COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161 |
Date : 20150122 Dossier : 35314 |
Entre :
Tervita Corporation,
Complete Environmental Inc. et
Babkirk Land Services Inc.
Appelantes
et
Commissaire de la concurrence
Intimé
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner
Motifs de jugement : (par. 1 à 168):
Motifs concordants en partie : (par. 169 à 180):
Motifs dissidents : (par. 181 à 200):
|
Le juge Rothstein (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Cromwell, Moldaver et Wagner)
La juge Abella
La juge Karakatsanis |
tervita c. canada (commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161
Tervita Corporation,
Complete Environmental Inc. et
Babkirk Land Services Inc. Appelantes
c.
Commissaire de la concurrence Intimé
Répertorié : Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence)
2015 CSC 3
No du greffe : 35314.
2014 : 27 mars; 2015 : 22 janvier.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis et Wagner.
en appel de la cour d’appel fédérale
Concurrence — Fusionnements — Examen — Opposition de la commissaire de la concurrence à un fusionnement au motif qu’il aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence — Défense fondée sur les gains en efficience prévue par la loi invoquée par les parties fusionnées — Rejet de la défense par le Tribunal de la concurrence et prononcé d’une ordonnance de dessaisissement — Quel est le bon critère juridique pour déterminer si le fusionnement empêche sensiblement la concurrence aux termes de la Loi sur la concurrence? — Comment faut-il envisager la défense fondée sur les gains en efficience prévue par la loi? — En quoi consiste le fardeau qui incombe à la commissaire relativement à la défense fondée sur les gains en efficience? — Le fusionnement aura-t-il vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence? — Les gains en efficience résultant du fusionnement surpassent-ils et neutralisent-ils les effets anticoncurrentiels du fusionnement? — Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34, art. 92, 96.
Droit administratif — Appels — Norme de contrôle — Tribunal de la concurrence — Norme de contrôle applicable aux décisions du tribunal sur des questions de droit qui concernent la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34 — Le libellé de la disposition d’appel réfute-t-il la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation par le tribunal de sa loi constitutive? — Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. 1985, c. 19 (2e suppl.), art. 13(1).
Quatre permis d’exploitation visant des sites d’enfouissement sécuritaire des déchets dangereux produits par des exploitations pétrolières et gazières ont été délivrés dans le Nord-Est de la Colombie-Britannique. T est titulaire de deux de ces permis et exploite deux sites d’enfouissement conformément à ces permis. Un troisième permis est détenu par une collectivité autochtone, mais les installations n’ont pas encore été construites. Le quatrième permis est détenu par B, une filiale en propriété exclusive de C. Quand T a acquis C, la commissaire de la concurrence s’est opposée à cette opération, au motif qu’elle aurait vraisemblablement pour effet de nuire sensiblement à la concurrence dans les services d’enfouissement sécuritaire du Nord-Est de la Colombie-Britannique. La commissaire a demandé au Tribunal de la concurrence (le « Tribunal ») d’ordonner l’annulation de la transaction en vertu de l’art. 92 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34 (la « Loi »), ou, à titre subsidiaire, d’ordonner à T de se départir de B ou de C.
Le Tribunal a conclu, en vertu de l’art. 92, que le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence dans le marché en cause. Il a statué en outre que les gains en efficience engendrés par le fusionnement ne surpassaient pas les effets anticoncurrentiels du fusionnement et ne les neutraliseraient pas, de telle sorte que T ne pouvait invoquer l’exception relative aux gains en efficience énoncée à l’art. 96 de la Loi. Il a ordonné à T de se départir de B. La Cour d’appel fédérale a confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle le fusionnement proposé aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence. Quant à la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’art. 96, de l’avis de la cour, le Tribunal s’était trompé à certains égards. Toutefois, après une nouvelle appréciation de la question, la cour a conclu que le fusionnement avait seulement engendré des gains en efficience négligeables, qui n’étaient pas assez importants pour que le fusionnement soit approuvé sous le régime de l’art. 96. Par conséquent, la cour a rejeté l’appel.
Arrêt (la juge Karakatsanis est dissidente) : Le pourvoi est accueilli, l’ordonnance de dessaisissement est annulée et la demande présentée en vertu de l’art. 92 est rejetée.
La juge en chef McLachlin et les juges Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner : Même si la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée applicable en l’espèce, car les questions en litige sont des questions de droit qui concernent la loi constitutive du Tribunal, cette présomption est réfutée. La disposition d’appel de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. 1985, c. 19 (2e suppl.), témoigne de l’intention claire du législateur de ne pas imposer la retenue judiciaire dans le contrôle des décisions du Tribunal, ce qui appuie la thèse selon laquelle la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit et celle de la décision raisonnable aux questions mixtes de droit et de fait et aux questions de fait.
Le volet de l’art. 92 relatif à l’« empêchement » vise à prévenir qu’une entreprise possédant une puissance commerciale procède à un fusionnement pour empêcher la concurrence susceptible par ailleurs de s’exercer dans un marché contestable. Pour déterminer si un fusionnement empêche sensiblement la concurrence, aux termes du par. 92(1), le Tribunal doit envisager l’état du marché, n’eût été le fusionnement, pour apprécier le paysage concurrentiel qui existerait vraisemblablement si le fusionnement n’avait pas eu lieu. Premièrement, il faut déterminer l’entreprise — ou les entreprises — que le fusionnement empêcherait d’entrer dans le marché de manière indépendante. Le concurrent éventuel est habituellement une partie au fusionnement : l’entreprise acquise ou l’entreprise acquérante. L’analyse est axée sur l’entrée potentielle dans le marché par la première lorsque, n’eût été le fusionnement, celle-ci aurait vraisemblablement pénétré le marché en cause. L’analyse est axée sur l’entrée potentielle dans le marché par la seconde lorsque, n’eût été le fusionnement, celle-ci aurait pénétré le marché en question de manière indépendante ou par le truchement de l’acquisition et de l’expansion d’une entreprise de plus petite taille.
Deuxièmement, il faut examiner l’état du marché pour voir si, n’eût été le fusionnement, le concurrent éventuel serait vraisemblablement entré dans le marché et, dans l’affirmative, si l’effet de la pénétration par le concurrent éventuel aurait vraisemblablement un effet sensible sur le marché. Si la pénétration par le concurrent n’a aucun effet sur la puissance commerciale de l’entreprise acquérante, l’on ne peut dire du fusionnement qu’il a pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence. À cette étape de l’analyse, tous les éléments qui sont susceptibles d’influer sur cette pénétration du marché et à l’égard desquels une preuve a été produite doivent être pris en considération, comme les plans et éléments d’actif de la partie concernée, les conditions du marché actuelles et attendues et d’autres facteurs, énumérés à l’art. 93 de la Loi. Le délai de pénétration du marché doit être discernable. Autrement dit, il doit y avoir une preuve du moment où la partie au fusionnement aurait, de façon réaliste, pénétré le marché en l’absence du fusionnement. La preuve doit être suffisante pour qu’il soit satisfait à la condition de « vraisemblance » selon la prépondérance des probabilités, mais il ne faut pas oublier que plus l’examen par le Tribunal porte loin dans le futur, plus il est difficile d’y satisfaire. La période qu’un nouveau concurrent aux prises avec certains obstacles et qui agit avec diligence pour les surmonter pourrait voir s’écouler lorsqu’il tente de pénétrer le marché est certes un facteur important, mais ne permet toutefois pas d’envisager au-delà de ce que la preuve appuie. Quant à savoir si la pénétration du marché par un concurrent éventuel aura un effet sensible, il faut examiner diverses dimensions de la concurrence, dont le prix et les extrants, ainsi que l’ampleur et la durée de tout effet qu’elle aurait sur le marché. L’article 93 de la Loi dresse une liste non exhaustive de facteurs dont il peut être tenu compte.
En l’espèce, la conclusion du Tribunal selon laquelle le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence est correcte. Il a procédé à une analyse prospective axée sur l’absence hypothétique, a mis la partie acquise au centre de l’analyse et a demandé si, n’eût été le fusionnement, la partie acquise aurait vraisemblablement pénétré le marché pertinent dans une mesure suffisante pour livrer concurrence à T. Le Tribunal n’a fait aucune conjecture; il a plutôt tiré des conclusions de fait sur le fondement de la preuve abondante dont il disposait. Si la caractérisation par le Tribunal de la soi-disant baisse du prix de 10 p. 100 qui aurait été réalisée en l’absence du fusionnement était mal fondée, il disposait de suffisamment d’autres éléments de preuve pour conclure que le fusionnement empêcherait sensiblement la concurrence.
Étant donné qu’il est satisfait à l’art. 92 de la Loi, il y a lieu de déterminer si la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’art. 96 fait obstacle à l’ordonnance visée à l’art. 92. La défense commande une analyse visant à déterminer si les gains en efficience qu’entraîne le fusionnement, résultant de l’intégration des ressources, surpassent les effets anticoncurrentiels qui découlent de la diminution ou de l’absence de concurrence dans le marché géographique et dans celui du produit en cause. La commissaire est tenue de prouver les effets anticoncurrentiels; les parties au fusionnement assument quant à elles la charge de prouver les autres éléments de la défense. Il existe diverses manières de procéder à l’exercice de comparaison qu’appelle l’art. 96; deux ont été examinées par les tribunaux au Canada : le critère du « surplus total », qui implique une quantification de la perte sèche qui découlera d’un fusionnement, et le critère des « coefficients pondérateurs » suivant lequel le Tribunal compare les effets du fusionnement sur les consommateurs et sur les actionnaires de l’entité fusionnée. Comme la Loi ne précise pas la méthode à appliquer, le Tribunal jouit de la latitude requise pour décider en bout de ligne à la lumière des circonstances propres à chaque fusionnement.
L’article 96 accorde effectivement la primauté à l’efficience de l’économie, mais il n’est pas dépourvu de limites. Ce ne sont pas tous les gains en efficience économiques qui devraient être pris en considération dans l’analyse qu’appelle l’art. 96. Il y a lieu de distinguer entre les gains en efficience qu’une partie au fusionnement prétend être en mesure de réaliser plus rapidement qu’en l’absence du fusionnement (« gains en efficience du premier arrivé ») et les gains en efficience qu’une partie au fusionnement pourrait réaliser plus tôt qu’un concurrent pour la seule raison que ce dernier devrait attendre la fin de la procédure de dessaisissement (« gains en efficience liés à l’exécution d’une ordonnance »). Les gains en efficience qui résultent de l’application de la Loi ne peuvent être pris en compte au titre de l’art. 96, car ils découlent de l’exécution et de l’application du cadre qui réglemente le droit de la concurrence au Canada, plutôt que du fusionnement en soi. En revanche, les gains en efficience du premier arrivé sont admissibles pour l’application de l’art. 96, car il s’agit de gains en efficience économiques qui résultent véritablement du fusionnement. Néanmoins, en l’espèce, la classification de ces gains en efficience d’un an relatifs au transport et à l’expansion du marché invoqués par T à titre de gains du premier arrivé ou de gains liés à l’exécution d’une ordonnance ne serait pas déterminante, puisque ces gains n’ont pas été réalisés.
Dans l’analyse de la défense fondée sur les gains en efficience, le Tribunal devrait prendre en considération tous les éléments quantitatifs et qualitatifs à sa disposition. Il incombe à la commissaire de quantifier tous les effets anticoncurrentiels quantifiables. Les effets qui peuvent être quantifiés devraient l’être, ou à tout le moins être estimés, dans la mesure où de telles estimations sont fondées sur une preuve qui peut être attaquée et soupesée. L’omission d’en donner au moins une estimation quantitative, lorsqu’il est réalistement possible de le faire, ne donnera pas lieu à une analyse qualitative de ces effets. Seuls les effets ne pouvant être estimés sur le plan quantitatif seront pris en considération sur le plan qualitatif. Cette méthode réduit au minimum le jugement subjectif nécessaire dans l’analyse et permet au Tribunal d’effectuer l’évaluation la plus objective possible dans les circonstances.
En l’espèce, la commissaire n’a pas quantifié les effets anticoncurrentiels quantifiables et, partant, elle ne s’est pas acquittée du fardeau que lui impose l’art. 96. En particulier, sans données sur l’élasticité par rapport au prix, la fourchette possible de la perte sèche résultant du fusionnement est inconnue. Permettre au Tribunal de tenir compte de la baisse des prix invoquée sans les autres données sur la perte sèche fait intervenir une trop grande subjectivité dans l’équation, et rien ne garantit qu’il dispose de données suffisantes pour vérifier si l’analyse subjective concorderait avec celle fondée sur des effets quantifiés en bonne et due forme. Par conséquent, les effets anticoncurrentiels quantifiables doivent alors être jugés nuls. En concluant que ces effets avaient une valeur indéterminée, la Cour d’appel fédérale a permis qu’un jugement subjectif dicte l’analyse. La démarche de la Cour d’appel fédérale, qui a attribué une valeur « indéterminée », soulève aussi des questions d’équité à l’égard des parties au fusionnement en ce sens qu’on les met dans une situation insoutenable : démontrer que les gains en efficience surpassent et neutralisent une somme indéterminée. Ainsi, exiger des parties au fusionnement qu’elles prouvent les autres éléments de la défense selon la prépondérance des probabilités devient un exercice inéquitable, car elles ignorent la preuve qui leur est opposée.
La pondération qu’exige l’art. 96 commande une méthode souple, mais objectivement raisonnable invitant le Tribunal à déterminer les aspects tant quantitatifs que qualitatifs du fusionnement, puis à les soupeser. On peut concevoir le critère comme une analyse en deux étapes. Dans un premier temps, il faut comparer les gains en efficience quantitatifs du fusionnement à ses effets anticoncurrentiels quantitatifs. Si les effets anticoncurrentiels quantitatifs dépassent les gains en efficience quantitatifs, l’analyse prend alors fin dans la plupart des cas, et la défense ne s’appliquera pas. Dans un deuxième temps, il faut mettre en balance les gains en efficience qualitatifs et les effets anticoncurrentiels qualitatifs et décider en dernière analyse si le total des gains en efficience neutralise le total des effets anticoncurrentiels du fusionnement en cause. Cependant, en dépit de la latitude dont jouit le Tribunal lorsqu’il applique cette méthode de pondération, il ne faudrait pas exiger des gains en efficience plus que négligeables pour que la défense s’applique. Le libellé de la Loi ne permet pas d’exiger un tel seuil. Le contexte législatif du par. 96(1) ne permet pas non plus que cette disposition soit assortie d’un seuil implicite. La Cour d’appel fédérale a donc commis une erreur en statuant qu’un fusionnement anticoncurrentiel ne saurait être approuvé sous le régime de l’art. 96 si seuls des gains négligeables ou insignifiants en découlent.
En l’espèce, la commissaire ne s’est pas acquittée de la charge qui lui incombait de prouver l’existence d’effets anticoncurrentiels, de sorte qu’une valeur nulle a été accordée aux effets quantifiables. Aucun effet anticoncurrentiel qualitatif n’a été établi. Or, T a établi l’existence de gains en efficience liés à la baisse des coûts indirects qui découlent de l’obtention par B de l’accès aux fonctions administratives et opérationnelles de T. Ces gains prouvés satisfont à la condition de surpassement et de neutralisation, et par conséquent, la défense fondée sur les gains en efficience a été établie.
La juge Abella : La norme de contrôle judiciaire qui s’applique en l’espèce est celle de la décision raisonnable, et non celle de la décision correcte. Après l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, qui a jeté les bases d’un nouvel édifice de révision des décisions des tribunaux spécialisés, la jurisprudence de la Cour a créé une présomption selon laquelle, qu’il y ait ou non de droit d’appel ou de clause privative, dès lors qu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique. Bien que le libellé de la disposition accordant le droit d’appel en l’espèce diffère de celui qui est en cause dans d’autres affaires où la Cour applique la norme de la décision raisonnable, il ne diffère pas suffisamment pour saper le principe établi, à savoir que la déférence s’impose à l’égard de l’interprétation par un tribunal expert de sa loi constitutive. Invoquer ce genre de libellé pour supplanter la déférence que commande l’expertise du tribunal a pour effet d’élever le facteur du libellé de la loi au rang d’élément prééminent et déterminant que nous avons longtemps refusé de lui reconnaître. Appliquer la norme de la décision correcte en l’espèce constitue un retour à la situation antérieure à l’arrêt Pezim, sape l’expertise du Tribunal reconnue par le texte législatif et représente un écart inexplicable par rapport à la jurisprudence de la Cour qui va engendrer sans aucun doute la confusion relative à la « norme de contrôle » qui avait amené la Cour au départ à vouloir y mettre de l’ordre. Si l’on applique la norme de la décision raisonnable, l’interprétation de l’art. 96 de la Loi par le Tribunal n’était pas raisonnable.
La juge Karakatsanis (dissidente) : T n’avait pas le droit de se prévaloir de la défense fondée sur les gains en efficience en l’espèce. Les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels devraient être quantifiés chaque fois qu’il est raisonnablement possible de le faire dans le cadre de l’analyse que commande l’art. 96, et l’évaluation des effets qualitatifs devrait être objectivement raisonnable et étayée par des éléments de preuve et un raisonnement clair. Toutefois, la nécessité d’une « objectivité raisonnable » ne saurait justifier une conception hiérarchique des aspects quantitatifs et qualitatifs qu’il faut évaluer au regard de la défense fondée sur les gains en efficience; et les aspects qualitatifs ne jouent pas un rôle moins important que les effets quantitatifs. Le libellé de la Loi n’établit aucune distinction entre les gains en efficience quantitatifs et qualitatifs, et plusieurs des objets variés de Loi prévus à l’art. 1.1 peuvent ne pas être quantifiables. En effet, il se peut que nombre d’effets anticoncurrentiels importants d’un fusionnement soient de nature qualitative et, dans certains cas, ces effets qualitatifs peuvent être déterminants dans l’analyse qu’appelle l’art. 96. La loi prévoit une analyse téléologique, et l’importance relative des gains ou effets qualitatifs d’une part et quantitatifs d’autre part ne peut être déterminée qu’au cas par cas. Il n’est ni utile ni nécessaire de déterminer à l’avance le rôle et l’importance de chaque catégorie dans l’analyse visant à décider si la défense fondée sur l’art. 96 s’applique.
L’avis de la Cour d’appel fédérale, selon qui l’analyse qu’appelle l’art. 96 porte essentiellement sur la pondération des gains en efficience toutes catégories confondues et des effets anticoncurrentiels toutes catégories confondues, permet une certaine souplesse, les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels n’étant pas toujours faciles à mesurer. Le cadre applicable à l’art. 96 permet au Tribunal expert d’évaluer globalement la preuve qui lui a été présentée plutôt que de scinder artificiellement l’analyse des effets qualitatifs et des effets quantitatifs. En effet, dans certains cas, il peut être plus utile de les analyser ensemble.
En outre, si la commissaire doit présenter des éléments de preuve sur les effets anticoncurrentiels du fusionnement et assume le risque qu’une quantification incomplète des effets quantifiables soit insuffisante pour réfuter la preuve des gains en efficience, la preuve ayant établi qu’il y avait un effet anticoncurrentiel connu d’une valeur indéterminée n’est pas invalidée du fait d’une quantification incomplète. La preuve pertinente est généralement admissible, et le défaut de présenter la meilleure preuve possible influe sur le poids qui peut être accordé à cette preuve, non pas sur son admissibilité. Ni le libellé de la Loi ni par ailleurs son objet ou son contexte ne font en sorte qu’un effet anticoncurrentiel d’une valeur indéterminée devienne non pertinent ou inadmissible.
La Cour d’appel fédérale pouvait juger que la conclusion du Tribunal selon laquelle les prix auraient été inférieurs de 10 p. 100 dans la zone pertinente, n’eût été le fusionnement, constituait la preuve d’un effet anticoncurrentiel connu, mais d’une valeur indéterminée. Elle pouvait également juger que le monopole préexistant de T aurait vraisemblablement pour effet d’amplifier les effets anticoncurrentiels du fusionnement. Finalement, la cour pouvait conclure à bon droit que les gains en efficience établis étaient minimes au point d’être négligeables et n’excédaient vraisemblablement pas les effets anticoncurrentiels connus mais indéterminés.
