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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576

Appel entendu : 22 mars 2017

Jugement rendu : 1er décembre 2017

Dossier : 36779

 

Entre :

 

First Nation of Nacho Nyak Dun, Tr’ondëk Hwëch’in, Yukon Chapter-Canadian Parks and Wilderness Society, Yukon Conservation Society, Gill Cracknell, Karen Baltgailis et Vuntut Gwitchin First Nation

Appelantes

 

et

 

Gouvernement du Yukon

Intimé

 

- et -

 

Procureur général du Canada, Gwich’in Tribal Council et Council of Yukon First Nations

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 64)

La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Moldaver, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe)

 

 

 


First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, [2017] 2 R.C.S. 576

First Nation of Nacho Nyak Dun,

Tr’ondëk Hwëch’in,

Yukon Chapter‑Canadian Parks and Wilderness Society,

Yukon Conservation Society,

Gill Cracknell,

Karen Baltgailis et

Vuntut Gwitchin First Nation                                                                        Appelantes

c.

Gouvernement du Yukon                                                                                     Intimé

et

Procureur général du Canada,

Gwich’in Tribal Council et

Council of Yukon First Nations                                                                  Intervenants

Répertorié : First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon

2017 CSC 58

No du greffe : 36779.

2017 : 22 mars; 2017 : 1er décembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel du yukon

                    Droit des Autochtones — Droits issus de traités — Revendications territoriales — Honneur de la Couronne — Ententes définitives sur les revendications territoriales conclues entre les gouvernements fédéral et territorial et les Premières Nations prévoyant un processus de consultation et de collaboration pour l’élaboration de plans d’aménagement du territoire — Modifications proposées par le Yukon en dérogation au processus envisagé dans les ententes définitives — Rôle des tribunaux dans le règlement des conflits que suscite la mise en œuvre des traités modernes — Les ententes définitives autorisent‑elles le Yukon à approuver son plan? — Réparation appropriée lorsque le gouvernement ne respecte pas une obligation que prévoit un traité moderne.

                    L’Accord‑cadre définitif, un accord monumental qui ouvre la voie à la conclusion de traités modernes au Yukon, établit pour l’aménagement du territoire dans les régions un processus de collaboration qui a été adopté dans des ententes modernes sur les revendications territoriales conclues entre le Yukon, le Canada et les Premières Nations appelantes. Ces ententes définitives reconnaissent les territoires traditionnels des Premières Nations dans la partie du bassin hydrographique de la rivière Peel située au Yukon et reconnaissent leur droit de participer à la gestion des ressources publiques de cette région. La Commission d’aménagement du bassin hydrographique de la rivière Peel a été établie en 2004 en vue de l’élaboration d’un plan régional d’aménagement du territoire pour cette région. En 2009, après des recherches et des consultations qui ont duré des années, la Commission a enclenché le mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire en présentant au Yukon et aux Premières Nations touchées le plan qu’elle recommandait pour l’aménagement de la région du bassin hydrographique de la rivière Peel. Vers la fin du processus d’approbation, après la publication de la version définitive du plan d’aménagement recommandé par la Commission, le Yukon a proposé et adopté un plan définitif qui comportait des changements importants en vue de rendre la région plus accessible et d’accroître sa mise en valeur.

                    Les appelantes ont sollicité des ordonnances annulant le plan du Yukon et enjoignant au Yukon de reprendre la deuxième consultation requise par l’art. 11.6.3.2 des ententes définitives. Les appelantes ont également sollicité des ordonnances limitant le pouvoir du Yukon de modifier ou de rejeter à l’avenir la version définitive du plan recommandé. Le juge de première instance a déclaré que le Yukon ne s’était pas conformé au processus énoncé dans les ententes définitives et il a annulé la deuxième consultation menée par le Yukon ainsi que son plan. Il a conclu qu’en apportant des changements qui n’avaient pas été présentés à la Commission, le Yukon n’avait pas régulièrement mené la deuxième consultation et que les changements apportés à la version définitive du plan recommandé n’étaient pas valides. La Cour d’appel du Yukon a fait droit à l’appel en partie et annulé la partie de l’ordonnance du juge de première instance renvoyant les parties à la deuxième série de consultations. La Cour d’appel a conclu que le Yukon n’avait pas exercé régulièrement son droit de proposer des modifications au plan recommandé et elle a renvoyé les parties à l’étape antérieure du processus à laquelle le Yukon pourrait validement articuler ses priorités. Devant notre Cour, les parties reconnaissent que le Yukon ne s’est pas conformé au mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire énoncé dans les ententes définitives. Cependant, elles ne s’entendent pas sur la raison pour laquelle l’adoption de son plan définitif par le Yukon est invalide et sur la réparation qui s’impose.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie. L’ordonnance du juge de première instance annulant la décision du Yukon d’approuver son plan est confirmée. Les parties sont renvoyées à l’étape prévue à l’art. 11.6.3.2 du processus. Les autres parties de l’ordonnance du juge de première instance sont annulées.

                    La présente instance participe davantage d’une demande de révision judiciaire de la décision du Yukon d’approuver son plan d’aménagement du territoire. Dans le cadre d’une révision judiciaire relative à la mise en œuvre des traités modernes, les tribunaux devraient simplement déterminer si la décision contestée est légale, au lieu de surveiller étroitement la conduite des parties à chaque étape de leur relation établie par traité. La réconciliation exige souvent des tribunaux une certaine retenue. Ces derniers devraient généralement laisser aux parties la possibilité de gérer ensemble et de régler leurs différends. Cependant, pour assurer le respect de la Constitution, la retenue dont font preuve les tribunaux ne doit pas s’exercer au détriment d’un examen adéquat de la conduite de la Couronne. Aux termes de l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 , les traités modernes sont des documents constitutionnels, et le rôle des tribunaux est essentiel pour assurer la sauvegarde des droits qui y sont inscrits.

                    Les dispositions du chapitre 11 des ententes définitives, qui prévoient le processus d’aménagement du territoire, doivent être interprétées à la lumière des principes d’interprétation des traités modernes. Comparativement aux traités historiques, les traités modernes sont des documents détaillés et il faut faire preuve de retenue à l’égard de leur libellé. Porter une grande attention au libellé des traités modernes signifie qu’il faut interpréter la disposition en cause à la lumière du texte du traité dans son ensemble et des objectifs du traité. Les tribunaux doivent faire preuve de retenue à l’égard des dispositions d’un traité moderne, mais toujours sous réserve des limitations constitutionnelles comme le principe de l’honneur de la Couronne.

                    Le droit du Yukon de modifier la version définitive d’un plan recommandé est prévu à l’art. 11.6.3.2 des ententes définitives. L’esprit et les objectifs du chapitre 11 ainsi que le texte de l’art. 11.6.3.2 montrent que cette disposition permet au Yukon d’apporter à la version définitive du plan recommandé des modifications qui sont conformes à celles qu’il a proposées plus tôt dans le processus, ou qui tiennent compte des réalités nouvelles. Comme les modifications sont, par définition, des changements mineurs ou partiels, l’art. 11.6.3.2 n’autorise pas le Yukon à changer en profondeur la version définitive du plan recommandé d’une manière qui reviendrait, dans les faits, à la rejeter. Le pouvoir de modifier (ou d’approuver ou de rejeter) prévu à l’art. 11.6.3.2 est aussi assujetti à une « consultation » préalable. Afin de se conformer à la définition rigoureuse de ce mot dans les ententes définitives, le Yukon doit donner aux parties touchées un avis suffisamment détaillé pour leur permettre de répondre aux modifications qu’il propose d’apporter à la version définitive d’un plan recommandé; il doit ensuite procéder à un examen complet et équitable des positions présentées pendant les consultations avant de décider de sa réponse à la version définitive du plan recommandé. Dans tous les cas, le Yukon peut seulement s’écarter des positions qu’il a adoptées auparavant dans le processus s’il le fait de bonne foi et en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne. Lorsqu’elle exerce les droits que lui confèrent les traités modernes et qu’elle remplit les obligations qui y sont prévues, la Couronne est toujours tenue d’agir dans le respect de l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 .

