R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Steve Brian Ewanchuk Intimé
et
Le procureur général du Canada,
le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes («FAEJ»),
le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada («DAWN Canada»)
et le Sexual Assault Centre of Edmonton Intervenants
Répertorié: R. c. Ewanchuk
No du greffe: 26493.
1998: 14 octobre; 1999: 25 février.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.
en appel de la cour d’appel de l’alberta
Droit criminel ‑‑ Agression sexuelle ‑‑ Consentement ‑‑ Nature du consentement ‑‑ Persistance de l’accusé à faire des avances sexuelles progressivement plus intimes ‑‑ Refus clairement exprimé par la plaignante à chacune des avances ‑‑ Crainte éprouvée par la plaignante et connaissance de cette crainte par l’accusé ‑‑ Y a‑t‑il eu agression sexuelle? ‑‑ La défense de «consentement tacite» existe‑t‑elle en droit canadien? ‑‑ Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en appliquant cette défense? ‑‑ Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 265(1), (2), (3), 273.1, 273.2, 686(4).
La plaignante, une jeune femme de 17 ans, a eu une entrevue d’emploi avec l’accusé dans la camionnette de ce dernier. Elle a laissé la porte de la camionnette ouverte car elle hésitait à discuter de l’offre d’emploi à l’intérieur du véhicule de l’accusé. L’entrevue s’est déroulée de façon professionnelle et polie. Après l’entrevue, l’accusé a demandé à la plaignante si elle voulait voir des exemples de son travail qui se trouvaient dans la remorque attachée à sa camionnette. La plaignante a intentionnellement laissé la porte de la remorque ouverte derrière elle, mais l’accusé l’a fermée d’une manière qui a fait croire à la plaignante qu’il l’avait fermée à clé. Il n’y a aucune preuve que la porte était réellement fermée à clé. La plaignante a déclaré qu’elle a commencé à avoir peur à ce moment‑là. L’accusé a été à l’origine d’un certain nombre d’incidents ayant donné lieu à des attouchements, chacun plus intime que le précédent, malgré le fait que la plaignante ait clairement dit «non» à chaque occasion. Il cessait ses avances chaque fois que la plaignante disait «non», mais recommençait peu de temps après en faisant une avance encore plus grave. Tout acquiescement de la plaignante n’a été que le fruit de la peur, et il ressort clairement de la conversation qu’ils ont eue que l’accusé savait que la plaignante avait peur et qu’elle n’était pas une participante de plein gré. Le juge du procès a acquitté l’accusé d’agression sexuelle en se fondant sur la défense de consentement tacite, et la Cour d’appel a confirmé l’acquittement. Les questions litigieuses dans le présent pourvoi sont de savoir si le juge du procès a mal compris la notion de consentement en matière d’agression sexuelle et si sa conclusion qu’il existe une défense de «consentement tacite» en droit canadien était juste.
Arrêt: Le pourvoi est accueilli.
Le juge en chef Lamer et les juges Cory, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie: Si le juge du procès s’est donné de mauvaises directives en ce qui concerne le sens ou la définition de consentement en droit, il a alors tiré une conclusion de droit susceptible de révision. Il revient à juste titre à notre Cour de décider si le juge du procès a mal compris la notion de consentement en matière d’agression sexuelle et si sa conclusion qu’il existe une défense de «consentement tacite» en droit canadien était juste.
Pour qu’un accusé soit déclaré coupable d’agression sexuelle, deux éléments fondamentaux doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable: qu’il a commis l’actus reus et qu’il avait la mens rea requise. L’actus reus de l’agression consiste en des attouchements sexuels non souhaités. La mens rea est l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne, tout en sachant que celle‑ci n’y consent pas, en raison de ses paroles ou de ses actes, ou encore en faisant montre d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de cette absence de consentement.
L’actus reus de l’agression sexuelle est établi par la preuve de trois éléments: (i) les attouchements, (ii) la nature sexuelle des contacts, (iii) l’absence de consentement. Les deux premiers éléments sont objectifs. Il suffit que le ministère public prouve que les actes de l’accusé étaient volontaires. Le ministère public n’a pas besoin de prouver que l’accusé avait quelque mens rea pour ce qui est de la nature sexuelle de son comportement. Toutefois, l’absence de consentement est purement subjective et déterminée par rapport à l’état d’esprit subjectif dans lequel se trouvait en son for intérieur la plaignante à l’égard des attouchements, lorsqu’ils ont eu lieu. Bien que le témoignage de la plaignante soit la seule preuve directe de son état d’esprit, le juge du procès ou le jury doit néanmoins apprécier sa crédibilité à la lumière de l’ensemble de la preuve. Il est loisible à l’accusé de prétendre que les paroles et les actes de la plaignante, avant et pendant l’incident, soulèvent un doute raisonnable quant à l’affirmation de cette dernière selon laquelle, dans son esprit, elle ne voulait pas que les attouchements sexuels aient lieu. Si, toutefois, le juge du procès croit la plaignante lorsqu’elle dit qu’elle n’a pas consenti, le ministère public s’est acquitté de l’obligation qu’il avait de prouver l’absence de consentement. La perception qu’avait l’accusé de l’état d’esprit de la plaignante n’est pas pertinente. Cette perception n’entre en jeu que dans le cas où la défense de croyance sincère mais erronée au consentement est invoquée à l’étape de la mens rea de l’enquête.
Le juge des faits ne peut tirer que l’une ou l’autre des deux conclusions suivantes: la plaignante a consenti ou elle n’a pas consenti. Il n’y a pas de troisième possibilité. Si le juge des faits accepte le témoignage de la plaignante qu’elle n’a pas consenti, même si son comportement contredit fortement cette prétention, l’absence de consentement est établie et le troisième élément de l’actus reus de l’agression sexuelle est prouvé. Il n’existe pas de défense de consentement tacite en matière d’agression sexuelle en droit canadien. En l’espèce, le juge des faits a accepté le témoignage de la plaignante qu’elle ne voulait pas que l’accusé la touche, mais il a par la suite considéré que le comportement de cette dernière soulevait un doute raisonnable quant au consentement, constituant ce qu’il a décrit comme un «consentement tacite». Cette conclusion était une erreur.
Pour être valide en droit, le consentement doit être donné librement. Par conséquent, même si la plaignante a consenti, ou si son comportement soulève un doute raisonnable quant à l’absence de consentement, il peut exister des circonstances amenant à s’interroger sur les facteurs qui ont pu motiver le consentement apparent de la plaignante. Le paragraphe 265(3) du Code criminel énumère une série de situations -- notamment la soumission en raison de la force, de la crainte, de menaces, de la fraude ou de l’exercice de l’autorité -- dans lesquelles le droit considère qu’il y a eu absence de consentement dans des affaires de voies de fait, et ce malgré la participation ou le consentement apparent de la plaignante. Dans le cas où le juge des faits conclut que la plaignante ne voulait pas subir d’attouchements sexuels et qu’elle a décidé de permettre l’activité sexuelle ou d’y participer en raison d’une crainte sincère, le droit considère qu’il y a absence de consentement, et le troisième élément de l’actus reus de l’infraction d’agression sexuelle est établi. Il n’est pas nécessaire que la crainte de la plaignante soit raisonnable, ni qu’elle ait été communiquée à l’accusé pour que le consentement soit vicié. Bien que la plausibilité de la crainte alléguée et toutes expressions évidentes de cette crainte soient manifestement pertinentes pour apprécier la crédibilité de la prétention de la plaignante qu’elle a consenti sous l’effet de la crainte, la démarche est subjective. Si, comme en l’espèce, le témoignage de la plaignante établit l’absence de consentement hors de tout doute raisonnable, l’analyse de l’actus reus est terminée, et le juge du procès aurait dû porter son attention sur la perception de la rencontre par l’accusé et sur la question de savoir si ce dernier avait eu la mens rea requise.
La mens rea de l’agression sexuelle comporte deux éléments: l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard.
L’accusé peut contester la preuve de mens rea du ministère public en plaidant la croyance sincère mais erronée au consentement. La défense d’erreur est simplement une dénégation de la mens rea. Elle n’impose aucune charge de la preuve à l’accusé, et il n’est pas nécessaire que l’accusé témoigne pour que ce point se soulève. Cette défense peut découler de tout élément de preuve présenté au tribunal, y compris la preuve principale du ministère public et le témoignage de la plaignante. Cependant, en pratique, cette défense découle habituellement de la preuve présentée par l’accusé.
Le consentement fait partie intégrante de la mens rea, mais il est considéré du point de vue de l’accusé. Pour que les actes de l’accusé soient empreints d’innocence morale, la preuve doit démontrer que ce dernier croyait que la plaignante avait communiqué son consentement à l’activité sexuelle en question. Le fait que l’accusé ait cru dans son esprit que la plaignante souhaitait qu’il la touche, sans toutefois avoir manifesté ce désir, ne constitue pas une défense. Les suppositions de l’accusé relativement à ce qui se passait dans l’esprit de la plaignante ne constituent pas un moyen de défense.
La notion de «consentement» diffère selon qu’elle se rapporte à l’état d’esprit de la plaignante vis‑à‑vis de l’actus reus de l’infraction et à l’état d’esprit de l’accusé vis‑à‑vis de la mens rea. Pour les fins de l’actus reus, la notion de «consentement» signifie que, dans son esprit, la plaignante voulait que les attouchements sexuels aient lieu. Dans le contexte de la mens rea ‑‑ particulièrement pour l’application de la croyance sincère mais erronée au consentement ‑‑ la notion de «consentement» signifie que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé. Les deux volets de l’analyse doivent demeurer distincts.
Ce ne sont pas toutes les croyances invoquées par un accusé qui le disculpent. Eu égard à la mens rea de l’accusé, la notion de consentement est limitée tant par la common law que par les dispositions du par. 273.1(2) et de l’art. 273.2 du Code criminel.
Le fait que l’accusé soulève la question du consentement équivaut à une prétention de croyance sincère au consentement. Si cette croyance est jugée erronée, il faut alors en apprécier la sincérité. Le juge du procès doit d’abord décider s’il existe des éléments de preuve conférant vraisemblance à la défense. Dans l’affirmative, le juge des faits doit alors trancher la question de savoir si l’accusé croyait sincèrement que la plaignante avait communiqué son consentement. Toute autre croyance, aussi sincère soit‑elle, n’est pas un moyen de défense. En outre, pour être sincère, la croyance de l’accusé ne doit pas être le fruit de son insouciance ou de son aveuglement volontaire, ni être viciée par la connaissance de l’un des autres facteurs énumérés au par. 273.1(2) et à l’art. 273.2. Si la plaignante a, à un moment quelconque, manifesté son absence d’accord à l’activité sexuelle, il appartient alors à l’accusé de faire état des éléments de preuve qui lui permettaient de croire sincèrement qu’il avait à nouveau obtenu le consentement de la plaignante avant de reprendre ses avances. Si cette analyse soulève un doute raisonnable quant à la mens rea de l’accusé, l’accusation n’est pas prouvée.
En l’espèce, l’accusé a été à même de constater avant chaque attouchement que la plaignante n’était pas consentante. Le juge du procès aurait dû se demander si, entre le moment où le non‑consentement a été exprimé et les attouchements sexuels ultérieurs, il s’était passé quelque chose que l’accusé aurait pu sincèrement considérer comme un consentement. Le dossier du procès établit de façon concluante que les avances persistantes et de plus en plus graves de l’accusé ont constitué une agression sexuelle à laquelle il ne pouvait opposer aucun moyen de défense. N’eût été des erreurs de droit qu’il a commises, le juge du procès aurait nécessairement conclu à la culpabilité de l’accusé. Comme l’intérêt de la justice ne commande pas la tenue d’un nouveau procès, notre Cour se doit d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 686(4) du Code et d’inscrire une déclaration de culpabilité.
La question de savoir si l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement de la plaignante est une question de fait qui doit être tranchée par le juge des faits, seulement après que le critère de la vraisemblance a été satisfait. Vu la façon dont le procès et l’appel ont été plaidés, l’al. 273.2b) n’avait pas à être pris en considération.
Les juges L’Heureux‑Dubé et Gonthier: Les motifs du juge Major sont acceptés de façon générale sur la plupart des questions en litige.
Le Canada est signataire de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qui exige le respect et l’observation des droits de la personne à l’égard des femmes. La violence à l’égard des femmes est autant une question d’égalité qu’une violation de la dignité humaine et des droits de la personne. Ces droits de la personne sont protégés par les art. 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et leur violation constitue une infraction aux dispositions en matière de voies de fait prévues à l’art. 265 et aux dispositions touchant particulièrement les agressions sexuelles prévues aux art. 271, 272 et 273 du Code criminel.
