R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Patrick Arnold MacDougall Intimé
Répertorié: R. c. MacDougall
No du greffe: 25931.
1998: 21 mai; 1998: 29 octobre.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Major et Bastarache.
en appel de la cour suprême de l’île‑du‑prince‑édouard, section d’appel
Droit constitutionnel ‑‑ Charte des droits ‑‑ Procès dans un délai raisonnable ‑‑ Délai de détermination de la peine ‑‑ Maladie du juge ‑‑ Délai de détermination de la peine lié principalement à la maladie prolongée du juge du procès ‑‑ Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable s’applique‑t‑il à la détermination de la peine? ‑‑ Principes applicables à la qualification du délai lié à la maladie du juge ‑‑ Point à partir duquel le délai de détermination de la peine lié à la maladie du juge viole le droit d’être jugé dans un délai raisonnable ‑‑ Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b).
Le 2 décembre 1994, l’accusé a été inculpé d’attentat à la pudeur. À sa première comparution, le 16 janvier 1995, il a demandé un ajournement afin de décider du mode de procès et de son plaidoyer. Le 13 février, il a plaidé non coupable. Le 5 avril, il a modifié son plaidoyer et reconnu sa culpabilité. L’affaire a été ajournée pour permettre la préparation d’un rapport présentenciel. Le ministère public a par la suite demandé deux prorogations. Le 14 juillet, l’affaire a été ajournée indéfiniment en raison de la maladie du juge du procès. Ce dernier a finalement démissionné le 15 avril 1996 et, le 21 mai, le ministère public a demandé qu’un nouveau juge soit affecté à la détermination de la peine de l’accusé. Le nouveau juge a été désigné le lendemain. L’accusé ne s’est pas présenté pour la détermination de sa peine le 13 juin. Il a par la suite été arrêté et, le 11 juillet, il a comparu devant le nouveau juge. L’affaire a été ajournée au 24 septembre pour permettre l’examen d’une requête de la défense demandant l’arrêt des procédures. À cette date, le nouveau juge a accueilli la requête, concluant que le délai d’environ 22 mois qui s’était écoulé entre le dépôt de l’accusation et l’audition de la requête en arrêt des procédures avait contrevenu à l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour d’appel a rejeté l’appel du ministère public.
Arrêt: Le pourvoi est accueilli et l’affaire est renvoyée au tribunal de première instance pour détermination de la peine.
(1) Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable s’étend‑il à la détermination de la peine?
Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable au sens de l’al. 11b) de la Charte inclut le droit de voir sa peine être prononcée dans un délai raisonnable. Tant le texte de l’al. 11b) que les droits que protège cette disposition appuient cette conclusion. L’article 11 comprend un large éventail de droits qui protègent l’accusé à compter du moment où une infraction lui est reprochée et celui où l’affaire est tranchée de façon définitive, ce qui inclut la détermination de la peine. Bien que la protection prévue à l’art. 11 s’applique dès qu’un individu est «inculpé», les droits dont jouit cette personne varient selon l’étape des procédures. L’article 11 assure une protection dont la forme et le degré varient aux différentes étapes des procédures pénales. Il s’ensuit que le champ d’application du terme «inculpé» ne peut être restreint à une étape particulière des procédures. Il faut plutôt l’interpréter d’une manière qui s’harmonise autant que possible avec tous les alinéas de l’art. 11 et avec les divers droits prévus par ceux‑ci. Compte tenu des termes employés, la seule interprétation possible du terme «inculpé» est une interprétation large qui englobe les étapes antérieures et postérieures à la déclaration de culpabilité. Pour l’application de l’al. 11b), le champ d’application du terme «inculpé» ne se limite pas à la période antérieure à la déclaration de culpabilité, mais elle s’étend aussi à l’étape de la détermination de la peine. Une interprétation de l’al. 11b) axée sur son objet suggère également que la portée de l’expression «jugé dans un délai raisonnable» peut s’étendre à la détermination de la peine. De plus, les intérêts protégés par l’al. 11b) sont pertinents tant aux étapes antérieures à la déclaration de culpabilité qu’aux étapes postérieures. Le délai de détermination de la peine peut porter atteinte aux intérêts de l’accusé qui sont protégés par l’al. 11b), lesquels incluent son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, ainsi que son droit à un procès équitable. Ce délai peut aussi avoir une incidence négative sur l’intérêt qu’a la société à ce que les procès aient lieu promptement et que les personnes appelées à subir leur procès soient traitées avec justice et équité.
(2) Le délai de détermination de la peine était‑il déraisonnable?
Un délai de détermination de la peine viole l’al. 11b) s’il est déraisonnable compte tenu de la durée de ce délai, des raisons de celui‑ci, de l’effet de toute renonciation de l’accusé à invoquer un délai et du préjudice subi par ce dernier. L’accusé qui plaide coupable ne renonce pas aux droits qui lui sont conférés par l’al. 11b).
Lorsque le juge du procès tombe malade et qu’on s’attend à ce qu’il reprenne ses fonctions, le ministère public doit mettre en balance deux intérêts opposés: (1) la nécessité de faire montre d’un soin et d’une prudence extrêmes avant de demander que le juge soit dessaisi de l’affaire, afin de préserver l’indépendance judiciaire et l’équité envers l’accusé; (2) la nécessité de protéger les droits garantis à l’accusé par l’al. 11b) et d’empêcher qu’il ne subisse un préjudice indu. Le ministère public doit déterminer si la crainte d’une atteinte aux droits garantis à l’accusé par l’al. 11b) a pris des proportions telles qu’elle l’emporte sur la règle générale selon laquelle le juge saisi d’une affaire doit la mener à terme. Si c’est le cas, le ministère public a le devoir de demander que le juge soit dessaisi de l’affaire et que celle‑ci soit confiée à un autre. Compte tenu de la mise en balance que doit faire le ministère public, le délai lié à la maladie du juge peut, selon les circonstances de l’affaire, être qualifié soit de délai inhérent, soit de délai du ministère public ou encore de délai systémique. Le délai lié à la maladie d’un juge qui survient avant qu’il soit raisonnable pour le ministère public de demander que le juge soit dessaisi de l’affaire est un délai inhérent et n’est pas reproché au ministère public. Le délai qui dépasse ce point est un délai reproché au ministère public. Le temps mis à remplacer le juge après le moment où il est devenu raisonnable pour le ministère public de demander que ce dernier soit dessaisi de l’affaire pour cause de pénurie de ressources judiciaires est un délai institutionnel ou systémique, qui est reproché au ministère public si le manque de ressources est déraisonnable eu égard aux contraintes particulières auxquelles est soumis le tribunal en cause.
Le délai d’environ 22 mois qui s’est écoulé entre le dépôt de l’acte d’accusation et l’audition de la demande d’arrêt des procédures était excessif et satisfaisait au critère préliminaire suivant lequel les juridictions inférieures étaient tenues de se demander s’il était déraisonnable au regard de l’al. 11b). En l’espèce, le délai n’était pas déraisonnable. Les juridictions inférieures ont mal qualifié le délai lié à la maladie du juge du procès en le reprochant à tort au ministère public. Le ministère public est responsable uniquement du délai de deux mois résultant de ses demandes d’ajournement pour la préparation d’un rapport présentenciel et du délai d’un mois qui s’est écoulé entre la démission du juge du procès et la demande de désignation d’un nouveau juge. L’accusé est responsable du délai de deux mois résultant de sa demande d’ajournement afin de décider du mode de procès et de son plaidoyer, ainsi que de son omission de comparaître à l’audience de détermination de la peine. Les 16 mois et demi restants sont des délais inhérents à l’affaire, y compris le délai de neuf mois lié à la maladie du juge du procès. Présumant, comme il était justifié de le faire, que le juge du procès reprendrait ses fonctions, le ministère public a agi conformément à la règle générale selon laquelle l’accusé doit voir sa peine être prononcée par le juge qui a reçu son plaidoyer de culpabilité ou qui présidait le procès à l’étape de la déclaration de culpabilité. Le ministère public ne disposait d’aucun renseignement tendant à indiquer que le juge du procès ne reprendrait pas ses fonctions, ni que son absence serait indûment longue. Ce n’est qu’à l’annonce du départ du juge du procès à la retraite qu’il est devenu clair qu’il ne reviendrait pas. Le délai de neuf mois est survenu à l’étape des procédures subséquentes à la déclaration de culpabilité, lorsque les intérêts protégés par l’al. 11b) revêtaient moins d’importance, dans les circonstances, qu’à l’étape ayant précédé la déclaration de culpabilité. De plus, rien n’indiquait que ce délai causerait à l’accusé un préjudice grave. Dans ces circonstances, on ne peut conclure que le ministère public a commis une erreur en ne demandant pas, avant la démission du juge du procès, que celui‑ci soit dessaisi de l’affaire et remplacé. Il ne reste donc qu’un délai net de trois mois attribuable au ministère public à apprécier au regard de l’al. 11b). Bien que ce délai ait été plus long qu’on ne l’aurait souhaité, il n’est pas énorme et rien dans la preuve ne tend à indiquer qu’il a causé un préjudice indu à l’accusé.