                    En l’espèce, le Yukon n’avait pas, en vertu de l’art. 11.6.3.2, le pouvoir d’apporter les changements qu’il a apportés à la version définitive du plan recommandé. Les changements apportés par le Yukon n’étaient ni partiels ni mineurs. Ils ne reposaient pas sur les modifications qu’il avait proposées plus tôt dans le processus et n’avaient pas été apportés pour réagir à des réalités nouvelles. Les changements apportés par le Yukon à la version définitive du plan recommandé ne respectaient pas le mécanisme d’approbation du plan d’aménagement prévu dans les ententes définitives et sa conduite a dérogé au principe de l’honneur de la Couronne. La décision du Yukon d’approuver son plan doit donc être annulée. L’annulation de cette décision a pour effet de renvoyer les parties à l’étape du mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire à laquelle le Yukon peut, après consultation, approuver, rejeter ou modifier la version définitive du plan recommandé, conformément à l’art. 11.6.3.2 des ententes définitives. La Cour d’appel ne pouvait pas renvoyer les parties à une étape antérieure du processus d’aménagement du territoire. Lorsqu’elle a examiné le caractère adéquat de la conduite du Yukon à une étape antérieure du mécanisme d’approbation du plan d’aménagement, même si les Premières Nations n’avaient pas demandé que l’approbation du plan soit annulée pour ce motif, la Cour d’appel s’est immiscée à tort au cœur de la relation constante que le traité établit entre le Yukon et les Premières Nations. Le Yukon doit subir les conséquences de son omission d’agir de façon diligente pour faire valoir ses intérêts et exercer son droit de proposer régulièrement au plan recommandé des modifications en matière d’accès et de mise en valeur. Il ne peut se servir de la présente instance pour se créer une nouvelle occasion d’exercer un droit qu’il a choisi de ne pas exercer au moment opportun.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069; Québec (Procureur général) c. Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848; Little Narrows Gypsum Co. c. Labour Relations Board (Nova Scotia) (1977), 24 N.S.R. (2d) 406.

Lois et règlements cités

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 35 .

Loi d’interprétation , L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 12 .

Loi sur le règlement des revendications territoriales des premières nations du Yukon , L.C. 1994, c. 34, art. 6(1) , 8 .

Règles de procédure, Y.D. 2009/65, règle 54.

Traités et ententes

Accord‑cadre définitif entre le gouvernement du Canada, le Conseil des Indiens du Yukon et le gouvernement du Yukon (1993).

Entente définitive de la Première Nation des Gwitchin Vuntut conclue par le gouvernement du Canada, la Première Nation des Gwitchin Vuntut et le gouvernement du Yukon (1993).

Entente définitive de la Première Nation des Nacho Nyak Dun conclue par le gouvernement du Canada, la Première Nation des Nacho Nyak Dun et le gouvernement du Yukon (1993).

Entente définitive des Tr’ondëk Hwëch’in conclue par le gouvernement du Canada, les Tr’ondëk Hwëch’in et le gouvernement du Yukon (1998).

Entente sur la revendication territoriale globale entre Sa Majesté du chef du Canada et les Gwich’in représentés par le Conseil tribal des Gwich’in (1992).

Doctrine et autres documents cités

Brown, Donald J. M., and John M. Evans, with the assistance of David Fairlie. Judicial Review of Administrative Action in Canada, Toronto, Thomson Reuters, 2013 (loose‑leaf updated July 2017, release 2).

Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 2, Une relation à redéfinir, Ottawa, La Commission, 1996.

Council for Yukon Indians. Together Today for our Children Tomorrow, Brampton (Ont.), Charters Publishing, 1977.

Grand Robert de la langue française, 2e éd. dirigée par Alain Rey, Paris, Le Robert, 2001, « modifier ».

Jai, Julie. « The Interpretation of Modern Treaties and the Honour of the Crown : Why Modern Treaties Deserve Judicial Deference » (2010), 26 R.N.D.C. 25.

Newman, Dwight. « Contractual and Covenantal Conceptions of Modern Treaty Interpretation » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 475.

Oxford English Dictionary (en ligne : http://www.oed.com), « modify » (version archivée : http://www.scc-csc.ca/cso-dce/2017SCC-CSC58_1_eng.pdf).

Régimbald, Guy. Canadian Administrative Law, 2nd ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2015.

Stuart, Barry. « The Potential of Land Claims Negotiations for Resolving Resource‑use Conflicts », in Monique Ross and John Owen Saunders, eds., Growing Demands on a Shrinking Heritage : Managing Resource‑use Conflicts, Calgary, Institut canadien du droit des ressources, 1992, 129.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Yukon (le juge en chef Bauman et les juges Smith et Goepel), 2015 YKCA 18, 379 B.C.A.C. 78, 654 W.A.C. 78, 95 C.E.L.R. (3d) 187, [2016] 1 C.N.L.R. 73, [2015] Y.J. No. 80 (QL), 2015 CarswellYukon 81 (WL Can.), qui a accueilli en partie l’appel d’une décision du juge Veale, 2014 YKSC 69, 91 C.E.L.R. (3d) 286, [2015] 1 C.N.L.R. 81, [2014] Y.J. No. 85 (QL), 2014 CarswellYukon 102 (WL Can.). Pourvoi accueilli en partie.

                    Thomas R. Berger, c.r., Margaret D. Rosling et Micah S. Clark, pour les appelantes.

                    John B. Laskin, John A. Terry, Nick Kennedy et Mark Radke, pour l’intimé.

                    John S. Tyhurst, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Jeff Langlois et David Wright, pour l’intervenant Gwich’in Tribal Council.

                    Lino Bussoli et Tammy Shoranick, pour l’intervenant Council of Yukon First Nations.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    La juge Karakatsanis

I.               Aperçu

[1]                              En témoignant de l’expression d’un partenariat entre les nations, les traités modernes jouent un rôle crucial dans la réalisation de la réconciliation. Par l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 , ces traités ont pris une place fondamentale dans notre tissu constitutionnel. La négociation de traités modernes et le respect des responsabilités et des droits mutuels qui y sont énoncés peuvent permettre de bâtir une relation renouvelée entre la Couronne et les peuples autochtones (Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 10; Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 2, Une relation à redéfinir (1996), p. 3, 12, 44-46 et 63). Le présent pourvoi fait ressortir le rôle des tribunaux dans le règlement des conflits qui surviennent dans la mise en œuvre des traités modernes.

[2]                              L’Accord‑cadre définitif (ACD) est un accord monumental qui ouvre la voie à la conclusion de traités modernes au Yukon. Il établit pour l’aménagement du territoire dans les régions un processus de collaboration qui a été adopté dans des ententes modernes sur les revendications territoriales conclues entre le Yukon, le Canada et des Premières Nations. Pendant près de 10 ans, le Yukon et les Premières Nations touchées ont participé au processus énoncé dans ces ententes dans le but d’élaborer un plan régional d’aménagement du territoire pour le bassin hydrographique de la rivière Peel. Vers la fin du processus d’approbation, après la publication de la version définitive du plan d’aménagement recommandé par la Commission indépendante pour le bassin hydrographique de la rivière Peel, le Yukon a proposé et adopté un plan définitif qui comportait des changements importants en vue de rendre la région plus accessible et d’accroître sa mise en valeur.

[3]                              Devant notre Cour, les parties ont souscrit à l’opinion des juridictions inférieures selon laquelle le Yukon ne s’était pas conformé au mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire énoncé dans les ententes définitives. Cependant, elles ne s’entendent pas sur la raison pour laquelle l’adoption de son plan définitif par le Yukon est invalide et sur la réparation qui s’impose.

[4]                              À mon avis, la présente instance participe davantage d’une révision judiciaire de la décision du Yukon d’approuver son plan d’aménagement du territoire. Dans le cadre d’une révision judiciaire relative à la mise en œuvre des traités modernes, les tribunaux devraient simplement déterminer si la décision contestée est légale, au lieu de surveiller étroitement la conduite des parties à chaque étape de leur relation établie par traité. La réconciliation exige souvent des tribunaux une certaine retenue. Ces derniers devraient généralement laisser aux parties la possibilité de gérer ensemble et de régler leurs différends.