Cette affaire ne met pas en cause une question de consentement, puisqu’aucun consentement n’a été donné. Elle met en cause des mythes et des stéréotypes. Le juge du procès a cru la plaignante et accepté son témoignage qu’elle avait eu peur, et il a admis le fait qu’elle n’avait pas voulu se livrer à quelque activité sexuelle que ce soit. Toutefois, il n’a donné aucun effet juridique à sa conclusion que la plaignante s’était soumise à des activités sexuelles par crainte que l’accusé emploie la force contre elle. L’application du par. 265(3) commande un test entièrement subjectif. Aussi irrationnel que puisse avoir été le motif d’une plaignante, si elle a subjectivement éprouvé de la crainte, il faut conclure en droit à l’absence de consentement.
La question du consentement tacite n’aurait pas dû être soulevée. La conclusion du juge du procès que la plaignante avait consenti tacitement et que le ministère public n’avait pas prouvé l’absence de consentement était une erreur fondamentale, étant donné qu’il a jugé la plaignante crédible et qu’il a accepté son témoignage selon lequel elle a dit «non» à trois reprises et elle était effrayée. Cette erreur ne résulte pas des conclusions de fait mais relève plutôt de mythes et stéréotypes. Cette attitude nie aux femmes leur autonomie sur le plan sexuel et laisse entendre que les femmes sont dans un état permanent de consentement à des activités sexuelles.
Les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont fondés sur des mythes et des stéréotypes inappropriés. Les plaignants devraient être en mesure de compter sur un système libre de mythes et de stéréotypes et sur des juges dont l’impartialité n’est pas compromise par ces suppositions tendancieuses.
Les conclusions nécessaires pour étayer un verdict de culpabilité relativement à l’accusation d’agression sexuelle ont été tirées. En particulier, il n’y avait au dossier aucun élément de preuve ayant pour effet de conférer vraisemblance à une croyance sincère au consentement à l’une ou l’autre des activités sexuelles en cause dans le présent cas. L’alinéa 273.2b) empêche l’accusé de soulever la défense de croyance au consentement s’il n’a pas pris de mesures raisonnables, dans les circonstances qu’il connaissait alors, pour s’assurer du consentement de la plaignante. L’approche selon laquelle il n’est pas nécessaire que la défense de croyance sincère mais erronée soit fondée sur des motifs raisonnables, pourvu que la croyance soit sincère, a été modifiée par la promulgation de l’al. 273.2b), qui a introduit la condition relative aux «mesures raisonnables».
Enfin, compte tenu des faits tels que prouvés au procès, l’al. 273.1(2)d) s’applique également au présent cas et le juge du procès ne pouvait l’ignorer.
Le juge McLachlin: Les motifs du juge Major et la conclusion du juge L’Heureux‑Dubé que l’existence de stéréotypes est au cœur même de la présente affaire sont acceptés. Ces stéréotypes n’ont plus leur place en droit canadien.
Jurisprudence
Citée par le juge Major
Arrêts mentionnés: Belyea c. The King, [1932] R.C.S. 279; R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293; R. c. Jensen (1996), 106 C.C.C. (3d) 430, conf. par [1997] 1 R.C.S. 304; R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836; Saint‑Laurent c. Hétu, [1994] R.J.Q. 69; R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63; R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S. 918; R. c. M. (M.L.), [1994] 2 R.C.S. 3; R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777; R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Cassidy, [1989] 2 R.C.S. 345.
Citée par le juge L’Heureux‑Dubé
Distinction faite d’avec l’arrêt: Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; arrêts mentionnés: R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371; R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777; R. c. Daigle, [1998] 1 R.C.S. 1220.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 15.
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 265(1), (2), (3), 271, 272, 273, 273.1 [aj. 1992, ch. 38, art. 1], 273.2 [aj. idem], 686(4).
Doctrine citée
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (1998), 57 Alta. L.R. (3d) 235, 13 C.R. (5th) 324, [1998] A.J. No. 150 (QL), qui a rejeté l’appel formé contre l’acquittement prononcé par le juge Moore. Pourvoi accueilli.
Bart Rosborough, pour l’appelante.
Peter J. Royal, c.r., pour l’intimé.
Beverly Wilton et Lisa Futerman, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Diane Oleskiw et Ritu Khullar, pour les intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada.
Paul L. Moreau, pour l’intervenant le Sexual Assault Centre of Edmonton.
Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Cory, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie rendu par
//Le juge Major//
1 Le juge Major ‑‑ L’accusé en cause dans le présent pourvoi a été acquitté d’agression sexuelle. Le juge du procès s’est fondé sur la défense de consentement tacite. Il s’agit d’une erreur de droit car aucune défense de cette nature ne peut être invoquée au Canada dans les affaires d’agression sexuelle. Cette erreur de droit est susceptible de révision par les tribunaux d’appel, et, pour les motifs qui suivent, le pourvoi est accueilli.
I. Les faits
2 La plaignante, une jeune femme de 17 ans, résidait dans la ville d’Edmonton. Elle a rencontré l’accusé intimé Ewanchuk dans l’après‑midi du 2 juin 1994, pendant qu’elle traversait, avec sa colocataire, le stationnement du centre commercial Heritage. L’accusé, qui conduisait une camionnette rouge tirant une remorque, s’est approché des deux jeunes femmes. Il a engagé la conversation avec elles. Il leur a dit qu’il était dans le commerce d’ébénisterie sur commande et leur a expliqué qu’il exposait son travail dans des stands de vente au détail dans plusieurs centres commerciaux. Il leur a mentionné qu’il cherchait du personnel pour ses expositions et leur a demandé si elles cherchaient du travail. L’amie de la plaignante ayant répondu par l’affirmative, l’accusé lui a alors demandé de passer une entrevue en privé. Elle a refusé, mais a discuté pendant un certain temps avec l’accusé, à côté de sa camionnette, du genre de travail qu’il demandait, après quoi ils ont échangé leurs numéros de téléphone.
3 Le lendemain matin, l’accusé a téléphoné à l’appartement où la plaignante et son amie habitaient avec leurs petits amis. La plaignante a répondu et a dit à l’accusé que son amie dormait encore. L’accusé a alors demandé à la plaignante si elle était intéressée par un travail. Elle a dit oui et ils se sont rencontrés peu de temps après, à nouveau dans le stationnement du centre commercial Heritage. À la suggestion de l’accusé, l’entrevue s’est déroulée dans sa camionnette. Au dire de la plaignante, une conversation [traduction] «très professionnelle et polie» a eu lieu. Après quelque temps, la plaignante a demandé si elle pouvait fumer une cigarette et l’accusé lui a proposé de sortir parce qu’il était allergique à la fumée. Une fois à l’extérieur de la camionnette, l’accusé a demandé à la plaignante si elle voulait voir des exemples de son travail qui se trouvaient dans la remorque attachée à sa camionnette, et elle a répondu oui.
4 La plaignante est entrée dans la remorque, laissant intentionnellement la porte ouverte derrière elle. L’accusé l’a suivie à l’intérieur et a fermé la porte d’une manière qui a fait croire à la plaignante qu’il l’avait fermée à clé. Il n’y a aucune preuve que la porte était réellement fermée à clé, mais la plaignante a déclaré qu’elle a commencé à avoir peur à ce moment‑là. Une fois à l’intérieur de la remorque, la plaignante et l’accusé se sont assis par terre, l’un à côté de l’autre. Ils ont parlé et feuilleté un portfolio du travail de l’accusé pendant 10 à 15 minutes et, par la suite, la conversation a glissé sur des sujets plus personnels.
5 Dans la remorque, l’accusé avait un comportement très tactile à l’endroit de la plaignante, lui touchant la main, les bras et l’épaule en parlant. À un moment donné, il lui a dit qu’il se sentait tendu et lui a demandé de lui faire un massage. La plaignante a accepté et lui a massé les épaules pendant quelques minutes. Après qu’elle se soit arrêtée, l’accusé lui a demandé de se placer devant lui afin qu’il puisse la masser à son tour, ce qu’elle a fait. Il lui a alors massé les épaules et les bras pendant qu’ils continuaient à parler. Pendant ces massages réciproques, l’accusé n’a pas cessé de répéter à la plaignante de se relaxer et de ne pas avoir peur. Tout en continuant à la masser, l’accusé a tenté d’amorcer un contact plus intime. La plaignante déclare: [traduction] «il a commencé à essayer de me masser la région du ventre et il a monté ses mains autour de mes seins -- ou sous ceux‑ci, et il a commencé à toucher très haut dans cette région, alors j’ai glissé mes coudes entre ses mains, et j’ai dit Non».
6 L’accusé a immédiatement arrêté, mais peu de temps après il a recommencé les massages non sexuels, auxquels la plaignante a également dit: [traduction] «Non». L’accusé s’est à nouveau arrêté et a dit: [traduction] «Tu vois, j’suis un bon gars. Ça va».
7 L’accusé a alors demandé à la plaignante de se retourner et de lui faire face. Ce qu’elle a fait et il a commencé à lui masser les pieds. Les attouchements de l’accusé sont passés des pieds de la plaignante jusqu’à l’intérieur des cuisses et de la région pelvienne de cette dernière. La plaignante ne voulait pas que l’accusé la touche de cette façon, mais elle n’a rien dit parce que, a‑t‑elle affirmé, elle avait peur que toute résistance de sa part pousse l’accusé à devenir violent. Bien que l’accusé n’ait jamais eu recours à la force ni menacé d’y recourir, la plaignante a témoigné qu’elle ne voulait pas [traduction] «[l’]encourager». À mesure que le contact progressait, l’accusé s’est étendu lourdement sur la plaignante et a commencé à frotter sa région pelvienne contre celle de la plaignante. L’accusé, de témoigner la plaignante, a dit: [traduction] «qu’il pouvait me rendre si excitée que je mourrais d’envie de le faire, mais qu’il ne me le ferait pas parce qu’il savait se maîtriser».
8 La plaignante n’a ni bougé, ni répondu au contact. L’accusé lui a demandé de poser ses mains sur son dos, mais elle ne l’a pas fait; elle est plutôt restée étendue [traduction] «parfaitement immobile». Moins d’une minute après, la plaignante a demandé à l’accusé d’arrêter. [traduction] «J’ai dit je vous en prie, arrêtez. Et il s’est arrêté». L’accusé a de nouveau dit à la plaignante de ne pas avoir peur et lui a demandé si elle avait confiance qu’il ne lui ferait pas de mal. En ses mots, la plaignante a dit: [traduction] «Oui, j’ai confiance que vous ne me ferez pas de mal». À la barre des témoins, elle déclare qu’elle a eu peur pendant tout l’épisode et qu’elle n’a répondu de cette façon à l’accusé que parce qu’elle craignait qu’une réponse négative le pousse à recourir à la force.
9 Après ce bref échange, l’accusé s’est approché pour étreindre la plaignante et, ce faisant, il s’est étendu de nouveau sur elle, continuant de frotter son pelvis contre celui de la plaignante. Il a également commencé à bouger ses mains à l’intérieur des cuisses de la plaignante, puis dans son short, pendant un court moment. Toujours étendu sur la plaignante, l’accusé a commencé à fouiller dans son propre short et a sorti son pénis. À ce moment, la plaignante a une fois de plus demandé à l’accusé de cesser, en disant: [traduction] «Non, arrêtez».
10 À nouveau, l’accusé s’est immédiatement arrêté, il s’est relevé de sur la plaignante, lui a souri et lui a dit quelque chose comme: [traduction] «C’est correct. Tu vois, j’suis un bon gars, j’ai arrêté». À ce moment, l’accusé a de nouveau étreint légèrement la plaignante avant d’ouvrir son portefeuille et d’y prendre un billet de 100 $, qu’il a donné à la plaignante. Cette dernière déclare que l’accusé a dit que les 100 $ étaient pour le massage, et qu’il lui a dit de ne pas en parler à personne. Il a parlé d’une autre employée avec laquelle il avait une relation très intime et chaleureuse, et il a dit à la plaignante qu’il espérait la revoir.
11 Peu après avoir reçu l’argent, la plaignante a dit qu’elle devait partir. L’accusé a ouvert la porte et elle est sortie. La conversation s’est poursuivie à l’extérieur de la remorque avant que la plaignante ne parte enfin chez elle à pied. Une fois arrivée, affolée, elle a appelé la police.
12 Pendant la rencontre, l’accusé avait remis à la plaignante une brochure décrivant son travail d’ébéniste et lui avait donné ses nom et adresse, qu’elle avait notés sur la brochure. L’enquêteur s’est servi de ces renseignements pour retracer l’accusé à son domicile, où il a été arrêté. L’accusé a par la suite été inculpé d’agression sexuelle et jugé par un juge seul.
