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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Antic, 2017 CSC 27, [2017] 1 R.C.S. 509

Appel entendu : 2 décembre 2016

Jugement rendu : 1er juin 2017

Dossier : 36783

 

Entre :

Sa Majesté la Reine du chef du Canada

Appelante

 

et

 

Kevin Antic

Intimé

 

- et -

 

Association canadienne des libertés civiles et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenantes

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 72)

Le juge Wagner (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown et Rowe)

 

 

 


R. c. Antic, 2017 CSC 27, [2017] 1 R.C.S. 509

Sa Majesté la Reine du chef du Canada                                                       Appelante

c.

Kevin Antic                                                                                                           Intimé

et

Association canadienne des libertés civiles et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                                Intervenantes

Répertorié : R. c. Antic

2017 CSC 27

No du greffe : 36783.

2016 : 2 décembre; 2017 : 1 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour supérieure de justice de l’ontario

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable — Refus à l’accusé d’une mise en liberté provisoire au motif qu’il ne satisfait pas aux critères géographiques prévus à l’art. 515(2) e) du Code criminel , critères applicables pour que puisse être exigé un dépôt d’argent, en plus d’une caution, comme condition de la mise en liberté — Conclusion du juge saisi de la demande de révision de l’ordonnance relative à la mise en liberté sous caution portant que la limite géographique contrevient à l’art. 11e)  de la Charte canadienne des droits et libertés  parce qu’elle a pour effet de priver l’accusé d’une mise en liberté sous caution — Juge saisi de la demande de révision annulant cette limite et ordonnant la libération de l’accusé avec dépôt d’argent et caution — L’article 515(2) e) du Code criminel  porte‑t‑il atteinte à l’art. 11e)  de la Charte ? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 515(2) e).

                    Droit criminel — Mise en liberté provisoire — Refus à l’accusé d’une mise en liberté provisoire au motif qu’il ne satisfait pas aux critères géographiques prévus à l’art. 515(2) e) du Code criminel , critères applicables pour que puisse être exigé un dépôt d’argent, en plus de la caution, comme condition de la mise en liberté — Principes et lignes directrices régissant l’application des dispositions en matière de mise en liberté provisoire — Interprétation et application appropriées de l’art. 515(2)e) — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 515(2) e).

                    A a été arrêté et accusé de plusieurs infractions liées à la drogue et aux armes à feu. Il s’est vu refuser la libération à l’audience relative à sa mise en liberté sous caution, et il a demandé la révision de l’ordonnance de détention prononcée contre lui. Le juge saisi de la demande de révision a refusé d’annuler l’ordonnance, indiquant qu’il aurait libéré A s’il avait pu exiger une caution et un dépôt d’argent comme conditions de sa mise en liberté. Cependant, l’al. 515(2) e) du Code criminel  ne permet à un juge de paix ou à un juge d’exiger un dépôt d’argent et la surveillance par une caution que si l’accusé vient de l’extérieur de la province où il est sous garde ou qu’il ne réside pas ordinairement dans un rayon de 200 km du lieu où il est sous garde. En tant que résidant de l’Ontario vivant dans un rayon de 200 km du lieu où il était sous garde, A ne satisfaisait pas à ces critères. Dans une demande de révision ultérieure, A a contesté la constitutionnalité de l’al. 515(2)e). Le juge saisi de la demande de révision a conclu que, comme la limite géographique prévue à l’al. 515(2)e) l’empêchait d’accorder une mise en liberté aux conditions qu’il estimait indiquées, cette disposition portait atteinte au droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable garanti par l’al. 11 e )  de la Charte . Il a retranché et annulé la limite géographique prévue à l’al. 515(2)e) et il a ordonné la mise en liberté de A avec caution et dépôt d’une somme de 100 000 $.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et la déclaration d’inconstitutionnalité est infirmée.

                    Le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable est un élément essentiel d’un système de justice pénale éclairé. Il consacre l’effet de la présomption d’innocence à l’étape préalable au procès criminel et protège la liberté des accusés. Ce droit comporte deux volets : l’inculpé a le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté sous caution et le droit à un cautionnement raisonnable. Le premier volet veut qu’une disposition ne puisse priver sans « juste cause » l’accusé d’une mise en liberté sous caution; le refus d’accorder une mise en liberté sous caution ne repose sur une juste cause que si celle‑ci n’est refusée que dans certains cas bien précis, et que le refus s’impose pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et qu’on n’y recourt pas à des fins extérieures à ce système. Le deuxième volet, le droit à une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable, se rapporte aux conditions de la mise en liberté sous caution, y compris le montant fixé et les autres restrictions imposées à l’accusé pendant qu’il est en liberté. Il protège les accusés des conditions et des formes de mise en liberté qui sont déraisonnables.

                    Bien que l’audience relative à la mise en liberté sous caution constitue une procédure accélérée, les dispositions relatives à la mise en liberté sous caution relèvent du droit fédéral et doivent être appliquées de façon uniforme et équitable dans toutes les provinces et tous les territoires. Le principe de l’échelle et les formes de mise en liberté autorisées, prévus aux par. 515(1)  à (3)  du Code criminel , constituent des éléments fondamentaux du droit canadien en matière de liberté sous caution. Sauf exceptions, une mise en liberté inconditionnelle sur remise d’une promesse constitue la solution par défaut à adopter lorsqu’il s’agit d’accorder une mise en liberté. L’imposition d’autres formes de mise en liberté doit se faire conformément au principe de l’échelle, lequel doit être suivi rigoureusement : on favorise la mise en liberté à la première occasion raisonnable et aux conditions les moins sévères possible. S’il propose une forme plus restrictive de mise en liberté, le ministère public doit démontrer la nécessité de celle‑ci pour qu’il soit possible de l’imposer. Chaque échelon de l’échelle doit être examiné de façon individuelle et doit être écarté avant qu’il soit possible de passer à une forme plus restrictive de mise en liberté. En cas de désaccord des parties sur la forme de mise en liberté à accorder, le juge commet une erreur de droit en ordonnant une forme plus restrictive de mise en liberté sans justifier sa décision d’écarter les formes moins sévères. La mise en liberté avec engagement et caution est l’une des formes les plus sévères de mise en liberté, et ne devrait être imposée que dans le cas où toutes les formes moins sévères ont été examinées et écartées en raison de leur caractère inapproprié. Il n’est pas nécessaire d’imposer un cautionnement en espèces à des accusés si eux‑mêmes ou leurs cautions possèdent des biens recouvrables par des moyens raisonnables et s’ils sont en mesure, à la satisfaction du tribunal, de mettre ceux‑ci en gage. Un engagement est l’équivalent fonctionnel du cautionnement en espèces et a le même effet coercitif. Le cautionnement en espèces ne devrait être imposé qu’en présence de circonstances exceptionnelles où un engagement avec caution est impossible. Lorsqu’un cautionnement en espèces est ordonné, le montant fixé ne doit pas être élevé au point où il équivaut dans les faits à une ordonnance de détention; autrement dit, ce montant ne devrait pas être plus élevé que nécessaire pour dissiper la préoccupation qui justifierait par ailleurs la détention de l’accusé, et devrait être proportionné aux moyens de l’accusé et aux circonstances de l’affaire. Le juge a l’obligation positive de s’enquérir de la capacité de l’accusé de payer. Les conditions de mise en liberté visées au par. 515(4) ne devraient être imposées que dans la mesure où elles sont nécessaires pour dissiper les préoccupations liées aux critères légaux de détention et pour permettre la mise en liberté de l’accusé. Elles ne doivent pas être imposées pour modifier le comportement de l’accusé ou pour le punir. Lorsqu’une demande de révision d’une ordonnance relative à la mise en liberté sous caution lui est présentée, le tribunal doit suivre le processus de révision applicable à cet égard énoncé dans R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328.

                    En l’espèce, l’al. 515(2) e) du Code criminel  n’a pas eu pour effet de priver A d’une mise en liberté sous caution; c’est l’application des dispositions relatives à la mise en liberté sous caution par le juge saisi de la demande de révision qui a eu un tel effet. Celui‑ci a commis deux erreurs en établissant l’ordonnance de mise en liberté de A. Premièrement, en exigeant un dépôt en argent et une caution, soit l’une des formes les plus sévères de mise en liberté, il n’a pas respecté le principe de l’échelle. Bien que A ait offert un engagement monétaire avec caution, le juge saisi de la demande de révision a exigé avec insistance un dépôt d’argent, ayant adopté l’hypothèse erronée selon laquelle l’argent est plus coercitif qu’un engagement. Deuxièmement, celui‑ci a commis une erreur en rendant sa décision sur la base de l’hypothèse selon laquelle A pourrait croire qu’on n’introduirait pas de procédure en confiscation contre sa grand‑mère âgée s’il ne respectait pas les conditions de sa mise en liberté. Un juge ne peut imposer une forme plus sévère de mise en liberté simplement parce qu’il suppose que l’accusé ne croira pas à la force exécutoire d’une caution ou d’un engagement. Le législateur a expressément prévu la possibilité pour l’accusé d’être mis en liberté moyennant un engagement assorti d’une caution, au lieu du dépôt d’un cautionnement en espèces; les juges ne devraient pas miner le régime de mise en liberté sous caution en supposant, à l’encontre de la preuve et de l’intention du législateur, qu’il sera plus efficace d’exiger de l’argent.