[5]                              Le présent pourvoi met en cause l’étendue du pouvoir du Yukon de « modifier » la version définitive d’un plan d’aménagement recommandé qui s’applique aux terres non visées par un règlement. À mon avis, l’art. 11.6.3.2 des ententes définitives permet au Yukon d’apporter à la version définitive du plan recommandé des modifications qui (1) sont conformes à celles qu’il a proposées plus tôt dans le processus, ou qui (2) tiennent compte des réalités nouvelles. Comme les modifications sont, par définition, des changements mineurs ou partiels, l’art. 11.6.3.2 n’autorise pas le Yukon à changer en profondeur la version définitive du plan recommandé d’une manière qui reviendrait, dans les faits, à la rejeter. Dans tous les cas, le Yukon ne peut s’écarter des positions qu’il a prises plus tôt dans le processus que s’il agit de bonne foi et en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne.

[6]                              Je conclus que le Yukon n’avait pas le pouvoir d’apporter les changements importants qu’il a apportés à la version définitive du plan recommandé et que le juge de première instance a donc eu raison d’annuler la décision du Yukon d’approuver son plan. L’annulation de cette décision a eu pour effet de renvoyer les parties à l’étape du mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire à laquelle le Yukon pouvait, après consultation, « approuve[r], reje[ter] ou modifie[r] » la version définitive du plan recommandé, conformément à l’art. 11.6.3.2 des ententes définitives. La Cour d’appel a commis une erreur en renvoyant les parties à une étape antérieure du mécanisme. Je suis en conséquence d’avis d’accueillir le pourvoi en partie. L’ordonnance du juge de première instance annulant la décision d’approuver le plan est confirmée. Puisqu’aucune autre directive judiciaire n’était nécessaire, les autres parties des ordonnances du juge de première instance sont annulées.

A.            Les ententes définitives

[7]                              L’Accord‑cadre définitif, ainsi que les ententes définitives particulières qui prévoient sa mise en œuvre, sont le fruit de négociations qui ont duré des dizaines d’années « entre des parties qui sont averties et disposent de ressources importantes » (Little Salmon, par. 9). Les traités modernes en cause sont les ententes définitives de la First Nation of Nacho Nyak Dun, des Tr’ondëk Hwëch’in et de la Vuntut Gwitchin First Nation. Un Accord transfrontalier du Yukon, signé par le Gwich’in Tribal Council pour le compte des Tetlit Gwich’in, est également en cause dans la présente affaire.

[8]                              L’article 35  de la Loi constitutionnelle de 1982  reconnaît et confirme les droits existants — ancestraux et issus de traités — des peuples autochtones du Canada, lesquels comprennent les droits existants issus d’accords sur des revendications territoriales. Selon le par. 6(1)  de la Loi sur le règlement des revendications territoriales des premières nations du Yukon , L.C. 1994, c. 34 , un accord définitif ou transfrontalier du Yukon constitue en fait un accord sur des revendications territoriales au sens de l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982  (voir également l’art. 2.2.1 de l’ACD). Ces accords jouissent par conséquent de la protection constitutionnelle garantie à l’art. 35.

[9]                              L’ACD présente une méthode unique de négociation des traités modernes. Il est conçu de manière à s’appliquer à toutes les ententes définitives, mais chaque entente peut comporter des dispositions spécifiques à chaque Première Nation (art. 2.1.3). L’ACD n’a pas pour effet de créer des droits légaux ou de porter atteinte à de tels droits (art. 2.1.2), mais une Première Nation du Yukon peut, en vertu d’une entente définitive, céder ses droits ancestraux contre des droits définis par traités (Little Salmon, par. 9).

[10]                          L’ACD est un modèle à suivre sur la voie de la réconciliation. Ce cadre établit des institutions d’autonomie gouvernementale et de gestion des terres et des ressources. Les ententes définitives conclues dans le cadre de l’ACD doivent favoriser chez les signataires une relation à long terme harmonieuse et empreinte de respect mutuel (voir Little Salmon, par. 8 et 10). Ainsi, les ententes définitives règlent les griefs du passé, tout en se tournant vers l’avenir[1].

[11]                          L’ACD établit, relativement aux terres désignées dans chaque entente définitive, un processus d’aménagement du territoire dont la mise en œuvre est prévue dans les ententes définitives. Celles‑ci, ainsi que l’accord transfrontalier, reconnaissent les territoires traditionnels des Premières Nations touchées dans la partie du bassin hydrographique de la rivière Peel située au Yukon, et reconnaissent également le droit de ces Premières Nations de participer à la gestion des ressources publiques de cette région.

B.            Le bassin hydrographique de la rivière Peel

[12]                          La région d’aménagement du bassin hydrographique de la rivière Peel, située dans le nord du Yukon, s’étend sur presque 68 000 kilomètres carrés. Il s’agit de l’un des plus grands bassins hydrographiques sauvages intacts en Amérique du Nord. Son paysage offre [traduction] « des montagnes escarpées et des terres basses de forêts de la taïga ». L’écosystème se caractérise par la richesse de ses ressources hydriques et par l’abondance et la diversité de ses ressources halieutiques, fauniques et végétales. Ce caractère sauvage n’est presque pas touché par le développement contemporain — personne ne réside en permanence dans la région du bassin et il y a peu de routes. Son écosystème étant intact, le bassin hydrographique soutient les activités traditionnelles des Premières Nations.

[13]                          Bien qu’il y ait relativement peu d’activités d’aménagement des terres dans le bassin actuellement, celui‑ci présente des possibilités de développement économique. L’utilisation des ressources renouvelables du bassin est encore faible; elle comporte notamment des utilisations traditionnelles des terres, des activités de tourisme en milieu sauvage, de loisir et de piégeage, et des pourvoiries de chasse au gros gibier. Le développement de son potentiel en ressources non renouvelables, notamment l’exploration minérale, pétrolière et gazière, suscite de plus en plus d’intérêt. Ces différentes utilisations ne sont pas nécessairement toutes compatibles. Conscientes de cette réalité, les parties ont créé un processus de gestion de l’aménagement du territoire dans le bassin hydrographique de la rivière Peel.

C.            Le processus d’aménagement du territoire dans le bassin hydrographique de la rivière Peel

[14]                          Le chapitre 11 de l’ACD établit, pour l’élaboration de plans régionaux d’aménagement du territoire, un processus qui assure aux Premières Nations une participation véritable à la gestion des ressources publiques des terres visées ou non par un règlement (Little Salmon, par. 9). L’expression « terre visée par le règlement » s’entend d’une terre détenue par une Première nation du Yukon. Chacune des ententes définitives intègre, sans aucune modification, les dispositions du chapitre 11 de l’ACD, y compris les dispositions qui prévoient le mécanisme d’approbation des plans d’aménagement du territoire (art. 11.6.0).

[15]                          Le Yukon et les Premières Nations touchées ont convenu que le Conseil d’aménagement du territoire du Yukon établisse en 2004 la Commission d’aménagement du bassin hydrographique de la rivière Peel en vue de l’élaboration d’un plan régional d’aménagement du territoire dans la partie de ce bassin située au Yukon. Le plan doit prévoir l’aménagement de toutes les terres, qu’elles soient ou non visées par un règlement. Conformément au chapitre 11 des ententes définitives, les membres de la Commission ont été nommés à la fois par le Yukon, les Premières Nations et les deux parties conjointement.

[16]                          Tout au long du processus d’aménagement du territoire, la Commission a consulté de manière approfondie des intéressés, des experts et le public, et elle a publié différents rapports qui l’éclairent dans l’élaboration du plan recommandé.

[17]                          En 2009, après des recherches et des consultations qui ont duré plus de quatre ans, la Commission a enclenché le mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire en présentant au Yukon et aux Premières Nations touchées le plan qu’elle recommandait pour l’aménagement de la région du bassin hydrographique de la rivière Peel (art. 11.6.1). Ce mécanisme est précisé aux art. 11.6.1 à 11.6.5.2 du chapitre 11, lesquels sont reproduits à l’annexe des présents motifs.

[18]                          Après consultation, le Yukon devait approuver ou rejeter la partie du plan applicable aux terres non visées par un règlement, ou y proposer des modifications (art. 11.6.2). Si le Yukon choisissait de rejeter le plan ou de proposer des modifications, il devait fournir ses motifs par écrit (art. 11.6.3). Les Premières Nations ont des droits et des responsabilités semblables en ce qui a trait à la partie du plan recommandé qui s’applique aux terres visées par un règlement (art. 11.6.4 et 11.6.5).