13 L’accusé n’a pas témoigné, de sorte que la déposition de la plaignante est le seul récit de ce qui s’est passé entre eux. Le juge du procès a conclu que la plaignante était un témoin crédible, et la version des faits donnée par cette dernière n’a pas été contredite ni contestée. En contre‑interrogatoire, la plaignante a déclaré que, bien qu’elle ait eu extrêmement peur pendant toute la rencontre, elle s’était efforcée de projeter un air d’assurance, croyant que cela augmenterait ses chances d’éviter une agression violente. Le passage suivant est représentatif de son témoignage:
[traduction]
Q Vous ne vouliez pas montrer que vous étiez mal à l’aise, exact?
R Non.
Q D’accord. En fait, vous vouliez avoir l’air d’être très heureuse d’être avec lui et que tout était parfait, c’est bien cela?
R Pas que j’étais heureuse, mais que j’étais à l’aise.
Q À l’aise, d’accord. Et détendue?
R Oui.
Q Et vous avez fait de votre mieux pour y arriver, exact?
R Oui.
14 Plus tard au cours du contre‑interrogatoire, l’avocat de l’accusé a de nouveau demandé à la plaignante quelle image elle souhaitait donner à l’accusé par son comportement:
[traduction]
Q Et vous vouliez faire en sorte qu’il ne sente pas que vous aviez peur, c’est bien cela?
R Oui.
II. L’historique des procédures
A. La Cour du Banc de la Reine
15 Le juge du procès a formulé un certain nombre de conclusions de fait dans son jugement oral. Il a conclu que la plaignante était un témoin crédible. Il a tiré les conclusions de fait suivantes: dans son esprit, la plaignante n’avait consenti à aucun des attouchements sexuels qui avaient eu lieu; elle avait eu peur pendant toute la rencontre; elle ne voulait pas que l’accusé se rende compte qu’elle avait peur; et elle s’était appliquée à présenter un visage détendu et dénué de peur. Il a conclu que le défaut de la plaignante de communiquer sa peur, de même que ses efforts constants pour démontrer le contraire, rendaient ses sentiments subjectifs non pertinents.
16 Le juge du procès a alors examiné la question de savoir si l’accusé avait invoqué la défense de croyance sincère mais erronée au consentement, et il a conclu que non. Le juge du procès a dit que la position de la défense était que le ministère public ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver [traduction] «hors de tout doute raisonnable qu’il y avait eu absence de consentement». Autrement dit, il a estimé que la défense avait fait valoir que le ministère public n’avait pas réussi à prouver l’un des éléments de l’actus reus de l’infraction. Cette constatation a amené le juge du procès à qualifier le moyen de défense de [traduction] «consentement tacite». Ce faisant, il a conclu que le comportement de la plaignante avait été tel qu’il était objectivement possible de considérer qu’il avait constitué un consentement aux attouchements sexuels du genre de ceux auxquels l’accusé s’était livré.
17 Le juge du procès a traité le consentement comme une question se rapportant au comportement de la plaignante pendant la rencontre. Par suite de cette conclusion, il a statué que la défense de croyance sincère mais erronée au consentement ne s’appliquait pas parce que l’accusé n’avait fait aucune allusion à son propre état d’esprit. Se fondant sur l’ensemble de la preuve, émanant uniquement des témoins à charge, le juge du procès a conclu que le ministère public n’avait pas prouvé hors de tout doute raisonnable qu’il y avait eu absence de consentement, et il a acquitté l’accusé.
B. La Cour d’appel d’Alberta (1998), 57 Alta. L.R. (3d) 235
18 Les trois juges de la Cour d’appel ont rédigé des motifs distincts. Les juges Foisy et McClung ont tous deux rejeté l’appel parce qu’il s’agissait d’un acquittement fondé sur les faits, dont le ministère public ne pouvait interjeter appel. En outre, le juge McClung a conclu que le ministère public n’avait pas établi que l’accusé avait eu l’intention criminelle requise. Il a statué que le ministère public n’avait pas réussi à prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait eu l’intention d’agresser la plaignante.
19 Le juge en chef Fraser était dissidente. Elle a conclu que le juge du procès avait commis plusieurs erreurs. Elle a tiré les conclusions suivantes:
-‑ Le juge du procès a mal interprété le mot «consentement» dans son application à l’infraction d’agression sexuelle.
‑- Il n’existe pas de défense de «consentement tacite», indépendante des dispositions des art. 273.1 et 273.2 du Code criminel.
‑- Le recours à un critère objectif pour décider si le «consentement» de la plaignante avait été incité par la peur était une erreur.
‑- Le juge du procès a commis des erreurs dans l’effet juridique qu’il a attribué:
au silence de la plaignante quand l’intimé l’a soumise à des contacts sexuels;
à la non‑communication par la plaignante de sa crainte quand l’intimé l’a soumise à des contacts sexuels;
à l’absence d’accord aux contacts sexuels manifestée par la plaignante;
au fait qu’il n’existait aucun fondement à la défense de «consentement tacite» ou de «consentement déduit du comportement»;
au fait qu’il n’y avait pas eu consentement à l’activité sexuelle.
‑- La défense d’erreur de fait ne s’appliquait pas à la question du «consentement» dans la présente affaire.
‑- Le juge du procès a commis une erreur en ne se demandant pas si l’intimé avait fait montre d’aveuglement volontaire ou d’insouciance quant au consentement de la plaignante.
20 Le juge en chef Fraser a statué que le seul moyen de défense que l’accusé pouvait invoquer était celui de la croyance sincère mais erronée au consentement, et elle a conclu qu’on ne pouvait faire droit à cette défense compte tenu des faits avérés. Par conséquent, elle aurait accueilli l’appel et substitué un verdict de culpabilité.
III. L’analyse
A. Les questions de droit susceptibles d’appel
21 La majorité de la Cour d’appel a rejeté l’appel pour le motif que le ministère public n’avait pas soulevé de question de droit, mais avait plutôt cherché à écarter la conclusion de fait du juge du procès qu’il y avait un doute raisonnable quant à l’existence ou à l’absence de consentement. Si le juge du procès s’est donné de mauvaises directives en ce qui concerne le sens ou la définition de consentement en droit, il a alors tiré une conclusion de droit susceptible de révision. Voir Belyea c. The King, [1932] R.C.S. 279, le juge en chef Anglin, à la p. 296:
[traduction] Le droit d’appel donné au procureur général par [. . .] [le Code criminel] se limite sans doute aux «questions de droit». [. . .] Nous ne pouvons cependant considérer que cette disposition prive la Chambre d’appel du droit de vérifier le bien‑fondé d’une décision sur une question mixte de droit et de fait, comme la culpabilité ou la non‑culpabilité de l’accusé, si cette décision dépend, comme c’est le cas ici, de la portée, en droit, de certaines conclusions de fait du juge ou du jury, [. . .] puisque nous ne pouvons pas considérer cette décision autrement que comme une question de droit, -- spécialement si, comme dans le cas présent, elle résulte clairement d’une erreur de droit de la part du savant juge de première instance. [Je souligne.]
22 Il revient à juste titre à notre Cour de décider si le juge du procès a mal compris la notion de consentement en matière d’agressions sexuelles, et de décider si sa conclusion qu’il existe une défense de «consentement tacite» en droit canadien était juste.
B. Les éléments de l’infraction d’agression sexuelle
23 Pour qu’un accusé soit déclaré coupable d’agression sexuelle, deux éléments fondamentaux doivent être prouvés hors de tout doute raisonnable: qu’il a commis l’actus reus et qu’il avait la mens rea requise. L’actus reus de l’agression consiste en des attouchements sexuels non souhaités. La mens rea est l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne, tout en sachant que celle‑ci n’y consent pas, en raison de ses paroles ou de ses actes, ou encore en faisant montre d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de cette absence de consentement.
(1) L’actus reus
24 Le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, ne définit qu’indirectement le crime d’agression sexuelle. L’infraction consiste en des voies de fait visées par l’une ou l’autre des définitions du par. 265(1) du Code, et qui sont commises dans des circonstances de nature sexuelle telles qu’il y a atteinte à l’intégrité sexuelle de la victime: voir R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909. L’article 265 est ainsi rédigé:
265. (1) Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque, selon le cas:
a) d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement;
b) tente ou menace, par un acte ou un geste, d’employer la force contre une autre personne, s’il est en mesure actuelle, ou s’il porte cette personne à croire, pour des motifs raisonnables, qu’il est alors en mesure actuelle d’accomplir son dessein;
c) en portant ostensiblement une arme ou une imitation, aborde ou importune une autre personne ou mendie.
(2) Le présent article s’applique à toutes les espèces de voies de fait, y compris les agressions sexuelles, les agressions sexuelles armées, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles et les agressions sexuelles graves.
25 L’actus reus de l’agression sexuelle est établi par la preuve de trois éléments: (i) les attouchements, (ii) la nature sexuelle des contacts, (iii) l’absence de consentement. Les deux premiers éléments sont objectifs. Il suffit que le ministère public prouve que les actes de l’accusé étaient volontaires. La nature sexuelle de l’agression est déterminée objectivement; le ministère public n’a pas besoin de prouver que l’accusé avait quelque mens rea pour ce qui est de la nature sexuelle de son comportement: voir R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, et R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293.
26 Toutefois, l’absence de consentement est subjective et déterminée par rapport à l’état d’esprit subjectif dans lequel se trouvait en son for intérieur la plaignante à l’égard des attouchements, lorsqu’ils ont eu lieu: voir R. c. Jensen (1996), 106 C.C.C. (3d) 430 (C.A. Ont.), aux pp. 437 et 438, conf. par [1997] 1 R.C.S. 304, R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836, à la p. 850, le juge L’Heureux‑Dubé, et D. Stuart, Canadian Criminal Law (3e éd. 1995), à la p. 513.
27 Il arrive à l’occasion qu’il y ait confusion quant à la signification du consentement comme élément de l’actus reus de l’infraction d’agression sexuelle. Cette confusion est causée en partie par le mot «consentement» lui‑même. Selon plusieurs commentateurs, la notion de consentement suggère un comportement actif: voir N. Brett, «Sexual Offenses and Consent» (1998), 11 Can. J. Law & Jur. 69, à la p. 73. Bien que cela puisse être exact dans l’usage général du mot, pour décider si l’absence de consentement est un élément de l’actus reus, c’est l’état d’esprit réel de la plaignante qui est déterminant. À cette étape, le juge des faits ne s’intéresse qu’au point de vue de la plaignante. La démarche est purement subjective.
28 Le raisonnement qui sous‑tend la criminalisation des voies de fait explique cet état de choses. La société est déterminée à protéger l’intégrité personnelle, tant physique que psychologique, de tout individu. Le pouvoir de l’individu de décider qui peut toucher son corps et de quelle façon est un aspect fondamental de la dignité et de l’autonomie de l’être humain. L’inclusion des infractions de voies de fait et d’agression sexuelle dans le Code témoigne de la détermination de la société à assurer la sécurité des personnes, en les protégeant des contacts non souhaités ou des menaces de recours à la force. La common law reconnaît depuis des siècles que le droit d’un individu à son intégrité physique est un principe fondamental: [traduction] «la personne de tout homme étant sacrée, et nul n’ayant le droit de lui porter atteinte, quelque légère qu’elle soit»: voir Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises, 1823, t. 4, aux pp. 195 et 196. Par conséquent, tout attouchement intentionnel mais non souhaité est criminel.
29 Bien que le témoignage de la plaignante soit la seule preuve directe de son état d’esprit, le juge du procès ou le jury doit néanmoins apprécier sa crédibilité à la lumière de l’ensemble de la preuve. Il est loisible à l’accusé de prétendre que les paroles et les actes de la plaignante, avant et pendant l’incident, soulèvent un doute raisonnable quant à l’affirmation de cette dernière selon laquelle, dans son esprit, elle ne voulait pas que les attouchements sexuels aient lieu. Si, toutefois, comme c’est le cas en l’espèce, le juge du procès croit la plaignante lorsqu’elle dit qu’elle n’a pas subjectivement consenti, le ministère public s’est acquitté de l’obligation qu’il avait de prouver l’absence de consentement.
