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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089

Date : 20151217

Dossier : 36001

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

et

Tommy Lacasse

Intimé

- et -

Procureur général de l’Alberta

Intervenant

 

 

 

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 121)

Le juge Wagner (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Côté)

 

Motifs dissidents :

(par. 122 à 183)

Le juge Gascon (avec l’accord de la juge en chef McLachlin)

 

 

 


R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089

Sa Majesté la Reine                                                                                        Appelante

c.

Tommy Lacasse                                                                                                    Intimé

et

Procureur général de l’Alberta                                                                   Intervenant

Répertorié : R. c. Lacasse

2015 CSC 64

No du greffe : 36001.

2015 : 15 mai; 2015 : 17 décembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit criminel — Détermination de la peine — Appels — Pouvoirs de la Cour d’appel — Peine d’emprisonnement de six ans et demi réduite à quatre ans en appel — La Cour d’appel a‑t‑elle erré en substituant la peine qu’elle jugeait appropriée à celle infligée par le juge de première instance, principalement au motif que celui‑ci se serait écarté de la fourchette de peines établie par les tribunaux en matière d’infractions de conduite avec les capacités affaiblies? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 687 .

                    Droit criminel — Détermination de la peine — Facteurs devant être pris en considération — Conduite avec les capacités affaiblies ayant causé la mort — Le juge de première instance pouvait‑il considérer la fréquence de la conduite avec les capacités affaiblies dans la région où l’infraction a été commise en tant que facteur pertinent dans la détermination de la peine? — La durée et les autres modalités de l’interdiction de conduire imposée par le juge de première instance étaient‑elles appropriées? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 259(2) a.1), 718 à 718.2.

                    Le 17 juin 2011, vers 4 h du matin, L a perdu la maîtrise de son véhicule en amorçant un virage dans un rang de campagne en Beauce, alors qu’il roulait à une vitesse excessive et que ses capacités étaient affaiblies par l’alcool. Les deux passagères qui étaient assises sur la banquette arrière du véhicule sont décédées sur le coup. Ni l’état mécanique du véhicule ni les conditions météorologiques n’ont contribué à l’accident. L en est entièrement responsable et il a plaidé coupable à deux accusations de conduite avec les capacités affaiblies ayant causé la mort.

                    Le juge de première instance a condamné L à une peine de six ans et six mois d’emprisonnement pour chaque chef d’accusation, à purger concurremment. De plus, il a interdit à L de conduire un véhicule pendant une période de 11 ans à compter de la date du prononcé de la peine. La Cour d’appel a substitué à la peine infligée par le juge de première instance une peine de quatre ans d’emprisonnement. Elle a aussi réduit à quatre ans la période d’interdiction de conduire, période commençant à courir à compter de la fin de l’incarcération.

                    Arrêt (la juge en chef McLachlin et le juge Gascon sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et la peine prononcée par le juge de première instance est rétablie, sauf en ce qui concerne l’interdiction de conduire, laquelle est réduite à une période de deux ans et quatre mois commençant au terme de l’incarcération.

                    Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Côté : La détermination de la peine demeure l’une des étapes les plus délicates du processus de justice pénale et criminelle au Canada. Même si cette tâche est régie par les art. 718 et suiv. du Code   criminel  et que les objectifs y mentionnés guident les tribunaux et sont bien définis, elle implique néanmoins, par définition, l’exercice par ceux‑ci d’un large pouvoir discrétionnaire dans la mise en balance de tous les facteurs pertinents, afin de pouvoir satisfaire aux objectifs visés par le prononcé des peines.

                    La Cour a maintes fois rappelé l’importance d’accorder une grande latitude au juge qui prononce la peine. Comme celui‑ci a notamment l’avantage d’entendre et de voir les témoins, il est le mieux placé pour déterminer, eu égard aux circonstances, la peine juste et appropriée conformément aux objectifs du Code criminel . Au final, sauf dans les cas où le juge qui fixe la peine a commis une erreur de droit ou une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de cette peine, une cour d’appel ne peut la modifier que si cette peine est manifestement non indiquée.

                    La proportionnalité demeure le principe cardinal qui doit guider l’examen par une cour d’appel de la justesse de la peine infligée à un délinquant. Plus le crime commis et ses conséquences sont graves, ou plus le degré de responsabilité du délinquant est élevé, plus la peine sera lourde. En d’autres mots, la sévérité de la peine ne dépend pas seulement de la gravité des conséquences du crime, mais également de la culpabilité morale du délinquant. Fixer une peine proportionnée est une tâche délicate. En effet, tant les peines trop clémentes que les peines trop sévères peuvent miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Qui plus est, si les tribunaux d’appel interviennent sans retenue pour modifier des peines perçues comme trop clémentes ou trop sévères, leurs interventions risquent d’éroder la crédibilité du système et l’autorité des tribunaux de première instance.

                    Bien qu’elles soient utilisées principalement dans un but d’harmonisation, les fourchettes de peines reflètent l’ensemble des principes et des objectifs de la détermination de la peine. Les fourchettes de peines ne sont rien de plus que des condensés des peines minimales et maximales déjà infligées et qui, selon le cas de figure, servent de guides d’application de tous les principes et objectifs pertinents. Toutefois, ces fourchettes ne devraient pas être considérées comme des « moyennes », encore moins comme des carcans, mais plutôt comme des portraits historiques à l’usage des juges chargés de déterminer les peines. Ces derniers demeurent tenus d’exercer leur pouvoir discrétionnaire dans chaque espèce.

                    Il se présentera toujours des situations qui requerront l’infliction d’une peine à l’extérieur d’une fourchette particulière, car si l’harmonisation des peines est en soi un objectif souhaitable, on ne peut faire abstraction du fait que chaque crime est commis dans des circonstances uniques, par un délinquant au profil unique. La détermination d’une peine juste et appropriée est une opération éminemment individualisée qui ne se limite pas à un calcul purement mathématique. Elle fait appel à une panoplie de facteurs dont les contours sont difficiles à cerner avec précision. C’est la raison pour laquelle il peut arriver qu’une peine qui déroge à première vue à une fourchette donnée, et qui pourrait même n’avoir jamais été infligée par le passé pour un crime semblable, ne soit pas pour autant manifestement non indiquée. Tout dépend de la gravité de l’infraction, du degré de responsabilité du délinquant et des circonstances particulières de chaque cas. Par conséquent, le seul fait qu’un juge s’écarte d’une fourchette de peines établie par les tribunaux ne justifie pas l’intervention d’une cour d’appel.

                    En ce sens, la Cour d’appel a fait erreur en appuyant son intervention en l’espèce sur un dépassement de la fourchette de peines établie par les tribunaux, sans tenir compte des critères habituellement appliqués dans la détermination d’une peine juste et appropriée. Conclure autrement aurait pour effet d’autoriser les cours d’appel à créer sans véritable justification des catégories d’infractions et, de ce fait, à intervenir sans retenue pour substituer une peine en appel. Or, le pouvoir de créer des catégories d’infractions appartient au législateur, et non aux tribunaux.

                    La Cour d’appel a également eu tort de ne pas se prononcer sur le facteur concernant la situation locale, à savoir la fréquence de la conduite avec les capacités affaiblies en Beauce, facteur sur lequel s’est appuyé le premier juge. Quoique la fréquence d’un type de crime dans une région donnée ne constitue pas en soi un facteur aggravant, une telle situation peut néanmoins, selon les circonstances, être appréciée par le juge dans la mise en balance des différents objectifs de la détermination de la peine, notamment le besoin de dénoncer le comportement illégal à cet endroit et de dissuader quiconque, par la même occasion, d’en faire autant. En l’espèce, le seul fait d’avoir constaté que l’alcool au volant constitue un fléau dans le district de Beauce était suffisant en soi pour que le juge de première instance puisse considérer ce facteur dans la détermination de la peine juste et appropriée. La Cour d’appel ne pouvait le passer sous silence dans son appréciation de la justesse de la sentence, sous peine de procéder à une analyse incomplète. En matière d’infractions comme celles en cause, des tribunaux de diverses régions du pays ont effectivement reconnu qu’il est nécessaire de privilégier les objectifs de dissuasion et de dénonciation afin de communiquer la réprobation de la société, de telles infractions étant susceptibles d’être commises par des citoyens habituellement respectueux des lois.

                    La Cour d’appel a donc eu tort de substituer une peine réduite à celle infligée par le juge de première instance. Même si ce dernier a commis une erreur de principe en considérant un élément de l’infraction à titre de facteur aggravant (l’état d’ébriété de L), il est clair que cette erreur n’a eu aucune incidence sur la détermination de la peine. Bien qu’elle soit sévère, la peine de six ans et six mois d’emprisonnement prononcée par le juge de première instance se situe à l’intérieur de la fourchette globale des peines normalement infligées au Québec et ailleurs au pays, et elle n’est pas manifestement non indiquée. En conséquence, elle doit être rétablie.

                    Par ailleurs, en ce qui a trait à la période d’interdiction de conduire, il y a lieu de soustraire la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine à la durée de l’interdiction prononcée dans le cadre de la sentence. En l’espèce, l’interdiction de conduire de quatre ans et sept mois est manifestement non indiquée et doit être réduite à deux ans et quatre mois pour tenir compte de l’engagement qu’a pris L de s’abstenir de conduire de la date de sa remise en liberté à celle du prononcé de la peine (deux ans et trois mois).

                    Enfin, la Cour d’appel a eu tort de ne pas admettre la preuve nouvelle des manquements de L à ses engagements. Cette preuve était pertinente. Elle aurait pu influer sur le poids accordé au rapport présentenciel favorable et, par voie de conséquence, sur la décision finale quant à la peine infligée. En particulier, la Cour d’appel aurait pu conclure différemment si elle avait admis cette preuve, laquelle permettait d’apprécier en partie la justesse de la peine infligée en première instance.

                    La juge en chef McLachlin et le juge Gascon (dissidents) : Le juge appelé à déterminer une peine doit notamment tenir compte des objectifs de dissuasion et de réinsertion sociale, des circonstances aggravantes et atténuantes relatives à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant, et du principe de l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables. Le juge ne fait que punir le crime s’il omet d’individualiser la peine et de considérer les facteurs atténuants pertinents tout en insistant indûment sur les circonstances de la perpétration de l’infraction et sur les objectifs de dénonciation et de dissuasion. Pour concilier les différents facteurs, la peine doit satisfaire au principe fondamental de proportionnalité. Ce principe commande un examen exhaustif de chacun des facteurs. La proportionnalité constitue un principe limitatif qui requiert que la sanction n’excède pas ce qui est juste et approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant et de la gravité de l’infraction. La dissuasion peut ainsi agir par le biais de modalités adaptées au contrevenant. Cela revêt une importance encore plus grande dans le cas d’une jeune personne n’ayant pas d’antécédents judiciaires.

                    La norme d’intervention applicable par les cours d’appel en matière de peine est connue : une peine ne peut être modifiée que si elle n’est manifestement pas indiquée ou si elle découle d’une erreur de principe, de l’omission de prendre en considération un facteur pertinent ou d’une insistance trop grande sur un facteur approprié. Si une partie démontre l’existence d’une erreur de principe, l’omission de considérer un facteur pertinent ou l’insistance trop grande sur les facteurs appropriés, il n’est pas exigé d’établir également que la peine soit manifestement non indiquée pour qu’une cour d’appel puisse intervenir. Toutefois, même en l’absence d’une de ces trois situations, une intervention pourra s’imposer si la peine est manifestement non indiquée.

                    Lorsqu’il est démontré que le raisonnement ayant mené à la détermination de la peine est entaché d’une erreur révisable, il est opportun qu’une cour d’appel puisse intervenir et évaluer la justesse de la peine.  L’erreur identifiée donne alors ouverture à l’intervention et permet à la cour d’appel de reprendre l’analyse menant à l’imposition de la peine. Par contre, le rôle d’harmonisation que joue une cour d’appel en matière de détermination de la peine lui impose avant d’intervenir de s’assurer, entre autres, que la peine infligée s’écarte de façon marquée et substantielle des peines qui sont habituellement infligées à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires. Il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné, et sa détermination est un processus intrinsèquement individualisé. La peine imposée doit refléter la prise en considération de tous les facteurs pertinents, et c’est en ce sens‑là que le « processus » menant à l’infliction de la peine importe. En refaisant correctement l’exercice analytique, la cour d’appel peut déterminer si la sanction infligée est juste et appropriée, et s’il y a lieu de la modifier, sans avoir à faire preuve de déférence dans un tel cas.

                    Quant aux fourchettes de peines qu’établissent les cours d’appel, elles ne sont que des lignes directrices et non des règles absolues. Un juge peut donc prononcer une sanction qui déroge à la fourchette établie, pour autant qu’elle respecte les principes et objectifs de détermination de la peine. De façon corollaire, le simple fait que la peine imposée se situe à l’intérieur de la fourchette applicable pour un certain type de crime ne veut pas nécessairement dire qu’elle est juste. C’est en analysant le raisonnement ou le processus de réflexion suivi par le juge d’instance qu’une cour d’appel peut déterminer si une peine qui tombe à l’intérieur de la fourchette appropriée est adaptée à la situation du délinquant et, en conséquence, est individualisée et proportionnelle.

                    La Cour d’appel a correctement justifié son intervention en l’espèce. Le juge de première instance a commis plusieurs erreurs et dès lors, la peine qui a résulté de son analyse n’était ni proportionnelle, ni individualisée; elle s’écartait par ailleurs de façon marquée et substantielle des peines habituellement infligées à des délinquants ayant commis des crimes similaires dans des circonstances similaires. Dans son analyse, le juge a d’abord retenu des facteurs aggravants qui n’en sont pas, soit un élément constitutif de l’infraction — l’état d’ébriété de L — et les impacts pour les proches de L. Il a ensuite écarté des facteurs pertinents, normalement qualifiés de facteurs atténuants, devant être pris en compte dans la détermination de la peine appropriée, à savoir, le jeune âge de l’accusé, les remords exprimés, l’absence d’antécédents judiciaires et le rapport présentenciel favorable. Il a de fait omis de traiter du rapport présentenciel et de ses constatations positives, lesquels représentaient un facteur atténuant pertinent et important dans la détermination de la peine appropriée.  Enfin, le juge a imposé une peine excessive qui déroge au principe de proportionnalité en occultant des facteurs atténuants favorables au potentiel de réhabilitation de L et en priorisant avant tout l’exemplarité.

                    Le facteur local a clairement influencé à la hausse l’exemplarité de la peine dénoncée par la Cour d’appel. Lorsqu’elle est considérée dans le contexte de la détermination de la peine, la fréquence d’un crime dans une région donnée ne contribue pas à dresser un portrait de l’accusé; elle est plutôt le reflet de facteurs externes. Le degré de censure requis pour exprimer la réprobation de la société à l’égard de l’infraction demeure contrôlé par le principe selon lequel la peine infligée à un délinquant doit correspondre à sa culpabilité morale. Même si les cours d’appel remarquent qu’un juge d’instance peut parfois prendre en considération la situation locale quand il inflige une peine, la connaissance d’office de son milieu par un juge n’est pas sans limites et il faut être prudent en établissant ses délimitations. Connaître, par exemple, la situation locale de sa région est une chose. Prétendre la comparer à ce qui se passe ailleurs pour en tirer des conclusions ou des inférences en est une autre. Si le tribunal jouit d’une grande latitude pour choisir les sources et le genre de preuves sur lesquelles il fondera la peine infligée, il ne doit jamais perdre de vue l’importance de l’équité procédurale et il doit garder à l’esprit l’importance des faits en question et l’incidence de leur traitement pour le délinquant. En l’espèce, rien n’indique que le premier juge était en mesure de prendre connaissance d’office du fait que la conduite avec capacités affaiblies était plus banalisée en Beauce qu’ailleurs. Sachant l’incidence sur la détermination de la peine de ce facteur jugé aggravant à ses yeux et le poids particulier qu’il allait y accorder en vue d’imposer une sanction plus sévère, il aurait dû aviser L de son interrogation à cet égard et solliciter ses observations, par souci d’équité procédurale. Il ne l’a pas fait, alors qu’au bout du compte, l’importance qu’il a attribuée à ce facteur aggravant l’a mené à infliger une peine qui favorisait l’exemplarité au détriment de la proportionnalité.

                    Puisque le premier juge a accordé trop d’importance aux objectifs d’exemplarité et de dissuasion, tout en faisant abstraction des principes de similarité et d’individualisation de la peine, la Cour d’appel était justifiée d’intervenir et de reprendre le processus d’analyse pour juger du caractère juste et approprié de la peine. Au nom de la dissuasion et de l’exemplarité, le juge s’est focalisé sur la prépondérance perçue du crime dans la communauté et a passé outre aux facteurs individuels et contextuels pour imposer une peine qui s’est avérée excessive dans le cas de L. Il n’a ainsi pas tenu compte du principe de l’harmonisation des peines, le corollaire du principe de proportionnalité. Il a fourni peu d’explications, voire aucune, sur la peine de 78 mois d’emprisonnement qu’il a en définitive imposée à L, bien que la sévérité de cette dernière ne fasse aucun doute. Bien qu’il eût été souhaitable qu’elle s’en explique également de façon plus étoffée, la peine de 48 mois qu’a imposée la Cour d’appel est nettement plus conforme à ce qu’indique l’étude de décisions comparables. Contrairement à celle du premier juge, cette peine ne s’écarte pas de façon marquée et substantielle des peines infligées à des délinquants ayant commis des crimes similaires dans des circonstances similaires. Elle se situe plutôt dans la foulée de celles imposées aux délinquants dont les caractéristiques étaient semblables à celles de L. Dans la mesure où la Cour d’appel s’est bien dirigée en droit avant d’intervenir, il n’appartient pas à la Cour de substituer son point de vue au sien quant à la détermination de la peine.

                    Sur la question de l’interdiction de conduire, la durée de l’interdiction préalable au prononcé de la peine est un facteur à considérer dans l’analyse du caractère raisonnable et approprié de l’interdiction à imposer aux termes de l’al. 259(3.3) b) du Code criminel . En tenant compte de cette durée en l’espèce, il est à propos de réduire la durée de l’interdiction de conduire imposée à L à une période de un an et neuf mois, en plus de la période d’emprisonnement de 48 mois à laquelle il a été condamné.

                    Enfin, la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur justifiant une intervention en refusant d’admettre la preuve nouvelle de deux manquements de L à ses engagements. En l’absence d’erreur de droit ou d’erreur de fait manifeste et déterminante, il n’appartient pas à la Cour de se pencher à nouveau sur le poids accordé par la Cour d’appel à ces manquements pour y substituer sa perception de ce qui aurait été pertinent.

Jurisprudence

Citée par le juge Wagner

                    Arrêts mentionnés : R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Lépine, 2007 QCCA 70; R. c. Brutus, 2009 QCCA 1382; R. c. Stimson, 2011 ABCA 59, 499 A.R. 185; R. c. McIlwrick, 2008 ABQB 724, 461 A.R. 16; R. c. Junkert, 2010 ONCA 549, 103 O.R. (3d) 284; R. c. Ruizfuentes, 2010 MBCA 90, 258 Man. R. (2d) 220; R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254; R. c. Comeau, 2008 QCCQ 4804; R. c. Paré, 2011 QCCA 2047; R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163; R. c. L.F.W., 2000 CSC 6, [2000] 1 R.C.S. 132; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. Lévesque‑Chaput, 2010 QCCA 640; R. c. Gavin, 2009 QCCA 1; R. c. Sidhu, 2009 QCCA 2441; R. c. Flight, 2014 ABCA 380, 584 A.R. 392; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Ramage, 2010 ONCA 488, 257 C.C.C. (3d) 261; R. c. McKnight (1999), 135 C.C.C. (3d) 41; R. c. Rezaie (1996), 31 O.R. (3d) 713; R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Keepness, 2010 SKCA 69, 359 Sask. R. 34; R. c. Verreault, 2008 QCCA 2284; R. c. Morneau, 2009 QCCA 1496; R. c. Bear, 2008 SKCA 172, 320 Sask. R. 12; R. c. Berner, 2013 BCCA 188, 297 C.C.C. (3d) 69; R. c. Smith, 2013 BCCA 173, 296 C.C.C. (3d) 386; R. c. Kummer, 2011 ONCA 39, 103 O.R. (3d) 649; R. c. Wood (2005), 196 C.C.C. (3d) 155; R. c. O. (C.), 2008 ONCA 518, 91 O.R. (3d) 528; R. c. Wright, 2013 ABCA 428, 566 A.R. 192; R. c. J.B., 2015 QCCQ 1884; R. c. Tang, 2010 QCCS 5009; R. c. Valiquette, 2004 CanLII 20126; R. c. Nguyen, 2007 QCCA 1500; R. c. Morrissette (1970), 1 C.C.C. (2d) 307; R. c. Laurila, 2010 BCCA 535, 296 B.C.A.C. 139; R. c. Woghiren, 2004 CanLII 46649; R. c. Z.Z., 2013 QCCA 1498; R. c. Hernandez, 2009 BCCA 546, 277 B.C.A.C. 120; R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45; R. c. Dumais, 2010 QCCA 1030; R. c. St‑Germain, 2015 QCCA 1108; R. c. Pelletier, 2008 QCCA 1616; R. c. Laycock (1989), 51 C.C.C. (3d) 65; R. c. Bilodeau, 2013 QCCA 980; R. c. Williams, 2009 NBCP 16, 346 R.N.‑B. (2e) 164; R. c. Downes (2006), 79 O.R. (3d) 321; R. c. Ijam, 2007 ONCA 597, 87 O.R. (3d) 81; R. c. Panday, 2007 ONCA 598, 87 O.R. (3d) 1; R. c. Sharma, [1992] 1 R.C.S. 814; Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487; R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728; Lees c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 749.