[19]                          Avant de procéder à la consultation sur le plan recommandé tel que prévu à l’art. 11.6.2, le Yukon a rencontré les Premières Nations touchées et en 2010, ils ont signé un protocole d’entente. Ce protocole d’entente énonçait l’intention des parties de coordonner la préparation de leurs réponses au plan recommandé, de consulter ensemble les collectivités et de tenter d’arriver à un consensus sur le plan. En janvier 2011, les parties ont signé un deuxième protocole d’entente, dont les modalités étaient semblables à celles du protocole d’entente de 2010, en prévision de la deuxième série de consultations.

[20]                          Une réponse conjointe de toutes les parties au plan recommandé par la Commission, requise par le protocole d’entente de 2010, ainsi qu’une réponse des Premières Nations touchées, ont été présentées à la Commission en février 2011. Quelques jours plus tard, le Yukon a transmis sa propre réponse écrite à la Commission.

[21]                          Dans sa réponse écrite, le Yukon proposait trois modifications précises au plan recommandé, lesquelles étaient similaires à celles énoncées dans la réponse conjointe. En outre, le Yukon a fait deux observations pour exprimer son intérêt d’avoir un plan offrant davantage de possibilités d’accès et de mise en valeur :

                    [traduction]

                    1.   Réexaminer les valeurs de conservation, l’utilisation des ressources non consommables et la mise en valeur des ressources en vue d’obtenir un plan plus équilibré.

                    2.   Élaborer relativement à l’accès des possibilités qui reflètent les différentes valeurs liées à la conservation, au tourisme et aux ressources partout dans la région.

(Lettre du ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources, en date du 21 février 2011; d.a., vol. VII, p. 84)

[22]                          La Commission était tenue d’examiner à nouveau le plan recommandé en tenant compte de la réponse écrite du Yukon (art. 11.6.3.1). Selon la Commission, les points relatifs à la mise en valeur et à l’accès n’étaient pas suffisamment détaillés pour qu’elle en tienne compte dans l’élaboration de la version définitive du plan recommandé; ils exprimaient simplement le souhait général du Yukon et ne constituaient pas des « modifications proposées ». La Commission a examiné à nouveau son plan recommandé en tenant compte de la réponse conjointe, de celle des Premières Nations et de celle du Yukon, y compris des trois modifications particulières proposées, et elle a présenté en juillet 2011 la version définitive du plan recommandé.

[23]                          Le Yukon a mis du temps à y répondre, et quand il a répondu, il ne s’est pas conformé au protocole d’entente conclu en janvier 2011. En février 2012, le ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources a publié un communiqué dans lequel il exposait huit principes directeurs devant servir de guide à l’égard de ses « modifications » à la version définitive du plan recommandé. Dans les jours qui ont suivi, les Premières Nations ont exprimé leur opposition, affirmant que le Yukon ne pouvait modifier la version définitive du plan recommandé qu’en conformité avec les modifications déjà proposées. Le Yukon a répondu qu’il s’était conformé de bonne foi au processus et qu’il agissait dans les limites de son pouvoir. Plusieurs mois plus tard, le Yukon a proposé un nouveau régime de désignation pour l’utilisation du territoire. Les Premières Nations s’y sont opposées en faisant valoir que ce nouveau régime équivalait au rejet du processus d’aménagement du territoire énoncé dans les ententes définitives. En réponse, le Yukon a exposé son point de vue selon lequel le Yukon et les Premières Nations avaient chacun le « pouvoir ultime » d’approuver, de rejeter ou de modifier la partie de la version définitive du plan recommandé qui s’applique aux terres qui relèvent de leur responsabilité.

[24]                          Le Yukon a ensuite entrepris de tenir la deuxième consultation prévue à l’art. 11.6.3.2. Il l’a menée seul, sans la participation concertée des Premières Nations prévue dans le protocole d’entente de 2011.

[25]                          En octobre 2013, le Yukon a transmis aux Premières Nations touchées une lettre résumant les « modifications » qu’il entendait apporter à la version définitive du plan recommandé. Les changements visaient à accroître la mise en valeur de la région et l’accès à celle‑ci. Plus tard au cours du même mois, les Premières Nations se sont encore une fois opposées à cette position, affirmant qu’elle était contraire au processus énoncé dans les ententes définitives. En janvier 2014, le Yukon a approuvé son plan d’aménagement du territoire applicable aux terres non visées par un règlement dans le bassin hydrographique de la rivière Peel (art. 11.6.3.2).

[26]                          Ce qui a donné lieu à la présente instance. Les appelantes, First Nation of Nacho Nyak Dun, Tr’ondëk Hwëch’in, Yukon Chapter‑Canadian Parks and Wilderness Society, Yukon Conservation Society, Gill Cracknell et Karen Baltgailis, ont sollicité un jugement déclarant que le Yukon n’avait pas mené la deuxième consultation comme il était tenu de le faire en vertu de l’art. 11.6.3.2, ainsi que des ordonnances annulant le plan du Yukon et enjoignant au Yukon de reprendre la deuxième consultation. Les appelantes ont également sollicité des ordonnances limitant le pouvoir du Yukon de modifier ou de rejeter à l’avenir la version définitive du plan recommandé. La Vuntut Gwitchin First Nation n’était pas partie à l’action à l’origine, mais elle a été ajoutée à titre d’intimée dans l’appel devant la Cour d’appel.

II.            Décisions des juridictions inférieures

[27]                          En première instance, le juge Veale a déclaré que le Yukon ne s’était pas conformé au processus énoncé dans les ententes définitives et il a annulé la deuxième consultation menée par le Yukon ainsi que son plan (2014 YKSC 69, [2015] 1 C.N.L.R. 81). Il a conclu que le Yukon, en apportant des changements qui n’avaient pas été présentés à la Commission, n’avait pas régulièrement mené la deuxième consultation et que les changements apportés à la version définitive du plan recommandé n’étaient pas valides.

[28]                          Suivant son interprétation du processus prévu au chapitre 11, le juge de première instance a conclu que le Yukon ne peut apporter à la version définitive du plan recommandé (conformément à l’art. 11.6.3.2) que des modifications basées sur celles qu’il avait proposées relativement au plan recommandé (conformément à l’art. 11.6.2), et que le Yukon ne peut pas rejeter en totalité la version définitive du plan recommandé s’il a proposé des modifications au plan recommandé. Le juge a donc ordonné au Yukon de reprendre la deuxième consultation, puis d’approuver la version définitive du plan recommandé ou de la modifier en fonction des modifications qu’il avait déjà proposées.

[29]                          Le juge en chef Bauman, s’exprimant au nom des juges Smith et Goepel de la Cour d’appel du Yukon (2015 YKCA 18, [2016] 1 C.N.L.R. 73), a fait droit à l’appel en partie et annulé la partie de l’ordonnance du juge de première instance renvoyant les parties à la deuxième série de consultations. La Cour d’appel a conclu que le Yukon n’avait pas exercé régulièrement son droit de proposer des modifications au plan recommandé et a renvoyé les parties à l’étape du processus à laquelle le Yukon pouvait remédier à ce manquement (art. 11.6.2). À l’instar du juge de première instance, la Cour d’appel a estimé que le pouvoir du Yukon de modifier la version définitive du plan recommandé se limitait aux modifications qu’il avait déjà proposé d’apporter au plan recommandé. Elle a toutefois écarté l’interprétation que le juge de première instance avait faite de l’étendue du pouvoir du Yukon de rejeter une version définitive du plan recommandé et a conclu que ce pouvoir était vaste.

III.          Analyse

[30]                          Les appelantes plaident que le pouvoir du Yukon de modifier une version définitive du plan recommandé, prévu à l’art. 11.6.3.2, se limite aux modifications qui sont conformes à celles qu’il avait proposé d’apporter au plan recommandé. Le juge de première instance leur a donné raison. Au procès et devant la Cour d’appel, le Yukon a plaidé qu’il pouvait à son gré modifier la version définitive du plan recommandé. Devant notre Cour, le Yukon reconnaît avoir dérogé aux ententes définitives et que l’approbation de son plan définitif est invalide. Cependant, il convient avec la Cour d’appel que la réparation appropriée consiste à renvoyer les parties à l’étape antérieure du mécanisme d’approbation à laquelle il peut proposer des modifications au plan recommandé (art. 11.6.2). Par contre, les Premières Nations sont d’accord avec le juge de première instance pour dire que l’affaire devrait être renvoyée à l’étape prévue à l’art. 11.6.3.2.