30 La déclaration de la plaignante selon laquelle elle n’a pas consenti est une question de crédibilité, qui doit être appréciée à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris de tout comportement ambigu. À cette étape, il s’agit purement d’une question de crédibilité, qui consiste à se demander si, dans son ensemble, le comportement de la plaignante est compatible avec sa prétention selon laquelle elle n’a pas consenti. La perception qu’avait l’accusé de l’état d’esprit de la plaignante n’est pas pertinente. Cette perception n’entre en jeu que dans le cas où la défense de croyance sincère mais erronée au consentement est invoquée à l’étape de la mens rea de l’enquête.
a) Le «consentement tacite»
31 L’avocat de l’intimé a soutenu que le juge des faits peut croire la plaignante quand elle affirme ne pas avoir consenti, mais néanmoins acquitter l’accusé pour le motif que le comportement de la plaignante a soulevé un doute raisonnable. Tant l’avocat de l’appelant que le juge du procès ont appelé cette situation le «consentement tacite». Cependant, il découle de l’exposé fait précédemment que le juge des faits ne peut tirer que l’une ou l’autre des deux conclusions suivantes: la plaignante a consenti ou elle n’a pas consenti. Il n’y a pas de troisième possibilité. Si le juge des faits accepte le témoignage de la plaignante qu’elle n’a pas consenti, même si son comportement contredit fortement cette prétention, l’absence de consentement est établie et le troisième élément de l’actus reus de l’agression sexuelle est prouvé. Dans notre jurisprudence de common law, la doctrine du consentement tacite a été reconnue dans divers contextes, mais pas dans celui de l’agression sexuelle. Il n’existe pas de défense de consentement tacite en matière d’agression sexuelle en droit canadien.
b) L’application à la présente affaire
32 En l’espèce, le juge du procès a accepté le témoignage de la plaignante qu’elle n’avait pas consenti. Cela étant, il s’est ensuite donné de mauvaises directives lorsqu’il a pris en compte les actes de la plaignante, mais non son état d’esprit subjectif, pour décider de la question du consentement. Par conséquent, il n’a pas tenu compte de sa conclusion précédente selon laquelle tous les attouchements sexuels de l’accusé étaient non souhaités. Il a plutôt considéré ce qu’il percevait comme un comportement ambigu de la part de la plaignante comme étant l’incapacité du ministère public de prouver l’absence de consentement.
33 Comme je l’ai mentionné plus tôt, le juge des faits a accepté le témoignage de la plaignante qu’elle ne voulait pas que l’accusé la touche, mais il a par la suite considéré que le comportement de cette dernière soulevait un doute raisonnable quant au consentement, constituant ce qu’il a décrit comme un «consentement tacite». Cette conclusion était une erreur. Voir D. Stuart, Annotation on R. v. Ewanchuk (1998), 13 C.R. (5th) 330, où l’auteur souligne que le consentement est une question qui touche à l’état d’esprit de la plaignante alors que la croyance au consentement est, sous réserve de l’art. 273.2 du Code, une question qui touche à l’état d’esprit de l’accusé et peut donner lieu à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement.
34 La conclusion que la plaignante ne désirait pas les attouchements sexuels ou n’y a pas consenti ne peut coexister avec la conclusion qu’il existe un doute raisonnable sur la question du consentement. L’acceptation par le juge du procès du témoignage de la plaignante relativement à son état d’esprit avait tranché cette question.
35 Cette erreur a dans une certaine mesure été exacerbée par la conclusion du juge du procès que la peur subjective et contenue de la plaignante ne l’aurait pas amené à changer d’avis sur la question du consentement. Même si le juge du procès n’avait pas à se poser cette question, puisqu’il avait déjà conclu que la plaignante n’avait pas consenti dans les faits, tout doute qu’il pouvait encore avoir en raison du comportement ambigu de cette dernière avait été dissipé lorsqu’il avait accepté la crainte sincère et omniprésente ressentie par la plaignante.
c) L’effet de la crainte de la plaignante
36 Pour être valide en droit, le consentement doit être donné librement. Par conséquent, même si la plaignante a consenti, ou si son comportement soulève un doute raisonnable quant à l’absence de consentement, il peut exister des circonstances amenant à s’interroger sur les facteurs qui ont pu motiver le consentement apparent de la plaignante. Le Code définit une série de situations dans lesquelles le droit considère qu’il y a eu absence de consentement dans des affaires de voies de fait, et ce malgré la participation ou le consentement apparent de la plaignante. Le paragraphe 265(3) en énumère plusieurs, dont la soumission en raison de la force, de la crainte, de menaces, de la fraude ou de l’exercice de l’autorité, et il codifie la règle bien établie de common law selon laquelle le consentement donné sous l’empire de la crainte ou de la contrainte n’est pas valable: voir G. Williams, Textbook of Criminal Law (2e éd. 1983), aux pp. 551 à 561. Cette disposition est ainsi rédigée:
265. . . .
(3) Pour l’application du présent article, ne constitue pas un consentement le fait pour le plaignant de se soumettre ou de ne pas résister en raison:
a) soit de l’emploi de la force envers le plaignant ou une autre personne;
b) soit des menaces d’emploi de la force ou de la crainte de cet emploi envers le plaignant ou une autre personne;
c) soit de la fraude;
d) soit de l’exercice de l’autorité.
37 Dans Saint‑Laurent c. Hétu, [1994] R.J.Q. 69 (C.A.), à la p. 82, le juge Fish a décrit avec justesse la préoccupation que doit sans cesse avoir à l’esprit le juge des faits lorsqu’il évalue les actes d’une plaignante qui prétend avoir été sous l’empire de la crainte, de la fraude ou de la contrainte:
[traduction] Le «consentement» est [. . .] dépouillé des caractéristiques qui le définissent lorsqu’il est appliqué à la soumission, à l’absence de résistance, à l’absence d’opposition ou même à l’accord apparent d’une volonté trompée, inconsciente ou imposée.
38 Dans ces circonstances, le droit s’attache aux raisons qu’a la plaignante de décider de participer aux attouchements en question ou d’y consentir apparemment. En pratique, cela se traduit par l’examen du choix auquel la plaignante croyait être confrontée. Le souci des tribunaux est alors de déterminer si la plaignante a librement choisi le comportement en cause. La disposition pertinente du Code est l’al. 265(3)b), suivant lequel il n’y a pas de consentement en droit lorsque la plaignante croyait qu’elle choisissait entre soit permettre qu’on la touche sexuellement soit risquer d’être victime de l’emploi de la force.
39 La question n’est pas de savoir si la plaignante aurait préféré ne pas se livrer à l’activité sexuelle, mais plutôt si elle croyait n’avoir le choix qu’entre deux partis: acquiescer ou être violentée. Si la plaignante donne son accord à l’activité sexuelle uniquement parce qu’elle croit sincèrement qu’elle subira de la violence physique si elle ne le fait pas, le droit considère qu’il y a absence de consentement, et le troisième élément de l’actus reus de l’infraction d’agression sexuelle est établi. Le juge des faits doit conclure que la plaignante ne voulait pas subir d’attouchements sexuels et qu’elle a décidé de permettre l’activité sexuelle ou d’y participer en raison d’une crainte sincère. Il n’est pas nécessaire que la crainte de la plaignante soit raisonnable, ni qu’elle ait été communiquée à l’accusé pour que le consentement soit vicié. Bien que la plausibilité de la crainte alléguée et toutes expressions évidentes de cette crainte soient manifestement pertinentes pour apprécier la crédibilité de la prétention de la plaignante qu’elle a consenti sous l’effet de la crainte, la démarche est subjective.
40 Le paragraphe 265(3) précise une série de situations additionnelles où le comportement de l’accusé sera jugé coupable. Le juge du procès n’est tenu de consulter le par. 265(3) que dans les cas où la plaignante a réellement choisi de participer à l’activité sexuelle ou dans ceux où son comportement ambigu fait naître un doute relativement à l’absence de consentement. Si, comme en l’espèce, le témoignage de la plaignante établit l’absence de consentement hors de tout doute raisonnable, l’analyse de l’actus reus est terminée, et le juge du procès aurait dû porter son attention sur la perception de la rencontre par l’accusé et sur la question de savoir si ce dernier avait eu la mens rea requise.
(2) La mens rea
41 L’agression sexuelle est un acte criminel d’intention générale. Par conséquent, le ministère public n’a qu’à prouver que l’accusé avait l’intention de se livrer à des attouchements sur la plaignante pour satisfaire à l’exigence fondamentale relative à la mens rea. Voir R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63.
42 Toutefois, étant donné que l’agression sexuelle ne devient un crime qu’en l’absence de consentement de la plaignante, la common law admet une défense d’erreur de fait qui décharge de toute culpabilité l’individu qui croyait sincèrement mais erronément que la plaignante avait consenti aux attouchements. Agir autrement donnerait lieu à l’injustice que constituerait le fait de déclarer coupable des personnes moralement innocentes: voir R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3. Par conséquent, la mens rea de l’agression sexuelle comporte deux éléments: l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard. Voir Park, précité, au par. 39.
43 L’accusé peut contester la preuve de mens rea du ministère public en plaidant la croyance sincère mais erronée au consentement. La nature de cette défense a été décrite dans Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, à la p. 148, par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) (dissident quant au résultat):
L’erreur constitue [. . .] un moyen de défense lorsqu’elle empêche un accusé de former la mens rea exigée en droit pour l’infraction même dont on l’accuse. L’erreur de fait est plus justement décrite comme une négation d’intention coupable que comme un moyen de défense positif. Un accusé peut l’invoquer lorsqu’il agit innocemment, par suite d’une perception viciée des faits, et qu’il commet néanmoins l’actus reus d’une infraction. L’erreur constitue cependant un moyen de défense, en ce sens que c’est l’accusé qui le soulève. Le ministère public connaît rarement les facteurs subjectifs qui ont pu amener un accusé à croire à l’existence de faits erronés.
44 La défense d’erreur est simplement une dénégation de la mens rea. Elle n’impose aucune charge de la preuve à l’accusé (voir R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S. 918, à la p. 936) et il n’est pas nécessaire que l’accusé témoigne pour que se soulève ce point. Cette défense peut découler de tout élément de preuve présenté au tribunal, y compris la preuve principale du ministère public et le témoignage de la plaignante. Cependant, en pratique, cette défense découle habituellement de la preuve présentée par l’accusé.
a) Le sens de la notion de «consentement» dans le contexte de la croyance sincère mais erronée au consentement
45 Tout comme pour l’actus reus de l’infraction, le consentement fait partie intégrante de la mens rea, mais, cette fois‑ci, il est considéré du point de vue de l’accusé. Parlant de la mens rea de l’agression sexuelle dans Park, précité, au par. 39 (dans ses motifs concordants), le juge L’Heureux‑Dubé affirme ceci:
. . . la mens rea de l’agression sexuelle est établie non seulement lorsqu’il est démontré que l’accusé savait que la plaignante disait essentiellement «non», mais encore lorsqu’il est démontré qu’il savait que la plaignante, essentiellement, ne disait pas «oui».
46 Pour que les actes de l’accusé soient empreints d’innocence morale, la preuve doit démontrer que ce dernier croyait que la plaignante avait communiqué son consentement à l’activité sexuelle en question. Le fait que l’accusé ait cru dans son esprit que le plaignant souhaitait qu’il la touche, sans toutefois avoir manifesté ce désir, ne constitue pas une défense. Les suppositions de l’accusé relativement à ce qui se passait dans l’esprit de la plaignante ne constituent pas un moyen de défense.
47 Dans le cadre de l’analyse de la mens rea, la question est de savoir si l’accusé croyait avoir obtenu le consentement de la plaignante. Ce qui importe, c’est de savoir si l’accusé croyait que le plaignant avait vraiment dit «oui» par ses paroles, par ses actes, ou les deux. La définition légale qui a été ajoutée au Code par le Parlement en 1992 est conforme à la common law:
273.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et du paragraphe 265(3), le consentement consiste, pour l’application des articles 271, 272 et 273, en l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle.
48 La notion de «consentement» diffère selon qu’elle se rapporte à l’état d’esprit de la plaignante vis‑à‑vis de l’actus reus de l’infraction et à l’état d’esprit de l’accusé vis‑à‑vis de la mens rea. Pour les fins de l’actus reus, la notion de «consentement» signifie que, dans son esprit, la plaignante souhaitait que les attouchements sexuels aient lieu.
49 Dans le contexte de la mens rea -- particulièrement pour l’application de la croyance sincère mais erronée au consentement -- la notion de «consentement» signifie que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé. Il ne faut jamais oublier cette distinction, et les deux volets de l’analyse doivent demeurer distincts.
b) Les limites de la croyance sincère mais erronée au consentement
50 Ce ne sont pas toutes les croyances invoquées par un accusé qui le disculpent. Eu égard à la mens rea de l’accusé, la notion de consentement est limitée tant par la common law que par les dispositions du par. 273.1(2) et de l’art. 273.2 du Code, qui se lisent:
273.1 . . .