                    Comme l’al. 515(2)e) n’a pas eu pour effet de priver A d’une mise en liberté sous caution, on ne peut conclure qu’il prive celui‑ci sans juste cause d’une telle mise en liberté. En conséquence, le premier volet du droit garanti par l’al. 11 e )  de la Charte  n’entre pas en jeu. De plus, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur le deuxième volet de ce droit, car, dûment interprété, l’al. 515(2)e) ne s’applique pas à A et ne saurait donc autoriser une forme déraisonnable de mise en liberté en ce qui le concerne. Si le juge saisi de la demande de révision avait appliqué les dispositions en matière de mise en liberté sous caution de manière appropriée, A aurait pu se voir accorder une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable. En conséquence, la déclaration d’inconstitutionnalité qu’il a prononcée devrait être infirmée, et son ordonnance de mise en liberté avec dépôt d’argent et caution devrait être remplacée par une ordonnance de mise en liberté avec dépôt d’argent seulement, conforme à l’al. 515(2)d) et assortie des mêmes conditions que celles imposées antérieurement, étant donné que A a déjà effectué le dépôt d’argent.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : R. c. Smith, 2003 SKCA 8, 171 C.C.C. (3d) 383; R. c. Hall, 2002 CSC 64, [2002] 3 R.C.S. 309; R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328; R. c. Anoussis, 2008 QCCQ 8100, 242 C.C.C. (3d) 113; R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665; R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711; Canada (Minister of Justice) c. Mirza, 2009 ONCA 732, 248 C.C.C. (3d) 1; United States of America c. Robertson, 2013 BCCA 284, 339 B.C.A.C. 199; R. c. Garrington, [1973] 1 O.R. 370; R. c. Brost, 2012 ABQB 696, 552 A.R. 140; R. c. Saunter, 2006 ABQB 808; R. c. Rowan, 2011 ONSC 7362; R. c. Folkes, 2007 ABQB 624, 430 A.R. 266; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Keenan c. Stalker Mun. J. (1979), 12 C.R. (3d) 135; R. c. Brown (1974), 21 C.C.C. (2d) 575; R. c. D.A., 2014 ONSC 2166, [2014] O.J. No. 2059 (QL); R. c. G. (C.A.), 2014 ABQB 119, 306 C.R.R. (2d) 288; R. c. Omeasoo, 2013 ABPC 328; 576 A.R. 357; R. c. Patko, 2005 BCCA 183, 197 C.C.C. (3d) 192.

Lois et règlements cités

Acte concernant les devoirs des juges de paix, hors des sessions, relativement aux personnes accusées de délits poursuivables par voie d’accusation, S.C. 1869, c. 30.

Bill of Rights (Angl.), 1688, 1 Will. & Mar. 2, c. 2.

Charte canadienne des droits et libertés , art. 11 e ) .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 469 , 515(1) , (2) , (3) , (4) , (6) , (10) , 520 .

Code criminel, S.C. 1953‑54, c. 51, art. 451, 463(3).

Loi sur la Cour suprême , L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 40(1) .

Loi sur la réforme du cautionnement, S.C. 1970‑71‑72, c. 37.

Statutes of Westminster, The First (Angl.), 1275, 3 Edw. 1, c. 15.

Doctrine et autres documents cités

Association canadienne des libertés civiles et le Fidéicommis canadien d’éducation en libertés civiles. Set Up to Fail : Bail and the Revolving Door of Pre‑trial Detention, by Abby Deshman and Nicole Myers, 2014 (en ligne : https://ccla.org/cclanewsite/wp-content/uploads/2015/02/Set-up-to-fail-FINAL.pdf; version archivée : http://www.scc-csc.ca/cso-dce/2017SCC-CSC27_1_eng.pdf).

Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. III, 3e sess., 28e lég., 5 février 1971, p. 3118.

Canada. Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle. Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle — Justice pénale et correction : un lien à forger, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1969 [Rapport Ouimet].

Friedland, Martin L. Detention before Trial : A Study of Criminal Cases Tried in the Toronto Magistrates’ Courts, Toronto, University of Toronto Press, 1965.

Friedland, Martin L. « The Bail Reform Act Revisited » (2012), 16 Rev. can. D.P. 315.

Irving, Nancy L. Alberta Bail Review : Endorsing a Call for Change, 2016 (en ligne : https://open.alberta.ca/dataset/2532e913-c5c6-4316-842d-b1cf39217994/resource/4c134128-7c59-4057-8fdd-dbd0ce0a9ae8/download/AlbertaBailReview-REPORT.pdf; version archivée : http://www.scc-csc.ca/cso-dce/2017SCC-CSC27_2_eng.pdf).

Roach, Kent. « A Charter Reality Check : How Relevant Is the Charter  to the Justness of Our Criminal Justice System ? » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 717.

Trotter, Gary T. The Law of Bail in Canada, 3rd ed., Toronto, Carswell, 2010 (loose‑leaf updated 2016, release 1).

                    POURVOI contre une décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Munroe), 2015 ONSC 6593, déclarant inconstitutionnel l’al. 515(2) e) du Code criminel  et accordant à l’accusé une mise en liberté provisoire. Pourvoi accueilli.

                    Nick Devlin et Amber Pashuk, pour l’appelante.

                    Personne n’a comparu pour l’intimé.

                    Jonathan Shime, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    John Norris et Chris Sewrattan, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Vincenzo Rondinelli, en qualité d’amicus curiae.

 

Version française du jugement de la Cour rendu par

 

                    Le juge Wagner —

I.               Aperçu

[1]                              Le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable est un élément essentiel d’un système de justice pénale éclairé. Il consacre l’effet de la présomption d’innocence à l’étape préalable au procès criminel et protège la liberté des accusés. En l’espèce, la Cour doit clarifier certains aspects importants du droit applicable en matière de liberté sous caution, soit, plus précisément, à quel moment un juge ou un juge de paix peut imposer à l’accusé un dépôt d’argent comme condition de sa mise en liberté.

[2]                              Le litige porte sur l’interprétation et la constitutionnalité de l’al. 515(2) e) du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , qui autorise l’une des formes de mise en liberté avant le procès. Cette disposition permet à un juge ou à un juge de paix d’exiger un dépôt d’argent et la surveillance par une caution[1] à titre de conditions de la mise en liberté si l’accusé ne réside pas ordinairement dans la province où il est sous garde ou dans un rayon de 200 km du lieu où il est sous garde. Par contre, cette forme de mise en liberté « avec dépôt d’argent et caution » ne peut être ordonnée à l’égard d’accusés qui ne satisfont pas à ces critères géographiques.

[3]                              Le juge saisi de la demande de révision de l’ordonnance relative à la mise en liberté sous caution en l’espèce (le « juge saisi de la demande de révision ») a conclu que l’al. 515(2)e) porte atteinte au droit garanti par l’al. 11 e )  de la Charte canadienne des droits et libertés  de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable, et ce, parce qu’il a eu pour effet de priver l’intimé en l’espèce, Kevin Antic, d’une mise en liberté sous caution. Le juge a commis une erreur en tirant cette conclusion. L’alinéa 515(2)e) n’a pas eu pour effet de priver M. Antic d’une mise en liberté sous caution; c’est l’application erronée des dispositions relatives à la mise en liberté sous caution par le juge saisi de la demande de révision qui a eu un tel effet.

[4]                              Codifié au par. 515(3) du Code, le « principe de l’échelle » oblige le juge de paix ou le juge à imposer à l’accusé la forme la moins sévère de mise en liberté, à moins que le ministère public ne démontre pourquoi il ne devrait pas en être ainsi. Le juge saisi de la demande de révision n’a pas respecté ce principe fondamental. Celui‑ci a commis une erreur en exigeant un dépôt d’argent et une caution, soit l’une des formes les plus sévères de mise en liberté, et ce, même si M. Antic avait offert un engagement monétaire (connu sous le nom d’engagement[2] dans le Code) avec caution. Le dépôt d’argent et l’engagement monétaire incitent financièrement de la même façon l’accusé à respecter son ordonnance de mise en liberté. L’un n’est pas plus coercitif que l’autre. Toutefois, le fait d’exiger le dépôt d’un cautionnement en espèces peut se révéler injuste, car il subordonne la mise en liberté d’un accusé à l’accès par celui‑ci à des fonds. En conséquence, une telle mesure est simplement une solution de rechange limitée à l’engagement, qui ne devrait pas être imposée lorsque les accusés ou leurs cautions possèdent des biens recouvrables par des moyens raisonnables[3] à mettre en gage.