Citée par le juge Gascon (dissident)

                    R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Priest (1996), 30 O.R. (3d) 538; R. c. Paré, 2011 QCCA 2047; R. c. R. (M.), 2010 QCCA 16, 73 C.R. (6th) 136; R. c. J.L.M.A., 2010 ABCA 363, 499 A.R. 1; R. c. Hamilton (2004), 72 O.R. (3d) 1; R. c. Hawkins, 2011 NSCA 7, 298 N.S.R. (2d) 53; R. c. Wismayer (1997), 33 O.R. (3d) 225; R. c. Coffin, 2006 QCCA 471, [2006] R.J.Q. 976; R. c. Leask (1996), 113 Man. R. (2d) 265; R. c. Stone, [1999] 2 R.C.S. 290; R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948; R. c. Gallon, 2006 NBCA 31, 297 R.N.‑B. (2e) 317; R. c. Biancofiore (1997), 35 O.R. (3d) 782; R. c. Gagnon, [1998] R.J.Q. 2636; R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368; R. c. Orr, 2008 BCCA 76, 228 C.C.C. (3d) 432; R. c. Flight, 2014 ABCA 380, 584 A.R. 392; R. c. Stimson, 2011 ABCA 59, 499 A.R. 185; R. c. Dass, 2008 CanLII 13191; R. c. Dankyi, [1993] R.J.Q. 2767; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. Valiquette, 2004 CanLII 20126; R. c. Z.Z., 2013 QCCA 1498; R. c. Hernandez, 2009 BCCA 546, 277 B.C.A.C. 120; R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487; R. c. Witvoet, 2015 ABCA 152, 600 A.R. 200; R. c. Bartlett, 2005 NLCA 75, 252 Nfld. & P.E.I.R. 154; R. c. Joseph, 2012 BCCA 359, 326 B.C.A.C. 312; R. c. Provost, 2006 NLCA 30, 256 Nfld. & P.E.I.R. 205; R. c. Alarie (1980), 28 C.R. (3d) 73; R. c. Junkert, 2010 ONCA 549, 103 O.R. (3d) 284; R. c. Ruizfuentes, 2010 MBCA 90, 258 Man. R. (2d) 220; R. c. Lépine, 2007 QCCA 70; R. c. Brutus, 2009 QCCA 1382; R. c. Charles, 2011 BCCA 68, 10 M.V.R. (6th) 177, conf. 2009 BCSC 1391; R. c. McIlwrick, 2008 ABQB 724, 461 A.R. 16; R. c. Olsen, 2011 ABCA 308, 515 A.R. 76; R. c. Pelletier, 2009 QCCQ 6277; R. c. Nottebrock, 2014 ABQB 662, 15 Alta. L.R. (6th) 114; R. c. Cooper, 2007 NSSC 115, 255 N.S.R. (2d) 18; R. c. Kummer, 2011 ONCA 39, 103 O.R. (3d) 649; R. c. Cote, 2007 SKPC 100, 300 Sask. R. 194; R. c. York, 2015 ABCA 129, 78 M.V.R. (6th) 4; R. c. Gravel, 2013 QCCQ 10482; R. c. Comeau, 2008 QCCQ 4804, conf. par 2009 QCCA 1175; R. c. Côté, 2002 CanLII 27228; R. c. Morneau, 2009 QCCA 1496, conf. 2009 QCCQ 1271; R. c. Bois, 2005 CanLII 10575; R. c. Wood (2005), 196 C.C.C. (3d) 155; R. c. R.N.S., 2000 CSC 7, [2000] 1 R.C.S. 149; R. c. Bilodeau, 2013 QCCA 980; R. c. Pellicore, [1997] O.J. No. 226 (QL); Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 255(3) , 259(2) a), a.1 ), (3.3)b), 687, 718 à 718.2, 718.1, 718.3(1), 719(1), 721(3)b).

Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C‑24.2.

Loi modifiant le Code criminel  (conduite avec facultés affaiblies causant la mort et autres matières), L.C. 2000, c. 25.

Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, c. 6.

Doctrine et autres documents cités

Béliveau, Pierre, et Martin Vauclair. Traité général de preuve et de procédure pénales, 22e éd., Montréal, Yvon Blais, 2015.

Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la justice et des droits de la personne. Mettre un frein à l’alcool au volant : Une approche en commun, Ottawa, Communication Canada, juin 2009.

Dadour, François. De la détermination de la peine : Principes et applications, Markham (Ont.), LexisNexis, 2007.

Davis, Kenneth Culp. Administrative Law Text, 3rd ed., St. Paul (Minn.), West Publishing Co., 1972.

Delisle, Ronald Joseph, Don Stuart and David M. Tanovich. Evidence : Principles and Problems, 9th ed., Toronto, Carswell, 2010.

Desjardins, Tristan. L’appel en droit criminel et pénal, 2e éd., Montréal, LexisNexis, 2012.

Renaud, Gilles. Principes de la détermination de la peine, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2004.

Renaud, Gilles. The Sentencing Code of Canada : Principles and Objectives, Markham (Ont.), LexisNexis, 2009.

Ruby, Clayton C., Gerald J. Chan and Nader R. Hasan. Sentencing, 8th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2012.

Thomas, D. A. Principles of Sentencing, 2nd ed., London, Heinemann, 1979.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Morissette, Gagnon et Bélanger), 2014 QCCA 1061, [2014] AZ‑51076563, [2014] J.Q. no 4929 (QL), 2014 CarswellQue 4930 (WL Can.), qui a modifié la peine infligée par le juge Couture, 2013 QCCQ 11960, [2013] AZ‑51009786, [2013] J.Q. no 13621 (QL), 2013 CarswellQue 10490 (WL Can.). Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et le juge Gascon sont dissidents.

                    Régis Boisvert et Audrey Roy‑Cloutier, pour l’appelante.

                    Alain Dumas et Geneviève Bertrand, pour l’intimé.

                    Joanne Dartana, pour l’intervenant.

                    Le jugement des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner et Côté a été rendu par

                    Le juge Wagner —

I.              Introduction

[1]                              La détermination de la peine demeure l’une des étapes les plus délicates du processus de justice pénale et criminelle au Canada. Même si cette tâche est régie par les art. 718 et suiv. du Code   criminel , L.R.C. 1985, c. C-46 , et que les objectifs y mentionnés guident les tribunaux et sont bien définis, elle implique néanmoins, par définition, l’exercice par ceux-ci d’un large pouvoir discrétionnaire dans la mise en balance de tous les facteurs pertinents afin de pouvoir satisfaire aux objectifs visés par le prononcé des peines.

[2]                              À cette fin, les tribunaux ont élaboré au fil des ans des outils qui visent à assurer l’harmonisation et la proportionnalité des peines en encadrant l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire et à éviter des écarts importants, marqués et substantiels entre les peines infligées à des délinquants pour des crimes semblables commis dans des circonstances semblables. À titre d’exemple, au Québec et dans d’autres provinces, les tribunaux ont adopté un système de fourchettes et de catégories de peines pour réaliser ces objectifs.

[3]                              La crédibilité du système de justice pénale et criminelle auprès des justiciables est tributaire de la justesse des peines infligées aux délinquants. Qu’elle soit trop sévère ou trop clémente, une peine injuste peut, dans un cas comme dans l’autre, susciter dans l’esprit du justiciable un doute quant à la crédibilité du système compte tenu de ses objectifs.

[4]                              Parmi les principaux objectifs du droit criminel canadien, on trouve l’objectif de réinsertion sociale du délinquant.  Cet objectif fait partie des valeurs morales fondamentales qui distinguent la société canadienne de nombreuses autres nations du monde et il guide les tribunaux dans la recherche d’une peine juste et appropriée.

[5]                              En matière d’infractions comme celles en cause en l’espèce, à savoir la conduite avec les capacités affaiblies causant des lésions corporelles ou la mort, des tribunaux de diverses régions du pays ont reconnu qu’il est nécessaire de privilégier les objectifs de dissuasion et de dénonciation afin de communiquer la réprobation de la société : R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 129; R. c. Lépine, 2007 QCCA 70, par. 21 (CanLII); R. c. Brutus, 2009 QCCA 1382, par. 18 (CanLII); R. c. Stimson, 2011 ABCA 59, 499 A.R. 185, par. 21; R. c. McIlwrick, 2008 ABQB 724, 461 A.R. 16, par. 69; R. c. Junkert, 2010 ONCA 549, 103 O.R. (3d) 284, par. 46-47; R. c. Ruizfuentes, 2010 MBCA 90, 258 Man. R. (2d) 220, par. 36.

[6]                              Bien qu’il soit dans l’ordre des choses pour les juges d’instance de considérer d’autres peines que l’emprisonnement dans les cas qui s’y prêtent, en l’espèce, comme dans tous les cas où la dissuasion générale ou spécifique et la dénonciation doivent primer, les tribunaux disposent de très peu de moyens à part l’emprisonnement pour satisfaire à ces objectifs, lesquels sont essentiels au maintien d’une société juste, paisible et respectueuse des lois.

[7]                              Le relèvement des peines minimales et maximales applicables aux infractions de conduite avec les capacités affaiblies témoigne de la volonté du législateur de sanctionner avec plus de sévérité ces infractions qui, en dépit des innombrables campagnes de sensibilisation menées au fil des ans, demeurent encore aujourd’hui celles qui entraînent le plus de décès au Canada : Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, Mettre un frein à l’alcool au volant : Une approche en commun (2009), p. 5.

[8]                              Il s’agit d’un triste constat, qui est malheureusement toujours d’actualité et que le juge Cory dénonçait il y a déjà plus de 20 ans :

Chaque année, l’ivresse au volant entraîne énormément de décès, de blessures, de peine et de destruction. Au plan numérique seulement, l’ivresse au volant a une plus grande incidence sur la société canadienne que tout autre crime. Du point de vue des décès et des blessures graves donnant lieu à l’hospitalisation, la conduite avec facultés affaiblies est de toute évidence le crime qui cause la plus grande perte sociale au pays.

 

(R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254, par. 16)

[9]                              Voilà la toile de fond sur laquelle se profilent les principaux enjeux de la présente affaire. L’appelante se pourvoit contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec qui a réduit à quatre ans la peine d’emprisonnement de six ans et demi infligée par le juge de première instance à l’intimé, après que ce dernier eut reconnu sa culpabilité à deux chefs d’accusation de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort.

[10]                          Dans un premier temps, ce pourvoi permet à notre Cour de clarifier la norme qui autorise une cour d’appel à intervenir et à modifier la peine prononcée par le juge d’instance. La Cour doit notamment décider dans quelle mesure une dérogation à une fourchette de peines par ailleurs établie et suivie peut justifier l’intervention d’une cour d’appel.

[11]                          Notre Cour a maintes fois rappelé l’importance d’accorder une grande latitude au juge qui prononce la peine. Comme celui-ci a notamment l’avantage d’entendre et de voir les témoins, il est le mieux placé pour déterminer, eu égard aux circonstances, la peine juste et appropriée conformément aux objectifs et aux principes énoncés au Code criminel  à cet égard. Le seul fait qu’un juge s’écarte de la fourchette de peines appropriée ne justifie pas l’intervention d’une cour d’appel. Au final, sauf dans les cas où le juge qui fixe la peine commet une erreur de droit ou une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de cette peine, une cour d’appel ne peut la modifier que si cette peine est manifestement non indiquée.

[12]                          En la matière, la proportionnalité demeure le principe cardinal qui doit guider l’examen par une cour d’appel de la justesse de la peine infligée à un délinquant. Plus le crime commis et ses conséquences sont graves, ou plus le degré de responsabilité du délinquant est élevé, plus la peine sera lourde. En d’autres mots, la sévérité de la peine ne dépend pas seulement de la gravité des conséquences du crime, mais également de la culpabilité morale du délinquant. Fixer une peine proportionnée est une tâche délicate. En effet, comme je l’ai souligné plus tôt, tant les peines trop clémentes que les peines trop sévères peuvent miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Qui plus est, si les tribunaux d’appel interviennent sans retenue pour modifier des peines perçues comme trop clémentes ou trop sévères, leurs interventions risquent d’éroder la crédibilité du système et l’autorité des tribunaux de première instance. Avec égards, je suis d’avis qu’en l’espèce, la Cour d’appel a eu tort de substituer une peine réduite à celle infligée par le juge de première instance en appuyant son intervention sur le fait que ce dernier se serait écarté de la fourchette de peines établie.

[13]                          Dans un deuxième temps, le présent pourvoi soulève aussi la question de savoir s’il est opportun qu’un juge considère la fréquence particulière d’un type d’infraction dans une région donnée comme un facteur pertinent dans la détermination de la peine juste et appropriée. En l’espèce, je suis d’avis qu’il était loisible au juge de première instance, dans la mise en balance des facteurs pertinents quant à la détermination de la peine, de prendre en compte la fréquence des infractions de conduite avec les capacités affaiblies dans le district où le crime a été commis. La Cour d’appel a d’ailleurs totalement omis de se prononcer à cet égard.

[14]                          Il est également question, dans le cadre de ce pourvoi, de la durée et des autres modalités de l’interdiction de conduire imposée par le juge de première instance. En l’espèce, il y a lieu de soustraire la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine à la durée de l’interdiction prononcée dans le cadre de la sentence. De plus, l’interdiction de conduire de quatre ans et sept mois est manifestement non indiquée et doit être réduite à deux ans et quatre mois pour tenir compte de l’engagement qu’a pris l’intimé de s’abstenir de conduire de la date de sa remise en liberté à celle du prononcé de la peine (deux ans et trois mois).

[15]                          Enfin, ce pourvoi porte également sur la recevabilité d’une preuve nouvelle. En l’espèce, il s’agissait de la preuve de deux manquements par l’intimé aux engagements qu’il avait pris.  La Cour d’appel a déclaré irrecevable cette preuve nouvelle.  Contrairement à la Cour d’appel, je suis d’avis que cette preuve était recevable et jetait un éclairage pertinent aux fins de la détermination de la peine juste et appropriée.

[16]                          En somme, avec égards, j’estime que la Cour d’appel a eu tort de substituer, sans motifs d’intervention valables, la peine qu’elle jugeait appropriée à celle prononcée par le juge de première instance. Même si ce dernier a commis une erreur de principe en considérant un élément de l’infraction à titre de facteur aggravant, il est clair que cette erreur n’a eu aucune incidence sur la détermination de la peine, laquelle n’était par ailleurs pas manifestement non indiquée. En ce sens, la Cour d’appel a fait erreur en appuyant son intervention sur un dépassement de la fourchette de peines établie par les tribunaux, sans tenir compte des critères habituellement appliqués dans la détermination d’une peine juste et appropriée. Elle a aussi totalement omis de se prononcer sur le facteur concernant la situation locale, à savoir la fréquence du type d’infraction en cause, facteur sur lequel s’est appuyé le premier juge. Pour ces motifs, il convient d’accueillir le pourvoi et de rétablir la peine d’incarcération infligée par le juge de première instance.

II.           Contexte et historique judiciaire

A.           Contexte factuel

[17]                          L’intimé a plaidé coupable à deux chefs d’accusation de conduite avec les capacités affaiblies par l’alcool causant la mort, infraction prévue au par. 255(3)  du Code criminel . Les parties ont déposé un exposé conjoint des faits. Voici ce qu’il convient d’en retenir pour les besoins du présent pourvoi.

[18]                          Le 17 juin 2011, vers 4 h du matin, Tommy Lacasse, l’intimé dans cette affaire, a perdu la maîtrise de son véhicule en amorçant un virage dans un rang de campagne à Sainte-Aurélie, en Beauce, alors qu’il roulait à une vitesse excessive et que ses capacités étaient affaiblies par l’alcool. Nadia Pruneau, qui célébrait ce soir-là ses 18 ans, et Caroline Fortier, 17 ans, étaient assises sur la banquette arrière du véhicule. Les deux sont décédées sur le coup. Ni l’état mécanique du véhicule ni les conditions météorologiques n’ont contribué à l’accident. L’intimé en est entièrement responsable.

[19]                          L’intimé a reconnu avoir fumé un joint de cannabis vers 19 h, puis avoir consommé quatre bières de petit format entre 19 h 30 et minuit, une autre entre 1 h et 2 h 30, ainsi qu’environ 100 ml d’un mélange de limonade et de vodka entre 22 h 30 et 23 h. Les parties ont toutefois reconnu que c’est l’alcool, et non le cannabis, qui avait causé l’affaiblissement de la capacité de conduire de l’intimé.

[20]                          Le rapport d’enquête de collision a conclu que le véhicule roulait à 130 km/h, alors que la vitesse recommandée pour prendre le virage était de 75 km/h. Le véhicule a dérapé sur plus de 60 mètres avant de heurter le fond d’un fossé, de quitter le sol et de faire plusieurs tonneaux.

[21]                          L’intimé n’a pas témoigné lors de l’audience de détermination de la peine, mais la défense a présenté quelques éléments de preuve visant à démontrer que ce dernier était très perturbé au cours des semaines et des mois qui ont suivi l’accident. Il aurait formulé des idées suicidaires et affirmé qu’il aurait voulu mourir à la place des victimes.

[22]                          Au moment de l’audience de détermination de la peine, l’intimé était âgé de 20 ans. Il habitait chez ses parents et travaillait comme carrossier dans l’entreprise familiale. Il n’a pas d’antécédents judiciaires, mais a été condamné pour des infractions au Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C-24.2, dont trois infractions de vitesse excessive.

B.            Cour du Québec, 2013 QCCQ 11960

[23]                          Devant la Cour du Québec, l’appelante a réclamé une peine d’emprisonnement de six à huit ans, suivie d’une interdiction de conduire pendant sept ans. L’intimé a suggéré une peine d’au plus trois ans d’emprisonnement.

[24]                          Le juge Couture a d’abord énuméré les facteurs aggravants : l’état d’ébriété de l’intimé, sa consommation de cannabis, le contexte de sa consommation d’alcool, la vitesse à laquelle il circulait, son dossier de conduite à la Société de l’assurance automobile du Québec, le nombre de victimes, ainsi que les séquelles de l’accident pour les familles de celles-ci. Il a également retenu quelques facteurs atténuants, mais il en a minimisé l’importance, sauf en ce qui a trait au rapport présentenciel favorable à l’intimé.

[25]                          Plus particulièrement, le juge Couture a minimisé l’importance du plaidoyer de culpabilité, au motif que celui-ci avait été tardif, l’intimé ayant été en mesure bien avant ce plaidoyer de prendre des décisions sur la conduite de son procès. Le juge Couture a également minimisé l’absence d’antécédents judiciaires puisque l’infraction, selon lui, en était une susceptible d’être commise par des citoyens sans antécédents judiciaires. Le juge Couture s’est appuyé à cet égard sur l’arrêt de notre Cour dans Proulx, par. 129. Il a aussi noté que l’intimé avait subi des blessures, mais il a souligné qu’il ne s’agissait que des conséquences de son propre geste. Le juge Couture a en outre minimisé l’importance du jeune âge de l’intimé.

[26]                          Après avoir rappelé le principe de la proportionnalité de même que celui de l’harmonisation des peines, le juge Couture a souligné l’importance de leur individualisation et la nécessité de privilégier les objectifs de dissuasion et de dénonciation en matière de crimes relatifs à la conduite avec les capacités affaiblies. Il a précisé que les fourchettes de peines ne constituent que des lignes directrices et non des règles absolues. Il a ajouté que, dans le cas des infractions de conduite avec les capacités affaiblies, ce sont les citoyens les plus respectueux des lois qui doivent être ciblés dans une démarche de dissuasion et de dénonciation.

[27]                          Par ailleurs, le juge Couture a insisté sur la situation particulière de la région de la Beauce, où environ une cause sur cinq est liée à une infraction de conduite avec les capacités affaiblies. Il s’est même demandé si ce genre de conduite y est banalisé plus qu’ailleurs.

[28]                          Enfin, il a conclu que les circonstances aggravantes l’emportaient sur les circonstances atténuantes en l’espèce.

