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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Riesberry, 2015 CSC 65, [2015] 3 R.C.S. 1167

Date : 20151218

Dossier : 36179

 

Entre :

Derek Riesberry

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 34)

 

Le juge Cromwell (avec l’accord des juges Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown)

Appel entendu et jugement rendu : Le 13 octobre 2015

 

Motifs déposés : Le 18 décembre, 2015

 

 

 

 


R. c. Riesberry, 2015 CSC 65, [2015] 3 R.C.S. 1167

Derek Riesberry                                                                                               Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

Répertorié : R. c. Riesberry

2015 CSC 65

No du greffe : 36179.

Audition et jugement : 13 octobre 2015.

Motifs déposés : 18 décembre 2015.

Présents : Les juges Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit criminel — Infractions — Éléments de l’infraction — Tricherie au jeu — Fraude — Tentative par l’accusé de truquer des courses de chevaux en droguant des chevaux — Une course de chevaux constituait‑elle un jeu pour ce qui est de l’infraction de tricherie au jeu? — La conduite de l’accusé constituait‑elle de la tricherie au jeu ou de la fraude? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 197(1)  « jeu », 209, 380(1).

                    R a tenté de truquer deux courses de chevaux. Il s’est fait prendre alors qu’il droguait un cheval et alors qu’il tentait d’introduire subrepticement dans l’hippodrome des seringues contenant des drogues dans le but de droguer un autre cheval. Des paris de plus de 5 000 $ avaient été faits sur les deux courses. R a été accusé d’avoir triché en pratiquant un jeu, d’avoir frustré le public d’une somme d’argent et de tentative de commettre les mêmes infractions. Il a été acquitté au procès. La Cour d’appel a accueilli un appel et annulé les acquittements. Elle a ordonné la tenue d’un nouveau procès à l’égard des accusations de tricherie au jeu et elle a déclaré R coupable des accusations de fraude.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    La Cour d’appel a eu raison d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à l’égard des accusations d’avoir triché en pratiquant un jeu. Le mot « jeu » est défini comme un « [j]eu de hasard ou jeu où se mêlent le hasard et l’adresse » au par. 197(1)  du Code criminel . Le ministère public devait établir qu’une course de chevaux est un jeu où l’on recourt systématiquement au hasard pour en déterminer l’issue. La preuve révélait que la position de départ des chevaux est déterminée au hasard, et que certaines positions de départ sont plus avantageuses que d’autres. Le juge du procès n’a pas tenu compte de cette preuve qui serait susceptible de permettre à un juge des faits de conclure à l’existence d’un recours systématique au hasard qui faisait de la course un jeu où se mêlent le hasard et l’adresse. Il appartiendra au juge des faits qui présidera le nouveau procès de déterminer si la preuve le démontre effectivement.

                    La fraude consiste en un comportement malhonnête qui crée à tout le moins un risque de privation pour la victime. Pour les besoins d’une poursuite pour fraude, le comportement frauduleux ne se limite pas à la tromperie, par exemple par de fausses indications sur des faits. La fraude requiert plutôt la preuve d’une supercherie, d’un mensonge ou d’un autre moyen dolosif. L’expression « autre moyen dolosif » englobe tous les autres moyens qu’on peut correctement qualifier de malhonnêtes. Lorsque l’acte que l’on dit frauduleux ne s’apparente pas à la supercherie ou au mensonge, la démonstration de l’existence du lien de causalité entre le comportement malhonnête et la privation ne dépend pas nécessairement de la preuve que la victime s’est fondée sur l’acte frauduleux ou que cet acte frauduleux l’a incitée à agir. Le comportement de R constituait un autre moyen dolosif, parce qu’il peut être proprement qualifié de comportement malhonnête ayant créé un risque de privation pour les parieurs. Il existe un lien de causalité direct entre le comportement de R et le risque de privation financière des parieurs. Le juge du procès a commis une erreur de droit en concluant que les parieurs ne risquaient pas de subir une privation et que tout risque de privation était trop éloigné.