[5]                              Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. M. Antic avait proposé de fournir un engagement monétaire avec caution. Il aurait pu être mis en liberté sans dépôt d’argent. Il n’est donc pas nécessaire de se demander si l’al. 515(2)e) porte atteinte à l’al. 11e).

[6]                              Cependant, les préoccupations soulevées en l’espèce vont au‑delà de la disposition en cause. Les motifs du juge saisi de la demande de révision illustrent bien l’absence d’uniformité dans l’application des dispositions relatives à la mise en liberté sous caution à travers le pays. Même s’il est vrai que l’audience relative à la mise en liberté sous caution constitue une procédure accélérée, les dispositions relatives à la mise en liberté sous caution relèvent du droit fédéral et doivent être appliquées de façon uniforme dans toutes les provinces et tous les territoires. Ce pourvoi fournit l’occasion de déterminer l’approche à adopter pour appliquer ces dispositions, approche qui est compatible avec, d’une part, le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable garanti par l’al. 11e) et, d’autre part, la présomption d’innocence.

II.            Dispositions pertinentes

[7]                              L’alinéa 11 e )  de la Charte  est ainsi libellé :

                         11. Tout inculpé a le droit :

                    . . .

e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable;

[8]                              Et voici le texte des dispositions pertinentes de l’art. 515 du Code :

                        515 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, lorsqu’un prévenu inculpé d’une infraction autre qu’une infraction mentionnée à l’article 469 est conduit devant un juge de paix, celui‑ci doit, sauf si un plaidoyer de culpabilité du prévenu est accepté, ordonner que le prévenu soit mis en liberté à l’égard de cette infraction, pourvu qu’il remette une promesse sans condition, à moins que le poursuivant, ayant eu la possibilité de le faire, ne fasse valoir à l’égard de cette infraction des motifs justifiant la détention du prévenu sous garde ou des motifs justifiant de rendre une ordonnance aux termes de toute autre disposition du présent article et lorsque le juge de paix rend une ordonnance en vertu d’une autre disposition du présent article, l’ordonnance ne peut se rapporter qu’à l’infraction au sujet de laquelle le prévenu a été conduit devant le juge de paix.

                        (2) Lorsque le juge de paix ne rend pas une ordonnance en vertu du paragraphe (1), il ordonne, à moins que le poursuivant ne fasse valoir des motifs justifiant la détention du prévenu sous garde, que le prévenu soit mis en liberté pourvu que, selon le cas :

                                    a) il remette une promesse assortie des conditions que le juge de paix fixe;

                                    b) il contracte sans caution, devant le juge de paix, un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui‑ci, mais sans dépôt d’argent ni d’autre valeur;

                                    c) il contracte avec caution, devant le juge de paix, un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui‑ci, mais sans dépôt d’argent ni d’autre valeur;

                                    d) avec le consentement du poursuivant, il contracte sans caution, devant le juge de paix, un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui‑ci et dépose la somme d’argent ou les valeurs que ce dernier prescrit;

                                    e) si le prévenu ne réside pas ordinairement dans la province où il est sous garde ou dans un rayon de deux cents kilomètres du lieu où il est sous garde, il contracte, avec ou sans caution, devant le juge de paix un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui‑ci et dépose la somme d’argent ou les valeurs que ce dernier prescrit.

                    . . .

                        (3) Le juge de paix ne peut rendre d’ordonnance aux termes de l’un des alinéas (2)b) à e), à moins que le poursuivant ne fasse valoir des motifs justifiant de ne pas rendre une ordonnance aux termes de l’alinéa précédant immédiatement.

                        (4) Le juge de paix peut ordonner, comme conditions aux termes du paragraphe (2), que le prévenu fasse celle ou celles des choses suivantes que spécifie l’ordonnance :

                                    a) se présenter, aux moments indiqués dans l’ordonnance, à un agent de la paix ou à une autre personne désignés dans l’ordonnance;

                                    b) rester dans la juridiction territoriale spécifiée dans l’ordonnance;

                                    c) notifier à l’agent de la paix ou autre personne désignés en vertu de l’alinéa a) tout changement d’adresse, d’emploi ou d’occupation;

                                    d) s’abstenir de communiquer, directement ou indirectement, avec toute personne — victime, témoin ou autre — identifiée dans l’ordonnance ou d’aller dans un lieu qui y est mentionné, si ce n’est en conformité avec les conditions qui y sont prévues et qu’il estime nécessaires;

                                    e) lorsque le prévenu est détenteur d’un passeport, déposer son passeport ainsi que le spécifie l’ordonnance;

                                    e.1) observer telles autres conditions indiquées dans l’ordonnance que le juge de paix estime nécessaires pour assurer la sécurité des victimes ou des témoins de l’infraction;

                                    f) observer telles autres conditions raisonnables, spécifiées dans l’ordonnance, que le juge de paix estime opportunes.

III.          Contexte et historique judiciaire

[9]                              M. Antic a été arrêté à Windsor, en Ontario, et a été accusé de plusieurs infractions liées à la drogue et aux armes à feu. Il réside en Ontario, mais il passe le plus clair de son temps dans l’État du Michigan et il ne possède aucun bien au Canada. La première audience relative à sa mise en liberté sous caution a eu lieu après son arrestation.

A.            Cour de justice de l’Ontario (la juge de paix Renaud), nC57727, 30 juin 2015

[10]                          Lors de l’audience relative à la mise en liberté sous caution, la juge de paix a refusé la libération de M. Antic. Comme celui‑ci était accusé de trafic de drogue, la présomption en faveur d’une mise en liberté avant le procès ne s’appliquait pas et il lui incombait de justifier sa mise en liberté (Code, par. 515(6)). La juge de paix a conclu qu’une surveillance assurée par la petite amie de M. Antic, à titre de caution, permettrait de dissiper toute préoccupation relative à la sécurité. Par contre, comme M. Antic n’avait pas de liens importants avec la collectivité locale, elle a statué que son plan de libération ne remédiait pas adéquatement au risque de fuite important qu’il présentait.

B.            Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Munroe), no CR‑15‑3408, 17 juillet 2015

[11]                          Se fondant sur l’art. 520 du Code, M. Antic a demandé la révision de l’ordonnance de détention prononcée contre lui. Il a proposé un engagement ou un dépôt d’argent ainsi que deux cautions additionnelles (son père et sa grand‑mère) pour dissiper les préoccupations liées au risque de fuite.

[12]                          Le juge saisi de la demande de révision a rejeté le nouveau plan de libération et a refusé d’annuler l’ordonnance de détention. Il a exigé un dépôt d’argent, car il craignait qu’un [traduction] « simple engagement » de 10 000 $ de la part de la grand‑mère de M. Antic n’empêche pas ce dernier de s’esquiver. Il a émis l’hypothèse selon laquelle M. Antic supposerait que le gouvernement ne saisirait pas la maison de sa grand‑mère âgée en cas de manquement aux conditions de sa mise en liberté sous caution. À son avis, la petite amie de M. Antic ne pouvait servir de caution, même si elle était disponible à l’époque.

[13]                          Le juge saisi de la demande de révision a expliqué qu’il aurait libéré M. Antic s’il avait pu exiger, comme conditions de sa mise en liberté, une caution et un dépôt d’argent pour dissiper le risque de fuite et les préoccupations liées à la sécurité. Cependant, l’al. 515(2)e) du Code n’autorise la mise en liberté avec dépôt d’argent et caution que si l’accusé vient de l’extérieur de la province où il est sous garde ou qu’il ne réside pas ordinairement dans un rayon de 200 km du lieu où il est sous garde. En tant que résidant de l’Ontario vivant dans un rayon de 200 km du lieu où il était sous garde, M. Antic ne remplissait pas les conditions requises pour se voir imposer une telle mise en liberté.

C.            Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Munroe), no CR‑15‑3429, 28 août 2015

[14]                          Dans sa deuxième demande de révision de l’ordonnance de détention, M. Antic a fait valoir que les nouveaux faits suivants justifiaient sa mise en liberté : (i) il avait plaidé coupable aux accusations de trafic de drogue et avait été condamné à une courte peine d’emprisonnement (qu’il avait déjà purgée en détention avant le procès), (ii) l’arme de poing trouvée sous son lit avait été classifiée à tort comme arme de calibre 40, (iii) son coaccusé avait été libéré sous caution et (iv) il y avait un risque de retard dans l’obtention d’une date pour l’enquête préliminaire relative aux autres accusations portées contre lui.

[15]                          Le juge saisi de la demande de révision n’était pas de cet avis. Il craignait toujours que M. Antic ne s’esquive malgré ce changement de circonstances.