Jurisprudence
Distinction faite d’avec les arrêts: R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880; R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229; arrêts mentionnés: R. c. Gallant, [1998] 3 R.C.S. 80; R. c. Bosley (1992), 59 O.A.C. 161; R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594; R. c. Head, [1986] 2 R.C.S. 684; Wilband c. The Queen, [1967] R.C.S. 14; R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588; R. c. Grant, [1951] 1 K.B. 500; R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368; R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199; R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771; Gonzales c. State, 582 P.2d 630 (1978); Dickey c. Florida, 398 U.S. 30 (1970); Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863; R. c. Allen (1996), 1 C.R. (5th) 347; R. c. Stensrud, [1989] 2 R.C.S. 1115; R. c. Trudel, [1992] R.J.Q. 2647.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11.
Doctrine citée
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 4th ed. Scarborough, Ont.: Carswell, 1997.
Mitchell, Graeme G. «Potvin: Charter‑Proofing Criminal Appeals» (1993), 23 C.R. (4th) 37.
Renke, Wayne. «Deferring Delay: A Comment on R. v. Potvin» (1994), 5 Forum constitutionnel 16.
POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, section d’appel (1997), 147 Nfld. & P.E.I.R. 193, 459 A.P.R. 193, 6 C.R. (5th) 228, [1997] P.E.I.J. No. 11 (QL), qui a rejeté l’appel formé par le ministère public contre l’ordonnance d’arrêt des procédures prononcée par le juge FitzGerald de la Cour provinciale. Pourvoi accueilli.
Valerie A. Moore, pour l’appelante.
W. Kent Brown, c.r., et Thane A. MacEachern, pour l’intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
//Le juge McLachlin//
Le juge McLachlin --
I. Introduction
1 Le présent pourvoi et le pourvoi connexe, R. c. Gallant, [1998] 3 R.C.S. 80, soulèvent deux questions de droit: (1) Est‑ce que le droit de tout inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable au sens de l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés inclut le droit pour celui-ci de voir sa peine être prononcée dans un délai raisonnable? (2) Comment doit être qualifié, pour l’application de l’al. 11b), le délai lié à la maladie du juge? La peine de l’intimé a tardé à être déterminée en raison de la maladie prolongée du juge du procès. Lorsque ce dernier a finalement démissionné, le ministère public a demandé que l’affaire soit confiée à un nouveau juge en vue de la détermination de la peine. L’intimé a alors demandé et obtenu l’arrêt des procédures. La Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard a confirmé l’arrêt des procédures. La question à trancher est celle de savoir si elle a fait erreur en rendant cette décision.
2 Je conclus que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable s’étend à la détermination de la peine. Toutefois, à la lumière des circonstances des présents cas et de la nature du délai qu’elles ont entraîné, je suis d’avis que le délai en cause n’était pas déraisonnable. J’accueillerais le pourvoi et renverrais l’affaire au tribunal de première instance pour détermination de la peine.
II. Les faits
3 Le 2 décembre 1994, MacDougall a été accusé d’attentat à la pudeur. Cette accusation découlait d’un incident qui aurait eu lieu en 1973. Le 16 janvier 1995, il a comparu devant le juge Plamondon de la Cour provinciale et demandé un ajournement en vue du choix du mode de procès et du plaidoyer. L’affaire a été ajournée jusqu’au 13 février 1995, date à laquelle MacDougall a comparu et plaidé non coupable. Le 5 avril 1995, MacDougall a modifié son plaidoyer et reconnu sa culpabilité, et, comme un rapport présentenciel a été demandé, l’affaire a été ajournée. Le ministère public a par la suite demandé deux prorogations de l’ajournement auxquelles MacDougall ne s’est pas opposé. Le 14 juillet 1995, l’affaire a été ajournée indéfiniment en raison de la maladie du juge Plamondon, qui a démissionné le 15 avril 1996.
4 Le 21 mai 1996, le substitut du procureur général a écrit au juge en chef Thompson de la Cour provinciale pour lui demander d’affecter un juge à la détermination de la peine de MacDougall. L’affaire a été confiée au juge FitzGerald de la Cour provinciale le 22 mai 1996. La peine devait être déterminée le 13 juin 1996, mais MacDougall ne s’est pas présenté devant le tribunal. Un mandat d’arrestation a été lancé contre lui et il a été arrêté le 5 juillet 1996. Le 11 juillet 1996, il a comparu en vue de la fixation de la date de la détermination de la peine. L’affaire a toutefois été ajournée au 24 septembre 1996 pour permettre l’audition de la requête fondée sur l’al. 11b) présentée par MacDougall. Le 24 septembre 1996, le juge FitzGerald de la Cour provinciale a accueilli la requête de MacDougall qui demandait l’arrêt des procédures pour cause de violation de l’al. 11b) de la Charte en raison du délai de détermination de la peine. La Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard a rejeté l’appel du ministère public, qui a été autorisé à se pourvoir devant notre Cour le 3 juillet 1997, [1997] 2 R.C.S. xiv.
III. Les dispositions législatives pertinentes
5 Charte canadienne des droits et libertés
11. Tout inculpé a le droit:
a) d’être informé sans délai anormal de l’infraction précise qu’on lui reproche;
b) d’être jugé dans un délai raisonnable;
c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;
d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;
e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable;
f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;
g) de ne pas être déclaré coupable en raison d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction d’après le droit interne du Canada ou le droit international et n’avait pas de caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations;
h) d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;
i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.
IV. Les décisions des juridictions inférieures
A. Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard
6 Le juge FitzGerald a entendu conjointement les demandes d’arrêt des procédures présentées en l’espèce et dans Gallant, et il a exposé des motifs applicables aux deux affaires. Il a conclu que, pour l’application de l’al. 11b), le mot procès [traduction] «s’entend des diverses étapes du procès, y compris la détermination de la peine». À son avis, bien qu’[traduction] «il soit plus important [. . .] que la partie du procès consacrée à l’appréciation des faits se déroule rapidement que ce n’est le cas pour la partie qui est consacrée à la détermination de la peine», l’al. 11b) s’applique à ces deux étapes. Le juge FitzGerald a conclu que, dans les deux affaires, le délai de détermination de la peine avait porté atteinte à l’al. 11b) puisqu’il était principalement imputable à l’omission du ministère public de prendre les mesures nécessaires pour que les dossiers soient confiés à un nouveau juge lorsqu’il est devenu clair que le premier juge serait absent pour une période indéfinie. Dans les deux cas, il a ordonné l’arrêt des procédures à titre de réparation pour l’atteinte.
B. Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard, section d’appel (1997), 147 Nfld. & P.E.I.R. 193
7 La Cour d’appel de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, motifs du juge Mitchell, a rejeté l’appel du ministère public. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c. Bosley (1992), 59 O.A.C. 161, le juge Mitchell a conclu que l’al. 11b) inclut le droit pour tout inculpé de voir sa peine être prononcée dans un délai raisonnable. À son avis, il avait été porté atteinte à l’al. 11b) dans le présent cas ainsi que dans l’affaire Gallant, et le juge FitzGerald de la Cour provinciale avait eu raison d’accorder l’arrêt des procédures.
V. Les questions en litige
8 (1) Le droit garanti par l’al. 11b) d’être jugé dans un délai raisonnable s’applique‑t‑il à la détermination de la peine?
(2) Dans quelles circonstances le délai de détermination de la peine lié à la maladie du juge viole‑t‑il l’al. 11b)?
VI. L’analyse
A. L’alinéa 11b) s’applique-t-il à la détermination de la peine?
(1) Le texte de l’al. 11b)
9 Aux termes de l’al. 11b): «[t]out inculpé a le droit . . . d’être jugé dans un délai raisonnable» (je souligne). Par conséquent, pour décider si le texte de cette disposition s’étend à la détermination de la peine, il faut répondre aux deux questions suivantes: (1) La personne qui plaide coupable ou qui est déclarée coupable est-elle un «inculpé»? (2) La détermination de la peine fait-elle partie du processus au cours duquel l’inculpé est «jugé»?
a) Le terme «inculpé» s’étend-il à la détermination de la peine?