(2) Le consentement du plaignant ne se déduit pas, pour l’application des articles 271, 272 et 273, des cas où:
a) l’accord est manifesté par des paroles ou par le comportement d’un tiers;
b) il est incapable de le former;
c) l’accusé l’incite à l’activité par abus de confiance ou de pouvoir;
d) il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à l’activité;
e) après avoir consenti à l’activité, il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à la poursuite de celle‑ci.
273.2 Ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation fondée sur les articles 271, 272 ou 273 le fait que l’accusé croyait que le plaignant avait consenti à l’activité à l’origine de l’accusation lorsque, selon le cas:
a) cette croyance provient:
(i) soit de l’affaiblissement volontaire de ses facultés,
(ii) soit de son insouciance ou d’un aveuglement volontaire;
b) il n’a pas pris les mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait alors connaissance, pour s’assurer du consentement.
51 Par exemple, le fait de croire que le silence, la passivité ou le comportement ambigu de la plaignante valent consentement de sa part est une erreur de droit et ne constitue pas un moyen de défense: voir R. c. M. (M.L.), [1994] 2 R.C.S. 3. De même, un accusé ne peut invoquer sa croyance que l’absence d’accord exprimée par la plaignante aux attouchements sexuels constituait dans les faits une invitation à des contacts plus insistants ou plus énergiques. L’accusé ne peut pas dire qu’il croyait que «non voulait dire oui». Comme a dit le juge en chef Fraser, à la p. 272 de ses motifs de dissidence:
[traduction] Un seul «Non» suffit pour informer l’autre partie qu’il y a un problème en ce qui a trait au «consentement». Dès qu’une femme a dit «non» pendant l’activité sexuelle, la personne qui entend poursuivre l’activité sexuelle avec elle doit alors obtenir un «Oui» clair et non équivoque avant de la toucher à nouveau de manière sexuelle. [En italique dans l’original.]
J’estime que les motifs du juge en chef Fraser signifient qu’un «oui» non équivoque peut soit être donné de vive voix, soit être exprimé par le comportement.
52 Le sens commun devrait dicter que, dès que la plaignante a indiqué qu’elle n’est pas disposée à participer à des contacts sexuels, l’accusé doit s’assurer qu’elle a réellement changé d’avis avant d’engager d’autres gestes intimes. L’accusé ne peut se fier au simple écoulement du temps ou encore au silence ou au comportement équivoque de la plaignante pour déduire que cette dernière a changé d’avis et qu’elle consent, et il ne peut pas non plus se livrer à d’autres attouchements sexuels afin de «voir ce qui va se passer». La poursuite de contacts sexuels après qu’une personne a dit «non» est, à tout le moins, une conduite insouciante qui n’est pas excusable. Dans R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777, au par. 79, la Cour a déclaré ceci:
L’accusé qui, en raison d’ignorance volontaire ou d’insouciance, croit que le plaignant [. . .] a réellement consenti à l’activité sexuelle en question est dans l’impossibilité d’invoquer la défense de croyance sincère mais erronée au consentement. C’est un fait que le législateur a codifié au sous‑al. 273.2a)(ii) du Code criminel.
c) L’application aux faits
53 Dans le présent pourvoi, l’accusé ne prétend pas que les «non» clairement exprimés par la plaignante étaient ambigus ou avaient un autre sens. En fait, l’accusé insiste beaucoup sur le fait que, chaque fois que la plaignante a dit «non», il a immédiatement cessé ce qu’il faisait afin de montrer qu’il n’avait pas l’intention de la prendre de force. À quatre occasions distinctes pendant leur rencontre, il a donc été à même de constater que la plaignante n’était pas consentante.
54 Le juge du procès aurait dû se demander si, entre le moment où le non‑consentement a été exprimé et les attouchements sexuels ultérieurs, il s’était passé quelque chose que l’accusé aurait pu sincèrement considérer comme un consentement.
55 Le juge du procès a explicitement choisi de ne pas se demander si l’accusé était fondé à invoquer la défense de croyance sincère mais erronée au consentement, et il a conclu que ce moyen ne pouvait probablement pas être plaidé à moins que l’accusé ne témoigne pour sa défense. Cette conclusion ne tient pas compte du droit de l’accusé à ce que cette défense soit analysée à la seule lumière de la preuve du ministère public. Le juge du procès ne s’est arrêté que brièvement à ce moyen de défense, sans doute parce qu’il avait conclu que la défense de consentement tacite disculpait l’accusé. L’accusé a droit à ce que le tribunal prenne en considération tous les moyens de défense suffisamment étayés par la preuve, qu’il les ait invoqués ou non: voir R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782, à la p. 789.
56 Dans Esau, précité, au par. 15, la Cour affirme que, «pour qu’une cour soit tenue d’examiner la croyance sincère mais erronée ou de donner au jury des directives à cet égard, cette croyance doit d’abord être appuyée par une preuve plausible de façon que la défense acquière une vraisemblance». Voir également R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595. Il suffit que l’accusé présente des éléments de preuve, ou renvoie à des éléments déjà présentés, à partir desquels un juge des faits ayant reçu des directives appropriées pourrait former un doute raisonnable quant à l’existence de la mens rea de l’accusé: voir Osolin, précité, aux pp. 653 et 654 et à la p. 687.
57 L’analyse faite dans le présent pourvoi ne vise pas à soupeser les éléments de preuve. À ce stade‑ci, nous ne nous attachons qu’à la plausibilité apparente de la défense de croyance sincère mais erronée, et il faut éviter le risque de transformer le critère de la vraisemblance en une évaluation substantielle du bien‑fondé de la défense.
58 Compte tenu du fait que l’accusé n’a pas témoigné, le seul élément de preuve dont dispose notre Cour est le témoignage de la plaignante. Elle a déclaré avoir dit immédiatement «NON» chaque fois que l’accusé l’a touchée sexuellement, et n’avoir rien fait pour l’encourager. Le juge du procès a trouvé le témoignage de la plaignante crédible et sincère. De fait, l’accusé invoque comme preuve de ses bonnes intentions le fait qu’il a momentanément cessé ses avances chaque fois que la plaignante a dit «NON». Ce fait démontre qu’il considérait que les «NON» de la plaignante signifiaient précisément cela. Par conséquent, il n’y a rien au dossier qui étaye la prétention de l’accusé qu’il continuait à croire qu’elle consentait, ou qu’il avait obtenu à nouveau son consentement avant de recommencer les contacts physiques. Ni l’accusé ni la preuve ne confèrent quelque vraisemblance à la défense de croyance sincère mais erronée au consentement aux attouchements sexuels.
59 Le dossier du procès établit de façon concluante que les avances persistantes et de plus en plus graves de l’accusé ont constitué une agression sexuelle à laquelle il ne pouvait opposer aucun moyen de défense. N’eût été des erreurs de droit qu’il a commises, le juge du procès aurait nécessairement conclu à la culpabilité de l’accusé. En l’espèce, l’intérêt de la justice ne commande pas la tenue d’un nouveau procès. Par conséquent, notre Cour se doit d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 686(4) du Code et d’inscrire une déclaration de culpabilité: voir R. c. Cassidy, [1989] 2 R.C.S. 345, aux pp. 354 et 355.
60 Dans ses motifs, le juge L’Heureux-Dubé fait mention de l’al. 273.2b) du Code. La question de savoir si l’accusé a pris des mesures raisonnables est une question de fait qui doit être tranchée par le juge des faits, seulement après que le critère de la vraisemblance a été satisfait. Vu la façon dont le procès et l’appel ont été plaidés, l’al. 273.2b) n’avait pas à être pris en considération.
IV. Le résumé
61 Dans les affaires d’agression sexuelle mettant en jeu des interprétations différentes données essentiellement aux mêmes événements, le juge du procès doit d’abord se demander si la plaignante voulait, dans son esprit, que les attouchements sexuels en question aient lieu. Dès que la plaignante affirme ne pas avoir consenti, il s’agit d’une question de crédibilité. Dans cette appréciation, le juge des faits doit prendre en considération l’ensemble de la preuve, y compris le comportement ambigu ou contradictoire de la plaignante. Si le juge des faits est convaincu hors de tout doute raisonnable que, dans les faits, la plaignante n’a pas consenti, l’actus reus de l’agression sexuelle est établi et l’examen doit passer à l’état d’esprit de l’accusé.
62 S’il y a un doute raisonnable sur la question du consentement, ou s’il est établi que la plaignante a participé activement à l’activité sexuelle, le juge des faits doit néanmoins se demander si celle‑ci a consenti pour une des raisons énumérées au par. 265(3), notamment la crainte, la fraude ou l’exercice de l’autorité. Il n’est pas nécessaire que l’état d’esprit de la plaignante à l’égard de ces facteurs soit raisonnable. Si sa décision de consentir a été motivée par l’un de ces facteurs, de telle sorte que sa liberté de choisir a été viciée, le droit considère qu’il y a eu absence de consentement et l’actus reus de l’agression sexuelle est encore une fois établi.
63 Pour ce qui est de la question de la mens rea, il est arbitraire d’exiger, en tant qu’étape supplémentaire, que l’accusé fasse valoir séparément une croyance sincère mais erronée au consentement après avoir reconnu que la rencontre entre lui et la plaignante s’est déroulée plus ou moins comme cette dernière l’a décrite, mais qu’il conteste qu’un acte criminel a eu lieu: voir Park, précité, à la p. 851, le juge L’Heureux‑Dubé. Dans un tel cas, l’accusé ne peut soutenir qu’une seule chose: il a cru, sur la foi des paroles et du comportement de la plaignante, que celle‑ci a consenti. Cette prétention a pour effet à la fois de contester les affirmations de la plaignante selon lesquelles, dans son esprit, elle n’a pas consenti, et d’avancer que, même si l’accusé a fait erreur dans son appréciation des désirs de la plaignante, il a néanmoins agi dans un état d’esprit moralement innocent. Il appartient au juge des faits de décider si les éléments de preuve font naître un doute raisonnable quant à l’état d’esprit de la plaignante ou de l’accusé.
64 Dans des affaires comme la présente, le fait que l’accusé soulève la question du consentement équivaut à une prétention de croyance sincère au consentement. Si cette croyance est jugée erronée, il faut alors en apprécier la sincérité. Le juge du procès doit d’abord décider s’il existe des éléments de preuve conférant vraisemblance à la défense. Dans l’affirmative, le juge des faits doit alors trancher la question de savoir si l’accusé croyait sincèrement que la plaignante avait communiqué son consentement. Toute autre croyance, aussi sincère soit‑elle, n’est pas un moyen de défense.
65 En outre, pour être sincère, la croyance de l’accusé ne doit pas être le fruit de son insouciance ou de son aveuglement volontaire, ni être viciée par la connaissance de l’un des autres facteurs énumérés au par. 273.1(2) et à l’art. 273.2. Si la plaignante a, à un moment quelconque, manifesté son absence d’accord à l’activité sexuelle, il appartient alors à l’accusé de faire état des éléments de preuve qui lui permettaient de croire sincèrement qu’il avait à nouveau obtenu le consentement de la plaignante avant de reprendre ses avances. Si cette analyse soulève un doute raisonnable quant à la mens rea de l’accusé, l’accusation n’est pas prouvée.
66 Les affaires qui soulèvent un véritable malentendu entre les parties à une rencontre sexuelle ne sont pas fréquentes, mais elles ont néanmoins une grande importance pour ce qui est du sentiment de sécurité et de justice de la communauté. Le droit doit permettre aux femmes comme aux hommes d’avoir l’esprit tranquille et de savoir que leur intégrité physique et leur autonomie seront respectées lorsqu’ils décident de participer ou non à une activité sexuelle et du moment où ils entendent le faire. En même temps, il doit protéger ceux dont la culpabilité n’a pas été établie des stigmates sociaux rattachés à la délinquance sexuelle.
V. Le dispositif
67 Le pourvoi est accueilli, une déclaration de culpabilité est inscrite et l’affaire est renvoyée au juge du procès pour détermination de la peine.
Version française des motifs des juges L’Heureux-Dubé et Gonthier rendus par
//Le juge L’Heureux-Dubé//
68 LE JUGE L’HEUREUX‑DUBÉ ‑‑ La violence à l’égard des femmes se manifeste de plusieurs façons: l’agression sexuelle en est une. Au Canada, on dit que la moitié des femmes âgées de 16 ans et plus ont subi au moins un incident de violence physique ou sexuelle (Statistique Canada, «L’enquête sur la violence envers les femmes», Le Quotidien, 18 novembre 1993). Les statistiques démontrent que 99 pour 100 des auteurs d’agressions sexuelles sont des hommes et que 90 pour 100 des victimes sont des femmes (L’égalité des sexes dans le système de justice au Canada: Document récapitulatif et propositions de mesures à prendre (avril 1992), à la p. 23, également cité dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, à la p. 669).