[31]                          Le présent pourvoi soulève les questions suivantes :

a)                  Quel rôle sied au tribunal dans la présente instance?

b)                  L’article 11.6.3.2 des ententes définitives autorisait‑il le Yukon à approuver son plan?

c)                  Quelle est la réparation appropriée?

A.            Le rôle qui sied au tribunal dans la présente instance

[32]                          La nature de la présente instance aide à déterminer le rôle que doit jouer le tribunal dans le règlement de ce différend. Comme le démontrent les réparations sollicitées par les Premières Nations et les pouvoirs énoncés à l’art. 8  de la Loi sur le règlement des revendications territoriales des premières nations du Yukon , la présente instance participe davantage d’une demande de révision judiciaire de la décision du Yukon d’approuver son plan d’aménagement du territoire. Les Premières Nations ont affirmé que l’approbation par le Yukon de son plan d’aménagement ne respectait pas les dispositions des ententes définitives relatives à l’approbation des plans d’aménagement du territoire et elles ont demandé au juge de première instance d’annuler le plan pour cette raison. Ce type de réparation peut être accordé dans le cadre d’une révision judiciaire (art. 54 des Règles de procédure, Y.D. 2009/65; voir aussi les motifs de première instance, par. 167). Le rôle du tribunal consiste simplement à déterminer la légalité de la décision contestée. Dans le cadre d’une révision judiciaire, il n’appartient pas au tribunal d’évaluer la légalité de chaque décision antérieure à la décision contestée.

[33]                          Quoi qu’il en soit, le rôle que doit jouer le tribunal dans la présente instance tient au fait que le différend survient dans le contexte de la mise en œuvre des traités modernes. Ces traités visent à renouveler la relation entre les peuples autochtones et la Couronne afin qu’ils soient des partenaires égaux (voir Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, p. 3, 12 et 44-46; voir aussi Little Salmon, par. 10). En réglant les différends que font naître les traités modernes, les tribunaux doivent généralement laisser aux parties la possibilité de gérer ensemble et de concilier leurs différences. Certes, la réconciliation exige souvent une certaine retenue de la part des tribunaux (voir R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, par. 313, la juge McLachlin, dissidente, mais pas sur ce point; Delgamuukw c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 186, le juge en chef Lamer; Clyde River (Hamlet) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, [2017] 1 R.C.S. 1069, par. 24). Il n’appartient pas aux tribunaux de surveiller étroitement la conduite des parties à chaque étape de leur relation établie par traité. Cette approche reconnaît la nature sui generis des traités modernes qui, comme ceux en l’espèce, peuvent énoncer en des termes précis une relation de gouvernance axée sur la collaboration.

[34]                          Cela étant dit, aux termes de l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 , les traités modernes sont des documents constitutionnels, et le rôle des tribunaux est essentiel pour assurer la sauvegarde des droits qui y sont inscrits. En conséquence, pour assurer le respect de la Constitution, la retenue dont font preuve les tribunaux ne doit pas s’exercer au détriment d’un examen adéquat de la conduite de la Couronne.

B.            L’article 11.6.3.2 des ententes définitives n’autorisait pas le Yukon à approuver son plan

[35]                          Je suis d’accord avec les parties et les juridictions inférieures pour dire que les changements apportés par le Yukon à la version définitive du plan recommandé ne respectaient pas le mécanisme d’approbation du plan d’aménagement prévu dans les ententes définitives. Cependant, le raisonnement des parties et des juridictions inférieures ainsi que les points sur lesquels ils ont insisté mènent à des conclusions et à des réparations différentes. J’estime que la décision du Yukon d’approuver le plan n’était pas valide puisque les changements apportés au plan par le Yukon n’étaient pas autorisés. Pour expliquer mon point de vue, je dois interpréter l’art. 11.6.3.2 des ententes définitives, lequel prévoit le droit du Yukon de modifier la version définitive d’un plan recommandé.

[36]                          Les dispositions du chapitre 11 doivent être interprétées à la lumière des principes d’interprétation des traités modernes énoncés dans les décisions de notre Cour, et à la lumière des principes d’interprétation prévus dans les ententes définitives (art. 2.6.1 à 2.6.8). Puisque les traités modernes sont « soigneusement négocié[s] par des parties disposant de moult ressources », les tribunaux doivent « porter une grande attention à [leur] libellé » (Québec (Procureur général) c. Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 R.C.S. 557, par. 7). « [L]es traités récents visent à inscrire les relations entre Autochtones et non‑Autochtones dans le système juridique général, avec les avantages que cela présente au plan de la continuité, de la transparence et de la prévisibilité » (Little Salmon, par. 12). Comparativement aux traités historiques, les traités modernes sont des documents détaillés et il faut faire preuve de retenue à l’égard de leur libellé (Little Salmon, par. 12; voir aussi Julie Jai, « The Interpretation of Modern Treaties and the Honour of the Crown : Why Modern Treaties Deserve Judicial Deference » (2010), 26 R.N.D.C. 25, p. 41).

[37]                          Porter une grande attention au libellé des traités modernes signifie qu’il faut interpréter la disposition en cause à la lumière du texte du traité dans son ensemble et des objectifs du traité (Little Salmon, par. 10; Moses, par. 7; art. 2.6.1, 2.6.6 et 2.6.7 des ententes définitives; voir aussi la Loi d’interprétation , L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 12 ). Certes, un traité moderne n’atteindra pas son objectif, qui consiste à favoriser une relation à long terme harmonieuse entre les peuples autochtones et la Couronne, s’il est interprété « de façon mesquine ou comme s’il s’agissait d’un banal contrat commercial » (Little Salmon, par. 10; voir aussi D. Newman, « Contractual and Covenantal Conceptions of Modern Treaty Interpretation » (2011), 54 S.C.L.R. (2d) 475). De plus, les tribunaux doivent « essayer de respecter le fruit [du] travail » des parties à un traité moderne, mais toujours « sous réserve des limitations constitutionnelles comme le principe de l’honneur de la Couronne » (Little Salmon, par. 54).

[38]                          En appliquant ces principes d’interprétation, les tribunaux peuvent contribuer à faire en sorte que les traités modernes favoriseront la réconciliation. C’est ce que font les traités modernes en réglant les différends relatifs aux revendications territoriales et « en créant le fondement juridique propre à favoriser une relation à long terme harmonieuse » (Little Salmon, par. 10). La réconciliation se réalise, en grande partie, par l’application respectueuse des termes des traités modernes.

[39]                          Je commence par examiner le libellé de l’art. 11.6.3.2 de l’ACD et des ententes définitives :

                    après avoir consulté les premières nations du Yukon et les collectivités du Yukon touchées, le gouvernement approuve, rejette ou modifie la partie du plan recommandé en application de l’article 11.6.3.1 qui s’applique aux terres non visées par un règlement.

Le mot « modifie » est utilisé sans réserve dans cette disposition, mais le fait qu’il soit juxtaposé au mot « rejette » démontre que le Yukon ne peut pas modifier la version définitive d’un plan recommandé au point où cela reviendrait, dans les faits, à la rejeter. La définition que donne le Oxford English Dictionary (en ligne) du mot « modifier » [modify] confirme également sa nature limitée : [traduction] « Apporter des changements partiels ou mineurs; altérer (un objet) quant à certaines de ses qualités, habituellement d’une manière qui l’améliore; faire changer sans transformation profonde. » De même, le Grand Robert de la langue française (2e éd. 2001) définit comme suit le mot « modifier » qui figure dans la version française de l’ACD : « [c]hanger (une chose) sans en altérer la nature, l’essence. » Le sens de ce terme évoque le champ d’application restreint d’une modification, laquelle suppose qu’un changement est apporté à une chose sans que sa nature fondamentale soit altérée.

[40]                          Le pouvoir de modifier (ou d’approuver ou de rejeter) prévu à l’art. 11.6.3.2 est, aux termes de la disposition, assujetti à une « consultation » préalable. L’exigence relative à la consultation limite aussi la nature des modifications autorisées par cet article.

