COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342 |
Appel entendu : 6 décembre 2017 Jugement rendu : 19 avril 2018 Dossier : 37398 |
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
Gerard Comeau
Intimé
- et -
Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureure générale du Québec, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, procureur général des Territoires du Nord-Ouest, gouvernement du Nunavut, représenté par le ministre de la Justice, Liquidity Wines Ltd., Painted Rock Estate Winery Ltd., 50th Parallel Estate Limited Partnership, Okanagan Crush Pad Winery Ltd., Noble Ridge Vineyard and Winery Limited Partnership, Artisan Ales Consulting Inc., Institut économique de Montréal, Federal Express Canada Corporation, Chambre de commerce du Canada, Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, Cannabis Culture, Association des distillateurs Canadiens, faisant affaire sous le nom Spiritueux Canada, Canada’s National Brewers, Producteurs laitiers du Canada, Producteurs d’œufs du Canada, Producteurs de poulet du Canada, Éleveurs de dindon du Canada, Producteurs d’œufs d’incubation du Canada, Consumers Council of Canada, Association des vignerons du Canada et Alberta Small Brewers Association
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe
Motifs de jugement : (par. 1 à 128) |
La Cour |
R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
Gerard Comeau Intimé
et
Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureure générale du Québec,
procureur général de la Nouvelle‑Écosse,
procureur général de la Colombie‑Britannique,
procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard,
procureur général de la Saskatchewan,
procureur général de l’Alberta,
procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador,
procureur général des Territoires du Nord‑Ouest,
gouvernement du Nunavut, représenté par le ministre de la Justice,
Liquidity Wines Ltd.,
Painted Rock Estate Winery Ltd.,
50th Parallel Estate Limited Partnership,
Okanagan Crush Pad Winery Ltd.,
Noble Ridge Vineyard and Winery Limited Partnership,
Artisan Ales Consulting Inc.,
Institut économique de Montréal,
Federal Express Canada Corporation,
Chambre de commerce du Canada,
Fédération canadienne de l’entreprise indépendante,
Cannabis Culture,
Association des distillateurs canadiens, faisant affaire
sous le nom Spiritueux Canada,
Canada’s National Brewers,
Producteurs laitiers du Canada,
Producteurs d’œufs du Canada,
Producteurs de poulet du Canada,
Éleveurs de dindon du Canada,
Producteurs d’œufs d’incubation du Canada,
Consumers Council of Canada,
Association des vignerons du Canada et
Alberta Small Brewers Association Intervenants
Répertorié : R. c. Comeau
2018 CSC 15
No du greffe : 37398.
2017 : 6 décembre; 2018 : 19 avril.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.
en appel de la cour d’appel du nouveau‑brunswick
Droit constitutionnel — Commerce interprovincial — Infractions provinciales — Accès restreint à des boissons alcooliques provenant d’autres provinces — Résident du Nouveau-Brunswick accusé en application de l’art. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools pour avoir eu en sa possession plus d’alcool que la limite permise — L’article 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools contrevient‑il à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867? — L’article 121 est‑il une disposition de libre-échange qui proscrit toute entrave au commerce interprovincial? — Quel est le sens de l’expression « admis en franchise » qui figure à l’art. 121? — Le juge du procès a‑t‑il eu tort de déroger aux précédents qui font autorité sur le fondement de la preuve historique et de l’opinion d’un expert sur le sens de cette preuve? — Loi constitutionnelle de 1867, art. 121 — Loi sur la réglementation des alcools, L.R.N.‑B. 1973, c. L‑10, art. 134b).
Conjugué à d’autres dispositions de la Loi sur la réglementation des alcools du Nouveau‑Brunswick, l’al. 134b) de cette dernière érige en infraction le fait « [d’]avoir ou [de] garder des boissons alcooliques » en quantité supérieure à la limite prescrite de celles pouvant être achetées d’une source canadienne autre que la Société des alcools du Nouveau‑Brunswick. C est un résident du Nouveau-Brunswick qui s’est rendu au Québec, puis dans trois magasins où il s’est procuré des quantités d’alcool excédant la limite applicable. Alors qu’il revenait au Nouveau-Brunswick, C a été arrêté par la GRC; il a été accusé, en application de l’al. 134b), et a été condamné à payer une amende. C a contesté l’accusation, faisant valoir que l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 — qui prévoit que tous articles de la manufacture d’aucune des provinces seront « admis en franchise » dans chacune des autres provinces — rend l’al. 134b) inconstitutionnel. Le juge du procès a conclu que l’al. 134b) était inopérant contre C, et a rejeté l’accusation. La Cour d’appel a rejeté la demande d’autorisation d’appel du ministère public.
Arrêt : Le pourvoi est accueilli. L’alinéa 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools ne contrevient pas à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Les tribunaux de common law sont liés par les précédents faisant autorité. Sous réserve d’exceptions extraordinaires, une juridiction inférieure doit appliquer les décisions des juridictions supérieures aux faits dont elle est saisie. Un précédent juridique peut être réexaminé lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne. Non seulement l’exception est‑elle restreinte, mais il ne s’agit pas d’une invitation générale à réexaminer les précédents qui font autorité sur le fondement de n’importe quel type de preuve. Pour qu’un précédent contraignant d’une juridiction supérieure puisse être écarté, les nouveaux éléments de preuve doivent changer la façon dont les juristes comprennent la question juridique en jeu.
En l’espèce, ce seuil exigeant n’a pas été atteint. Le juge du procès s’est fondé sur la preuve présentée par un historien auquel il a reconnu le statut d’expert. Le juge du procès a accepté la description qu’a donnée cet expert quant aux motivations des rédacteurs à l’appui de l’inclusion de l’art. 121 dans la Loi constitutionnelle de 1867, ainsi que son opinion selon laquelle ces motivations indiquent la façon dont l’art. 121 doit être interprété. Or, aucun de ces types de preuve ne constitue une preuve de l’évolution des faits législatifs et sociaux ou d’un changement comparable radical de la donne; il s’agit simplement d’une description de renseignements historiques et de l’évaluation de ces renseignements par un expert. Le juge du procès s’est appuyé sur l’opinion de l’expert concernant l’interprétation qu’il convient de donner à l’art. 121. Ce faisant, il a commis une erreur. Déroger à un précédent sur le fondement d’une telle preuve d’opinion revient à céder la principale tâche du juge à un expert. En outre, se fonder sur une telle preuve pour réfuter le stare decisis revient à substituer l’opinion de l’expert sur le droit interne à celle exprimée par les tribunaux d’appel dans des jugements qui font autorité. Une telle approche entraînerait l’instabilité du droit, ce que le principe de stare decisis vise spécifiquement à éviter.
La méthode moderne d’interprétation législative fournit les paramètres pour décider de quelle façon l’expression « admis en franchise » qui figure à l’art. 121 doit être interprétée. Le texte de la disposition doit être interprété d’une manière qui s’accorde avec le contexte et l’objet de la loi. Les textes constitutionnels doivent être interprétés généreusement en fonction de leur objet, et d’une façon qui tient compte de l’évolution des circonstances. Appliquant ce cadre d’analyse à l’art. 121, le libellé, les contextes historique et législatif de même que les principes constitutionnels sous‑jacents n’étayent pas la prétention selon laquelle l’art. 121 doit s’interpréter comme interdisant toute entrave à la circulation des biens d’une province à une autre, ce qui équivaudrait pour l’essentiel à forcer l’existence d’un régime de libre-échange absolu au Canada. Ces éléments appuient plutôt une conception souple et téléologique de l’art. 121, une conception qui respecte un juste équilibre entre les compétences fédérales, d’une part, et provinciales, d’autre part.
En ce qui a trait au libellé de l’art. 121, l’expression « admis en franchise » est ambiguë, et il convient de l’interpréter en fonction des contextes historique, législatif et constitutionnel. Pour que l’union économique se réalise, les auteurs de la Constitution ont reconnu que chaque province devait renoncer à son pouvoir en matière de tarif. Le contexte historique appuie l’avis selon lequel, à tout le moins, l’art. 121 interdit l’imposition de tarifs et d’autres mesures semblables sur les biens qui circulent d’une province à une autre. La preuve historique n’indique toutefois nullement que les provinces perdraient leur pouvoir de légiférer en vertu de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans l’intérêt de leurs citoyens, même si cela pouvait avoir une incidence sur le commerce interprovincial.
En outre, le contexte législatif de l’art. 121 indique qu’il faisait partie d’un régime permettant que les droits de douane et d’accise ainsi que les taxes semblables passent des anciennes colonies au Dominion; qu’il doit être interprété comme s’appliquant aux mesures qui ont pour effet d’augmenter le prix des biens lorsqu’ils franchissent une frontière provinciale; et qu’il ne doit pas recevoir une interprétation large au point qu’il empièterait sur les pouvoirs législatifs prévus aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Qui plus est, les principes fondamentaux à la base de la Constitution peuvent aider à son interprétation. Dans le présent cas, le principe du fédéralisme est primordial. Il reconnaît l’autonomie dont les gouvernements provinciaux disposent pour assurer le développement de leur société dans leurs propres sphères de compétence et il exige que le tribunal qui interprète des textes constitutionnels tienne compte des répercussions des différentes interprétations sur l’équilibre entre les intérêts du fédéral et ceux des provinces. Une interprétation de l’art. 121 qui exigerait une pleine intégration économique minerait considérablement la nature du fédéralisme canadien, qui repose sur la diversité des régions au sein d’une même nation. La nécessité de maintenir l’équilibre consacré par le principe du fédéralisme appuie l’interprétation de l’art. 121 qui interdit les lois visant à restreindre la circulation des biens entre les provinces, mais qui permet aux législatures d’en adopter qui visent la réalisation d’autres objectifs dans les limites de leurs pouvoirs, même si ces lois peuvent avoir comme effet accessoire d’entraver la circulation des biens d’une province à une autre.
Les courants jurisprudentiels quant à la portée de l’art. 121 peuvent être regroupés en deux propositions connexes. Premièrement, l’objet de l’art. 121 est d’interdire les lois qui, de par leur essence et leur objet, restreignent ou limitent la libre circulation des biens dans tout le pays. Deuxièmement, les lois qui n’ont qu’un effet accessoire sur le commerce dans le contexte de régimes réglementaires plus larges qui ne visent pas à entraver le commerce n’ont pas pour objet de restreindre le commerce interprovincial et n’enfreignent donc pas l’art. 121. Ainsi, ce dernier ne vise pas les entraves au passage des biens d’une province à une autre qui sont simplement accessoires à une loi ou à un régime législatif visant un autre objet. L’interdiction des effets accessoires d’une loi ou d’un régime sur le commerce transfrontalier permettrait à l’art. 121 de primer sur l’exercice valide d’un pouvoir législatif et créerait des lacunes législatives à l’égard desquelles aucun ordre de gouvernement ne pourrait agir.
Un demandeur qui plaide qu’une loi enfreint l’art. 121 doit donc démontrer que cette loi, de par son essence et son objet, restreint le commerce interprovincial. La loi doit avoir, comme un tarif, une incidence sur la circulation interprovinciale de biens, une incidence qui, à la limite, peut consister en une interdiction pure et simple. Le demandeur doit établir que la loi impose une charge supplémentaire sur les biens du fait qu’ils proviennent de l’extérieur de la province. Il faut aussi que la restriction au commerce interprovincial constitue l’objet principal de la loi, de sorte que ne sont pas visées les lois adoptées pour l’atteinte d’autres objets, comme des lois qui font rationnellement partie de régimes législatifs plus larges dont les objets ne sont pas liés à l’entrave au commerce interprovincial.