69 La violence à l’égard des femmes est autant une question d’égalité qu’une violation de la dignité humaine et des droits de la personne. Comme l’écrit le juge Cory dans l’arrêt Osolin, précité, à la p. 669, l’agression sexuelle «est un affront à la dignité humaine et un déni de toute notion de l’égalité des femmes». Ces droits de la personne sont protégés par les art. 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et leur violation constitue une infraction aux dispositions en matière de voies de fait prévues à l’art. 265 et aux dispositions touchant particulièrement les agressions sexuelles prévues aux art. 271, 272 et 273 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46.
70 La violence à l’égard des femmes est si répandue dans le monde que la communauté internationale a adopté, le 18 décembre 1979 (Rés. 34/180), en plus de tous les autres instruments touchant les droits de la personne, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 No. 31, entrée en vigueur le 3 septembre 1981, convention dont le Canada est signataire et qui a été décrite comme étant [traduction] «l’instrument juridique international définitif exigeant le respect et l’observation des droits de la personne à l’égard des femmes». (R. Cook, «Reservations to the Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women» (1990), 30 Va. J. Int’l L. 643, à la p. 643). Les articles I et II de la Convention se lisent ainsi:
Article I
Aux fins de la présente Convention, l’expression «discrimination à l’égard des femmes» vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine.
Article II
Les États parties condamnent la discrimination à l’égard des femmes sous toutes ses formes, conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes et, à cette fin, s’engagent à:
a) Inscrire dans leur constitution nationale ou toute autre disposition législative appropriée le principe de l’égalité des hommes et des femmes, si ce n’est déjà fait, et assurer par voie de législation ou par d’autres moyens appropriés l’application effective dudit principe;
b) Adopter des mesures législatives et d’autres mesures appropriées assorties, y compris des sanctions en cas de besoin, interdisant toute discrimination à l’égard des femmes;
c) Instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes et garantir, par le truchement des tribunaux nationaux compétents et d’autres institutions publiques, la protection effective des femmes contre tout acte discriminatoire;
d) S’abstenir de tout acte ou pratique discriminatoire à l’égard des femmes et faire en sorte que les autorités publiques et les institutions publiques se conforment à cette obligation;
e) Prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des femmes par une personne, une organisation ou une entreprise quelconque;
f) Prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes;
g) Abroger toutes les dispositions pénales qui constituent une discrimination à l’égard des femmes. [Je souligne.]
71 Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Rés. A.G. 34/180, Doc. N.U. A/47/48 (1979), établi en vertu de l’article 17 de la Convention, a adopté la Recommandation générale no 19 (onzième session, 1992) sur l’interprétation du terme «discrimination» en ce qui concerne la violence à l’égard des femmes:
6. L’article premier de la Convention définit la discrimination à l’égard des femmes. Cette définition inclut la violence fondée sur le sexe, c’est‑à‑dire la violence exercée contre une femme parce qu’elle est une femme ou qui touche spécialement la femme. Elle englobe les actes qui infligent des tourments ou des souffrances d’ordre physique, mental ou sexuel, la menace de tels actes, la contrainte ou autres privations de liberté. La violence fondée sur le sexe peut violer des dispositions particulières de la Convention, même si ces dispositions ne mentionnent pas expressément la violence.
24. Tenant compte de ces observations, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes recommande:
. . .
b) Que les États parties veillent à ce que les lois contre la violence et les mauvais traitements dans la famille, le viol, les sévices sexuels et autres formes de violence fondée sur le sexe assurent à toutes les femmes une protection suffisante, respectent leur intégrité et leur dignité. Des services appropriés de protection et d’appui devraient être procurés aux victimes. Il est indispensable pour la bonne application de la Convention de fournir au corps judiciaire, aux agents de la force publique et aux autres fonctionnaires une formation qui les sensibilise aux problèmes des femmes . . . [Je souligne.]
72 Le 23 février 1994, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, Rés. A.G. 48/104, Doc. N.U. A/48/49 (1993). Bien qu’il ne s’agisse pas d’un traité liant les États signataires, la déclaration établit une norme internationale commune que les États membres de l’ONU sont invités à respecter. Voici, en partie, le texte de l’article 4 de la Déclaration:
Article 4
Les États devraient condamner la violence à l’égard des femmes et ne pas invoquer de considérations de coutume, de tradition ou de religion pour se soustraire à l’obligation de l’éliminer. Les États devraient mettre en œuvre sans retard, par tous les moyens appropriés, une politique visant à éliminer la violence à l’égard des femmes et, à cet effet:
. . .
i) Veiller à ce que les agents des services de répression ainsi que les fonctionnaires chargés d’appliquer des politiques visant à prévenir la violence à l’égard des femmes, à assurer les enquêtes nécessaires et à punir les coupables reçoivent une formation propre à les sensibiliser aux besoins des femmes;
j) Adopter toutes les mesures voulues, notamment dans le domaine de l’éducation, pour modifier les comportements sociaux et culturels des hommes et des femmes et éliminer les préjugés, coutumes et pratiques tenant à l’idée que l’un des deux sexes est supérieur ou inférieur à l’autre ou à des stéréotypes concernant les rôles masculins et féminins . . . [Je souligne.]
73 Notre Charte est le principal véhicule donnant effet au Canada aux droits de la personne qui sont reconnus à l’échelle internationale (voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697). En particulier, l’art. 15 (la disposition en matière d’égalité) et l’art. 7 (qui garantit le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne) expriment la notion de respect de la dignité et de l’intégrité de la personne.
74 C’est dans ce cadre général que, en 1983, le Canada a remanié les dispositions du Code relatives aux agressions sexuelles, (L.C. 1980-81-82-83, ch. 125) soit les anciens art. 143, 149 et 244 (S.R.C. 1970, ch. C‑34), dont le contenu se retrouve maintenant dans les dispositions générales relatives aux voies de fait de l’art. 265. Ces dispositions, de concert avec les modifications apportées au Code en 1992 (Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, ch. 38), principalement les art. 273.1 et 273.2, régissent la question du consentement en matière d’agression sexuelle. Dans le préambule de la loi de 1992, le Parlement se disait préoccupé par «la fréquence des agressions sexuelles contre les femmes et les enfants» et déclarait son intention de «promouvoir et contribuer à assurer la pleine protection des droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés».
75 Dans ses motifs dissidents dans la présente affaire, le juge en chef Fraser a fait l’historique de ces dispositions. Dans l’arrêt R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, le juge Cory et moi‑même avons souligné la vaste réforme des dispositions applicables en matière d’agression sexuelle entreprise par le législateur. (Voir C. Boyle, Sexual Assault (1984), aux pp. 27 à 29.) J’ai fait l’observation suivante, dans l’arrêt R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836, au par. 42:
[À] l’heure actuelle, l’infraction d’agression sexuelle procède surtout de la croyance que les femmes ont le droit inhérent d’exercer un contrôle complet sur leur corps, et de ne prendre part à des actes sexuels que si elles le désirent. S’il en est ainsi, notre façon d’aborder le consentement doit évoluer en conséquence, car elle est peut‑être déphasée par rapport à cette conception du droit.
Voir également R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577.
76 En l’espèce, l’intimé a été accusé d’agression sexuelle en vertu de l’art. 271 du Code. Les notions applicables d’«agression» et de «consentement» sont définies aux art. 265, 273.1 et 273.2 du Code, dont les dispositions pertinentes prévoient:
265. (1) Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque, selon le cas:
a) d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement;
b) tente ou menace, par un acte ou un geste, d’employer la force contre une autre personne, s’il est en mesure actuelle, ou s’il porte cette personne à croire, pour des motifs raisonnables, qu’il est alors en mesure actuelle d’accomplir son dessein;
c) en portant ostensiblement une arme ou une imitation, aborde ou importune une autre personne ou mendie.
(2) Le présent article s’applique à toutes les espèces de voies de fait, y compris les agressions sexuelles, les agressions sexuelles armées, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles et les agressions sexuelles graves.
(3) Pour l’application du présent article, ne constitue pas un consentement le fait pour le plaignant de se soumettre ou de ne pas résister en raison:
a) soit de l’emploi de la force envers le plaignant ou une autre personne;
b) soit des menaces d’emploi de la force ou de la crainte de cet emploi envers le plaignant ou une autre personne;
c) soit de la fraude;
d) soit de l’exercice de l’autorité.
. . .
273.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et du paragraphe 265(3), le consentement consiste, pour l’application des articles 271, 272 et 273, en l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle.
(2) Le consentement du plaignant ne se déduit pas, pour l’application des articles 271, 272 et 273, des cas où:
a) l’accord est manifesté par des paroles ou par le comportement d’un tiers;
b) il est incapable de le former;
c) l’accusé l’incite à l’activité par abus de confiance ou de pouvoir;
d) il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à l’activité;
e) après avoir consenti à l’activité, il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à la poursuite de celle‑ci.
(3) Le paragraphe (2) n’a pas pour effet de limiter les circonstances dans lesquelles le consentement ne peut se déduire.
273.2 Ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation fondée sur les articles 271, 272 ou 273 le fait que l’accusé croyait que le plaignant avait consenti à l’activité à l’origine de l’accusation lorsque, selon le cas:
a) cette croyance provient:
(i) soit de l’affaiblissement volontaire de ses facultés,
(ii) soit de son insouciance ou d’un aveuglement volontaire;
b) il n’a pas pris les mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait alors connaissance, pour s’assurer du consentement.
77 Brièvement, l’intimé est accusé d’avoir agressé sexuellement une jeune fille de 17 ans. Au procès, l’accusé a été acquitté, et ce verdict a été confirmé par une décision majoritaire de la Cour d’appel de l’Alberta, le juge en chef Fraser étant dissidente ((1998), 57 Alta. L.R. (3d) 235). L’appelante soutient que l’acquittement et l’arrêt ultérieur de la Cour d’appel sont fondés sur une erreur de droit dans l’interprétation de la notion de consentement visée aux art. 265(3), 273.1 et 273.2 du Code, et elle invite notre Cour à inscrire une déclaration de culpabilité.
78 J’ai eu l’avantage de lire les motifs du juge Major dans le présent pourvoi et je souscris de façon générale à ses motifs sur la plupart des questions en litige ainsi qu’au résultat auquel il arrive. Je tiens cependant à ajouter quelques commentaires et à discuter de certains aspects du raisonnement du juge du procès et des juges majoritaires de la Cour d’appel.
79 Bien que mon collègue ait déjà rappelé les faits, certaines précisions importantes doivent être apportées. Lorsque la plaignante et l’accusé se sont rencontrés dans le parc de stationnement d’un centre commercial pour discuter de l’offre d’emploi, la plaignante a suggéré que l’entrevue ait lieu dans le centre commercial. L’accusé a dit préférer un lieu plus intime, et a proposé à la plaignante que l’entrevue se déroule plutôt dans sa camionnette, à laquelle était attachée une remorque. La plaignante a accepté de s’asseoir dans la camionnette, mais elle a laissé la porte ouverte car elle hésitait toujours à discuter de l’offre d’emploi à l’intérieur du véhicule de l’accusé.
80 L’accusé a ensuite proposé à la plaignante qu’ils aillent dans sa remorque. Peu après qu’ils y soient entrés, la plaignante a accepté de donner un léger massage à l’accusé. Elle a cependant témoigné qu’elle ne voulait pas lui donner de massage, mais qu’elle avait peur à ce moment‑là, étant donné qu’elle avait vu et entendu l’accusé fermer à clé la porte de la remorque et que celui‑ci avait presque deux fois sa taille. L’accusé a ensuite demandé à la plaignante de se placer devant lui afin qu’il puisse à son tour lui donner un massage. Il a commencé le massage puis il a placé ses mains près des seins de la plaignante, qui l’a repoussé avec ses coudes et a dit «non». L’accusé lui a alors demandé de se retourner afin qu’il puisse lui masser les pieds. À nouveau, animée par la peur, elle a accepté. Les attouchements de l’accusé sont passés des pieds de la plaignante jusqu’à l’intérieur de ses cuisses et de sa région pelvienne. À un certain moment, l’accusé s’est étendu lourdement sur la plaignante et a commencé à frotter son pelvis contre celui de la plaignante en affirmant, de dire cette dernière: [traduction] «qu’il pouvait me rendre si excitée que je mourrais d’envie de le faire, mais qu’il ne me le ferait pas parce qu’il savait se maîtriser et parce qu’il ne voulait pas me le faire». L’accusé s’est arrêté après que la plaignante lui ait dit [traduction] «je vous en prie, arrêtez», et, à un certain moment, il a dit: «Je t’ai inquiété, n’est‑ce pas? Tu avais peur, n’est‑ce pas?». Ce à quoi elle a répondu: [traduction] «Oui, j’avais très peur». Ces déclarations sont particulièrement révélatrices du fait que l’accusé savait que la plaignante avait peur et qu’elle n’était pas une participante de plein gré. L’accusé a recommencé à frotter son pelvis contre celui de la plaignante, mais cette fois‑là il a tenté de toucher sa région vaginale, il a sorti son pénis de son pantalon et l’a placé sous le short de la plaignante, sur sa région pelvienne toujours couverte. Il s’est arrêté après que la plaignante a dit: [traduction] «Non, arrêtez».