[41]                          Le terme « consultation », défini dans l’ACD et les ententes définitives, oblige le Yukon à s’acquitter des obligations suivantes : 

a)  un avis suffisamment détaillé concernant la question à trancher doit être communiqué à la partie devant être consultée afin de lui permettre de préparer sa position sur la question;

b) la partie devant être consultée doit se voir accorder un délai suffisant pour lui permettre de préparer sa position sur la question, ainsi que l’occasion de présenter cette position à la partie obligée de tenir la consultation;

c)  la partie obligée de tenir la consultation doit procéder à un examen complet et équitable de toutes les positions présentées.

Afin de se conformer à la définition rigoureuse du mot « consultation », le Yukon doit donc donner aux parties touchées un avis « suffisamment détaillé » pour leur permettre de répondre aux modifications qu’il propose d’apporter à la version définitive d’un plan recommandé; il doit ensuite procéder à un « examen complet et équitable » des positions présentées pendant les consultations avant de décider de sa réponse à la version définitive du plan recommandé. Ainsi, toutes les parties et les juridictions inférieures conviennent que si le Yukon décide de modifier la version définitive d’un plan recommandé, il doit satisfaire à ces exigences de nature procédurale dans l’exercice du pouvoir que lui confère l’art. 11.6.3.2.

[42]                          De même, le libellé de l’art. 11.6.3.2 doit être interprété dans le contexte plus global de l’esprit et des objectifs du chapitre 11 des ententes définitives, lequel établit un processus complet qui prévoit la manière dont le gouvernement territorial et les Premières Nations régiront collectivement les terres visées ou non par un règlement, lesquelles incluent toutes des territoires traditionnels.

[43]                          Le mécanisme d’approbation des plans d’aménagement du territoire est enclenché au moment où la Commission régionale d’aménagement du territoire transmet au Yukon et aux Premières Nations touchées le plan dont elle recommande l’approbation (art. 11.6.1). Le Yukon a alors l’obligation, après avoir consulté les Premières Nations et les collectivités touchées, d’approuver ou de rejeter le plan, dans la mesure où celui‑ci s’applique aux terres non visées par un règlement, ou d’y apporter des modifications (art. 11.6.2). Le Yukon doit également accompagner de motifs écrits sa décision de rejeter le plan ou de proposer des modifications (art. 11.6.3). Si le Yukon n’approuve pas le plan, la Commission l’examine à nouveau et présente sa recommandation finale (art. 11.6.3.1). Après avoir mené une consultation, le Yukon approuve, rejette ou modifie la partie de ce plan recommandé qui s’applique aux terres non visées par un règlement (art. 11.6.3.2). Une fois approuvé, le plan doit faire l’objet d’un examen périodique et il peut être modifié (art. 11.2.1.4 et 11.2.1.5). Chaque étape du mécanisme repose sur les décisions prises précédemment. Ce mécanisme peut s’échelonner sur de nombreuses années et sur de nombreux cycles gouvernementaux.

[44]                          Le chapitre 11 donne à une Commission, neutre sur le plan politique, un rôle essentiel dans le processus d’aménagement du territoire. Les responsabilités de la Commission d’experts recoupent en grande partie les objectifs du chapitre 11; elles consistent notamment à fournir au public une occasion suffisante de participer au processus, à réduire au minimum les conflits réels ou potentiels en matière d’aménagement du territoire, à faire appel aux connaissances et à l’expérience traditionnelle des Autochtones du Yukon ainsi qu’aux connaissances des autres résidents de la région, et à promouvoir le bien‑être des résidents du Yukon ainsi que le développement durable (art. 11.1.0 et 11.4.5). De même, la Commission doit examiner à nouveau un plan recommandé à la lumière des modifications proposées et des motifs écrits et présenter sa recommandation finale (art. 11.6.3.1).

[45]                          La consultation est un élément clé du mécanisme d’approbation. Les consultations menées entre les parties et les membres des collectivités touchées relativement au plan recommandé par la Commission et à la version définitive du plan recommandé favorisent un véritable dialogue.

[46]                          Le processus prévu au chapitre 11 fait en sorte que les Premières Nations du Yukon peuvent participer véritablement au processus d’aménagement du territoire tant pour les terres visées par un règlement que pour celles qui ne le sont pas. Il prévoit à cette fin des droits de consultation et le pouvoir des Premières Nations d’approuver, de rejeter et de modifier les plans d’aménagement du territoire (art. 11.6.1 à 11.6.5.2)[2]. Dans les ententes définitives, la majeure partie du territoire traditionnel a été désignée en tant que terres non visées par un règlement. En contrepartie de l’obtention de terres visées par un règlement d’une superficie comparativement moindre, les Premières Nations ont acquis des droits importants tant sur les terres visées par un règlement que sur celles qui ne le sont pas, surtout dans leurs territoires traditionnels (voir les chapitres 7, 10, 13, 14, 16, 17 et 18; voir aussi Little Salmon, par. 9). Aux termes de l’art. 9.3.1, « [l]a superficie de terres visées par le règlement [. . .] a été déterminée au regard de l’ensemble des avantages prévus par l’Accord‑cadre définitif. » Barry Stuart, le négociateur en chef des revendications territoriales pour le gouvernement territorial du Yukon, a expliqué qu’il était plus important pour les Premières Nations de pouvoir véritablement participer au processus d’aménagement dans l’ensemble de leur territoire traditionnel que d’acquérir de vastes étendues de ce territoire en tant que terres visées par un règlement :

                         [traduction] . . . il est devenu évident que les intérêts [des Premières Nations] concernant les ressources étaient mieux préservés en explorant de manière créative le partage possible des responsabilités quant à la gestion de l’eau, de la faune, des forêts, des terres et de la culture. L’acquisition par les Premières Nations de droits de gestion exécutoires et garantis par la Constitution protégeait plus efficacement leurs intérêts en matière d’utilisation des ressources que la simple acquisition de vastes étendues de terres [en tant que terres visées par un règlement]. . .

. . .

                        Le souhait du gouvernement du Yukon de décentraliser le processus décisionnel et de créer pour le public des occasions plus concrètes de participer à la gestion des ressources s’ajoutait aux intérêts des Premières Nations dans la gestion des ressources, et préservait ces intérêts plus efficacement que si on leur avait accordé davantage de terres visées par un règlement[3].

[47]                          En résumé, le chapitre 11 a un objectif clair qui consiste à veiller à ce que les Premières Nations participent véritablement au processus d’aménagement de leurs territoires traditionnels. Le processus énoncé au chapitre 11 vise aussi à favoriser entre les parties aux ententes définitives une relation à long terme harmonieuse et empreinte de respect mutuel.

[48]                          Ainsi, je suis d’accord avec les juridictions inférieures pour dire que le pouvoir du Yukon de « modifier » la version définitive d’un plan recommandé est limité par le libellé de l’art. 11.6.3.2, qui exige la consultation — rigoureusement définie —, et par les objectifs et l’esprit du processus d’aménagement du territoire, y compris le rôle central de la Commission et les droits des Premières Nations de participer véritablement au processus. Le chapitre 11 énonce un processus collaboratif pour l’élaboration d’un plan d’aménagement, et un pouvoir absolu de modifier la version définitive du plan recommandé priverait ce processus de tout son sens, puisque le Yukon aurait toute la latitude voulue pour réécrire le plan en bout de ligne. Une interprétation de l’art. 11.6.3.2 en fonction du contexte du chapitre 11 démontre que le Yukon ne peut pas exercer son pouvoir de modifier le plan pour créer, en réalité, un nouveau plan qui n’a aucun rapport avec le plan élaboré par la Commission, lequel a fait l’objet de consultations auprès des parties touchées. 

[49]                          Je partage l’avis des juges des juridictions inférieures selon lequel le Yukon peut apporter à la version définitive du plan recommandé (art. 11.6.3.2) des modifications conformes à celles qu’il avait proposé d’apporter au plan recommandé (art. 11.6.2) puisque la Commission a eu la possibilité d’examiner ces modifications. Toutefois, je ne dis pas comme eux que ce sont les seules modifications que peut apporter le Yukon. Interpréter le terme « modifier » de façon aussi étroite signifierait que le Yukon pourrait seulement réagir aux réalités nouvelles que peut présenter le processus d’aménagement du territoire en rejetant la version définitive du plan recommandé. Le rejet a des conséquences différentes de celles qu’entraîne la modification — il met un terme au mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire. Les parties ne disposent alors d’aucun plan d’aménagement du territoire pour la région, à moins qu’elles recommencent le processus. Le pouvoir de modifier prévu à l’art. 11.6.3.2 visait à donner au Yukon la souplesse voulue pour réagir aux réalités nouvelles.