D.            Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Munroe), 2015 ONSC 6593, 23 octobre 2015

[16]                          M. Antic a demandé une troisième révision de l’ordonnance de détention, contestant cette fois la constitutionnalité de l’al. 515(2)e).

[17]                          Le juge saisi de la demande de révision a conclu que l’al. 515(2)e) porte atteinte au droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable garanti par l’al. 11 e )  de la Charte . Il a statué que les seules conditions valables de mise en liberté dans le cas de M. Antic étaient le dépôt d’une somme d’argent importante et la surveillance par une caution. Cependant, la limite géographique prévue à l’al. 515(2)e) l’empêchait d’accorder une mise en liberté à ces conditions. Le juge saisi de la demande de révision a donc conclu que la limite privait de manière inconstitutionnelle M. Antic d’une mise en liberté sous caution, et il a retranché et annulé cette limite géographique mentionnée à l’al. 515(2)e). Il a ensuite ordonné la mise en liberté de M. Antic avec caution et dépôt d’une somme de 100 000 $.

[18]                          Notre Cour a accordé au ministère public l’autorisation d’interjeter appel de la décision rendue par le juge saisi de la demande de révision, car le ministère public n’a pas le droit de faire appel, devant la cour d’appel provinciale, d’une décision relative à la révision d’une ordonnance de détention, rendue en vertu de l’art. 520 (R. c. Smith, 2003 SKCA 8, 171 C.C.C. (3d) 383, par. 25; Loi sur la Cour suprême , L.R.C. 1985, c. S‑26, par. 40(1) ).

[19]                          Après avoir passé plus d’un an en détention avant le procès, M. Antic a amassé suffisamment d’argent pour verser le dépôt de 100 000 $ et il a été libéré le 15 juillet 2016.

IV.         Question en litige

[20]                          L’alinéa 515(2) e) du Code criminel  porte‑t‑il atteinte au droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable garanti par l’al. 11 e )  de la Charte ?

V.            Analyse

A.            La notion de mise en liberté sous caution et son historique

[21]                          Le Code et la Charte  exigent habituellement que la personne accusée d’un crime soit mise en liberté avant son procès; c’est ce qu’on appelle la « mise en liberté sous caution ». Bien que la mise en liberté constitue la solution par défaut dans la plupart des cas, un juge ou un juge de paix a également le pouvoir de refuser la mise en liberté d’un accusé ou d’assortir celle‑ci de conditions si le ministère public fait valoir des motifs justifiant la détention ou ces conditions. Le Code utilise principalement l’expression « mise en liberté provisoire » pour désigner la « mise en liberté sous caution ». Dans les présents motifs, j’emploierai de façon interchangeable les termes « mise en liberté sous caution » et « mise en liberté avant le procès » lorsque je me référerai à cette notion.

[22]                          La notion de mise en liberté sous caution remonte à l’antiquité anglaise. Les premières codifications du droit applicable en la matière comprennent les Statutes of Westminter, The First (Angl.), 1275, 3 Edw. 1, c. 15, qui ont structuré les conditions auxquelles les juges pouvaient accorder une mise en liberté sous caution, et la loi intitulée The Bill of Rights (Angl.), 1688, 1 Will. & Mar. 2, c. 2, qui interdisait l’imposition de conditions de mise en liberté sous caution excessives. Dans les années 1800, le droit applicable en Angleterre en matière de liberté sous caution visait uniquement à assurer la présence des accusés libérés sous caution à leur procès (G. T. Trotter, The Law of Bail in Canada (3e éd. (feuilles mobiles)), p. 1‑6).

[23]                          La mise en liberté sous caution a également des racines profondes au Canada. En effet, le droit canadien reflétait le droit anglais en la matière, jusqu’à ce que le Parlement adopte, en 1869, une loi qui rendait discrétionnaire la mise en liberté sous caution pour toutes les infractions (voir l’Acte concernant les devoirs des juges de paix, hors des sessions, relativement aux personnes accusées de délits poursuivables par voie d’accusation, S.C. 1869, c. 30; R. c. Hall, 2002 CSC 64, [2002] 3 R.C.S. 309, par. 14; R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328, par. 26). Dans ses motifs de dissidence dans l’arrêt Hall, le juge Iacobucci a expliqué que des versions antérieures du Code n’offraient pratiquement aucune indication aux juges de paix, aux juges et aux magistrats en ce qui a trait à la mise en liberté sous caution :

                           Avant 1972, le droit applicable en matière de liberté sous caution comportait un aspect très discrétionnaire. On présumait que l’accusé serait détenu avant son procès, sauf s’il présentait une demande de mise en liberté sous caution fondée sur le par. 463(1) du Code criminel, S.C. 195354, ch. 51 (modifié par S.C. 196061, ch. 43, art. 16). Le paragraphe 463(3) n’offrait pratiquement aucune indication au juge appelé à décider s’il y avait lieu de détenir l’accusé renvoyé à son procès . . . [par. 56]

[24]                          En outre, avant 1972, les dispositions du Code ne donnaient aucune indication sur l’imposition de conditions de mise en liberté. Il existait trois formes de mise en liberté : a) la mise en liberté avec cautions suffisantes et moyennant un engagement, b) la mise en liberté avec dépôt d’argent et c) la mise en liberté avec engagement, sans dépôt (S.C. 1953‑54, c. 51, art. 451 et par. 463(3)). Celles‑ci ne suivaient aucun ordre particulier, de sorte que le juge de paix, le juge ou le magistrat pouvait ordonner n’importe quelle forme de mise en liberté dans un cas donné.

[25]                          Les travaux d’avant‑garde réalisés par le professeur Martin L. Friedland et le Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle ont mené à une réforme importante du système de mise en liberté sous caution. L’étude menée par le professeur Friedland, intitulée Detention before Trial, porte plus particulièrement sur la pratique des tribunaux chargés des mises en liberté sous caution à Toronto (M. L. Friedland, Detention before Trial : A Study of Criminal Cases Tried in the Toronto Magistrates’ Courts (1965)). Le Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, établi par décret en 1965, a examiné de façon plus générale le processus pénal et le système correctionnel canadiens, y compris le droit applicable en matière de liberté sous caution. Il a formulé ses recommandations dans un rapport qu’on appelle désormais le Rapport Ouimet, lequel tire son nom de celui du président du Comité, le juge Roger Ouimet de la Cour supérieure du Québec (Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle — Justice pénale et correction : un lien à forger (1969)).

[26]                          Tant le professeur Friedland que les auteurs du Rapport Ouimet ont reconnu que le recours excessif au cautionnement en espèces limitait pour bon nombre d’accusés la possibilité d’obtenir une mise en liberté. Le professeur Friedland a fait remarquer qu’il existait une [traduction] « préoccupation indue à l’égard des aspects monétaires [du cautionnement] » (Friedland, Detention before Trial, p. 176). Généralement, les magistrats exigeaient des accusés qu’ils versent un dépôt d’argent avant de mettre ceux‑ci en liberté. Cette pratique menait à un résultat inacceptable : la mise en liberté de l’accusé dépendait de sa « capacité à amasser des fonds ou des biens à l’avance » (ibid., p. 176).

[27]                          Le professeur Friedland a également mentionné certains des défis concrets liés à l’établissement du montant du dépôt d’argent, ainsi que l’injustice qui en découlait :

                    [traduction] Le régime qui exige un cautionnement à l’avance mène souvent à un dilemme insoluble. Dans la plupart des cas, il est impossible de fixer un montant suffisamment élevé pour assurer la comparution de l’accusé devant le tribunal, mais assez bas pour que celui‑ci puisse amasser les fonds nécessaires : ces montants ne coïncident que rarement, voire jamais. [ibid., p. 176]

[28]                          En 1972, la Loi sur la réforme du cautionnement, S.C. 1970‑71‑72, c. 37, a tenté de dissiper ces préoccupations en assortissant le cautionnement en espèces de limites strictes. Le ministre de la Justice de l’époque, John Turner, a reconnu devant la Chambre des communes que le fait d’exiger un dépôt d’argent pour libérer l’accusé avant le procès pouvait « jouer cruellement contre les pauvres ». Il a affirmé que « le cautionnement en espèces, aux termes de ce projet de loi, n’est qu’un dernier recours » et que le projet de loi visait à limiter un tel cautionnement aux situations où « le contrevenant n’habitait pas ordinairement dans la province où il a été détenu » (Débats de la Chambre des communes, vol. III, 3e sess., 28e lég., 5 février 1971, p. 3118).