En l’espèce, l’al. 134b) entrave l’achat de boissons alcooliques provenant d’ailleurs que de la Société des alcools du Nouveau-Brunswick. De par son essence, il fonctionne comme un tarif, et ce, même s’il peut avoir d’autres effets strictement liés au commerce qui a cours dans la province. Cependant, le libellé et les effets de cette disposition pointent dans la même direction et laissent croire que son objet principal n’est pas d’entraver le commerce, mais plutôt de restreindre l’accès à toutes les boissons alcooliques obtenues de sources autres que la Société et non pas uniquement à celles qui proviennent d’une autre province. Le régime réglementaire du Nouveau-Brunswick ne vise pas à restreindre le commerce interprovincial. Il vise plutôt à permettre la supervision par des entités publiques de la production, de la circulation, de la vente et de l’utilisation de l’alcool au Nouveau-Brunswick. Enfin, l’al. 134b) n’est pas dissocié de l’objet du régime plus large. Il contribue clairement au choix de la province de contrôler l’approvisionnement et l’utilisation des boissons alcooliques sur son territoire. L’objet principal de l’al. 134b) consiste à interdire la garde de quantités excessives de boissons alcooliques provenant de réserves qui ne sont pas régies par la province. Certes, l’al. 134b) a pour effet d’entraver le commerce interprovincial, mais cet effet n’est qu’accessoire compte tenu de l’objet du régime provincial pris dans son ensemble. Ainsi, bien que, de par son essence, l’al. 134b) entrave le commerce transfrontalier, il ne s’agit pas de son objet principal. L’alinéa 134b) ne contrevient pas à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.
Jurisprudence
Arrêts appliqués : Gold Seal Ltd. c. Attorney‑General for the Province of Alberta (1921), 62 R.C.S. 424; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Atlantic Smoke Shops Ltd. c. Conlon, [1943] 4 D.L.R. 81; Murphy c. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; arrêts mentionnés : MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591; Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Colombie‑Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1133; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157; Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] 1 D.L.R. 98; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99; Caron c. Alberta, 2015 CSC 56, [2015] 3 R.C.S. 511; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, [1976] 2 R.C.S. 373; Fédération des producteurs de volailles du Québec c. Pelland, 2005 CSC 20, [2005] 1 R.C.S. 292; NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 R.C.S. 696; Procureur général du Manitoba c. Manitoba Egg and Poultry Assn., [1971] R.C.S. 689; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Air Canada c. Ontario (Régie des alcools), [1997] 2 R.C.S. 581; R. c. Gautreau (1978), 21 R.N.‑B. (2e) 701.
Lois et règlements cités
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91, 92, partie VIII, 119, 121, 122, 123.
Loi sur l’importation des boissons enivrantes, L.R.C. 1985, c. I‑3, art. 3.
Loi sur la Commission canadienne du blé, S.R.C. 1952, c. 44.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 40.
Loi sur la procédure applicable aux infractions provinciales, L.N.‑B. 1987, c. P‑22.1, art. 116(3).
Loi sur la réglementation des alcools, L.R.N.-B. 1973, c. L-10, art. 43c), 134b), 148(2).
Loi sur la Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, L.N.‑B. 1974, c. N‑6.1 [maintenant L.R.N.-B. 2016, c. 105].
Traités et autres instruments internationaux
Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, R.T. Can. 1948 no 31, partie I, art. I.
Reciprocity Treaty With Great Britain, June 5, 1854, 10 Stat. 1089.
Doctrine et autres documents cités
Black’s Law Dictionary, 9th ed. by Bryan A. Gardner, St. Paul (Minn.), Thompson Reuters, 2009, « tariff ».
Hill, Derek, ed. National Trade and Tariff Service, Toronto, LexisNexis, 1999 (loose‑leaf updated February 2018).
Hogg, Peter W., and Wade K. Wright. « Canadian Federalism, the Privy Council and the Supreme Court : Reflections on the Debate about Canadian Federalism » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 329.
Kong, Hoi L. « Republicanism and the division of powers in Canada » (2014), 64 U.T.L.J. 359.
Leclair, Jean. « The Supreme Court of Canada’s Understanding of Federalism : Efficiency at the Expense of Diversity » (2003), 28 Queen’s L.J. 411.
McLean, James A. Essays in the Financial History of Canada, New York, Columbia College, 1894.
Monahan, Patrick J. « At doctrine’s twilight : The structure of Canadian federalism » (1984), 34 U.T.L.J. 47.
Perry, J. Harvey. Taxes, tariffs, & subsidies : A history of Canadian fiscal development, Toronto, University of Toronto Press, 1955.
Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, nouvelle éd., Paris, Le Robert, 2012, « essence ».
Schneiderman, David. « Economic Citizenship and Deliberative Democracy : An Inquiry into Constitutional Limitations on Economic Regulation » (1995), 21 Queen’s L.J. 125.
Scott, F. R. « Centralization and Decentralization in Canadian Federalism » (1951), 29 R. du B. can. 1095.
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 6th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2014.
Swinton, Katherine. « Courting Our Way to Economic Integration : Judicial Review and the Canadian Economic Union » (1995), 25 Rev. can. dr. comm. 280.
Wexler, Stephen. « The Urge to Idealize : Viscount Haldane and the Constitution of Canada » (1984), 29 R.D. McGill 608.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (la juge Larlee), 2016 CanLII 73665, [2016] A.N.-B. no 232 (QL), 2016 CarswellNB 446 (WL Can.), qui a rejeté une demande d’autorisation d’appel d’une décision du juge LeBlanc de la Cour provinciale, 2016 NBCP 3, 448 R.N.-B. (2e) 1, 1179 A.P.R. 1, 398 D.L.R. (4th) 123, [2016] A.N.‑B. no 87 (QL), 2016 CarswellNB 272 (WL Can.), qui avait déclaré inopérant contre M. Comeau l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools, L.R.N.-B. 1973, c. L-10. Pourvoi accueilli.
William B. Richards et Kathryn A. Gregory, c.r., pour l’appelante.
Ian A. Blue, c.r., Arnold Schwisberg, Mikael Bernard et Daria Peregoudova, pour l’intimé.
François Joyal et Ian Demers, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Michael S. Dunn et Padraic Ryan, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Jean‑Vincent Lacroix et Laurie Anctil, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.
Personne n’a comparu pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.
J. Gareth Morley et Tyna Mason, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Jonathan M. Coady et Thomas Laughlin, pour l’intervenant le procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard.
Theodore J. C. Litowski, pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.
Robert J. Normey, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
Philip Osborne et Barbara Barrowman, pour l’intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
Bradley Patzer, pour l’intervenant le procureur général des Territoires du Nord‑Ouest.
John L. MacLean et Adrienne Silk, pour l’intervenant le gouvernement du Nunavut, représenté par le ministre de la Justice.
Shea Coulson et Allan L. Doolittle, pour les intervenantes Liquidity Wines Ltd., Painted Rock Estate Winery Ltd., 50th Parallel Estate Limited Partnership, Okanagan Crush Pad Winery Ltd. et Noble Ridge Vineyard and Winery Limited Partnership.
Malcolm Lavoie, pour l’intervenante Artisan Ales Consulting Inc.
Mark Gelowitz et Robert Carson, pour l’intervenant l’Institut économique de Montréal.
J. Scott Maidment et Samantha Gordon, pour l’intervenante Federal Express Canada Corporation.
Christopher D. Bredt et Ewa Krajewska, pour les intervenantes la Chambre de commerce du Canada et la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante.
Kirk Tousaw et Jack Lloyd, pour l’intervenante Cannabis Culture.
Jennifer Klinck et Marion Sandilands, pour l’intervenante l’Association des distillateurs canadiens, faisant affaire sous le nom Spiritueux Canada.
Steven I. Sofer et Paul Seaman, pour l’intervenante Canada’s National Brewers.
David K. Wilson, Owen M. Rees et Julie Mouris, pour les intervenants les Producteurs laitiers du Canada, les Producteurs d’œufs du Canada, les Producteurs de poulet du Canada, les Éleveurs de dindon du Canada et les Producteurs d’œufs d’incubation du Canada.
Paul J. Bates, Ronald Podolny, Tyler J. Planeta et Michael Sobkin, pour l’intervenant Consumers Council of Canada.
Robert W. Staley, Ranjan K. Agarwal et Jessica M. Starck, pour l’intervenante l’Association des vignerons du Canada.
Robert Martz et Paul Chiswell, pour l’intervenante Alberta Small Brewers Association.
Version française du jugement rendu par
La Cour —
I. Introduction
[1] En 1867, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3, a unifié des colonies britanniques distinctes en un nouveau pays, le Dominion du Canada. Avant l’adoption de cette loi, chaque colonie disposait de son propre pouvoir d’imposer des tarifs à ses frontières. La partie VIII de cet Acte (maintenant la Loi constitutionnelle de 1867) contient des dispositions prévoyant le transfert de ce pouvoir au gouvernement du Dominion. Au cœur de cette partie VIII se trouve l’art. 121, la disposition en cause dans le présent pourvoi :
Tous articles du crû, de la provenance ou manufacture d’aucune des provinces seront, à dater de l’union, admis en franchise dans chacune des autres provinces.
[2] L’intimé, M. Gerard Comeau, soutient que l’art. 121 est essentiellement une disposition de libre-échange — à son avis, aucune barrière ne peut être érigée pour entraver la circulation des biens d’une province à une autre. La partie adverse, appelante, Sa Majesté la Reine du chef du Nouveau-Brunswick (« ministère public »), fait valoir que l’art. 121 ne visait qu’à supprimer le pouvoir d’imposer des tarifs ou des charges semblables aux frontières provinciales. Le juge du procès a donné raison à M. Comeau. La question dont nous sommes saisis est celle de savoir s’il a eu tort de le faire. Quel sens faut‑il donner, en ce qui a trait aux articles, à l’expression « admis en franchise » qui figure à l’art. 121? De quelle façon cette exigence limite‑t‑elle l’action de l’État? Fondamentalement, l’art. 121 constitutionnalise-t-il une forme particulière d’union économique? Voilà ce qui est au cœur du présent pourvoi.
[3] Les réponses à ces questions ont de vastes répercussions. Si l’on considère que l’expression « admis en franchise » représente une garantie constitutionnelle de libre-échange, l’art. 121 pourrait avoir une large portée. Les systèmes de gestion de l’approvisionnement agricole, les interdictions fondées sur la santé publique, les contrôles environnementaux et d’innombrables mesures réglementaires similaires qui entravent accessoirement la circulation des biens d’une province à une autre pourraient être invalides.