Jurisprudence
Citée par le juge Rothstein
Distinction d’avec les arrêts : Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; arrêts mentionnés : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2001 CAF 104, [2001] 3 C.F. 185, inf. 2000 Trib. conc. 15, [2000] D.T.C.C. no 15 (QL), autorisation d’appel rejetée, [2001] 2 R.C.S. xiii; Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2002 CAF 121, [2002] 4 C.F. 598; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée, 2006 CAF 233, [2007] 2 R.C.F. 3; Commissaire de la concurrence c. Brassage Labatt Ltée, 2008 CAF 22; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Canadian Waste Services Holdings Inc., 2001 Trib. conc. 3, [2001] D.T.C.C. no 3 (QL), conf. par 2003 CAF 131, autorisation d’appel refusée, [2004] 1 R.C.S. vii; Directeur des enquêtes et recherches c. Hillsdown Holdings Ltd., 1992 CanLII 1901; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Canada (Directeur des enquêtes et recherches : Loi sur la concurrence) c. Laidlaw Waste Systems Ltd., [1992] D.T.C.C. no 1 (QL); BOC International Ltd. c. Federal Trade Commission, 557 F.2d 24 (1977); Commissaire de la concurrence c. Supérieur Propane Inc., 2002 Trib. conc. 16 (en ligne : http://www.ct-tc.gc.ca/CMFiles/CT-1998-002_0238c_45QDJ-5222007-2669.pdf), conf. par 2003 CAF 53, [2003] 3 C.F. 529.
Citée par la juge Abella
Arrêts appliqués : Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; arrêts mentionnés : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616; Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3; Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678; Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633.
Citée par la juge Karakatsanis (dissidente)
Commissaire de la concurrence c. Supérieur Propane Inc., 2002 Trib. conc. 16 (en ligne : http://www.ct-tc.gc.ca/CMFiles/CT-1998-002_0238c_45QDJ-5222007-2669.pdf).
Lois et règlements cités
Loi constituant le Tribunal de la concurrence et modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et la Loi sur les banques et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, projet de loi C-91, 1re sess., 33e lég., 1985 (sanctionnée le 17 juin 1986), L.C. 1986, c. 26.
Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23.
Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. 1985, c. N-7, art. 101.
Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34, art. 1.1, 79(1)c), 91 « fusionnement », 92, 93, 94 à 96.
Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. 1985, c. 19 (2e suppl.), art. 13(1).
Securities Act, R.S.B.C. 1996, c. 418, art. 167.
Securities Act, S.B.C. 1985, c. 83, art. 149(1).
Doctrine et autres documents cités
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Petit Larousse illustré, éd. 2013, Paris, Larousse, 2012, « neutraliser ».
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Evans, Stratas et Mainville), 2013 CAF 28, [2014] 2 R.C.F. 352, 446 N.R. 261, 360 D.L.R. (4th) 717, [2013] A.C.F. no 557 (QL), 2013 CarswellNat 6936 (WL Can.), qui a confirmé une décision du Tribunal de la concurrence, 2012 Trib. conc. 14, 2012 CACT 14 (CanLII), [2012] D.T.C.C. no 14 (QL), 2012 CarswellNat 4409 (WL Can.). Pourvoi accueilli, la juge Karakatsanis est dissidente.
John B. Laskin, Linda M. Plumpton, Dany H. Assaf et Crawford G. Smith, pour les appelantes.
Christopher Rupar, John Tyhurst et Jonathan Hood, pour l’intimé.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner rendu par
Le juge Rothstein —
Table des matières |
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I....... Aperçu II..... Faits III.... Dispositions législatives IV.... Historique judiciaire A. Tribunal de la concurrence, 2012 CACT 14 (CanLII) (1) Article 92 (2) Article 96 B. Cour d’appel fédérale, 2013 CAF 28, [2014] 2 R.C.F. 352 (1) Article 92 (2) Article 96 V..... Questions en litige VI.... Analyse A. Norme de contrôle B. Cadre analytique applicable à l’examen du fusionnement prévu par l’art. 92 de la Loi (1) Examen du fusionnement : aperçu (2) Le fusionnement aura-t-il vraisemblablement pour effet de diminuer ou d’empêcher sensiblement la concurrence? a) Analyse axée sur l’absence hypothétique b) L’analyse axée sur l’absence hypothétique qu’appelle le par. 92(1) est prospective c) Similarités et différences entre les volets relatifs à la « diminution » et à l’« empêchement » de l’art. 92 C. Volet relatif à l’« empêchement » du par. 92(1) (1) Le droit a) Déterminer le concurrent éventuel b) L’état du marché n’eût été le fusionnement 30 (i) Une partie au fusionnement serait-elle vraisemblablement entrée dans le marché? (ii) Y aurait-il vraisemblablement un effet sensible sur le marché? (2) Application à la présente affaire D. Défense fondée sur les gains en efficience. 40 (1) Historique de la défense fondée sur les gains en efficience (2) Historique jurisprudentiel de l’art. 96 (3) Méthodologies applicables à l’art. 96 (4) Les gains en efficience liés à l’exécution de l’ordonnance ne sont pas admissibles pour l’application de l’art. 96 (5) Pondération qu’exige l’art. 96 a) Fardeau de la commissaire (i) Teneur du fardeau de la commissaire (ii) Quelles sont les conséquences de l’omission de s’acquitter du fardeau? b) Méthode de pondération applicable dans l’analyse qu’appelle (i) La condition selon laquelle les gains en efficience « surpasseront » (ii) Monopole préexistant (iii) Application à la présente affaire c) Argument subsidiaire de la commissaire d) Conclusion sur la pondération qu’exige l’art. 96 (6) Post-scriptum VII.. Conclusion An AAnnexe : Articles 1.1, 79(1), 92, 93 et 96 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34
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1 3 9 10 10 11 17 23 25 28 33 34 34
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[1] L’appelante dans la présente affaire, Tervita Corp., exploite deux sites d’enfouissement sécuritaire de déchets dangereux en Colombie-Britannique. En février 2010, elle a procédé à l’acquisition d’une entreprise titulaire d’un permis visant un autre site d’enfouissement sécuritaire. Cette opération a attiré l’attention de la commissaire de la concurrence, qui a alors ordonné l’examen du fusionnement sous le régime de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34 (la « Loi »).
[2] La Loi a pour objet notamment « de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne » (art. 1.1). C’est dans cet esprit que s’effectue l’examen d’un fusionnement. Le présent pourvoi offre à la Cour l’occasion de se pencher sur deux aspects d’un tel exercice : le volet de l’art. 92 relatif à l’« empêchement » et la défense fondée sur les gains en efficience, énoncée à l’art. 96.
[3] Quatre permis d’exploitation visant des sites d’enfouissement sécuritaire des déchets dangereux produits par des exploitations pétrolières et gazières ont été délivrés dans le Nord-Est de la Colombie-Britannique. Tervita Corp., appelante, est titulaire de deux de ces permis, en vertu desquels elle exploite les sites d’enfouissement Silverberry (capacité de six millions de tonnes de déchets) et Northern Rockies (3 344 000 tonnes). Un troisième permis a été délivré à l’égard du site Peejay, aménagé par une collectivité autochtone, mais dont les installations n’ont pas encore été construites.
[4] Le quatrième permis, délivré à l’égard du site Babkirk, est détenu par Babkirk Land Services Inc. (« Babkirk »), appelante en l’espèce, une filiale en propriété exclusive de Complete Environmental Inc. (« Complete »), autre appelante. De 1998 à 2004, les propriétaires précédents de Babkirk ont exploité à cet endroit un site d’enfouissement de déchets dangereux. En 2009, ils ont vendu Babkirk à Complete, que cinq investisseurs (les « vendeurs ») possédaient et contrôlaient.
[5] Sur le site Babkirk, les vendeurs comptaient exploiter principalement une installation de biorestauration utilisant des microorganismes pour la décontamination des sols, assortie d’un site d’enfouissement sécuritaire ayant la capacité de stocker les déchets dangereux qui ne se prêtent pas à la biorestauration. En février 2010, le permis d’enfouissement a été délivré pour une capacité de 750 000 tonnes.
[6] Peu de temps après, Integrated Resources Technologies Ltd. (« IRTL ») a offert d’acquérir Complete. Les vendeurs ont ensuite envisagé la possibilité de vendre à des tiers. Secure Energy Services (« SES ») s’est montrée intéressée, mais offrait un prix inférieur. Les vendeurs avaient décidé d’accepter l’offre d’IRTL quand elle l’a retirée en juin 2010 pour financement insuffisant. Dans une ultime tentative, les vendeurs ont engagé des pourparlers avec SES et Tervita Corp., dont la raison sociale était alors CCS Corp. (ci-après « Tervita Corp. »). En juillet 2010, une entente est intervenue entre les vendeurs et Tervita Corp., qui ont signé la lettre d’intention.
[7] La vente des parts des vendeurs dans Complete (qui possède Babkirk et le site Babkirk) a été conclue le 7 janvier 2011. Or, auparavant, la commissaire de la concurrence avait informé les parties qu’elle s’opposait à cette opération, au motif qu’elle aurait vraisemblablement pour effet de nuire sensiblement à la concurrence dans les services d’enfouissement sécuritaire du Nord-Est de la Colombie-Britannique. Après la vente, la commissaire a demandé au Tribunal de la concurrence d’ordonner l’annulation de la transaction en vertu de l’art. 92 de la Loi sur la concurrence ou, à titre subsidiaire, d’ordonner à Tervita Corp. de se départir de Complete ou de Babkirk.
[8] Les trois appelantes dans le présent pourvoi, Tervita Corp., Complete et Babkirk, sont ci-après appelées collectivement « Tervita ».
III. Dispositions législatives
[9] Les dispositions législatives pertinentes, dont les art. 92, 93 et 96 de la Loi, sont reproduites en annexe.
A. Tribunal de la concurrence, 2012 CACT 14 (CanLII)
[10] Le Tribunal a conclu, en vertu de l’art. 92, que le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence dans le marché en cause. Il a statué en outre que Tervita ne pouvait invoquer l’exception relative aux gains en efficience énoncée à l’art. 96, en application de laquelle le fusionnement serait permis en dépit de l’art. 92, car les gains en efficience engendrés ne surpassaient ou ne neutralisaient pas les effets anticoncurrentiels vraisemblables du fusionnement. Il a ordonné à Tervita de se départir de Babkirk.
[11] Le Tribunal a demandé s’il y aurait « vraisemblablement eu une concurrence réelle en l’absence du fusionnement » (par. 129). Les parties étaient « essentiellement d’accord » pour dire que la période à examiner pour déterminer l’état du marché en l’absence du fusionnement commençait à la fin de juillet 2010 (par. 131), car c’était l’époque à laquelle Tervita et les vendeurs avaient signé la lettre d’intention. Le Tribunal en a convenu.
[12] Selon le Tribunal, à la fin de juillet 2010, seuls deux scénarios réalistes pouvaient se présenter pour le site Babkirk :
1. Les vendeurs auraient vendu à une société de déchets appelée [SES], laquelle aurait exploité un site d’enfouissement sécuritaire;
2. Les vendeurs auraient exploité une installation de biorestauration ainsi qu’une demi-cellule d’enfouissement sécuritaire. [par. 132]
[13] Le Tribunal a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, SES n’aurait à aucun moment à l’été de 2010 présenté une offre acceptable à l’égard du site Complete. Ainsi, de l’avis du Tribunal, les vendeurs auraient choisi la deuxième option : exploiter une installation de biorestauration au site Babkirk.
[14] La biorestauration est une « méthode de traitement du sol qui fait appel à des microorganismes pour diminuer le degré de contamination » (par. 42). Le Tribunal a conclu que les vendeurs auraient rendu l’installation de biorestauration pleinement opérationnelle au plus tard en octobre 2011, mais que celle-ci ne se serait pas révélée rentable. Il était d’avis qu’il n’était « pas raisonnable de supposer [que les vendeurs] auraient été en mesure d’exploiter une installation non rentable après l’automne 2012 » (par. 206). En conséquence, selon le Tribunal, les vendeurs auraient opté pour l’enfouissement sécuritaire ou auraient vendu le site Babkirk à un acheteur, qui l’aurait exploité pour l’enfouissement sécuritaire. Quel que soit le scénario, Tervita et le site d’enfouissement sécuritaire à service complet Babkirk seraient devenus des concurrents « directs et importants » au plus tard au printemps 2013 (par. 207).
[15] Le Tribunal a conclu que Tervita aurait selon toute vraisemblance continué d’exercer une puissance commerciale beaucoup plus importante grâce au fusionnement que sans le fusionnement. Il a conclu que l’absence de fusionnement se serait traduite par une diminution des droits d’élimination — que l’on appelle « redevances de déversement » dans l’industrie — de 10 p. 100 dans la « région contestable » (la zone pertinente pour ce marché) (par. 229(iii)).
[16] Le Tribunal a conclu que le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence.
[17] La défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’art. 96 constitue une exception à l’application de l’art. 92. Elle empêche le Tribunal de rendre une ordonnance interdisant un fusionnement dans les cas où il conclut que celui-ci aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience qui surpasseront et neutraliseront les effets anticoncurrentiels du fusionnement.
[18] Le Tribunal était d’avis que la commissaire ne s’était pas acquittée du fardeau de démontrer la mesure des effets anticoncurrentiels quantifiables. L’expert de la commissaire avait estimé seulement que le fusionnement empêcherait une baisse des prix de 10 p. 100, mais il n’a fourni aucune estimation quant au volume compte tenu de l’élasticité de la demande. Selon le Tribunal, Tervita n’était donc pas en mesure de déterminer si, suivant ses calculs, le total des gains en efficience surpassait les effets néfastes du fusionnement (par. 246). Il a cependant conclu que, « dans les circonstances inhabituelles de la présente affaire », le fait que la commissaire n’avait pas quantifié les effets anticoncurrentiels du fusionnement n’avait causé aucun préjudice à Tervita. Cette dernière avait pu contester les conclusions de l’expert de la commissaire et opposer la défense fondée sur l’art. 96 (par. 246). Le Tribunal a admis, suivant la norme de la prépondérance des probabilités, l’estimation avancée par l’expert de la commissaire au sujet de la valeur minimale de la perte sèche annuelle (par. 301-303).
[19] Le Tribunal a admis également ce qu’il a jugé être des effets anticoncurrentiels qualitatifs — à savoir d’une part les effets environnementaux de l’assainissement des lieux découlant de la réduction des prix et d’autre part les « propositions de valeur », qui représentent les offres que Tervita aurait faites dans un contexte concurrentiel à certains clients et qui se seraient traduites pour eux par une baisse du coût total des services généraux d’élimination des déchets (par. 306-307).
[20] Le Tribunal a rejeté la plupart des gains en efficience invoqués par Tervita au motif que ceux-ci se réaliseraient vraisemblablement même s’il prononçait l’ordonnance de dessaisissement (par. 265). Le Tribunal a rejeté également les « gains en efficience liés à l’exécution de l’ordonnance » (« GEEO ») — soit ceux associés au transport et à l’expansion du marché découlant du délai d’exécution de l’ordonnance de dessaisissement. Le Tribunal a conclu que les GEEO ne sont pas admissibles pour l’application de l’art. 96, car accorder aux parties au fusionnement le bénéfice de ces gains en efficience irait à l’encontre des objectifs de la Loi (par. 270). Le Tribunal a cependant admis les gains en efficience liés à la « baisse des coûts indirects » avancés par Tervita (par. 275).
[21] Le Tribunal a comparé les gains en efficience quantifiables établis aux effets anticoncurrentiels quantifiables qu’il a admis, concluant que les gains en efficience quantitatifs et qualitatifs ne « surpasseront » vraisemblablement pas les effets anticoncurrentiels quantitatifs et qualitatifs (par. 313-314). Il a fondé cette conclusion également sur le fait que, si l’ordonnance visée à l’art. 92 n’était pas prononcée, le fusionnement maintiendrait une structure monopolistique dans le marché en question, de sorte qu’il empêcherait la réalisation des « avantages de la concurrence de manière impossible à prévoir » (par. 317).
[22] Dans ses motifs concordants, le juge en chef Crampton[1] a affirmé qu’il est loisible au Tribunal, lorsque la preuve ne permet pas de quantifier, même grossièrement, des effets qui seraient normalement quantifiables, de leur attribuer une valeur qualitative (par. 408).
B. Cour d’appel fédérale, 2013 CAF 28, [2014] 2 R.C.F. 352
[23] Tervita a contesté devant la Cour d’appel fédérale l’ordonnance de dessaisissement prononcée par le Tribunal.
[24] Dans un premier temps, la Cour d’appel a déterminé que la norme de la décision correcte s’appliquait aux conclusions du Tribunal sur les questions de droit et que celle de la décision raisonnable s’appliquait à ses conclusions sur les questions de fait ou sur les questions mixtes de fait et de droit (par. 52-68).
[25] La Cour d’appel fédérale a confirmé la conception du Tribunal, suivant laquelle l’analyse qu’appelle l’art. 92 de la Loi est « nécessairement prospective » (par. 87). À son avis, c’est à bon droit que le Tribunal a envisagé « l’avenir afin de vérifier si la pénétration du marché [par le site Babkirk] aurait eu lieu dans un délai raisonnable » (par. 88). Tout en reconnaissant que ce qui est susceptible de constituer un délai raisonnable « varie nécessairement d’une affaire à l’autre et dépend du type d’entreprise en cause » (par. 89), la cour a énoncé deux critères permettant de circonscrire ce concept :
(1) « le délai doit être discernable » (par. 90),
(2) « le délai de pénétration du marché devrait normalement s’inscrire dans la dimension temporelle des obstacles à la pénétration du marché en question » (par. 91).
[26] Ayant appliqué ces critères, la Cour d’appel fédérale est arrivée à la conclusion que le Tribunal « discernait un délai évident à l’intérieur duquel le site Babkirk pénétrerait le marché des sites d’enfouissement sécuritaires » (par. 92) et que ce délai discernable « s’inscrivait résolument dans le cadre temporel des obstacles à la pénétration du marché » (par. 94).
[27] La Cour d’appel fédérale a confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle le fusionnement proposé aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence.
[28] Selon la Cour d’appel fédérale, c’est à tort que le Tribunal a permis à la commissaire de produire en réplique un rapport d’expert énonçant une « estimation approximative » de la perte sèche découlant du fusionnement pour s’acquitter de son fardeau de prouver les effets anticoncurrentiels quantifiables (par. 128). Tervita a subi un préjudice du fait que le Tribunal a admis la méthodologie « clairement déficiente » (par. 124) de l’expert de la commissaire, qui ne permettait pas le calcul de la perte sèche (par. 123-125). Même s’il incombe à Tervita d’établir que les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels, cela « ne dégage nullement la commissaire du fardeau de prouver les effets anticoncurrentiels et de les quantifier autant que possible » (par. 127).
[29] La Cour d’appel fédérale a souscrit à la conclusion du Tribunal selon laquelle prendre en considération les gains en efficience liés à l’exécution d’une ordonnance serait contraire à l’objectif global de la Loi (par. 135). De plus, Tervita n’ayant pas encore entrepris la construction ou l’exploitation du site Babkirk, ces gains ne s’étaient pas matérialisés et ne se matérialiseraient jamais (par. 138).
[30] La Cour d’appel fédérale a conclu que le Tribunal avait généralement énoncé le bon critère pour la pondération finale qu’appelle l’art. 96 (par. 146), mais que sa méthodologie était trop subjective. Les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels devraient être quantifiés chaque fois qu’il est raisonnablement possible de le faire, et la valeur accordée aux effets qualitatifs qu’il est impossible de quantifier doit être raisonnable (par. 148). De l’avis de la cour, le Tribunal s’était trompé à certains égards. Entre autres, il avait pris en considération des effets environnementaux qualitatifs que n’admet pas l’art. 96 (par. 155-156), il avait compté la réduction des coûts d’assainissement des lieux à la fois dans les effets qualitatifs et dans son analyse déficiente de la perte sèche (par. 157) et il avait tenu le monopole détenu par Tervita Corp. pour un effet anticoncurrentiel distinct (par. 159-161).
[31] Ayant procédé à une nouvelle appréciation de la question, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il fallait donner aux effets anticoncurrentiels quantitatifs du fusionnement qui n’avaient pas été quantifiés par la commissaire, non pas une valeur nulle, mais une valeur « indéterminée » (par. 130). Dans la présente affaire, le fusionnement a seulement engendré des gains en efficience négligeables tout en renforçant la situation de monopole dans le secteur (par. 169). La cour a statué qu’un fusionnement anticoncurrentiel ne peut être approuvé sous le régime de l’art. 96 s’il permet seulement de réaliser des gains en efficience négligeables ou insignifiants (par. 170-172). Cette conclusion se trouve confirmée ici parce qu’« un monopole préexistant comme celui dont il s’agit en l’espèce aura habituellement pour effet d’amplifier les effets anticoncurrentiels d’un fusionnement » (par. 173).