10 L’article 11 de la Charte comprend un large éventail de droits qui protègent l’accusé à compter du moment où une infraction lui est reprochée et celui où l’affaire est tranchée de façon définitive, ce qui inclut la détermination de la peine. Les droits prévus à l’art. 11 sont garantis à l’accusé tout au long du processus criminel et lui assurent une protection dont la forme et le degré varient aux différentes étapes des procédures. Certains de ces droits, tel celui d’être informé de l’infraction à l’origine de la détention (al. 11a)), s’appliquent avant la déclaration de culpabilité. D’autres, tel le droit de bénéficier d’un procès avec jury (al. 11f)), sont axés sur la détermination de la culpabilité. Certains droits, tels la présomption d’innocence (al. 11d)) et le droit à la mise en liberté assortie d’un cautionnement (al. 11e)), s’appliquent à compter de l’arrestation jusqu’à la déclaration de culpabilité ou de l’innocence. Enfin, d’autres droits tels que la protection contre le concept de double péril («double jeopardy») (al. 11h)) et contre les majorations de peines édictées après la perpétration de l’infraction (al. 11i)), ne trouvent application qu’après qu’un verdict a été rendu.
11 Tous ces droits sont conférés à un «inculpé». Il s’ensuit que le champ d’application du terme «inculpé» ne peut être restreint à une étape particulière du processus criminel. Il faut plutôt l’interpréter d’une manière qui «s’harmonise autant que possible» avec tous les alinéas de l’art. 11: R. c. Potvin, [1993] 2 R.C.S. 880, à la p. 908, le juge Sopinka, au nom de la majorité. Compte tenu des termes employés, la seule interprétation possible du terme «inculpé» est une interprétation large qui englobe les étapes antérieures et postérieures à la déclaration de culpabilité.
12 La doctrine appuie cette interprétation du terme «inculpé». Renke prône une interprétation large et généreuse des termes «inculpé» et «jugé»: W. Renke, «Deferring Delay: A Comment on R. v. Potvin» (1994), 5 Forum constitutionnel 16. Mitchell est d’accord pour donner au terme «inculpé» une interprétation qui englobe toutes les personnes soumises au processus criminel: G. G. Mitchell, «Potvin: Charter-Proofing Criminal Appeals» (1993), 23 C.R. (4th) 37, à la p. 40. Cette interprétation, souligne‑t‑il, [traduction] «est un exemple d’interprétation généreuse de l’art. 11, axée sur l’objet de cette disposition» (p. 40). À son avis, cette interprétation est également [traduction] «conforme à la logique et à l’effet» de l’arrêt R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594, dans lequel notre Cour a statué que l’art. 11 entre en jeu dès le dépôt d’une dénonciation ou la présentation d’un acte d’accusation directement, sans dénonciation.
13 Cette interprétation du terme «inculpé», qui en étend la portée à la détermination de la peine, trouve également appui dans le fait que les accusations portées contre une personne continuent de peser sur celle‑ci tant que l’organe chargé des poursuites au sein du système de justice ne cesse pas d’exercer ses pouvoirs à son endroit. De fait, le juge du procès conserve un pouvoir discrétionnaire restreint de réexaminer un verdict tant que la peine n’a pas été prononcée: voir, par exemple, R. c. Head, [1986] 2 R.C.S. 684, le juge Lamer (maintenant Juge en chef du Canada).
14 Le ministère public oppose à cette interprétation du terme «inculpé» les commentaires faits par notre Cour dans R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 350, et Potvin, précité, à la p. 911. Avec égards, ces arrêts ne permettent pas de trancher la question dont notre Cour est saisie en l’espèce.
15 Dans l’affaire Lyons, il a été plaidé que les dispositions du Code criminel concernant les délinquants dangereux portaient atteinte au droit de tout inculpé de bénéficier d’un procès avec jury garanti par l’al. 11f) lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction est un emprisonnement d’au moins cinq ans. En réponse à cet argument, le juge La Forest, au nom de la majorité, a cité en les approuvant les commentaires suivants du juge Fauteux dans Wilband c. The Queen, [1967] R.C.S. 14, à la p. 20, selon lesquels les procédures relatives aux délinquants dangereux [traduction] «consistent non pas à prononcer une déclaration de culpabilité [à l’égard] d’une infraction, mais à déterminer la peine qui peut être imposée à la suite de la déclaration de culpabilité»: Lyons, précité, à la p. 353. Comme le droit de bénéficier d’un procès avec jury ne peut s’appliquer qu’avant la déclaration de culpabilité, il s’ensuit qu’il ne s’applique pas après cette étape, lorsque le tribunal est appelé à déterminer si la personne reconnue coupable doit être déclarée délinquant dangereux. Le juge La Forest a poursuivi en affirmant qu’il «ne siérait pas du tout» de conclure qu’une personne faisant l’objet d’une procédure visant à la faire déclarer délinquant dangereux est un «inculpé» au sens de l’art. 11, car certains droits, telle la présomption d’innocence (al. 11d)) et le droit de la mise en liberté sous caution (al. 11e)), ne peuvent s’appliquer après la déclaration de culpabilité (à la p. 353). Toutefois, en limitant le champ d’application du terme «inculpé» aux situations auxquelles s’appliquent les al. 11d) et 11e), on enlèverait tout effet à d’autres alinéas, tels les al. 11h) et 11i). Le juge La Forest n’affirme d’aucune façon qu’il irait jusqu’à conclure que le terme «inculpé» ne peut jamais s’appliquer après la déclaration de culpabilité, comme l’exigent les al. 11h) et 11i).
16 Selon l’alinéa en cause, le terme «inculpé» utilisé à l’art. 11 peut avoir un sens différent. Ce terme peut s’entendre de la personne visée par une dénonciation ou un acte d’accusation et déclencher l’application des garanties prévues à l’art. 11. Il peut aussi décrire la situation d’une personne qui, une fois la dénonciation ou l’acte d’accusation déposé, fait l’objet de procédures pénales. Les droits garantis par l’art. 11 à la personne qui répond à cette définition d’«inculpé» varient aux diverses étapes des procédures. En effet, cette personne disposera de différents droits au fur et à mesure des procédures criminelles. Par exemple, le droit de bénéficier d’un procès avec jury prévu à l’al. 11f) ne peut plus être invoqué par l’accusé après l’étape de la déclaration de culpabilité, tout comme le droit à la protection contre le concept de double péril (al. 11h)) et contre l’application des majorations de peines édictées après la perpétration de l’infraction (al. 11i)) ne s’appliquent pas avant cette étape. Voilà peut-être ce qu’avait à l’esprit le juge Sopinka lorsqu’il a affirmé que le sens du terme «inculpé» doit être dégagé en fonction du texte et de l’objet de l’alinéa en cause: Potvin, précité, à la p. 908.
17 Le ministère public fait aussi valoir que les commentaires de notre Cour dans l’arrêt Potvin, précité, suggèrent que le terme «inculpé» utilisé à l’al. 11b) ne doit pas s’étendre à la détermination de la peine. Dans Potvin, la majorité de notre Cour a statué que l’al. 11b) ne s’applique pas à la procédure d’appel. Le juge Sopinka a expliqué, dans ses motifs, qu’un acquittement met fin à l’instance et lève l’accusation. Un appel subséquent crée uniquement la possibilité que l’accusation soit rétablie, mais ne lui redonne pas effet. Par conséquent, la personne qui a été acquittée et attend l’appel n’est pas un «inculpé». Elle se trouve plutôt dans la même situation que la personne qui a fait l’objet d’une enquête et contre laquelle on envisage de porter des accusations. Cette situation est très différente de celle de la personne qui a été déclarée coupable et qui attend de connaître sa peine, dans les cas où cette personne n’est pas en liberté. Une des étapes nécessaires pour décider de l’accusation a été franchie: celle de la déclaration de culpabilité. Mais la deuxième étape, celle de la détermination de la peine, n’est pas terminée.
18 Je conclus que, pour l’application de l’al. 11b), le champ d’application du terme «inculpé» ne se limite pas à la période qui précède un éventuel plaidoyer de culpabilité, mais qu’elle peut s’étendre au processus de détermination de la peine.
b) L’expression «jugé» dans un délai raisonnable s’étend-elle à la détermination de la peine?
19 La prochaine question à trancher est celle de savoir si la portée de l’expression «jugé dans un délai raisonnable» à l’al. 11b) peut s’étendre à la détermination de la peine. Une interprétation axée sur l’objet suggère que «l’al. 11b) protège contre un assujettissement trop long à une accusation criminelle pendante et vise à soulager de la tension et de l’angoisse qui persistent jusqu’à ce que l’affaire soit finalement tranchée»: R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588, à la p. 610 (je souligne), le juge Lamer, avec l’appui du juge en chef Dickson. Dans le même arrêt, le juge La Forest, avec l’appui du juge McIntyre, a précisé que le mot «jugé» ne signifie pas «tried» au sens de «brought to trial» («subir son procès»), mais plutôt au sens de «adjudicated» (p. 632). Comme une affaire criminelle n’est pas «tranchée» tant que la peine n’a pas été prononcée et comme le prononcé de la peine exige une décision, il semble raisonnable de conclure que le champ d’application du mot «jugé» utilisé à l’al. 11b) s’étend à la détermination de la peine.