                    Le juge du procès a tiré les conclusions de fait nécessaires pour justifier les déclarations de culpabilité pour fraude prononcées par la Cour d’appel, notamment en ce qui concerne les deux aspects requis pour établir la mens rea exigée en matière de fraude. Le juge du procès a conclu que R savait que les actes qu’il commettait étaient malhonnêtes et que, dans le contexte des accusations d’avoir triché en pratiquant un jeu, il savait que sa conduite malhonnête exposait les parieurs à un risque de privation, ce qui, après tout, correspond à la définition de la tricherie.

Jurisprudence

                    Distinction d’avec l’arrêt : Harless c. United States, 1 Morris 169 (1843); arrêts mentionnés : Ross, Banks and Dyson c. The Queen, [1968] R.C.S. 786; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5; R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 29; R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175; Scott c. Metropolitan Police Commissioner, [1975] A.C. 819; Vézina et Côté c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2; R. c. Cassidy, [1989] 2 R.C.S. 345.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 197(1)  « jeu », 209, 380(1).

Ontario. Commission des courses. Rules of Standardbred Racing, 2008, r. 10.01.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Simmons, Rouleau et Tulloch), 2014 ONCA 744, 122 O.R. (3d) 594, 316 C.C.C. (3d) 527, 325 O.A.C. 351, [2014] O.J. No. 5094 (QL), 2014 CarswellOnt 14907 (WL Can.), qui a annulé les verdicts d’acquittement de l’accusé et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

                    Gregory Lafontaine, pour l’appelant.

                    Michael Kelly et Matthew Asma, pour l’intimée.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Cromwell —

I.              Introduction

[1]                              Le présent pourvoi a été entendu et rejeté le 13 octobre 2015, avec motifs à suivre. Voici ces motifs.

[2]                              L’appelant, M. Riesberry, a tenté de truquer deux courses de chevaux en droguant deux chevaux. La question à la base du pourvoi est de savoir si les dispositions du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , en vertu desquelles il a été accusé peuvent s’appliquer à ces actes.

[3]                              M. Riesberry était un entraîneur accrédité de chevaux Standardbreds. Il a été filmé par une caméra vidéo alors qu’il droguait un cheval, et il a été surpris alors qu’il tentait d’introduire subrepticement dans l’hippodrome des seringues contenant des drogues dans le but de droguer un autre cheval. Dans le cas de dopage capté par la caméra, il a été accusé de tricherie au jeu (une course de chevaux) dans le but d’escroquer des membres du public qui pariaient de l’argent sur l’issue de la course (art. 209  du Code criminel ) et de fraude pour avoir frustré le public de l’argent misé sur l’issue d’une course (par. 380(1)). Pour avoir tenté d’introduire subrepticement des drogues dans l’hippodrome, il a été accusé de tentative de commettre les mêmes infractions. Il a été acquitté au procès. La Cour d’appel de l’Ontario a toutefois accueilli l’appel du ministère public, elle a annulé les acquittements sur tous les quatre chefs d’accusation, elle a ordonné la tenue d’un nouveau procès à l’égard des accusations de tricherie au jeu et de tentative de tricherie au jeu (les « accusations de tricherie ») et elle a déclaré M. Riesberry coupable des accusations de fraude et de tentative de fraude (les « accusations de fraude ») : 2014 ONCA 744, 122 O.R. (3d) 594.

[4]                              M. Riesberry se pourvoit de plein droit contre les déclarations de culpabilité pour fraude, et se pourvoit avec l’autorisation de la Cour contre l’ordonnance intimant la tenue d’un nouveau procès. La Cour est appelée à trancher quatre questions; deux concernent les accusations de tricherie et deux portent sur les accusations de fraude.

[5]                              En ce qui concerne les accusations de tricherie, les principales questions consistent à déterminer (i) si le juge du procès a commis une erreur de droit dans son interprétation de ce qui constitue un « jeu », et (ii) s’il existait des éléments de preuve permettant d’établir qu’une course de chevaux est un « jeu » au sens de l’art. 197  du Code criminel  dans le cas de ces infractions. Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que le juge du procès a commis une erreur à cet égard et qu’il existait des éléments de preuve permettant d’établir qu’une course de chevaux correspond à la définition du mot « jeu » pour ce qui est de ces infractions.