[29]                          La Loi sur la réforme du cautionnement a également codifié ce qu’on appelle aujourd’hui le « principe de l’échelle ». Elle prévoyait les formes possibles de mises en liberté, lesquelles étaient classées par ordre croissant de sévérité. En vertu du principe de l’échelle, un juge de paix ne doit généralement pas ordonner une forme de mise en liberté plus sévère, à moins que le ministère public ne démontre pourquoi une forme qui l’est moins serait inappropriée. Autrement dit, ce principe signifie qu’on [traduction] « favorise la mise en liberté à la première occasion raisonnable et [. . .] aux conditions les moins sévères possible » (R. c. Anoussis, 2008 QCCQ 8100, 242 C.C.C. (3d) 113, par. 23, le juge Healy (maintenant juge à la Cour d’appel du Québec)).

[30]                          Le principe de l’échelle et les formes de mise en liberté autorisées demeurent des éléments fondamentaux du droit canadien en matière de liberté sous caution, et figurent maintenant aux par. 515(1) à (3) du Code. Dans le Code, la possibilité d’exiger un dépôt d’argent ne s’applique qu’aux deux formes les plus sévères de mise en liberté (al. 515(2)d) et e)).

[31]                          En 1982, l’adoption de la Charte  a transformé le droit à la mise en liberté sous caution prévu par la loi en un droit constitutionnel (R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, p. 691). J’examinerai maintenant de plus près le droit garanti par la Charte de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable.

B.            L’interprétation de l’al. 11e)  de la Charte 

[32]                          L’alinéa 11 e )  de la Charte  énonce ce qui suit : « Tout inculpé a le droit [. . .] de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable ». Ce droit crée « un droit fondamental à une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable sauf s’il existe une juste cause justifiant le refus de l’accorder » (Pearson, p. 691).

[33]                          Avant d’aller plus loin, je dois souligner que l’expression « juste cause » est utilisée dans deux sens en contexte de mise en liberté sous caution. Premièrement, la « juste cause » dont il est question à l’al. 11 e )  de la Charte  se rapporte aux circonstances dans lesquelles le refus d’accorder la mise en liberté sous caution est constitutionnel : l’accusé a le droit constitutionnel à une mise en liberté sous caution, sauf s’il existe une « juste cause » justifiant le refus de l’accorder.

[34]                          Deuxièmement, l’expression « juste cause » est également couramment utilisée pour décrire les motifs légaux justifiant la détention de l’accusé avant le procès. Ces motifs, énumérés au par. 515(10) du Code, sont les suivants : le risque de fuite, la sécurité publique et la confiance du public envers l’administration de la justice. Dans la plupart des cas, on présume que l’accusé devrait être mis en liberté et celui‑ci ne sera détenu que si le ministère public peut démontrer, en se fondant sur ces critères légaux, que la détention est justifiée.

[35]                          Dans les présents motifs, j’utiliserai l’expression « juste cause » uniquement dans son sens constitutionnel et, pour éviter toute confusion, j’appellerai « critères légaux de détention » les motifs prévus par le Code.

[36]                          Notre Cour a interprété pour la première fois le droit à la mise en liberté sous caution garanti par la Charte  dans les arrêts Pearson et R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711. Dans l’arrêt Pearson, le juge en chef Lamer a fait remarquer que l’expression « mise en liberté assortie d’un cautionnement » utilisée dans la Charte devait être interprétée de façon large et inclure « toutes les formes de ce qu’on appelle la “mise en liberté provisoire” dans le Code criminel  » (Pearson, p. 690). Il a souligné que le droit garanti à l’al. 11e) comporte deux volets : (1) le droit de ne pas être privé « sans juste cause » de la mise en liberté sous caution et (2) le droit à un « cautionnement raisonnable » (Pearson, p. 689).

[37]                          Dans les arrêts Pearson et Morales, la Cour a examiné le sens du premier volet du droit garanti à l’al. 11e), à savoir le droit de ne pas être privé « sans juste cause » d’une mise en liberté sous caution. Ce volet du droit garanti à l’al. 11e) « assujettit à des normes constitutionnelles les motifs pour lesquels la mise en liberté peut être accordée ou refusée » (Pearson, p. 689; voir aussi Morales, p. 735). En revanche, le deuxième volet du droit garanti à l’al. 11e), à savoir le droit à un « cautionnement raisonnable », concerne les conditions de la mise en liberté (ibid.).

[38]                          Je résumerai brièvement l’analyse que fait le juge en chef Lamer de ce droit à deux volets, et j’examinerai ensuite la disposition en cause en l’espèce.

(1)           Le droit de ne pas être privé « sans juste cause » d’une mise en liberté sous caution

[39]                          Toute disposition législative qui prévoit la détention d’un accusé avant le procès fait intervenir la protection offerte par l’al. 11e). Par exemple, dans l’arrêt Pearson, la Cour a statué que l’al. 515(6)d) du Code prive l’accusé d’une mise en liberté sous caution en contravention de l’al. 11e), parce qu’il lui impose le fardeau de justifier sa mise en liberté avant le procès lorsqu’il est inculpé de certaines infractions. Comme cette inversion du fardeau de la preuve équivaut à une présomption en faveur de la détention, « il y [a] dérogation au droit fondamental à la mise en liberté sous caution [suffisante] pour nous amener à conclure à la privation de la mise en liberté sous caution au regard de l’al. 11e) » (p. 693).

[40]                          Une disposition ne peut pas priver sans « juste cause » l’accusé d’une mise en liberté sous caution. Le droit de l’accusé de ne pas se voir refuser sans juste cause une mise en liberté sous caution impose une norme constitutionnelle à laquelle il faut satisfaire pour qu’un tel refus soit valide. Le juge en chef Lamer a statué que le refus d’accorder une mise en liberté sous caution ne repose sur une juste cause que lorsque (1) la mise en liberté n’est refusée que « dans certains cas bien précis », et que (2) le refus « s’impose pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et [qu’]on n’y recourt pas à des fins extérieures à ce système » (Pearson, p. 693; voir aussi Morales, p. 737, et Hall, par. 16).

(2)           Le droit à un « cautionnement raisonnable »

[41]                          Contrairement au premier volet du droit garanti à l’al. 11e), le droit à un cautionnement raisonnable se rapporte aux conditions de la mise en liberté sous caution, y compris le « montant fixé et [les] autres restrictions » imposées à l’accusé pendant qu’il est en liberté (Hall, par. 16). Le droit de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable protège les accusés des conditions et des formes de mise en liberté qui sont déraisonnables. Le libellé de la version française de l’al. 11e) le confirme : tout inculpé a droit à une mise en liberté « assortie d’un cautionnement raisonnable ».

[42]                          Il faut se rappeler que le par. 515(2) du Code établit les seules formes de mise en liberté avant le procès autorisées par la loi, comme la mise en liberté avec caution ou la mise en liberté avec engagement. Cependant, c’est le juge de paix ou le juge qui, en fin de compte, décide quelle forme de mise en liberté il convient d’ordonner dans un cas donné, et celui‑ci a également, en vertu du par. 515(4) du Code, le pouvoir discrétionnaire d’imposer des conditions adaptées à la situation de l’accusé. Tant une forme de mise en liberté autorisée par la loi que les conditions particulières de mise en liberté ordonnées par un juge de paix ou un juge peuvent être déraisonnables et, partant, inconstitutionnelles.

C.            La disposition en cause : l’al. 515(2)e)

[43]                          En me fondant sur ces principes constitutionnels, j’examinerai d’abord l’interprétation qu’il convient de donner à la disposition contestée, l’al. 515(2)e) du Code, ainsi que le régime applicable aux formes autorisées de mises en liberté. J’expliquerai ensuite les raisons pour lesquelles je n’ai pas besoin de me prononcer sur l’al. 11 e )  de la Charte .

(1)           L’interprétation qu’il convient de donner à l’al. 515(2)e) et le régime applicable aux formes autorisées de mise en liberté

[44]                         Pour interpréter l’al. 515(2)e), il faut d’abord bien comprendre le principe de l’échelle. Comme je l’ai déjà expliqué, conformément au principe de l’échelle, la forme de mise en liberté imposée à l’accusé ne doit pas être plus sévère que ce qui est nécessaire. Ce principe est énoncé aux par. 515(1) à (3) du Code. Bien que ces dispositions s’appliquent plus strictement aux audiences relatives à la mise en liberté sous caution contestées, elles fournissent aussi le cadre légal qui devrait guider l’élaboration des plans de libération auxquels consentent les parties.

[45]                             Suivant le par. 515(1), dans le cas où il est inculpé d’une infraction autre que celles mentionnées à l’art. 469 du Code, l’accusé doit être « mis en liberté [. . .], pourvu qu’il remette une promesse sans condition ». Par contre, cette disposition donne au poursuivant la possibilité de faire valoir des motifs justifiant soit la détention de l’accusé, soit l’imposition d’une forme plus sévère de mise en liberté. Le Code exige également que l’accusé inculpé d’une des infractions mentionnées au par. 515(6) soit détenu, à moins que celui‑ci puisse justifier sa mise en liberté.