20 Cette interprétation est conforme à la jurisprudence antérieure à la Charte, qui suggère que le processus de détermination de la peine fait partie intégrante du procès. Dans R. c. Grant, [1951] 1 K.B. 500 (C.C.A.), à la p. 503, il a été jugé que le procès d’un accusé est incomplet tant qu’une peine ne lui a pas été infligée ou qu’il n’a pas été libéré. De même, la décision de la majorité de notre Cour dans R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368, suggère fortement que la détermination de la peine fait partie de tout le processus auquel est soumis la personne qui est «jugée». La question en litige dans Gardiner était celle de la norme de preuve qu’il convient d’appliquer aux faits contestés au cours du processus de détermination de la peine. La majorité a statué que la norme de preuve en matière criminelle s’appliquait. La Cour a souligné l’importance de la détermination de la peine dans notre système de droit pénal et indiqué que, comme la plupart des personnes accusées plaident coupables, «[p]our la plupart des accusés, la sentence est la seule décision importante que la justice pénale est appelée à rendre» (p. 414). Le juge Dickson (plus tard Juge en chef du Canada) a fait la remarque suivante (à la p. 415):
Pour moi, les faits qui justifient la peine ne sont pas moins importants que ceux qui justifient la déclaration de culpabilité; les deux devraient être soumis à la même norme de preuve. L’infraction et la peine sont inextricablement liées. [traduction] «Il semble bien établi que le processus de sentence n’est qu’une phase du procès» (Olah, [«Sentencing: The Last Frontier of the Criminal Law» (1980), 16 C.R. (3d) 97], à la p. 107). L’accusé n’est pas soudainement privé, dès sa déclaration de culpabilité, de tous les droits dont il dispose en matière de procédure lors du procès: il a le droit d’être représenté par un avocat, de citer des témoins et de contre-interroger les témoins de la poursuite, ainsi que de témoigner lui-même et de plaider auprès du tribunal. [Je souligne.]
L’arrêt Head, précité, étaye également l’opinion selon laquelle la détermination de la peine fait partie du processus auquel est soumis la personne qui est «jugée», puisque le juge du procès conserve le pouvoir discrétionnaire restreint de réexaminer le verdict tant que la peine n’a pas été prononcée.
21 Ces considérations suggèrent que le champ d’application du terme «jugé» figurant à l’al. 11b) peut s’étendre au processus de détermination de la peine. Le ministère public soulève toutefois plusieurs arguments à l’effet contraire. Son premier argument est que, si les rédacteurs de la Charte avaient voulu que le mot «jugé» utilisé à l’al. 11b) de la Charte englobe le processus de détermination de la peine, ils auraient utilisé un langage plus précis. Le ministère public fonde sa prétention sur le fait que les mots «jugé» et «procès» sont souvent utilisés pour désigner les étapes du processus criminel qui précèdent la détermination de la peine.
22 Cet argument ne me convainc pas. Premièrement, comme je l’ai souligné plus tôt, il a été jugé, dans la jurisprudence antérieure à la Charte, que les mots «jugé» et «procès» englobent le processus de détermination de la peine. Il faut présumer que les rédacteurs de la Charte connaissaient cette jurisprudence lorsqu’ils ont choisi d’utiliser le mot «jugé».
23 Deuxièmement, le texte français de l’al. 11b) étaye l’inclusion de la détermination de la peine dans le champ d’application de l’al. 11b): «Tout inculpé a le droit: . . . d’être jugé dans un délai raisonnable». Le juge Sopinka, dissident, a souligné dans l’arrêt R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la p. 1707, que le terme «“[j]ugé” signifie “ayant fait l’objet d’un jugement” ou d’une “condamnation” et comporte le sens de décision allant au-delà du procès lui-même. Si l’on avait voulu que l’article s’applique à l’ouverture du procès seulement, on aurait dit “mis en jugement”».
24 Troisièmement, les droits garantis par la Charte doivent recevoir une interprétation généreuse et fondée sur leur objet: voir R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344, Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 499 et 500, et Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la p. 157. Lorsqu’ils interprètent les droits garantis par la Charte, les tribunaux [traduction] «doivent éviter les interprétations strictes, légalistes, qui pourraient peut-être convenir à l’égard de lois détaillées»: P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (4e éd. 1997), à la p. 820. Dans les affaires criminelles, ce principe est renforcé par la règle voulant que toute ambiguïté soit résolue en faveur de l’accusé.
25 Le deuxième argument invoqué par le ministère à l’encontre de l’interprétation du mot «jugé» à l’al. 11b) qui en étend l’application à la détermination de la peine est fondé sur l’observation suivante formulée par la majorité de notre Cour, sous la plume du juge Gonthier, dans R. c. Jones, [1994] 2 R.C.S. 229: «le processus de détermination de la peine ne commence qu’après que le procès est terminé et que la culpabilité a été établie» (p. 297). À mon avis, cette remarque ne s’écarte pas de l’opinion dominante selon laquelle le procès inclut la détermination de la peine. L’arrêt Jones ne portait pas sur le processus ordinaire de détermination de la peine, mais sur la procédure «exceptionnelle» concernant les délinquants dangereux prévue à la Partie XXI et qui était en cause dans l’affaire Lyons, précité. De plus, l’al. 11b) n’a pas été examiné dans l’arrêt Jones; ce sont l’art. 7 et l’al. 10b) qui étaient en litige. Si je comprends bien son point de vue, le juge Gonthier estime que la procédure relative aux délinquants dangereux ne constitue pas une accusation ou infraction distincte déclenchant l’application de la pleine protection de la Charte. Le mot «procès» a été utilisé dans l’extrait précité pour distinguer le processus de détermination de la culpabilité ou de l’innocence du processus visant à déterminer la peine appropriée, dans l’unique but de tenter de justifier l’application d’une norme de preuve moins exigeante à l’étape de la détermination de la peine. Il n’est pas contesté que, en droit criminel, le mot «procès» est souvent utilisé pour désigner expressément le processus de détermination de la culpabilité ou de l’innocence. Il n’est pas contesté non plus que la justice permet l’application de différentes normes de preuve à différentes étapes de la procédure criminelle. À mon avis, toutefois ni l’un ni l’autre de ces points n’aident à déterminer si la garantie prévue à l’al. 11b) s’applique à la détermination de la peine.
26 Enfin, le ministère public prétend que l’arrêt Potvin, précité, commande une interprétation du mot «jugé» qui a pour effet d’exclure le processus de détermination de la peine. Encore une fois, je dois exprimer mon désaccord. Dans Potvin, le juge Sopinka, s’exprimant pour la majorité, a mentionné que, si on avait voulu que l’al. 11b) s’applique non seulement au procès mais également à la décision finale en appel, on aurait utilisé une formulation plus appropriée (p. 912). Toutefois, comme je l’ai souligné, le fait que la jurisprudence canadienne antérieure à la Charte ait établi que le mot «jugé» inclut le processus de détermination de la peine tend à indiquer que rien de plus que ce mot était requis pour viser à la fois la détermination de la culpabilité et la détermination de la peine. Même s’il est possible de soutenir qu’un texte plus précis que le seul mot «jugé» est nécessaire pour inclure le processus d’appel, cet argument ne peut être invoqué en ce qui concerne le processus de détermination de la peine.
c) Conclusion sur le texte de l’al. 11b)
27 Je conclus que les mots «inculpé» et «jugé dans un délai raisonnable» étayent l’opinion que l’al. 11b) s’applique à la détermination de la peine.
(2) Les intérêts protégés par l’al. 11b)
28 Le ministère public affirme que le champ d’application de l’al. 11b) ne doit pas être élargi au délai de détermination de la peine parce que les intérêts protégés par l’al. 11b) ne sont pas pertinents à cette étape. Afin d’évaluer cet argument, il faut examiner les intérêts qui sous-tendent les droits garantis par l’al. 11b).
29 Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’al. 11b) de la Charte protège à la fois les intérêts de l’accusé et ceux de la société: voir R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199. Les intérêts de l’accusé sont notamment son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne, ainsi que son droit à un procès équitable. Le juge Sopinka, s’exprimant au nom de la majorité, a précisé ces trois intérêts dans l’arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, à la p. 786:
L’alinéa 11b) protège le droit à la sécurité de la personne en tentant de diminuer l’anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu’entraîne la participation à des procédures criminelles. Il protège le droit à la liberté parce qu’il cherche à réduire l’exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l’emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Pour ce qui est du droit à un procès équitable il est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.
Voir aussi les motifs du juge La Forest dans Rahey, précité, à la p. 647. Dans Askov, s’exprimant pour la majorité, le juge Cory a décrit les intérêts de l’accusé comme étant la possibilité pour ce dernier «de se défendre de l’accusation portée contre lui, de se disculper et de rétablir sa réputation le plus tôt possible» (p. 1219).