[4] Le litige découle de l’affirmation de M. Comeau selon laquelle l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 empêche la province du Nouveau-Brunswick d’adopter des mesures législatives interdisant à ses résidents de faire des provisions de boissons alcooliques provenant d’une autre province. Il s’agit en l’espèce de décider si l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools, L.R.N.‑B. 1973, c. L‑10, contrevient à l’art. 121. Cette disposition est ainsi libellée :
134 Sauf dans les cas prévus par la présente loi et les règlements, nul ne doit, dans la province, soit personnellement, soit par l’entremise de son commis, employé, préposé ou représentant,
. . .
b) avoir ou garder des boissons alcooliques
achetées ailleurs qu’à la Société.
[5] Conjugué à l’al. 43c) et au par. 148(2) de la Loi sur la réglementation des alcools, l’al. 134b) de cette dernière érige en infraction le fait « [d’]avoir ou [de] garder des boissons alcooliques » en quantité supérieure à la limite prescrite de celles pouvant être achetées d’une source canadienne autre que la Société des alcools du Nouveau-Brunswick.
[6] En concluant que l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools est invalide parce qu’il contrevient à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, le juge du procès s’est écarté, sur le fondement du témoignage d’opinion livré par un témoin expert et de sa présentation du contexte historique de l’adoption de l’art. 121, de précédents de la Cour qui font autorité.
[7] Le pourvoi soulève donc deux questions. Premièrement, le juge du procès a‑t‑il eu tort de rompre avec les précédents? Deuxièmement, quelle est l’interprétation qu’il convient de donner à l’art. 121? Ces questions se rapportent toutes deux à l’enjeu principal dans le présent pourvoi : l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools contrevient‑il à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867?
[8] Nous concluons que le juge du procès a eu tort de s’écarter de décisions antérieures de la Cour. Quant à l’interprétation de l’art. 121, nous concluons qu’il proscrit les mesures législatives qui, de par leur essence et leur objet, entravent la circulation des biens d’une province à une autre, et qu’il ne proscrit donc pas les lois qui n’ont que des effets accessoires sur le commerce interprovincial. L’entrave au commerce que met l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools est un effet accessoire d’un régime de réglementation qui n’a pas pour objet principal de contrecarrer le commerce interprovincial. Cette disposition ne contrevient pas à l’art. 121. Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi.
II. Les faits
[9] L’intimé, M. Comeau, est un résident de la région de Tracadie‑Sheila située dans la péninsule acadienne, au nord-est du Nouveau-Brunswick. Le 6 octobre 2012, il s’est rendu en voiture à Campbellton dans le nord-ouest de la province, a traversé la rivière Restigouche et est entré au Québec. Ensuite, il a fait ce que font probablement de nombreux Canadiens habitant si près d’une province où le prix de l’alcool est moins élevé que dans leur province de résidence : il s’est rendu dans trois magasins différents et a fait des provisions.
[10] M. Comeau était surveillé. Le détachement de la GRC de Campbellton jugeait préoccupante la fréquence à laquelle des résidents entreprenants du Nouveau-Brunswick se procuraient de grandes quantités d’alcool au Québec en contravention de la loi. En réaction, ses agents ont commencé à surveiller les Néo‑Brunswickois qui se rendaient à des points de vente d’alcool très fréquentés du côté du Québec. Les agents du Québec consignaient les renseignements relatifs à ces visiteurs et les transmettaient à leurs collègues du Nouveau-Brunswick, qui attendaient de l’autre côté de la frontière. C’est de cette façon que M. Comeau a été suivi lorsqu’il s’est rendu au Québec le 6 octobre 2012.
[11] Alors qu’il revenait au Nouveau-Brunswick, M. Comeau a été arrêté par la GRC. Les policiers ont trouvé une grande quantité de bière et des bouteilles de spiritueux dans son véhicule. Il n’est pas contesté que M. Comeau s’est procuré des quantités d’alcool excédant la limite applicable prescrite par l’al. 43c) de la Loi sur la réglementation des alcools. Il a été accusé, en application de l’al. 134b), et a été condamné à payer une amende de 240 $, en plus des frais d’administration et de la suramende compensatoire.
[12] M. Comeau a contesté l’accusation, faisant valoir que l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 rend l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools inconstitutionnel et, par conséquent, inopérant. La bière et les spiritueux en cause en l’espèce sont, sans conteste, des « articles du crû, de la provenance ou manufacture » d’une province canadienne — c.-à-d. qu’ils ont été produits au Québec ou ailleurs au Canada. La Cour n’est pas saisie de la question de savoir si l’art. 121 vise les biens produits à l’étranger, importés dans une province, puis expédiés ailleurs au pays, soit tels quels soit comme composants de nouveaux biens manufacturés; nous nous abstiendrons donc d’y répondre.
III. Historique judiciaire
[13] Le juge LeBlanc, de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick, a souscrit à l’opinion de M. Comeau selon laquelle l’al. 134b) contrevient à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il a conclu que l’al. 134b) était inopérant contre M. Comeau, et a donc rejeté l’accusation : 2016 NBCP 3, 448 R.N.-B. (2e) 1.
[14] Le juge du procès a reconnu que la décision Gold Seal Ltd. c. Attorney‑General for the Province of Alberta (1921), 62 R.C.S. 424, rendue par la Cour en 1921, est un précédent qui fait autorité. Il a noté que, suivant cet arrêt, l’art. 121 interdit l’imposition de barrières tarifaires directes (c.-à-d. les droits de douane) sur les biens qui circulent entre les provinces. Il a conclu que, suivant l’analyse prescrite par l’arrêt Gold Seal, l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools n’impose pas de tarif et ne contrevient donc pas à l’art. 121.
[15] Cependant, le juge du procès a ensuite conclu que l’arrêt Gold Seal était erroné et que, à la lumière de la preuve que M. Comeau avait soumise quant à l’origine de l’art. 121, il ne devrait pas être appliqué. Cette preuve, présentée par un historien reconnu comme expert par le juge du procès, comprenait des renseignements historiques sur les intentions des rédacteurs de l’art. 121 ainsi que l’opinion du témoin à titre d’expert sur le sens de cette preuve historique pour l’interprétation de cette disposition. Le juge du procès a accepté cette opinion [traduction] « sans hésiter » : par. 52.
[16] Sur la foi de ces éléments de preuve, le juge du procès a conclu que les rédacteurs étaient déterminés à ouvrir le commerce entre les provinces, en réaction directe aux obstacles commerciaux érigés par les États-Unis d’Amérique face au sentiment anti-britannique qui régnait dans ce pays pendant la guerre de Sécession. Le juge du procès a reconnu que les rédacteurs devaient vouloir assurer la continuité de la prospérité économique de l’Amérique du Nord britannique après la guerre de Sécession, et que de nouveaux marchés libres d’obstacles commerciaux étaient essentiels à cette prospérité. Selon le juge du procès, la description que l’expert a faite du climat politique de l’époque, mais aussi, plus particulièrement, les discours prononcés par certains Pères de la Confédération, donnent à penser que telle était la motivation des rédacteurs. Ainsi, il a souscrit à l’opinion de l’expert voulant que l’expression « admis en franchise » qui figure à l’art. 121 se rapportait au libre-échange et que, dans l’esprit des rédacteurs, cela signifiait des frontières exemptes d’obstacles.
[17] Selon le juge du procès, le fait que, dans Gold Seal, la Cour n’ait pas tenu compte de cette preuve historique et ne se soit pas [traduction] « engagée dans une interprétation large, libérale ou progressiste » de l’art. 121 rend cette décision suspecte : par. 116. En outre, à son avis, la nouvelle preuve présentée au procès lui permettait de rompre avec l’arrêt en cause conformément à l’exception au stare decisis vertical fondée sur la preuve et approuvée dans Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101. Il a conclu, au par. 125 :
[traduction] Ce qui est arrivé, c’est qu’il y a eu un changement important dans la preuve, changement qui, selon moi, a changé radicalement la donne. À ma connaissance, dans aucune des affaires qui ont porté sur l’art. 121, une preuve n’a été présentée au juge des faits ou au tribunal d’appel au sujet des questions qui m’ont été soumises concernant la rédaction de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, l’historique législatif de l’Acte, son régime et son contexte législatif. C’est la présentation de la preuve sur ces questions qui a changé considérablement la donne concernant l’interprétation qu’il convient de donner à l’expression « admis en franchise » à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. À mon avis, cela permet à notre Cour de procéder à son analyse; en fait, cela l’oblige à le faire.
[18] Après avoir conclu qu’il pouvait rompre avec le précédent qui fait autorité au vu du témoignage de l’expert, le juge du procès a statué que cette preuve de [traduction] l’« objectif original de la disposition en litige » est « élémentaire et fondamentale » pour l’analyse et ne devrait pas être « écartée » par d’autres facteurs découlant d’une « fausse interprétation donnée depuis longtemps à l’intention des Pères de la Confédération » : par. 165.
[19] Pour le juge du procès, à la lumière de ses conclusions concernant l’intention des rédacteurs, l’art. 121, interprété correctement, proscrit tout obstacle au commerce interprovincial. Puisque l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools vise à décourager les achats transfrontaliers et qu’il limite donc l’accès à l’alcool se trouvant dans d’autres provinces, le juge du procès a conclu qu’il contrevenait à l’art. 121.
[20] Le ministère public a demandé l’autorisation d’interjeter appel directement à la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, comme l’autorisait à le faire le par. 116(3) de la Loi sur la procédure applicable aux infractions provinciales, L.N.-B. 1987, c. P-22.1. La Cour d’appel a rejeté cette demande d’autorisation : 2016 CanLII 73665.
[21] Le ministère public interjette maintenant appel devant la Cour. Bien que la décision de la Cour d’appel n’a porté que sur la question de l’autorisation, la Cour est saisie à bon droit de la question constitutionnelle de fond : MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S-26.
IV. Questions
[22] La principale question en litige est celle de savoir si l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools contrevient à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. Cette question soulève à son tour les questions subsidiaires suivantes :
a) Le juge du procès a-t-il eu tort de rompre avec les précédents qui font autorité et de donner sa propre interprétation à l’art. 121?
b) Quelle interprétation convient‑il de donner à l’art. 121?
V. Analyse
A. Le juge du procès a-t-il eu tort de rompre avec les précédents qui font autorité et de donner sa propre interprétation à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867?
[23] Le juge du procès a reconnu que la décision de la Cour dans Gold Seal était un précédent qui fait autorité et que, selon cet arrêt, l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools n’enfreint pas l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il a toutefois conclu que cet arrêt était erroné et qu’il ne devait donc pas le suivre.
[24] La décision de la Cour dans Gold Seal a été expressément confirmée par le Comité judiciaire du Conseil privé dans l’arrêt Atlantic Smoke Shops Ltd. c. Conlon, [1943] 4 D.L.R. 81, p. 91‑92, ainsi que par les juges majoritaires de la Cour dans Murphy c. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626, p. 634. Elle n’a jamais été infirmée, bien que, selon l’interprétation de certains juges de la Cour, elle s’applique non seulement aux tarifs, mais aussi aux charges semblables à des tarifs imposées sur des biens qui traversent les frontières provinciales : Murphy, p. 642, le juge Rand; Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198, p. 1268, le juge en chef Laskin; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, p. 609, le juge La Forest; Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Colombie‑Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1133, p. 1153, le juge La Forest; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157, par. 123 et 171, la juge McLachlin (maintenant juge en chef).