[50]                          Par exemple, lorsqu’elle répond aux modifications que le Yukon propose d’apporter au plan recommandé, la Commission peut faire des changements qui ont une incidence sur l’ensemble du plan. Un plan d’aménagement n’est pas constitué d’éléments autonomes étanches. Un changement à un élément du plan peut se répercuter sur d’autres éléments. Le Yukon doit pouvoir réagir à de tels changements.

[51]                          De plus, les positions exprimées pendant la deuxième consultation — le Yukon doit en faire un « examen complet et équitable » — peuvent indiquer qu’il est nécessaire d’apporter des modifications à la version définitive d’un plan recommandé (chapitre 1 — Définitions, « consultation »). Vu l’importance, pour le processus d’aménagement du territoire, de la « consultation », dont la définition est rigoureuse, le Yukon doit pouvoir répondre à ces positions.

[52]                          Le Yukon peut donc apporter des modifications qui tiennent compte des réalités nouvelles, telles celles qui peuvent découler de la deuxième consultation et de changements qu’apporte la Commission lorsqu’elle réexamine le plan. Comme les modifications sont, par définition, des changements mineurs ou partiels, le Yukon ne peut pas « modifier » la version définitive d’un plan recommandé de façon si importante que cela reviendrait, dans les faits, à la rejeter. Dans tous les cas, le Yukon peut seulement s’écarter des positions qu’il a adoptées dans le passé s’il le fait de bonne foi et en conformité avec le principe de l’honneur de la Couronne (Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, par. 73; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, par. 51; Nation Haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 19 et 42). Lorsqu’elle exerce les droits que lui confèrent les traités modernes et qu’elle remplit les obligations qui y sont prévues, la Couronne est toujours tenue d’agir dans le respect de l’art. 35  de la Loi constitutionnelle de 1982 .

[53]                          En ce qui concerne les circonstances de l’espèce, je conviens avec les juridictions inférieures et les parties que le Yukon n’avait pas, en vertu de l’art. 11.6.3.2, le pouvoir d’apporter les changements qu’il a apportés à la version définitive du plan recommandé, et que la décision du Yukon d’approuver son plan doit donc être annulée. Les changements apportés par le Yukon n’étaient ni partiels ni mineurs. Comme le juge de première instance l’a conclu :

                    [traduction] Le plan approuvé par le gouvernement est nettement différent de la version définitive du plan recommandé créée par la Commission, dans la mesure où il a modifié le système de désignation du territoire et a radicalement réduit le pourcentage des terres protégées. Aux termes du plan approuvé par le gouvernement, 71 p. 100 des terres du bassin hydrographique de la rivière Peel sont ouvertes à l’exploration minérale et 29 p. 100 sont protégées, alors qu’aux termes de la version définitive du plan recommandé, 80 p. 100 des terres étaient protégées et 20 p. 100 étaient ouvertes à l’exploration minérale. [par. 111]

[54]                          Le Yukon reconnaît que ces changements importants ne reposaient pas sur les modifications qu’il avait proposées plus tôt dans le processus. Il a indiqué qu’après avoir examiné le plan recommandé, il souhaitait de manière générale accroître la mise en valeur du bassin hydrographique de la rivière Peel et l’accès à la région, mais il n’a pas régulièrement proposé des modifications à ce sujet. Il a plutôt envoyé à la Commission [traduction] « de simples préférences » concernant l’accès et la mise en valeur, lesquelles n’étaient « pas suffisamment détaillées pour permettre à la Commission d’y répondre de façon utile » (motifs de première instance, par. 196). En outre, le Yukon ne plaide pas qu’il avait apporté ses changements à la version définitive du plan recommandé pour réagir à des réalités nouvelles.

[55]                          Comme s’il s’agissait d’une conversation, le Yukon a choisi de ne pas proposer un point de discussion, mais il a alors décidé de soulever son point dans les termes les plus généraux et uniquement à une étape très avancée de la discussion. Si le Yukon avait proposé ces modifications précises en vue d’accroître l’accès et la mise en valeur après avoir reçu le plan recommandé, les collectivités auraient eu l’occasion de présenter leurs positions dans le cadre de la première série de consultations et la Commission aurait eu l’occasion d’y répondre de son point de vue spécialisé. En n’apportant ces changements qu’à la version définitive du plan recommandé sans les avoir présentés à la Commission de manière suffisamment détaillée, le Yukon a saboté le mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire.

[56]                          Par ailleurs, le plan du Yukon était fondé sur une deuxième série de consultations qui ne tenait pas compte du cadre auquel avait adhéré le Yukon dans le protocole d’entente de 2011. Ce protocole d’entente exigeait du Yukon et des Premières Nations touchées qu’elles tiennent ensemble les consultations et qu’elles rédigent une réponse commune à la version définitive du plan recommandé.

[57]                          En procédant comme il l’a fait, le Yukon [traduction] « a usurpé le processus d’aménagement et le rôle de la Commission » (motifs de première instance, par. 198). Les changements qu’il a apportés ne respectaient pas le processus prévu au chapitre 11. Le respect de ce processus est d’autant plus important lorsque, comme en l’espèce, la région d’aménagement comprend des territoires traditionnels d’une Première Nation qui se trouvent dans des régions non visées par un règlement. Ainsi que l’ont fait remarquer le juge de première instance et la Cour d’appel, la conduite du Yukon déroge au principe de l’honneur de la Couronne. À l’instar des juridictions inférieures, je suis d’avis que la décision du Yukon d’approuver son plan doit être annulée.

C.            La réparation appropriée

[58]                          Lorsqu’une décision gouvernementale est annulée, le processus prescrit par le traité suit simplement son cours comme si la décision gouvernementale [traduction] « n’avait jamais été prise » (G. Régimbald, Canadian Administrative Law (2e éd. 2015), p. 557). L’annulation de la décision du Yukon d’approuver le plan a pour effet de remettre les parties [traduction] « dans la situation dans laquelle elles se trouvaient avant que la décision invalide ne soit prise », c’est‑à‑dire à l’étape du mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire prévue à l’art. 11.6.3.2 (D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec l’aide de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), p. 12‑105; Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, p. 862). À cette étape, le Yukon doit, « après avoir consulté [. . .], approuve[r], reje[ter] ou modifie[r] la partie du plan [. . .] qui s’applique aux terres non visées par un règlement ». En conséquence, il n’était pas nécessaire que le juge de première instance annule la deuxième consultation.

[59]                          La Cour d’appel aurait renvoyé les parties à une étape antérieure du processus. Elle a convenu avec le juge de première instance que les changements à la version définitive du plan recommandé apportés par le Yukon constituaient un exercice invalide du pouvoir conféré au Yukon par l’art. 11.6.3.2, mais elle s’est ensuite demandé si la démarche du Yukon entreprise plus tôt dans le mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire, en particulier son [traduction] « omission d’exercer comme il se doit son droit d’apporter des modifications » au plan recommandé, respectait le mécanisme d’approbation du plan d’aménagement (par. 113‑114). La Cour d’appel a conclu que le Yukon « avait fait fi de la lettre et de l’esprit de ses obligations issues des traités » en proposant d’apporter au plan recommandé des modifications qui n’étaient pas suffisamment détaillées (par. 177). Par conséquent, la Cour d’appel a renvoyé les parties à l’étape du mécanisme d’approbation du plan d’aménagement prévue à l’art. 11.6.2, où le Yukon aurait l’occasion de remédier à ce manquement et de répondre une autre fois au plan recommandé.