30 L’intérêt sociétal protégé par l’al. 11b) comporte deux aspects: voir Askov, le juge Cory, aux pp. 1219 et 1220. Premièrement, le public a intérêt à faire en sorte que le procès ait lieu promptement, de façon que les criminels soient traduits en justice et que l’on décide de leur sort dès que possible, peut‑être par leur mise à l’écart de la société. Deuxièmement, le public a intérêt à faire en sorte que les personnes appelées à subir leur procès soient traitées avec justice et équité. Cet intérêt sociétal correspond au «droit de l’accusé à un procès équitable».
31 La question à trancher est celle de savoir si la détermination de la peine fait entrer en jeu ces intérêts. Le ministère public soutient que les intérêts visés par l’al. 11b) entrent en jeu principalement à l’étape de la procédure qui précède la détermination de la peine, lorsqu’on statue sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé, et qu’ils ne sont touchés qu’indirectement, pour autant qu’ils le soient, à l’étape de la détermination de la peine. Pour sa part, l’accusé affirme que les valeurs que l’al. 11b) vise à protéger sont présentes et directement touchées au cours du processus de détermination de la peine.
32 À mon avis, la thèse de l’accusé doit être retenue. Même s’il est vrai que les garanties prévues aux art. 7 à 14 de la Charte ont une portée plus limitée à l’étape de la détermination de la peine (Jones, précité, le juge Gonthier, à la p. 286), elles demeurent néanmoins importantes.
33 J’examinerai en premier lieu les intérêts de l’accusé que l’al. 11b) est censé protéger. Le premier intérêt en jeu est la liberté de l’accusé. Il faut prendre soin de bien distinguer l’atteinte à la liberté causée par la déclaration de culpabilité de celle causée par le délai de détermination de la peine. Cela dit, le délai de détermination de la peine porte clairement atteinte à la liberté de l’accusé qui a été déclaré coupable ou qui a reconnu sa culpabilité, mais dont la peine n’a pas encore été déterminée. Il est possible que la personne qui attend le prononcé de sa peine soit emprisonnée. Si elle a été remise en liberté, elle est assujettie à des conditions restreignant sa liberté. En effet, elle a à tout le moins l’obligation de se présenter à nouveau et de se soumettre au processus établi par l’État. Le délai de détermination de la peine prolonge la période pendant laquelle la liberté de cette personne est restreinte. Bien que le juge qui prononce la peine puisse en tenir compte, il n’est pas certain qu’il le fera. Il s’ensuit que le délai de détermination de la peine peut donc porter atteinte au droit de l’accusé à la liberté.
34 Le deuxième intérêt de l’accusé protégé par l’al. 11b) est son droit à la sécurité de sa personne, son droit à ce que l’on réduise au minimum les effets des poursuites criminelles sur sa vie. Ici aussi, il faut prendre bien soin de distinguer l’atteinte à la sécurité découlant de la déclaration de culpabilité de celle découlant d’un délai indu de détermination de la peine. La déclaration de culpabilité constitue inévitablement une source de stress, de stigmatisation et d’opprobre qui accroît l’anxiété et l’insécurité vécues par l’accusé. Le droit n’offre aucun recours à cet égard. Toutefois, le fait de mettre un temps indu à déterminer la peine peut exacerber ces conséquences. L’anxiété que vit l’inculpé qui attend de connaître la peine qui lui sera infligée est un phénomène normal et inévitable. Par contre, lorsque la détermination de la peine prend un temps indu, l’inculpé peut souffrir d’anxiété pendant une période plus longue que ce qui est justifié. Conséquence tout aussi grave, ce délai peut empêcher la personne reconnue coupable de commencer à rebâtir sa vie, que ce soit en prison ou dans la collectivité. Non seulement la liberté de cette personne est-elle restreinte, mais celle‑ci doit vivre tout en sachant que sa liberté risque d’être entravée davantage et de façon plus permanente au moment du prononcé de la peine. Elle vit dans l’attente, incertaine de son sort, incapable de tourner la page et en proie au stress et à l’anxiété qui s’ensuivent: Rahey, précité, le juge Lamer, aux pp. 610 et 611. Dans un sens très concret, le «procès» qui déterminera le sort de la personne déclarée coupable n’est pas terminé tant que la peine n’a pas été prononcée.
35 Le troisième intérêt de l’accusé qui est protégé par l’al. 11b) est son droit à un procès équitable pendant que la preuve est encore disponible et récente. La preuve est un élément important du processus de détermination de la peine. Il est possible que la personne reconnue coupable veuille faire entendre des témoins de moralité ou des témoins experts. L’écoulement du temps peut compromettre sa capacité de le faire. De plus, il existe un risque, par ailleurs mince il faut le reconnaître, que la question de la culpabilité ou de l’innocence soit réexaminée lors du processus de détermination de la peine, entraînant ainsi la possibilité que le délai ait aussi une incidence négative sur l’instruction de cette question. Même si, dans bon nombre de cas, la majorité des intérêts liés au droit à un procès équitable ne soit plus en jeu une fois le verdict de culpabilité inscrit, le risque de préjudice découlant du délai de détermination de la peine continue d’exister.
36 Le délai de détermination de la peine peut aussi avoir une incidence négative sur les intérêts de la société. La société a vivement intérêt à faire en sorte qu’une peine appropriée soit infligée promptement aux personnes reconnues coupables de crimes. Le juste équilibre entre la protection de la société et la liberté de ces personnes ne peut être établi qu’après l’audition de la preuve et des observations relatives à la peine. Le risque qu’une situation indésirable persiste en raison du délai de détermination de la peine est réel. En raison de ce délai, la personne déclarée coupable peut, pendant la détermination de sa peine, jouir d’une trop grande liberté et présenter un risque pour la société. Par ailleurs, ce délai peut l’empêcher de bénéficier de mesures de réadaptation dont elle aurait besoin dès le départ, situation qui aggravera le risque que courra la société lorsqu’elle sera libérée et réduira les chances de la personne visée de redevenir un citoyen responsable et productif. Il est primordial pour la société que le tribunal établisse et inflige une peine appropriée dès qu’il est raisonnablement possible de le faire. Le fait de tarder à déterminer la peine fait obstacle à la réalisation de cet objectif.
37 Je conclus que l’examen des intérêts touchés étaye une interprétation de l’al. 11b) incluant le délai de détermination de la peine.
38 Je souligne que la position sur cette question semble être la même aux États‑Unis, où le champ d’application du Sixième amendement, qui garantit le droit d’être jugé promptement, a généralement été élargi à la détermination de la peine. Dans Gonzales c. State, 582 P.2d 630 (1978), la Cour suprême de l’Alaska a statué, en s’appuyant sur son interprétation de l’arrêt Dickey c. Florida, 398 U.S. 30 (1970), qu’à quelques exceptions près les intérêts qui sous-tendent le droit à une décision rapide sur la question de la culpabilité ou de l’innocence sont les mêmes que ceux qui sous-tendent le droit à une décision rapide sur la peine. La cour a énuméré sept intérêts protégés par le droit d’être jugé promptement garanti par le Sixième amendement (aux pp. 632 et 633):
[traduction]
(1) épargner à l’accusé les peines et les désavantages incompatibles avec la présomption d’innocence qui sont susceptibles de résulter des délais du processus criminel;
(2) éviter les incarcérations sévères et injustifiées avant le procès;
(3) réduire au minimum l’anxiété et l’inquiétude liées à une accusation publique qui pourraient refréner la liberté d’expression de l’accusé ou son désir de s’associer à des causes impopulaires;
(4) éviter les atteintes à la capacité de l’inculpé de présenter un moyen de défense, notamment parce que des témoins sont décédés, parce qu’ils ne sont pas disponibles ou parce que leur mémoire s’est estompée;
(5) réduire au minimum la possibilité que l’accusé commette un autre crime dangereux pendant qu’il est en liberté sous caution en attendant l’issue de son procès ou de son appel;
(6) réduire au minimum les délais susceptibles de compromettre la capacité du ministère public de poursuivre l’accusé;
(7) punir les abus et les illégalités de la part des autorités et favoriser l’administration équitable et rapide de la justice.
La cour a conclu que tous ces intérêts, sauf le premier et le sixième, s’appliquaient par analogie aux délais de détermination de la peine (à la p. 633); de façon plus particulière les cinquième et septième intérêts: [traduction] «le public a intérêt à ce que les infractions criminelles soient punies de façon prompte et certaine, à la fois pour réduire au minimum la possibilité que l’accusé commette d’autres infractions criminelles pendant qu’il est en liberté en attendant le prononcé de sa peine, et pour renforcer l’effet dissuasif des sanctions pénales».
(3) Conclusion sur l’application de l’al. 11b) au délai de détermination de la peine
39 Compte tenu du texte et de l’objet de l’al. 11b), je conclus que le champ d’application de l’al. 11b) de la Charte s’étend au délai de détermination de la peine.