[29]                          Pour toutes ces raisons, le juge Couture a condamné l’intimé à une peine de six ans et six mois d’emprisonnement, moins la période d’un mois en détention préventive, pour chaque chef d’accusation de conduite avec les capacités affaiblies ayant causé la mort, à purger concurremment. De plus, il a interdit à l’intimé de conduire un véhicule pendant une période de 11 ans à compter de la date du prononcé de la peine.

C.            Cour d’appel du Québec, 2014 QCCA 1061

[30]                          La Cour d’appel a essentiellement fait porter son examen sur l’application de la fourchette de peines énoncée dans la décision R. c. Comeau, 2008 QCCQ 4804, qu’elle a confirmée dans l’arrêt R. c. Paré, 2011 QCCA 2047. Cette fourchette, qui se divise en trois catégories, prévoit l’infliction des peines selon l’échelle suivante :

(1)   des peines clémentes, variant de 18 mois à trois ans de détention, lorsque les facteurs prééminents favorisent l’accusé;

 

(2)   des peines sévères, variant de trois ans à six ans de détention, lorsque les facteurs de dissuasion et de dénonciation l’emportent sur les facteurs personnels de l’accusé;

 

(3)   des peines très sévères, variant de six à neuf ans de détention lorsque les facteurs personnels à l’accusé lui sont défavorables, ou des peines supérieures « lorsque l’on se rapproche du scénario des pires affaires » (Paré, par. 21 (CanLII)).

[31]                          La Cour d’appel a souligné que le juge de première instance avait classé la peine infligée dans la gamme inférieure des peines de la troisième catégorie, ajoutant que ce sont les facteurs personnels défavorables à l’accusé qui normalement expliquent le passage de la deuxième à la troisième catégorie. Or, selon la Cour d’appel, de tels facteurs étaient pratiquement inexistants en l’espèce.

[32]                          La Cour d’appel a jugé que la peine de six ans et cinq mois était excessive au motif qu’elle dérogeait au principe de la proportionnalité. Selon elle, le juge de première instance aurait dû tenir compte davantage du potentiel de réinsertion sociale de l’intimé et mettre moins l’accent sur l’objectif d’exemplarité.

[33]                          Elle a donc substitué à la peine infligée par le juge de première instance une peine de quatre ans d’emprisonnement, de laquelle elle a soustrait un mois pour tenir compte de la période de détention préventive. Elle a aussi réduit à quatre ans la période d’interdiction de conduire, période commençant à courir à compter de la fin de l’incarcération.

[34]                          Par ailleurs, la Cour d’appel a déclaré irrecevable la preuve nouvelle que désirait présenter l’appelante. Le dossier révélait que l’intimé avait enfreint deux engagements auxquels il avait accepté de se soumettre en attendant la tenue de son procès. D’abord, il n’avait pas respecté les modalités du couvre-feu que le tribunal lui avait imposé et, ensuite, il avait communiqué avec Maxime Pruneau, le frère d’une des victimes, alors que cela lui avait été interdit. Selon la Cour d’appel, cette preuve nouvelle était irrecevable car les manquements en cause ont fait l’objet d’une sanction distincte, à savoir 15 jours d’emprisonnement additionnels. De plus, ces manquements ne permettaient pas de déceler un risque de récidive en l’espèce. La Cour d’appel a également jugé que ladite preuve nouvelle n’était pas susceptible d’influer sur le résultat du pourvoi vu l’importance de l’écart entre la peine prononcée en première instance et celle qui, à son avis, devait lui être substituée.

III.        Questions en litige

[35]                          Le pourvoi soulève les questions suivantes :

1.                  La Cour d’appel pouvait-elle substituer la peine qu’elle jugeait appropriée à celle infligée par le juge de première instance, principalement au motif que celui-ci se serait écarté de la fourchette de peines établie par les tribunaux en matière d’infractions de conduite avec les capacités affaiblies?

 

2.                  Le juge de première instance pouvait-il considérer la fréquence de la conduite avec les capacités affaiblies dans la région où l’infraction a été commise en tant que facteur pertinent dans la détermination de la peine? Si oui, la Cour d’appel pouvait-elle en faire abstraction dans son analyse de la justesse de la peine infligée?

3.                  La durée et les autres modalités de l’interdiction de conduire imposée par le juge de première instance étaient-elles appropriées?

4.                  La Cour d’appel a-t-elle fait erreur en déclarant irrecevable la preuve nouvelle que souhaitait déposer l’appelante?

IV.        Analyse

A.           Norme d’intervention en appel d’une sentence

[36]                          En général, les cours d’appel jouent un double rôle en matière de contrôle de la cohérence, de la stabilité et de la pérennité de la jurisprudence tant en droit criminel qu’en droit civil. D’une part, elles font office de rempart contre les erreurs commises par les tribunaux de première instance. Elles sont ainsi appelées à rectifier les erreurs de droit et à contrôler la raisonnabilité de l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Il leur revient de veiller à ce que les tribunaux de première instance énoncent correctement le droit et l’appliquent uniformément.

[37]                          D’autre part, les cours d’appel doivent voir au développement cohérent du droit, tout en énonçant des lignes directrices propres à en assurer une application homogène à l’intérieur d’un même territoire. Elles sont donc appelées à clarifier le droit lorsque la chose est nécessaire ou en cas de décisions contradictoires : T. Desjardins, L’appel en droit criminel et pénal (2e éd. 2012), p. 1. Au Québec, la Cour d’appel assume une responsabilité additionnelle en matière civile, en ce qu’elle veille à l’interprétation harmonieuse des règles particulières du droit civil québécois.

[38]                          En droit criminel, ce double rôle des cours d’appel s’exerce tant à l’égard de l’appel d’un verdict que de l’appel d’une peine. En cas d’appel d’une sentence, le pouvoir d’une cour d’appel de substituer une peine à celle fixée par le juge de première instance est prévu à l’art. 687  du Code criminel  :

687. (1) S’il est interjeté appel d’une sentence, la cour d’appel considère, à moins que la sentence n’en soit une que détermine la loi, la justesse de la sentence dont appel est interjeté et peut, d’après la preuve, le cas échéant, qu’elle croit utile d’exiger ou de recevoir :

 

a) soit modifier la sentence dans les limites prescrites par la loi pour l’infraction dont l’accusé a été déclaré coupable;

 

b) soit rejeter l’appel.

 

(2) Un jugement d’une cour d’appel modifiant la sentence d’un accusé qui a été déclaré coupable a la même vigueur et le même effet que s’il était une sentence prononcée par le tribunal de première instance.

 

[39]                          Notre Cour a maintes fois réitéré que les cours d’appel ne peuvent intervenir à la légère. En effet, le juge de première instance jouit d’une grande discrétion pour prononcer la peine qui lui semble appropriée dans les limites déterminées par la loi : par. 718.3(1)  du Code criminel ; voir aussi R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46; R. c. L.M., 2008 CSC 31, [2008] 2 R.C.S. 163, par. 14; R. c. L.F.W., 2000 CSC 6, [2000] 1 R.C.S. 132, par. 25; R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 43-46.

[40]                          À cet égard, dans Shropshire, le juge Iacobucci a expliqué que l’examen de la justesse d’une peine ne justifie pas l’adoption d’une approche interventionniste en appel :

Une cour d’appel ne devrait pas avoir toute latitude pour modifier une ordonnance relative à la détermination de la peine simplement parce qu’elle estime qu’une ordonnance différente aurait dû être rendue. La formulation d’une ordonnance relative à la détermination de la peine est un processus profondément subjectif; le juge du procès a l’avantage d’avoir vu et entendu tous les témoins, tandis que la cour d’appel ne peut se fonder que sur un compte rendu écrit. Il n’y a lieu de modifier la peine que si la cour d’appel est convaincue qu’elle n’est pas indiquée, c’est-à-dire si elle conclut que la peine est nettement déraisonnable. [par. 46]

[41]                          Dans Proulx, sous la plume du juge en chef Lamer, notre Cour a rappelé ces mêmes principes, qui demeurent toujours pertinents :

Au cours des dernières années, notre Cour a maintes fois réaffirmé que les cours d’appel doivent faire montre de beaucoup de retenue à l’égard de la peine infligée par le juge du procès:  voir Shropshire, précité, aux par. 46 à 50; M. (C.A.), précité, aux par. 89 à 94; McDonnell, précité, aux par. 15 à 17 (motifs de la majorité); R. c. W. (G.), [1999] 3 R.C.S. 597, aux par. 18 et 19.  Dans M. (C.A.), j’ai écrit ceci, au par. 90 :

 

Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée.  Le législateur fédéral a conféré expressément aux juges chargés de prononcer les peines le pouvoir discrétionnaire de déterminer le genre de peine qui doit être infligée en vertu du Code criminel  et l’importance de celle‑ci.  [Premier soulignement ajouté; deuxième soulignement dans l’original.]

 

. . .

 

Bien qu’une cour d’appel puisse ne pas avoir la même opinion que le juge du procès sur les objectifs qu’il convient de poursuivre et sur la meilleure façon de les réaliser, une telle divergence d’opinions ne constitue généralement pas une erreur de droit lui permettant d’intervenir.  En outre, des erreurs mineures dans la séquence d’application de l’art. 742.1 ne justifient pas toujours l’intervention des cours d’appel.  Encore une fois, je souligne que les cours d’appel ne doivent pas remettre en question la décision du juge qui prononce la peine à moins que celle‑ci ne soit manifestement inappropriée. [par. 123 et 125]

Ces principes ont depuis été réitérés dans les arrêts L.M. et Nasogaluak.

[42]                          Mon collègue affirme qu’une peine peut ne pas être juste si le processus de réflexion ou le raisonnement sur lequel elle est fondée est entaché d’une erreur révisable (par. 140). Pour cette raison, à son avis, lorsque le raisonnement du juge de première instance est entaché d’une erreur révisable, par exemple si ce dernier a caractérisé un élément constitutif de facteur aggravant (par. 146), une cour d’appel est alors toujours en droit d’intervenir pour évaluer la justesse de la peine infligée par le juge de première instance. Ce faisant, elle peut alors confirmer cette peine si elle la considère juste, ou infliger la peine qu’elle estime appropriée sans avoir à faire preuve de déférence (par. 139 et 142). En d’autres mots, dès qu’un juge de première instance commet dans son analyse une erreur de droit ou de principe, quelle qu’elle soit, cette erreur ouvre la porte à l’intervention d’une cour d’appel, laquelle peut substituer son opinion à celle du juge du procès.

[43]                          Avec égards pour l’opinion exprimée par mon collègue, je suis d’avis que ses propos à ce sujet doivent être nuancés. Je reconnais que la présence d’une erreur de principe, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant peut justifier l’intervention d’une cour d’appel, et lui permettre d’évaluer la justesse de la peine et d’y substituer la peine qu’elle estime appropriée. Cependant, je suis d’avis que ce ne sont pas toutes les erreurs de ce genre, quel que soit leur impact sur le raisonnement du premier juge, qui autorisent une cour d’appel à intervenir. L’application d’une règle aussi stricte risquerait de miner la discrétion accordée au juge de première instance. En conséquence, il faut éviter de « banaliser l’expression “erreur de principe” » : R. c. Lévesque-Chaput, 2010 QCCA 640, par. 31 (CanLII).

[44]                          À mon avis, la présence d’une erreur de principe, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant ne justifiera l’intervention d’une cour d’appel que lorsqu’il appert du jugement de première instance qu’une telle erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine.

[45]                          À tire d’exemple, dans l’arrêt R. c. Gavin, 2009 QCCA 1, la Cour d’appel du Québec a conclu, dans un premier temps, que le juge de première instance avait erronément considéré l’absence de remords et la manière de conduire la défense à titre de circonstances aggravantes (par. 29 (CanLII)). Cependant, dans un deuxième temps, elle a considéré l’impact que cette erreur avait eu sur la détermination de la peine et affirmé ce qui suit, au par. 35 de son jugement :

J’estime que l’absence de remords fut un facteur secondaire dans l’évaluation du juge de première instance. La facture du jugement le démontre. Le juge a mentionné et tenu compte de tous les facteurs pertinents à la détermination de la peine et la question de l’absence de remords n’a été qu’incidente. [. . .] Par conséquent, cette erreur de principe n’aura pas eu d’incidence véritable sur la détermination de la peine à moins que la Cour en vienne à la conclusion que la peine infligée fut plus sévère au motif que le juge a erronément retenu à titre de circonstance aggravante la manière de conduire la défense (comme ce fut le cas dans R. c. Beauchamp, précité) et l’absence de remords. Il s’agit donc essentiellement maintenant de s’assurer que la peine n’est pas nettement déraisonnable . . .

Jugeant que l’erreur de principe commise par le juge de première instance n’était pas déterminante et n’avait eu aucune incidence sur la détermination de la peine, la Cour d’appel a, avec raison, considéré que l’erreur en question ne pouvait à elle seule justifier son intervention. C’est pour cette raison qu’elle s’est ultimement demandé si la peine était nettement déraisonnable eu égard aux circonstances.

[46]                          Ce raisonnement a également été retenu par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire R. c. Sidhu, 2009 QCCA 2441. Tout comme dans Gavin, le juge de première instance avait considéré l’absence de remords comme un facteur aggravant (par. 23 (CanLII)). Cependant, la Cour d’appel a estimé que cette erreur n’était pas déterminante et n’avait eu aucun impact sur la détermination de la peine (par. 24). Jugeant que la peine infligée n’aurait pas été différente en l’absence de l’erreur en question (par. 26), il ne s’agissait pas d’une erreur révisable (par. 55). En conséquence, au lieu de simplement substituer son opinion à celle du juge de première instance en raison d’une erreur de principe, la Cour d’appel s’est plutôt limitée à se demander si la peine était déraisonnable ou manifestement inappropriée nonobstant cette erreur. En concluant que non, elle a décidé de ne pas intervenir (par. 55).

[47]                          À ce sujet, j’estime que l’impact de deux décisions citées par mon collègue à l’appui de son opinion suivant laquelle une cour d’appel peut intervenir en cas d’erreur de droit ou de principe, quelle qu’elle soit, doit être précisé et nuancé. Dans l’arrêt R. c. Flight, 2014 ABCA 380, 584 A.R. 392, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que la juge de première instance avait commis une erreur en considérant que la consommation d’alcool et le décès d’une victime constituaient des circonstances aggravantes dans un cas de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort (par. 4).  La Cour d’appel est en conséquence intervenue et a substitué son opinion à celle de la juge de première instance, au motif que celle-ci avait commis une erreur de principe. Elle a toutefois précisé qu’il était difficile dans l’affaire en question d’évaluer l’importance que la juge avait accordée aux facteurs aggravants en cause dans son jugement (par. 5). De plus, dans l’arrêt Stimson, la Cour d’appel de l’Alberta a relevé au moins quatre erreurs de principe dans le jugement de première instance, lesquelles ont bel et bien eu un impact sur l’analyse du juge (par. 20-27). Pour cette raison, son intervention était nettement justifiée.

[48]                          Le rappel formulé par notre Cour en faveur du respect du pouvoir discrétionnaire exercé par le juge de première instance s’explique aisément. D’abord, ce dernier a l’avantage d’avoir pu observer les témoins au procès et d’avoir pu entendre les observations formulées lors des plaidoiries sur la peine. Ensuite, le juge qui prononce la peine connaît habituellement bien les circonstances qui existent dans le district où il siège et, de ce fait, les besoins particuliers de la communauté dans laquelle le crime a été commis : R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 91. Enfin, comme le souligne le juge Doherty dans l’arrêt R. c. Ramage, 2010 ONCA 488, 257 C.C.C. (3d) 261, l’utilisation judicieuse des ressources judiciaires est une considération qu’il ne faut jamais perdre de vue :

[traduction] Constitue une utilisation abusive des ressources judiciaires le fait pour une cour d’appel de répéter l’exercice d’appréciation discrétionnaire déjà effectué par le juge de première instance, en l’absence de raison de croire que ce second effort donnera de meilleurs résultats que le premier. En outre, cette intervention retarde l’issue définitive du processus criminel engagé, sans avantage corrélatif pour celui-ci. [par. 70]

[49]                          Pour les mêmes raisons, une cour d’appel ne peut intervenir simplement parce qu’elle aurait attribué un poids différent aux facteurs pertinents. En effet, dans Nasogaluak, le juge LeBel se réfère à l’arrêt R. c. McKnight (1999), 135 C.C.C. (3d) 41 (C.A. Ont.), par. 35, à cet égard :

[traduction] Suggérer que le juge de première instance a commis une erreur de principe parce que, de l’avis du tribunal d’appel, il a accordé trop de poids à un facteur pertinent ou trop peu à un autre équivaut à faire fi de toute déférence. La pondération des facteurs pertinents, le processus de mise en balance, voilà l’objet de l’exercice du pouvoir discrétionnaire. La déférence dont il faut faire preuve à l’égard des décisions prises par le juge dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire commande qu’on évalue la façon dont il a soupesé ou mis en balance les différents facteurs au regard de la norme de contrôle de la raisonnabilité. Ce n’est que si le juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre, que le tribunal d’appel pourra modifier la peine au motif que le juge a commis une erreur de principe. [par. 46]    

[50]                          Les propos de la Cour d’appel du Québec au par. 31 de sa décision dans Lévesque-Chaput vont dans le même sens :

Sans doute s’est-il arrêté sur les circonstances atténuantes avec une insistance que l’appelante juge trop grande, mais cet exercice de pondération est de son ressort et les motifs qu’il a livrés permettent aisément de suivre son raisonnement.

[51]                          En outre, le choix de la fourchette de peines ou de l’une de ses catégories relève de la discrétion du juge de première instance et ne peut, en soi, constituer une erreur révisable. Pour cette raison, une cour d’appel ne peut intervenir parce qu’elle aurait placé la peine dans une fourchette ou une catégorie différente.  Elle ne peut intervenir que si la peine infligée est manifestement non indiquée.

[52]                          Il peut arriver que, même si le juge ne commet aucune erreur, la peine qu’il inflige soit manifestement non indiquée. Comme l’affirmait le juge Laskin de la Cour d’appel de l’Ontario, une peine [traduction] « manifestement non indiquée » a été décrite d’une multitude de façons dans la jurisprudence : peine « nettement déraisonnable » ou « manifestement déraisonnable », « nettement ou manifestement excessive », « nettement excessive ou inadéquate », ou encore peine montrant un « écart marqué et important » (R. c. Rezaie (1996), 31 O.R. (3d) 713 (C.A.), p. 720). Toutes ces formulations traduisent le seuil très élevé que doivent respecter les cours d’appel afin de déterminer si elles doivent intervenir suivant leur examen de la justesse d’une peine.

[53]                          Cet examen doit être axé sur le principe fondamental de la proportionnalité énoncé à l’art. 718.1  du Code criminel , lequel précise que la peine doit être « proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant ». Une peine sera donc manifestement non indiquée si elle s’écarte de manière déraisonnable de ce principe. La proportionnalité se détermine à la fois sur une base individuelle, c’est-à-dire à l’égard de l’accusé lui-même et de l’infraction qu’il a commise, ainsi que sur une base comparative des peines infligées pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables. L’individualisation et l’harmonisation de la peine doivent être conciliées pour qu’il en résulte une peine proportionnelle : al. 718.2  a) et b) du Code criminel .

[54]                          La justesse d’une peine est également fonction des objectifs du prononcé de la peine codifiés à l’art. 718  du Code criminel , ainsi que des autres principes pénologiques codifiés à l’art. 718.2. Mais là encore, il appartient au juge de première instance de bien soupeser ces divers principes et objectifs, dont l’importance relative variera nécessairement selon la nature du crime et les circonstances dans lesquelles il a été commis. Le principe de l’harmonisation des peines, sur lequel s’est appuyée la Cour d’appel, est subordonné au principe fondamental de la proportionnalité. Notre Cour l’a reconnu en ces termes dans l’affaire M. (C.A.) :

On a à maintes reprises souligné qu’il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné. [. . .] La détermination de la peine est un processus intrinsèquement individualisé, et la recherche d’une peine appropriée applicable à tous les délinquants similaires, pour des crimes similaires, sera souvent un exercice stérile et théorique. [par. 92] 

[55]                          Ce même principe de l’harmonisation ou de la similarité des peines ne permet pas non plus d’écarter la déférence due au juge qui inflige la peine, sauf dans les circonstances déjà mentionnées. Notre Cour l’a rappelé dans L.M. :

On ne pouvait prioriser cet exercice d’harmonisation des peines au détriment de la règle du respect de la discrétion du juge de procès, dans la mesure où la sentence n’était pas entachée d’une erreur de principe et où la première juge n’avait pas infligé une peine nettement déraisonnable en accordant une attention inadéquate à des facteurs particuliers ou en évaluant incorrectement la preuve (M. (C.A.), par. 92, cité dans McDonnell, par. 16; W. (G.), par. 19; voir aussi Ferris, p. 149, et Manson, p. 93). [par. 35]

B.            Fourchettes de peines

[56]                          Le principe de l’harmonisation des peines se traduit parfois par l’adoption d’un système de fourchettes et de catégories de peines. Or, ce souci d’harmonisation des peines infligées aux délinquants n’est pas né de la codification du principe en 1996. En effet, déjà au XIXe siècle des « barèmes » (« tariffs ») étaient utilisés par les tribunaux en Angleterre : D. A. Thomas, Principles of Sentencing (2e éd. 1979), p. 29. Ces barèmes faisaient en quelque sorte la synthèse des principes pertinents et applicables à un type de crime afin d’uniformiser la détermination des peines infligées à l’égard de celui-ci :

        [traduction] Bien que, dans certains contextes, le tribunal énonce un principe, ou une série de principes, d’une manière systématique, il est fréquemment nécessaire de dégager les principes applicables en examinant un nombre considérable de décisions, dont aucune ne fait état explicitement des critères pertinents mais qui, considérées ensemble, suivent clairement de façon substantielle un patron qui peut être décrit. C’est notamment le cas de ce qu’on appelle communément  « le barème » [« the tariff »], les principes qui régissent la durée des peines d’emprisonnement.