[25] Pour ce qui est de la question du stare decisis, nous n’avons pas à trancher entre ces interprétations (bien que nous les abordions plus loin). En effet, la lecture qu’a faite le juge du procès à l’art. 121 — selon laquelle ce dernier proscrit toute mesure législative entravant la circulation des biens d’une province à une autre — est incompatible avec les deux interprétations.
[26] Les tribunaux de common law sont liés par les précédents faisant autorité. Ce principe — celui du stare decisis — est fondamental pour assurer la certitude du droit. Sous réserve d’exceptions extraordinaires, une juridiction inférieure doit appliquer les décisions des juridictions supérieures aux faits dont elle est saisie. C’est ce qu’on appelle le stare decisis vertical. Sans ce fondement, le droit fluctuerait continuellement, selon les caprices des juges ou les nouveaux éléments de preuve ésotériques produits par des plaideurs insatisfaits du statu quo.
[27] La question dont nous sommes saisis est celle de savoir si le juge du procès a eu tort de rejeter des précédents établis par la Cour, auxquels il a reconnu être lié, et de réinterpréter l’art. 121. Ce faisant, il s’est fondé sur le témoignage d’un historien quant aux motivations des rédacteurs qui auraient justifié l’inclusion de l’art. 121 dans la Loi constitutionnelle de 1867 et sur l’opinion de cet expert quant à ce que ces motivations nous indiquent relativement à la façon dont l’art. 121 devrait être interprété aujourd’hui.
[28] Le juge du procès s’est fondé sur une des exceptions restreintes au principe du stare decisis vertical que la Cour a énoncée dans Bedford. L’intimé soutient que le juge du procès pouvait invoquer cette exception sur le fondement du témoignage de l’expert. L’appelante affirme le contraire. Nous partageons l’avis de cette dernière.
[29] Dans Bedford, la Cour a affirmé qu’un précédent juridique « peut être réexaminé lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne » : par. 42. Le juge du procès, invoquant l’exception fondée sur la preuve établie dans cet extrait de Bedford, a conclu, faisant référence au traitement de la question par la Cour dans Gold Seal, que la preuve historique et le témoignage d’opinion qu’il a acceptés « change[nt] radicalement la donne » à l’égard de l’interprétation qu’il convient de donner à l’art. 121.
[30] L’exception relative à la nouvelle preuve s’appliquant au principe du stare decisis vertical est restreinte : Bedford, par. 44; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44. Dans Bedford, nous avons souligné ce qui suit au par. 44 :
. . . la juridiction inférieure ne peut faire abstraction d’un précédent qui fait autorité, et la barre est haute lorsqu’il s’agit de justifier le réexamen d’un précédent. [. . .] Cette approche met en balance les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité avec la reconnaissance du fait qu’une juridiction inférieure doit pouvoir exercer pleinement sa fonction lorsqu’elle est aux prises avec une situation où il convient de revoir un précédent.
[31] Non seulement l’exception est‑elle restreinte — la preuve doit « change[r] radicalement la donne » —, mais il ne s’agit pas d’une invitation générale à réexaminer les précédents qui font autorité sur le fondement de n’importe quel type de preuve. Comme le laisse entendre les arrêts Bedford et Carter, la preuve d’une évolution importante des faits législatifs et sociaux fondamentaux — « qui intéressent la société en général » — constitue un type de preuve qui peut radicalement changer la donne dans le débat juridique visé : Bedford, par. 48‑49; Carter, par. 47. Ainsi, il a été jugé que l’exception s’applique lorsque le contexte social sous-jacent qui encadrait le débat juridique original examiné a profondément changé.
[32] Dans Carter, par exemple, de nouveaux éléments de preuve relatifs aux préjudices associés à l’interdiction de l’aide médicale à mourir, aux attitudes du public envers cette aide et aux mesures qui peuvent être mises en place pour limiter le risque étaient pertinents. Compte tenu du cadre juridique qui existait alors, il était impossible de connaître cette preuve, ou alors celle-ci n’était pas pertinente, au moment où l’arrêt Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, a été rendu. Ces nouveaux faits législatifs et sociaux n’ont pas simplement fourni une autre réponse à la question posée dans Rodriguez. Ils ont plutôt changé radicalement la donne quant à la façon dont la Cour pouvait évaluer la nature des intérêts opposés en jeu.
[33] Mettre ainsi l’accent sur la mutation des faits législatifs et sociaux est lié sur le plan conceptuel à la célèbre métaphore de l’« arbre vivant » de Lord Sankey, qui reconnaît que les interprétations de la Loi constitutionnelle de 1867 évoluent au fil du temps, compte tenu des changements qui surviennent dans les contextes législatifs et sociaux pertinents : Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] 1 D.L.R. 98 (C.P.), p. 106‑107. Dans cet arrêt, les changements juridiques et sociaux qui avaient ouvert la porte à l’intégration accrue des femmes à la vie publique après la création de la Confédération ont confirmé qu’il ne convenait plus de donner au mot « personne » figurant dans la disposition constitutionnelle contestée un sens autre qu’un sens neutre sur le plan du genre : p. 110-112.
[34] Il convient de rappeler qu’on ne peut déroger au principe du stare decisis vertical sur le fondement de nouveaux éléments de preuve en raison d’un désaccord ou d’une interprétation différente. Pour qu’un précédent contraignant d’une juridiction supérieure puisse être écarté sur le fondement de nouveaux éléments de preuve, ces derniers doivent « change[r] radicalement la donne » pour ce qui est de la façon dont les juristes comprennent la question juridique en jeu. Il ne suffit pas de conclure qu’une perspective différente sur la preuve existante pourrait changer la réponse des juristes à la même question juridique.
[35] En l’espèce, ce seuil exigeant n’a pas été atteint.
[36] Le juge du procès a accepté la preuve de l’expert en cause sur deux points — l’histoire et le droit. Il a accepté (1) la description qu’a donnée cet expert quant aux motivations des rédacteurs à l’appui de l’inclusion de l’art. 121 dans la Loi constitutionnelle de 1867, et (2) son opinion selon laquelle ces motivations indiquent la façon dont l’art. 121 doit être interprété. Or, aucun de ces types de preuve ne constitue une preuve, par exemple, de l’évolution des faits législatifs et sociaux; il s’agit simplement d’une description de renseignements historiques et de l’évaluation de ces renseignements par un expert. Cette preuve ne démontre pas qu’un changement profond des circonstances sociales est survenu depuis l’époque où l’arrêt Gold Seal a été rendu. C’est la preuve d’un point de vue quant à des événements qui ont eu lieu des décennies avant que la compagnie Gold Seal soumette son dossier aux tribunaux et un siècle avant que la Cour ne traite de l’art. 121 dans Murphy. La preuve historique peut être utile à l’interprétation des textes constitutionnels : R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236. Une redécouverte ou un nouvel examen d’événements historiques ne constitue toutefois pas une preuve de changement social.
[37] Puisque la preuve historique acceptée par le juge du procès n’est pas une preuve que les faits législatifs et sociaux ont changé ou qu’un autre changement fondamental est survenu, elle ne peut justifier la dérogation au principe du stare decisis vertical. Les interprétations divergentes de l’histoire ne changent pas radicalement la donne en l’espèce. Bien que la description particulière de faits historiques ou la perspective de quiconque à l’égard de cette preuve puisse militer pour une interprétation législative différente de celle adoptée dans une décision antérieure, la simple existence de cette preuve ne permet pas au juge de rompre avec un précédent qui fait autorité.
[38] Le juge du procès en a conclu autrement. Il a statué que, dans Gold Seal, la Cour n’avait pas réalisé une interprétation large et téléologique de la disposition, et qu’elle n’avait donc pas appliqué l’approche établie dans Edwards environ une décennie après que l’arrêt Gold Seal a été rendu. Pour lui, cette lacune signifiait que la « nouvelle » preuve de l’expert quant au contexte historique pouvait ouvrir la porte à une nouvelle interprétation : par. 42 et 116.
[39] Il est vrai que l’arrêt Gold Seal a été rendu avant Edwards, et qu’il a sans doute été interprété selon un angle différent de celui adopté pour interpréter les dispositions constitutionnelles sous l’influence de la théorie de l’arbre vivant. Cela ne signifie pas pour autant que la preuve historique permettait au juge du procès de contourner une interprétation contraignante existante sur le fondement d’une nouvelle interprétation du contexte législatif et de l’histoire. Premièrement, les arrêts Atlantic Smoke Shops et Murphy, dans lesquels Gold Seal a été appliqué, ont été rendus après Edwards. Deuxièmement, l’interprétation du juge du procès a porté uniquement sur les mots et le contexte de la disposition à la lumière de la preuve historique. Or, cette méthode ne cadre pas avec l’approche téléologique applicable à l’interprétation constitutionnelle qui a découlé de l’arrêt Edwards et de la jurisprudence qui a suivi pendant des décennies : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155‑156; Big M Drug Mart, p. 344; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698, par. 29‑30; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669, par. 9; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433, par. 19.
[40] En plus de s’être fondé sur la preuve historique des intentions des fondateurs, le juge du procès s’est appuyé sur l’opinion de l’expert concernant l’interprétation qu’il convient de donner à l’art. 121. Ce faisant, il a commis une erreur. À titre préliminaire, disons qu’il est difficile, voire impossible, d’imaginer une situation où des éléments de preuve sur le droit interne (p. ex. l’interprétation d’une loi canadienne) pourraient être admissibles à titre d’opinion d’expert sur le fondement de l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9. L’application de facteurs contextuels, y compris l’intention des rédacteurs, à l’interprétation d’une disposition législative n’est pas quelque chose qui « dépasse [. . .] l’expérience et la connaissance d’un juge » : Mohan, p. 23. Déroger à un précédent sur le fondement d’une telle preuve d’opinion revient à céder la principale tâche du juge à un expert.
[41] Plus précisément, en l’espèce, se fonder sur une telle preuve pour réfuter le stare decisis vertical revient à substituer l’opinion de l’expert sur le droit interne à celle exprimée par les tribunaux d’appel dans des jugements qui font autorité. Une telle approche entraînerait l’instabilité du droit, ce que le principe de stare decisis vertical vise spécifiquement à éviter. C’est précisément la raison pour laquelle les exceptions définies dans Bedford et dans Carter sont restreintes. Si une juridiction inférieure pouvait réinterpréter une disposition constitutionnelle chaque fois qu’une partie à un litige soumet une interprétation différente avancée par un expert, le système de common law sombrerait dans le chaos. Ce n’est pas ce qu’enseignent les arrêts Bedford et Carter. L’approche relative au principe du stare decisis est stricte. Les arrêts Bedford et Carter ne changent pas ce principe.
[42] De plus, une différence d’opinions concernant l’interprétation d’une disposition législative ne fait pas la preuve d’un changement radical de la donne. Le débat et ses paramètres demeurent les mêmes. Seule change la réponse donnée.
[43] Le juge du procès a eu tort de déroger aux précédents qui font autorité sur le fondement de la preuve historique et de l’opinion de l’expert concernant la façon dont cette preuve devrait guider l’interprétation de l’art. 121. Aucun de ces nouveaux éléments de preuve n’atteint le seuil requis, soit de changer radicalement la donne concernant l’interprétation que doit recevoir l’art. 121. La preuve historique constitue un ingrédient non décisif de la démarche d’interprétation législative à multiples facettes. Le témoignage d’opinion n’est qu’une formulation d’une solution différente découlant d’une appréciation particulière de ces ingrédients — la recette reste la même.