B. Dans quelles circonstances le délai de détermination de la peine lié à la maladie du juge viole‑t‑il l’al. 11b) de la Charte?
40 La deuxième question de droit qui doit être tranchée en l’espèce est celle de savoir comment doit‑être qualifié, pour l’application à l’al. 11b), le délai lié à la maladie du juge. La question générale qu’il faut trancher dans une instance fondée sur l’al. 11b) est celle de savoir si le délai était «déraisonnable». Même si «[l]a notion de ce qui est raisonnable est difficile à cerner et à définir juridiquement avec précision et certitude» (Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, à la p. 923, le juge Lamer), notre Cour a établi que quatre facteurs doivent être pris en compte pour déterminer si un délai est déraisonnable et contraire à l’al. 11b) de la Charte:
(1) la longueur du délai;
(2) les raisons du délai, notamment:
a) les délais inhérents à l’affaire,
b) les actes de l’accusé,
c) les actes du ministère public,
d) les limites des ressources institutionnelles,
e) les autres raisons;
(3) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;
(4) le préjudice subi par l’accusé.
Voir, Askov, précité, aux pp. 1231 et 1232, le juge Cory; Morin, précité, aux pp. 787 et 788, le juge Sopinka.
41 Cette analyse ne doit pas être effectuée mécaniquement. Le cadre ainsi que les facteurs énoncés dans Askov et Morin, ne sont ni immuables ni inflexibles. Comme l’a souligné le juge L’Heureux-Dubé dans Conway, précité, à la p. 1673, il ne sera jamais possible de dresser la liste exhaustive des facteurs à considérer. Il ne convient pas non plus que le tribunal soit tenu de centrer son attention uniquement sur certaines périodes précises: Conway, précité, à la p. 1674. Dans chaque cas, il faut se rappeler que, en définitive, la question à trancher est celle du caractère raisonnable du délai global.
42 Je me propose de traiter brièvement de chacun des quatre facteurs de l’analyse fondée sur l’al. 11b), et d’examiner ensuite leur incidence sur le délai de détermination de la peine lié à la maladie du juge du procès.
(1) La longueur du délai
43 L’analyse fondée sur l’al. 11b) est requise uniquement dans les cas où le délai est suffisamment long pour soulever la question de savoir s’il peut y avoir eu atteinte aux droits de l’accusé. Il s’agit d’une condition préalable à l’application de l’al. 11b). En l’absence d’indication de l’existence d’un délai susceptible d’avoir porté atteinte aux droits de l’accusé, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin.
(2) Les raisons du délai
a) Les délais inhérents à l’affaire
44 La période imputable aux délais inhérents à l’affaire correspond à la période normalement requise pour régler un dossier, en tenant pour acquis que des ressources institutionnelles suffisantes sont disponibles. La période imputable aux délais inhérents à l’affaire a un effet neutre et ne peut être reprochée ni au ministère public ni à l’accusé dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai pour l’application de l’al. 11b).
45 Il ne faut pas confondre le délai inhérent nécessaire pour régler un dossier donné avec le délai moyen nécessaire pour trancher un autre dossier du même type. Tout dossier comporte des [traduction] «délais inhérents qui sont nécessaires pour le mettre en branle et le mener à terme»: R. c. Allen (1996), 1 C.R. (5th) 347 (C.A. Ont.), aux pp. 363 et 364, le juge Doherty, conf. par [1997] 3 R.C.S. 700; Morin, à la p. 792, le juge Sopinka. Bien que la complexité de l’affaire soit souvent citée comme un facteur qui contribue aux délais inhérents, «[c]haque affaire comporte ses propres faits qui doivent être évalués»: Morin, à la p. 792. En d’autres mots, les délais inhérents à une affaire ne se limitent pas aux délais ordinaires qui surviennent dans tous les cas, mais peuvent inclure les délais imputables à des événements extraordinaires et imprévisibles: Allen, précité.
46 La maladie du juge du procès peut constituer un tel événement. Les juges étant des êtres humains, il est inévitable qu’ils soient malades à l’occasion. Lorsqu’un juge tombe malade et qu’il n’est pas raisonnable que le ministère public demande immédiatement son remplacement (voir plus loin), le délai lié à la maladie du juge peut être considéré comme un des délais inhérents nécessaires pour mener un dossier à terme. Toutefois, dès le moment où il devient raisonnable que le ministère public demande le remplacement du juge, le délai cesse d’être un délai inhérent lié à la maladie du juge et devient un délai attribuable au ministère public.
47 Les délais inhérents à la détermination de la peine comprennent le temps requis pour préparer les documents présentenciels, assigner les témoins nécessaires et fixer la date de l’audience de détermination de la peine. Ils peuvent également comprendre le délai lié à la maladie du juge, jusqu’au moment où il devient raisonnable que le ministère public demande que le juge soit dessaisi de l’affaire et remplacé. Le caractère raisonnable des délais inhérents doit être apprécié au cas par cas. Les lignes directrices énoncées dans Morin, précité, et Askov, précité, à l’égard de la période qui précède la déclaration de culpabilité ne s’appliquent pas aux délais de détermination de la peine.
b) Les délais attribuables aux actes de l’accusé
48 Les délais qui ont été causés intentionnellement par l’accusé ou demandés par ce dernier, ainsi que ceux auxquels il a consenti ne peuvent être invoqués au soutien d’une demande alléguant une violation de l’al. 11b): Conway, précité, à la p. 1673. Si c’était le cas, les accusés pourraient être tentés d’utiliser des tactiques dilatoires pour échapper à la justice. Toutefois, seuls les actes de l’accusé qui contribuent directement au délai -- telle une demande d’ajournement -- ou qui constituent une tentative délibérée de retarder le procès, lui seront reprochés. Ces actes sont incompatibles avec le désir de faire avancer l’instance et, partant, avec la prétention que l’al. 11b) a été violé: voir Morin, précité.
c) Les délais attribuables au ministère public
49 Le ministère public a la responsabilité de traduire les accusés en justice: Askov, précité. Cette responsabilité inclut l’obligation de veiller à ce que, une fois engagées, les procédures judiciaires ne soient pas indûment retardées. Cette obligation s’applique à l’étape de la détermination de la peine qui, pour l’application de l’al. 11b), fait partie du procès. Les délais attribuables au ministère public qui dépassent les délais inhérents à l’affaire sont reprochés au ministère public dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai pour l’application de l’al. 11b). Les demandes d’ajournement faites par le ministère public et le temps mis à communiquer la preuve sont des exemples de délais qui sont reprochés au ministère public dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai global: voir Morin, précité. Dans certains cas, le ministère public peut également être tenu responsable de délais causés par le juge du procès: voir, par exemple, Rahey, précité.
50 L’obligation du ministère public de faire en sorte que le procès ne soit pas retardé peut l’obliger à demander le dessaisissement et le remplacement du juge qui tombe malade au cours du procès. Le ministère public n’est assujetti à aucun délai fixe, après le début de la maladie du juge, pour demander que ce dernier soit dessaisi de l’affaire et remplacé. La question de savoir si le ministère public doit présenter cette demande et à quel moment il doit le faire dépend de ce qui est raisonnable eu égard aux circonstances de chaque cas.
51 On peut affirmer avec confiance que le ministère public doit demander le remplacement du juge lorsqu’il devient évident que ce dernier ne se rétablira pas ou qu’il ne reprendra pas ses fonctions judiciaires. Toutefois, lorsqu’on s’attend à ce que le juge se rétablisse et reprenne son travail, la question est plus complexe. En pareil cas, le ministère public doit soupeser deux facteurs. D’une part, il doit tenir compte du fait que le juge qui a entendu la preuve est saisi de l’affaire. Cela signifie que c’est à ce juge et à nul autre qu’il incombe de trancher toutes les questions en litige, y compris la détermination de la peine. Le fait de dessaisir un juge d’une affaire qui n’a pas été tranchée de façon définitive est susceptible de porter atteinte à l’indépendance judiciaire et au droit de l’accusé à un procès équitable. En l’absence de raisons impérieuses de le faire, il ne conviendrait pas que le ministère public demande que le juge soit dessaisi d’une affaire. Un tel geste du ministère public pourrait être perçu comme une atteinte au droit du juge de trancher les questions en litige en toute indépendance. Une telle demande pourrait aussi créer une impression d’injustice envers l’accusé. Par exemple, il pourrait arriver que le juge qui préside un procès fasse, durant celui‑ci, des commentaires qui amènent le ministère public à croire qu’il est favorable à l’accusé. Si le ministère public devait demander que le juge soit dessaisi de l’affaire avant le prononcé de la peine, sans invoquer de raison impérieuse au soutien de sa demande, ce geste pourrait donner l’impression qu’il est accompli pour faire nommer un juge moins favorable à l’accusé. Lorsqu’un juge tombe malade et qu’on s’attend à ce qu’il reprenne ses fonctions judiciaires, le ministère public doit tenir compte de ces considérations pour décider s’il est raisonnable de demander que le juge soit dessaisi de l’affaire. Par ailleurs, le ministère public doit tenir compte du droit qu’a l’accusé, aux termes de l’al. 11b), de subir son procès promptement et du préjudice que pourrait lui causer le délai.