 

(Thomas, p. 5)

[57]                          Les barèmes diffèrent des fourchettes de peines en ce que l’infliction d’une peine selon un barème s’oppose théoriquement à l’individualisation de celle-ci, ce que les fourchettes permettent : Thomas, p. 8. En revanche, le principe qui sous-tend les deux méthodes est le même : faire en sorte que les délinquants ayant commis des crimes semblables dans des circonstances semblables reçoivent des peines semblables. Il en va de même de la méthode des points de départ, qui est utilisée principalement en Alberta, mais parfois aussi dans d’autres provinces du pays : R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948, par. 69. Au final, peu importe le mécanisme utilisé ou la terminologie employée, le principe à sa base demeure le même. Quant aux fourchettes de peines, bien qu’elles soient utilisées principalement dans un but d’harmonisation, elles reflètent l’ensemble des principes et des objectifs de la détermination de la peine. Les fourchettes de peines ne sont rien de plus que des condensés des peines minimales et maximales déjà infligées, et qui, selon le cas de figure, servent de guides d’application de tous les principes et objectifs pertinents. Toutefois, ces fourchettes ne devraient pas être considérées comme des « moyennes », encore moins comme des carcans, mais plutôt comme des portraits historiques à l’usage des juges chargés de déterminer les peines. Ces derniers demeurent tenus d’exercer leur pouvoir discrétionnaire dans chaque espèce :

[traduction] Même lorsqu’une cour d’appel a établi une fourchette, il peut arriver que surgisse une situation factuelle qui soit suffisamment différente de celles des décisions antérieures pour que la « fourchette » [« range »], si on peut l’appeler ainsi, doive être élargie. Le point fondamental est qu’une « fourchette » ne constitue pas un carcan assujettissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge chargé de déterminer la peine.

 

(R. c. Keepness, 2010 SKCA 69, 359 Sask. R. 34, par. 24)

[58]                          Il se présentera toujours des situations qui requerront l’infliction d’une peine à l’extérieur d’une fourchette particulière, car si l’harmonisation des peines est en soi un objectif souhaitable, on ne peut faire abstraction du fait que chaque crime est commis dans des circonstances uniques, par un délinquant au profil unique. La détermination d’une peine juste et appropriée est une opération éminemment individualisée qui ne se limite pas à un calcul purement mathématique. Elle fait appel à une panoplie de facteurs dont les contours sont difficiles à cerner avec précision. C’est la raison pour laquelle il peut arriver qu’une peine qui déroge à première vue à une fourchette donnée, et qui pourrait même n’avoir jamais été infligée par le passé pour un crime semblable, ne soit pas pour autant manifestement non indiquée. Encore une fois, tout dépend de la gravité de l’infraction, du degré de responsabilité du délinquant et des circonstances particulières de chaque cas. Je rappelle les propos du juge LeBel à ce sujet :

Un juge peut donc prononcer une sanction qui déroge à la fourchette établie, pour autant qu’elle respecte les principes et objectifs de détermination de la peine. Une telle sanction n’est donc pas nécessairement inappropriée, mais elle doit tenir compte de toutes les circonstances liées à la perpétration de l’infraction et à la situation du délinquant, ainsi que des besoins de la collectivité au sein de laquelle l’infraction a été commise.

 

(Nasogaluak, par. 44)

[59]                          Dans l’arrêt Brutus, la Cour d’appel du Québec a décrit ainsi les limites du processus d’harmonisation des peines :

Il est certain que la peine imposée se démarque de certaines peines rendues dans d’autres affaires pour la même infraction. Par ailleurs, comme le mentionnait notre collègue Rochon dans l’arrêt Ferland c. R, 2009 QCCA 1168, à l’égard du principe d’harmonisation des peines édicté à l’article 718.2  b) C.cr ., il « comporte certaines limites en raison du processus individualisé suivi en matière de détermination de la peine » et ne saurait permettre de déroger à la règle du respect de la discrétion des juges d’instance en matière de détermination de la peine (R. c. L.M., précité, paragr. 35). [par. 12]

[60]                          Autrement dit, les fourchettes de peines demeurent d’abord et avant tout des lignes directrices et elles ne constituent pas des règles absolues : Nasogaluak, par. 44. En conséquence, une dérogation à une fourchette de peines n’est pas synonyme d’erreur de droit ou de principe. D’ailleurs, le juge Sopinka l’a clairement énoncé dans l’arrêt McDonnell, même s’il parlait alors de catégories d’agressions :

. . . j’estime que l’omission de situer une infraction particulière dans une catégorie d’agressions créée par les tribunaux, aux fins de la détermination de la peine, ne constitue jamais une erreur de principe en soi. [. . .] Si les catégories sont définies de façon stricte et que les dérogations à cette catégorisation sont généralement infirmées, le pouvoir discrétionnaire qui devrait être laissé aux juges du procès et aux juges qui infligent les peines est donc largement transféré aux cours d’appel. [par. 32]

[61]                          Conclure autrement aurait pour effet d’autoriser les cours d’appel à créer sans véritable justification des catégories d’infractions et, de ce fait, à intervenir sans retenue pour substituer une peine en appel. Or, le pouvoir de créer des catégories d’infractions appartient au législateur, et non aux tribunaux : McDonnell, par. 33.

[62]                          Il convient en outre de souligner que le législateur a régulièrement haussé le seuil des peines minimales et maximales applicables aux infractions liées à la conduite d’un véhicule avec les capacités affaiblies. À titre d’exemple, la peine maximale d’emprisonnement pour le crime de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort est passée, en l’an 2000, de 14 ans à la prison à perpétuité : Loi modifiant le Code criminel (conduite avec facultés affaiblies causant la mort et autres matières), L.C. 2000, c. 25.

[63]                          De même, en 2008, le seuil des peines minimales pour l’ensemble des crimes reliés à la conduite avec les capacités affaiblies a été augmenté à 1 000 $ pour une première infraction, à un emprisonnement de 30 jours pour une deuxième infraction et à 120 jours d’incarcération pour toute infraction subséquente : Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, c. 6.

[64]                          Les peines infligées en semblable matière au Québec ont elles aussi évolué. À titre d’exemple, avant 2009, les infractions de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort entraînaient des peines variant de un an à 10 ans d’emprisonnement : R. c. Verreault, 2008 QCCA 2284, par. 25 (CanLII); R. c. Morneau, 2009 QCCA 1496, par. 21 (CanLII). Cependant, depuis l’affaire Comeau, une nouvelle fourchette de peines — divisée en trois catégories — est désormais utilisée par les tribunaux québécois. Comme je l’ai souligné précédemment, la Cour d’appel a d’ailleurs reconnu, dans l’arrêt Paré, l’opportunité du recours par les tribunaux à cette fourchette de peines.

[65]                          L’appelante note avec raison que le Québec est la seule province où les tribunaux ont subdivisé la fourchette de peines en catégories pour le crime de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort. D’autres provinces ont elles aussi adopté le système des fourchettes, sans toutefois les subdiviser en catégories. Les peines y varient de 18 mois à deux ans pour les situations les moins graves, et de sept à huit ans pour les plus sérieuses : R. c. Bear, 2008 SKCA 172, 320 Sask. R. 12, par. 59; R. c. Berner, 2013 BCCA 188, 297 C.C.C. (3d) 69, par. 37; R. c. Smith, 2013 BCCA 173, 296 C.C.C. (3d) 386, par. 60; Stimson, par. 18; Ruizfuentes, par. 22.

[66]                          Pour sa part, la Cour d’appel de l’Ontario s’est refusée à définir une fourchette de peines pour le crime de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort, soulignant qu’il pouvait être commis dans une variété infinie de circonstances : Junkert, par. 40; R. c. Kummer, 2011 ONCA 39, 103 O.R. (3d) 649. C’est pour cette raison que les fourchettes varient autant, et que des peines bien supérieures à six ans et demi de pénitencier sont recensées un peu partout au Canada.

[67]                          Tout comme la fourchette elle-même, les catégories qui la composent sont des outils visant en partie à favoriser l’harmonisation des peines. Cependant, une dérogation à une telle fourchette ou catégorie ne constitue pas une erreur de principe et ne saurait à elle seule justifier d’office l’intervention d’une cour d’appel, à moins que la peine infligée ne s’écarte nettement et sans motif de celles prévues. En effet, en l’absence d’une erreur de principe, une cour d’appel ne peut modifier une peine que si celle-ci est manifestement non indiquée.

[68]                          Mon collègue considère que, lus dans leur ensemble, les motifs de la Cour d’appel démontrent que cette dernière n’est pas intervenue sur la seule base d’une dérogation à la fourchette de peines (par. 144). Avec égards, je ne peux souscrire à cette interprétation. Il appert des motifs de la Cour d’appel que celle-ci a justifié son intervention en affirmant que le juge de première instance ne pouvait infliger une peine de la troisième catégorie de la fourchette de peines car les facteurs personnels à l’intimé qui lui sont défavorables, et qui normalement autoriseraient le recours à cette catégorie plutôt qu’à la deuxième, étaient pratiquement inexistants en l’espèce. À l’évidence, la lecture des motifs de la Cour d’appel révèle qu’elle a principalement fondé son intervention sur une détermination erronée par le premier juge quant à la catégorie de peines applicable.

[69]                          J’estime pour ma part que c’est à tort que la Cour d’appel a appliqué de manière stricte la fourchette de peines. En affirmant que la peine aurait dû se situer non pas dans la gamme inférieure des peines de la troisième catégorie, mais plutôt dans la deuxième catégorie, la Cour d’appel a substitué son appréciation à celle du juge de première instance, sans avoir déterminé pour autant que la peine en cause était manifestement non indiquée. Ce faisant, elle a eu tort d’appliquer le mécanisme des fourchettes de peines comme s’il s’agissait d’un carcan. Les fourchettes de peines doivent demeurer, en tout état de cause, qu’un outil parmi d’autres destinés à faciliter la tâche des juges d’instance.

[70]                          En l’espèce, même si la peine se situait à l’extérieur de l’une des catégories de peines maintenant établies depuis l’affaire Comeau, elle n’était pas pour autant manifestement excessive. Des peines d’emprisonnement de six ans ou plus ont déjà été infligées à des personnes sans antécédents judiciaires déclarées coupables d’infractions de conduite avec les capacités affaiblies causant la mort. À titre d’exemple, dans Kummer, la Cour d’appel de l’Ontario a maintenu la peine d’emprisonnement de huit ans infligée à un conducteur sans antécédents judiciaires qui avait causé la mort de trois personnes en conduisant en état d’ébriété. Dans R. c. Wood (2005), 196 C.C.C. (3d) 155, la Cour d’appel de l’Ontario a maintenu une peine de neuf ans infligée à une personne, qui n’avait par ailleurs aucun antécédent judiciaire lié à la conduite avec les capacités affaiblies, pour avoir causé la mort de trois personnes et avoir causé des séquelles permanentes à une autre. Dans Morneau, la Cour d’appel du Québec a confirmé l’infliction d’une peine de six ans d’incarcération à l’égard d’un chef d’accusation de conduite avec les capacités affaiblies ayant causé la mort d’une personne. Même si, dans cette affaire, le casier judiciaire du délinquant comptait déjà trois condamnations, celles-ci dataient toutes de plus de 10 ans. À la lumière de ce qui précède, la peine de six ans et demi infligée en l’espèce à un délinquant qui a causé la mort de deux jeunes filles n’est donc pas hors de proportion.

[71]                          Qui plus est, en invoquant le non-respect des catégories de peines par le juge du procès pour justifier son intervention, la Cour d’appel a reconnu par le fait même qu’une peine de six ans faisait partie des décisions possibles en l’espèce. La différence de six mois entre la peine infligée par le juge de première instance et celle qui, de l’avis de la Cour d’appel, aurait dû l’être selon la catégorie de peines qu’elle a retenue ne constitue pas un écart marqué qui l’autorisait à intervenir. De surcroît, bien qu’elle s’écarte quelque peu des peines prévues par la catégorie considérée par la Cour d’appel comme étant la plus appropriée, la peine infligée en première instance s’inscrit dans la fourchette globale établie par les tribunaux au Québec et se situe nettement à l’intérieur du barème de celles infligées ailleurs au pays pour des infractions semblables.

[72]                          En somme, la peine prononcée par le juge Couture respecte les objectifs et les principes de détermination de la peine énoncés au Code   criminel . Il a souligné à bon droit l’importance de la dissuasion et de la dénonciation en l’espèce, mais il n’a pas pour autant fait abstraction de l’objectif de la réinsertion sociale (par. 92 (CanLII)). La Cour d’appel reconnaît d’ailleurs que « [l]e jugement visé par la requête est longuement motivé et il est clair que le juge de première instance a soupesé avec beaucoup d’attention les objectifs et les principes de détermination de la peine énoncés aux articles 718  à 718.2  du Code   criminel  » (par. 5 (CanLII)). Comme le juge Couture n’a pas commis d’erreur révisable dans son jugement et que la peine infligée n’était pas manifestement non indiquée, la Cour d’appel ne pouvait intervenir et substituer son appréciation à celle du juge. La peine — au demeurant sévère — prononcée en première instance a néanmoins été réduite par la Cour d’appel sans qu’il soit tenu compte du principe selon lequel la dissuasion et la dénonciation devaient être favorisées en semblable matière. En réduisant la peine infligée par le juge Couture au motif qu’elle dérogeait au principe de la proportionnalité, la Cour d’appel a également fait abstraction de la réalité locale, le tout au détriment des objectifs de dissuasion et de dénonciation.

C.            Dissuasion et dénonciation

[73]                          Bien que les objectifs de dissuasion et de dénonciation demeurent pertinents dans la plupart des cas, ils revêtent une importance particulière à l’égard d’infractions susceptibles d’être commises par des citoyens habituellement respectueux des lois. En effet, ce sont ces derniers, davantage que les multirécidivistes, qui sont sensibles à des peines sévères. Les infractions de conduite avec les capacités affaiblies en sont un exemple évident, comme l’a rappelé notre Cour dans l’arrêt Proulx :

. . . il est possible que la conduite dangereuse et la conduite avec les facultés affaiblies soient des infractions à l’égard desquelles il est plus plausible que l’infliction de peines sévères ait un effet dissuasif général.  Souvent, ces crimes sont commis par des citoyens qui respectent par ailleurs la loi, qui sont de bons travailleurs et qui ont un conjoint et des enfants.  Il est possible de supposer qu’il s’agit là des personnes les plus susceptibles d’être dissuadées par la menace de peines sévères : R. c. McVeigh (1985), 22 C.C.C. (3d) 145 (C.A. Ont.), à la p. 150; R. c. Biancofiore (1997), 119 C.C.C. (3d) 344 (C.A. Ont.), aux par. 18 à 24; R. c. Blakeley (1998), 40 O.R. (3d) 541 (C.A.), aux pp. 542 et 543. [par. 129]

[74]                          Comme je le rappelais en introduction, des tribunaux de diverses régions du pays ont souscrit au principe selon lequel les objectifs de dissuasion et de dénonciation devaient être favorisés dans l’infliction de peines pour ce type d’infraction. À titre d’exemple, la Cour d’appel du Québec a souligné ce qui suit dans l’arrêt Lépine :

Les sentences imposées pour des crimes, impliquant la conduite de véhicule automobile de façon dangereuse sous l’influence de l’alcool, doivent viser à dissuader le public de façon générale quant à ce genre de conduite. Aussi, notre Cour a maintenu des peines de détention significatives pour des infractions de cette nature : R. c. Kelly, J.E. 97-1570 (C.A.).

 

Bien souvent la gravité objective de ces crimes s’évalue plus en fonction des conséquences et de l’ampleur de celles-ci que du degré de conscience coupable, d’où l’augmentation des peines maximales par le législateur selon la conséquence qui a résulté de la conduite.

 

La perte d’une vie humaine occasionnée par la conduite d’un véhicule sous l’effet des facultés affaiblies est une conséquence à laquelle on ne peut remédier, d’où l’importance pour les tribunaux d’envoyer un message de réprobation à l’endroit des personnes qui se placent dans une situation potentiellement dangereuse, et ce, même si le délinquant n’est pas une personne criminalisée non plus qu’il n’ait voulu cet incident tragique. [par. 19-21]

[75]                          Dans le même sens, la Cour d’appel du Québec s’est exprimée ainsi dans l’arrêt Brutus :

En terminant, il y a lieu de rappeler que les tribunaux tiennent depuis longtemps des propos fort sévères concernant la commission des infractions routières de ce genre et affirment la primauté des objectifs de dénonciation et de dissuasion pour exprimer leur volonté de marquer par des peines exemplaires la réprobation de la société à l’égard de ces crimes, particulièrement dans les cas où des conséquences graves (comme en l’espèce) en résultent pour les victimes. La réprobation de la société peut se traduire par des peines d’incarcération plus longues, qui ont un effet dissuasif à la fois sur le délinquant lui-même et sur tous ceux et celles qui seraient tentés de l’imiter. La peine imposée en l’espèce n’est pas déraisonnable au regard de cet objectif, pas plus qu’elle ne l’est au regard de toutes les circonstances propres à l’affaire. [par. 18]

[76]                          C’est à raison que la Cour d’appel du Québec a rappelé l’importance des objectifs de dissuasion et de dénonciation. Cependant, avec égards, elle a eu tort de s’en écarter dans le présent dossier et d’intervenir.

[77]                          Mon collègue est d’avis que le juge Couture aurait trop insisté sur l’objectif de dissuasion (par. 145). Mon collègue soutient également que le juge Couture a commis plusieurs erreurs de droit en tenant compte de facteurs aggravants qui n’en sont pas et en omettant de prendre en considération des facteurs atténuants importants, tels que le jeune âge de l’intimé, les remords exprimés par celui-ci, le fait qu’il n’avait pas d’antécédents judiciaires et le rapport présentenciel qui lui était favorable (ibid.). Pour ces raisons, mon collègue « estime que la Cour d’appel était justifiée d’intervenir et de reprendre le processus d’analyse pour juger du caractère juste et approprié de la peine » (par. 164). 

[78]                          Ici encore, je suis d’avis que les propos de mon collègue doivent être nuancés. Le juge Couture n’a pas omis de considérer ces facteurs atténuants (par. 33), mais leur a plutôt accordé une importance moindre vu la nature de l’infraction dont il est question, comme le reconnaît d’ailleurs l’intimé lui-même (au par. 29 de son mémoire). Bref, on s’attaque au poids que le juge de première instance a accordé à ces facteurs. Or, tel que je l’ai mentionné précédemment, la décision d’accorder plus ou moins d’importance à des circonstances aggravantes ou atténuantes relève strictement du pouvoir discrétionnaire du juge qui prononce la peine. Le choix d’une pondération particulière de tels facteurs ne constitue pas en soi une erreur donnant ouverture à l’intervention d’une cour d’appel à moins qu’elle ne soit déraisonnable.

[79]                          Cela dit, le premier juge était justifié de minimiser l’importance des facteurs atténuants en l’espèce. Même si le jeune âge d’un contrevenant constitue souvent un facteur atténuant important à considérer, force est de reconnaître que les jeunes gens sont les plus touchés par les accidents de la route résultant de la conduite avec les capacités affaiblies. Compte tenu de l’importance à accorder aux objectifs de dissuasion et de dénonciation dans de tels cas, ainsi que des conséquences désastreuses de l’accident en l’espèce, dont l’entière responsabilité revient à l’intimé, le juge de première instance était bien fondé de diminuer l’importance de son jeune âge comme facteur atténuant.