[46]                          Outre la mise en liberté de l’accusé sur remise d’une promesse sans condition prévue au par. 515(1), le par. 515(2) énonce les autres formes autorisées de mise en liberté avant le procès :

                    (2) Lorsque le juge de paix ne rend pas une ordonnance en vertu du paragraphe (1), il ordonne, à moins que le poursuivant ne fasse valoir des motifs justifiant la détention du prévenu sous garde, que le prévenu soit mis en liberté pourvu que, selon le cas :

                        a) il remette une promesse assortie des conditions que le juge de paix fixe;

                        b) il contracte sans caution, devant le juge de paix, un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui‑ci, mais sans dépôt d’argent ni d’autre valeur;

                        c) il contracte avec caution, devant le juge de paix, un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui‑ci, mais sans dépôt d’argent ni d’autre valeur;

                        d) avec le consentement du poursuivant, il contracte sans caution, devant le juge de paix, un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui‑ci et dépose la somme d’argent ou les valeurs que ce dernier prescrit;

                        e) si le prévenu ne réside pas ordinairement dans la province où il est sous garde ou dans un rayon de deux cents kilomètres du lieu où il est sous garde, il contracte, avec ou sans caution, devant le juge de paix un engagement au montant et sous les conditions fixés par celui‑ci et dépose la somme d’argent ou les valeurs que ce dernier prescrit.

Chacune des dispositions des al. 515(2)a) à 515(2)e) prévoit pour l’accusé des conditions de mise en liberté plus contraignantes que celles énoncées par la disposition qui précède. Ces formes de mise en liberté, combinées aux conditions particulières de mise en liberté qu’un juge de paix ou un juge peut imposer en vertu du par. 515(4), sont très susceptibles de porter atteinte à la liberté de l’accusé.

[47]                          Le principe de l’échelle est codifié au par. 515(3), lequel interdit au juge de paix ou au juge d’imposer une forme de mise en liberté plus sévère, à moins que le ministère public ne démontre pourquoi une forme qui l’est moins serait inappropriée : « Le juge de paix ne peut rendre d’ordonnance aux termes de l’un des alinéas (2)b) à e), à moins que le poursuivant ne fasse valoir des motifs justifiant de ne pas rendre une ordonnance aux termes de l’alinéa précédant immédiatement. »

[48]                          Le législateur a inclus le dépôt d’argent dans les « échelons » les plus sévères de l’échelle en vue d’offrir une plus grande souplesse, et non parce que l’argent est plus efficace que d’autres conditions de mise en liberté pour faire respecter les conditions de la mise en liberté sous caution. L’engagement crée la même incitation financière que le dépôt d’argent pour assurer le respect par l’accusé des conditions de sa mise en liberté. L’un n’est pas plus efficace que l’autre afin de réduire le risque de fuite ou le risque pour la sécurité que présente l’accusé (Anoussis, par. 22)[4]. L’objectif central de la Loi sur la réforme du cautionnement consistait à éviter les lourdes conséquences qu’a pour les accusés l’obligation d’effectuer des dépôts d’argent lorsque d’autres formes de mise en liberté peuvent être imposées. Comme l’ont reconnu les auteurs du Rapport Ouimet, le cautionnement en espèces permet une plus grande souplesse en offrant une autre forme de mise en liberté lorsqu’un engagement valable et une caution ne peuvent être fournis (p. 114‑116).

[49]                          En conséquence, dans les cas où l’imposition d’une condition monétaire de mise en liberté est nécessaire, et où un engagement personnel suffisant ou un engagement avec caution peut être obtenu, le juge de paix ou le juge ne peut pas imposer un cautionnement en espèces. L’engagement et le dépôt jouent le même rôle : l’accusé ou la caution peut perdre son argent si l’accusé ne respecte pas les conditions de sa mise en liberté sous caution. La mise en liberté assortie d’un engagement monétaire a donc le même pouvoir coercitif que celle assortie d’un dépôt d’argent.

(2)           L’application appropriée de l’al. 515(2)e) et le régime applicable aux formes autorisées de mise en liberté

[50]                          Eu égard à ces principes d’interprétation, je vais maintenant me pencher sur la décision visée en l’espèce, à savoir la décision relative à la révision de l’ordonnance de détention. L’audience de justification et les demandes de révision de M. Antic ont été contestées. Il incombait à ce dernier de démontrer pourquoi l’ordonnance de détention devait être annulée. Cependant, une fois que le juge saisi de la demande de révision a été convaincu que de nouvelles circonstances justifiaient l’annulation de l’ordonnance, le principe de l’échelle aurait dû guider celui‑ci dans l’établissement d’une ordonnance de mise en liberté. Bien qu’il ait été inculpé de trafic de drogue — ce qui a eu pour effet d’inverser le fardeau de la preuve lors de la première audience relative à la mise en liberté sous caution —, M. Antic a plaidé coupable à ces chefs d’accusation avant la deuxième audience, portant sur la révision de l’ordonnance de détention. Il ne se trouvait donc pas en situation d’inversion du fardeau de la preuve à ce moment‑là.

[51]                          Les parties conviennent que M. Antic présentait un risque de fuite ainsi qu’un risque pour la sécurité, mais le juge saisi de la demande de révision a commis deux erreurs en établissant l’ordonnance de mise en liberté de M. Antic.

[52]                          Premièrement, il n’a pas appliqué correctement le principe de l’échelle. Bien qu’il ait voulu l’appliquer, il a eu tort d’exiger le dépôt d’un cautionnement en espèces malgré l’existence d’autres formes de mise en liberté. Le juge saisi de la demande de révision insistait pour le dépôt d’argent, ayant adopté l’hypothèse erronée selon laquelle l’argent est plus coercitif qu’un engagement. Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, l’engagement est l’équivalent fonctionnel du cautionnement en espèces et a le même effet coercitif. Le juge saisi de la demande de révision n’aurait pas dû exiger un dépôt d’argent dans un cas où l’accusé aurait pu contracter un engagement avec caution (ce qui a pour effet que la caution vient s’ajouter à la reconnaissance de dette envers le ministère public).

[53]                          La deuxième erreur commise par le juge saisi de la demande de révision a de fait peut‑être influé sur la première. Celui‑ci s’est montré préoccupé par le fait que [traduction] « l’effet incitatif du cautionnement » ne serait pas assez fort sans un dépôt d’argent. Comme la caution proposée était une femme âgée, le juge saisi de la demande de révision craignait que M. Antic puisse croire qu’on n’introduirait pas de procédure en confiscation contre elle s’il ne respectait pas les conditions de sa mise en liberté.

[54]                          Le juge saisi de la demande de révision a commis une erreur en rendant sa décision sur la base d’une telle hypothèse. Un juge de paix ou un juge ne peut imposer une forme plus sévère de mise en liberté simplement parce qu’il suppose que l’accusé ne croira pas à la force exécutoire d’une caution ou d’un engagement. Le système de mise en liberté sous caution repose sur les promesses faites par les accusés de se présenter devant le tribunal et sur le fait qu’ils croient aux conséquences qui découleront d’un manquement à ces promesses. Comme le juge Rosenberg l’a à juste titre fait remarquer, [traduction] « si un accusé en venait à croire qu’il pourrait faire défaut de se présenter devant le tribunal sans que ses cautions ne se voient infliger quelque pénalité que ce soit, le système relatif aux cautions serait inefficace » (Canada (Minister of Justice) c. Mirza, 2009 ONCA 732, 248 C.C.C. (3d) 1, par. 41).

[55]                          Le législateur a expressément prévu la possibilité pour l’accusé d’être mis en liberté moyennant un engagement assorti d’une caution, au lieu du dépôt d’un cautionnement en espèces. Les juges de paix et les juges ne devraient pas miner le régime de mise en liberté sous caution en supposant, à l’encontre de la preuve et de l’intention du législateur, qu’il sera plus efficace d’exiger de l’argent.

[56]                          En outre, il semble maintenant évident que le montant du dépôt d’argent fixé par le juge saisi de la demande de révision allait au‑delà des ressources auxquelles l’accusé et ses cautions avaient facilement accès. Les tribunaux ont depuis longtemps établi qu’il n’est pas permis de [traduction] « fixer un montant de cautionnement ou de dépôt d’argent si élevé qu’il constitue dans les faits une ordonnance de détention »; autrement dit, ce montant ne devrait pas aller au‑delà des ressources auxquelles l’accusé et ses cautions ont facilement accès (United States of America c. Robertson, 2013 BCCA 284, 339 B.C.A.C. 199, par. 22, citant R. c. Garrington, [1973] 1 O.R. 370 (H.C.J.), p. 379). En conséquence, le juge de paix ou le juge appelé à fixer le cautionnement a l’obligation positive [traduction] « de s’enquérir de la capacité de payer de l’accusé » (R. c. Brost, 2012 ABQB 696, 552 A.R. 140, par. 40, citant R. c. Saunter, 2006 ABQB 808, par. 17 (CanLII)). En même temps, le montant fixé ne doit pas être plus élevé que nécessaire pour dissiper la préoccupation qui justifierait par ailleurs la détention de l’accusé.