[32] La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel de Tervita.
[33] Trois questions sont soulevées dans le présent pourvoi :
1. Quelle est la norme de contrôle applicable?
2. Quel critère juridique permet de déterminer dans quel cas un fusionnement a pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence au sens où il faut entendre cette expression pour l’application du par. 92(1) de la Loi?
3. Comment faut-il envisager la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’art. 96 de la Loi et, à cet égard :
a. Les gains en efficience liés à l’exécution d’une ordonnance comptent-ils dans la pondération?
b. Comment faut-il envisager la condition selon laquelle les gains en efficience doivent surpasser et neutraliser les effets anticoncurrentiels?
[34] Les parties sont d’accord pour dire que la Cour d’appel fédérale a bien appliqué la norme de contrôle de la décision correcte à l’égard des conclusions du Tribunal sur les questions de droit. J’en conviens, la norme de contrôle applicable dans la présente affaire est celle de la décision correcte.
[35] Les questions en litige sont des questions de droit qui concernent la loi constitutive du Tribunal. La norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée applicable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 54; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 28, le juge Fish; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 30). Or, dans la présente affaire, cette présomption est réfutée.
[36] Les décisions ou ordonnances du Tribunal sur les questions de droit sont susceptibles d’appel de plein droit tout comme « s’il s’agissait de jugements de la Cour fédérale », alors que l’appel sur des questions de fait est subordonné à l’autorisation de la Cour d’appel fédérale (Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. 1985, c. 19 (2e suppl.), par. 13(1)). Cette dernière a statué dans tous les cas que la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit soulevées dans les décisions du Tribunal (voir Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2001 CAF 104, [2001] 3 C.F. 185 (« Supérieur Propane II »), par. 59-91; voir aussi Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2002 CAF 121, [2002] 4 C.F. 598, par. 43; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée, 2006 CAF 233, [2007] 2 R.C.F. 3, par. 34; Commissaire de la concurrence c. Brassage Labatt Ltée, 2008 CAF 22, par. 5).
[37] En concluant que la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’avait pas été réfutée, la juge Abella reconnaît que le libellé des dispositions prévoyant le droit d’appel qui étaient en cause dans les affaires Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895; et Smith se distingue du libellé sur lequel porte le présent litige. Or, elle est d’avis que la formulation « ne diffère pas suffisamment pour saper le principe établi, à savoir que la déférence s’impose à l’égard de l’interprétation par un tribunal expert de sa loi constitutive » (par. 179).
[38] Je ferai observer que la différence entre le libellé de la Loi sur le Tribunal de la concurrence et celui des lois qu’invoque ma collègue est importante. La disposition en cause dans les affaires Pezim et McLean prévoit qu’une personne touchée par une décision de la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique [traduction] « peut, avec autorisation, interjeter appel devant la Cour d’appel » (Securities Act, S.B.C. 1985, c. 83, par. 149(1), plus tard Securities Act, R.S.B.C. 1996, c. 418, par. 167(1)). La disposition de la Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. 1985, c. N-7, dont il est question dans l’affaire Smith est ainsi rédigée : « Appel d’une décision ou d’une ordonnance du comité d’arbitrage peut être interjeté, sur une question de droit ou de compétence, devant la Cour fédérale . . . » (art. 101). En revanche, la Loi sur le Tribunal de la concurrence prévoit : « . . . les décisions ou ordonnances du Tribunal [. . .] sont susceptibles d’appel devant la Cour d’appel fédérale tout comme s’il s’agissait de jugements de la Cour fédérale » (par. 13(1)).
[39] Dans les affaires Pezim, McLean et Smith, les dispositions légales en cause ne prévoyaient pas qu’en cas d’appel, la décision administrative devait être traitée comme si elle émanait d’une cour de justice plutôt que d’un tribunal administratif. La disposition d’appel de la Loi sur le Tribunal de la concurrence témoigne de l’intention claire du législateur de ne pas imposer la retenue judiciaire dans le contrôle des décisions du Tribunal, ce qui appuie la thèse selon laquelle la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit et celle de la décision raisonnable aux questions mixtes de droit et de fait et aux questions de fait. En l’espèce, la présomption suivant laquelle les questions de droit qui concernent la loi constitutive du Tribunal sont assujetties à la norme de la décision raisonnable est réfutée.
[40] Je partage également l’avis de la Cour d’appel fédérale pour qui la norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit et aux questions de fait est celle de la décision raisonnable. C’est généralement « la norme de la décision raisonnable qui s’applique » aux questions de fait ou mixtes de fait et de droit (Smith, par. 26). Dans la présente affaire, rien n’indique que cette présomption doive être réfutée.
B. Cadre analytique applicable à l’examen du fusionnement prévu par l’art. 92 de la Loi
[41] Avant toute chose, il serait utile de donner un aperçu du processus légal d’examen du fusionnement.
(1) Examen du fusionnement : aperçu
[42] L’examen du fusionnement est effectué sous le régime de l’art. 92 de la Loi. Le fusionnement est [traduction] « l’acquisition du contrôle sur une partie ou la totalité de l’entreprise d’autrui ou d’une participation importante dans celle-ci » (B. A. Facey et D. H. Assaf, Competition and Antitrust Law : Canada and the United States (4e éd. 2014), p. 205). L’article 91 de la Loi définit le fusionnement dans les termes suivants :
91. [Définition de « fusionnement »] Pour l’application des articles 92 à 100, « fusionnement » désigne l’acquisition ou l’établissement, par une ou plusieurs personnes, directement ou indirectement, soit par achat ou location d’actions ou d’éléments d’actif, soit par fusion, association d’intérêts ou autrement, du contrôle sur la totalité ou quelque partie d’une entreprise d’un concurrent, d’un fournisseur, d’un client, ou d’une autre personne, ou encore d’un intérêt relativement important dans la totalité ou quelque partie d’une telle entreprise.
[43] L’examen vise à déterminer les fusionnements qui auront des effets anticoncurrentiels (Facey et Assaf, p. 209). Aux termes de l’art. 92, un effet anticoncurrentiel empêche ou diminue sensiblement la concurrence. Le paragraphe 92(1) confère au Tribunal le pouvoir de prononcer une ordonnance de réparation lorsqu’il conclut qu’un fusionnement empêche ou diminue sensiblement la concurrence.
[44] De manière générale, il ne sera satisfait à la norme de l’empêchement ou de la diminution sensible que si un fusionnement a vraisemblablement pour effet de [TRADUCTION] « créer, de maintenir ou d’accroître la capacité de l’entité fusionnée d’exercer une puissance commerciale, unilatéralement ou de concert avec d’autres entreprises » (O. Wakil, The 2014 Annotated Competition Act (2013), p. 246). La puissance commerciale s’entend de la capacité « d’exercer avec profit une influence sur les prix, la qualité, la variété, le service, la publicité, l’innovation et les autres dimensions de la concurrence » (Canada (Commissaire de la concurrence) c. Canadian Waste Services Holdings Inc., 2001 Trib. conc. 3, [2001] D.T.C.C. no 3 (QL), par. 7, conf. par 2003 CAF 131, autorisation d’appel refusée, [2004] 1 R.C.S. vii). Autrement dit, elle s’entend de « la capacité de maintenir des prix plus élevés que le niveau concurrentiel pendant une longue période, sans que cette pratique soit non rentable » (Directeur des enquêtes et recherches c. Hillsdown Holdings Ltd., 1992 CanLII 1901 (Trib. conc.), p. 49), où « prix » est [TRADUCTION] « généralement le terme qui regroupe tous les aspects des activités d’une entreprise qui ont une incidence sur les acheteurs » (J. B. Musgrove, J. MacNeil et M. Osborne, dir., Fundamentals of Canadian Competition Law (2e éd. 2010), p. 29). Le fusionnement qui n’a aucun effet ou n’aura vraisemblablement aucun effet sur la puissance commerciale ne met généralement pas en jeu l’art. 92 (B. A. Facey et C. Brown, Competition and Antitrust Laws in Canada : Mergers, Joint Ventures and Competitor Collaborations (2013), p. 141).
[45] L’effet vraisemblable du fusionnement sur la puissance commerciale permet de déterminer si ce dernier aura vraisemblablement un effet « sensible » sur la concurrence. Le degré et la durée de l’exercice de la puissance commerciale sont des éléments clés dans l’analyse permettant de déterminer si le fusionnement aura pour effet de diminuer sensiblement la concurrence (Hillsdown, p. 78). Rien n’interdit que ces éléments soient également pris en considération pour déterminer s’il y aura empêchement.
[46] Ce que l’on peut qualifier de « sensible » variera d’une affaire à l’autre. Le Tribunal n’a pas jugé utile d’appliquer un critère numérique strict :
Ce qui constituera vraisemblablement une diminution « sensible » dépendra des circonstances dans chaque cas. [. . .] On a proposé plusieurs critères : hausse de prix vraisemblable de 5 % pouvant être maintenue pendant un an; hausse de prix de 5 % pouvant être maintenue pendant plus de deux ans; hausse de prix faible, mais notable, et non transitoire. Le Tribunal ne juge pas utile d’utiliser des critères numériques stricts, bien que ceux-ci puissent être utiles pour des fins d’application.
(Hillsdown, p. 78)
[47] S’il conclut que le fusionnement diminue ou empêche sensiblement ou aura vraisemblablement pour effet de diminuer ou d’empêcher sensiblement la concurrence, le Tribunal est habilité par les al. 92(1)e) et f) à prononcer une ordonnance de réparation. Il [TRADUCTION] « peut interdire aux parties de procéder au fusionnement en tout ou en partie ou encore ordonner que le fusionnement réalisé soit dissous ou que l’on se départisse d’éléments d’actif ou d’actions » (Musgrove, MacNeil et Osborne, p. 185).
[48] Le pouvoir de prononcer une ordonnance de réparation est assorti d’exceptions (voir les art. 94 à 96 de la Loi). Dans le cadre du présent pourvoi, seul est pertinent l’art. 96, qui prévoit le moyen de défense que l’on dit fondé sur les gains en efficience. À la conclusion selon laquelle le fusionnement satisfait aux critères énoncés au par. 92(1), les parties au fusionnement peuvent opposer l’art. 96 pour faire obstacle à l’ordonnance de réparation prévue à l’art. 92. Ainsi, aux termes de l’art. 96, l’ordonnance n’est pas rendue s’il est conclu que le fusionnement entraînera vraisemblablement des gains en efficience qui surpasseront et neutraliseront les effets anticoncurrentiels.
(2) Le fusionnement aura-t-il vraisemblablement pour effet de diminuer ou d’empêcher sensiblement la concurrence?
a) Analyse axée sur l’absence hypothétique
[49] Appliquant l’arrêt Tuyauteries Canada, le Tribunal a recouru au critère de l’absence hypothétique pour examiner le fusionnement dans la présente affaire.
[50] L’affaire Tuyauteries Canada portait sur un abus de position dominante au sens de l’al. 79(1)c) de la Loi. Les termes de l’al. 79(1)c) — « la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché » — se rapprochent de très près de ceux du par. 92(1) — « empêche ou diminue [. . .] vraisemblablement » — et évoquent les mêmes idées. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a appliqué le critère de l’absence hypothétique :
. . . le Tribunal doit comparer le niveau de concurrence sur le marché caractérisé par la présence de la pratique attaquée au niveau qui existerait en l’absence de cette pratique, pour ensuite établir si la concurrence est empêchée ou diminuée « sensiblement », en supposant qu’elle le soit tant soit peu. . .
Or, l’interprétation comparative que je viens de décrire est à mon sens équivalente au critère de l’« absence hypothétique » proposé par l’appelante. [par. 37-38]
[51] Le paragraphe 92(1) appelle une analyse comparative similaire. De par sa nature, l’examen du fusionnement emporte l’examen d’un scénario conjectural : [TRADUCTION] « . . . le fusionnement permettra-t-il à l’entité fusionnée d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence par rapport à l’état de fait antérieur au fusionnement et qui sert de repère » (Facey et Brown, p. 205). Le critère de l’absence hypothétique est le cadre analytique qu’il convient d’appliquer sous le régime de l’art. 92.
b) L’analyse axée sur l’absence hypothétique qu’appelle le par. 92(1) est prospective
[52] Le libellé de la Loi et la nature de l’analyse axée sur l’absence hypothétique à laquelle il faut procéder dans le cadre de l’examen du fusionnement sous le régime de l’art. 92 commandent une démarche prospective.
[53] Le Tribunal est appelé à déterminer si « un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet ». Si le temps présent des verbes « empêche ou diminue » renvoie aux circonstances actuelles, l’emploi du futur dans « aura vraisemblablement » annonce un acte qui se produira à l’avenir. Le libellé de la version anglaise de la disposition a le même effet. Elle est ainsi rédigée : « . . . a merger or proposed merger prevents or lessens, or is likely to prevent or lessen, competition substantially ». L’expression « is likely to prevent or lessen » dans son sens ordinaire indique quant à elle des actes futurs. Le texte anglais et le texte français permettent tous deux une analyse prospective. Cette proposition ne suscite aucune controverse. Les deux parties au présent pourvoi reconnaissent qu’une analyse prospective est de mise.
c) Similarités et différences entre les volets relatifs à la « diminution » et à l’« empêchement » de l’art. 92
[54] Dans les motifs concordants qu’il a rédigés pour le Tribunal, le juge en chef Crampton a conclu que les points sur lesquels porte l’examen d’un fusionnement sont « fondamentalement les mêmes », qu’il s’agisse du volet relatif à la « diminution » ou de celui relatif à l’« empêchement » (par. 367). Quel que soit le volet, il s’agit de déterminer « si l’entité fusionnée sera vraisemblablement en mesure d’exercer une puissance commerciale beaucoup plus importante qu’en l’absence de fusionnement » (ibid.). Dans un cas comme dans l’autre, il est question de diminuer ou d’empêcher « sensiblement » (Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2000 Trib. conc. 15, [2000] D.T.C.C. no 15 (QL) (« Supérieur Propane I »), par. 48). En outre, l’analyse, peu importe qu’elle cherche à déterminer s’il y aura « diminution » ou « empêchement », est prospective.
[55] Les deux volets diffèrent cependant à certains égards. Pour déterminer s’il y a diminution sensible de la concurrence, il faut demander si l’entité fusionnée accroîtra sa puissance commerciale. Dans le cas de l’empêchement, la question est celle de savoir si l’entité fusionnée conservera sa puissance commerciale. Pour reprendre les propos du juge en chef Crampton dans ses motifs concordants :
Pour déterminer si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet de diminuer la concurrence, le Tribunal s’en tiendra à déterminer si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet de rendre plus facile l’exercice d’une nouvelle ou d’une plus grande puissance commerciale par l’entité issue du fusionnement qu’elle ait agi seule ou en interdépendance avec d’autres entreprises rivales. Pour déterminer si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’« empêcher » la concurrence, le Tribunal cherchera à savoir si le fusionnement aura vraisemblablement pour effet de préserver la puissance commerciale de l’une des parties fusionnantes ou des deux, en empêchant l’érosion de cette puissance commerciale qui se serait vraisemblablement produite en l’absence de fusionnement. [En italique dans l’original.]
(Décision du Tribunal, par. 368)
C. Volet relatif à l’« empêchement » du par. 92(1)
[56] Bien que la Cour ait eu l’occasion de se pencher sur le volet du par. 92(1) relatif à la « diminution » dans l’affaire Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, c’est la première fois qu’elle examine le volet relatif à l’« empêchement ».
[57] Tervita demande que le critère juridique applicable au volet relatif à l’« empêchement » soit clarifié. À son avis, le [TRADUCTION] « Tribunal a appliqué erronément le critère juridique servant à déterminer s’il y a empêchement sensible de la concurrence » (m.a., par. 59). Elle soutient en outre que « la Loi oblige le Tribunal à faire porter son analyse sur le fusionnement en question » (ibid.). Si elle reconnaît que l’art. 92 commande une analyse prospective, elle soutient cependant que ce qui doit être projeté dans l’avenir, ce sont les parties au fusionnement dans leur état actuel ― y compris leurs éléments d’actif, leurs plans et leurs activités à la date du fusionnement. Tervita fait valoir que la Loi ne permet pas au Tribunal de faire des conjectures comme, soutient-elle, il l’a fait dans la présente affaire, et que son « erreur fondamentale » tient au fait qu’il s’est concentré « non pas sur le fusionnement entre Tervita et [les vendeurs], mais sur la manière dont la concurrence pourrait s’être développée au fil des ans » (m.a., par. 71).
[58] Si je comprends bien, Tervita soutient que le libellé de l’art. 92 limite essentiellement l’analyse à la question de savoir si le site Babkirk était un nouveau concurrent viable dans le marché de l’enfouissement sécuritaire à la date de son acquisition par Tervita. Autrement dit, selon elle, pour établir que le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence, une partie au fusionnement doit constituer un concurrent éventuel compte tenu de ses éléments d’actif, de ses plans et de ses activités à la date du fusionnement.
[59] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord. En revanche, je partage l’avis de la commissaire selon lequel le libellé de l’art. 92 appuie généralement l’analyse et les conclusions du Tribunal et de la Cour d’appel fédérale sur cette disposition.
[60] Le volet de l’art. 92 relatif à l’« empêchement » vise à prévenir qu’une entreprise possédant une puissance commerciale procède à un fusionnement pour empêcher la concurrence susceptible par ailleurs de s’exercer dans un marché contestable. L’analyse qu’il commande envisage l’état du marché, n’eût été le fusionnement, pour apprécier le paysage concurrentiel qui existerait vraisemblablement si le fusionnement n’avait pas eu lieu. Elle détermine le concurrent éventuel, la probabilité qu’il entre dans le marché en l’absence du fusionnement et la probabilité qu’il y ait un effet sensible.
a) Déterminer le concurrent éventuel
[61] La première étape consiste à déterminer l’entreprise — ou les entreprises — que le fusionnement empêcherait d’entrer dans le marché de manière indépendante, c.-à-d. le concurrent éventuel. Selon la jurisprudence qui porte sur le droit de la concurrence, il y a « entrée dans le marché » quand « une nouvelle firme s’établit dans le marché, qu’elle soit complètement nouvelle venue dans l’industrie ou nouvelle venue dans la région géographique [. . .], ou bien quand des firmes locales qui n’offraient pas avant le produit en question commencent à le faire » (Hillsdown, p. 68).
[62] Le concurrent éventuel est habituellement une partie au fusionnement : l’entreprise acquise ou l’entreprise acquérante. L’analyse est axée sur l’entrée potentielle dans le marché par la première lorsque, n’eût été le fusionnement, celle-ci aurait vraisemblablement pénétré le marché en cause. L’analyse est axée sur l’entrée potentielle dans le marché par la seconde lorsque, n’eût été le fusionnement, celle-ci aurait pénétré le marché en question de manière indépendante ou par le truchement de l’acquisition et de l’expansion d’une entreprise de plus petite taille, ce que l’on appelle l’entrée sur le marché « à échelle réduite ».
[63] Je n’exclurais pas non plus la possibilité, comme l’a expliqué le juge en chef Crampton dans ses motifs concordants, qu’un fusionnement ait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence en faisant obstacle à « une future situation de concurrence autre » (par. 386). À mon avis, cela signifie qu’il est possible qu’un tiers ne puisse pénétrer ce marché par suite du fusionnement.
b) L’état du marché n’eût été le fusionnement
[64] Pour déterminer si un fusionnement « empêche » la concurrence, il faut dans un deuxième temps examiner l’état du marché pour voir si, n’eût été le fusionnement, le concurrent éventuel (normalement une partie au fusionnement) serait vraisemblablement entré dans le marché et, dans l’affirmative, si cette entrée aurait réduit la puissance commerciale de l’entreprise acquérante. Si la pénétration par le concurrent n’a aucun effet sur la puissance commerciale de l’entreprise acquérante, l’on ne peut dire du fusionnement qu’il a pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence.