[6]                              Les deux questions relatives aux déclarations de culpabilité pour fraude sont de savoir (i) si la Cour d’appel a eu tort d’infirmer la conclusion du juge du procès suivant laquelle les agissements de M. Riesberry n’avaient pas exposé les parieurs à un risque, et (ii), même si le juge du procès a commis cette erreur, si la Cour d’appel a eu tort de prononcer ces déclarations de culpabilité plutôt que d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Je souscris également à la façon dont la Cour d’appel a tranché ces questions.

II.           Analyse

A.           Bref rappel des faits

[7]                              Au procès, le juge a conclu que M. Riesberry avait administré à un cheval, « Everyone’s Fantasy », de l’épinéphrine et du clenbutérol ou l’une de ces drogues avant une course afin d’améliorer la performance du cheval lors de cette course. Le cheval a pris part à la course et a terminé sixième. Le juge du procès a également conclu qu’à une occasion subséquente, M. Riesberry avait tenté d’introduire une seringue contenant des drogues interdites dans l’hippodrome où un autre cheval, « Good Long Life », devait courir plus tard ce jour‑là. M. Riesberry a été arrêté et le cheval a été retiré de la course. Lors du procès, le juge a conclu que M. Riesberry, en tant qu’entraîneur accrédité, était lié par les règles interdisant la possession de seringues et l’administration des drogues en question en vue d’améliorer la performance : Commission des courses de l’Ontario, Rules of Standardbred Racing, 2008, al. 10.01(a) et (b). Le juge du procès a également conclu que, dans les deux cas, M. Riesberry avait enfreint ces règles et tenté de procurer un avantage indu aux chevaux à l’occasion d’une course. Le juge du procès l’a néanmoins acquitté de toutes les accusations.

[8]                              Nul n’a contesté en appel que les parieurs avaient parié plus de 5 000 $ sur les deux courses, et que le juge du procès avait erronément dit autre chose sur ce point : motifs de la Cour d’appel, par. 18.

B.            Les déclarations de culpabilité pour tricherie au jeu

[9]                              En ce qui concerne les accusations de tricherie au jeu, le juge du procès a conclu qu’une course de chevaux n’était pas un jeu au sens du Code criminel  et que, par conséquent, les accusations n’avaient pas été prouvées. La première question est de savoir si le juge du procès a commis une erreur de droit dans son interprétation de ce qui constitue un « jeu » pour ce qui est de cette infraction.

[10]                          Les accusations portées contre M. Riesberry sont fondées sur l’art. 209  du Code criminel , qui prévoit qu’est coupable d’une infraction quiconque « avec l’intention de frauder quelqu’un, triche en pratiquant un jeu ». Le mot « jeu » est défini comme suit : « Jeu de hasard ou jeu où se mêlent le hasard et l’adresse » (par. 197(1)). Le ministère public devait donc établir qu’une course de chevaux est un jeu comportant au moins une part de hasard. Le juge du procès s’est fondé sur une décision américaine, Harless c. United States, 1 Morris 169 (Iowa 1843), pour conclure qu’une course de chevaux est un jeu d’adresse pure.

[11]                          La mesure dans laquelle le juge du procès s’est fondé sur cette décision pour exposer le droit canadien applicable est quelque peu problématique. Toutefois, dans la mesure où il l’a fait, il a commis une erreur de droit. La loi que le tribunal américain était appelé à examiner divisait les jeux en deux catégories seulement : les jeux de hasard et les jeux d’adresse. Cette affaire n’abordait donc pas une question à laquelle le Code criminel  nous oblige à répondre, soit celle de savoir si une course de chevaux est un jeu où se mêlent le hasard et l’adresse. Les règles de droit canadiennes applicables à cet égard se trouvent dans l’arrêt Ross, Banks and Dyson c. The Queen, [1968] R.C.S. 786. Il doit y avoir un [traduction] « recours systématique au hasard » qui influence l’issue de la course, et non de simples « impondérables qui peuvent occasionnellement faire échec à l’adresse » : p. 791.

[12]                          Même si nous acceptons que le juge du procès fût conscient de la différence entre le droit tel qu’exposé dans Harless et le droit canadien, il a tout de même commis l’erreur de ne pas tenir compte d’une preuve au dossier qui serait susceptible de permettre à un juge des faits de conclure à l’existence d’un recours systématique au hasard qui faisait de la course un jeu où se mêlent le hasard et l’adresse. Je conclus en conséquence que le juge du procès a commis une erreur en droit quant à cet aspect de l’affaire.