[57]                          Bien que M. Antic ait déclaré qu’il n’avait aucun bien au Canada et que les cautions proposées aient affirmé qu’elles n’avaient pas facilement accès à des sommes d’argent importantes, le juge saisi de la demande de révision a fixé le cautionnement en espèces à 100 000 $. Il n’est pas étonnant que M. Antic ait dû passer de nombreux mois en détention afin d’amasser l’argent nécessaire pour satisfaire à cette condition de mise en liberté. Non seulement le juge saisi de la demande de révision a agi de manière déraisonnable en recourant au cautionnement en espèces — et ce, parce qu’il n’a pas correctement appliqué le principe de l’échelle —, mais en plus, le montant qu’il a choisi s’est transformé en un [traduction] « emprisonnement de facto » pour M. Antic, ce qui indique que ce montant était peut‑être trop élevé.

[58]                          Le législateur a limité le cautionnement en espèces pour une bonne raison. Toutes les parties et tous les intervenants ont reconnu que le cautionnement en espèces peut être une cause d’injustice. Cette opinion est compatible avec les conclusions de l’étude du professeur Friedland et celles du Rapport Ouimet. Donner à l’al. 515(2)e) et au régime applicable aux formes autorisées de mise en liberté une interprétation ayant pour effet de faciliter un recours accru au cautionnement en espèces irait à l’encontre de l’objet de la Loi sur la réforme du cautionnement et serait incompatible avec le droit, consacré par la Charte , de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable.

[59]                          Comme l’illustre la présente affaire, exiger de l’argent comme condition de la mise en liberté peut se traduire par une augmentation des incarcérations. Le cautionnement en espèces ne donne pas aux personnes impécunieuses un plus grand accès à la mise en liberté sous caution. Le fait d’exiger un dépôt d’argent empêchera souvent l’accusé d’être libéré — comme ce fut le cas pendant plusieurs mois pour M. Antic. Le professeur Friedland a fait observer dans son étude que la majorité des accusés qui étaient obligés de déposer un cautionnement comme condition de leur mise en liberté n’étaient pas en mesure d’amasser les fonds nécessaires (Detention before Trial, p. 130 et 176). La mise en liberté d’un accusé ne devrait pas dépendre de sa capacité [traduction] « à amasser des fonds ou des biens à l’avance » (ibid., p. 176).

[60]                          Si le juge saisi de la demande de révision avait appliqué les dispositions en matière de mise en liberté sous caution de manière appropriée, M. Antic aurait pu se voir accorder une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable. M. Antic avait des cautions convenables et celles‑ci disposaient de biens, mais le juge a eu tort d’exiger le dépôt d’un cautionnement en espèces. Sa décision devrait être infirmée.

(3)           L’alinéa 515(2)e) viole‑t‑il la Charte ?

[61]                          En l’espèce, comme l’al. 515(2)e) n’a pas eu pour effet de priver M. Antic d’une mise en liberté sous caution, je ne puis conclure qu’il prive celui‑ci « sans juste cause » d’une telle mise en liberté. En conséquence, le premier volet du droit garanti par l’al. 11e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable n’entre pas en jeu.

[62]                          Si l’alinéa 515(2)e) avait imposé une limite géographique à une forme de mise en liberté jouant un rôle différent de celui exercé par l’argent, telle la mise en liberté avec caution, il aurait pu effectivement priver sans juste cause l’accusé d’une mise en liberté sous caution. Il ne s’agit cependant pas là de la question à résoudre en l’espèce. Comme je l’ai déjà expliqué, la mise en liberté avec engagement est l’équivalent fonctionnel de la mise en liberté assortie d’un dépôt d’argent. Le fait que l’on ne pouvait exiger le dépôt d’un cautionnement en espèces dans le cas de M. Antic n’a pas eu pour effet de priver celui‑ci d’une mise en liberté sous caution. Comme le ministère public avait justifié l’imposition d’une condition monétaire de mise en liberté, M. Antic ou ses cautions auraient dû être autorisés à contracter un engagement monétaire, plutôt que d’avoir à effectuer un dépôt d’argent auprès du tribunal.

[63]                          De plus, je n’ai pas besoin de me prononcer sur le deuxième volet du droit garanti à l’al. 11e). Dûment interprété, l’al. 515(2)e) ne s’applique pas à M. Antic et ne saurait donc autoriser une forme déraisonnable de mise en liberté en ce qui le concerne. Il n’est pas nécessaire de préciser davantage ce qu’il faut entendre par cautionnement raisonnable.

D.            L’approche applicable à l’avenir pour l’examen d’une demande de mise en liberté sous caution

[64]                          Le fait d’établir l’interprétation à donner à l’al. 515(2)e) ainsi que le régime applicable aux formes autorisées de mise en liberté ne dissipe pas l’une des préoccupations à la base de la présente affaire. Les erreurs commises par le juge saisi de la demande de révision semblent symptomatiques d’une absence généralisée d’uniformité dans l’application des règles de droit relatives à la mise en liberté sous caution. Un auteur, Kent Roach, constate une certaine incohérence dans l’application du régime de mise en liberté sous caution : [traduction] « Bien que la Charte  traite directement de la mise en liberté sous caution, ce qu’il faut savoir, en fin de compte, c’est que le nombre de personnes en détention préventive et les refus d’accorder la mise en liberté sous caution ont augmenté considérablement depuis l’avènement de la Charte  » (K. Roach, « A Charter Reality Check : How Relevant Is the Charter  to the Justness of Our Criminal Justice System ? » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 717, p. 727).

[65]                          Malgré le fait que Code doit s’appliquer uniformément partout au pays, certaines sources semblent indiquer que les tribunaux appliquent les formes de mise en liberté avant le procès de manière différente dans diverses provinces et territoires. À titre d’exemple, le juge Rosenberg a reconnu dans l’arrêt unanime qu’il a rédigé au nom d’une formation de cinq juges de la Cour d’appel de l’Ontario qu’[traduction] « [i]l est possible que l’on recoure maintenant trop aux cautions » dans cette province (Mirza, par. 47; voir aussi Association canadienne des libertés civiles et le Fidéicommis canadien d’éducation en libertés civiles, Set Up to Fail : Bail and the Revolving Door of Pre‑trial Detention, par A. Deshman et N. Myers (2014) (en ligne), p. 36 (« Rapport de l’ACLC »); M. L. Friedland, « The Bail Reform Act Revisited » (2012), 16 Rev. can. D.P. 315, p. 321; R. c. Rowan, 2011 ONSC 7362, par. 16 (CanLII)). Il est également possible que la mise en liberté avec caution soit largement utilisée au Yukon (Rapport de l’ACLC, p. 35-36). En Alberta, certains juges et juges de paix imposent à tort le cautionnement en espèces sans demander le consentement du ministère public, même si cette pratique est interdite par le Code (R. c. Folkes, 2007 ABQB 624, 430 A.R. 266, par. 2 et 13; Brost, par. 32; N. L. Irving, Alberta Bail Review : Endorsing a Call for Change (2016) (en ligne), p. 20). Ces exemples tendent à indiquer que les règles de droit relatives à la mise en liberté sous caution sont appliquées de manière divergente à travers le pays.

[66]                          Le temps est venu de s’assurer que les dispositions relatives à la mise en liberté sous caution soient appliquées de manière uniforme et équitable. Les enjeux sont trop importants pour qu’on se contente de moins. La détention avant le procès [traduction] « touche aux aspects moral, social et physique de la vie de l’accusé et de sa famille » et peut également avoir une « incidence considérable sur l’issue du procès lui‑même » (Friedland, Detention before Trial, p. 172, cité dans Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857, par. 24; voir aussi Hall, par. 59). L’accusé est présumé innocent et il ne doit pas juger nécessaire de plaider coupable dans le seul but d’obtenir sa libération; il ne doit pas non plus souffrir inutilement pendant qu’il est en liberté (Rapport de l’ACLC, p. 3). Les tribunaux doivent respecter la présomption d’innocence, « un principe consacré qui se trouve au cœur même du droit criminel. [. . .] [et qui] confirme notre foi en l’humanité » (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 119‑120).