52 En résumé, lorsque le juge du procès tombe malade et qu’on s’attend qu’il réintègre ses fonctions, le ministère public doit mettre en balance deux intérêts opposés: (1) la nécessité de faire montre d’un soin et d’une prudence extrêmes avant de demander que le juge soit dessaisi de l’affaire, afin de préserver l’indépendance judiciaire et l’équité envers l’accusé; (2) la nécessité de protéger les droits garantis à l’accusé par l’al. 11b) et d’empêcher qu’il ne subisse un préjudice indu. Concrètement, il faut se demander si la crainte d’une atteinte aux droits garantis à l’accusé par l’al. 11b) a pris des proportions telles qu’elle l’emporte sur la règle générale selon laquelle le juge saisi d’une affaire doit la mener à terme. Si c’est le cas, le ministère public a le devoir de demander que le juge soit dessaisi de l’affaire et que celle‑ci soit confiée à un autre. S’il omet de le faire, tout délai en découlant lui sera reproché dans l’appréciation effectuée pour l’application de l’al. 11b).
d) Les délais liés aux limites des ressources institutionnelles
53 Compte tenu du grand nombre de causes que les tribunaux doivent inscrire à leurs rôles et traiter, il est inévitable qu’il y ait certains délais. Même s’il y a suffisamment de salles d’audience, de substituts du procureur général et de juges, et que tous les efforts raisonnables sont déployés pour faire trancher rapidement les instances, il y a immanquablement des délais dans le système judiciaire. Lorsqu’un délai systémique se produit, le tribunal saisi d’une demande fondée sur l’al. 11b) doit déterminer si ce délai est raisonnable ou déraisonnable. Seuls les délais systémiques déraisonnables sont reprochés au ministère public dans l’appréciation effectuée pour l’application de l’al. 11b). De nombreux facteurs peuvent déterminer si un délai systémique est déraisonnable. Pour décider si un délai systémique est acceptable, il faut procéder dans chaque cas à une analyse approfondie.
54 L’omission par le gouvernement de faire en sorte qu’il y ait suffisamment de salles d’audience, de substituts du procureur général et de juges peut entraîner un délai systémique déraisonnable. Tout en reconnaissant que les ressources institutionnelles qui peuvent être affectées à un dossier donné peuvent varier d’une province à l’autre ou d’un district judiciaire à l’autre (voir Askov, précité), les tribunaux doivent demeurer vigilants et se garder de légitimer des délais imputables à une pénurie de ressources institutionnelles: voir Mills, précité, aux pp. 935 à 941, le juge Lamer. Pour paraphraser la mise en garde faite par le juge Cory dans Askov, il ne faut pas enlever tout son sens à la garantie prévue par l’al. 11b) en invoquant la pénurie de ressources institutionnelles pour justifier de longs délais. Le gouvernement doit affecter des fonds suffisants aux ressources institutionnelles pour s’acquitter de l’obligation constitutionnelle que lui impose l’al. 11b) de la Charte: voir Morin, précité, à la p. 795, le juge Sopinka. Le fait que les ressources institutionnelles sont limitées et le besoin de traiter un grand nombre de causes dans un délai raisonnable et à un coût raisonnable doivent donc être mis en balance avec la nécessité de faire trancher promptement les accusations criminelles. Dans chaque cas, il faut se demander si, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, le délai systémique est raisonnable.
55 Le délai lié à la maladie d’un juge peut constituer un délai systémique dans les cas où -- alors qu’il serait raisonnable de le faire -- le ministère public tarde à présenter une requête demandant le remplacement d’un juge tombé malade, parce qu’il sait qu’aucun autre juge n’est disponible. Il y a également délai systémique lorsque le ministère public demande le dessaisissement du juge et qu’une ordonnance à cet effet est rendue, mais qu’un délai déraisonnable s’écoule avant le remplacement du juge parce qu’aucun autre juge n’est disponible. Le même raisonnement s’appliquerait aux cas de délais déraisonnables de remplacement du juge qui sont imputables à une pénurie de salles d’audience ou d’autres ressources institutionnelles nécessaires.
56 Ces considérations soulèvent la difficile question des mesures d’urgence dont devraient disposer les tribunaux pour faire face à la situation où un juge tombe malade et ne peut mener à terme l’affaire qu’il a commencé à entendre. Comme c’est généralement le cas dans l’examen des délais institutionnels, la réponse à cette question doit être donnée en tenant compte des contraintes auxquelles est soumis le système de justice criminelle dans une région donnée. Il est certain que, dans un ressort qui n’est pas très grand, comme l’Île‑du‑Prince‑Édouard, il ne serait probablement pas raisonnable de s’attendre à ce que l’on garde des juges en réserve pour les cas peu fréquents où un juge tombe malade.
(3) La renonciation à invoquer certaines périodes
57 Un accusé peut renoncer à invoquer un délai. Ce délai ne sera pas pris en compte dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai global. Le ministère public soutient que l’accusé qui plaide coupable renonce au droit que lui garantit l’al. 11b). Je ne puis retenir cet argument. Premièrement, le fait qu’une personne plaide coupable n’emporte pas qu’elle accepte un long délai avant le prononcé de sa peine. Au contraire, un plaidoyer de culpabilité peut être motivé par le désir de l’accusé de voir les procédures prendre fin rapidement. Deuxièmement, même si l’on pouvait inférer l’acceptation d’un délai, cela n’établirait pas qu’il y a eu renonciation; la renonciation aux droits garantis par la Charte doit être «claire et non équivoque»; le simple fait d’acquiescer à un délai particulier ne vaut pas nécessairement renonciation: voir Rahey, précité, et Askov, précité.
(4) Le préjudice subi par l’accusé
58 Le dernier facteur énoncé dans l’arrêt Askov est le préjudice causé à l’accusé par le délai. Comme l’a affirmé le juge Cory dans Askov, précité, on peut souvent inférer qu’un long délai a causé un préjudice. Toutefois, bien que le ministère public soit tenu de traduire l’accusé devant les tribunaux et que ce dernier n’ait aucune obligation d’exiger la tenue de son procès (Morin, précité), les actes ou omissions de l’accusé qui sont incompatibles avec le désir de subir un procès en temps opportun sont pertinents pour l’évaluation du préjudice.
59 Le préjudice découlant du délai de détermination de la peine doit être apprécié au cas par cas. La stigmatisation ou l’atteinte à la réputation résultent principalement du plaidoyer ou de la déclaration de culpabilité. Cependant, le délai de détermination de la peine peut également être cause de préjudice si l’accusé est emprisonné ou assujetti à des conditions de mise en liberté sous caution restrictives avant le prononcé de sa peine. Le délai de détermination de la peine peut aussi causer un préjudice en étant une source d’anxiété, car la personne dont la peine tarde à être prononcée est incapable de tourner la page, ne sachant pas ce que l’avenir lui réserve.
(5) Résumé
60 Un délai de détermination de la peine viole l’al. 11b) s’il est déraisonnable compte tenu de la durée de ce délai, des raisons de celui‑ci, de l’effet de toute renonciation de l’accusé à invoquer un délai et du préjudice subi par ce dernier.
61 Le délai lié à la maladie du juge saisi de l’affaire peut être considéré comme un délai inhérent à l’affaire (qui n’est pas reproché au ministère public), un délai attribuable au ministère public (qui lui est reproché), ou un délai imputable à une pénurie de ressources institutionnelles (qui est reproché au ministère public s’il est déraisonnable). Le délai lié à la maladie d’un juge qui survient avant qu’il soit raisonnable pour le ministère public de demander le dessaisissement du juge est un délai inhérent à l’affaire. Le délai qui dépasse ce point est un délai attribuable au ministère public. Le temps mis à remplacer le juge après le moment où il est devenu raisonnable pour le ministère public de demander que ce dernier soit dessaisi de l’affaire pour cause de pénurie de ressources judiciaires est un délai institutionnel ou systémique, qui est reproché au ministère public si le manque de ressources est déraisonnable eu égard aux contraintes auxquelles est soumis le tribunal en cause.
C. L’application du droit
62 En l’espèce, le délai global de 21 mois et 3 semaines qui s’est écoulé entre le dépôt de l’acte d’accusation et l’audition de la demande d’arrêt des procédures présentée par MacDougall était excessif et satisfait au critère préliminaire suivant lequel les juridictions inférieures étaient tenues de se demander s’il était déraisonnable au regard de l’al. 11b). La seule question à trancher est celle de savoir si les juridictions inférieures ont bien fait l’analyse.