81 Après cette épreuve, l’accusé a ouvert la porte de la remorque à la demande de la plaignante, qui en est finalement sortie. En arrivant à la maison, la plaignante pleurait et a tout raconté à sa colocataire, Mlle Tait. Peu après, l’accusé a téléphoné à la plaignante pour lui demander si elle allait bien. Elle a répondu que oui et a ensuite appelé la police. Cette preuve n’a pas été contredite, et le juge du procès a trouvé que la plaignante était une jeune femme intelligente, qu’elle s’exprimait clairement et qu’elle était un témoin crédible.
82 Cette affaire ne met pas en cause une question de consentement, puisqu’aucun consentement n’a été donné. Elle met en cause les mythes et stéréotypes relevés par bon nombre d’auteurs et décrits succinctement par D. Archard dans Sexual Consent (1998), à la p. 131:
[traduction] Un des mythes concernant le viol est l’idée que les femmes rêvent d’être victimes de viol; que même lorsqu’elles disent «non» elles veulent dire «oui»; que toute femme pourrait résister à un violeur si elle le voulait vraiment; que les femmes expérimentées sur le plan sexuel ne subissent pas de préjudice lorsqu’elles sont violées (ou du moins un préjudice moins grand que celles qui sont «innocentes» à cet égard); que, souvent, des femmes méritent d’être violées en raison de leur comportement, de la façon dont elles s’habillent et de leur attitude; et qu’il est pire d’être violée par un étranger que par une connaissance. Parmi les stéréotypes sur la sexualité mentionnons l’idée que les femmes sont passives, qu’elles sont disposées à succomber docilement aux avances des hommes entreprenants, que l’amour sexuel est la «possession» d’une femme par un homme, et que l’activité sexuelle type des hétérosexuels est le coït avec pénétration.
(Par exemple, voir Seaboyer, précité, à la p. 651, le juge L’Heureux‑Dubé; M. Burt, «Rape Myths and Acquaintance Rape», dans A. Parrot et L. Bechhofer, dir., Acquaintance Rape: The Hidden Crime (1991); N. Naffine, «Possession: Erotic Love in the Law of Rape» (1994), 57 Mod. L. Rev. 10; R. T. Andrias, «Rape Myths: A persistent problem in defining and prosecuting rape» (1992), 7 Criminal Justice 2; L’égalité des sexes dans le système de justice au Canada: Document récapitulatif et propositions de mesures à prendre, op. cit.; C. A. MacKinnon, Toward a Feminist Theory of the State (1989); E. A. Sheehy, «Canadian Judges and the Law of Rape: Should the Charter Insulate Bias?» (1989), 21 R.D. Ottawa 741.)
83 Le juge du procès a cru la plaignante et accepté son témoignage qu’elle avait eu peur, et il a admis le fait qu’elle n’avait pas voulu se livrer à quelque activité sexuelle que ce soit. En outre, il ne fait aucun doute que l’intimé savait que la plaignante avait peur, puisqu’il lui a dit à plusieurs reprises de ne pas avoir peur. La plaignante a clairement manifesté son absence de consentement: elle a dit non. Non seulement l’accusé ne s’est‑il pas arrêté, mais après avoir fait une courte pause, il a, pour reprendre l’expression du juge en chef Fraser de la Cour d’appel, [traduction] «intensifié l’activité sexuelle», activité à laquelle la plaignante a dit non à deux reprises. Comment la situation aurait‑elle pu être plus claire?
84 Le juge du procès n’a donné aucun effet juridique à sa conclusion que la plaignante s’était soumise à des activités sexuelles par crainte que l’accusé emploie la force contre elle. L’alinéa 265(3)b) précise que ne constitue pas un consentement le fait pour la plaignante de se soumettre en raison de menaces ou de crainte d’emploi de la force. En conséquence, l’al. 265(3)b) s’applique et il a pour effet de permettre d’établir davantage l’absence de consentement: voir Cuerrier, précité.
85 Je suis d’accord avec le juge Major que l’application du par. 265(3) commande un test entièrement subjectif. À mon avis, aussi irrationnel que puisse avoir été le motif d’une plaignante, si elle a subjectivement éprouvé de la crainte, il faut conclure en droit à l’absence de consentement. En conséquence, je suis d’accord avec le juge en chef Fraser de la Cour d’appel que tout facteur objectif devrait être pris en considération dans le cadre d’une défense de croyance sincère mais erronée.
86 En outre, je suis d’avis que le juge Major restreint à tort l’application du par. 265(3) aux cas où la plaignante décide «de participer aux attouchements en question ou d’y consentir apparemment» (au par. 38, voir aussi le par. 36). Le paragraphe 265(3) s’applique dans les cas où la décision de la plaignante «de se soumettre ou de ne pas résister» (je souligne) résulte soit de l’emploi de la force, soit de menaces d’emploi de la force ou de la crainte de cet emploi, soit de la fraude, soit de l’exercice de l’autorité. Par conséquent, il doit s’appliquer aussi aux cas où la plaignante demeure silencieuse ou passive face à de telles situations.
87 Dans les circonstances de la présente affaire, il est difficile de voir comment la question du consentement tacite a même pu être soulevée. Bien qu’il ait jugé la plaignante crédible et qu’il ait accepté son témoignage selon lequel elle a dit «non» à trois reprises et elle était effrayée, le juge du procès n’a pas pour autant considéré que ces «non» signifiaient que la plaignante n’avait pas consenti. Il a plutôt conclu qu’elle avait consenti tacitement et que le ministère public n’avait pas prouvé l’absence de consentement. Il s’agit là d’une erreur fondamentale. Comme l’a souligné le professeur Stuart dans Annotation on R. v. Ewanchuk (1998), 13 C.R. (5th) 330, à la p. 330:
[traduction] Ni le jugement de première instance, ni la décision du juge McClung ne font la distinction fondamentale que le consentement est une question qui touche à l’état d’esprit du plaignant alors que la croyance au consentement est, sous réserve de l’art. 273.2 du Code criminel, une question qui touche à l’état d’esprit de l’accusé.
Cette erreur ne résulte pas des conclusions de fait mais relève plutôt de mythes et stéréotypes voulant que, lorsqu’une femme dit «non», elle veut plutôt dire «oui», «essaie encore» ou «persuade‑moi». Pour paraphraser le juge en chef Fraser, à la p. 263, cette attitude nie aux femmes leur autonomie sur le plan sexuel et laisse entendre que les femmes [traduction] «se promènent dans ce pays dans un état permanent de consentement à des activités sexuelles».
88 En Cour d’appel, le juge McClung a exacerbé l’erreur du juge du procès. En effet, au début de ses motifs, il dit, à la p. 245, qu’[traduction] «il convient de signaler que la plaignante n’était pas vêtue d’un bonnet et d’une crinoline lorsqu’elle s’est présentée devant Ewanchuk et qu’elle est entrée dans sa remorque». Il a souligné, aux pp. 245 et 246, qu’[traduction] «elle était la mère d’un bébé de six mois et que, avec son petit ami, elle partageait un appartement avec un autre couple».
89 Même si le juge McClung a affirmé qu’il n’avait nullement l’intention de dénigrer la plaignante, on peut se demander pourquoi il a jugé nécessaire de souligner ces aspects du dossier du procès. Était‑ce pour signaler que la plaignante n’était pas vierge? Ou encore qu’elle est une personne de moralité douteuse puisqu’elle n’est pas mariée et qu’elle vit avec son petit ami et un autre couple? De telles remarques, formulées par un juge d’appel, contribuent à renforcer le mythe voulant que, dans de telles circonstances, la plaignante mérite moins d’être crue, qu’elle a invité l’agression sexuelle ou encore que son expérience sur le plan sexuel indique qu’elle a probablement consenti à se livrer à d’autres activités sexuelles. De telles suppositions impliquent que si la plaignante manifeste son absence de consentement en disant «non» ce n’est pas réellement ce qu’elle veut dire, et que même dans le cas contraire, son refus ne peut être pris au sérieux au même titre que s’il émanait d’une fille de «bonne» moralité. Selon ces mythes, l’«incitation» à l’agression sexuelle diminue la culpabilité de l’accusé, comme le souligne Archard, op. cit., à la p. 139:
[traduction] . . . plus la personne contribue par son comportement ou sa négligence à créer les circonstances dans lesquelles elle est victime d’un crime, moins l’auteur du crime est responsable de celui‑ci. Un crime n’est pas moins indésiré ou grave du point de vue de ses effets ni moins délibéré ou malicieux parce qu’il a été commis dans des circonstances que la victime a contribué à créer. Pourtant, il y a des juges qui, après avoir affirmé que la femme a «incité» au viol ou l’a «provoqué», poursuivent en disant que le comportement contributif de celle‑ci diminue la gravité du viol ou la culpabilité du violeur. C’est ajouter l’insulte judiciaire à l’injure criminelle que de dire à la victime qu’elle est en partie l’auteur d’un crime qu’elle n’a pas voulu et qui, de ce fait, est considéré moins grave.
90 Le juge McClung écrit, à la p. 247:
[traduction] Rien ne permet de prétendre que Ewanchuk connaissait l’état d’esprit profond de la plaignante et qu’il ait décidé de ne pas en tenir compte en poursuivant ses intentions romantiques. Il ne connaissait pas son véritable état d’esprit. De fait, cette ignorance est ce que recherchait la victime. Les faits décrits par le juge du procès étayent sa conclusion capitale -- formulée en invoquant le consentement par implication -- selon laquelle il n’a pas été établi que l’accusé s’était préparé à agresser la plaignante afin d’obtenir ce qu’il voulait. [Je souligne.]
Bien au contraire, le fait que Ewanchuk connaissait l’état d’esprit de la plaignante, puisqu’il s’est effectivement arrêté chaque fois que la plaignante a expressément dit «non», ainsi que les constatations de fait du juge du procès renforcent la conclusion évidente que l’accusé savait que la plaignante ne consentait pas. Les deux parties étaient des étrangers l’une pour l’autre, d’un côté une jeune femme de 17 ans intéressée par une offre d’emploi qui s’est trouvée prise au piège dans une remorque, de l’autre un homme qui avait presque le double de son âge et de sa taille. Il est difficile d’imaginer comment quelqu’un peut considérer que ce scénario reflète des «intentions romantiques». Ce n’était rien de plus qu’une tentative de la part de Ewanchuk d’avoir une relation sexuelle avec la plaignante et non une liaison amoureuse.
91 Les expressions qu’a utilisées le juge McClung pour décrire l’agression sexuelle commise par l’accusé, par exemple lorsqu’il a parlé [traduction] «d’avances maladroites» (p. 246) ou d’une situation qui [traduction] «ne contribuerait guère à élever Ewanchuk au panthéon de la conduite chevaleresque» (p. 248), sont carrément inappropriées dans ce contexte, car elles minimisent l’importance de la conduite de l’accusé et la réalité des agressions sexuelles dont les femmes sont victimes.
92 Le juge McClung a également conclu que [traduction] «l’ensemble de la preuve indique que les avances faites par Ewanchuk à la plaignante étaient beaucoup moins de nature criminelle qu’hormonale» (p. 250), après avoir constaté auparavant que ce dernier [traduction] «avait chaque fois mis fin à ses avances dès qu’elle s’y était opposée» et qu’«[i]l n’y avait aucune preuve d’agression ni même d’une menace d’agression» (p. 249). Suivant cette analyse, un homme n’engagerait pas sa responsabilité criminelle chaque fois qu’il se livre à une activité sexuelle non consensuelle parce qu’il est incapable de maîtriser ses pulsions hormonales. En outre, le fait que l’accusé n’ait pas tenu compte des objections verbales de la plaignante à toute activité sexuelle et qu’il ait persisté à poursuivre l’escalade des contacts sexuels, frottant à maintes reprises sa région pelvienne contre celle de la plaignante, apporte une preuve plus que suffisante qu’il y a eu agression.