[67]                             En conséquence, les principes et les lignes directrices à suivre pour l’application des dispositions en matière de liberté sous caution lors d’une audience contestée sont les suivants :

a)                  Les accusés jouissent du droit constitutionnel à la présomption d’innocence, présomption dont le corollaire est le droit constitutionnel à la mise en liberté sous caution.

b)                  L’alinéa 11e) garantit tant le droit de ne pas être privé d’une mise en liberté sous caution sans juste cause que le droit à une mise en liberté sous caution assortie de conditions raisonnables.

c)                  Sauf exceptions, une mise en liberté inconditionnelle sur remise d’une promesse constitue la solution par défaut à adopter lorsqu’il s’agit d’accorder une mise en liberté (par. 515(1)).

d)                  Le principe de l’échelle énonce la manière dont d’autres formes de mise en liberté doivent être imposées. Il exige qu’on [traduction] « favorise la mise en liberté à la première occasion raisonnable et, eu égard [aux critères légaux de détention], aux conditions les moins sévères possible » (Anoussis, par. 23). Ce principe doit être suivi rigoureusement.

e)                  S’il propose une autre forme de mise en liberté, le ministère public doit démontrer la nécessité de celle‑ci. Plus la forme de mise en liberté est restrictive, plus lourd est le fardeau imposé à l’accusé. En conséquence, un juge de paix ou un juge ne peut imposer une forme plus restrictive de mise en liberté que si le ministère public a démontré que celle‑ci est nécessaire eu égard aux critères légaux de détention.

f)                    Chaque échelon de l’échelle doit être examiné de façon individuelle et doit être écarté avant qu’il soit possible de passer à une forme plus restrictive de mise en liberté. En cas de désaccord des parties sur la forme de mise en liberté à accorder, le juge de paix ou le juge commet une erreur de droit en ordonnant une forme plus restrictive de mise en liberté sans justifier sa décision d’écarter les formes moins sévères.

g)                  La mise en liberté avec engagement et caution est l’une des formes les plus sévères de mise en liberté. Une caution ne devrait être exigée que dans le cas où toutes les formes moins sévères de mise en liberté ont été examinées et écartées en raison de leur caractère inapproprié.

h)                  Il n’est pas nécessaire d’imposer un cautionnement en espèces à des accusés si eux‑mêmes ou leurs cautions possèdent des biens recouvrables par des moyens raisonnables et s’ils sont en mesure, à la satisfaction du tribunal, de mettre ceux‑ci en gage pour justifier la mise en liberté. Un engagement est l’équivalent fonctionnel du cautionnement en espèces et a le même effet coercitif. En conséquence, sous le régime des al. 515(2)d) ou 515(2)e), le cautionnement en espèces ne devrait être imposé qu’en présence de circonstances exceptionnelles où un engagement avec caution est impossible.

i)                    Lorsque de telles circonstances exceptionnelles existent et qu’un cautionnement en espèces est ordonné, le montant fixé ne doit pas être élevé au point où il équivaut dans les faits à une ordonnance de détention; autrement dit, ce montant ne devrait pas aller au‑delà des ressources auxquelles l’accusé et ses cautions ont facilement accès. Corollairement, le juge de paix ou le juge a, au moment de l’établissement du montant du cautionnement, l’obligation positive de s’enquérir de la capacité de l’accusé de payer. Le montant fixé ne doit pas être plus élevé que nécessaire pour dissiper la préoccupation qui justifierait par ailleurs la détention de l’accusé, et doit être proportionné aux moyens de l’accusé et aux circonstances de l’affaire.

j)                    Les conditions de mise en liberté visées au par. 515(4) ne peuvent [traduction] « être imposées que dans la mesure où elles sont nécessaires » pour dissiper les préoccupations liées aux critères légaux de détention et pour permettre la mise en liberté de l’accusé[5]. Elles ne doivent pas être imposées pour modifier le comportement de l’accusé ou pour le punir.

k)                  Lorsqu’une demande de révision d’une ordonnance relative à la mise en liberté sous caution lui est présentée, le tribunal doit suivre le processus de révision applicable à cet égard énoncé dans St‑Cloud.

[68]                          Bien entendu, il arrive souvent que le ministère public et l’accusé négocient un plan de libération et le soumettent de consentement. La mise en liberté avec consentement est une méthode efficace pour obtenir la mise en liberté d’un accusé. De plus, les principes et les lignes directrices susmentionnés ne s’appliquent pas de manière stricte aux plans de mise en liberté de consentement. Même s’il ne devrait pas systématiquement remettre en question les propositions conjointes des avocats, un juge de paix ou un juge a le pouvoir discrétionnaire de rejeter une telle proposition. Les propositions conjointes doivent se fonder sur les critères légaux de détention et sur le cadre légal régissant la mise en liberté.

E.             Réparation

[69]                          Compte tenu des erreurs commises par le juge saisi de la demande de révision, je dois infirmer sa déclaration d’inconstitutionnalité. Comme M. Antic réside ordinairement dans la province de l’Ontario, son ordonnance de mise en liberté n’est plus légale. Suivant l’al. 515(2)e), la mise en liberté avec dépôt d’argent et caution ne peut être ordonnée à l’égard d’accusés dont la résidence est située dans le secteur où ils sont sous garde. M. Antic se retrouve donc sans ordonnance de mise en liberté.

[70]                          À l’audience, le ministère public a consenti à la libération de M. Antic avec dépôt d’argent seulement conformément à l’al. 515(2)d), ce qui signifie que l’argent déposé par celui‑ci demeurerait au tribunal. La caution de M. Antic serait donc libérée de ses obligations.

[71]                          Vu le consentement du ministère public, j’ordonnerais que l’ordonnance de mise en liberté de M. Antic soit remplacée par une ordonnance de mise en liberté conforme à l’al. 515(2)d). Comme je l’ai expliqué, il est généralement inapproprié d’ordonner un cautionnement en espèces dans un cas comme celui qui nous occupe où l’accusé a une caution et où celle‑ci dispose de biens à mettre en gage. Toutefois, M. Antic est en liberté sous caution et n’a pas besoin d’être réincarcéré. Comme il a déjà fait le dépôt d’argent, la façon la plus simple de maintenir M. Antic en liberté consiste à convertir sa forme de mise en liberté en une mise en liberté avec cautionnement en espèces seulement. Bien qu’il soit aussi possible que le montant du cautionnement soit excessif, il serait inopportun pour la Cour de modifier celui‑ci sans disposer d’une preuve de M. Antic et du ministère public. L’ordonnance de mise en liberté devrait maintenir les autres conditions imposées par le juge saisi de la demande de révision. M. Antic et le ministère public conservent le droit de demander une modification de l’ordonnance de mise en liberté. 

F.             Dispositif

[72]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer la déclaration d’inconstitutionnalité, et de remplacer l’ordonnance de mise en liberté avec dépôt d’argent et caution prononcée par le juge saisi de la demande de révision par une ordonnance de mise en liberté avec dépôt d’argent seulement, assortie des mêmes conditions que celles imposées par celui‑ci.

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureur de l’appelante : Service des poursuites pénales du Canada, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Cooper, Sandler, Shime & Bergman, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Simcoe Chambers, Toronto; Chris Sewrattan, Toronto.



[1] Une caution est une personne qui supervise l’accusé et qui s’assure que celui‑ci respecte son engagement envers le tribunal de comparaître au procès (G. T. Trotter, The Law of Bail in Canada (3e éd. (feuilles mobiles)), p. 6‑11).

[2] Un engagement est [traduction] « la reconnaissance formelle d’une dette envers le ministère public », reconnaissance étant généralement annulée lorsque l’accusé se présente devant le tribunal pour son procès (Trotter, p. 6‑11).

[3] Par l’expression « biens recouvrables par des moyens raisonnables », j’entends des biens que le ministère public pourrait recouvrer au moyen d’une procédure en confiscation, de telle sorte que le risque pour l’accusé de perdre les biens est important. Il appartient au juge ou au juge de paix de déterminer si des biens sont recouvrables par des moyens raisonnables.

[4]   En fait, rien dans la preuve n’indique que la mise en liberté avec caution soit plus efficace qu’un engagement pour faire respecter les conditions de la mise en liberté (Association canadienne des libertés civiles et le Fidéicommis canadien d’éducation en libertés civiles, Set Up to Fail : Bail and the Revolving Door of Pre‑trial Detention, par A. Deshman et N. Myers (2014) (en ligne), p. 37 (« Rapport de l’ACLC »)).

[5]   Trotter, p. 6‑4. Voir p. ex. Keenan c. Stalker Mun. J. (1979), 12 C.R. (3d) 135 (C.A. Qc); Anoussis, par. 17; R. c. Brown (1974), 21 C.C.C. (2d) 575 (C.A. Ont.); R. c. D.A., 2014 ONSC 2166, [2014] O.J. No. 2059 (QL); R. c. G. (C.A.), 2014 ABQB 119, 306 C.R.R. (2d) 288, par. 18; R. c. Omeasoo, 2013 ABPC 328, 576 A.R. 357, par. 30; R. c. Patko, 2005 BCCA 183, 197 C.C.C. (3d) 192, par. 19 et 23.

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