[60]                          À mon avis, l’approche de la Cour d’appel est incompatible avec le rôle que doivent jouer les tribunaux dans la révision judiciaire relative à un différend que soulève un traité moderne. Le rôle des tribunaux ne consiste pas à déterminer si chacune des parties a joué adéquatement son rôle à chaque étape du processus établi par un traité moderne, mais plutôt à déterminer si la décision contestée était légale, et à l’annuler au besoin. Une gestion étroite par les tribunaux de la mise en œuvre des traités modernes peut nuire au véritable dialogue et à la relation à long terme que ces traités doivent favoriser. En faisant preuve de retenue, les tribunaux laissent les parties arriver à une entente sur un processus — en fait, elles vont se réconcilier — sans que les tribunaux interviennent dans le processus au‑delà de ce qui est nécessaire pour régler le différend en cause. Lorsqu’elle a examiné le caractère adéquat de la conduite du Yukon à l’étape du mécanisme d’approbation du plan d’aménagement prévue à l’art. 11.6.2, même si les Premières Nations n’avaient pas demandé que l’approbation du plan soit annulée pour ce motif, la Cour d’appel s’est immiscée à tort au cœur de la relation constante que le traité établit entre le Yukon et les Premières Nations.

[61]                          En outre, j’estime que l’[traduction] « omission [du Yukon] d’exercer comme il se doit son droit d’apporter des modifications » dont fait état la Cour d’appel était exactement cela : l’omission d’exercer un droit, et non un manquement à une obligation. Cette omission n’avait donc aucune incidence sur la validité de l’adoption, par le Yukon, de la version définitive de son plan (Chandler, p. 863; voir aussi Little Narrows Gypsum Co. c. Labour Relations Board (Nova Scotia) (1977), 24 N.S.R. (2d) 406 (C.S. (Div. d’appel)), par. 19). Ainsi que l’explique le juge Binnie dans l’arrêt Little Salmon, « [i]l appartient aux parties, lorsque l’application des traités suscite des difficultés, d’agir de façon diligente pour faire valoir leurs intérêts respectifs » (par. 12). Le Yukon doit subir les conséquences de son omission d’agir de façon diligente pour faire valoir ses intérêts et exercer son droit de proposer au plan recommandé des modifications en matière d’accès et de mise en valeur. Il ne peut se servir de la présente instance pour se créer une nouvelle occasion d’exercer un droit qu’il a choisi de ne pas exercer au moment opportun. En conséquence, je suis d’accord avec le juge de première instance pour dire qu’[traduction] « il serait inapproprié de donner au gouvernement la possibilité de présenter maintenant à la Commission son plan de janvier 2014 » (par. 219). La réparation appropriée consistait donc à annuler la décision du Yukon d’approuver son plan et, en conséquence, à renvoyer les parties à l’étape du mécanisme d’approbation du plan d’aménagement prévue à l’art. 11.6.3.2. Il n’était pas loisible à la Cour d’appel de renvoyer les parties à une étape antérieure du processus.

[62]                          En plus d’annuler la décision du Yukon d’approuver son plan, ce qui a eu pour effet de renvoyer les parties à l’étape du processus prévue à l’art. 11.6.3.2, le juge de première instance a ordonné au Yukon, après qu’il aura mené la consultation, soit d’approuver la version définitive du plan recommandé, soit de la modifier en fonction des modifications qu’il avait proposées.

[63]                          Comme je l’ai expliqué, l’annulation de la décision du Yukon d’approuver son plan a pour effet de renvoyer les parties à l’étape du processus prévue à l’art. 11.6.3.2. Il n’était pas nécessaire d’annuler la deuxième consultation. De même, il est trop tôt pour interpréter l’étendue du pouvoir du Yukon de rejeter la version définitive du plan recommandé après avoir consulté les Premières Nations touchées, et il n’est pas nécessaire de le faire pour trancher le présent pourvoi. Je suis donc d’avis d’annuler les ordonnances du juge de première instance annulant la deuxième consultation et relatives à la conduite du Yukon pour l’avenir.

IV.         Conclusion

[64]                          Le pourvoi est accueilli en partie, avec dépens en faveur des appelantes. L’ordonnance du juge de première instance annulant la décision du Yukon d’approuver son plan est confirmée. En conséquence, les parties sont renvoyées à l’étape prévue à l’art. 11.6.3.2 du mécanisme d’approbation du plan d’aménagement du territoire, où le Yukon peut, après consultation avec les parties désignées, approuver, rejeter ou modifier la version définitive du plan recommandé qui s’applique aux terres non visées par un règlement. Les autres parties de l’ordonnance du juge de première instance sont annulées.

ANNEXE

Ententes définitives, chapitre 11, art. 11.6.1 à 11.6.5.2

11.6.1     La Commission régionale d’aménagement du territoire transmet au gouvernement et à chaque première nation du Yukon touchée le plan régional d’aménagement du territoire dont elle recommande l’approbation.

11.6.2     Le gouvernement, après avoir consulté les premières nations du Yukon et les collectivités du Yukon touchées, approuve ou rejette la partie du plan régional d’aménagement du territoire recommandé qui s’applique aux terres non visées par un règlement ou y apporte des modifications.

11.6.3     Si le gouvernement rejette le plan recommandé ou y propose des modifications, il communique à la Commission régionale d’aménagement du territoire soit les modifications proposées, accompagnées de justifications écrites, soit, par écrit, les motifs du rejet du plan recommandé, après quoi :

11.6.3.1     la Commission régionale d’aménagement du territoire examine à nouveau le plan et présente au gouvernement sa recommandation finale, accompagnée de motifs écrits, quant au plan régional d’aménagement du territoire;

11.6.3.2     après avoir consulté les premières nations du Yukon et les collectivités du Yukon touchées, le gouvernement approuve, rejette ou modifie la partie du plan recommandé en application de l’article 11.6.3.1 qui s’applique aux terres non visées par un règlement.

11.6.4     Chaque première nation du Yukon touchée, après avoir consulté le gouvernement, approuve ou rejette la partie du plan régional d’aménagement du territoire recommandé qui s’applique à ses terres visées par le règlement, ou y propose des modifications.

11.6.5     Si une première nation du Yukon touchée rejette le plan recommandé ou y propose des modifications, elle communique à la Commission régionale d’aménagement du territoire soit les modifications proposées, accompagnées de justifications écrites, soit, par écrit, les motifs du rejet du plan recommandé, après quoi :

11.6.5.1     la Commission régionale d’aménagement du territoire examine à nouveau le plan et présente à la première nation du Yukon touchée sa recommandation finale, motivée par écrit, du plan régional d’aménagement du territoire;

11.6.5.2     la première nation du Yukon touchée, après avoir consulté le gouvernement, approuve, rejette ou modifie le plan recommandé en vertu de l’article 11.6.5.1.

                    Pourvoi accueilli en partie avec dépens en faveur des appelantes.

                    Procureurs des appelantes : Aldridge + Rosling, Vancouver.

                    Procureurs de l’intimé : Torys, Toronto; procureur général du Yukon, Whitehorse.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenant Gwich’in Tribal Council : JFK Law Corporation, Vancouver; David Wright, Inuvik, Territoires du Nord‑Ouest.

                    Procureurs de l’intervenant Council of Yukon First Nations : Boughton Law Corporation, Vancouver.

 



[1]   Déjà, en 1973, le chef Elijah Smith présentait au premier ministre Pierre Trudeau un document intitulé Together Today for our Children Tomorrow (publié en 1977), lequel exposait la vision du Council for Yukon Indians pour la négociation des revendications territoriales avec le gouvernement du Canada.

[2]   Les juridictions inférieures et les parties ont considéré les art. 11.6.2 à 11.6.3.2 et les art. 11.6.4 à 11.6.5.2 comme étant des dispositions correspondantes. Or, l’art. 11.6.3.2 autorise le Yukon à « approuve[r], reje[ter] ou modifie[r] la partie [de la version définitive] du plan recommandé [. . .] qui s’applique aux terres non visées par un règlement », alors que l’art. 11.6.5.2 semble autoriser les Premières Nations du Yukon à approuver, rejeter ou modifier la version définitive du plan recommandé sans limiter son pouvoir à la partie qui s’applique aux terres visées par un règlement. Toutefois, comme aucune question n’est soulevée dans le présent pourvoi quant au rôle des Premières Nations du Yukon dans le mécanisme d’approbation, il n’est pas nécessaire d’en déterminer la nature exacte.

[3]   B. Stuart, « The Potential of Land Claims Negotiations for Resolving Resource-use Conflicts », dans M. Ross et J. O. Saunders, dir., Growing Demands on a Shrinking Heritage (1992), 129, p. 136.

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