[65] Tervita soutient que l’objet de l’art. 92 est [TRADUCTION] « d’établir un critère en matière de fusionnement qui offre une certitude aux entreprises canadiennes » (m.a., par. 66). Or, le terme « vraisemblablement » à l’art. 92 n’exige pas la certitude. Il traduit le fait que l’examen du fusionnement est en soi un exercice prédictif, sans toutefois permettre au Tribunal de conjecturer; ce dernier doit fonder ses conclusions sur la preuve.
[66] Il n’existe qu’une seule norme de preuve en matière civile : la preuve selon la prépondérance des probabilités (F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, par. 40 et 49). Il en découle que, pour que l’art. 92 de la Loi s’applique, le Tribunal doit être d’avis que le fusionnement aura probablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence. La simple possibilité ne permet pas de satisfaire à cette norme. Et, comme nous le verrons, plus la situation est projetée dans l’avenir, plus le risque de non-fiabilité s’accroît, tant et si bien qu’à un certain point, la preuve sera jugée conjecturale seulement.
(i) Une partie au fusionnement serait-elle vraisemblablement entrée dans le marché?
[67] Pour déterminer si, n’eût été le fusionnement, l’une des parties à ce dernier serait vraisemblablement entrée dans le marché de manière indépendante, le Tribunal doit prendre en considération tous les éléments qui, de son avis, sont susceptibles d’influer sur cette pénétration du marché et à l’égard desquels une preuve a été produite. Il s’agit notamment des plans et éléments d’actif de la partie concernée, des conditions du marché actuelles et attendues et d’autres facteurs, énumérés à l’art. 93 de la Loi.
[68] Lorsque la preuve ne permet pas de conclure que l’une des parties au fusionnement ou un tiers aurait pénétré le marché de manière indépendante, l’on ne peut conclure que le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher la concurrence. De même, si la preuve permet d’établir uniquement qu’il est possible que la partie au fusionnement pénètre le marché à l’avenir, l’on ne peut conclure à un empêchement vraisemblable. À cet égard, je suis d’accord avec le juge Mainville : le délai de pénétration du marché doit être discernable (décision de la C.A.F., par. 90). S’il ne faut pas nécessairement une « date précise » (ibid.), il doit cependant y avoir une preuve du moment où la partie au fusionnement aurait, de façon réaliste, pénétré le marché en l’absence du fusionnement. Sinon, c’est de la simple conjecture, et il n’est pas satisfait à la condition de vraisemblance. Même lorsqu’il y a une preuve d’un délai de pénétration du marché de manière indépendante, plus on regarde loin dans le futur, moins cette prédiction sera fiable. Le Tribunal doit faire preuve de prudence avant de déclarer qu’un long délai est discernable, surtout lorsque la pénétration du marché dépend d’un certain nombre d’impondérables.
[69] Si je comprends bien, Tervita cherche à circonscrire l’examen prospectif du Tribunal aux seuls éléments qu’il est possible de dégager des éléments d’actif, des plans et des activités des parties au fusionnement à la date de celui-ci. Or, à mon avis, rien ne permet en droit de restreindre ainsi la preuve que le Tribunal peut examiner.
[70] Selon le juge Mainville, la période visée par un tel examen prospectif — à savoir si, en l’absence du fusionnement, la partie à celui-ci aurait pénétré le marché — est normalement fonction du délai de pénétration du marché compte tenu des obstacles, qu’il a qualifiée de « dimension temporelle » des obstacles à l’entrée : « . . . le délai de pénétration du marché devrait normalement s’inscrire dans la dimension temporelle des obstacles à la pénétration du marché en question » (décision de la C.A.F., par. 91).
[71] Les obstacles à la pénétration du marché se rapportent au degré de facilité qu’éprouverait une entreprise à s’établir dans le marché en question en tant que concurrente viable (Canada (Directeur des enquêtes et recherches : Loi sur la concurrence) c. Laidlaw Waste Systems Ltd., [1992] D.T.C.C. no 1 (QL), p. 42-43). Le délai de pénétration d’un marché découlant des obstacles à cette pénétration (« délai de pénétration ») s’entend de la période qu’un nouveau concurrent aux prises avec certains obstacles et qui agit avec diligence pour les surmonter pourrait voir s’écouler lorsqu’il tente de pénétrer le marché.
[72] En désignant le délai de pénétration comme étant la période pertinente pour l’analyse, le juge Mainville a renvoyé à l’affaire américaine BOC International Ltd. c. Federal Trade Commission, 557 F.2d 24 (2d Cir. 1977), dans laquelle il fallait déterminer si un fusionnement contrevenait à l’art. 7 de la Clayton Act, 15 U.S.C. § 18, sur le fondement de la doctrine de la [TRADUCTION] « concurrence éventuelle véritable », l’équivalent aux É.-U. du volet relatif à « l’empêchement » de l’art. 92 de la Loi. L’affaire BOC International soulevait la question de savoir si la preuve était suffisante pour qu’il soit satisfait à la doctrine de la « concurrence éventuelle véritable ». La Federal Trade Commission des É.-U. a conclu qu’il était « raisonnablement probable » que l’entreprise acquérante aurait « fini par pénétrer » le marché américain, n’eût été l’acquisition par elle de la société acquise (BOC International, p. 28).
[73] La Second Circuit Court of Appeals a statué que l’emploi de l’expression [TRADUCTION] « finir par pénétrer » faisait reposer largement le critère général sur « des possibilités éphémères » (BOC International, p. 28-29). Un véritable nouveau concurrent éventuel devrait s’attendre à pénétrer le marché dans un « proche » avenir, le qualificatif « proche » étant défini par rapport aux obstacles à la pénétration qui sont pertinents dans l’industrie en question :
[traduction] . . . il semble nécessaire sous le régime de l’article 7 que, pour en arriver à une conclusion de pénétration probable, on ait au moins une estimation temporelle raisonnable relativement à un proche avenir, le qualificatif « proche » étant défini par rapport aux obstacles à la pénétration et aux délais requis pour la pénétration dans l’industrie en question, et que la conclusion repose sur une preuve substantielle au dossier.
(BOC International, p. 29)
[74] Ni le juge Mainville ni l’affaire BOC International n’expliquent expressément pourquoi le délai de pénétration devrait permettre de déterminer la période visée par l’examen prospectif que fait le Tribunal pour décider si, n’eût été le fusionnement, il y aurait vraisemblablement eu pénétration indépendante du marché par une partie à celui-ci. Le juge Mainville précise que le délai de pénétration devrait être vu comme étant une « ligne directrice, et non pas [une] règle temporelle coulée dans le béton » (par. 91), mais il importe de souligner qu’il ne devrait pas justifier des prédictions dans un avenir éloigné. Dans certains contextes, ce délai peut être court; partant il est possible de déterminer avec suffisamment de précision si la pénétration du marché dans cette période est vraisemblable, de sorte que la condition de « vraisemblance » soit remplie. Toutefois, dans d’autres contextes — par exemple ceux où le développement du produit ou les processus d’approbation réglementaires peuvent s’étaler sur des années —, le délai de pénétration peut être si long qu’une décision quant à la probabilité d’une pénétration du marché avant la fin de cette période serait influencée par tant d’impondérables et inconnues qu’elle tiendrait en grande partie de la conjecture.
[75] La période qui peut être prise en considération dépend évidemment de la preuve produite dans un cas donné. La preuve doit être suffisante pour qu’il soit satisfait à la condition de « vraisemblance » selon la prépondérance des probabilités, mais il ne faut pas oublier que plus l’examen par le Tribunal porte loin dans le futur, plus il est difficile d’y satisfaire. S’il est un facteur important, le délai de pénétration ne permet toutefois pas d’envisager au-delà de ce que la preuve appuie.
[76] Les affaires peuvent être imprévisibles, et les décisions commerciales ne reposent pas toujours sur des faits objectifs et une froide logique; l’état du marché peut fluctuer. Pour déterminer si un fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence, ni le Tribunal ni les cours de justice ne devraient prétendre prendre des décisions commerciales futures pour les sociétés. Les conclusions factuelles quant à ce qu’une société ferait ou ne ferait pas doivent reposer sur une preuve de la décision que la société même prendrait, et non pas sur la décision que le Tribunal prendrait dans la même situation.
[77] Si le Tribunal détermine qu’en l’absence du fusionnement, la partie au fusionnement serait vraisemblablement entrée dans le marché dans un délai discernable, il faut ensuite déterminer si cette entrée aurait vraisemblablement un effet sensible sur la concurrence dans le marché.
(ii) Y aurait-il vraisemblablement un effet sensible sur le marché?
[78] Il ne suffit pas qu’un concurrent éventuel pénètre vraisemblablement le marché; il faut aussi que cette pénétration ait vraisemblablement un effet sensible sur le marché. Comme nous l’avons vu, pour déterminer s’il y aurait un effet sensible, il faut nécessairement examiner diverses dimensions de la concurrence, dont le prix et les extrants. Il faut également mesurer l’ampleur et la durée de tout effet qu’elle aurait sur le marché.
[79] L’article 93 dresse une liste non exhaustive de facteurs dont le Tribunal peut tenir compte pour déterminer si un fusionnement diminue ou empêche sensiblement la concurrence ou aura vraisemblablement cet effet, notamment la déconfiture de l’entreprise d’une partie, la mesure dans laquelle sont disponibles des substituts acceptables, les entraves à l’accès au marché en cause, la mesure dans laquelle il y a ou il y aurait concurrence réelle après un fusionnement et la possibilité que le fusionnement entraîne la disparition d’un concurrent dynamique et efficace.
(2) Application à la présente affaire
[80] Le cadre analytique et la conclusion selon laquelle le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence sont corrects selon moi. Le Tribunal a bien appliqué le cadre analytique énoncé précédemment. Il a procédé à une analyse prospective axée sur l’absence hypothétique pour déterminer si le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence. Il a mis la partie acquise (les vendeurs) au centre de l’analyse. Le Tribunal a ensuite demandé si, n’eût été le fusionnement, les vendeurs auraient vraisemblablement pénétré le marché du produit pertinent dans une mesure suffisante pour livrer concurrence à Tervita.
[81] Le Tribunal a conclu que le fusionnement « permettrait, selon toute vraisemblance, [à Tervita] de maintenir sa capacité d’exercer une puissance commerciale beaucoup plus importante qu’en l’absence du fusionnement, et que le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence » (par. 229(iv)). Avant d’en arriver à cette conclusion, le Tribunal a soupesé certains facteurs énumérés à l’art. 93, dont les suivants :
• Les entraves à l’accès au marché s’étalaient sur « au moins 30 mois » et il n’y avait aucune preuve d’un « projet d’entrée sur le marché projetée dans la région contestable » (par. 222; voir l’al. 93d));
• L’absence de substitut acceptable et de concurrence réelle (par. 223; voir l’al. 93c));
• La demande de services d’enfouissement sécuritaires aurait été suffisante pour que la transformation du site Babkirk en un site d’enfouissement sécuritaire soit rentable, étant donné « l’augmentation anticipée [. . .] de la demande de services de décharge sécuritaire, en raison des nouveaux forages effectués dans la région située au nord et à l’ouest de l’installation Babkirk » (par. 207; voir l’al. 93f));
• La capacité autorisée du site Babkirk était suffisante pour lui permettre d’entrer « effectivement en concurrence » avec Tervita (par. 208; voir l’al. 93f));
• « le fusionnement préserve une structure de marché monopolistique et, par conséquent, empêche l’émergence d’une concurrence potentiellement importante » (par. 297; voir l’al. 93e)).
[82] Je partage l’avis de la commissaire selon qui [TRADUCTION] « le Tribunal n’a fait aucune conjecture sur ce qu’il adviendrait du site Babkirk [. . .] Il a tiré des conclusions de fait sur le fondement de la preuve abondante dont il disposait » (m.i., par. 61). La Cour d’appel fédérale a évalué le caractère raisonnable des conclusions factuelles et a conclu qu’elles étaient appuyées par une preuve suffisante. Si, ainsi que nous le verrons, je mets en doute la caractérisation par le Tribunal de la soi-disant baisse du prix de 10 p. 100 qui aurait été réalisée en l’absence du fusionnement (par. 229(iii)), manifestement, il disposait de suffisamment d’autres éléments de preuve pour conclure que le fusionnement empêcherait sensiblement la concurrence.
[83] Par conséquent, la conclusion du Tribunal selon laquelle le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence était correcte. Étant donné qu’il est satisfait à l’art. 92, il y a lieu de déterminer si la défense prévue à l’art. 96 fait obstacle à l’ordonnance visée à l’art. 92.
D. Défense fondée sur les gains en efficience
[84] Tervita soulève deux questions en ce qui concerne l’examen par le Tribunal de la défense fondée sur les gains en efficience que prévoit l’art. 96. Premièrement, les GEEO — ceux qui seraient réalisés en raison du délai d’exécution de l’ordonnance de dessaisissement rendue par le Tribunal en vertu de l’art. 92 — devraient-ils compter dans la pondération qu’exige l’art. 96? Deuxièmement, comment faut-il procéder à cette pondération? Avant de trancher les questions soulevées en appel, il est utile de passer en revue l’historique de la défense légale fondée sur les gains en efficience et la manière dont les tribunaux l’ont traitée auparavant.
(1) Historique de la défense fondée sur les gains en efficience
[85] L’article 96 faisait partie de la nouvelle Loi sur la concurrence, entrée en vigueur le 19 juin 1986. La réforme de la législation canadienne sur la concurrence a été entreprise en 1966 lorsque le gouvernement fédéral a demandé au Conseil économique du Canada de se pencher sur la question. Dans le rapport qu’il a publié en 1969, le Conseil [TRADUCTION] « a dit de l’efficience économique qu’elle était l’objectif politique prépondérant » de la réforme législative (A. N. Campbell, Merger Law and Practice : The Regulation of Mergers Under the Competition Act (1997), p. 21). Après quelques tentatives de modification législative et au terme de consultations longues et vastes, le législateur a adopté la nouvelle Loi sur la concurrence. Il répondait ainsi aux préoccupations formulées à l’égard du nombre de fusionnements importants intervenus au Canada (Facey et Assaf, p. 9; voir aussi W. T. Stanbury et G. B. Reschenthaler, « Reforming Canadian Competition Policy : Once More Unto the Breach » (1981), 5 Rev. can. dr. comm. 381, p. 388). Au début de 1981, le ministre fédéral de la Consommation et des Affaires commerciales avait sollicité l’opinion de ses homologues provinciaux, d’associations syndicales, de groupes de consommateurs et d’universitaires sur des propositions de modifications à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, c. C-23 (ibid., p. 381). Cette démarche [TRADUCTION] « a permis d’obtenir une expérience précieuse qui a servi à établir les assises de ce qui allait devenir la Loi sur la concurrence » (Facey et Assaf, p. 10).
[86] Le projet de loi C-91, la Loi constituant le Tribunal de la concurrence et modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et la Loi sur les banques et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, a été déposé à la Chambre des communes en 1985 (1re sess., 33e lég., première lecture le 17 déc. 1985, sanctionnée le 17 juin 1986, L.C. 1986, c. 26). Ce projet de loi a modifié profondément la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, notamment en constituant un nouvel organisme décisionnel expert, le Tribunal de la concurrence, et en prévoyant la défense fondée sur les gains en efficience (Facey et Assaf, p. 9-10).
[87] Une défense distincte fondée sur les gains en efficience, d’origine législative, avait été jugée [TRADUCTION] « convenir particulièrement au Canada, car un marché intérieur modeste ne permet souvent qu’à quelques entreprises tout au plus de produire à des niveaux efficients, et les entreprises canadiennes doivent pouvoir tirer parti d’économies d’échelle pour demeurer concurrentielles sur le marché international » (Campbell, p. 152; voir aussi Débats de la Chambre des communes, vol. VIII, 1re sess., 33e lég., 7 avril 1986, p. 11962; ministre de la Consommation et des Corporations, Réforme de la législation sur la concurrence : Guide (1985), p. 4). Dans le contexte de l’économie canadienne relativement modeste, où le commerce international est important, le législateur reconnaît par la défense fondée sur les gains en efficience que, dans certains cas, le regroupement est plus avantageux que la concurrence (ibid., p. 15-17).
(2) Historique jurisprudentiel de l’art. 96
[88] Encore aujourd’hui, la jurisprudence de principe sur l’interprétation de la défense fondée sur les gains en efficience est la série Supérieur Propane, qui commence lorsque le commissaire s’adresse au Tribunal pour obtenir une ordonnance interdisant un fusionnement entre les deux plus importants distributeurs nationaux de propane (Supérieur Propane I, inf. pour d’autres motifs dans Supérieur Propane II, autorisation d’appel rejetée, [2001] 2 R.C.S. xiii; nouvelle décision dans Commissaire de la concurrence c. Supérieur Propane Inc., 2002 Trib. conc. 16 (en ligne) (« Supérieur Propane III »), conf. par 2003 CAF 53, [2003] 3 C.F. 529 (« Supérieur Propane IV »)). Bien que notre Cour ne soit pas liée par ces décisions, il reste que celles-ci traitent un certain nombre de facteurs pertinents quant à la défense fondée sur les gains en efficience et à son application.
[89] Supérieur Propane I a confirmé que l’art. 96 établit une défense à l’application de l’art. 92 (par. 398-399). Pour cette raison, il incombe aux parties au fusionnement de l’invoquer et de prouver que les gains en efficience entraînés par le fusionnement surpasseront et neutraliseront les effets de tout empêchement ou de toute diminution de la concurrence résultant du fusionnement (Supérieur Propane I, par. 399; Supérieur Propane II, par. 154; Supérieur Propane IV, par. 64).
[90] La défense que prévoit l’art. 96 commande une analyse visant à déterminer si les gains en efficience qu’entraîne le fusionnement, résultant de l’intégration des ressources, surpassent les effets anticoncurrentiels qui découlent de la diminution ou de l’absence de concurrence dans le marché géographique et dans celui du produit en cause. Pour reprendre les propos exprimés par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Supérieur Propane II, « [i]l s’agit, en substance, d’un critère de pondération qui met en balance les gains en efficience d’un côté et les effets anticoncurrentiels de l’autre » (par. 95).
(3) Méthodologies applicables à l’art. 96
[91] Il existe diverses manières de procéder à l’exercice de comparaison qu’appelle l’art. 96 (Facey et Brown, p. 256-257). Au Canada, les tribunaux ont examiné deux grands critères : celui du « surplus total » et celui des « coefficients pondérateurs ». Pour chacun, deux types de surplus économique sont pertinents : le surplus du producteur et le surplus du consommateur.
[92] Le surplus du producteur [TRADUCTION] « mesure la différence entre les recettes attribuables à un produit et ses coûts de production » (Facey et Brown, p. 256). Le surplus du producteur représente donc les richesses qui reviennent aux producteurs. En revanche, le surplus du consommateur « mesure la différence entre le prix que les consommateurs d’un produit auraient été disposés à payer par rapport au prix du marché courant » (ibid.). Le surplus du consommateur représente donc les économies qui reviennent aux consommateurs par rapport à ce que ces derniers auraient été disposés à payer.
[93] Le terme « surplus total » renvoie à la somme du surplus du producteur et du surplus du consommateur (voir Facey et Brown, p. 256). Si un producteur fait ses frais, y compris le coût du capital, en vendant un produit 20 $ et qu’un consommateur est disposé à l’acheter 40 $, le surplus total créé par l’article est égal à 20 $. Si le prix de vente est de 30 $, par exemple, le surplus du producteur et le surplus du consommateur augmentent chacun de 10 $ par suite de l’opération. Le surplus total à l’échelle de l’économie représente la somme du surplus total créé par chaque article produit.
[94] Le critère du surplus total implique une quantification de la perte sèche qui découlera d’un fusionnement — [traduction] « ce qui est retranché au surplus total dans certaines conditions du marché ayant pour effet de réduire la quantité d’un bien qui est fourni » (Facey et Brown, p. 256-257). La perte sèche « résulte de la chute de la demande des produits des entités fusionnées par suite d’une hausse de prix intervenue après le fusionnement et de l’affectation inefficiente des ressources qui se produit lorsque, par suite de la hausse des prix, les consommateurs achètent un produit de substitution convenant moins bien » (Supérieur Propane IV, par. 13). L’estimation de l’élasticité de la demande — ou la mesure dans laquelle la demande d’un produit varie selon son prix — est nécessaire aux fins du calcul de la perte sèche (décision du Tribunal, par. 244).