[80]                          Quant à l’absence d’antécédents judiciaires, c’est à juste titre que le juge Couture a souligné que le dossier de conduite de l’intimé n’était pas vierge. En effet, ce dernier comptait trois condamnations pour excès de vitesse. Ce fait témoigne de l’attitude téméraire et irresponsable de l’intimé lorsqu’il est au volant, et ses condamnations en vertu du Code de la sécurité routière étaient d’autant plus pertinentes que la vitesse a contribué à causer l’accident en l’espèce. L’intimé a eu une conduite dangereuse de façon répétée et à intervalles rapprochés.

[81]                          Le juge de première instance était également fondé à minimiser l’importance des remords exprimés par l’intimé et de son plaidoyer de culpabilité en raison de la tardiveté de ce geste. Un plaidoyer enregistré à la dernière minute avant le procès ne mérite pas une aussi grande considération qu’un plaidoyer enregistré avec célérité : R. c. O. (C.), 2008 ONCA 518, 91 O.R. (3d) 528, par. 16-17; R. c. Wright, 2013 ABCA 428, 566 A.R. 192, par. 12.

[82]                          Je rappelle en outre que le rapport présentenciel favorable à l’intimé a été considéré par le juge de première instance, de même que la perspective de réinsertion sociale de ce dernier. En effet, au par. 92 de son jugement, il affirme que « [l]’objectif d’isolement implique que la peine ne soit pas longue au point de nuire à la réhabilitation de l’accusé. » Cependant, pour les raisons énoncées précédemment, on ne saurait en l’espèce reprocher au juge de première instance d’avoir minimisé ce facteur.

[83]                          Au sujet des facteurs aggravants, mon collègue est d’avis que le juge Couture a erronément retenu certains éléments de l’infraction à ce titre, notamment l’état d’ébriété de l’intimé (par. 146), ce qui constitue une erreur révisable qui permettait l’intervention de la Cour d’appel. Or, tel que souligné précédemment, la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant ne justifie une telle intervention que lorsqu’il appert du jugement de première instance que cette erreur a eu une incidence véritable sur la détermination de la peine. Dans la présente affaire, je conviens avec mon collègue que l’état d’ébriété de l’intimé n’aurait pas dû être mentionné comme facteur aggravant, puisque cet état constitue l’un des éléments de l’infraction. Cependant, il s’agit d’une erreur non déterminante, qui n’a pas affecté la détermination de la peine outre mesure, vu la présence des autres facteurs aggravants retenus par le juge Couture (par. 32). En effet, contrairement à la situation dans Flight, où il était difficile d’évaluer l’importance que la juge avait accordée au facteur aggravant erronément retenu, en l’espèce, il ressort de la décision du juge Couture qu’il n’a accordé aucune réelle importance à ce facteur dans son jugement, se contentant plutôt de l’inclure dans l’énumération des facteurs aggravants. 

[84]                          Je note, au passage, que cette énumération des facteurs aggravants comprend aussi la consommation de cannabis. Tout comme le juge Couture, j’estime que même si la consommation de cannabis n’a joué aucun rôle dans l’accident, elle témoigne néanmoins de l’irresponsabilité de l’intimé.

[85]                          Mon collègue souligne également que « les impacts pour les proches de l’accusé ne sauraient représenter un facteur aggravant justifiant que ce dernier soit condamné à une peine plus sévère » (par. 147). Il cite l’art. 718.2  du Code criminel  à l’appui de sa proposition. Or, la liste des facteurs aggravants figurant dans cette disposition n’est pas limitative. De plus, à l’instar du facteur lié à l’état d’ébriété, cet élément a joué un rôle secondaire dans la détermination de la peine. En outre, contrairement aux prétentions de l’intimé, les séquelles subies par les proches des victimes peuvent constituer un facteur aggravant : R. c. J.B., 2015 QCCQ 1884, par. 59 (CanLII); R. c. Tang, 2010 QCCS 5009, par. 23 (CanLII).

[86]                          En tout état de cause, la Cour d’appel n’a pas justifié sa décision en s’appuyant sur ces prétendues erreurs qui auraient été commises par le juge de première instance, mais plutôt en concluant que celui-ci se serait écarté de la fourchette de peines établie par les tribunaux en cas d’infractions de conduite avec les capacités affaiblies, et que la peine qu’il a infligée dérogeait au principe de la proportionnalité. Bref, les arguments suivant lesquels le juge de première instance aurait commis des erreurs eu égard aux facteurs atténuants et aggravants ne peuvent être retenus.

D.           La situation locale

[87]                          En procédant à son analyse quant à la détermination de la peine, le juge de première instance a également invoqué le facteur de la « situation locale » (par. 73) et souligné le besoin de communiquer un fort message de dissuasion générale et de dénonciation. La Cour d’appel a totalement fait abstraction de cet élément dans son arrêt. Avec égards, je suis d’avis que ce faisant, la Cour d’appel a commis une autre erreur.

[88]                          Je rappelle à ce sujet que l’intimé soutient que le juge de première instance a commis une erreur en considérant la situation particulière existant en Beauce en matière d’infractions de conduite de véhicules avec les capacités affaiblies. Je suis d’avis que l’intimé a tort.

[89]                          En effet, même si le Code criminel  s’applique dans l’ensemble du pays, les particularités locales de chaque région peuvent expliquer certaines divergences dans les peines infligées aux délinquants par les tribunaux. La fréquence d’un type d’infraction dans une région donnée peut certes constituer un facteur pertinent pour le juge dans la détermination de la peine. Dans M. (C.A.), le juge en chef Lamer a affirmé ce qui suit :

La détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent. [Je souligne; par. 91.]

Puis, il a ajouté ceci au paragraphe suivant :

De même, il faut s’attendre que les peines infligées pour une infraction donnée varient jusqu’à un certain point dans les différentes communautés et régions du pays, car la combinaison « juste et appropriée » des divers objectifs reconnus de la détermination de la peine dépendra des besoins de la communauté où le crime est survenu et des conditions qui y règnent. [par. 92]

[90]                          Quoique la fréquence d’un type de crime dans une région donnée ne constitue pas en soi un facteur aggravant, une telle situation peut néanmoins, selon les circonstances, être appréciée par le juge dans la mise en balance des différents objectifs de la détermination de la peine, notamment le besoin de dénoncer le comportement illégal à cet endroit et de dissuader quiconque, par la même occasion, d’en faire autant. Il va sans dire toutefois que la prise en compte de ce facteur ne doit pas avoir pour effet d’entraîner une peine manifestement non indiquée.

[91]                          Les jugements de la Cour d’appel du Québec occupent d’ailleurs une place de choix dans la jurisprudence canadienne à ce chapitre. À titre d’exemple, dans l’arrêt R. c. Valiquette, 2004 CanLII 20126, par. 48-50, la Cour d’appel du Québec a confirmé la décision du juge de première instance, qui avait tenu compte de la recrudescence des crimes liés à la production de drogue dans le district de Joliette afin de privilégier les objectifs de dénonciation et de dissuasion générale dans le processus de détermination d’une peine juste et raisonnable.

[92]                          Pareillement, dans l’arrêt R. c. Nguyen, 2007 QCCA 1500, par. 7 (CanLII), cette même Cour d’appel a confirmé que, dans le cadre de la détermination de la peine, le juge de première instance avait eu raison de tenir compte du nombre élevé d’infractions liées à la culture du cannabis dans certaines localités des Basses-Laurentides, ainsi que de la présence d’un réseau bien structuré de trafic de stupéfiants dans cette région. En conséquence, selon la Cour d’appel, le juge de première instance n’avait pas eu tort d’infliger une peine dont la sévérité aurait pour effet de dissuader les personnes qui seraient tentées, par l’appât du gain, de commettre ce genre d’infraction.

[93]                          D’autres cours d’appel au pays ont également réitéré le principe selon lequel la situation locale peut constituer l’un des facteurs pertinents dans la détermination d’une peine juste et appropriée : R. c. Morrissette (1970), 1 C.C.C. (2d) 307 (C.A. Sask.), p. 310; R. c. Laurila, 2010 BCCA 535, 296 B.C.A.C. 139, par. 6; R. c. Woghiren, 2004 CanLII 46649 (C.A. Ont.), par. 3.   

[94]                          Il est vrai que des considérations d’équité procédurale exigeront généralement d’un juge qui entend accorder une importance à la réalité locale et à la fréquence d’un crime dans une région particulière de donner aux parties l’occasion de se prononcer à ce sujet. Cependant, ce problème ne se posait pas en l’espèce puisque la réalité locale n’était pas contestée. En effet, le dossier révèle que l’argument fondé sur la réalité locale a été soulevé en temps utile par l’appelante lors des débats, et que c’est donc en toute connaissance de cause que l’intimé ne s’est pas prononcé à cet égard : notes sténographiques du 14 septembre 2013, d.a., vol. II, p. 91.

[95]                          À tout événement, j’estime que le juge Couture pouvait prendre connaissance d’office de l’existence du fléau que représente le nombre élevé d’infractions liées à la consommation d’alcool au volant dans le district de Beauce. En effet, le juge Couture occupait le poste de juge résident dans ce district. Il était donc en mesure de constater et apprécier l’ampleur du problème dans sa région, surtout qu’il est bien établi dans notre droit que le juge a une connaissance d’office du milieu dans lequel il exerce ses fonctions : R. c. Z.Z., 2013 QCCA 1498, par. 68 (CanLII); R. c. Hernandez, 2009 BCCA 546, 277 B.C.A.C. 120, par. 29.  Dans R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45, par. 63, notre Cour a précisé, sous la plume de la juge McLachlin, que les juges de première instance et les cours d’appel provinciales sont les mieux placés pour connaître la situation particulière qui existe dans leur ressort.  En l’espèce, la fréquence des infractions de conduite avec les capacités affaiblies est un fait qui peut être constaté objectivement en consultant les rôles des tribunaux. Bref, il s’agit d’une information publique connue et non controversée, et la réalité locale n’était pas contestée en l’espèce.

[96]                          Dans les circonstances, exiger la confection et le dépôt d’une preuve additionnelle pour établir que des poursuites relatives à des infractions liées à la consommation d’alcool au volant étaient régulièrement inscrites au rôle pénal ou criminel dans le district de Beauce m’apparaît inutile. En effet, les juges d’instance sont les mieux placés pour connaître la nature des causes dont leurs tribunaux sont saisis.

[97]                          Mon collègue reconnaît que, dans les circonstances, on ne peut reprocher au juge Couture ses remarques sur la situation existant dans sa région, c’est-à-dire lorsque ce dernier fait état (au par. 72) de « ce fléau » dans son district. Cela dit, mon collègue est d’avis que le juge Couture n’était pas en mesure de prendre connaissance d’office du fait que la conduite avec les capacités affaiblies était plus banalisée en Beauce qu’ailleurs au Québec. Or, ce n’est pas l’exercice auquel s’est livré le juge de première instance.  Le juge Couture s’est plutôt limité à se demander tout haut si, en raison du nombre élevé d’accusations criminelles portées en semblable matière dans le district de Beauce, cette conduite n’y était pas banalisée plus qu’ailleurs.

[98]                          En tout état de cause, il aurait été loisible au juge de première instance, en tant que juge résident dans le district de Beauce et appelé à siéger dans d’autres districts judiciaires, de comparer les rôles d’audience en Beauce à ceux d’autres endroits, s’il avait effectivement procédé à une telle comparaison.  Ainsi, dans l’arrêt R. c. Dumais, 2010 QCCA 1030, par. 7 (CanLII), la Cour d’appel du Québec a confirmé la peine qui avait été infligée par le juge de première instance, laquelle était basée en partie sur sa connaissance d’office du fléau que constituait le trafic de drogue dans la région de Baie-Comeau. Même si le juge de première instance ne résidait pas à Baie-Comeau, il était familier avec cette communauté, où il siégeait régulièrement et où il avait présidé pendant plusieurs semaines un procès impliquant un important réseau de trafic de drogues.

[99]                          Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que le seul fait d’avoir constaté que l’alcool au volant constitue un fléau dans le district de Beauce était suffisant en soi pour que le juge de première instance puisse considérer ce facteur dans la détermination de la peine juste et appropriée.

[100]                      La jurisprudence de la Cour d’appel du Québec appuie cette conclusion. À titre d’exemple, dans l’arrêt Valiquette, la Cour d’appel a reconnu le pouvoir du juge d’instance de retenir, à titre de facteur pertinent dans le processus de détermination de la peine, la recrudescence des crimes liés à la production de stupéfiants dans le district de Joliette. La Cour d’appel n’a imposé aucune obligation au juge d’instance de comparer la situation locale avec celle existant ailleurs afin de privilégier les objectifs de dissuasion générale et de dénonciation, se contentant plutôt d’affirmer que « le juge n’a[vait] pas commis d’erreur en tenant compte de la situation locale et de la recrudescence de ce genre de crime dans la région de Joliette » : Valiquette, par. 48.

[101]                      En outre, dans un arrêt récent, R. c. St-Germain, 2015 QCCA 1108, par. 38 et 47 (CanLII), la Cour d’appel du Québec a confirmé la décision du juge de première instance, qui avait privilégié les objectifs de dissuasion et de dénonciation en raison de la recrudescence des crimes liés à la production de drogue dans le district de Joliette. Or, aucun examen comparatif n’a été nécessaire ni imposé par la Cour d’appel au soutien de cette conclusion.

[102]                      Le fait que les juges de première instance exercent normalement leur charge dans la communauté ayant subi les conséquences des crimes ou à proximité de celle-ci est d’ailleurs l’un des facteurs qui expliquent la déférence accordée à leurs jugements en matière de détermination de la peine, et ce, même s’ils n’ont pas nécessairement une connaissance de la situation qui a cours dans d’autres districts judiciaires. En conséquence, ces juges sont au fait de la fréquence des diverses infractions dans leur milieu et, notamment pour cette raison, ils sont les mieux placés pour bien en apprécier le poids et « bien évaluer la combinaison particulière des objectifs de détermination de la peine qui est juste et appropriée pour assurer la protection de [la] communauté » : R. c. Pelletier, 2008 QCCA 1616, par. 3 (CanLII).

[103]                      Pour les raisons susmentionnées, je suis d’avis que le juge Couture n’a pas commis d’erreur de principe en invoquant dans sa décision la situation particulière qui sévit dans la région de la Beauce comme un des facteurs pertinents pour infliger une peine exemplaire ou dissuasive.

[104]                      Pour les mêmes raisons, en omettant d’examiner le facteur fondé sur la situation locale dans son arrêt, malgré le fait qu’elle ait déjà reconnu la légitimité de ce facteur dans d’autres arrêts, j’estime avec égards que la Cour d’appel a commis une erreur de principe. Comme le juge Couture avait souligné la pertinence de ce facteur eu égard aux circonstances de la présente affaire, la Cour d’appel ne pouvait le passer sous silence dans son appréciation de la justesse de la sentence, sous peine de procéder à une analyse incomplète.

[105]                      En conclusion, je suis d’avis que, bien qu’elle soit sévère, la peine de six ans et six mois d’emprisonnement prononcée par le juge Couture se situe à l’intérieur de la fourchette globale des peines normalement infligées au Québec et ailleurs au pays, et qu’elle n’est pas manifestement non indiquée. En conséquence, elle doit être rétablie.

E.            Interdiction de conduire

[106]                      Invoquant le par. 719(1)  du Code criminel , l’appelante soutient qu’une peine doit débuter au moment où elle est prononcée et que la Cour d’appel a commis une erreur en imposant à l’intimé une interdiction de conduire de quatre ans au terme de la période d’incarcération.

[107]                      J’estime que l’appelante a tort sur ce point. L’arrêt sur lequel elle s’appuie à cet égard, R. c. Laycock (1989), 51 C.C.C. (3d) 65 (C.A. Ont.), a été rendu en 1989, alors que l’al. 259(2) a) du Code criminel  était rédigé ainsi :

259. . . .

 

(2) Lorsqu’un contrevenant est déclaré coupable ou absous en vertu de l’article 736 d’une infraction prévue aux articles 220, 221, 236, 249, 250, 251, 252 ou au présent article ou aux paragraphes 255(2) ou (3), commise au moyen d’un véhicule à moteur, d’un bateau ou d’un aéronef, le tribunal qui lui inflige une peine peut, en plus de toute autre peine applicable en l’espèce, rendre une ordonnance lui interdisant de conduire un véhicule à moteur, un bateau ou un aéronef :

 

a) durant toute période que le tribunal considère appropriée, si le contrevenant est passible d’un emprisonnement à perpétuité pour cette infraction;

[108]                      Cette disposition a été modifiée par la suite. Voici le texte actuel de l’alinéa en cause :

a.1) durant toute période que le tribunal considère comme appropriée, en plus de la période d’emprisonnement à laquelle il est condamné si celle-ci est inférieure à l’emprisonnement à perpétuité, dans le cas où le contrevenant est passible d’un emprisonnement à perpétuité pour cette infraction; 

[109]                      En ajoutant les mots « en plus de la période d’emprisonnement à laquelle il est condamné », le législateur est venu préciser que les interdictions de conduire commencent au terme de la période d’emprisonnement, et non à la date du prononcé de la peine d’emprisonnement. Le paragraphe 719(1) précise quant à lui que la peine commence au moment où elle est infligée, à moins que le texte n’y pourvoie différemment. C’est exactement ce que fait le par. 259(2). La Cour d’appel n’a commis aucune erreur à cet égard.

[110]                      La suite n’est que simple opération mathématique. Le juge Couture a imposé une interdiction de conduire de 11 ans débutant au moment du prononcé de la peine. Si l’on soustrait les six ans et cinq mois d’emprisonnement, l’interdiction de conduire aurait dû être une période de quatre ans et sept mois débutant au moment de la libération.

[111]                      Une autre question relative à l’interdiction de conduire s’est posée à l’audience. Puisque l’intimé s’est engagé à ne pas conduire à compter du 5 juillet 2011, date de sa remise en liberté sous conditions, et ce, jusqu’au 4 octobre 2013, date du prononcé de la peine, il soutient que cette période doit lui être créditée. Tout comme les conditions de détention avant le procès, la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine peut être prise en considération dans l’analyse du caractère raisonnable de l’interdiction : R. c. Bilodeau, 2013 QCCA 980, par. 75 (CanLII); voir aussi R. c. Williams, 2009 NBCP 16, 346 R.N.-B. (2e) 164.

[112]                      Jusqu’ici, les tribunaux ont semblé plutôt réticents à accorder un crédit lorsque la remise en liberté est assortie de restrictions vu que de telles conditions restrictives de liberté n’équivalent pas à une détention réelle (« bail is not jail ») ([traduction] « liberté sous caution n’équivaut pas à détention ») : R. c. Downes (2006), 79 O.R. (3d) 321 (C.A.); R. c. Ijam, 2007 ONCA 597, 87 O.R. (3d) 81, par. 36; R. c. Panday, 2007 ONCA 598, 87 O.R. (3d) 1.

[113]                      Or, en l’espèce, que l’interdiction de conduire soit imposée avant ou après le prononcé de la peine, son effet est identique. Dans l’arrêt R. c. Sharma, [1992] 1 R.C.S. 814, le juge en chef Lamer avait expliqué, en dissidence, que l’accusé avait dans les faits commencé à purger sa peine, étant donné que l’interdiction de conduire aurait fait partie intégrante de sa sentence s’il avait été jugé et reconnu coupable dans un délai raisonnable. Bref, lorsqu’une interdiction de conduire fait non seulement partie des conditions de remise en liberté imposées à un accusé mais également de la peine qui lui est infligée en cas de déclaration de culpabilité, la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine doit être soustraite de l’interdiction prononcée dans le cadre de la sentence.

[114]                      En conséquence, je suis d’avis que l’interdiction de conduire de quatre ans et sept mois imposée en l’espèce est manifestement non indiquée et doit être réduite à deux ans et quatre mois pour tenir compte de l’engagement qu’a pris l’intimé de s’abstenir de conduire de la date de sa remise en liberté à celle du prononcé de la peine (deux ans et trois mois).

F.             Preuve nouvelle

[115]                      Les conditions de réception d’une preuve nouvelle en appel ont été énumérées dans l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759 :

(1)   On ne devrait généralement pas admettre une déposition qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être produite au procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de manière aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles . . .

 

(2)   La déposition doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès.

 

(3)   La déposition doit être plausible, en ce sens qu’on puisse raisonnablement y ajouter foi, et

 

(4)   elle doit être telle que si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat. [Référence omise; p. 775.]

[116]                      Même si cette affaire portait sur l’appel d’un verdict, notre Cour a confirmé que les mêmes critères s’appliquent pour décider si, aux termes du par. 687(1)  du Code criminel , une preuve nouvelle est « utile » afin de statuer sur l’appel d’une peine : R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487. Comme l’a rappelé la juge Charron dans R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728, c’est « l’intérêt de la justice qui doit guider le tribunal d’appel dans son appréciation de l’admissibilité d’une preuve nouvelle » (par. 12).