[13]                          La conclusion de la Cour d’appel suivant laquelle le juge du procès a commis une erreur de droit ne justifie pas à elle seule l’annulation des acquittements et la décision d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. La tenue d’un nouveau procès ne peut être ordonnée que si le ministère public convainc la cour d’appel « qu’il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que l’erreur (ou les erreurs) du premier juge ont eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » : R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14, le juge Fish au nom des juges majoritaires. La question de savoir si le ministère public s’est acquitté de ce fardeau constitue la seconde question à trancher. La réponse dépend, en l’espèce, de la question de savoir si l’on trouve au dossier du procès des éléments de preuve susceptibles d’appuyer la conclusion que la course de chevaux comporte une part de hasard suffisamment grande pour qu’elle puisse être considérée comme un jeu où se mêlent le hasard et l’adresse. M. Riesberry nie l’existence d’une telle preuve au dossier, tandis que le ministère public affirme qu’elle existe.

[14]                          Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire qu’on trouve au dossier du procès des éléments de preuve qui permettaient, dans les circonstances, de conclure que la course de chevaux comporte un recours systématique au hasard. La preuve révélait que lors d’une course, la position de départ des chevaux est déterminée au hasard par un générateur informatisé de positions de départ, et que certaines positions de départ sont plus avantageuses que d’autres : motifs de la Cour d’appel, par. 41. La Cour d’appel a donc eu raison d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à l’égard de ces accusations. Certes, il appartiendra au juge des faits qui présidera le nouveau procès de déterminer si la preuve le démontre effectivement.

[15]                          À l’instar de la Cour d’appel, je suis d’avis de ne pas aborder en appel l’argument subsidiaire du ministère public, qui est largement tributaire des faits, suivant lequel les agissements de M. Riesberry ont transformé ce qui constituerait autrement un jeu d’adresse pure en un jeu où se mêlent le hasard et l’adresse.

[16]                          Pour conclure sur les accusations de tricherie, la Cour d’appel a ordonné à bon droit la tenue d’un nouveau procès à l’égard de ces accusations.

C.            Les accusations de fraude

[17]                          La fraude consiste en un comportement malhonnête qui crée à tout le moins un risque de privation pour la victime. Le juge du procès a conclu que le ministère public n’avait pas réussi à démontrer que le comportement de M. Riesberry avait créé un risque de privation pour les parieurs. Le juge du procès a également conclu que, même si le ministère public avait prouvé la privation, aucun lien de causalité n’avait été établi entre les actes de M. Riesberry et un quelconque risque que les parieurs perdent leur mise.

[18]                          La Cour d’appel a accueilli l’appel du ministère public à l’encontre des acquittements. En ce qui concerne les accusations de fraude, la cour a relevé plusieurs erreurs de droit suffisamment graves pour justifier l’annulation des acquittements. La cour a également conclu que, s’il n’avait pas commis les erreurs de droit en question, le juge du procès aurait reconnu M. Riesberry coupable des deux chefs d’accusation de fraude.

[19]                          M. Riesberry soutient, en premier lieu, que ses agissements n’ont pas exposé les parieurs à un risque de privation et que tout risque de privation était trop éloigné. Il affirme, en second lieu, que même si le juge du procès a eu tort sur ce point, la Cour d’appel n’aurait pas dû le déclarer coupable relativement aux accusations de fraude, mais qu’elle aurait plutôt dû ordonner la tenue d’un nouveau procès. Je vais aborder ces questions à tour de rôle.

(1)          Les actes frauduleux de M. Riesberry ont‑ils créé un risque de privation qui n’était pas trop éloigné?

[20]                          Comme c’est le cas de pratiquement toutes les infractions, la fraude comporte deux éléments principaux, l’acte prohibé (l’actus reus) et l’état d’esprit requis (la mens rea). L’argumentation de M. Riesberry est axée sur l’un des deux aspects suivants de l’actus reus :

           1. . . . une supercherie, [. . .] un mensonge ou [. . .] un autre moyen dolosif, et

           2. [une] privation causée par l’acte prohibé, qui peut consister en une perte véritable ou dans le fait de mettre en péril les intérêts pécuniaires de la victime.