63 Les juges de première instance et les cours d’appel provinciales sont généralement les mieux placés pour déterminer si un délai était déraisonnable, car ils connaissent la situation particulière qui existe dans leur ressort. Toutefois, comme l’a souligné le juge Sopinka dans R. c. Stensrud, [1989] 2 R.C.S. 1115, à la p. 1116, cette décision doit s’appuyer sur des principes justes. Avec égards, je suis d’avis que les juridictions inférieures n’ont pas appliqué les bons principes et ont mal qualifié le délai lié à la maladie du juge Plamondon et à sa démission subséquente.
64 La qualification des divers délais est peu contestée sauf en ce qui concerne le délai lié à la maladie du juge Plamondon. Par souci de précision, je vais les rappeler brièvement. MacDougall a été accusé en décembre et a comparu pour la première fois un mois et demi plus tard. Ce premier délai est un délai inhérent à l’affaire. Au moment de sa première comparution, MacDougall a demandé un ajournement afin de décider du mode de procès et de son plaidoyer. Le délai d’un mois qui a suivi doit être reproché à MacDougall. Lorsque MacDougall a comparu à nouveau, le 13 février 1995, il a plaidé non coupable et l’affaire a été ajournée jusqu’à la date fixée pour le procès. Toutefois, lorsqu’il s’est présenté devant le tribunal le 5 avril 1995, il a changé son plaidoyer et reconnu sa culpabilité; l’affaire a été ajournée en vue de la détermination de la peine, un rapport présentenciel devant être préparé pour le 12 mai 1995. La période de trois mois écoulée entre le 13 février 1995 et le 12 mai 1995 est constituée de délais inhérents à l’affaire. Par contre, le délai de deux mois écoulé entre le 12 mai 1995 et l’ajournement de l’affaire pour une période indéterminée, le 14 juillet 1995, est reprochée au ministère public, qui a demandé deux prorogations du délai fixé pour la préparation du rapport présentenciel. La période qui s’est écoulée entre la démission du juge le 15 avril 1996 et la requête du ministère public demandant que l’affaire soit assignée à un nouveau juge le 21 mai 1996 est également un délai reproché au ministère public. La période comprise entre la désignation du nouveau juge le 22 mai 1996 et la date fixée pour la comparution suivante de MacDougall, soit le 13 juin 1996, constitue délai inhérent à l’affaire. Toutefois, comme MacDougall ne s’est pas présenté devant le tribunal le 13 juin 1996, le délai écoulé entre cette date et la date à laquelle il a finalement comparu, soit le 11 juillet 1996, lui est imputable. Enfin, la période de deux mois et demi qui s’est écoulée entre le 11 juillet 1996 et la date de l’audition de la demande d’arrêt des procédures fondée sur le caractère déraisonnable du délai présentée par MacDougall, le 24 septembre 1996, est un délai inhérent à l’affaire.
65 Cela m’amène à la période litigieuse de neuf mois écoulée entre l’ajournement de l’affaire pour une période indéterminée en raison de la maladie du juge Plamondon le 14 juillet 1995, et la démission de ce dernier le 15 avril 1996.
66 L’intimé MacDougall soutient que le délai lié à la maladie du juge Plamondon devrait être considéré soit comme un délai attribuable au ministère public, soit comme un délai systémique déraisonnable ou comme un délai tenant des deux à la fois. Il fait valoir que le ministère public aurait dû demander la désignation d’un autre juge plus tôt. Il prétend en outre que le système judiciaire a lui-même agi de façon déraisonnable en ne confiant pas l’affaire à un nouveau juge plus rapidement. Quoique ces arguments aient une certaine plausibilité, ils cessent d’en avoir lorsqu’on tient compte de la nature exceptionnelle du délai lié à la maladie du juge.
67 Lorsque le juge Plamondon est tombé malade, on s’attendait à ce qu’il reprenne ses fonctions à court terme. Présumant, comme il était justifié de le faire, que le juge Plamondon reprendrait ses fonctions, le ministère public a agi conformément à la règle générale selon laquelle l’accusé doit voir sa peine être prononcée par le juge qui a reçu son plaidoyer de culpabilité ou qui présidait le procès à l’étape de la déclaration de culpabilité. Le ministère public devait agir prudemment quant au remplacement du juge Plamondon. Je soupèse ce facteur par rapport au droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable pour déterminer si les circonstances commandaient que l’on déroge à la règle habituelle selon laquelle le juge saisi d’une affaire conserve sa compétence jusqu’à la fin. Le ministère public ne disposait d’aucune information tendant à indiquer que le juge Plamondon ne reprendrait pas ses fonctions ou que son absence serait indûment longue. Ce n’est qu’à l’annonce de son départ à la retraite qu’il est devenu clair qu’il ne reviendrait pas. La période en question a duré neuf mois. Cependant, elle est survenue à l’étape des procédures subséquentes à la déclaration de culpabilité, lorsque les intérêts protégés par l’al. 11b) revêtaient moins d’importance, dans les circonstances, qu’à l’étape ayant précédé la déclaration de culpabilité. De plus, rien n’indiquait que ce délai causerait à l’accusé un préjudice grave. Dans ces circonstances, je ne peux conclure que le ministère public a commis une erreur en ne demandant pas, avant la démission du juge Plamondon, que celui‑ci soit dessaisi de l’affaire et remplacé. L’existence d’un délai attribuable au ministère public n’a donc pas été établie.
68 Des considérations similaires permettent de statuer sur l’argument de l’intimé que l’omission de remplacer le juge Plamondon plus tôt a entraîné un délai systémique déraisonnable. Le fait que les juges qui président des procès soient parfois malades est une situation malheureuse mais par ailleurs inévitable dans tout système dont le fonctionnement est tributaire de l’activité humaine. Les délais liés à la maladie d’un juge font partie des délais inhérents à une affaire lorsque le ministère public a agi raisonnablement et qu’il n’y a pas pénurie de ressources. En l’espèce, il n’y aurait eu délai systémique déraisonnable que si une ordonnance intimant le remplacement du juge Plamondon avait été prononcée, mais qu’il aurait été impossible de lui donner effet pour cause d’absence de remplaçant disponible. Ce n’est pas ce qui s’est passé en l’espèce.
69 Je conclus que le délai lié à la maladie du juge Plamondon était raisonnable, tout en sachant que la Cour d’appel du Québec a fait remarquer qu’une [traduction] «attente de six mois pour que le juge se rétablisse est une longue attente dans le cadre d’un procès criminel», et qu’elle a souligné [traduction] «qu’il incombe au ministère public» de traduire l’accusé devant les tribunaux: R. c. Trudel, [1992] R.J.Q. 2647, à la p. 2650. Ces remarques ont été formulées dans une affaire portant sur un délai antérieur à la déclaration de culpabilité, où le délai a été exacerbé par la non disponibilité du ministère public à deux occasions ainsi que par une erreur administrative de la cour. Le caractère raisonnable du délai doit être apprécié au cas par cas. Chaque cas doit être examiné selon les faits qui lui sont propres. À la lumière des faits de l’espèce, aucun délai attribuable au ministère public ni aucun délai systémique déraisonnable n’ont été établis.
70 En résumé, la responsabilité du délai en l’espèce doit être répartie ainsi: le ministère public est responsable d’environ trois mois et l’accusé de deux mois. Des seize mois et demi restants, sept mois et demi sont des délais inhérents à l’affaire. Les neuf derniers mois liés à la maladie du juge Plamondon ne peuvent être considérés comme un délai attribuable au ministère public ou comme un délai systémique déraisonnable, ils constituent plutôt un délai inhérent à l’affaire. Ni le ministère public ni le système n’ont agi de façon déraisonnable en ne dessaisissant pas le juge Plamondon, compte tenu de la nature exceptionnelle d’une telle mesure.
71 Il ne reste donc qu’un délai net de trois mois à apprécier au regard de l’al. 11b). Bien que ce délai ait été plus long qu’on ne l’aurait souhaité, il n’est pas énorme et rien dans la preuve ne tend à indiquer qu’il a causé un préjudice indu à MacDougall. Ce dernier n’a pas été incarcéré en attendant le prononcé de sa peine et il n’a pas allégué avoir été assujetti à des conditions de mise en liberté sous caution restrictives. Il n’a jamais pressé le ministère public de poursuivre les procédures de détermination de la peine. Cela suggère que tout préjudice qui, peut‑on inférer, a été causé à MacDougall est minime. Après avoir soupesé le délai attribuable au ministère public et le préjudice subi par MacDougall, je conclus que ce délai n’était pas déraisonnable et qu’il n’y a pas eu violation des droits garantis par l’al. 11b). Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la question de la réparation.
VII. Le dispositif
72 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de renvoyer l’affaire à la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard pour détermination de la peine.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelante: Crown Attorney’s Office, Charlottetown.
Procureur de l’intimé: Prince Edward Island Legal Aid, Charlottetown.