93 Enfin, le juge McClung a fait la remarque suivante: [traduction] «À une autre époque, où on recourait moins aux tribunaux, lorsque les choses allaient trop loin dans la voiture du petit ami, on réglait la question sur‑le‑champ -- par une interjection bien choisie, une gifle ou, au besoin, un coup de genou bien placé» (p. 250). Suivant ce stéréotype, les femmes devraient utiliser la force physique et non s’adresser aux tribunaux pour «régler» la question en cas d’agression sexuelle, et, contrairement à ce qu’exige l’al. 273.2b), il n’incombe pas à l’auteur des actes de s’assurer du consentement de la femme, qui devrait non seulement opposer un «non» catégorique mais également se tirer par la force d’une telle situation. À cet égard, Susan Estrich a souligné que [traduction] «le viol n’est certes pas le seul crime pour lequel le consentement constitue un moyen de défense, mais il est le seul crime qui exige que la victime ait résisté physiquement comme preuve de l’absence de consentement» («Rape» (1986), 95 Yale L.J. 1087, à la p. 1090).
94 Le juge Cory a parlé de l’utilisation inappropriée des mythes sur le viol par les tribunaux dans l’arrêt Osolin, précité, à la p. 670:
Nombre de mythes sur le viol ont dans le passé indûment servi de cadre à l’examen des questions de preuve dans des affaires d’agression sexuelle. Faisaient partie de ce nombre les fausses notions suivantes: on ne peut violer une femme contre son gré; seules les «femmes de mauvaise réputation» sont violées; la personne qui n’a pas clairement une «bonne moralité» est plus susceptible d’avoir donné son consentement.
Dans l’arrêt Seaboyer, précité, j’ai fait allusion à cette question de la façon suivante, aux pp. 707 à 709:
Le législateur a fait montre d’une méfiance marquée, et justifiée, à l’égard de l’aptitude des tribunaux à promouvoir et à atteindre une application non discriminatoire des règles de droit dans ce domaine. Vu l’historique des tentatives du gouvernement, le préjudice entraîné par le fait de confier aux juges du procès un pouvoir discrétionnaire et l’inaptitude démontrée des tribunaux à changer leurs pratiques discriminatoires, le choix du législateur était justifié. Les efforts que j’ai faits pour illustrer le caractère tenace des croyances discriminatoires et leur acceptation à tous les échelons de la société font clairement ressortir que l’exercice du pouvoir discrétionnaire par les juges est à l’opposé des objectifs du Parlement.
. . .
L’histoire démontre que c’est l’exercice du pouvoir discrétionnaire par les juges du procès qui a saturé de stéréotypes les règles de droit dans ce domaine. Mon analyse antérieure illustre que nous ne sommes pas tout à coup une société débarrassée de ces croyances et, par conséquent, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire dans ce contexte est tout à fait à l’opposé de la réalisation de l’objectif urgent et réel du gouvernement.
95 La présente affaire n’a dissipé aucune des craintes que j’ai exprimées dans l’arrêt Seaboyer, précité, sur l’utilisation de mythes et de stéréotypes dans le traitement des plaintes d’agression sexuelle (voir également Bertha Wilson, «Will Women Judges Really Make a Difference?» (1990), 28 Osgoode Hall L.J. 507). Les plaignants devraient être en mesure de compter sur un système libre de mythes et de stéréotypes et sur des juges dont l’impartialité n’est pas compromise par ces suppositions tendancieuses. Le Code a été modifié en 1983 et en 1992 pour empêcher qu’on se fonde sur de telles suppositions, qu’il ne faut pas laisser ressurgir par l’effet des stéréotypes que reflètent les motifs des juges majoritaires de la Cour d’appel. Notre Cour a notamment pour rôle de dénoncer ce genre de langage, qui est malheureusement encore utilisé de nos jours et qui non seulement perpétue des mythes et stéréotypes archaïques sur la nature des agressions sexuelles, mais également ne tient pas compte du droit applicable.
96 Dans «The Standard of Social Justice as a Research Process» (1997), 38 Can. Psychology 91, les auteurs K. E. Renner, C. Alksnis et L. Park, critiquent sévèrement le processus de justice criminelle actuel à la p. 100:
[traduction] La critique plus générale adressée au processus de justice criminelle actuel est que les règles de droit et les doctrines juridiques concernant l’agression sexuelle ont constitué les principaux mécanismes systémiques de négation des expériences vécues par les femmes et les enfants. Vu cet état de choses, le point de vue traditionnel, qui considère que le système juridique est neutre, objectif et désexualisé, est indéfendable. Comme le système ne parvient pas à protéger efficacement les droits des femmes et des enfants, il est nécessaire de réexaminer les doctrines existantes reflétant les limites culturelles et sociales qui ont préservé les intérêts dominants des hommes au détriment des femmes et des enfants. [Je souligne.]
97 Ceci dit, en ce qui concerne les faits de la présente affaire je suis d’accord avec le juge Major que les conclusions nécessaires pour étayer un verdict de culpabilité relativement à l’accusation d’agression sexuelle ont été tirées. En particulier, il n’y a au dossier aucun élément de preuve ayant pour effet de conférer vraisemblance à une croyance sincère au consentement à l’une ou l’autre des activités sexuelles en cause dans le présent cas. Il n’est pas possible de déduire que, à partir du moment où la plaignante ne s’est pas opposée au massage dans le contexte d’une entrevue d’emploi, il y avait «suffisamment de preuve» pour appuyer la prétention que l’accusé ait pu croire sincèrement qu’il avait la permission d’amorcer le contact sexuel. Ce qui voudrait dire que le fait d’accepter de recevoir un massage équivaut à consentir à des attouchements sexuels. Cela refléterait le mythe selon lequel on peut présumer que les femmes sont toujours disponibles ou consentantes jusqu’à ce qu’elles résistent. Madame le juge McLachlin a reconnu, dans l’arrêt R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777, au par. 82, que des mythes sur le viol ne peuvent être invoqués pour fonder une défense de croyance erronée au consentement:
Il faut prendre soin d’éviter les fausses suppositions ou les «mythes» qui peuvent nous induire en erreur pour déterminer si la conduite de la plaignante constitue un fondement suffisant pour soumettre la défense de croyance sincère mais erronée au consentement à l’appréciation du jury. L’un de ces mythes est l’idée stéréotypée que la femme qui résiste ou qui dit non peut, en fait, être consentante.
En outre, je suis d’accord avec le juge en chef Fraser, à la p. 278 de ses motifs, que la défense de croyance erronée au consentement n’a aucune vraisemblance [traduction] «compte tenu des objections verbales clairement exprimées par la plaignante».
98 Qui plus est, l’al. 273.2b) empêche l’accusé de soulever la défense de croyance au consentement s’il n’a pas pris de «mesures raisonnables», dans les circonstances qu’il connaissait alors, pour s’assurer du consentement de la plaignante. À l’instar de la défense de croyance sincère mais erronée au consentement, cette disposition avait été invoquée devant le juge du procès, qui aurait dû lui donner plein effet. Ce dernier a commis une erreur de droit en n’appliquant pas l’al. 273.2b), qui exprimait le droit applicable au pays au moment du procès, que l’affaire ait été ou non fondée sur cet alinéa. Tel que l’écrit Madame le juge McLachlin dans l’arrêt Esau, précité, au par. 50 de ses motifs, auxquels j’ai souscrit:
Le juge Major [pour la majorité] ne tient pas compte de l’art. 273.2. C’est peut‑être parce que cette disposition n’a pas été invoquée dans le cadre de l’appel ni en première instance. Il ne me paraît pas possible de se soustraire à la force de l’art. 273.2 pour ce motif. Le législateur s’est exprimé. Il a prévu des conditions minimales pour invoquer la défense de croyance erronée au consentement. Si ces conditions ne sont pas remplies, ce moyen de défense est irrecevable.
99 Je suis entièrement d’accord avec le juge en chef Fraser que la défense de croyance sincère mais erronée ne peut être soulevée que dans les cas où l’accusé a d’abord pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’existence du consentement (voir R. c. Daigle, [1998] 1 R.C.S. 1220; Esau, précité, motifs de dissidence du juge McLachlin; et J. McInnes et C. Boyle, «Judging Sexual Assault Law Against a Standard of Equality» (1995), 29 U.B.C. L. Rev. 341). En l’espèce, l’accusé est passé du massage au contact sexuel sans chercher à savoir si la plaignante y consentait. De toute évidence, déduire du fait que la plaignante n’avait pas refusé le massage qu’elle permettait à l’accusé de donner suite à ses intentions sexuelles n’est pas une mesure raisonnable. L’accusé ne peut pas compter sur le silence ou le comportement ambigu de la plaignante pour entreprendre un contact sexuel. En outre, lorsqu’une plaignante manifeste son absence de consentement, l’accusé a l’obligation correspondante de prendre des mesures supplémentaires pour s’assurer du consentement de la plaignante. En l’espèce, malgré les objections verbales répétées de la plaignante, l’accusé n’a pris aucune mesure pour s’assurer du consentement de cette dernière, encore moins des mesures raisonnables. Au contraire, il a plutôt intensifié son activité sexuelle. Par conséquent, conformément à l’al. 273.2b), Ewanchuk n’était pas autorisé à invoquer sa croyance au consentement.
100 Au paragraphe 43 de ses motifs, le juge Major se fonde sur l’arrêt de notre Cour Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, pour décrire la nature de la défense de croyance sincère mais erronée. Dans Pappajohn, les juges de la majorité ont statué qu’il n’était pas nécessaire que cette défense soit fondée sur des motifs raisonnables, pourvu que la croyance soit sincère. Cette approche a été modifiée par la promulgation de l’al. 273.2b), qui a introduit la condition relative aux «mesures raisonnables». En conséquence, cet arrêt n’énonce plus le droit applicable sur la question de la croyance sincère mais erronée au consentement.
101 Je tiens à souligner que, compte tenu des faits tels que prouvés au procès, le par. 273.1(2) s’applique également au présent cas. Conjugué à la condition relative aux mesures raisonnables prévue par l’al. 273.2b), le par. 273.1(2) limite le nombre de situations dans lesquelles un accusé peut prétendre avoir cru erronément à l’accord de la plaignante à l’activité sexuelle reprochée. L’alinéa 273.1(2)d), qui est particulièrement pertinent en l’espèce, précise qu’il n’y a pas de consentement de la part de la plaignante lorsque celle-ci «manifeste, par ses paroles ou son comportement, [son] absence d’accord . . .». En l’espèce, la plaignante a clairement manifesté son absence de consentement en disant «non» à trois reprises. L’application de cette disposition reconnaît que, lorsqu’une femme dit «non», elle communique son absence de consentement, indépendamment de ce que l’accusé croyait qu’elle signifiait, et que cette manifestation de volonté a un effet juridique contraignant. Elle empêche l’accusé de prétendre qu’il croyait qu’il y avait consentement. Cette disposition était en vigueur au moment du procès et le juge du procès ne pouvait l’ignorer.
Dispositif
102 À l’instar de mon collègue le juge Major, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’inscrire une déclaration de culpabilité et de renvoyer l’affaire au juge du procès pour détermination de la peine.
Version française des motifs rendus par
//Le juge McLachlin//
103 LE JUGE McLachlin ‑‑ Je souscris aux motifs du juge Major. Je conviens également avec le juge L’Heureux‑Dubé que l’existence de stéréotypes est au cœur même du problème survenu dans la présente affaire. Le moyen de défense spécieux fondé sur le consentement tacite (consentement supposé par la loi), tel qu’il a été appliqué en l’espèce, repose sur la présomption voulant que, à moins qu’elle proteste ou résiste, une femme est «réputée» consentir (voir les motifs du juge L’Heureux‑Dubé). En Cour d’appel, l’idée selon laquelle les femmes qui ne s’habillent pas discrètement sont réputées consentir a également fait surface. De tels stéréotypes sont bien enracinés dans bon nombre de cultures, y compris la nôtre. Ils n’ont cependant plus leur place en droit canadien.
104 Je m’associe à mes collègues pour les rejeter.
Pourvoi accueilli.
Procureur de l’appelante: Le procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intimé: Royal, McCrum, Duckett & Glancy, Edmonton.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs des intervenants le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et le Réseau d’action des femmes handicapées du Canada: Oleskiw, Anweiler, Toronto; Dale Gibson Associates, Edmonton.
Procureurs de l’intervenant le Sexual Assault Centre of Edmonton: Witten, Binder, Edmonton.