[95] Suivant le critère du surplus total, une valeur égale est attribuée, du point de vue du bien-être, aux changements du surplus du producteur et du surplus du consommateur (Facey et Brown, p. 257). La réduction du surplus total qui découle d’une concurrence réduite est compensée par toute hausse du surplus total découlant de l’optimisation de la production. Cette méthode s’intéresse exclusivement à la valeur du surplus total : le rapport entre le surplus des producteurs et le surplus des consommateurs ne joue pas dans la balance. Autrement dit, le critère du surplus total mesure uniquement le bénéfice total pour l’économie sans égard à qui en jouit; l’analyse des effets pertinents est limitée à la seule perte sèche (Supérieur Propane IV, par. 16). Ainsi, le critère du surplus total « ne tient pas compte de l’effet de la richesse qui sera vraisemblablement transférée des consommateurs aux actionnaires de l’entité fusionnée par suite du fusionnement anticoncurrentiel et de l’augmentation des prix en résultant. Ce “transfert de richesse” ou cet “effet de redistribution” est considéré comme neutre » (Supérieur Propane IV, par. 14). Ainsi donc, suivant le critère du surplus total, un fusionnement anticoncurrentiel va de l’avant lorsque les gains en efficience associés au surplus du producteur sont supérieurs à la réduction du surplus du consommateur.
[96] Dans la série Supérieur Propane, le Tribunal et la Cour d’appel fédérale ont reconnu une autre méthode, celle des « coefficients pondérateurs ». Elle appelle les membres du Tribunal à « exercer leur jugement personnel et leur discrétion pour déterminer si les gains qui reviennent aux actionnaires sont plus importants (ou moins importants) pour la société que la réduction du surplus du consommateur causée par l’exercice d’une puissance commerciale » (Supérieur Propane I, par. 431).
[97] Ainsi qu’il est expliqué dans Supérieur Propane IV, suivant la méthode des coefficients pondérateurs, le Tribunal compare les effets du fusionnement sur les consommateurs et les effets du fusionnement sur les actionnaires de l’entité fusionnée. Il détermine dans un premier temps les coefficients pondérateurs à attribuer aux gains des producteurs et aux pertes des consommateurs, pour les égaliser ou pour neutraliser l’effet du transfert de richesse. Ensuite, le Tribunal doit porter un jugement de valeur pour décider si les coefficients pondérateurs attribués sont raisonnables compte tenu de la disparité entre les revenus des consommateurs touchés et des actionnaires de l’entité fusionnée (Supérieur Propane IV, par. 20).
[98] Le Tribunal peut aussi appliquer une méthode des coefficients pondérateurs modifiée (voir Supérieur Propane IV, par. 21 et 26). Suivant cette méthode modifiée, les effets de redistribution socialement défavorables, soit la portion du transfert de la richesse qui est attribuable aux prix plus élevés payés par les ménages à faible revenu, peuvent être considérés comme des effets anticoncurrentiels, tandis que les éléments du transfert de la richesse qui ne sont pas socialement défavorables peuvent être considérés comme neutres (Supérieur Propane III, par. 333).
[99] Cependant, aucune méthode « correcte » n’est prescrite pour l’analyse qu’appelle l’art. 96 (Supérieur Propane II, par. 139-142). La loi ne précise pas le critère à appliquer. Certains arguments économiques militent en faveur du critère du surplus total (voir M. Trebilcock et autres, The Law and Economics of Canadian Competition Policy (2002), p. 146-151). Or, là n’est pas la question dont notre Cour est saisie et, pour nos fins, il suffit de dire que l’affaire Supérieur Propane II a permis d’établir que le Tribunal jouit de la latitude requise pour décider en bout de ligne de la méthode à la lumière des circonstances propres à chaque fusionnement.
[100] Le Tribunal devrait prendre en considération tous les éléments quantitatifs et qualitatifs à sa disposition (Supérieur Propane I, par. 461; Supérieur Propane III, par. 335). Si les aspects quantitatifs d’un fusionnement sont ceux qui peuvent être mesurés et exprimés en dollars, les éléments qualitatifs, y compris dans certains cas les facteurs comme l’amélioration ou la diminution du service ou de la qualité, peuvent ne pas être mesurables, puisqu’ils dépendent des préférences individuelles dans le marché (voir Supérieur Propane I, par. 459-460). Les effets qui peuvent être quantifiés devraient l’être, ou à tout le moins être estimés. L’omission d’en donner au moins une estimation quantitative, lorsqu’il est réalistement possible de le faire, ne donnera pas lieu à une analyse qualitative de ces effets (Supérieur Propane III, par. 233; Supérieur Propane IV, par. 35).
[101] Élaborés dans la série Supérieur Propane, les principes qui précèdent étayent l’analyse de la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’art. 96. Ils sous-tendent les questions juridiques soulevées en l’espèce, à savoir l’admissibilité de certains gains en efficience pour l’application de la défense et la manière de procéder à la pondération qu’appelle l’art. 96.
(4) Les gains en efficience liés à l’exécution de l’ordonnance ne sont pas admissibles pour l’application de l’art. 96
[102] Dans le contexte d’un fusionnement, les gains en efficience sont des avantages favorisant la concurrence. Ainsi que Brian A. Facey et Cassandra Brown l’expliquent, [TRADUCTION] « la conception qu’ont les économistes de l’efficience tient à l’avantage, à la valeur ou à la satisfaction que tire la société des actions et des choix de ses membres » (p. 253). Elle se compose de trois éléments : (1) l’efficience de la production, « réalisée lorsque la production de l’extrant repose sur la combinaison la plus économique de ressources productives que permet la technologie existante »; (2) l’innovation ou l’efficience dynamique, « réalisée grâce à l’invention, à l’élaboration et à la diffusion de nouveaux produits et processus de production »; (3) l’efficience de la répartition des ressources, « réalisée lorsque les stocks actuels de biens et d’extrants productifs sont répartis dans tout le système des prix parmi les acheteurs qui y tiennent le plus au regard de leur volonté de payer, de telle sorte que “les ressources dont dispose la société sont affectées à leur emploi le plus valable” » (Facey et Brown, p. 253-255, citant le Bureau de la concurrence, Fusions — Lignes directrices pour l’application de la loi (2011), par. 12.4).
[103] Tervita fait valoir que le Tribunal a exclu à tort des gains en efficience qu’il a appelés les GEEO. Or, selon elle, tous les gains en efficience économiques, peu importe la manière dont ils sont réalisés, devraient être pris en considération.
[104] Tervita a fait valoir certains gains en efficience liés au transport et à l’expansion du marché qu’elle prétendait pouvoir réaliser plus rapidement qu’un tiers acquéreur du site Babkirk (m.a., par. 100). Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a expliqué, en matière de transport, il s’agit « des gains de productivité réalisés par les clients qui se trouvent plus près du site Babkirk que du site d’enfouissement sécuritaire Silverberry de Tervita. Étant donné que Tervita aurait acquis le site en vue d’y ouvrir un site d’enfouissement sécuritaire à service complet, les clients situés plus près de ce site que de l’autre auraient réalisé des économies au chapitre du transport » (par. 131). Tervita a affirmé devant le Tribunal que, n’eût été l’intervention de la commissaire, elle aurait exploité un site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk dès le printemps 2012 (décision du Tribunal, par. 269). En revanche, un tiers acquéreur n’y serait probablement pas arrivé avant le printemps 2013. Seule Tervita aurait donc pu permettre aux clients de réaliser ces gains en efficience supplémentaires liés au transport durant la période d’un an.
[105] Les gains en efficience liés à l’expansion du marché résultent de quantités accrues de déchets dangereux éliminés au site d’enfouissement sécuritaire Babkirk : « Étant donné les coûts et les risques considérables associés au transport de ce type de déchets sur un trajet aussi long que celui qui mène au site d’enfouissement sécuritaire Silverberry, un site moins éloigné (comme le site Babkirk) aurait l’avantage de réduire le trajet et d’attirer ainsi davantage de déchets dangereux que ne le ferait le seul site Silverberry . . . » (décision de la C.A.F., par. 132). Comme pour ce qui est des gains en efficience liés au transport, Tervita aurait été en mesure de réaliser des gains liés à l’expansion du marché un an plus tôt qu’un tiers acquéreur, c’est-à-dire du printemps 2012 au printemps 2013.
[106] Le Tribunal a conclu que ces gains en efficience d’un an relatifs au transport et à l’expansion du marché étaient liés au délai d’exécution de son ordonnance de dessaisissement, dont le temps nécessaire pour conclure la vente effective des actions ou des éléments d’actif de Babkirk (selon les estimations, cela devait prendre au moins six mois, en comptant les mesures de vérification), pour dresser le plan d’exploitation du site d’enfouissement ou le modifier, pour que le ministère de l’Environnement de la Colombie-Britannique (« ME ») approuve le plan d’exploitation et pour que l’acquéreur construise le site d’enfouissement, ce qui n’est possible qu’entre juin et septembre (par. 269). Ainsi, le Tribunal a conclu que les GEEO n’étaient pas admissibles pour l’application de la Loi (par. 269-270).
[107] Il y a lieu de distinguer entre les gains en efficience qu’une partie au fusionnement prétend être en mesure de réaliser plus rapidement qu’en l’absence du fusionnement (ce que l’on pourrait appeler les gains en efficience « du premier arrivé ») et les gains en efficience qu’une partie au fusionnement pourrait réaliser plus tôt qu’un concurrent pour la seule raison que ce dernier devrait attendre la fin de la procédure de dessaisissement (ce que le Tribunal a appelé les GEEO). Si, comme nous le verrons, les GEEO ne sont pas admissibles pour l’application de l’art. 96, les gains en efficience du premier arrivé constituent en revanche des gains en efficience économiques qui résultent véritablement du fusionnement, et non pas du délai d’exécution associé à une instance judiciaire. N’eût été le fusionnement, l’économie n’aurait tiré aucun profit de ces gains en efficience qui auraient été réalisés entre la date du fusionnement et celle des actions d’un concurrent futur.
[108] S’il a qualifié de GEEO les gains en efficience que Tervita a prétendu pouvoir réaliser durant la période d’un an, le Tribunal laisse toutefois entendre qu’il aurait pu s’agir de gains en efficience du premier arrivé. Selon lui, Tervita aurait été prête à exploiter un site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk à l’été 2012 (par. 269). En outre, suivant son analyse axée sur l’absence hypothétique — où il n’y a pas de fusionnement —, le site d’enfouissement sécuritaire n’aurait pas été prêt à accepter des quantités importantes de déchets avant le printemps 2013 (par. 207). Il semblerait donc que les gains en efficience liés au transport et à l’expansion du marché susceptibles de découler de l’exploitation d’un site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk de 2012 à 2013 selon les plans de Tervita auraient pu être attribuables non pas aux délais associés à une instance judiciaire, mais à la capacité de Tervita d’exploiter le site plus rapidement qu’un concurrent éventuel.
[109] Les motifs du Tribunal semblent indécis quant à savoir si les faits tels qu’il les a admis permettent d’assimiler les gains en efficience réalisables pendant la période d’un an à des gains du premier arrivé ou à des GEEO. Cependant, comme nous le verrons, la classification de ces gains dans le présent pourvoi ne serait pas déterminante, puisque Tervita ne les a pas réalisés. Néanmoins, étant donné qu’il importe de savoir si les GEEO devraient être admissibles à l’avenir, j’examine maintenant cette question.
[110] De l’avis de Tervita, les GEEO doivent être pris en considération au motif que l’art. 96 attribue une importance primordiale à l’objet de la loi qu’est l’efficience de l’économie, de telle sorte que tous les gains en efficience, quelle qu’en soit la source, doivent être pris en considération. Je ne partage malheureusement pas cet avis.
[111] L’article 96 accorde effectivement la primauté à l’efficience de l’économie, mais il n’est pas dépourvu de limites.
[112] Par souci de commodité, je reproduis le par. 96(1) :
96. (1) Le Tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue à l’article 92 dans les cas où il conclut que le fusionnement, réalisé ou proposé, qui fait l’objet de la demande a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement réalisé ou proposé et que ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l’ordonnance était rendue.
[113] Pour qu’une partie bénéficie de la défense prévue à l’art. 96, le Tribunal doit être convaincu que le fusionnement, réalisé ou proposé, a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience et il doit également conclure que les gains en efficience ne seraient vraisemblablement pas réalisés s’il rendait l’ordonnance prévue à l’art. 92. En outre, le par. 96(3) interdit au Tribunal, nonobstant la primauté accordée à l’efficience économique à cet article, de considérer la « redistribution de revenu entre plusieurs personnes » comme un gain en efficience neutralisant. Cette limite démontre que le législateur ne souhaite pas que tous les gains en efficience, quelle qu’en soit la source, soient pris en considération pour l’application de l’art. 96.
[114] Les gains en efficience liés au transport et à l’expansion du marché qui sont en cause dans la présente affaire découlent de la situation géographique du site d’enfouissement sécuritaire, qui se trouve plus près de certains clients. Cependant, sous réserve de ce qui précède sur la bonne catégorisation des gains dans la présente affaire, les GEEO découlent non pas du fusionnement même, mais du délai d’exécution de l’ordonnance de dessaisissement (décision de la C.A.F., par. 135). Bref, si ces gains en efficience étaient bel et bien des GEEO, ils seraient réalisés par Tervita, et non par un tiers, du seul fait qu’elle exploiterait l’installation un an plus tôt qu’un tiers l’ayant acquise à la suite de l’ordonnance de dessaisissement, et uniquement à cause du délai d’exécution de cette dernière.
[115] Les gains en efficience qui résultent de l’application de la Loi ne peuvent être pris en compte au titre de l’art. 96. Les GEEO découlent de l’exécution et de l’application du cadre qui réglemente le droit de la concurrence au Canada. Aux termes de la disposition, c’est le fusionnement réalisé ou proposé qui doit avoir eu ou qui aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience. Les GEEO ne constituent pas des gains en efficience attribuables au fusionnement, ils sont attribuables au délai d’exécution de l’ordonnance de dessaisissement.
[116] Enfin, peu importe qu’il s’agisse de gains en efficience du premier arrivé ou de GEEO. En effet, comme l’explique la Cour d’appel fédérale, aucun gain en efficience n’a été réalisé en l’espèce parce que Tervita n’a pas construit ni exploité un site d’enfouissement au site Babkirk avant l’examen du fusionnement ou même avant la date de l’ordonnance du Tribunal. Tervita soutient que ce raisonnement ne résiste pas à l’analyse. Dans la présente affaire, Tervita a conservé toutes les approbations et autorisations ainsi que tous les permis qu’elle avait obtenus du ME de la province en vue de l’aménagement et de l’exploitation d’un site d’enfouissement sécuritaire proposé au site Babkirk en attendant l’issue de l’instance devant le Tribunal. Elle fait valoir qu’elle n’avait pu construire le site d’enfouissement sécuritaire en raison de l’entente de séparation d’actifs. Encore une fois, je ne suis pas d’accord.
[117] La séparation d’actifs est généralement ordonnée pour empêcher la réunion des éléments d’actif ou des affaires qui résulterait autrement du fusionnement (B. A. Facey, G. Hilton-Sullivan et M. Graham, « The Reinvigoration of Canadian Antitrust Law — Canada’s New Approach to Merger Review » (2010), 6 C.L.I. 28, p. 33). Ce type d’ordonnance vise à empêcher que l’on ait à « démêler l’écheveau » après le fusionnement complet si le Tribunal ordonnait le dessaisissement. En l’espèce, l’entente de séparation d’actifs ne se rapportait pas à l’objet habituel, à savoir empêcher l’écheveau de s’embrouiller sur le plan des éléments d’actif.
[118] La preuve dans le présent pourvoi n’appuie pas la prétention de Tervita selon laquelle l’entente l’empêchait d’exploiter le site d’enfouissement. L’entente l’obligeait simplement à conserver les approbations environnementales provinciales nécessaires pour l’aménagement et l’exploitation du site d’enfouissement sécuritaire proposé au site Babkirk. Selon la preuve produite devant le Tribunal, Tervita souhaitait accroître la capacité du site d’enfouissement sécuritaire, ce qui nécessitait une modification de l’approbation visant le site — un processus qui, d’après ce que Tervita croyait comprendre, était contraire à l’entente. Or, rien n’empêchait Tervita d’aménager et d’exploiter le site d’enfouissement selon la capacité autorisée dans l’approbation qui lui avait été délivrée.
[119] La preuve révèle que Tervita n’a pris aucune mesure pour commencer à exploiter le site d’enfouissement. Même à supposer qu’aucune ordonnance de dessaisissement n’ait été prononcée, elle n’aurait pu exploiter le site d’enfouissement sécuritaire dès l’issue de l’instance.
[120] Pour ces motifs, le Tribunal et la Cour d’appel fédérale ont tous deux conclu à juste titre que les GEEO ne peuvent être pris en considération pour l’application de l’art. 96 (voir décision du Tribunal, par. 270; décision de la C.A.F., par. 135).
(5) Pondération qu’exige l’art. 96
[121] Tervita soutient que la Cour d’appel fédérale a adopté une perspective excessivement subjective à l’égard de l’analyse de l’effet neutralisant qu’appelle l’art. 96. Son argument repose sur l’omission par la commissaire de quantifier les effets anticoncurrentiels quantifiables, tout particulièrement la perte sèche, et soulève le fardeau que l’art. 96 impose à la commissaire et les conséquences du défaut de s’en acquitter. Plus généralement, l’argument de Tervita nous invite à examiner la méthode de pondération globale qu’exige l’art. 96.
[122] Comme nous l’avons vu, la série Supérieur Propane a établi que la commissaire a le fardeau, aux termes de l’art. 96, de prouver l’existence d’effets anticoncurrentiels. En revanche, il incombe aux parties au fusionnement d’établir les autres éléments de la défense, y compris la valeur des gains en efficience et si ceux-ci surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels (voir Supérieur Propane I, par. 399 et 403; Supérieur Propane II, par. 154; et Supérieur Propane IV, par. 64). Les parties ne contestent pas cette répartition du fardeau de la preuve.
(i) Teneur du fardeau de la commissaire
[123] Tervita soutient qu’il incombe à la commissaire de quantifier tous les effets anticoncurrentiels qui peuvent l’être. Or, dans la présente affaire, la commissaire ne s’est pas acquittée de ce fardeau.
[124] La commissaire fait valoir que la quantification n’est pas une condition préalable en droit à l’examen des effets anticoncurrentiels (m.i., par. 84 et 88). Au contraire, elle est tenue en droit de quantifier les effets anticoncurrentiels quantifiables qui serviront de fondement à la décision. Dans les cas où les effets peuvent être mesurés, ils doivent être estimés. Seuls les effets ne pouvant être estimés sur le plan quantitatif seront pris en considération sur le plan qualitatif. L’absence de mesure des effets quantifiables ne saurait se traduire par l’attribution d’une valeur qualitative (Supérieur Propane IV, par. 35). Cette méthode réduit au minimum le jugement subjectif nécessaire dans l’analyse et permet au Tribunal d’effectuer l’évaluation la plus objective possible dans les circonstances (Supérieur Propane IV, par. 38). Une approche selon laquelle la commissaire pourrait s’acquitter de son obligation sans avoir donné au moins une estimation des effets anticoncurrentiels quantifiables ne permettrait pas aux parties au fusionnement de connaître la preuve qui leur est opposée.
[125] Le fardeau de la commissaire consiste à quantifier au moyen d’estimations tous les effets anticoncurrentiels quantifiables. Les estimations sont acceptables, car l’analyse est prospective et s’intéresse aux effets anticoncurrentiels qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement. En outre, le calcul des effets anticoncurrentiels qu’exige l’art. 96 n’a pas la précision avec laquelle on peut examiner un fait survenu. Toutefois, pour s’acquitter de son fardeau, la commissaire doit fonder ses estimations sur une preuve qui peut être attaquée et soupesée. Les effets anticoncurrentiels qualitatifs, dont la diminution du service ou de la qualité, ne sont appréciés que sur un fondement subjectif, car une telle analyse fait appel à l’examen de considérations qui ne peuvent être quantifiées parce qu’elles n’ont aucune commune unité de mesure (à savoir elles sont « incommensurables »). En raison de l’incertitude inhérente aux prédictions économiques, l’analyse doit être aussi rigoureuse que possible du point de vue analytique afin de permettre au Tribunal de tirer une conclusion prospective selon la prépondérance des probabilités.
[126] Dans le présent pourvoi, la commissaire n’a pas quantifié les effets anticoncurrentiels quantifiables et, partant, elle ne s’est pas acquittée du fardeau que lui impose l’art. 96.