B. Quelle est l’interprétation qu’il convient de donner à l’art. 121?
[44] Le juge du procès a refusé d’appliquer les précédents qui font autorité et a plutôt adopté une conclusion différente sur le fondement du témoignage d’un expert concernant l’intention des rédacteurs de la Constitution au moment de la création de la Confédération et des répercussions de cette intention sur la façon dont nous devrions comprendre l’art. 121. Comme nous venons de le voir, il a eu tort de le faire. Pour ce seul motif, le pourvoi pourrait être accueilli.
[45] La Cour a toutefois été invitée à donner des indications sur la portée de l’art. 121. Nous répondons à cette invitation dans la présente section de nos motifs. D’abord, nous exposerons les interprétations divergentes de l’art. 121. Ensuite, nous examinerons ces interprétations compte tenu du libellé de cette disposition, de ses contextes historique et législatif et des principes qui guident l’interprétation des dispositions constitutionnelles dans le contexte fédéral-provincial. Enfin, nous examinerons la jurisprudence actuelle et la façon dont elle s’accorde avec notre interprétation téléologique de l’art. 121, dans le but de définir la portée de l’interdiction prévue par ce dernier.
(1) « Admis en franchise » — interprétations divergentes
[46] L’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 dispose :
Tous articles du crû, de la provenance ou manufacture d’aucune des provinces seront, à dater de l’union, admis en franchise dans chacune des autres provinces.
[47] Cette disposition se trouve dans la partie VIII de la Loi constitutionnelle de 1867, qui porte sur la façon dont les revenus, les dettes, les propriétés et les autorités fiscales devaient être répartis entre les corps législatifs existants et le nouveau gouvernement fédéral une fois la Confédération créée. Le régime prévoit expressément que le pouvoir de percevoir des tarifs douaniers allait être transféré des anciennes colonies au nouveau Dominion, conformément aux art. 122 et 123.
[48] Selon le ministère public appelant, l’expression « admis en franchise » utilisée à l’art. 121 devrait être interprétée comme proscrivant les mesures législatives qui, comme les tarifs, imposent des charges sur le prix des biens qui traversent les frontières interprovinciales. Il existe deux versions de cette position, une légèrement plus large que l’autre, que nous aborderons plus loin. Pour le moment, il suffit de noter que, peu importe la version, M. Comeau n’obtiendrait pas gain de cause. Même selon la deuxième interprétation plus large de cette position — soit que l’art. 121 proscrit les mesures législatives qui, de par leur essence et leur objet[1], entravent la circulation des biens d’une province à une autre (voir Murphy, le juge Rand) —, l’al. 134b) demeurerait valide, parce qu’il fait partie d’un régime complet de réglementation de l’alcool dans la province du Nouveau‑Brunswick et ne vise pas, de par son essence et son objet, à entraver le commerce interprovincial.
[49] M. Comeau ne tatillonne pas sur les détails quant au type précis de frais ou de charge qui est visé par l’art. 121 selon la jurisprudence. Il avance une nouvelle proposition beaucoup plus radicale, soit que l’expression « admis en franchise » utilisée à l’art. 121 signifie que les lois provinciales ne peuvent d’aucune façon entraver, ou compliquer, la circulation des biens d’une province à une autre, directement ou indirectement. À son avis, l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools entrave le libre passage des biens à la frontière du Nouveau-Brunswick en interdisant aux Néo‑Brunswickois de faire des provisions chez eux d’alcool provenant d’autres provinces. Par conséquent, il contreviendrait à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.
[50] M. Comeau prétend essentiellement que l’art. 121 est une disposition de « libre-échange » qui proscrit toute entrave au commerce interprovincial. Selon lui, l’objet de l’art. 121 était de favoriser l’intégration économique intégrale sans entrave de la nouvelle fédération.
[51] Les répercussions de ces interprétations divergentes de l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont considérables. Si l’interprétation large que préconise M. Comeau est celle qui convient, des régimes législatifs fédéraux et provinciaux dans de nombreux domaines — environnement, santé, commerce, politiques sociales — pourraient être invalides. Si c’est une interprétation plus étroite qui convient, l’effet juridique de l’art. 121 se limite aux tarifs, ou à ses équivalents fonctionnels.
[52] La méthode moderne d’interprétation législative nous fournit les paramètres pour décider de quelle façon l’expression « admis en franchise » devrait être interprétée. Selon R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), §2.6, le texte de la disposition doit être interprété d’une manière qui s’accorde avec le contexte et l’objet de la loi. Les dispositions constitutionnelles doivent être « située[s] dans [leurs] contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » : Big M Drug Mart, p. 344. Les textes constitutionnels doivent être interprétés généreusement en fonction de leur objet : Hunter, p. 155-156; Big M Drug Mart, p. 344; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, par. 19. Ils doivent également être interprétés d’une façon qui tient compte de l’évolution des circonstances puisqu’ils « doi[vent] être continuellement adapté[s] à de nouvelles réalités » : Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, par. 30; voir aussi Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi, par. 9. Il s’agit de la doctrine de l’arbre vivant : Edwards, p. 106-107. Enfin, les principes organisationnels sous-jacents des textes constitutionnels, comme le fédéralisme, peuvent être utiles à leur interprétation : Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 25; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721.
[53] Appliquant ce cadre d’analyse à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, nous concluons — comme nous l’expliquerons plus loin — que l’interprétation de l’expression « admis en franchise » proposée par M. Comeau doit être rejetée. L’article 121 n’impose pas de libre-échange absolu dans l’ensemble du Canada. Nous concluons aussi que cette disposition interdit aux gouvernements de percevoir des tarifs ou de mettre en place des mesures semblables (qui entraveraient de par leur essence et leur objet la circulation de biens d’une province à une autre), mais qu’elle n’interdit pas aux gouvernements d’adopter des mesures législatives et des régimes de réglementation visant d’autres objectifs et qui ont des effets accessoires sur la circulation des biens d’une province à une autre.
(2) Texte
[54] Les premiers mots de l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont généraux; l’expression « Tous articles du crû, de la provenance ou manufacture d’aucune des provinces » vise tous les articles du commerce d’origine canadienne, de façon exhaustive. (Nous n’avons pas à décider en l’espèce si l’art. 121 s’applique aux articles importés au Canada et qui circulent ensuite à l’intérieur des frontières.) Ce texte, pris isolément, ne répond toutefois pas à la question de savoir comment l’expression « admis en franchise » doit être interprétée. Elle demeure ambiguë, et il convient de l’interpréter en fonction des contextes historique, législatif et constitutionnel.
(3) Contexte historique
[55] Les circonstances historiques dans lesquelles l’art. 121 a été adopté font partie de l’interprétation contextuelle de la disposition. La preuve historique sert à situer une disposition dans ses « contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » : Big M Drug Mart, p. 344. Aux fins d’interprétation des textes constitutionnels, la preuve de l’intention des rédacteurs n’est toutefois pas concluante : R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 61‑62; Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 R.C.S. 99, par. 44.
[56] Pour les besoins du présent pourvoi, le contexte historique pertinent peut être résumé de la façon suivante. Les questions de nature économique faisaient partie des plus importants moteurs de la Confédération — l’union de certaines colonies des Maritimes et de la province du Canada pour former le Dominion du Canada. Les économies des colonies reposaient sur les exportations de ressources.
[57] Pendant longtemps, l’Angleterre a représenté un marché prévisible et lucratif pour ces exportations des colonies. Cependant, en 1850, la préférence des Britanniques pour les exportations canadiennes était en baisse : J. H. Perry, Taxes, tariffs, & subsidies : A history of Canadian fiscal development (1955), p. 24.
[58] La perte des marchés britanniques a entraîné deux conséquences. D’abord, lord Elgin, gouverneur général de la province du Canada (maintenant l’Ontario et le Québec) a été poussé à négocier une entente commerciale entre l’Amérique du Nord britannique et les États-Unis d’Amérique, ce qui a donné lieu en 1854 au Reciprocity Treaty, 10 Stat. 1089 (« Traité de réciprocité »). Celui-ci prévoyait l’ouverture de nouveaux marchés pour les exportations canadiennes, à l’image de l’accès au marché britannique dont bénéficiaient auparavant les provinces : Perry, p. 25. Selon le Traité de réciprocité, les produits visés circulaient d’un pays à l’autre sans que des droits de douane soient imposés.
[59] Ensuite, les colonies ont commencé à négocier des accords commerciaux réciproques entre elles. Bon nombre de ces accords avaient pour conséquence que les importations interprovinciales de produits [traduction] « naturels » étaient « en grande partie exemptes de droits de douane » : Perry, p. 25.
[60] Pendant un certain temps, les économies des colonies se sont épanouies grâce à la réciprocité avec les États-Unis et à d’autres accords conclus entre elles. Cependant, en 1866, les États-Unis ont aboli le Traité de réciprocité. Encore une fois, les colonies se sont retrouvées coupées d’un marché accessible et profitable pour leurs exportations. Forcées de trouver une nouvelle solution, elles ont cherché à poursuivre leur croissance économique en se tournant vers une intégration économique accrue.
[61] Cette intégration s’est toutefois heurtée à un obstacle : le pouvoir général des colonies d’imposer des tarifs semblables à des droits de douane et d’autres charges sur les biens qui franchisaient les frontières en vue de la production de recettes. Avant la création de la Confédération, les colonies ne pouvaient pas dépendre uniquement des exportations. Au début des années 1850, elles jouissaient d’une autonomie considérable à l’égard des tarifs, notamment quant aux biens manufacturés. Elles dirigeaient leurs propres activités génératrices de revenus fondées sur les tarifs qui constituaient d’importantes mesures génératrices de recettes : Perry, p. 26‑28; J. A. McLean, Essays in the Financial History of Canada (1894), p. 33-34.
[62] Ces pouvoirs régionaux en matière de tarifs étaient incompatibles avec l’intégration économique. Pour que cette union se réalise, les auteurs de la Constitution ont reconnu que chaque province devait renoncer à son pouvoir en cette matière. Comme l’a affirmé la Cour sous la plume du juge La Forest dans Black, p. 609 :
La réalisation d’une intégration économique occupait une place de premier plan dans le programme. [traduction] « Il s’agissait d’une initiative adoptée consciemment et mise en œuvre volontairement. » : [D. Creighton, British North America Act at Confederation : A Study Prepared for the Royal Commission on Dominion‑Provincial Relations (1939)]; voir également l’arrêt Lawson v. Interior Tree Fruit and Vegetable Committee of Direction, [1931] R.C.S. 357, à la p. 373. La création d’un gouvernement central, le pouvoir en matière d’échanges et de commerce, l’art. 121 et la construction d’un chemin de fer transcontinental devaient permettre de réaliser cette union économique. L’idée d’un Canada formant un seul pays comportant ce que l’on appellerait aujourd’hui un marché commun était fondamentale aux arrangements de la Confédération et les rédacteurs de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ont tenté de supprimer les barrières internes existantes qui limitaient les déplacements à l’intérieur du pays.
L’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 constituait l’un des piliers du pacte confédératif qui permettrait de réaliser l’union économique recherchée par les Pères de la Confédération.