[117]                      En l’espèce, seul le quatrième critère pose problème. L’appelante soutient que la preuve des deux manquements par l’intimé à ses engagements aurait influencé la décision du juge de première instance car ces manquements affectent le potentiel de réinsertion sociale de l’intimé. Ce dernier affirme pour sa part que ces deux manquements étaient somme toute mineurs et que la Cour d’appel n’a pas eu tort de conclure que la preuve de ceux-ci n’aurait pas été susceptible d’influer sur le résultat final.

[118]                      J’estime que cette preuve nouvelle était pertinente. Même s’ils ne sont pas liés à la conduite automobile en tant que telle, les deux manquements en cause témoignent du manque de respect de l’intimé à l’égard des ordonnances des tribunaux et de la loi, ce qui affecte directement les conditions de sa réinsertion sociale.

[119]                      Dans l’arrêt Lees c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 749, le juge McIntyre a conclu qu’un témoignage concernant de possibles accusations n’ayant cependant fait l’objet d’aucun procès était recevable parce qu’il portait sur « la réputation, la conduite et l’attitude de l’appelant, des éléments qui peuvent à juste titre être pris en considération pour établir la sentence » (p. 754). Dans la présente affaire, l’intimé a plaidé coupable à deux accusations d’avoir omis de se conformer à des engagements. Ces plaidoyers de culpabilité, s’ils avaient été faits plus tôt, auraient certes figuré au rapport présentenciel, conformément à l’al. 721(3) b) du Code criminel .

[120]                      En ce sens, la preuve des deux manquements aux engagements aurait pu influer sur le poids accordé au rapport présentenciel favorable et, par voie de conséquence, sur la décision finale quant à la peine infligée. En particulier, la Cour d’appel aurait pu conclure différemment si elle avait admis cette preuve, laquelle permettait d’apprécier en partie la justesse de la peine infligée en première instance.

V.           Dispositif

[121]                      Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la peine prononcée par le juge de première instance, sauf en ce qui concerne l’interdiction de conduire, laquelle est réduite à une période de deux ans et quatre mois commençant au terme de l’incarcération.

                    Les motifs de la juge en chef McLachlin et du juge Gascon ont été rendus par

                    Le juge Gascon (dissident)

I.          Introduction

[122]                      J’ai pris connaissance des motifs du juge Wagner et je m’en remets à son résumé des faits et des décisions antérieures rendues en l’espèce. Cependant, avec égards, je ne souscris pas à la façon dont mon collègue tranche les questions en litige. Je suis pleinement conscient des conséquences dévastatrices des infractions en cause sur les victimes et leur famille. J’estime néanmoins que la Cour d’appel du Québec a eu raison d’intervenir ici. Même si, pris isolément, les commentaires de la Cour d’appel à propos de l’application des fourchettes de peines peuvent donner à penser qu’elle a adopté une approche trop rigide à ce sujet, la lecture de l’ensemble de ses motifs me convainc qu’elle s’est bien dirigée en droit sur les critères d’intervention en cette matière.

[123]                      Le degré de censure requis pour exprimer la réprobation de la société à l’égard d’une infraction demeure, dans tous les cas, régi par le principe selon lequel la peine infligée à un délinquant doit correspondre à sa culpabilité morale, et non pas être supérieure à celle‑ci. En l’espèce, le premier juge a indûment insisté sur les facteurs relatifs aux objectifs de dissuasion générale et d’exemplarité. C’est ainsi qu’à tort il a, d’une part, fait abstraction de ce principe fondamental de proportionnalité et, d’autre part, imposé une peine qui s’écartait de façon marquée et substantielle de celles habituellement infligées à des délinquants ayant commis des infractions similaires dans des circonstances similaires. En modifiant la peine de 78 à 48 mois, la Cour d’appel l’a réduite de plus du tiers, ce qui représente certainement un écart marqué.  Dans la mesure où la Cour d’appel s’est bien dirigée en droit et que son intervention était de ce fait justifiée, il n’appartient pas à notre Cour de s’immiscer dans ses conclusions sur la détermination de la peine par ailleurs juste et appropriée à laquelle elle a condamné l’intimé.

[124]                      Je conviens par contre avec mon collègue que les tribunaux d’instances inférieures ont erré en omettant de tenir compte de la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine. L’appelante le concède d’ailleurs à l’audience devant nous.  L’interdiction de conduire imposée par la Cour d’appel devrait donc être modifiée en conséquence. Je m’en tiendrais toutefois à sa formulation de l’interdiction applicable à ce chapitre.

[125]                      Enfin, la Cour d’appel a jugé que la preuve nouvelle des manquements de l’accusé à deux engagements n’était pas raisonnablement susceptible de faire pencher la balance en faveur d’une peine plus sévère dans le but d’assurer la protection de la société. Là aussi, elle a correctement appliqué le droit. Je ne décèle aucune erreur qui justifie notre intervention dans cette conclusion.

[126]                      Par conséquent, je n’aurais accueilli l’appel qu’à la seule fin de réduire l’interdiction de conduire de l’intimé à une période de un an et neuf mois, en plus de la période d’emprisonnement de 48 mois à laquelle il a été condamné.

II.       Analyse

A.       La peine

(1)      Les principes et objectifs de la détermination de la peine

[127]                      Le juge appelé à déterminer une peine doit notamment tenir compte des objectifs de dissuasion et de réinsertion sociale, des circonstances aggravantes et atténuantes relatives à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant, ainsi que du principe de l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables : art. 718  et al. 718.2 a )  et b) du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C-46  (« C. cr. »). Aux termes de l’art. 718.1 C. cr., pour concilier ces différents facteurs, il faut que la peine satisfasse au principe fondamental de la détermination de la peine suivant lequel « [elle] est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant » : R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 42; voir aussi R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 82; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688.

[128]                      Le principe de proportionnalité joue depuis longtemps un rôle de principe directeur en matière de détermination de la peine et il possède une dimension constitutionnelle : R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, [2010] 1 R.C.S. 206, par. 41; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 41. On ne peut infliger à une personne une peine disproportionnée à la seule fin de dissuader ses concitoyens de désobéir à la loi : Nur, par. 45. Comme l’écrit le juge Rosenberg dans R. c. Priest (1996), 30 O.R. (3d) 538 (C.A.), p. 546-547 :

[traduction] Le principe de proportionnalité tire son origine des notions d’équité et de justice. Pour que le tribunal qui statue sur la peine rende justice à l’égard d’un délinquant en particulier, la peine infligée doit refléter la gravité de l’infraction, le degré de culpabilité du contrevenant et le tort causé par l’infraction. Le tribunal doit tenir compte des circonstances aggravantes et atténuantes du cas particulier dont il est saisi. L’adhésion rigoureuse au principe de proportionnalité garantit pour le bien de tous que le contrevenant visé n’est pas traité injustement. [Note en bas de page omise.]

Bien que, s’il poursuit l’objectif de dissuasion générale, le tribunal peut imposer une peine plus sévère afin de transmettre un message de dissuasion, encore faut‑il que le délinquant en cause mérite cette peine : R. c. Paré, 2011 QCCA 2047; G. Renaud, The Sentencing Code of Canada : Principles and Objectives (2009), par. 3.13. Le juge ne fait que punir le crime s’il omet d’individualiser la peine et de considérer les facteurs atténuants pertinents tout en insistant indûment sur les circonstances de la perpétration de l’infraction et les objectifs de dénonciation et de dissuasion : R. c. R. (M.), 2010 QCCA 16, 73 C.R. (6th) 136.  La proportionnalité requiert que la sanction n’excède pas ce qui est juste et approprié compte tenu de la culpabilité morale du délinquant et de la gravité de l’infraction.  Dans cette optique, la proportionnalité constitue un principe limitatif : Nasogaluak, par. 42.

[129]                      Mon collègue souligne que, suivant le principe de proportionnalité, plus le crime commis et ses conséquences sont graves, ou plus le degré de responsabilité du délinquant est élevé, plus la peine sera lourde (par. 12). Je nuancerais quelque peu ce propos.  À mon sens, le degré de responsabilité du délinquant ne découle pas inévitablement et seulement de la gravité de l’infraction. En effet, la gravité de l’infraction et la culpabilité morale du délinquant sont deux facteurs distincts, et le principe de la proportionnalité commande un examen exhaustif de chacun de ces facteurs : Proulx, par. 83. Comme le précise l’art. 718.1 C. cr., « [l]a peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. »

[130]                      Alors que la gravité de l’infraction concerne le tort que le délinquant a causé à la victime, ainsi qu’à la société et à ses valeurs, l’autre volet du principe de proportionnalité vise des facteurs touchant la culpabilité morale du délinquant :

[traduction] Le « degré de responsabilité du délinquant » dont il est question à l’art. 718.1 inclut certainement le niveau de mens rea requis pour formuler l’intention ou pour faire preuve de l’insouciance ou de l’aveuglement volontaire associés à l’actus reus du crime commis. Pour procéder à cette évaluation, les tribunaux peuvent abondamment s’inspirer des principes de droit criminel. Plus le tort qu’a voulu causer le délinquant est sérieux ou plus le degré d’insouciance ou d’aveuglement volontaire est élevé, plus la culpabilité morale est importante. Cela dit, la référence qui figure à l’art. 718.1 ne renvoie pas uniquement à la « mens rea relative au degré de responsabilité du délinquant » au moment de la perpétration de l’infraction. Le législateur a manifestement eu l’intention que le « degré de responsabilité du délinquant » inclut d’autres facteurs ayant une incidence sur la culpabilité. Ceux-ci peuvent avoir trait, par exemple, aux circonstances personnelles du délinquant, à ses capacités mentales ou au mobile à l’origine de la perpétration du crime. Où d’autre le Code prévoit-il qu’il faut prendre en considération le degré de responsabilité du délinquant au sens large? Là encore, la réponse nous emmène à l’art. 718.2.

 

     Aux termes de l’art. 718.2, le juge qui détermine la peine doit prendre en considération un grand nombre de principes qui, tous, soit sont des éléments du principe de proportionnalité soit influencent comme il se doit son interprétation et son application. Dans un cas comme dans l’autre, ils sont tous pertinents pour fixer la sanction juste qui satisfait au principe de proportionnalité. [Référence omise.]

 

(R. c. J.L.M.A., 2010 ABCA 363, 499 A.R. 1, par. 58-59; voir aussi Nasogaluak, par. 42; M. (C.A.), par. 40.)

[131]                      Ainsi, l’application du principe de proportionnalité peut créer une tension entre les deux facteurs, notamment lorsque la gravité de l’infraction milite fortement en faveur d’une peine à un extrême de la gamme, tandis que la culpabilité morale du délinquant en question pointe dans l’autre direction : R. c. Hamilton (2004), 72 O.R. (3d) 1 (C.A.), par. 93, cité dans C. C. Ruby, G. J. Chan et N. R. Hasan, Sentencing (8e éd. 2012), p. 26-27. En somme, s’il est vrai que la gravité du crime constitue un facteur pertinent, elle doit toutefois être considérée de façon concomitante avec le degré de responsabilité du délinquant, un facteur indépendant de la gravité de l’infraction.

[132]                      Je nuancerais également les propos de mon collègue selon lesquels les tribunaux disposent de « très peu de moyens à part l’emprisonnement » (par. 6) pour satisfaire aux objectifs de dissuasion générale ou spécifique et de dénonciation lorsque ceux‑ci doivent primer. Selon moi, les tribunaux ne doivent pas présumer d’emblée que l’emprisonnement constitue dans tous les cas la sanction à privilégier afin d’atteindre ces objectifs. Agir ainsi irait à l’encontre d’autres principes de détermination de la peine. Les tribunaux doivent plutôt examiner « toutes les sanctions substitutives » à l’emprisonnement qui sont raisonnables dans les circonstances : al. 718.2e) C. cr.; Gladue, par. 36.

[133]                      Le principe de common law voulant que, même s’il est nécessaire d’imposer une peine d’emprisonnement, la sanction doive être la moins sévère possible dans les circonstances est codifié à l’al. 718.2dC. cr. : Ruby, Chan et Hasan, p. 510. Notre Cour a souligné la volonté du législateur d’accorder une plus grande importance à ce principe de modération dans le recours à l’emprisonnement comme sanction, et ce, pour tous les délinquants : Proulx, par. 17. Le tribunal qui insiste sur la dissuasion générale doit donc toujours garder à l’esprit ce principe de modération et celui relatif à la proportionnalité : Ruby, Chan et Hasan, p. 15, citant R. c. Hawkins, 2011 NSCA 7, 298 N.S.R. (2d) 53, par. 42 et 47; voir aussi R. c. Wismayer (1997), 33 O.R. (3d) 225 (C.A.); R. c. Coffin, 2006 QCCA 471, [2006] R.J.Q. 976; F. Dadour, De la détermination de la peine : Principes et applications (2007), p. 8.

[134]                      Par ailleurs, « l’objectif de dissuasion générale et même spécifique n’est pas exclusivement en lien avec la sévérité d’une peine considérée de manière abstraite. La dissuasion peut agir par le biais de modalités adaptées au contrevenant ou à sa situation, comme le note la Cour [. . .] dans l’arrêt Proulx » : Dadour, p. 8 (note en bas de page omise). Ce principe revêt une importance encore plus grande dans le cas d’une jeune personne n’ayant pas d’antécédents judiciaires : Priest. Comme le fait remarquer le juge Twaddle dans R. c. Leask (1996), 113 Man. R. (2d) 265 (C.A.), par. 3, [traduction] « la transition du statut d’adolescent défini par la loi à celui d’adulte ne devrait pas se traduire par un abandon immédiat de la réhabilitation comme premier objectif dans les causes où la perspective que celle-ci réussisse est réelle ».

(2)      La norme d’intervention applicable aux décisions en matière de peine

[135]                      Mon collègue souligne que le présent pourvoi donne l’occasion à la Cour de clarifier la norme suivant laquelle une cour d’appel peut intervenir dans les décisions en matière de peine (par. 10). À mon avis, rien ne porte à croire que cela soit nécessaire. La norme applicable est connue, et le pourvoi dont nous sommes saisis ne concerne en définitive que son application dans les circonstances propres à ce dossier.

[136]                      Dans Nasogaluak, notre Cour résume le droit applicable comme suit : « . . . une peine ne peut être modifiée que si elle n’est “manifestement pas indiquée” ou si elle découle d’une erreur de principe, de l’omission de prendre en considération un facteur pertinent ou d’une insistance trop grande sur un facteur approprié » (par. 46 (je souligne), citant M. (C.A.), par. 90). Dans Paré, auquel renvoient les décisions antérieures rendues en l’espèce, la Cour d’appel du Québec reprend les enseignements de ces arrêts et écrit ceci :

. . . une cour d’appel ne peut intervenir que dans des circonstances qui dénotent une erreur de principe, une insistance indue sur un facteur approprié ou encore une omission de considérer un facteur pertinent, à moins que la peine soit tout simplement manifestement non indiquée, autrement dit, nettement déraisonnable. C’est dans cet esprit que les cours d’appel conservent donc le pouvoir de s’assurer que la peine s’harmonise à celles infligées « pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables »; c’est d’ailleurs le paragr. 718.2 b) C.cr . qui le prévoit. [Je souligne; par. 38 (CanLII).]

[137]                      Si une partie démontre l’existence d’une erreur de principe, l’omission de considérer un facteur pertinent ou l’insistance trop grande sur les facteurs appropriés, je ne crois pas que l’on puisse affirmer que le juge du procès a agi dans les limites du pouvoir discrétionnaire dont il dispose pour déterminer une peine. Dans de tels cas, les arrêts pertinents de notre Cour n’exigent pas d’établir également que la peine soit manifestement non indiquée pour qu’une cour d’appel puisse intervenir. Une telle exigence aurait pour effet de hausser la norme d’intervention reconnue.

[138]                      J’estime que l’approche actuelle n’est ni incongrue ni injuste.  La norme de contrôle en appel fondée sur la grande déférence et la retenue est appliquée dans la mesure où le juge du procès n’a commis aucune erreur de principe, n’a pas omis de prendre en considération un facteur pertinent et n’a pas trop insisté sur les facteurs appropriés : R. c. Stone, [1999] 2 R.C.S. 290, par. 230.  Même en l’absence d’une de ces trois situations, une intervention pourra néanmoins s’imposer si la peine est manifestement non indiquée.  Cet autre motif d’intervention a été décrit de plusieurs façons : une cour d’appel peut encore modifier une peine si elle est convaincue que cette dernière n’est « pas indiquée » ou qu’elle est « nettement déraisonnable » (R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46), qu’elle est « déraisonnable » ou qu’elle « tomb[e] en dehors des “limites acceptables” » (Shropshire, par. 50), ou qu’elle n’est « manifestement pas indiquée » (R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948, par. 17; M. (C.A.), par. 90).

[139]                      Ainsi, lorsqu’il est démontré que le raisonnement ayant mené à la détermination de la peine est entaché d’une erreur révisable, il est opportun qu’une cour d’appel puisse intervenir et évaluer la justesse de cette peine. Cela ne veut pas forcément dire que la cour d’appel modifiera d’emblée la peine en question. Comme l’indique l’extrait déjà cité de Paré, son rôle d’harmonisation en la matière lui impose avant d’intervenir de s’assurer, entre autres, que la peine infligée « s’écarte de façon marquée et substantielle des peines qui sont habituellement infligées à des délinquants similaires ayant commis des crimes similaires » : M. (C.A.), par. 92; voir aussi Stone, par. 230.  L’erreur donne simplement ouverture à l’intervention et permet à la cour d’appel de reprendre l’analyse menant à l’imposition de la peine. Ce n’est qu’en refaisant correctement l’exercice analytique que la cour d’appel peut déterminer si la sanction infligée est juste et appropriée, et s’il y a lieu de la modifier.  Autrement dit, elle peut alors imposer la peine qu’elle estime appropriée sans avoir à faire preuve de déférence : T. Desjardins, L’appel en droit criminel et pénal (2e éd. 2012), p. 217, citant notamment R. c. Gallon, 2006 NBCA 31, 297 R.N.-B. (2e) 317; R. c. Biancofiore (1997), 35 O.R. (3d) 782 (C.A.), p. 789; et R. c. Gagnon, [1998] R.J.Q. 2636 (C.A.), p. 2638.

[140]                      Sous le rapport, il m’appert que notre Cour fait une lecture attentive de l’art. 687 C. cr. dans ses décisions. Ce qui ressort de ses propos, c’est que la justesse de la peine ne s’évalue pas dans l’abstrait. Il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné, et sa détermination est un processus intrinsèquement individualisé : M. (C.A.), par. 92. La peine imposée doit refléter la prise en considération de tous les facteurs pertinents, et c’est en ce sens‑là que le « processus » menant à l’infliction de la peine importe. Pour reprendre les propos du juge Dickson dans R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368, « [s]i des considérations de principe doivent entrer en ligne de compte, comme c’est souvent le cas, il me semble tout à fait de mise que cette Cour soit prête à trancher des questions de droit importantes et difficiles quant au processus de sentence » : p. 404. La justesse de la peine est déterminée eu égard à plusieurs principes, objectifs et facteurs pertinents, et la sanction peut ne pas être juste si le processus de réflexion ou le raisonnement sur lequel elle est fondée est entaché d’une erreur révisable. Cependant, ce n’est qu’en évaluant ce processus ou ce raisonnement qu’une cour d’appel pourra déterminer si les erreurs identifiées rendent la peine imposée non indiquée.

[141]                      Je souligne que mon collègue semble déceler dans mes propos une forme d’absolu qui ne s’y trouve pas (par. 42-43). Je n’écris pas qu’une peine ne peut pas être juste si le processus de raisonnement sur lequel elle est fondée est entaché d’une erreur révisable.  J’énonce plutôt qu’une sanction peut ne pas être juste dans un tel cas, ce qui est fort différent. La première formulation serait absolue. La seconde dépend de l’évaluation que peut faire le tribunal d’appel de la sanction en question, en fonction justement de ce que je précise dans mes motifs.

[142]                      Aussi, bien que je sois d’accord qu’une cour d’appel ne devrait pas modifier la peine infligée quand celle-ci est juste, comme l’énonce le juge Hall dans R. c. Orr, 2008 BCCA 76, 228 C.C.C. (3d) 432, par. 7, il m’apparaît impératif qu’elle conserve sa capacité de statuer sur l’analyse du tribunal d’instance et d’intervenir en présence d’une erreur qui le permet.

[143]                      Enfin, comme mon collègue, j’estime acquis que les fourchettes qu’établissent les cours d’appel ne sont effectivement que des lignes directrices et non des règles absolues (par. 60). Un juge peut donc prononcer une sanction qui déroge à la fourchette établie, pour autant qu’elle respecte les principes et objectifs de détermination de la peine. La sanction doit tenir compte non seulement des circonstances liées à la perpétration de l’infraction et des besoins de la collectivité au sein de laquelle l’infraction a été commise, mais aussi de la situation du délinquant : Nasogaluak, par. 44. De façon corollaire, le simple fait que la peine imposée se situe à l’intérieur de la fourchette applicable pour un certain type de crime ne veut pas nécessairement dire qu’elle est juste, dans la mesure où, en la fixant, le juge a pu omettre de tenir compte des circonstances particulières du délinquant. C’est en analysant le raisonnement ou le processus de réflexion suivi par le juge d’instance qu’une cour d’appel peut déterminer si une peine qui tombe à l’intérieur de la fourchette appropriée est adaptée à la situation du délinquant et, en conséquence, est individualisée et proportionnelle.