(ii) Quelles sont les conséquences de l’omission de s’acquitter du fardeau?
[127] La question touche aux conséquences juridiques de l’omission par la commissaire de quantifier les effets anticoncurrentiels quantifiables. La Cour d’appel fédérale a reconnu qu’un « effet quantitatif qui n’a pas été en réalité quantifié ne devrait pas être considéré comme un effet qualitatif » (par. 158), mais elle a ensuite conclu qu’il y a lieu de donner une valeur « indéterminée » à la perte sèche non quantifiée (par. 130).
[128] Je ne puis malheureusement me rallier à cette opinion. Comme nous l’avons vu, il incombe à la commissaire de quantifier tous les effets anticoncurrentiels quantifiables. Une omission à cet égard est une omission en droit, de sorte que les effets anticoncurrentiels quantifiables doivent alors être jugés nuls. En termes très simples, dans les cas où ce fardeau n’est pas acquitté, aucun effet anticoncurrentiel quantifiable n’est prouvé.
[129] Ainsi que Tervita le fait valoir, une telle démarche est compatible avec celle qui vaut dans une instance civile où une partie ne s’est pas acquittée du fardeau de preuve qui lui incombe au chapitre des pertes (voir S. M. Waddams, The Law of Damages (5e éd. 2012), par. 10.10 à 10.30). De plus, indiquer des effets nuls dans le cas où la commissaire ne s’est pas acquittée de son fardeau en droit vaut, à l’égard de l’exercice de pondération, une démarche qui est objectivement raisonnable. En concluant à une valeur indéterminée, la Cour d’appel fédérale a permis qu’un jugement subjectif dicte l’analyse. Les effets indéterminés ont été comparés aux gains en efficience liés à la baisse des coûts indirects qui ont été établis, et que la cour a qualifiés de « secondaires » et « négligeables » (par. 174). Or, comment la Cour d’appel fédérale — ou n’importe quelle cour — pourrait-elle soupeser des effets indéterminés?
[130] La jurisprudence a, dans tous les cas, reconnu l’importance d’une démarche objective dans la pondération (voir Supérieur Propane IV, par. 38). Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a reconnu dans la présente affaire :
L’appréciation objective favorise davantage la prévisibilité lorsqu’il s’agit d’appliquer la Loi sur la concurrence et d’éviter des décisions arbitraires. La prévisibilité revêt une importance particulière dans le cas de l’examen des fusionnements, étant donné que la plupart des fusionnements ne sont examinés que par le commissaire et qu’ils sont rarement soumis à l’examen du Tribunal. Une méthodologie qui favorise une appréciation objective dans tous les cas possibles permet aux parties à une opération de fusionnement et au commissaire de prédire plus aisément les répercussions d’un fusionnement, en plus de dissuader les jugements arbitraires et de diminuer l’incertitude générale dans le monde canadien des affaires. [par. 152]
Je souscris à ces motifs, car ils favorisent une démarche objective. Si la Cour d’appel fédérale a reconnu l’importance d’une analyse objective, en donnant une valeur « indéterminée » aux effets quantifiables non quantifiés, elle n’a pas respecté la norme d’objectivité applicable.
[131] La démarche de la Cour d’appel fédérale, qui a attribué une valeur « indéterminée », soulève aussi des questions d’équité à l’égard des parties au fusionnement. La cour a reconnu que, pour « bien interpréter l’article 96 de la Loi sur la concurrence, il faut que [les parties au fusionnement] démontre[nt], selon la prépondérance des probabilités, que les gains en efficience neutralisent les effets anticoncurrentiels » (par. 167). En accordant une valeur « indéterminée » à des effets quantifiables, mais non quantifiés, on met les parties au fusionnement dans une situation insoutenable : démontrer que les gains en efficience surpassent et neutralisent une somme indéterminée. Ainsi, prouver les autres éléments de la défense selon la prépondérance des probabilités devient un exercice inéquitable, car les parties au fusionnement ignorent la preuve qui leur est opposée.
[132] La commissaire fait valoir que, bien que les effets anticoncurrentiels dans la présente affaire n’aient pas été quantifiés, ils pourraient être inférés de la conclusion du Tribunal selon laquelle la concurrence du site Babkirk aurait mené à une baisse moyenne du prix d’au moins 10 p. 100 (décision du Tribunal, par. 297; m.i., par. 89-91). Toutefois, ce pourcentage ne permet pas de calculer la perte sèche étant donné que la commissaire n’a pas établi l’élasticité de la demande par rapport au prix. Les faits prouvés ont démontré la taille de la zone contestable et les déchets susceptibles d’être produits par année. Sans un calcul de la perte véritable, tout ce que l’on sait, c’est qu’une certaine quantité de déchets potentiels était soumise à l’effet de l’élasticité. Autrement dit, le calcul ayant donné pour résultat 10 p. 100 n’est pas suffisant pour déterminer la mesure des effets anticoncurrentiels, si tant est qu’il y en ait. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a signalé :
Dans ce cas, le Tribunal a lui-même estimé que, pour calculer la « perte sèche », il était nécessaire de disposer d’estimations de l’élasticité du marché [le changement subi par le marché dans son ensemble] et des données d’élasticité de la demande par rapport au prix établi par l’entité fusionnée [la mesure dans laquelle la demande varie par suite de la modification des prix par l’entité fusionnée]. Le Tribunal a également reconnu qu’il fallait disposer d’une gamme d’élasticités plausibles pour comprendre la sensibilité des estimations de la commissaire. Sans ces estimations, la commissaire ne pouvait calculer convenablement la « perte sèche » et Tervita ne pouvait contester adéquatement les calculs. [Soulignement omis; par. 124.]
[133] Dans son rapport produit en réplique, l’expert de la commissaire a bien présenté des estimations relatives à l’expansion possible du marché. Or, ces estimations reposaient sur les calculs, par l’expert de Tervita, des gains en efficience liés à l’expansion du marché, invoqués par cette dernière, qui reposaient eux-mêmes sur des hypothèses non étayées. Ainsi que l’expert de Tervita l’a déclaré devant le Tribunal, ces calculs ne pouvaient servir à évaluer la perte sèche sans une véritable analyse de l’élasticité de la demande dans le marché. Répondant à une question du Tribunal, l’expert de Tervita a dit qu’il était impossible de calculer la perte sèche sans données sur l’élasticité du marché ou l’élasticité qui se rapporte aux consommateurs : « Pour déterminer la perte sèche, il faut tracer la courbe de demande » (témoignage de M. Kahwaty, décision de la C.A.F., par. 125).
[134] Sans une estimation de l’élasticité, la commissaire ne pouvait calculer convenablement la « perte sèche », et Tervita ne pouvait contester adéquatement les calculs (décision de la C.A.F., par. 124). Effectivement, les faits prouvés démontrent que les effets anticoncurrentiels auraient pu être estimés, mais ne l’ont pas été, vu l’absence de la mesure de l’élasticité, qui est essentielle. L’inférence reposant sur la baisse des prix de 10 p. 100 et sur une élasticité potentielle inconnue ne saurait se substituer à une quantification.
[135] La commissaire soutient à titre subsidiaire que le Tribunal n’a pas manqué à l’équité procédurale en admettant l’estimation approximative faite par son expert de la perte sèche découlant d’une baisse des prix de 10 p. 100 (m.i., par. 107). Je ne suis pas d’accord. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a conclu, l’omission par la commissaire de quantifier les effets anticoncurrentiels quantifiables et la décision du Tribunal de permettre à la commissaire de s’acquitter de son fardeau en produisant en réplique un rapport d’expert énonçant une estimation approximative ont porté préjudice à Tervita. Cette dernière a été incapable de contester les calculs de la commissaire, car d’une part celle-ci n’avait pas quantifié les effets anticoncurrentiels et d’autre part Tervita a manqué de temps pour répondre en bonne et due forme au rapport de l’expert produit en réplique (voir décision de la C.A.F., par. 121-130).
[136] Si la commissaire est tenue de prouver les effets anticoncurrentiels, les parties au fusionnement assument quant à elles la charge de prouver les autres éléments de la défense. Permettre ce genre de lacunes en matière procédurale placerait les parties au fusionnement dans la situation insoutenable où elles doivent prouver que les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels sans connaître la valeur de ces derniers. Je ne peux retenir les arguments de la commissaire selon lesquels il n’y a eu aucune injustice dans la présente instance, au motif que le calcul n’était [traduction] « pas complexe » ou que l’expert de Tervita avait eu l’occasion de répondre « brièvement lors de l’interrogatoire principal », en contre-interrogatoire et en réponse aux questions du Tribunal (m.i., par. 108). Tervita n’a obtenu le rapport d’expert déposé en réplique que deux semaines avant l’audience devant le Tribunal (décision du Tribunal, par. 235). Ainsi que le Tribunal l’a fait remarquer : « À cette date, l’ordonnance du Tribunal concernant les échéances ne permettait pas à [Tervita] de déposer une requête ou un autre rapport d’expert. De plus [. . .] [Tervita] n’avait pas suffisamment de temps avant l’audience pour déposer une requête en radiation du rapport de [l’expert de la commissaire] ou pour demander l’autorisation de déposer un autre rapport en réplique . . . » (ibid.). Le Tribunal a conclu qu’en raison des lacunes en matière procédurale, Tervita ne pouvait préparer une réponse en bonne et due forme à la preuve présentée par la commissaire ni attaquer convenablement cette preuve.
[137] En l’espèce, la commissaire n’a pas quantifié les effets anticoncurrentiels quantifiables. En conséquence, le Tribunal aurait dû leur accorder une valeur nulle.
[138] La juge Karakatsanis permettrait que soit attribué un poids « indéterminé » aux effets quantitatifs qui n’ont pas été quantifiés. Selon elle, ces données ont une valeur probante quant à l’efficience (par. 194). Je ne puis souscrire à son avis. Comme nous l’avons vu, il y a de bonnes raisons d’exiger que l’analyse qu’appelle l’art. 96 soit la plus objective possible. Il est ici question d’un élément de preuve tout à fait possible à quantifier, mais qui ne l’a pas été. En tenant compte de cet élément de preuve, on effectue une analyse moins objective que si on disposait d’une estimation plus étoffée. Le Tribunal n’a pas à sacrifier l’objectivité de l’analyse parce qu’une partie n’a pas fait une estimation quantitative complète de l’ampleur d’un effet.
[139] En l’espèce, sans données sur l’élasticité par rapport au prix, la fourchette possible de la perte sèche résultant du fusionnement est inconnue. Toutes choses égales d’ailleurs, une forte élasticité par rapport au prix emporterait vraisemblablement une perte sèche importante tandis qu’une faible élasticité par rapport au prix emporterait une perte sèche minime. Permettre au Tribunal de tenir compte de la baisse des prix invoquée sans les autres données sur la perte sèche fait intervenir une trop grande subjectivité dans l’équation, et rien ne garantit qu’il dispose de données suffisantes pour vérifier si l’analyse subjective concorderait avec celle fondée sur des effets quantifiés en bonne et due forme. En imposant aux parties la charge de quantifier les effets quantitatifs qu’elles invoqueront en attribuant une valeur nulle aux effets quantitatifs indéterminés, on fait en sorte qu’elles présenteront au Tribunal tous les paramètres nécessaires à l’évaluation de l’ampleur de tels effets. Toute autre démarche revient à se perdre en conjectures.
[140] La juge Karakatsanis convient qu’« [é]videmment, le Tribunal doit appliquer le critère prévu à l’art. 96 à la preuve qui lui a été présentée d’une façon équitable pour les parties » (par. 196), mais elle s’abstient d’expliquer comment la partie qui veut réfuter une telle thèse lacunaire est censée déterminer de manière juste les éléments quantitatifs qui lui sont opposés ou contester les éléments de la méthode d’évaluation des effets quantitatifs indéterminés. De telles réserves militent en faveur de l’attribution d’une valeur nulle aux effets quantitatifs « indéterminés » dans l’analyse qu’appelle l’art. 96.
b) Méthode de pondération applicable dans l’analyse qu’appelle l’art. 96
[141] La Cour d’appel fédérale a conclu que le Tribunal avait commis une erreur de droit dans son analyse fondée sur l’art. 96 en « acceptant un calcul de la perte “sèche” fautif, en recourant à une méthodologie trop subjective pour apprécier la “neutralisation”, en qualifiant d’effets qualitatifs certains effets quantitatifs que la commissaire n’avait pas quantifiés et en mentionnant des effets environnementaux qualitatifs non reconnus par la Loi sur la concurrence » (par. 163). Plutôt que de renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’il statue à nouveau, la cour, convaincue de disposer d’un dossier complet lui permettant de trancher, a procédé à une nouvelle analyse des effets neutralisants. Elle a conclu que la défense fondée sur les gains en efficience ne s’appliquait pas pour deux raisons principales. D’une part, des « gains en efficience secondaires et négligeables ne sauraient neutraliser des effets anticoncurrentiels connus, même lorsque la valeur à accorder à ces effets demeure inconnue » (par. 174). D’autre part, la présente affaire portait sur un monopole préexistant, ce qui de l’avis de la Cour d’appel fédérale a amplifié les effets anticoncurrentiels du fusionnement (par. 173).
(i) La condition selon laquelle les gains en efficience « surpasseront » et « neutraliseront » les effets anticoncurrentiels
[142] La Cour d’appel fédérale a conclu que les gains en efficience ne satisfaisaient pas à la condition établie à l’art. 96, soit qu’ils « surpasseront » et « neutraliseront » les effets anticoncurrentiels. Les gains étaient « secondaires » (par. 174), « négligeables » (par. 34, 169-170 et 174) et « insignifiants » (par. 170) et, donc, ils ne surpassaient pas les effets anticoncurrentiels. En outre, le Tribunal a conclu que « même si une pondération nulle était attribuée aux effets quantifiables, comme le propose [Tervita], celle-ci n’a pas satisfait au critère de “neutralisation” de l’article 96 » (par. 314 (je souligne; italique dans l’original omis)). Si j’ai conclu qu’il y a lieu d’accorder une valeur nulle aux effets anticoncurrentiels, je me pencherai tout de même sur l’interprétation à donner à la condition de surpassement et de neutralisation en raison de l’importance que revêt cette question dans le cadre de l’analyse globale effectuée sous le régime de l’art. 96.
[143] La question à trancher est celle de savoir si cette condition légale oblige les parties au fusionnement à démontrer que les gains en efficience non seulement surpasseront les effets anticoncurrentiels, mais les neutraliseront également. Si je comprends bien, la commissaire soutient à cet égard que le libellé de la loi commande un seuil de gains en efficience [traduction] « plus que négligeables » pour que la défense fondée sur les gains en efficience soit retenue (transcription, p. 60). On me pardonnera de ne pas être d’accord.
[144] Le libellé de la loi — aux termes de laquelle la défense s’applique si les gains en efficience « surpasseront » et « neutraliseront » les effets anticoncurrentiels — emporte la mise en balance des aspects tant quantitatifs que qualitatifs. Le verbe « surpasseront » évoque une comparaison numérique des gains en efficience et des effets anticoncurrentiels. Le verbe « neutraliseront » implique une analyse subjective liée à une « pondération en nombres incommensurables (par ex., des pommes et des oranges) » (décision du Tribunal, par. 309) — des considérations qui ne peuvent être comparées sur le plan quantitatif parce qu’elles n’ont aucune commune mesure. L’emploi du verbe « neutraliseront » dans la loi donne à penser que l’analyse consiste en partie à porter un jugement (voir Supérieur Propane II, par. 100). L’emploi du terme « offset » dans la version anglaise de l’art. 96 laisse entendre qu’il faut procéder à une évaluation subjective pour déterminer si les gains en efficience compenseront ou contrebalanceront les effets anticoncurrentiels.
[145] Ensemble, les verbes « surpasseront » et « neutraliseront » obligent le Tribunal à déterminer les aspects tant quantitatifs que qualitatifs du fusionnement, puis à les soupeser. Ce point de vue est étayé par le sens ordinaire du verbe « neutraliser », que Le Grand Robert de la langue française (version électronique) définit en ces termes : « Empêcher d’agir, par une action contraire qui tend à annuler les efforts ou les effets » et, dans sa forme pronominale : « S’équilibrer ». De même, Le Petit Larousse illustré (2013) donne : « Annuler l’effet de l’action de qqn, qqch », et dans sa forme pronominale, « S’annuler réciproquement, se contrebalancer » (p. 735). Ces définitions étayent l’interprétation selon laquelle la condition de neutralisation établie à l’art. 96 exige que les aspects qualitatifs du fusionnement soient examinés et mis en balance avec les effets quantitatifs de ce dernier.
[146] Il s’agit d’une méthode de pondération souple, qui appelle toutefois des conclusions objectivement raisonnables. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a statué, l’analyse globale « doit être aussi objective que possible et, lorsqu’il est impossible de faire une appréciation objective, cette appréciation se doit d’être raisonnable » (par. 147 (en italique dans l’original)). Ainsi, dans la plupart des cas, les aspects qualitatifs joueront un rôle moins important. En outre, la condition légale selon laquelle les gains en efficience doivent surpasser et neutraliser les effets anticoncurrentiels exigera presque toujours la preuve que les gains quantitatifs surpassent les effets anticoncurrentiels quantitatifs pour que la défense s’applique.
[147] À la lumière de ce qui précède, on peut concevoir la pondération qu’exige l’art. 96 comme une analyse en deux étapes. Dans un premier temps, il faut comparer les gains en efficience quantitatifs du fusionnement à ses effets anticoncurrentiels quantitatifs (le volet de l’analyse relatif au surpassement). Si les effets anticoncurrentiels quantitatifs dépassent les gains en efficience quantitatifs, l’analyse prend alors fin dans la plupart des cas, et la défense ne s’appliquera pas. Il se peut que dans une situation exceptionnelle caractérisée par des gains en efficience quantitatifs relativement peu élevés et des gains en efficience qualitatifs véritablement importants, la défense s’applique. Or, ce genre de situation se présentera sans doute rarement, vu que l’analyse mise sur l’objectivité et qu’il n’est pas permis de qualifier de gains qualitatifs des gains quantifiables qui n’ont pas été quantifiés. Dans un deuxième temps, il faut mettre en balance les gains en efficience qualitatifs et les effets anticoncurrentiels qualitatifs et décider en dernière analyse si le total des gains en efficience neutralise le total des effets anticoncurrentiels du fusionnement en cause (le volet de l’analyse relatif à la neutralisation). Pour que le Tribunal tienne compte des éléments qualitatifs dans l’analyse, ceux-ci doivent être appuyés par la preuve, et leur justification doit être clairement formulée.
[148] Il y a lieu de noter que cette analyse en deux étapes ne vise pas à préciser la méthodologie visant à dégager et à comparer les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels quantitatifs. Le soin est laissé au Tribunal de sélectionner la méthodologie quantitative à employer, à condition qu’elle respecte la première étape du cadre décrit précédemment.
[149] La juge Karakatsanis estime pour sa part que ce cadre crée une distinction artificielle entre les éléments quantitatifs et qualitatifs et qu’une telle démarche est « factice » compte tenu de la dernière étape, le volet relatif à la neutralisation, qui examine les deux catégories en chœur (par. 189). Selon elle, le Tribunal devrait déterminer si les gains en efficience quantitatifs et qualitatifs confondus l’emportent sur les effets anticoncurrentiels quantitatifs et qualitatifs confondus. Je tiens à préciser que le cadre n’oblige pas le Tribunal à isoler les éléments quantitatifs et qualitatifs pour ne jamais les comparer. L’analyse de l’effet neutralisant à la dernière étape permet effectivement que soient pris en compte les effets tant quantitatifs que qualitatifs. Or, à mon avis, même s’il procédait suivant la pondération en une étape que propose la juge Karakatsanis, le Tribunal finirait par comparer les facteurs quantitatifs entre eux et les facteurs qualitatifs entre eux avant de réduire cet univers de facteurs à une décision ultime. Le cadre qui précède ne fait que guider la structure de l’analyse de sorte que le raisonnement du Tribunal soit le plus explicite et transparent possible.
[150] Je ferai observer à ma collègue qu’elle interprète mal les présents motifs en affirmant que « réduire [l’analyse] simplement à des “calculs mathématiques”, aussi importants soient-ils, ne peut fournir une réponse complète » (par. 190). Je ne dis pas que les considérations quantitatives constituent dans tous les cas une « réponse complète » et suffisante. Je précise plutôt que la nature des gains en efficience économiques, le libellé de l’art. 96 et l’observation judicieuse de la Cour d’appel fédérale selon laquelle l’analyse qu’appelle l’art. 96 « doit être aussi objective que possible » permettent de conclure que les considérations quantitatives revêtent, dans la plupart des cas, une plus grande importance que les considérations qualitatives.