[63] Des extraits de discours prononcés par des dirigeants politiques à l’époque de la création de la Confédération nous aident à comprendre leur vision de l’union économique au moment où la nouvelle nation est née. Dans certains passages, les dirigeants parlent de l’abolition des bureaux de douane qui existaient aux frontières provinciales avant la Confédération : motifs de première instance, par. 97‑98. Dans d’autres passages, ils se disent par ailleurs préoccupés par les obstacles au commerce interprovincial autres que les tarifs officiels : motifs de première instance, par. 93. D’autres extraits enfin abordent de façon plus générale le commerce sans entraves par-delà les frontières : motifs de première instance, par. 92, 96 et 100.
[64] Les auteurs de la Constitution étaient bien au fait des tarifs et des charges imposés sur les biens qui circulaient d’une province à une autre. Cependant, lorsqu’ils ont rédigé l’art. 121, ils ont choisi l’expression générale « admis en franchise » plutôt qu’une expression plus restreinte comme « libres de tout tarif ». Nous ignorons pourquoi ils ont choisi cette expression plus large et, dans une certaine mesure, ambiguë. Nous savons que ces questions ont suscité des débats, et que ce sont ceux qui voulaient une expression plus large que « tarifs » ou « droits de douane » qui l’ont emporté.
[65] Quel éclairage ces éléments historiques donnent‑ils à la question qui oppose M. Comeau et le ministère public? L’article 121 a-t-il été conçu pour supprimer toutes les entraves au commerce interprovincial, directes et indirectes, comme le soutient M. Comeau, ou a‑t‑il été conçu comme une disposition visant à supprimer les tarifs et les charges aux frontières provinciales, et à permettre par ailleurs l’adoption de lois valides qui peuvent avoir pour effet accessoire d’entraver le commerce entre les provinces, comme le fait valoir le ministère public?
[66] Le témoin expert appelé par M. Comeau a reconnu que ce qui représente, selon son interprétation, la conception large du « libre-échange » des rédacteurs n’était pas fondée précisément sur la façon dont les mesures fiscales s’appliquaient sur le terrain lors de la création de la Confédération. Il a qualifié ce qu’il considère être l’intention des rédacteurs d’éliminer tous les obstacles au commerce d’anticipatif et de prescient compte tenu de la façon dont certains observateurs voient les avantages du libre‑échange à notre époque : d.a., vol. V, p. 129 et 151. Il a également souligné que [traduction] « [l]es Pères de la Confédération ne voyaient aucune contradiction entre le soutien [au libre‑échange] et la volonté pragmatique d’adopter certaines formes d’intervention de l’État » qui portaient sur l’économie : d.a., vol. V, p. 135.
[67] Nous concluons que le contexte historique appuie l’avis selon lequel, à tout le moins, l’art. 121 interdit l’imposition de tarifs et d’autres mesures semblables sur les biens qui circulent d’une province à une autre. Parallèlement, la preuve historique n’indique nullement que les provinces, par exemple, perdraient leur pouvoir de légiférer en vertu de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans l’intérêt de leurs citoyens, même si cela pouvait avoir une incidence sur le commerce interprovincial. Tout au plus, la preuve historique n’offre qu’un appui limité à l’avis selon lequel l’expression « admis en franchise » à l’art. 121 se voulait une garantie absolue de commerce libre de tout obstacle.
(4) Contexte législatif
[68] L’article 121 figure dans la partie VIII de la Loi constitutionnelle de 1867, qui a pour titre « REVENUS; DETTES; ACTIFS; TAXE ». Les dispositions qui s’y trouvent décrivent la création du fonds consolidé de revenu du Canada; le moment où allait cesser l’application de certaines mesures provinciales génératrices de recettes, comme les tarifs, parce qu’elles étaient incompatibles avec la consolidation; les modalités selon lesquelles le gouvernement fédéral allait assumer les dettes des provinces; et les dispositions portant sur les questions fiscales provinciales qui se poseraient toujours après la création de la Confédération. L’insertion de l’art. 121 dans cette partie de la Loi constitutionnelle de 1867 est importante pour trois raisons.
[69] Premièrement, l’art. 121 fait partie d’un trio de dispositions portant sur le commerce interprovincial. L’article 122 prévoit que les lois de douane et d’accise de chaque province allaient demeurer en vigueur jusqu’à ce que le Canada en décide autrement. Selon l’art. 123, lorsque deux provinces ont des lois de douane et d’accise comparables, la preuve du paiement dans une province constitue le paiement dans l’autre. Interprétés conjointement, il est évident que les art. 121, 122 et 123 visaient le transfert des droits de douane et d’accise du palier provincial au palier fédéral; les art. 122 et 123 portant sur la façon dont ce transfert allait se faire, et l’art. 121 rendant compte du nouveau régime une fois le transfert fait.
[70] Lus conjointement, les art. 121, 122 et 123 prévoyaient la façon dont les droits de douane et d’accise allaient être imposés à la suite de l’union. Les tarifs interprovinciaux seraient abandonnés, et les tarifs internationaux relèveraient du Canada. Le renvoi aux lois d’accise donne à penser que les dispositions ont été rédigées en reconnaissance du fait que l’application d’autres mesures fiscales, comme les taxes d’accise, pourrait entraver le commerce comme le font les droits de douane.
[71] Deuxièmement, la partie VIII porte sur les instruments générateurs de recettes et leur consolidation : les taxes d’accise, les droits de douane, les taxes perçues. Ce sont toutes des mesures qui se rapportent aux marchandises et qui ont pour effet d’augmenter le prix des biens. Rien dans la partie VIII ne suggère que l’art. 121 devrait être interprété de telle sorte qu’il vise seulement les répercussions accessoires sur la demande de biens provenant d’autres provinces; cette partie de la loi vise principalement les charges directes sur le prix des marchandises.
[72] Troisièmement, la position de l’art. 121 dans la partie VIII, ainsi que son libellé, indiquent clairement qu’il ne confère pas de pouvoir, mais qu’il limite l’exercice des pouvoirs que confèrent les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 aux assemblées législatives. Les champs de compétences fédéraux et provinciaux énoncés aux art. 91 et 92 sont exhaustifs : Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, par. 34. L’interprétation des limites que des dispositions comme l’art. 121 imposent à ces pouvoirs doit être telle qu’elle ne prive pas le Parlement et les législatures des pouvoirs qui leur sont conférés pour traiter efficacement les problèmes qui se posent. Autrement, il y aurait des lacunes constitutionnelles — c’est-à-dire des situations dans lesquelles aucune assemblée législative ne pourrait agir —, ce que ne peut autoriser l’interprétation constitutionnelle : voir, p. ex., Murphy, p. 642, le juge Rand. L’interdiction d’entraves au commerce interprovincial fait intervenir plusieurs champs de compétences, notamment : le trafic et le commerce (par. 91(2)), l’imposition (par. 91(3) et 92(2)), la propriété et les droits civils (par. 92(13)), les sanctions provinciales (par. 92(15)) et les matières d’une nature locale (par. 92(16)). L’article 121 doit donc être interprété de façon à ce que les gouvernements puissent adopter des politiques préventives pour le bien de leurs citoyens et qu’un juste équilibre soit assuré entre les pouvoirs fédéraux et provinciaux, même si l’exercice de ces pouvoirs peut avoir un effet accessoire dans d’autres domaines, comme le transport de biens d’une province à une autre.
[73] Nous concluons que le contexte législatif de l’art. 121 indique qu’il faisait partie d’un régime permettant que les droits de douane et d’accise ainsi que les taxes semblables passent des anciennes colonies au Dominion; qu’il doit être interprété comme s’appliquant aux mesures qui ont pour effet d’augmenter le prix des biens lorsqu’ils franchissent une frontière provinciale; et qu’il ne doit pas recevoir une interprétation large au point qu’il empièterait sur les pouvoirs législatifs prévus aux art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Avant de clore la section sur le contexte législatif, nous aborderons un argument supplémentaire.
[74] Pour certains, le contexte législatif indique que l’art. 121 était une disposition purement transitoire, et qu’elle est devenue « périmée » une fois accompli le transfert des pouvoirs des anciennes colonies au nouveau Canada. Certaines dispositions voisines de l’art. 121 — les art. 119 et 122, par exemple — étaient manifestement transitoires et d’une durée limitée.
[75] Déclarer qu’une disposition constitutionnelle est « périmée » équivaut à une suppression judiciaire de la disposition du texte constitutionnel en question. En l’absence d’un libellé clair, il ne convient pas qu’un tribunal juge qu’une disposition constitutionnelle n’a pas d’application continue. Une telle conclusion outrepasserait son rôle interprétatif, et lui confèrerait plutôt un rôle législatif.
[76] La comparaison du texte de l’art. 121 à ceux des art. 119 et 122 affaiblit l’argument selon lequel le premier est périmé. En effet, il n’a pas le libellé clair requis. L’article 121 n’est pas uniquement transitoire. Les articles 119 et 122 imposent des limites temporelles expresses à leur application continue. L’article 119 crée un régime décennal pour le rapprochement des dettes entre le Canada et le Nouveau-Brunswick une fois la Confédération créée; cette disposition est donc manifestement périmée. L’article 122 comprend pour sa part une condition par laquelle la disposition devient périmée : « Les lois de douanes et d’accise de chaque province demeureront en force [. . .] jusqu’à ce qu’elles soient modifiées par le Parlement du Canada ».
(5) Principes fondamentaux
[77] Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 32, la Cour a conclu que les principes fondamentaux à la base de la Constitution peuvent aider à son interprétation. Dans le cas qui nous occupe, trois de ceux-ci, soit le fédéralisme, la démocratie et la protection des minorités, ont été invoqués. À notre avis, les deux derniers ne nous éclairent pas beaucoup sur l’interprétation que doit recevoir l’art. 121. Le principe du fédéralisme est toutefois primordial.
[78] Le fédéralisme se rapporte à la façon dont certains États s’unissent pour atteindre des résultats communs, tout en poursuivant leurs intérêts uniques. Le principe du fédéralisme reconnaît « l’autonomie dont les gouvernements provinciaux disposent pour assurer le développement de leur société dans leurs propres sphères de compétence » : Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 58; voir aussi Caron c. Alberta, 2015 CSC 56, [2015] 3 R.C.S. 511, par. 5. Le concept de l’équilibre des compétences régit les tensions entre le centre et les régions : Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 56-59. Le principe du fédéralisme exige que le tribunal qui interprète des textes constitutionnels tienne compte des répercussions des différentes interprétations sur l’équilibre entre les intérêts du fédéral et ceux des provinces. Cette considération a donné lieu, par exemple, à l’élaboration de théories comme celle du caractère nécessairement accessoire et celle des pouvoirs accessoires.
[79] Une interprétation large des pouvoirs fédéraux s’accompagne habituellement d’appels à la reconnaissance de pouvoirs provinciaux plus larges, et vice versa; ces pouvoirs sont en symbiose. D’ailleurs, un grand nombre des théories élaborées par la doctrine qu’utilisent les tribunaux dans les causes relatives au partage des compétences reflètent la tension entre les pouvoirs du fédéral et des provinces respectivement : voir, p. ex., H. L. Kong, « Republicanism and the division of powers in Canada » (2014), 64 U.T.L.J. 359, p. 393‑397. Comme l’a noté la Cour dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 7 :
La proposition suivant laquelle tant les pouvoirs fédéraux que ceux des provinces doivent être respectés et qu’un pouvoir ne peut être utilisé d’une manière telle que cela revienne en réalité à en vider un autre de son essence constitue un principe fondamental du fédéralisme. En effet, ce dernier exige plutôt d’établir un équilibre qui permet tant au Parlement qu’aux législatures d’agir efficacement dans leurs sphères de compétence respectives.