(3)      L’intervention de la Cour d’appel

[144]                      Compte tenu de ce qui précède, j’estime que la Cour d’appel a correctement justifié son intervention en l’espèce. Même si, à première vue, les observations qui figurent au par. 15 (CanLII) de ses motifs pourraient témoigner d’une vision rigide des fourchettes, je suis d’avis que l’essence du raisonnement de la cour se retrouve plutôt aux par. 16-17 : 2014 QCCA 1061. Contrairement à ce qu’affirme mon collègue, je ne crois pas que la Cour d’appel intervient du seul fait que le premier juge s’écarte de la fourchette de peines appropriées (par. 11) ou en raison d’un dépassement de la fourchette de peines retenue (par. 16), ni qu’elle fait porter son examen essentiellement sur l’application de la fourchette de peines (par. 30) ou qu’elle applique mécaniquement cette fourchette (par. 69). Les motifs de la Cour d’appel, lus dans leur ensemble, font plutôt état d’une analyse qui va au-delà de cette seule description. Je crois utile de reproduire au long ces par. 15-17, que je considère révélateurs en ce sens :

En imposant une peine de 77 mois d’emprisonnement (soit six ans et six mois moins un mois, en raison de la détention provisoire du requérant), le juge de première instance a incontestablement situé la peine dans la gamme inférieure des peines de la troisième catégorie, les plus sévères. L’intimée a soutenu à l’audience qu’il s’agissait en réalité d’une peine s’inscrivant dans la deuxième catégorie, légèrement rehaussée en raison de la gravité des conséquences de l’infraction qui a fait deux victimes. Mais cet argument doit être écarté car ce sont « les facteurs personnels à l’accusé », et qui lui sont défavorables, qui normalement justifient le passage de la deuxième à la troisième catégorie. La façon dont les peines se répartissent dans la jurisprudence récente le démontre.

 

Or, ces facteurs sont pratiquement inexistants en l’espèce, comme en font éloquemment foi le rapport préparé par une agente de probation en prévision du prononcé de la peine et les témoignages de la psychologue et de la travailleuse sociale qui ont suivi le requérant après l’événement. Le requérant est étroitement soutenu par son milieu familial. L’hypothèse d’une récidive est pour ainsi dire inexistante. Il est vraisemblable que, lorsqu’il aura purgé sa peine, le requérant pourra retrouver un emploi dans une entreprise de carrosserie qui appartient à sa mère. Sa prise de conscience de l’extrême gravité des conséquences de sa faute ne fait aucun doute : il a été, et il demeure, torturé par le remords, au point que les intervenants autour de lui se sont inquiétés de possibles tendances suicidaires et ont pris des mesures préventives en conséquence.

 

Étant donné ce qui précède, la peine prononcée le 4 octobre 2013 est excessive car elle déroge au principe de proportionnalité. En l’espèce, dans l’individualisation de la peine, il incombait au juge de mieux tenir compte du potentiel de réhabilitation du requérant, qui est substantiel, et de donner une priorité moindre à l’exemplarité. Une peine sévère, sans être draconienne, servira amplement ce dernier facteur vis-à-vis des individus qui, comme le requérant, sont sans antécédents (malgré, dans son cas, quelques infractions au Code de la sécurité routière), vivent dans le respect des lois et sont à même de comprendre l’ampleur pour tous les proches des victimes d’une tragédie comme celle survenue le 17 juin 2011. [Je souligne; note en bas de page omise.]

[145]                      En justifiant son intervention comme elle l’a fait, la Cour d’appel s’est conformée aux enseignements de notre Cour en la matière. Tel qu’elle l’a constaté, et comme je l’explique dans la section qui suit, la sanction imposée dans le cas présent ne respectait pas les principes et les objectifs de la détermination de la peine. Le premier juge a pris en compte des facteurs aggravants qui n’en sont pas, a écarté ou omis de prendre en considération des facteurs atténuants pertinents et importants, et a insisté indûment sur l’objectif de la dissuasion. Dès lors, la peine qui a résulté de son analyse n’était ni proportionnelle, ni individualisée; elle s’écartait par ailleurs de façon marquée et substantielle des peines habituellement infligées à des délinquants ayant commis des crimes similaires dans des circonstances similaires.

(4)      Les erreurs du premier juge

a)      Facteurs aggravants qui n’en sont pas

[146]                      Dans son analyse, le juge a d’abord retenu des facteurs aggravants qui n’en sont pas : 2013 QCCQ 11960, par. 32 (CanLII).  En principe, l’art. 718.2 C. cr. dresse une liste de facteurs jugés aggravants. Or, un élément constitutif de l’infraction ne peut en soi constituer un tel facteur; en caractérisant un élément constitutif comme tel, un juge commet donc une erreur de droit ouvrant la porte à l’intervention de la cour d’appel : R. c. Flight, 2014 ABCA 380, 584 A.R. 392, par. 4; R. c. Stimson, 2011 ABCA 59, 499 A.R. 185, par. 20; R. c. Dass, 2008 CanLII 13191 (C.S.J. Ont.), p. 59-60; R. c. Dankyi, [1993] R.J.Q. 2767 (C.A.), p. 2769-2770.

[147]                      En l’espèce, l’état d’ébriété de l’accusé, sans plus, constitue déjà un élément constitutif de l’infraction. Le dossier ne fait par ailleurs pas état de son taux d’alcoolémie. Pareillement, le fait de consommer avant de prendre le volant fait déjà partie de l’infraction, de sorte que, en l’absence d’une quelconque conduite plus répréhensible, le contexte de la consommation d’alcool ne saurait constituer un facteur aggravant. Les parties ont par ailleurs convenu que c’est uniquement l’alcool qui a causé l’affaiblissement de la capacité de conduire de l’accusé;  sa consommation de cannabis n’a pas contribué à l’accident, ce que confirme le dossier. L’accusé avait consommé du cannabis (trois bouffées d’un joint) vers 19 h, et l’accident a eu lieu un peu avant 4 h le lendemain matin : 1re inst., par. 2; m.i, par. 7. Enfin, les impacts pour les proches de l’accusé ne sauraient représenter un facteur aggravant justifiant que ce dernier soit condamné à une peine plus sévère : art. 718.2 C. cr.

(b)     Facteurs atténuants écartés

[148]                      Le juge d’instance a ensuite écarté des facteurs pertinents, normalement qualifiés de facteurs atténuants, devant être pris en compte dans la détermination de la peine appropriée, à savoir, le jeune âge de l’accusé, les remords exprimés, l’absence d’antécédents judiciaires et le rapport présentenciel favorable. La Cour d’appel discute des trois derniers de ces facteurs aux par. 16-17 de ses motifs. À l’opposé, bien qu’il les énumère au par. 33, le premier juge finit en fait par tous les écarter, mis à part le rapport présentenciel, dont il omet simplement de traiter. Il minimise même l’importance du jeune âge de l’accusé pour favoriser l’exemplarité et la dissuasion (par. 39), et ce, même si [traduction] « selon la règle générale applicable à la plupart des infractions, une peine ne devrait pas être infligée à un jeune délinquant pour des motifs de dissuasion générale, mais plutôt dans un objectif de réhabilitation » : Ruby, Chan et Hasan, p. 263.

(c)      Omission de traiter d’un facteur atténuant important

[149]                      Par ailleurs, dans son jugement, le juge mentionne au départ le rapport présentenciel favorable et les conclusions positives qui s’y trouvent : par. 18-19. Il indique ensuite que ce rapport compte parmi les facteurs atténuants pertinents : par. 33.  Cet élément important est toutefois absent de la suite de son analyse. Tel que le souligne la Cour d’appel, le juge fait effectivement abstraction du rapport et des constatations suivantes :

Le requérant est étroitement soutenu par son milieu familial. L’hypothèse d’une récidive est pour ainsi dire inexistante. Il est vraisemblable que, lorsqu’il aura purgé sa peine, le requérant pourra retrouver un emploi dans une entreprise de carrosserie qui appartient à sa mère. Sa prise de conscience de l’extrême gravité des conséquences de sa faute ne fait aucun doute : il a été, et il demeure, torturé par le remords, au point que les intervenants autour de lui se sont inquiétés de possibles tendances suicidaires et ont pris des mesures préventives en conséquence. [par. 16]

[150]                      Ce rapport et ces constatations favorables représentaient un facteur atténuant pertinent et important dans la détermination de la peine appropriée. Or, le juge ne mentionne que fort brièvement la réhabilitation de l’accusé au par. 92, où son propos se limite à ceci : « L’objectif d’isolement implique que la peine ne soit pas longue au point de nuire à la réhabilitation de l’accusé. »  Je ne peux en conclure, à l’instar de la Cour d’appel, que cela démontre qu’il a réellement tenu compte de cet élément important. Une lecture de l’ensemble des motifs du juge de première instance mène plutôt à la conclusion contraire, soit à l’absence d’une analyse de l’objectif de réinsertion sociale et de son impact sur les circonstances propres de l’affaire. Contrairement à mon collègue, j’estime en effet que les motifs du premier juge ne permettent pas d’affirmer qu’il a considéré la perspective de réinsertion sociale de l’intimé (par. 82). Comme le conclut la Cour d’appel, en faisant abstraction de ce facteur, le juge omet de prendre en compte dans l’individualisation de la peine le potentiel de réhabilitation du délinquant — lequel est substantiel.

(d)     Insistance disproportionnée sur l’exemplarité

[151]                      Enfin, tel que la Cour d’appel l’a constaté, en occultant des facteurs atténuants favorables au potentiel de réhabilitation de l’accusé et en priorisant avant tout l’exemplarité, le juge a imposé une peine excessive qui déroge au principe de proportionnalité. Si la Cour d’appel lui reproche d’avoir priorisé de façon exagérée l’exemplarité, il est vrai qu’elle ne traite pas nommément du facteur local.  Je conviens avec mon collègue qu’il aurait été préférable qu’elle le fasse (par. 87). En l’espèce, le facteur local a clairement influencé à la hausse l’exemplarité de la peine dénoncée par la Cour d’appel.  À ce sujet, je me limiterai à trois observations sur les propos de mon collègue.

[152]                      Premièrement, la doctrine et la jurisprudence me semblent plus nuancées sur la question de savoir si un juge peut invoquer, afin de justifier l’imposition d’une peine plus sévère, sa propre perception de la fréquence d’un crime donné dans sa région. Je souligne notamment les commentaires suivants de Ruby, Chan et Hasan, p. 124 :

[traduction] Puisque la détermination de la peine ne constitue qu’une étape du procès criminel, rien ne justifie de penser que la doctrine de la connaissance d’office ne s’y appliquerait pas normalement. Cependant, la distinction entre les faits suffisamment certains pour être connus d’office par un tribunal et ceux qui ne le sont pas doit être prise en considération, puisqu’une dépendance excessive sur des éléments qui n’ont pas été mis en preuve peut miner l’équité du processus de détermination de la peine. La fréquence d’un crime sur un territoire donné ne peut pas être connue d’office par le tribunal. [Je souligne; notes en bas de page omises.]

[153]                      Lorsqu’elle est considérée dans le contexte de la détermination de la peine, la fréquence d’un crime dans une région donnée ne contribue pas à dresser un portrait de l’accusé; elle est plutôt le reflet de facteurs externes :

[traduction] La contradiction inhérente à de telles peines découle du fait que la peine exemplaire est infligée à un contrevenant en particulier qui devient le bouc émissaire pour les autres qui ont commis des crimes semblables, mais qui n’ont pas été arrêtés ou contre qui on n’a pas invoqué la preuve requise. Cela est carrément inacceptable. Agir ainsi exige du tribunal qu’il fonde sa décision sur la théorie de la dissuasion qui a peu de fondement statistique pour tenir la route, voire aucun, et dont le bien-fondé ne va pas de soi. Il s’agit néanmoins d’une théorie populaire.

 

L’utilisation d’éléments de preuve démontrant la prévalence accrue d’un crime en particulier dans une communauté comme facteur aggravant en vue de la détermination de la peine d’un contrevenant donné doit être fondée sur la théorie selon laquelle les peines plus sévères ont un effet dissuasif sur les délinquants qui commettraient moins le type d’infraction dont il est question. La validité de cette théorie ne va pas de soi et les théories relatives à l’effet dissuasif en général ont fait l’objet de critiques, même si la dissuasion reste un des principes de la détermination de la peine. [Je souligne; notes en bas de page omises.]

 

(Ruby, Chan et Hasan, p. 256)

[154]                      Il est vrai que dans M. (C.A.), le juge en chef Lamer a affirmé que les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent constituent un facteur pertinent dans la détermination de la peine. Le juge qui impose la peine est normalement à même de bien évaluer la combinaison d’objectifs visés lors de la détermination de la peine qui sera « juste et appropriée » pour assurer la protection de la communauté où il exerce sa charge : M. (C.A.), par. 91. Cependant, même si ces propos appuient la prise en compte de la fréquence d’un crime dans la communauté lors de la détermination de la peine, il ne faut pas oublier que le juge en chef Lamer précise également que, en dépit des besoins de la communauté, il faut toujours doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction : M. (C.A.), par. 91. Ainsi, indépendamment du poids que le juge souhaite accorder aux besoins de la communauté et à l’objectif de dissuasion, la peine doit toujours respecter le principe fondamental de proportionnalité. Le degré de censure requis pour exprimer la réprobation de la société à l’égard de l’infraction demeure contrôlé par le principe selon lequel la peine infligée à un délinquant doit correspondre à sa culpabilité morale : Nasogaluak, par. 40‑42. En l’espèce, la Cour d’appel insiste justement sur les facteurs relatifs à l’accusé lui-même dont le premier juge fait par ailleurs abstraction.

[155]                      Deuxièmement, la doctrine et la jurisprudence me semblent aussi plus nuancées sur l’opportunité pour un juge de prendre connaissance d’office de la fréquence d’un crime dans sa communauté lorsqu’il est appelé à déterminer une peine.

[156]                      Notre Cour a examiné l’application de la doctrine de la connaissance d’office dans R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458. En définitive, les limites acceptables de cette connaissance varient selon la nature de la question considérée : Spence, par. 60. Ainsi, plus un fait a une incidence directe sur l’issue du procès, plus le test pour son admissibilité est exigeant : Spence, par. 60-61; P. Béliveau et M. Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales (22e éd. 2015), par. 2366. Lorsqu’il s’agit d’un fait se situant entre un fait en litige (touchant au cœur du litige) et un fait général (ne touchant qu’indirectement au litige et à l’égard duquel le tribunal présume qu’il ne fait pas l’objet de controverse), le tribunal devra se demander

si une personne raisonnable ayant pris la peine de s’informer sur le sujet considérerait que ce « fait » échappe à toute contestation raisonnable quant à la fin à laquelle il sera invoqué, sans oublier que les exigences en matière de crédibilité et de fiabilité s’accroissent directement en fonction de la pertinence du « fait » pour le règlement de la question en litige. [En italique dans l’original.]

(Spence, par. 65)

C’est pourquoi un tribunal peut admettre d’office un « fait » dans une affaire, mais refuser de le faire dans une autre où la question s’avère décisive : Spence, par. 65.

[157]                      Mon collègue cite quelques arrêts pour appuyer la proposition selon laquelle les juges peuvent prendre connaissance d’office des conditions prévalant dans une région. Un seul d’entre eux fait état d’une situation où le juge imposant la peine a pris connaissance d’office de la situation locale : R. c. Valiquette, 2004 CanLII 20126 (C.A. Qc), par. 48-50. Dans les autres arrêts, même si les cours d’appel remarquent qu’un juge d’instance peut prendre en considération la situation locale quand il inflige une peine, il n’y a pas d’indication que les cours ont convenu que le juge pouvait prendre connaissance d’office d’une telle preuve.

[158]                      En l’espèce, le premier juge évoque la situation qui prévaut dans son district, mais il suggère aussi que la conduite avec capacités affaiblies y serait plus banalisée qu’ailleurs (par. 72).  Or, la connaissance d’office de son milieu par un juge n’est pas sans limites. À mon avis, il faut être prudent en établissant ses délimitations. Dans ses motifs, mon collègue étend cette connaissance non seulement à l’ampleur du problème que constate le juge dans sa région, mais aussi à la comparaison de cette situation avec celle qui prévaut ailleurs, de même qu’à ce que la consultation des rôles des tribunaux peut révéler (par. 95 et 98). Cela me semble aller beaucoup plus loin que la connaissance d’office du caractère majoritairement francophone d’une ville, ou celle des conduites illégales récentes dans une communauté donnée, auxquelles renvoient les affaires citées par mon collègue à l’appui de son propos (par. 95; R. c. Z.Z., 2013 QCCA 1498, par. 68 (CanLII); R. c. Hernandez, 2009 BCCA 546, 277 B.C.A.C. 120, par. 29). Connaître, par exemple, la situation locale de sa région est une chose. Prétendre la comparer à ce qui se passe ailleurs pour en tirer des conclusions ou des inférences en est une autre.

[159]                      Enfin, troisièmement, je conviens que le processus de détermination de la peine diffère considérablement du procès, en ce qu’il est plus informel. Comme le remarque le juge Dickson dans Gardiner, « les règles strictes qui régissent le procès ne s’appliquent pas à l’audience relative à la sentence et il n’est pas souhaitable d’imposer la rigueur et le formalisme qui caractérisent normalement notre système de procédures contradictoires » : p. 414; voir aussi R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487, par. 30.  Le tribunal jouit d’une grande latitude pour choisir les sources et le genre de preuves sur lesquelles il fondera la peine infligée. Il peut se fier aux observations et aux arguments des avocats, et les simples affirmations de ces derniers peuvent parfois suffire pour fonder les décisions factuelles du tribunal : R. c. Witvoet, 2015 ABCA 152, 600 A.R. 200; voir aussi R. c. Bartlett, 2005 NLCA 75, 252 Nfld. & P.E.I.R. 154; R. c. Joseph, 2012 BCCA 359, 326 B.C.A.C. 312, par. 32.

[160]                      Par contre, malgré la latitude dont dispose le juge dans le cadre d’une audience pour déterminer la peine, il ne doit jamais perdre de vue l’importance de l’équité procédurale. Comme l’explique le professeur Davis :

[traduction] Le principe fondamental veut que les faits qui ne sont pas contenus dans le dossier doivent être tenus pour avérés dès lors qu’il est pratique de le faire, sauf que l’aspect pratique doit toujours céder le pas à l’exigence d’équité procédurale selon laquelle les parties doivent avoir l’occasion de contester comme il se doit tous les faits qui ont une incidence sur l’issue de la cause. [Je souligne; italique dans l’original omis.]

 

(K. C. Davis, Administrative Law Text (3e éd. 1972), p. 314, cité dans R. J. Delisle, D. Stuart et D. M. Tanovich, Evidence : Principles and Problems (9e éd. 2010), p. 357.)

[161]                      Parmi les décisions qui illustrent ce principe, je note l’affaire R. c. Provost, 2006 NLCA 30, 256 Nfld. & P.E.I.R. 205, où la Cour d’appel insiste sur le fait que les prétentions quant au caractère généralisé d’un crime dans la communauté doivent être traitées de manière à respecter les principes d’équité procédurale :

      [traduction] Au par. 15 de sa sentence, le juge de la Cour provinciale a écrit :

 

. . . compte tenu du nombre d’infractions au code de la sécurité routière dont sont saisis les tribunaux, il est évident que les périodes d’emprisonnement avec sursis n’ont pas eu d’effet dissuasif. Or, il faut faire comprendre à ceux qui participent à des entreprises criminelles d’importance que leurs activités criminelles ne seront pas tolérées et que s’ils sont pris et déclarés coupables, ils se verront infliger des périodes d’incarcération importantes.

 

Il convient que les juges soient conscients de l’évolution de leur communauté et du type d’infractions sur lesquelles les tribunaux sont appelés à se prononcer. Cela dit, il faut tenir compte de telles considérations de manière à préserver l’équité procédurale; de même, elles ne doivent pas être utilisées de telle sorte qu’elles minent l’application correcte des principes reconnus applicables à la détermination de la peine. [Je souligne; par. 13-14.]