[151] Cependant, et en dépit de la latitude dont jouit le Tribunal lorsqu’il applique cette méthode de pondération, je ne peux accepter qu’il faille des gains en efficience plus que négligeables pour que la défense s’applique. S’il avait eu l’intention de fixer un seuil à cet égard, le législateur aurait pu le prévoir expressément dans la loi. La commissaire demande essentiellement à la Cour d’assortir la disposition d’un seuil implicite alors que son libellé ne le permet pas. En outre, il est difficile à mon avis de déterminer le point où les gains en efficience deviennent plus que négligeables. Pour y arriver, il faudrait procéder à une analyse excessivement subjective. Bien que la pondération ultime des gains en efficience et des effets anticoncurrentiels admette une certaine subjectivité, dans une affaire comme celle-ci, où la commissaire n’a pas établi l’existence d’effets anticoncurrentiels quantitatifs ou qualitatifs, leur valeur est nulle. Les gains en efficience établis, de quelque importance soient-ils, l’emportent donc sur les effets anticoncurrentiels. En outre, comme nous l’avons vu, en raison de l’importance du recours à une méthode objective, les effets qualitatifs joueront un rôle modeste dans l’analyse dans la plupart des cas. Il est donc possible, si les gains en efficience quantitatifs prouvés ne surpassent que de peu les effets anticoncurrentiels quantitatifs prouvés, que le Tribunal conclue tout de même que la défense prévue à l’art. 96 s’applique.
[152] Le contexte législatif du par. 96(1) ne permet pas non plus que cette disposition soit assortie d’un seuil implicite. Certes, le par. 96(2) exige du Tribunal qu’il détermine si le fusionnement engendrera « une augmentation relativement importante de la valeur réelle des exportations » ou « une substitution relativement importante de produits nationaux à des produits étrangers », mais il ne faut pas appliquer cette exigence au par. 96(1). Vu qu’il l’a exprimée au par. 96(2), le législateur aurait pu tout aussi facilement en assortir le par. 96(1), qui prévoirait alors que les gains en efficience « surpasseront de manière importante et neutraliseront » les effets anticoncurrentiels. Or, l’idée ne figure qu’au par. 96(2), qui en toute logique est subordonné au par. 96(1) : le libellé du par. 96(2) ne dicte pas l’application d’un certain seuil dans l’analyse qu’appelle le par. 96(1).
[153] Malheureusement, la conclusion de la Cour d’appel fédérale, selon laquelle les gains en efficience négligeables n’emportent pas l’application de la défense fondée sur l’art. 96, oublie que l’analyse qu’exige cette disposition est un exercice de pondération. Les gains en efficience établis doivent être comparés aux effets anticoncurrentiels établis, s’il en est. De faibles gains en efficience peuvent ne pas être « négligeables » lorsqu’ils sont comparés à des effets anticoncurrentiels qui le sont davantage.
[154] Répétons que point n’est besoin que les gains en efficience atteignent un seuil d’importance précis. Or, il ne faut pas oublier que les modèles économiques sont intrinsèquement probabilistes et sont toujours assortis d’une certaine marge d’incertitude. Lorsque la pondération quantitative effectuée à la première étape de l’analyse qu’appelle l’art. 96 se traduit par des gains nets positifs, mais faibles, par rapport à l’incertitude intrinsèque de ces estimations, le Tribunal doit tenir compte de cette incertitude dans sa mise en balance des différentes considérations. Je ne dis pas qu’il faille minimiser les gains quantitatifs dans de tels cas, je dis simplement que dans les affaires où l’écart entre les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels est faible le Tribunal doit examiner soigneusement les hypothèses sur lesquelles repose l’analyse quantitative. Il peut alors rejeter la défense fondée sur les gains en efficience, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, mais il doit justifier clairement sa décision. Ses motifs doivent sembler rationnels, même si la décision est contraire au résultat strict que l’analyse quantitative indiquerait par ailleurs.
[155] Pour ces motifs, la Cour d’appel fédérale a commis une erreur en statuant qu’un fusionnement anticoncurrentiel ne saurait être approuvé sous le régime de l’art. 96 si seuls des gains négligeables ou insignifiants en découlent.
(ii) Monopole préexistant
[156] La Cour d’appel fédérale a statué que le Tribunal avait commis une erreur du fait qu’il « tient compte de la situation de monopole occupée par Tervita grâce au fusionnement sans disposer d’élément de preuve de la commissaire quant aux effets anticoncurrentiels supplémentaires résultant de ce monopole » (par. 161), mais elle a conclu qu’un « monopole préexistant comme celui dont il s’agit en l’espèce aura habituellement pour effet d’amplifier les effets anticoncurrentiels d’un fusionnement » (par. 173). La commissaire soutient que la cour n’a pas tenu compte du monopole comme d’un effet en soi, mais a simplement conclu qu’il s’agissait d’un facteur susceptible d’amplifier l’effet anticoncurrentiel du fusionnement. Cet argument présente deux lacunes.
[157] Premièrement, si l’on accepte que l’existence d’un monopole soit susceptible d’amplifier les effets anticoncurrentiels, il faut d’abord accepter que des effets anticoncurrentiels soient établis. Dans la présente affaire, la commissaire n’a pas démontré l’incidence de la puissance commerciale supérieure de Tervita et, comme elle n’a pas quantifié les effets anticoncurrentiels quantifiables, une valeur nulle leur a été attribuée. Or, il est impossible d’« amplifier » un facteur assorti d’une valeur nulle. Le résultat de cette équation demeure nul.
[158] Deuxièmement, à mon humble avis, la Cour d’appel fédérale a pris en compte l’existence d’un monopole en soi et non ses effets. Pour reprendre ses propos dans l’affaire Supérieur Propane IV :
Le monopole, de quelque façon qu’on le définisse (p. ex. part de marché de 95 pour cent, part de marché de 100 pour cent, barrières élevées à l’entrée), est la description d’une situation du marché, non l’effet de cette situation du marché. Si le monopole doit être pris en compte pour l’application du paragraphe 96(1), ce sont les effets du monopole qu’il faut prendre en considération, non l’existence du monopole en soi. [par. 49]
Dans la présente affaire, où la preuve des effets n’a pas été faite, l’on ne peut affirmer que de tels effets ont été amplifiés. Inévitablement, la démarche revient à prendre en compte l’existence du monopole en soi.
(iii) Application à la présente affaire
[159] En l’espèce, la commissaire ne s’est pas acquittée de la charge qui lui incombait de prouver l’existence d’effets anticoncurrentiels. Pour cette raison, une valeur nulle a été accordée aux effets quantifiables. Le Tribunal n’a accepté aucun des gains en efficience qualitatifs invoqués par Tervita, et cette dernière ne conteste pas cette décision en appel. Elle a établi l’existence de gains en efficience « liés à la baisse des coûts indirects » qui découlent de l’obtention par Babkirk de l’accès aux fonctions administratives et opérationnelles de Tervita. Ces gains satisfont à la condition de surpassement dans la présente affaire.
[160] Quant aux considérations qualitatives, la Cour d’appel fédérale a rejeté les effets qualitatifs acceptés par le Tribunal — les effets environnementaux, pour la restauration de sites, découlant de la réduction des redevances. Subsidiairement, la commissaire fait valoir cet argument comme motif de rejet de la défense fondée sur les gains en efficience autre que les facteurs quantitatifs. Étant donné que j’ai conclu que la cour a rejeté à mauvais droit la défense fondée sur les gains en efficience, passons maintenant à la question de savoir si la preuve des effets environnementaux est admissible pour l’application de l’art. 96.
c) Argument subsidiaire de la commissaire
[161] La commissaire fait valoir que la Cour d’appel fédérale a rejeté à tort la réduction des redevances de restauration de sites pour des clients potentiels et ses avantages environnementaux, ces derniers ayant été acceptés par le Tribunal à titre d’effets qualitatifs du fusionnement. Avant de les rejeter, la cour a d’abord demandé « si l’on peut tenir compte, dans le cadre de l’examen d’un fusionnement effectué sous le régime de la Loi sur la concurrence, des effets environnementaux d’un fusionnement lorsqu’aucun effet économique n’est associé aux effets environnementaux en question » (par. 155). La cour a ensuite conclu que le Tribunal avait néanmoins compté deux fois cet effet, puisqu’il avait examiné, dans le cadre de l’analyse sur la « perte sèche », la réduction de 10 p. 100 des redevances de déversement qui résulterait de la concurrence et qui se traduirait par une augmentation de la quantité de déchets dangereux éliminés. La cour a statué que le Tribunal aurait dû en tenir compte une seule fois « en tant qu’effet anticoncurrentiel quantitatif qui n’avait pas été quantifié de façon appropriée par la commissaire » (par. 157).
[162] Les arguments de la commissaire s’articulent autour de sa thèse, à savoir que les effets environnementaux ont bel et bien eu des retombées économiques. La Cour d’appel fédérale doutait que les effets environnementaux non économiques puissent entrer dans l’analyse qu’appelle l’art. 96. Or, dans la présente affaire, les effets présentaient un aspect économique. La cour a fini par les écarter au motif qu’ils avaient été pris en compte à deux reprises par le Tribunal.
[163] Je suis d’avis, comme la commissaire, que lorsqu’ils ont une dimension économique, les effets environnementaux peuvent à juste titre être pris en considération dans le cadre de l’analyse qu’appelle l’art. 96. De fait, je ne crois pas que la Cour d’appel fédérale dise le contraire. La question soulevée par la commissaire est celle de savoir si les effets environnementaux qu’elle a mis en preuve avaient effectivement une dimension économique. Je conviens par exemple qu’un passif éventuel consigné sur les registres de la société tenue de restaurer un site constitue un aspect économique d’un effet environnemental. Toutefois, le Tribunal disposait certes d’une preuve relative à ce type de passif éventuel, mais cette preuve ne peut être prise en considération dans la présente affaire.
[164] Premièrement, rien ne prouve que les déchets faisant l’objet du passif éventuel en question se trouvaient dans la zone contestable. Deuxièmement, l’élasticité de la demande par rapport au prix relativement à ce client n’avait pas été démontrée. Enfin, et ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a conclu, si cet effet portait dans la zone contestable, il était quantifiable et, partant, il aurait dû être quantifié par la commissaire. Comme nous l’avons vu, les effets anticoncurrentiels qui sont quantifiables ne deviennent pas des effets qualitatifs du fait qu’ils n’ont pas été quantifiés. En conséquence, et bien que les effets environnementaux dans la présente affaire aient une dimension économique, le Tribunal a commis une erreur lorsqu’il leur a accordé une valeur qualitative.
d) Conclusion sur la pondération qu’exige l’art. 96
[165] La commissaire ne s’est pas acquittée de son fardeau, de sorte qu’une valeur nulle a été attribuée aux effets anticoncurrentiels quantifiables. La Cour d’appel fédérale a rejeté à bon droit les effets environnementaux. Aucun effet anticoncurrentiel qualitatif n’a par conséquent été établi. Tervita a réussi à prouver l’existence de gains en efficience quantifiables « liés à la baisse des coûts indirects » découlant de l’obtention par Babkirk de l’accès aux fonctions administratives et opérationnelles de Tervita. En l’espèce, ces gains établis ont satisfait à la condition de surpassement et de neutralisation. Étant donné que la commissaire n’a pas prouvé l’existence d’effets anticoncurrentiels, qu’ils soient quantifiables ou qualitatifs, la défense fondée sur les gains en efficience s’applique, et la conclusion contraire de la Cour d’appel fédérale était incorrecte.
[166] Il peut paraître paradoxal de conclure que la décision du Tribunal, selon laquelle il y aurait vraisemblablement un empêchement sensible de la concurrence, était correcte pour ensuite déterminer, à l’issue de la pondération qu’exige l’art. 96, qu’il n’y avait aucun effet anticoncurrentiel. Or ce résultat ne semble paradoxal qu’en raison des faits propres à la présente affaire. Comme nous l’avons vu, le Tribunal a pu examiner une preuve portant sur l’effet sur le marché de l’arrivée de concurrents probables, l’existence de substituts acceptables, et ainsi de suite. L’article 93 permet expressément l’examen de ces facteurs. Ordinairement, la commissaire présenterait également la preuve portant sur ces facteurs pour quantifier leur effet net sur l’économie sous la forme d’une perte sèche. Cependant, le régime législatif ne fait pas obstacle à une conclusion qu’il y aura vraisemblablement un empêchement sensible de la concurrence dans les cas où la perte sèche n’a pas été quantifiée. Ainsi cette omission de la part de la commissaire dans la présente affaire n’a pas été fatale à la conclusion rendue en application de l’art. 92. En revanche, l’analyse de pondération visée à l’art. 96 exige bel et bien que les effets anticoncurrentiels quantifiables soient quantifiés pour être pris en considération. Pour cette raison, la non-quantification de la perte sèche en l’espèce a fait obstacle à la prise en compte, dans l’analyse qu’appelle l’art. 96, des effets quantifiables étayant la conclusion que le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence au sens où il faut entendre l’expression pour l’application de l’art. 92. Si les effets quantifiables avaient effectivement été quantifiés, après avoir conclu, à l’issue de l’analyse qu’exige l’art. 92, que le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence, on procéderait à l’examen des effets anticoncurrentiels quantifiés dans le cadre de l’analyse qu’appelle l’art. 96.
[167] Si la défense fondée sur les gains en efficience s’applique en l’espèce selon le libellé de l’art. 96, la présente affaire ne soulève pas selon moi les considérations que le législateur avait probablement en tête lorsqu’il a conçu cette exception à l’interdiction générale des fusionnements anticoncurrentiels. Comme nous l’avons vu au par. 84 dans le cadre de l’examen de l’historique de l’art. 96, la preuve permet de penser que cette défense avait été créée en raison de la taille du marché intérieur du Canada et pour favoriser l’efficience de la production et les économies d’échelle, surtout par rapport à la concurrence internationale. Or, il s’agit en l’espèce d’une affaire de concurrence locale, où les gains en efficience liés à l’exploitation réalisés ne paraissent pas avoir été essentiels aux économies d’échelle destinées à favoriser la compétitivité de la partie acquérante dans le marché en cause. Bien que je tende à penser que la présente affaire ne correspond peut-être pas à la situation que le législateur avait en tête lorsqu’il a créé la défense fondée sur les gains en efficience, je suis d’avis que la loi dans sa version actuelle permet de conclure que le moyen de défense s’applique dans la présente affaire.
[168] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’ordonnance de dessaisissement prononcée par le Tribunal et de rejeter la demande fondée sur l’art. 92 présentée par la commissaire. Les appelantes ont droit aux dépens devant la Cour et devant la Cour d’appel fédérale.
Version française des motifs rendus par
[169] La juge Abella — Dans l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, rendu avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour a déféré à l’expertise spécialisée de la commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique dans l’interprétation de dispositions de la Securities Act, S.B.C. 1985, c. 83, et a appliqué la norme de la décision raisonnable, nonobstant l’existence d’un droit d’appel et l’absence d’une clause privative. Autrement dit, la nature spécialisée de ce tribunal administratif était considérée comme étant plus déterminante pour dégager l’intention véritable du législateur de confier à ce tribunal les rênes de son mandat. Plus récemment, dans l’arrêt McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), [2013] 3 R.C.S. 895, malgré l’existence d’un tel droit d’appel, la Cour a appliqué à nouveau la norme de la décision raisonnable, en raison du domaine d’expertise de la commission des valeurs mobilières de la province (voir Securities Act, R.S.B.C. 1996, c. 418, art. 167).
[170] La pierre angulaire déposée dans l’arrêt Pezim a jeté les bases d’un nouvel édifice de révision des décisions des tribunaux spécialisés. Au fil d’affaires comme McLean, Smith c. Alliance Pipeline Ltd., [2011] 1 R.C.S. 160, et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, [2011] 3 R.C.S. 654, les juges et les avocats participant au contrôle judiciaire en sont venus à croire, valablement et raisonnablement, que la jurisprudence de la Cour avait créé une présomption selon laquelle, qu’il y ait ou non de droit d’appel ou de clause privative — soit nonobstant le libellé de la loi —, dès lors qu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique. Je ne comprends pas pourquoi il faudrait miner — encore une fois[2] — une telle certitude jurisprudentielle. À mon avis, il convient de confirmer, et non d’ébranler, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable et la jurisprudence de la Cour selon laquelle le seul libellé de la loi ne dicte pas la norme de contrôle applicable.
[171] Voilà pourquoi, soit dit en tout respect, bien que je souscrive par ailleurs aux motifs des juges majoritaires, j’estime que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable, et non celle de la décision correcte. J’admets qu’il devient de plus en plus difficile de distinguer les démarcations entre l’analyse propre à la norme de la décision raisonnable et celle propre à la norme de la décision correcte, mais avant que ces démarcations soient complètement oblitérées, je pense qu’il vaut la peine de préserver dans la mesure du possible les principes établis. Appliquer la norme de la décision correcte en l’espèce constitue un retour à la situation antérieure à l’arrêt Pezim. En créant encore une autre exception fondée sur le libellé de la loi, qui prévoit dans ce cas un droit d’appel, on sape l’expertise reconnue par le texte législatif. Cette nouvelle exception représente également à mon avis un écart inexplicable par rapport à la jurisprudence de la Cour et va engendrer sans aucun doute la confusion relative à la « norme de contrôle » qui avait amené la Cour au départ à vouloir y mettre de l’ordre.
[172] La jurisprudence de la Cour a été soigneusement édifiée. Pour reprendre l’explication du juge Binnie dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339 :
Dans Dunsmuir, notre Cour a reconnu que, sans égard à l’existence d’une clause privative, il est maintenant admis qu’une certaine déférence s’impose lorsqu’une décision particulière a été confiée à un décideur administratif plutôt qu’aux tribunaux judiciaires. Cette déférence s’étend non seulement aux questions touchant aux faits et à la politique, mais aussi à l’interprétation, par le tribunal administratif, de sa loi constitutive et des dispositions législatives connexes étant donné « qu’une disposition législative peut donner lieu à plus d’une interprétation valable, et un litige, à plus d’une solution, et que la cour de révision doit se garder d’intervenir lorsque la décision administrative a un fondement rationnel » (Dunsmuir, par. 41). Le principe de la déférence « reconnaît que dans beaucoup de cas, les personnes qui se consacrent quotidiennement à l’application de régimes administratifs souvent complexes possèdent ou acquièrent une grande connaissance ou sensibilité à l’égard des impératifs et des subtilités des régimes législatifs en cause » (Dunsmuir, par. 49, citant le professeur David J. Mullan, « Establishing the Standard of Review : The Struggle for Complexity? » (2004), 17 C.J.A.L.P. 59, p. 93). En outre, la déférence « peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé » (Dunsmuir, par. 54). [Je souligne; par. 25.]
[173] La Cour réitère l’explication dans le premier paragraphe de l’arrêt Alberta Teachers’ Association : « En créant un tribunal administratif, une législature confère à un décideur le pouvoir de rendre des décisions dans un domaine où il est censé posséder une expertise. Une cour de justice doit déférer aux décisions administratives qui ressortissent à ce pouvoir décisionnel. »
[174] Dans l’arrêt Smith, la Cour applique la norme de contrôle de la décision raisonnable à l’interprétation, par un comité d’arbitrage, de sa loi constitutive, même si cette dernière prévoit un droit d’appel à la Cour fédérale des décisions du comité sur des questions de droit ou de compétence (par. 40; voir également la Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. 1985, c. N-7, art. 101). En outre, comme nous l’avons vu, la Cour dans l’arrêt McLean conclut à l’application de la norme de la décision raisonnable à l’interprétation que fait la commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique de sa loi constitutive, et ce même si cette loi prévoit un droit d’appel à la Cour d’appel de la province sur autorisation de celle-ci (par. 23-24; Securities Act, art. 167).