[80] La Cour a toujours interprété la portée des pouvoirs économiques prévus dans la Loi constitutionnelle de 1867 sous l’angle de l’équilibre des compétences. En est un exemple l’élaboration de la théorie du caractère « nécessairement accessoire » relativement au chevauchement acceptable des compétences provinciales et fédérales dans le domaine des échanges et du commerce : General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières.
[81] Le principe du fédéralisme en tant qu’outil d’interprétation a fait couler beaucoup d’encre. Certains affirment qu’il mène à des résultats divergents et qu’il repose par sa nature même sur des considérations de principe : voir, p. ex., P. J. Monahan, « At doctrine’s twilight : The structure of Canadian federalism » (1984), 34 U.T.L.J. 47, p. 48. D’autres font valoir qu’il s’agit essentiellement d’un principe d’efficacité qui favorise la centralisation et qui privilégie les compétences fédérales : voir, p. ex., J. Leclair, « The Supreme Court of Canada’s Understanding of Federalism : Efficiency at the Expense of Diversity » (2003), 28 Queen’s L.J. 411, p. 423. D’autres encore répliquent en invoquant la vaste portée de l’autonomie régionale que promettent les pouvoirs conférés aux provinces par les par. 92(13) et 92(16) : voir, p. ex., S. Wexler, « The Urge to Idealize : Viscount Haldane and the Constitution of Canada » (1984), 29 R.D. McGill 608, p. 641‑642.
[82] Pour les besoins du présent pourvoi, il suffit de préciser que le principe du fédéralisme nous rappelle l’équilibre juste et complexe des intérêts visés par les textes constitutionnels. L’interprétation qui fait fi de l’autonomie régionale est tout aussi problématique que celle qui sous-estime la portée de la compétence du gouvernement fédéral. À l’instar du professeur Scott, nous estimons qu’on [traduction] « ne peut pas comprendre la Constitution canadienne si on l’aborde avec une idée préconçue de ce que le fédéralisme est ou devrait être » : F. R. Scott, « Centralization and Decentralization in Canadian Federalism » (1951), 29 R. du B. can. 1095, p. 1095; voir aussi P. W. Hogg et W. K. Wright, « Canadian Federalism, the Privy Council and the Supreme Court : Reflections on the Debate about Canadian Federalism » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 329, p. 350.
[83] Ainsi, le principe du fédéralisme n’impose pas une vision précise de l’économie que les tribunaux doivent appliquer. Il ne permet pas à une cour d’affirmer que « ceci serait bon pour le pays et il faudrait interpréter la Constitution en conséquence ». Il pose plutôt en principe un cadre fondé sur l’équilibre des compétences, qui aide les cours de justice à cerner l’éventail des mécanismes économiques qui sont constitutionnellement acceptables. Il s’agit strictement pour les cours d’une question de respect de la Constitution et non de l’opportunité de la mesure en cause sur le plan des principes : voir, p. ex., Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, par. 90; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 471‑472, la juge Wilson; Renvoi relatif à la Loi anti‑inflation, [1976] 2 R.C.S. 373, p. 424‑425, le juge en chef Laskin. De la même façon, la doctrine de l’arbre vivant n’équivaut pas à une invitation générale pour que les plaideurs demandent aux tribunaux de constitutionnaliser un résultat de principe en particulier. Elle requiert seulement que les tribunaux tiennent compte de l’évolution, par exemple, de la façon dont nous interprétons l’équilibre des compétences et les facteurs qui le sous-tendent.
[84] Avec ces mises en garde à l’esprit, nous allons maintenant examiner les observations des parties sur le principe du fédéralisme. Tant M. Comeau que le ministère public renvoient au principe du fédéralisme pour soutenir leur vision respective particulière des résultats souhaitables sur le plan des principes — dans le cas de M. Comeau, le principe de l’absence d’obstacles, directs ou accessoires, au commerce interprovincial; dans le cas du ministère public, une vision du fédéralisme coopératif qui n’impose que peu de limites, voire aucune, au pouvoir des provinces d’imposer de tels obstacles. Faisant valoir ce qu’elles considèrent être les objectifs contemporains du fédéralisme en invoquant la doctrine de l’arbre vivant (Edwards, p. 106‑107), les parties exhortent la Cour à interpréter l’art. 121 conformément à la vision qu’elles préconisent du fonctionnement du fédéralisme. Nous analyserons chacun de ces arguments à tour de rôle.
[85] Examinons d’abord la prétention de M. Comeau selon laquelle le principe du fédéralisme appuie une pleine intégration économique. Nous ne pouvons souscrire à ce point de vue. Ce principe met l’accent sur l’équilibre et sur la capacité de chaque ordre de gouvernement d’atteindre ses objectifs en exerçant les compétences que lui confèrent les art. 91 ou 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Une pleine intégration économique reviendrait à [traduction] « restreindre la liberté d’action — voire la souveraineté — des gouvernements, particulièrement au palier provincial » : K. Swinton, « Courting Our Way to Economic Integration : Judicial Review and the Canadian Economic Union » (1995), 25 Rev. can. dr. comm. 280, p. 291; voir aussi D. Schneiderman, « Economic Citizenship and Deliberative Democracy : An Inquiry into Constitutional Limitations on Economic Regulation » (1995), 21 Queen’s L.J. 125, p. 152. Une interprétation de l’art. 121 qui exigerait une pleine intégration économique minerait considérablement la nature du fédéralisme canadien, qui repose sur la diversité des régions au sein d’une même nation : Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 57‑58; Canadian Western Bank, par. 22. D’ailleurs, une facette clé de cette diversité régionale est précisément que la fédération canadienne confère à chaque province le pouvoir de réglementer l’économie à l’image des préoccupations locales.
[86] Le principe du fédéralisme étaye l’opinion selon laquelle les provinces d’un état fédéral devraient avoir la marge de manœuvre leur permettant de gérer le passage des biens tout en adoptant des lois qui tiennent compte de conditions ou de priorités particulières sur leur territoire. Par exemple, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut ont adopté des lois qui régissent la consommation de boissons alcooliques et assurent le contrôle de celles qui arrivent sur leur territoire. La santé publique constitue certes l’objet principal de ces lois, mais elles ont comme effet accessoire de restreindre le commerce transfrontalier des boissons alcooliques. Les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut font valoir que les lois de ce type ne tombent pas sous le coup de l’art. 121. Nous sommes d’accord pour dire qu’une interprétation de l’art. 121 qui invaliderait de telles lois malgré leurs objectifs étrangers au commerce serait le fruit d’une compréhension erronée de l’importance du principe du fédéralisme.
[87] Le ministère public et certains procureurs généraux intervenants ont plaidé pour une interprétation étroite de l’art. 121 afin que les gouvernements disposent d’une importante latitude pour imposer des charges sur les biens qui traversent leurs frontières. À leur avis, cette interprétation découle naturellement de leur position selon laquelle le « fédéralisme coopératif » est un principe fondamental distinct d’interprétation constitutionnelle, tel que ces principes sont interprétés dans le Renvoi sur la sécession du Québec. Le fédéralisme coopératif décrit des situations où différents ordres de gouvernement travaillent de concert au départ pour tirer parti en tandem des pouvoirs constitutionnels qui leur sont propres afin d’établir un régime réglementaire qui pourrait outrepasser la compétence d’une assemblée législative à elle seule. Dans les causes portant sur le partage des compétences où des régimes réglementaires communs étaient contestés, le concept du fédéralisme coopératif a souvent aidé la Cour à analyser la question relative à la compétence : voir, p. ex., Fédération des producteurs de volailles du Québec c. Pelland, 2005 CSC 20, [2005] 1 R.C.S. 292; NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 R.C.S. 696. Il s’agit toutefois d’un examen distinct de celui auquel nous devons procéder en l’espèce pour répondre à la question d’interprétation qui se pose. Le principe fondamental qui s’inscrit dans la structure des textes constitutionnels que nous avons décrite dans le Renvoi sur la sécession du Québec est le fédéralisme — et, selon ce principe, aucune prescription précise n’est requise quant à la façon dont les gouvernements au sein de la fédération devraient exercer les pouvoirs que leur confère la Constitution.
[88] Nous ne pouvons donc souscrire ni aux arguments de M. Comeau ni à la position du ministère public quant au principe du fédéralisme. Ce dernier est néanmoins utile pour interpréter l’art. 121. La nécessité de maintenir l’équilibre consacré par le principe du fédéralisme appuie l’interprétation de l’art. 121 qui interdit les lois visant à restreindre la circulation des biens entre les provinces, mais qui permet aux législatures d’en adopter qui visent la réalisation d’autres objectifs dans les limites de leurs pouvoirs, même si ces lois peuvent avoir comme effet accessoire d’entraver la circulation des biens d’une province à une autre.
(6) Définir la portée de l’art. 121 : la jurisprudence
[89] Nous avons établi dans les sections précédentes des présents motifs que le libellé, les contextes historique et législatif de même que les principes constitutionnels sous-jacents n’étayent pas la prétention de M. Comeau selon laquelle l’art. 121 doit s’interpréter comme interdisant toute entrave à la circulation des biens d’une province à une autre, ce qui équivaudrait pour l’essentiel à forcer l’existence d’un régime de libre-échange absolu au Canada. Les éléments mentionnés précédemment appuient plutôt une conception souple et téléologique de l’art. 121, une conception qui respecte un juste équilibre entre les compétences fédérales, d’une part, et provinciales, d’autre part, et qui donne aux législatures la possibilité d’atteindre des objectifs de politique générale qui peuvent avoir pour effet accessoire d’entraver la circulation des biens d’une province à une autre.
[90] Cela étant établi, il faut ensuite répondre à la question suivante : qu’est-ce qu’interdit au juste l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867? Le débat que nous avons à trancher a été décrit comme un conflit entre deux courants jurisprudentiels — celui fondé sur l’arrêt Gold Seal, selon lequel l’art. 121 interdirait uniquement les tarifs, et celui fondé sur la décision du juge Rand dans l’arrêt Murphy, où celui-ci exprime l’avis que l’art. 121 interdit non seulement les tarifs, mais aussi les lois qui visent, de par leur essence et leur objet, à entraver la circulation de biens d’une province à une autre.
[91] Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis qu’il n’y a pas de conflit entre ces courants jurisprudentiels. Interprétés correctement, ils représentent une seule conception progressive de l’objet et de la fonction de l’art. 121 dans le régime constitutionnel général. Cette conception cadre parfaitement avec la conclusion que nous avons déjà tirée selon laquelle il vaut mieux interpréter l’art. 121 — vu à la lumière de son libellé, de ses contextes historique et législatif et du principe du fédéralisme — comme empêchant les provinces d’adopter des lois qui visent à entraver le commerce en érigeant des obstacles aux limites de leur territoire, tout en leur permettant de légiférer pour des objectifs principaux valides à l’intérieur de leur champ de compétence, même dans les cas où les lois en question risquent de restreindre accessoirement la circulation des biens d’une province à une autre.