[162]                      Dans le cas présent, il est vrai que la poursuite a mentionné le nombre de dossiers de conduite avec capacités affaiblies dans la région, et l’avocat de la défense n’a pas contesté ce fait.  Dans ce contexte, je conviens avec mon confrère qu’on ne peut reprocher au juge ses remarques sur la situation prévalant dans sa région comme lorsque, au par. 72, il fait état de « ce fléau » dans son district. Par contre, selon moi, il en va autrement quant à son interrogation : « Serait-ce qu’ici plus qu’ailleurs, ce genre de conduite est banalis[é]? » (par. 72). La détermination de la peine comporte des enjeux importants tant pour l’individu que pour la société. Pour l’intimé, comme pour de nombreux accusés — dont la plupart avouent leur culpabilité comme le souligne le juge Dickson dans Gardiner — la peine est la décision la plus importante que la justice pénale est appelée à rendre à leur endroit. Bien qu’on ne doive pas enlever au juge la possibilité d’obtenir des renseignements pertinents en exigeant le respect de toutes les règles de preuve applicables à un procès, « il faut que le rassemblement et l’évaluation de ces éléments de preuve soient justes. La liberté de l’accusé en dépend largement et il faut que les renseignements fournis soient exacts et sûrs » : Gardiner, p. 414. En exerçant son pouvoir discrétionnaire de diriger les procédures et de choisir les renseignements auxquels il se fiera afin de rendre une sentence juste, le juge doit garder à l’esprit l’importance des faits en question et l’incidence de leur traitement pour le délinquant : Ruby, Chan et Hasan, p. 100-101, citant R. c. Alarie (1980), 28 C.R. (3d) 73 (C.S.P.Q.).

[163]                      À mon avis, rien n’indique qu’ici, le premier juge était en mesure de prendre connaissance d’office du fait que la conduite avec capacités affaiblies était plus banalisée en Beauce qu’ailleurs. À ce chapitre, sachant l’incidence sur la détermination de la peine de ce facteur jugé aggravant à ses yeux et le poids particulier qu’il allait y accorder en vue d’imposer une sanction plus sévère, il aurait dû aviser l’intimé de son interrogation à cet égard et solliciter ses observations, par souci d’équité procédurale. Or, il ne l’a pas fait, alors qu’au bout du compte, l’importance qu’il a attribuée à ce facteur aggravant l’a mené à infliger une peine qui favorisait l’exemplarité au détriment de la proportionnalité.

(5)      La peine juste et appropriée

[164]                      Compte tenu de tout ce qui précède, je conviens avec la Cour d’appel que le premier juge a accordé trop d’importance aux objectifs d’exemplarité et de dissuasion, tout en faisant abstraction des principes de similarité et d’individualisation de la peine.  Eu égard à l’omission du premier juge de considérer un facteur atténuant pertinent et important, soit le rapport présentenciel favorable, et à son insistance trop grande sur des facteurs aggravants qui n’en sont pas, j’estime que la Cour d’appel était justifiée d’intervenir et de reprendre le processus d’analyse pour juger du caractère juste et approprié de la peine. Avec égards, il ne s’agissait pas là d’erreurs non déterminantes du premier juge ni d’une question de pondération inadéquate des facteurs aggravants ou atténuants qu’il a analysés. Selon moi, la Cour d’appel pouvait conclure qu’il s’agissait au contraire d’erreurs révisables qui, considérées dans leur ensemble et vu leur impact décisif sur les principes applicables en matière de détermination de la peine, justifiaient une intervention.

[165]                      D’une part, au nom de la dissuasion et de l’exemplarité, le juge s’est focalisé sur la prépondérance perçue de ce crime dans la communauté et a passé outre aux facteurs individuels et contextuels pour imposer une peine qui s’avère excessive dans le cas de l’intimé.  Ses motifs révèlent son insistance sur la dissuasion au détriment d’autres objectifs pénologiques. Aux par. 76-86, il renvoie à plusieurs décisions qui réfèrent à la primauté du facteur de dissuasion. Or, dans la plupart de ces décisions, les tribunaux discutent de la dissuasion comme d’un facteur qui s’ajoute aux autres circonstances aggravantes sérieuses qui étaient présentes dans les affaires dont ils étaient saisis, ce qui n’est pas le cas ici.

[166]                      Ainsi, dans R. c. Junkert, 2010 ONCA 549, 103 O.R. (3d) 284, la Cour d’appel de l’Ontario reconnaît qu’une peine de cinq ans pour conduite avec capacités affaiblies causant la mort se situe parmi les peines les plus élevées normalement imposées. La cour maintient cependant la peine en raison de la présence de plusieurs facteurs aggravants, dont un taux d’alcoolémie très élevé et la manière très négligente dont l’accusé conduisait. Dans R. c. Ruizfuentes, 2010 MBCA 90, 258 Man. R. (2d) 220, la Cour d’appel du Manitoba mentionne la tendance, dans les années récentes, à l’imposition de peines plus étendues et met l’accent sur l’importance de la dénonciation et de la dissuasion. Elle intervient toutefois pour diminuer la peine imposée, et ce, malgré la présence de plusieurs facteurs aggravants. Dans R. c. Lépine, 2007 QCCA 70, la Cour d’appel du Québec prend en compte la situation particulière de l’accusé et indique que « le juge a appuyé sa décision sur des motifs bien étayés qui l’ont amené à conclure qu’une peine d’emprisonnement était nécessaire tant au niveau de la dissuasion générale que de la dissuasion spécifique » : par. 17 (CanLII) (je souligne). La peine imposée pour chacune des deux infractions de conduite avec capacités affaiblies causant la mort était de trois ans d’emprisonnement.  Enfin, dans R. c. Brutus, 2009 QCCA 1382, si la Cour d’appel du Québec met l’accent sur l’importance de la dénonciation et de la dissuasion dans les dossiers de conduite avec capacités affaiblies, elle ajoute que « [l]a peine imposée en l’espèce n’est pas déraisonnable au regard de [l’objectif de dissuasion], pas plus qu’elle ne l’est au regard de toutes les circonstances propres à l’affaire » : par. 18 (CanLII) (je souligne).  Dans cet arrêt, la cour constate la présence de plusieurs facteurs aggravants, dont une alcoolémie élevée, la conduite d’un véhicule alors que le permis de conduire de l’accusée était suspendu et l’absence de reprise en main concrète de sa situation par cette dernière.

[167]                      D’autre part, les erreurs commises par le juge ont entraîné une deuxième conséquence : la violation du principe de l’harmonisation des peines, le corollaire du principe de proportionnalité (voir G. Renaud, Principes de la détermination de la peine (2004), p. 37). Le juge a déterminé la peine en faisant référence notamment aux deux victimes, à l’importance en l’occurrence de la situation locale et des objectifs de dénonciation et de dissuasion, ainsi qu’à l’arrêt Paré, qu’il a distingué. Bien que le juge se soit référé à plusieurs décisions dans ses motifs, il a fourni peu d’explications, voire aucune, sur la peine de 78 mois d’emprisonnement qu’il a en définitive imposée à l’intimé, bien que la sévérité de cette dernière ne fasse aucun doute.  Or, selon moi, une revue de la jurisprudence relative à des délinquants ayant commis des crimes similaires dans des circonstances similaires ne révèle pas de cas comparable où la peine imposée atteint un tel degré de sévérité. Cela étant, je considère que la Cour d’appel pouvait intervenir pour réévaluer la justesse de la peine. À ce chapitre, bien qu’il eût été souhaitable qu’elle s’en explique également de façon plus étoffée, la peine de 48 mois qu’a imposée la Cour d’appel me semble nettement plus conforme à ce qu’indique l’étude de décisions comparables. Je concentre mon analyse sur les affaires récentes où il est question de deux chefs d’accusation de conduite avec capacités affaiblies causant la mort, comme dans le cas de l’intimé.

[168]                      Dans R. c. Charles, 2011 BCCA 68, 10 M.V.R. (6th) 177, conf. 2009 BCSC 1391, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a confirmé une peine d’emprisonnement de trois ans pour deux chefs de conduite avec capacités affaiblies causant la mort infligée à un accusé autochtone de 21 ans sans antécédents judiciaires. La consommation d’alcool était excessive, et malgré un soutien familial, l’accusé ne faisait preuve d’aucun remords.

[169]                      Dans R. c. McIlwrick, 2008 ABQB 724, 461 A.R. 16, l’accusé a été déclaré coupable de deux chefs de conduite avec capacités affaiblies causant la mort et de deux chefs de conduite avec capacités affaiblies causant des lésions corporelles. Il fumait de la marijuana en route vers son travail et avait une concentration élevée de THC dans le sang, ce qui a causé l’affaiblissement de ses capacités.  Il avait des antécédents judiciaires (voies de fait, possession de stupéfiants, possession en vue d’en faire le trafic).  Même s’il a exprimé des remords, la juge et l’agente de probation ont conclu à une certaine absence de prise de responsabilité. L’accusé avait tout de même collaboré avec la police, jouissait d’un soutien familial et avait besoin de soins médicaux. La juge lui a imposé une peine de 48 mois d’emprisonnement. 

[170]                      Dans R. c. Olsen, 2011 ABCA 308, 515 A.R. 76, l’accusé a plaidé coupable à deux chefs de conduite avec capacités affaiblies causant la mort de deux personnes, parents de cinq enfants. Il avait 22 ans au moment des faits, son alcoolémie était de 226 mg/100 ml et il conduisait à une vitesse excessive. Il détenait un très lourd dossier de conduite, qui comprenait notamment 16 déclarations de culpabilité dans les cinq ans précédant l’incident, dont plusieurs pour excès de vitesse. Son permis avait été suspendu à quatre reprises. Il n’avait aucun casier judiciaire et a exprimé ses remords dans une lettre rédigée aux enfants et à la famille des victimes. Il bénéficiait d’un soutien familial et avait un emploi. La Cour d’appel de l’Alberta lui a imposé une peine de 42 mois d’incarcération. 

[171]                      Dans R. c. Pelletier, 2009 QCCQ 6277, l’accusé a plaidé coupable à deux chefs d’accusation, l’un d’avoir conduit un véhicule alors que sa capacité de conduire était affaiblie par l’alcool et d’avoir par‑là causé la mort de deux personnes, et l’autre, d’avoir dans les mêmes circonstances causé des lésions corporelles à une troisième personne. Il avait des antécédents judiciaires, mais pas en matière de conduite automobile, soit pour tentative de commettre un acte criminel et introduction par effraction avec intention, et pour possession de stupéfiants. L’accusé avait consommé pendant plusieurs heures « chez des amis, dans un bar et conduisait son véhicule d’un endroit à l’autre pour finalement toujours au volant de son véhicule, se diriger vers un dépanneur pour acheter de la bière » : par. 22 (CanLII). Son alcoolémie était de 182 mg/100 ml et il roulait à 120 km/h dans une zone de 90 au moment de l’incident. Les victimes avaient 15 et 16 ans. Il avait été condamné à trois infractions au Code de la sécurité routière du Québec, RLRQ, c. C-24.2, entre 2004 et 2007 pour excès de vitesse. Les facteurs atténuants retenus par le tribunal incluaient l’âge, le plaidoyer de culpabilité, les remords exprimés à l’agent de probation, la prise de conscience, l’obtention d’un nouvel emploi, le réseau de soutien, le rapport présentenciel favorable, et le respect des conditions de remise en liberté. Le tribunal a imposé à l’accusé une peine de 42 mois d’emprisonnement.

[172]                      Dans R. c. Nottebrock, 2014 ABQB 662, 15 Alta. L.R. (6th) 114, l’accusée a été déclarée coupable de deux chefs de négligence criminelle causant la mort et de deux chefs de conduite avec capacités affaiblies causant la mort. Elle avait une alcoolémie entre 222 et 227 mg/100 ml et roulait entre 135 et 145 km/h dans une zone de 80 au moment où elle a brûlé un feu rouge, sans jamais freiner. Elle avait 28 ans au moment de la détermination de la peine. Elle a exprimé beaucoup de remords et a reconnu sa responsabilité. Il y avait un faible risque de récidive. Le tribunal lui a imposé une peine de 54 mois d’incarcération.

[173]                      En comparaison, dans les affaires de conduite avec capacités affaiblies causant la mort où la peine imposée se situe entre six et neuf ans, on retrouve des circonstances aggravantes importantes qui ne sont pas présentes en l’espèce, comme des antécédents judiciaires en semblable matière (conduite avec capacités affaiblies ou conduite avec une alcoolémie supérieure à la limite), un plus grand nombre de victimes, le fait d’avoir conduit avec des enfants dans le véhicule, le refus d’écouter les avertissements des autres personnes, la conduite sans permis ou pendant une interdiction (interdiction de conduire ou de consommer de l’alcool), une alcoolémie extrêmement élevée, une dépendance à l’alcool non traitée, des risques de récidive et un rapport présentenciel négatif : voir p. ex. R. c. Cooper, 2007 NSSC 115, 255 N.S.R. (2d) 18; R. c. Kummer, 2011 ONCA 39, 103 O.R. (3d) 649; R. c. Cote, 2007 SKPC 100, 300 Sask. R. 194;  R. c. York, 2015 ABCA 129, 78 M.V.R. (6th) 4; R. c. Gravel, 2013 QCCQ 10482; R. c. Comeau, 2008 QCCQ 4804, conf. par 2009 QCCA 1175; R. c. Côté, 2002 CanLII 27228 (C.Q.); R. c. Morneau, 2009 QCCA 1496; R. c. Bois, 2005 CanLII 10575 (C.Q.).

[174]                      Plus particulièrement, les trois arrêts sur lesquels insiste mon collègue au par. 70 pour soutenir qu’une peine d’emprisonnement de six ans ou plus n’est manifestement pas excessive se caractérisent tous par des circonstances qui diffèrent sensiblement de celles de l’intimé.  Dans deux des trois arrêts, il y avait trois victimes, et non deux; il s’agit là d’un facteur qui crée une disparité notable dans les peines recensées. Ainsi, dans R. c. Wood (2005), 196 C.C.C. (3d) 155 (C.A. Ont.), l’accusé avait un lourd dossier d’antécédents judiciaires. Il avait tué trois personnes en roulant à contresens, sans permis et dans un état d’ébriété sévère : son alcoolémie était de plus de deux fois la limite permise.  Dans Kummer, l’appelant avait causé là aussi la mort de trois personnes et des lésions corporelles à deux autres, et son alcoolémie était de plus de deux fois la limite permise. Par ailleurs, dans Morneau, le troisième arrêt cité, l’accusé avait trois antécédents de conduite avec capacités affaiblies, il n’avait pris aucune mesure pour suivre une thérapie pour régler son problème d’alcool, son alcoolémie était de trois fois la limite permise et, malgré son plaidoyer de culpabilité, il avait fait montre d’un « grand manque de maturité » et d’insouciance : 2009 QCCQ 1271, par. 15 (CanLII). Avec égards, je ne crois pas que ce soient là des parallèles adéquats pour expliquer la peine excessive dénoncée par la Cour d’appel dans la situation de l’intimé.

[175]                      Cette analyse mène selon moi à deux constats. D’une part, la Cour d’appel n’est pas intervenue à la légère : en modifiant la sanction infligée par le juge de 78 à 48 mois, elle l’a réduite de plus du tiers. Cette réduction appréciable appuie son constat que la peine était excessive. D’autre part, la peine que la Cour d’appel a imposée ne s’écarte pas, elle, de façon marquée et substantielle des peines infligées à des délinquants ayant commis des crimes similaires dans des circonstances similaires. Au contraire, elle se situe tout à fait dans la foulée de celles imposées aux délinquants dont les caractéristiques étaient semblables à celles de l’intimé. Dans la mesure où la Cour d’appel s’est bien dirigée en droit avant d’intervenir, j’estime qu’il n’appartient pas à la Cour de substituer son point de vue au sien quant à la détermination de la peine. La Cour d’appel a examiné les principes pertinents de détermination de la peine et a tenu compte des particularités du dossier. Même si le degré de retenue applicable à l’égard des peines infligées par les cours d’appel provinciales n’est pas le même qu’à l’égard des peines prononcées par les juges présidant les procès, il convient de faire montre de déférence envers les peines infligées par les premières, car celles‑ci sont plus fréquemment saisies d’appels relatifs à la peine que notre Cour, qui entend rarement des pourvois de cette nature : R. c. R.N.S., 2000 CSC 7, [2000] 1 R.C.S. 149, par. 23; Proulx, par. 2.

B.       L’interdiction de conduire

[176]                      Sur la question de l’interdiction de conduire, maintenant, je conviens avec mon collègue que la Cour d’appel et le premier juge ont tous deux commis une erreur en omettant de tenir compte de la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine. À leur décharge, cette question n’a été soulevée qu’à l’audience devant nous, où l’appelante a du reste convenu qu’il s’agissait d’une considération dont il fallait tenir compte.

[177]                      Dans R. c. Bilodeau, 2013 QCCA 980, j’ai exprimé l’opinion que « [s]ans pour autant devoir la déduire dans la même mesure, la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine est un facteur à considérer dans l’analyse du caractère raisonnable et approprié de l’interdiction à imposer aux termes de l’article 259 (3.3.) b) C.cr . » : par. 75 (CanLII).  La Cour d’appel de l’Ontario avait déjà exprimé un point de vue semblable dans R. c. Pellicore, [1997] O.J. No. 226 (QL), par. 1. Ce raisonnement vaut tout autant au regard de l’al. 259(2)a.1) C. cr. En l’espèce, il m’apparaît donc à propos de réduire la durée de l’interdiction de conduire comme le suggère mon collègue, soit de toute la période d’interdiction à laquelle l’intimé a été soumis avant le prononcé de la peine comme partie de ses conditions de mise en liberté.

[178]                      Cela dit, je considère que la formulation choisie par la Cour d’appel pour fixer la durée de l’interdiction correspond à ce qu’exprime le législateur à l’al. 259(2)a.1) C. cr. Pour ma part, je m’en tiendrais à ce libellé. Mon collègue réfère pour sa part soit à une période « débutant au moment de la libération » (par. 110), soit à une période « commençant au terme de l’incarcération » (par. 121). Or, le « moment d’une libération » ou celui où se « termine une incarcération » peuvent parfois se révéler source de confusion. Ils peuvent en outre différer de la « période d’emprisonnement à laquelle [un contrevenant a été] condamné », soit celle à laquelle renvoient précisément les dispositions pertinentes du C. cr. S’en tenir aux mots choisis par le législateur comme le fait la Cour d’appel dans son arrêt me semble plus prudent.

[179]                      En l’espèce, la Cour d’appel a « [interdit à l’intimé] de conduire tout véhicule à moteur au Canada pendant une période de quatre ans, en plus de la période d’emprisonnement à laquelle il [a été] condamné » : par. 24.  En refaisant ce calcul en tenant compte de la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine (soit deux ans et trois mois), on obtient plutôt une période de un an et neuf mois (soit quatre ans moins deux ans et trois mois). C’est ce à quoi je m’en tiendrais sur cet aspect de la peine.

C.       Preuve nouvelle

[180]                      Finalement, j’estime que la Cour d’appel n’a pas commis d’erreur justifiant une intervention de notre part en refusant d’admettre la preuve nouvelle de deux manquements de l’intimé à ses engagements.  Ces manquements incluaient le fait pour l’intimé d’avoir omis d’être à sa résidence entre 21 h et 7 h le 26 novembre 2011 comme il le devait, et le fait d’avoir communiqué avec le frère d’une des victimes alors qu’il lui était interdit de le faire : par. 19. 

[181]                      La Cour d’appel a jugé que cette preuve ne satisfaisait pas à la quatrième condition des arrêts Lévesque et Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, puisque, selon son évaluation, elle n’était pas susceptible d’influer sur le résultat : par. 19.  La Cour d’appel pouvait valablement distinguer les circonstances en l’espèce de celles qui prévalaient dans Bilodeau. Dans cette dernière affaire, l’appelant avait été déclaré coupable de deux chefs de conduite dangereuse causant la mort, et la preuve nouvelle concernait un manquement à un engagement de ne pas conduire un véhicule automobile. Comme l’indique la Cour d’appel dans son analyse, cette preuve pouvait permettre de mieux cerner le risque d’une récidive. Les deux manquements relevés ici sont fort différents.

[182]                      Certes, aucun manquement à un engagement ne doit être pris à la légère. Cependant, ceux que la Cour d’appel devait soupeser étaient somme toute relativement mineurs, surtout compte tenu de l’ensemble des facteurs pertinents.  La Cour d’appel pouvait estimer cette preuve additionnelle peu pertinente dans ce contexte. En l’absence d’erreur de droit ou d’erreur de fait manifeste et déterminante justifiant une intervention, il n’appartient pas à notre Cour de se pencher à nouveau sur le poids accordé par la Cour d’appel à ces manquements pour y substituer notre perception de ce qui aurait été pertinent.

III.       Dispositif

[183]                      Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel à la seule fin de réduire l’interdiction de conduire de l’intimé à une période de un an et neuf mois, en plus de la période d’emprisonnement de quatre ans à laquelle il a été condamné.

                    Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et le juge Gascon sont dissidents.

                    Procureur de l’appelante : Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec, Québec.

                    Procureurs de l’intimé : Dumas Gagné Théberge, Québec.

                    Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

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