 

(R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5, p. 20; R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 29, p. 43)

[21]                          Le débat en l’espèce porte sur l’aspect relatif à la privation. M. Riesberry soutient qu’il n’y avait aucune preuve que sa conduite frauduleuse ait créé quelque risque de privation que ce soit ou, au demeurant, que le lien entre ce risque et ses actes est trop indirect. Il soutient que le ministère public n’a pas démontré que les personnes qui ont parié lors de cette course ont été incitées à parier en raison de sa conduite frauduleuse ou qu’elles n’auraient pas parié n’eut été sa conduite frauduleuse.

[22]                          Je ne puis accepter cet argument. Contrairement à ce que prétend M. Riesberry, il n’est pas toujours nécessaire, pour prouver la fraude, de démontrer que la présumée victime s’est fondée sur la conduite frauduleuse ou qu’elle a été incitée en raison de celle‑ci à agir à son détriment. Il faut, dans tous les cas, démontrer l’existence d’un lien de causalité suffisant entre l’acte frauduleux et le risque de privation de la victime. Dans certains cas, ce lien de causalité peut être établi en démontrant que la victime de la fraude a agi à son détriment parce qu’elle s’est fiée au comportement frauduleux de l’accusé ou que ce comportement l’a incitée à agir. Mais ce n’est pas la seule façon d’établir le lien de causalité.

[23]                          Il convient tout d’abord de bien préciser en quoi consistait le comportement frauduleux de M. Riesberry avant de passer à la question de savoir si ce comportement a créé un risque de privation. Pour les besoins d’une poursuite pour fraude, le comportement frauduleux ne se limite pas à la tromperie, par exemple par de fausses indications sur des faits. La fraude exige plutôt la preuve d’une « supercherie, [d’un] mensonge ou [d’un] autre moyen dolosif » : par. 380(1). L’expression « autre moyen dolosif » englobe « tous les autres moyens qu’on peut proprement qualifier de malhonnêtes » : R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175, p. 1180. La Chambre des lords avait posé ce principe dans l’arrêt Scott c. Metropolitan Police Commissioner, [1975] A.C. 819, une décision que notre Cour a reprise à son compte dans l’arrêt Olan (p. 1181). Selon le vicomte Dilhorne dans l’arrêt Scott, la fraude peut consister à priver [traduction] « malhonnêtement une personne de quelque chose qui lui appartient ou de quelque chose à laquelle elle a, aurait ou pourrait avoir droit, n’eût été la perpétration de la fraude » : p. 839. Et comme l’a dit lord Diplock au sujet des moyens dolosifs, « il n’est pas nécessaire qu’il y ait des déclarations mensongères comme c’est le cas pour le dol au civil » : ibid., p. 841.

[24]                          Il s’ensuit que lorsque l’acte que l’on dit frauduleux ne s’apparente pas à la supercherie ou au mensonge, comme dans le cas d’une fausse indication sur les faits, la démonstration de l’existence du lien de causalité entre le comportement malhonnête et la privation ne dépend pas nécessairement de la preuve que la victime s’est fondée sur l’acte frauduleux ou que cet acte frauduleux l’a incitée à agir. C’est le cas en l’espèce.

[25]                          M. Riesberry a administré et a tenté d’administrer aux chevaux de course des substances améliorant leur performance. L’usage de ces drogues est interdit, et il est même interdit aux entraîneurs comme M. Riesberry d’avoir en leur possession dans un hippodrome des seringues pleines. Ce comportement constituait un « autre moyen dolosif » parce que, dans le milieu très réglementé dans lequel il exerçait ses activités, M. Riesberry a adopté un comportement qu’on peut « proprement qualifier de malhonnêt[e] » : Olan, p. 1180. M. Riesberry a accompli ces actes malhonnêtes dans le but d’infléchir l’issue de deux courses de chevaux sur lesquelles des membres du public avaient parié. Ses actes malhonnêtes visaient donc à se traduire par la possibilité qu’un cheval qui aurait autrement pu gagner ne gagne pas, et ils ont effectivement eu ce résultat dans un cas. Son comportement a par conséquent créé un risque de privation pour les parieurs; il a créé le risque de parier sur un cheval qui, n’eussent été les agissements malhonnêtes de M. Riesberry, aurait pu gagner, ce qui aurait permis aux personnes ayant parié sur ce cheval de remporter de l’argent. Rappelant les propos formulés par le vicomte Dilhorne dans l’arrêt Scott, les agissements malhonnêtes de M. Riesberry ont créé le risque que les parieurs soient malhonnêtement privés de ce qu’ils auraient pu obtenir, n’eût été l’acte malhonnête.