[175] Dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), [2011] 3 R.C.S. 471, la Cour reconnaît que le peu de déférence accordé par le passé aux décisions des tribunaux des droits de la personne sur des questions de droit contredit la démarche empreinte de déférence en matière de contrôle judiciaire qu’elle préconise dans l’arrêt Dunsmuir. La Cour finit par conclure que parce que la question des dépens relève essentiellement du mandat et de l’expertise du Tribunal canadien des droits de la personne liés à l’interprétation et à l’application de sa loi constitutive, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique. Selon les juges LeBel et Cromwell, « [d]ans le cas du contrôle judiciaire, la déférence peut protéger le décideur administratif d’une immixtion judiciaire trop poussée, même à l’égard de certaines questions de droit dès lors que celles-ci touchent au cœur même du mandat et du domaine d’expertise du décideur » (par. 30).
[176] Ainsi, la présomption selon laquelle c’est la norme de la décision raisonnable qui vaut à l’égard de l’interprétation par un décideur administratif de sa loi constitutive ou d’une loi qui y est étroitement liée, même lorsqu’une question de droit est soulevée, est bien établie dans la jurisprudence de la Cour (voir aussi Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), [2014] 2 R.C.S. 135; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2013] 2 R.C.S. 559; Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, [2011] 3 R.C.S. 616; Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 3; Nolan c. Kerry (Canada) Inc., [2009] 2 R.C.S. 678).
[177] Certes, la Cour reconnaît que certaines catégories de questions sont assujetties à la norme de la décision correcte. Le juge Rothstein les énumère dans l’arrêt Alberta Teachers’ Association :
Suivant la jurisprudence, « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (Dunsmuir, par. 54; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 28, le juge Fish). Le principe ne vaut cependant pas lorsque l’interprétation de la loi constitutive relève d’une catégorie de questions à laquelle la norme de la décision correcte demeure applicable, à savoir les « questions constitutionnelles, [les] questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, [les] questions portant sur la “délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents” [et] les questions touchant véritablement à la compétence » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, par. 18, les juges LeBel et Cromwell, citant Dunsmuir, par. 58, 60-61). [par. 30]
[178] Signalons qu’un droit d’appel légal n’en fait pas partie.
[179] Bien que le libellé de la disposition accordant le droit d’appel dans l’affaire qui nous occupe diffère de celui qui est en cause dans les affaires Pezim, McLean et Smith, il ne diffère pas suffisamment pour saper le principe établi, à savoir que la déférence s’impose à l’égard de l’interprétation par un tribunal expert de sa loi constitutive. Invoquer ce genre de libellé pour supplanter la déférence que commande l’expertise du tribunal a pour effet d’élever le facteur du libellé de la loi au rang d’élément prééminent et déterminant que nous avons longtemps refusé de lui reconnaître. Autrement dit, rien ne justifie que l’on s’écarte de ce que les juristes considèrent comme le cadre régissant le contrôle des décisions de tribunaux administratifs experts, qui appelle la norme de la décision raisonnable et dont nous avons vu une puissante démonstration dans l’arrêt récent Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., [2014] 2 R.C.S. 633.
[180] En l’espèce, l’application de ce cadre mène à la conclusion que l’interprétation de l’art. 96 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34, par le Tribunal de la concurrence n’était pas raisonnable. Je suis d’avis d’accueillir l’appel.
Version française des motifs rendus par
[181] La juge Karakatsanis (dissidente) — Je souscris aux motifs de mon collègue le juge Rothstein dans la mesure où ils portent sur la bonne méthode à adopter pour l’analyse qu’appelle le par. 92(1) de la Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34. Je souscris également à sa conclusion selon laquelle il était loisible au Tribunal de la concurrence de conclure que le fusionnement en l’espèce aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence, ce que ne permet pas le par. 92(1).
[182] Toutefois, je ne saurais souscrire à l’approche préconisée par mon collègue à l’égard de la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’art. 96 et à sa conclusion selon laquelle Tervita avait le droit de s’en prévaloir en l’espèce. Je suis d’avis de confirmer la décision et l’analyse de la Cour d’appel fédérale, 2013 CAF 28, [2014] 2 R.C.F. 352, à cet égard.
[183] L’application de la défense fondée sur les gains en efficience prévue au par. 96(1) de la Loi sur la concurrence est subordonnée à la mise en balance par le Tribunal des gains en efficience qu’entraîne le fusionnement et de ses effets anticoncurrentiels :
96. (1) Le Tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue à l’article 92 dans les cas où il conclut que le fusionnement, réalisé ou proposé, qui fait l’objet de la demande a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement réalisé ou proposé et que ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l’ordonnance était rendue.
[184] La Cour d’appel fédérale et le juge Rothstein ont conclu, à juste titre selon moi, que la condition prévue par la loi — selon laquelle les gains en efficience « surpasseront » et « neutraliseront » les effets anticoncurrentiels — emporte une pondération des aspects tant quantitatifs que qualitatifs. Le Tribunal est habilité à déterminer la méthodologie applicable à chaque cas, si les divers objets de la Loi sont pris en compte. L’article 96 prévoit une analyse conciliatoire souple qui permet le respect des divers objets de la Loi. Les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels devraient être quantifiés chaque fois qu’il est raisonnablement possible de le faire; des estimations approximatives devraient être fournies lorsqu’une quantification précise n’est pas possible et l’évaluation des effets qualitatifs devrait être objectivement raisonnable et étayée par des éléments de preuve et un raisonnement clair. (Voir les motifs du juge Rothstein, par. 144-145 et 148; motifs de la C.A.F., par. 146 et 148.)
[185] Toutefois, je ne saurais accepter que la nécessité d’une « objectivité raisonnable » justifie la conception hiérarchique adoptée par le juge Rothstein à l’égard des aspects quantitatifs et qualitatifs qu’il faut évaluer au regard de la défense fondée sur les gains en efficience. Je ne saurais non plus accepter son affirmation selon laquelle « les aspects qualitatifs joueront un rôle moins important » (par. 146; voir aussi par. 147-148). Je ne vois aucun intérêt à accorder plus de valeur aux gains en efficience quantitatifs qu’aux gains en efficience qualitatifs. Les deux sont pertinents dans l’analyse qu’appelle le critère légal, et leur importance dépend des circonstances de l’espèce.
[186] Le libellé de la loi n’établit aucune distinction de cette nature. De plus, bon nombre des objets prévus à l’art. 1.1 de la Loi peuvent ne pas être quantifiables; par exemple, assurer aux consommateurs des prix et des produits compétitifs, stimuler l’adaptabilité de l’économie canadienne, améliorer les chances de participation canadienne aux marchés étrangers, tenir compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada et assurer aux entreprises de toutes tailles une pleine participation à l’économie canadienne.
[187] Ces objets variés démontrent la possibilité que les effets anticoncurrentiels importants d’un fusionnement soient de nature qualitative. Dans certains cas, ces effets qualitatifs peuvent être déterminants dans l’analyse qu’appelle l’art. 96. Ainsi, la méthode d’analyse souple que commande cette disposition témoigne de la grande variété d’objets que vise la Loi. Lorsque la loi prévoit une telle analyse téléologique, l’importance relative des gains ou effets qualitatifs d’une part et quantitatifs d’autre part ne peut être déterminée qu’au cas par cas. Il n’est ni utile ni nécessaire de déterminer à l’avance le rôle et l’importance de chaque catégorie dans l’analyse visant à décider si la défense fondée sur l’art. 96 s’applique.
[188] Toutefois, le juge Rothstein caractérise la pondération à laquelle il faut procéder au titre de l’art. 96 comme une analyse en deux étapes. Dans un premier temps, affirme-t-il, les gains en efficience quantitatifs du fusionnement sont comparés aux effets anticoncurrentiels quantitatifs (le volet du surpassement de l’analyse qu’appelle l’art. 96). Dans un deuxième temps, les gains en efficience qualitatifs sont mis en balance avec les effets anticoncurrentiels qualitatifs, et la dernière analyse détermine si le total des gains en efficience neutralise le total des effets anticoncurrentiels du fusionnement en cause (le volet de neutralisation de l’analyse) (par. 147-148).
[189] À mon avis, l’art. 96 ne commande pas l’application d’un cadre analytique en deux étapes qui distingue entre les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels quantitatifs et qualitatifs. Cette approche est inutilement factice et n’est requise ni par le libellé ni par le contexte de la loi. On peut supposer que la « dernière analyse » que décrit le juge Rothstein consiste à déterminer si les gains en efficience (quantitatifs et qualitatifs) surpasseront et neutraliseront les effets anticoncurrentiels (quantitatifs et qualitatifs) du fusionnement. C’est précisément ce qu’exige le libellé de l’art. 96. Les deux premières étapes sont superflues. Quoi qu’il en soit, le Tribunal expert est le mieux placé pour savoir quand il convient ou non de comparer des facteurs de même nature.
[190] La Cour d’appel fédérale a souscrit à l’interprétation par le Tribunal de cet aspect de la défense fondée sur les gains en efficience. S’exprimant au nom de la cour, le juge Mainville a conclu que « la neutralisation exigée par l’article 96 [. . .] oblige le Tribunal à pondérer tant les gains en efficience quantitatifs et les gains en efficience non quantitatifs (c.-à-d. qualitatifs) que les effets quantitatifs et les effets non quantitatifs (c.-à-d. qualitatifs) de tout empêchement ou de toute diminution de la concurrence » découlant du fusionnement (par. 146). Selon la cour, l’analyse porte essentiellement sur la pondération des gains en efficience toutes catégories confondues et des effets anticoncurrentiels toutes catégories confondues, et la réduire simplement à des « calculs mathématiques », aussi importants soient-ils, ne peut fournir une réponse complète (ibid.). Bien entendu, la quantification est très importante en ce qui a trait à l’attribution, dans la mesure du possible, d’une valeur suffisante à tout gain en efficience ou à tout effet anticoncurrentiel.
[191] La démarche préconisée par la Cour d’appel fédérale à l’égard de l’analyse qu’appelle l’art. 96 prévoit une certaine souplesse, les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels n’étant pas toujours faciles à mesurer. Par exemple, il peut exister des situations où un facteur quantitatif donné est lié de près à un facteur qualitatif. Le cadre applicable à l’art. 96 permet au Tribunal expert d’évaluer globalement la preuve qui lui a été présentée plutôt que de scinder artificiellement l’analyse des effets qualitatifs et des effets quantitatifs. En effet, dans certains cas, il peut être plus utile de les analyser ensemble. En appliquant ce critère, le Tribunal peut rendre une décision objective et raisonnable concernant l’application de la défense fondée sur l’art. 96 en réduisant au minimum les considérations subjectives, sans pour autant la limiter aux calculs mathématiques. Cette approche offre davantage de souplesse dans la réalisation des objets de la Loi.
[192] En outre, je ne souscris pas à l’avis de mon collègue selon lequel le Tribunal (et en l’espèce la Cour d’appel fédérale) ne peut tenir compte de tout effet anticoncurrentiel quantifiable parce que la commissaire de la concurrence ne l’a pas entièrement quantifié. Je partage l’avis de la Cour d’appel fédérale selon qui la commissaire devrait procéder, dans la mesure du possible, à une quantification. À l’instar de la cour, j’estime également que la preuve ayant établi qu’il y avait un effet anticoncurrentiel connu d’une valeur indéterminée n’est pas invalidée du fait d’une quantification incomplète.
[193] Il incombe à la commissaire de prouver « qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet » pour l’application de l’art. 92. Elle s’est acquittée de ce fardeau en l’espèce. L’article 96 est un moyen de défense. Pour que la défense s’applique, il incombe aux appelantes de démontrer selon la prépondérance des probabilités que les gains en efficience neutralisent les effets anticoncurrentiels. La commissaire doit présenter des éléments de preuve sur les effets anticoncurrentiels du fusionnement et assume le risque qu’une quantification incomplète des effets quantifiables soit insuffisante pour réfuter la preuve des gains en efficience.
[194] Cependant, je ne partage pas l’avis de mon collègue selon qui, lorsqu’une preuve d’expert ne quantifie pas complètement les effets anticoncurrentiels, cette preuve n’a aucune valeur probante et ne compte pas. La preuve pertinente est généralement admissible, et le défaut de présenter la meilleure preuve possible influe sur le poids qui peut être accordé à cette preuve, non pas sur son admissibilité. De toute évidence, la preuve est moins probante si elle n’est pas fondée sur une estimation ou une quantification. Il ne fait aucun doute qu’un effet anticoncurrentiel indéterminé surpassera difficilement un gain en efficience important. Toutefois, la preuve de cet effet n’en devient pas pour autant non pertinente ou inadmissible. Ce n’est pas ce que prévoit le libellé de la loi, ni par ailleurs son objet ou son contexte.
[195] Certes, le juge Rothstein admet qu’une telle règle d’exclusion risque de mener à un résultat « paradoxal » dans la présente affaire, mais justifie sa démarche restrictive en affirmant qu’elle favorise l’objectivité et décourage la subjectivité et les conjectures (par. 151 et 166). Selon moi, ce serait mettre des bâtons dans les roues au Tribunal dans la réalisation du mandat que lui confère la loi. L’article 96 accorde au Tribunal la souplesse nécessaire pour favoriser la réalisation des objets de la Loi, dont l’objet principal, à savoir « préserver et favoriser la concurrence au Canada » (art. 1.1). L’exercice de pondération qu’exige cette disposition oblige le Tribunal à faire appel à son expertise et à son jugement. Il doit aussi assortir ses conclusions de motifs clairs.
[196] Évidemment, le Tribunal doit appliquer le critère prévu à l’art. 96 à la preuve qui lui a été présentée d’une façon équitable pour les parties. Les décideurs experts ont souvent à évaluer une preuve qui n’est pas la meilleure possible; ils peuvent détecter les cas où les circonstances particulières risquent de se traduire par un manque d’équité procédurale.
[197] En l’espèce, la Cour d’appel fédérale a accordé du poids à la conclusion du Tribunal selon laquelle les prix auraient sans doute été inférieurs de 10 p. 100 dans la zone contestable, n’eût été le fusionnement. Bien que la preuve n’ait pas permis de calculer la perte sèche sans une estimation de l’élasticité du marché et sans données sur l’élasticité de la demande par rapport au prix à l’égard de l’entité fusionnée, à mon sens, la cour pouvait conclure à la preuve d’un effet anticoncurrentiel connu, mais d’une valeur indéterminée.
[198] Puisqu’il était loisible à la Cour d’appel fédérale de tenir compte des effets anticoncurrentiels dans son analyse, elle pouvait également juger que le monopole préexistant de Tervita aurait vraisemblablement pour effet d’amplifier les effets anticoncurrentiels du fusionnement (motifs de la C.A.F., par. 173). Finalement, la cour pouvait conclure à bon droit que les gains en efficience établis étaient « minimes au point d’être négligeables » et n’excédaient vraisemblablement pas les effets anticoncurrentiels connus (mais indéterminés) (par. 169).
[199] Comme je l’ai déjà dit, l’analyse globale qu’appelle l’art. 96 doit être aussi objective et raisonnable que possible. Les effets qui peuvent être quantifiés devraient l’être. Toutefois, dans ce contexte, les gains en efficience négligeables ne surpasseront pas et ne neutraliseront pas forcément les effets anticoncurrentiels connus, même si on leur accorde une valeur « indéterminée ». Ce raisonnement est dans le droit fil de la jurisprudence antérieure du Tribunal (Commissaire de la concurrence c. Supérieur Propane Inc., 2002 Trib. conc. 16 (en ligne), par. 171-172). De plus, ce raisonnement est tout à fait conforme à l’objet principal de la Loi, qui est « de préserver et de favoriser la concurrence au Canada » (art. 1.1).
[200] Par conséquent, c’est à bon droit que la Cour d’appel fédérale a conclu que la défense fondée sur les gains en efficience prévue par l’art. 96 n’était pas applicable. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi et d’adjuger les dépens à l’intimé.
Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, c. C-34
1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.
79. (1) Lorsque, à la suite d’une demande du commissaire, il conclut à l’existence de la situation suivante :
a) une ou plusieurs personnes contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou d’une de ses régions;
b) cette personne ou ces personnes se livrent ou se sont livrées à une pratique d’agissements anti-concurrentiels;
c) la pratique a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché,
le Tribunal peut rendre une ordonnance interdisant à ces personnes ou à l’une ou l’autre d’entre elles de se livrer à une telle pratique.
. . .
92. (1) Dans les cas où, à la suite d’une demande du commissaire, le Tribunal conclut qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet :
a) dans un commerce, une industrie ou une profession;
b) entre les sources d’approvisionnement auprès desquelles un commerce, une industrie ou une profession se procure un produit;
c) entre les débouchés par l’intermédiaire desquels un commerce, une industrie ou une profession écoule un produit;
d) autrement que selon ce qui est prévu aux alinéas a) à c),
le Tribunal peut, sous réserve des articles 94 à 96 :
e) dans le cas d’un fusionnement réalisé, rendre une ordonnance enjoignant à toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement ou non :
(i) de le dissoudre, conformément à ses directives,
(ii) de se départir, selon les modalités qu’il indique, des éléments d’actif et des actions qu’il indique,
(iii) en sus ou au lieu des mesures prévues au sous-alinéa (i) ou (ii), de prendre toute autre mesure, à condition que la personne contre qui l’ordonnance est rendue et le commissaire souscrivent à cette mesure;
f) dans le cas d’un fusionnement proposé, rendre, contre toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement proposé ou non, une ordonnance enjoignant :
(i) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder au fusionnement,
(ii) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder à une partie du fusionnement,
(iii) en sus ou au lieu de l’ordonnance prévue au sous-alinéa (ii), cumulativement ou non :
(A) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance, de s’abstenir, si le fusionnement était éventuellement complété en tout ou en partie, de faire quoi que ce soit dont l’interdiction est, selon ce que conclut le Tribunal, nécessaire pour que le fusionnement, même partiel, n’empêche ni ne diminue sensiblement la concurrence,
(B) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance de prendre toute autre mesure à condition que le commissaire et cette personne y souscrivent.
(2) Pour l’application du présent article, le Tribunal ne conclut pas qu’un fusionnement, réalisé ou proposé, empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou qu’il aura vraisemblablement cet effet, en raison seulement de la concentration ou de la part du marché.
93. Lorsqu’il détermine, pour l’application de l’article 92, si un fusionnement, réalisé ou proposé, empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou s’il aura vraisemblablement cet effet, le Tribunal peut tenir compte des facteurs suivants :
a) la mesure dans laquelle des produits ou des concurrents étrangers assurent ou assureront vraisemblablement une concurrence réelle aux entreprises des parties au fusionnement réalisé ou proposé;
b) la déconfiture, ou la déconfiture vraisemblable de l’entreprise ou d’une partie de l’entreprise d’une partie au fusionnement réalisé ou proposé;
c) la mesure dans laquelle sont ou seront vraisemblablement disponibles des produits pouvant servir de substituts acceptables à ceux fournis par les parties au fusionnement réalisé ou proposé;
d) les entraves à l’accès à un marché, notamment :
(i) les barrières tarifaires et non tarifaires au commerce international,
(ii) les barrières interprovinciales au commerce,
(iii) la réglementation de cet accès,
et tous les effets du fusionnement, réalisé ou proposé, sur ces entraves;
e) la mesure dans laquelle il y a ou il y aurait encore de la concurrence réelle dans un marché qui est ou serait touché par le fusionnement réalisé ou proposé;
f) la possibilité que le fusionnement réalisé ou proposé entraîne ou puisse entraîner la disparition d’un concurrent dynamique et efficace;
g) la nature et la portée des changements et des innovations sur un marché pertinent;
h) tout autre facteur pertinent à la concurrence dans un marché qui est ou serait touché par le fusionnement réalisé ou proposé.
96. (1) Le Tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue à l’article 92 dans les cas où il conclut que le fusionnement, réalisé ou proposé, qui fait l’objet de la demande a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement réalisé ou proposé et que ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l’ordonnance était rendue.
(2) Dans l’étude de la question de savoir si un fusionnement, réalisé ou proposé, entraînera vraisemblablement les gains en efficience visés au paragraphe (1), le Tribunal évalue si ces gains se traduiront :
a) soit en une augmentation relativement importante de la valeur réelle des exportations;
b) soit en une substitution relativement importante de produits nationaux à des produits étrangers.
(3) Pour l’application du présent article, le Tribunal ne conclut pas, en raison seulement d’une redistribution de revenu entre plusieurs personnes, qu’un fusionnement réalisé ou proposé a entraîné ou entraînera vraisemblablement des gains en efficience.
Pourvoi accueilli avec dépens, la juge Karakatsanis est dissidente.
Procureurs des appelantes : Torys, Toronto.
Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Ottawa.