stewart McKelvey, Moncton; Supreme Advocacy, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

 

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