[26]                          Il existe un lien de causalité direct entre les actes malhonnêtes de M. Riesberry et le risque de privation financière des parieurs. En clair, une course truquée crée un risque de préjudice pour les intérêts économiques des parieurs. Dès lors qu’il existe un lien de causalité, l’absence d’incitation ou de confiance est sans importance. Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que c’est à tort que M. Riesberry invoque l’arrêt Vézina et Côté c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2. Comme cet arrêt le précise,

                         [l]a fraude consiste à être malhonnête pour obtenir un avantage, entraînant un préjudice ou risque de préjudice au « bien, argent ou valeur » de quelqu’un. Il n’est pas nécessaire de viser une victime [. . .] et la victime peut ne pas être certaine. [p. 19]

[27]                          Ces propos reflètent les agissements de M. Riesberry.

[28]                          Je conclus que le juge du procès a commis une erreur de droit en concluant que les parieurs ne risquaient pas de subir une privation en raison des actes malhonnêtes de M. Riesberry et que tout risque de privation était trop éloigné.

(2)          La Cour d’appel a‑t‑elle eu tort de prononcer des déclarations de culpabilité plutôt que d’ordonner la tenue d’un nouveau procès?

[29]                          M. Riesberry plaide que la Cour d’appel a commis une erreur en le déclarant coupable parce que le juge du procès n’avait pas tiré toutes les conclusions de fait nécessaires pour justifier ces déclarations de culpabilité : voir R. c. Cassidy, [1989] 2 R.C.S. 345, p. 354‑355. Ces arguments mettent l’accent sur ce qui, selon M. Riesberry, correspond à l’absence de conclusions de fait nécessaires en ce qui concerne l’élément moral ou la mens rea de la fraude.

[30]                          L’élément moral de la fraude exige deux états d’esprit :

                    1.  . . . la connaissance subjective de l’acte prohibé, et

                    2.  . . . la connaissance subjective que l’acte prohibé pourrait causer une privation à autrui (laquelle privation peut consister en la connaissance que les intérêts pécuniaires de la victime sont mis en péril).

 

(Théroux, p. 20; Zlatic, p. 43)

[31]                          M. Riesberry soutient qu’après avoir rejeté les accusations de fraude pour cause d’absence de preuve de l’actus reus, le juge du procès n’a pas tiré de conclusion en ce qui concerne ces deux aspects de la mens rea exigée. Je suis toutefois d’accord avec la Cour d’appel pour dire que le juge du procès a effectivement tiré les conclusions nécessaires.

[32]                          Il est indéniable que le juge du procès a conclu que M. Riesberry savait que les actes qu’il commettait étaient malhonnêtes, ce qui correspond au premier aspect de la mens rea. Le juge du procès a conclu que le comportement de M. Riesberry visait à améliorer la performance de ses chevaux et non à poursuivre un objectif médical légitime. Quant au second aspect, le juge du procès a conclu, dans son analyse du même dossier, dans le contexte des accusations de tricherie au jeu, que la conduite de M. Riesberry constituait effectivement de la tricherie. En d’autres termes, il voulait procurer un avantage indu à ses chevaux à l’occasion d’une course. Il s’agit d’une conclusion de fait suivant laquelle M. Riesberry savait que sa conduite malhonnête exposait les parieurs à un risque de privation, ce qui, après tout, correspond à la définition de la tricherie.

(3)          Conclusion

[33]                          À mon avis, les arguments invoqués par M. Riesberry en ce qui concerne les accusations de fraude ne peuvent être retenus.

III.        Dispositif

[34]                          Comme la Cour l’a fait savoir à la clôture de l’audience, le pourvoi est rejeté.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureurs de l’appelant : Lafontaine & Associates, Toronto.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de l’Ontario, Toronto.


 

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