[92] C’est dans l’arrêt Gold Seal, rendu en 1921, que la Cour a interprété la Loi constitutionnelle de 1867 pour la première fois. Il porte sur une loi fédérale qui interdisait l’importation d’alcool dans toute province prohibitionniste. Cette loi complétait les mesures législatives provinciales instituant la prohibition et avait été adoptée parce que le partage des compétences n’habilitait pas les provinces à réglementer le commerce interprovincial — un exemple ancien de fédéralisme coopératif. Le fabriquant de boissons alcooliques Gold Seal faisait valoir que l’obstacle commercial établi par la loi fédérale contrevenait à l’art. 121. L’analyse de cette disposition à laquelle s’est livrée la Cour dans Gold Seal était sommaire. Dans des motifs majoritaires, les juges Duff et Mignault ont chacun statué que la loi en cause n’était pas visée par l’art. 121, car elle n’établissait pas un tarif sur des biens qui traversaient les frontières provinciales. Le juge Mignault a ajouté que cette conclusion était compatible avec une disposition analogue de la Constitution des États-Unis répondant aux mêmes préoccupations : Gold Seal, p. 470. Le juge Anglin était du même avis, mais il n’a procédé à aucune analyse : Gold Seal, p. 466.
[93] L’arrêt Gold Seal a été entériné par le Comité judiciaire du Conseil privé dans Atlantic Smoke Shops, p. 92. Il était question d’une loi néo-brunswickoise qui assujettissait les importateurs de tabac à une taxe lorsque ce produit était importé dans la province. Le détaillant de tabac soutenait que la taxe constituait un obstacle commercial contraire à l’art. 121. Le vicomte Simon, lord chancelier, a retenu l’analyse effectuée par la Cour dans Gold Seal et conclu que, interprété eu égard au contexte de la partie VIII, l’art. 121 sonnait le glas des tarifs provinciaux. La taxe a toutefois été jugée conforme à cette disposition puisqu’il s’agissait d’une taxe générale à la consommation et qu’elle n’entravait donc pas le commerce sur le fondement d’une frontière provinciale : Atlantic Smoke Shops, p. 91‑92.
[94] En 1958, les juges majoritaires de la Cour dans Murphy ont suivi les arrêts Gold Seal et Atlantic Smoke Shops : p. 634. Un producteur de céréales avait tenté d’organiser une livraison interprovinciale de blé en contravention de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. 1952, c. 44. Il s’agissait de savoir si l’interdiction des livraisons interprovinciales prévue par cette loi contrevenait à l’art. 121. Les juges majoritaires ont conclu en passant que ce n’était pas le cas, car cette loi n’imposait pas de tarif. L’arrêt Murphy a été décidé principalement sur le fondement du partage des compétences. La Cour y a néanmoins brièvement discuté de l’art. 121.
[95] Toujours dans l’arrêt Murphy, le juge Rand a procédé dans ses motifs concordants à une analyse plus poussée de l’art. 121 et plus axée sur son objet. Il n’a pas critiqué Gold Seal, qu’il a reconnu comme l’arrêt fondamental en la matière, mais il a cherché à dégager le raisonnement qui sous-tend cet arrêt, ainsi que l’art. 121 et ses ramifications constitutionnelles. Les motifs du juge Rand s’apparentent à une série de réflexions sur la nature et l’objet de l’art. 121. Il a commencé par signaler que, à l’exception des matières purement locales et à caractère privé, le pays formait une seule entité économique : Murphy, p. 638. Il a cependant expliqué ensuite pourquoi les régimes provinciaux de mise en marché susceptibles de permettre l’imposition de charges différentes dans des régions différentes ne contreviennent pas à l’art. 121. Ces régimes [traduction] « incarnent une accumulation » de diverses charges parce qu’ils s’attachent à la réalisation d’objets pour tous les producteurs du secteur en question, qu’il s’agisse du transport, de la rémunération ou des assurances. Les charges qui constituent simplement « un élément d’un régime qui réglemente la distribution de biens » n’ont pas pour objet le commerce interprovincial, ils ne contreviennent donc pas à l’art. 121. Ce sont des « éléments des frais de vente qui ne peuvent être contestés que si le régime lui-même est contestable » : Murphy, p. 638‑639. L’article 121 « ne fait pas disparaître pour autant toute réglementation des activités commerciales. Il vise à assurer la liberté du commerce, tout en permettant la réglementation dans ses aspects secondaires, qui sont les à-côtés du commerce. Ce qui est interdit, c’est une réglementation du commerce qui serait reliée, en droit et en fait, à l’existence des frontières provinciales » : Murphy, p. 642, le juge Rand.
[96] Enfin, le juge Rand a expliqué qu’on ne saurait dire des régimes limitant de façon purement accessoire la circulation transfrontalière de marchandises qu’ils contreviennent à l’art. 121 parce que cela créerait un vide constitutionnel, ce dont a horreur l’interprétation constitutionnelle. Si l’on interdisait même les répercussions accessoires sur la circulation de biens au-delà d’une frontière provinciale, les provinces seraient incapables de s’occuper de questions importantes dans leur ressort. Parallèlement, le gouvernement fédéral ne serait pas en mesure de combler le vide parce que ces questions ne relèveraient pas de sa compétence suivant le partage des compétences : [traduction] « les deux ressorts ne pourraient se compléter par une action concertée » : Murphy, p. 642‑643, le juge Rand.
[97] Ces extraits illustrent bon nombre des thèmes qui ressortent de notre examen antérieur des contextes historique et législatif ainsi que du fédéralisme. Il est toutefois possible de les regrouper en deux propositions connexes. Premièrement, l’objet de l’art. 121 est d’interdire les lois qui, de par leur essence et leur objet, restreignent ou limitent la libre circulation des biens dans tout le pays. Deuxièmement, les lois qui n’ont qu’un effet accessoire sur le commerce dans le contexte de régimes réglementaires plus larges qui ne visent pas à entraver le commerce n’ont pas pour objet de restreindre le commerce interprovincial et n’enfreignent donc pas l’art. 121.
[98] Ces propositions sont compatibles avec les décisions Gold Seal et Atlantic Smoke Shops. Tout d’abord, s’il est vrai que dans ces affaires la Cour a affirmé que l’art. 121 interdit les tarifs, et s’il est vrai que, dans Murphy, le juge Rand a précisé que cette disposition interdit les lois qui agissent comme des tarifs de par leur objet (c.‑à‑d. les lois qui, de par leur essence, entrave le passage des biens entre les provinces), il s’agit d’une distinction vide de sens. Les limites constitutionnelles doivent s’appliquer au niveau des principes et de la fonction, et non de la désignation donnée à un certain type de loi. Le respect de la Constitution n’est pas une question de sémantique. Il est évident que les tarifs traditionnels contreviendraient à l’objet de l’art. 121, comme l’a décrit le juge Rand, mais d’autres mesures qui fonctionnent de la même façon pourraient tout autant y contrevenir. L’article 121 s’applique donc non seulement aux tarifs, mais aussi à leurs équivalents fonctionnels.
[99] Ensuite, les arrêts Gold Seal et Murphy appuient la proposition selon laquelle il n’était pas prévu que l’art. 121 vise les entraves au passage des biens d’une province à une autre qui sont simplement accessoires à un régime législatif visant un autre objet, et concluent que, puisque les restrictions en cause relatives à l’envoi de biens par-delà les frontières provinciales faisaient partie d’un régime fédéral plus large valide, elles ne contrevenaient pas à l’art. 121. Comme l’a souligné le juge Rand dans Murphy, l’interdiction des effets accessoires sur le commerce transfrontalier permettrait à l’art. 121 de primer sur l’exercice valide d’un pouvoir législatif et créerait des lacunes législatives à l’égard desquelles aucun ordre de gouvernement ne pourrait agir : p. 638 et 642-643. Le principe du fédéralisme milite contre une telle interprétation — l’objectif est l’équilibre et la capacité, non pas le déséquilibre et les lacunes constitutionnelles. Les gouvernements fédéral et provinciaux devraient pouvoir adopter des lois qui imposent des charges accessoires sur les biens qui circulent d’une province à une autre, compte tenu du régime de la Loi constitutionnelle de 1867 dans son ensemble, et plus particulièrement du partage des compétences : Murphy, p. 638 et 641, le juge Rand. C’est ce qu’illustre l’arrêt Gold Seal. Si le gouvernement fédéral n’avait pas pu adopter sa loi interdisant que des boissons alcooliques passent les frontières des provinces prohibitionnistes, il y aurait eu un hiatus législatif et le régime coopératif qui visait à permettre à ces provinces de faire en sorte que l’alcool ne franchisse pas leurs frontières n’aurait pas pu voir le jour.
[100] Autrement dit, l’art. 121 permet l’adoption de régimes qui entravent accessoirement la circulation des biens d’une province à une autre, mais ne permet pas d’imposer de tels obstacles seulement parce que les biens franchissent une frontière provinciale. De l’avis du juge Rand, le fondement de l’art. 121 était d’interdire les lois visant à ériger des obstacles au commerce entre les provinces, que ce soit des droits de douane ou d’autres mesures destinées à jouer le rôle de tels tarifs : Murphy, p. 642.
[101] On pourrait débattre de la question de savoir si l’opinion du juge Rand énonce le fondement logique de Gold Seal, ou si elle en élargit la portée. Cela dit, si l’on accepte le principe qui sous-tend l’art. 121 — c’est-à-dire l’interdiction des lois visant, de par leur essence et leur objet, à ériger des obstacles au commerce entre les provinces —, le débat est stérile. Les arrêts Gold Seal, Atlantic Smoke Shops et Murphy sont tous compatibles avec cette proposition de base, même s’ils ne l’explicitent pas. D’ailleurs, aucun de ces arrêts n’a confirmé la validité d’une loi visant, de par son essence et son objet, à entraver la circulation des biens d’une province à une autre.
[102] En outre, des juristes ont subséquemment retenu la description qu’a faite le juge Rand de la portée de l’art. 121. Le juge Laskin (plus tard juge en chef), en rédigeant ses motifs concordants dans l’arrêt Procureur général du Manitoba c. Manitoba Egg and Poultry Assn., [1971] R.C.S. 689, p. 717, a souligné que l’art. 121 est censé viser des mesures entraînant « la fermeture (au sens figuré) [des] frontières ». En tant que juge en chef dans ses motifs concordants dans l’arrêt Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, p. 1268, il a adopté l’interprétation que le juge Rand a donnée à l’art. 121 et noté que cette disposition pose la question de savoir si, « en droit et en fait », la loi contestée a pour objet d’ériger des obstacles au commerce entre les provinces. Les juges majoritaires dans la première de ces décisions n’ont émis aucun commentaire sur l’art. 121. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, les juges majoritaires ont conclu que la loi n’enfreignait pas l’art. 121 et, bien qu’ils n’ont procédé eux-mêmes à aucune analyse de la question, ils n’ont pas exprimé de désaccord avec les propos du juge en chef Laskin.
[103] Dans des remarques incidentes formulées dans deux décisions subséquentes, le juge La Forest, au nom de la Cour, a lui aussi souligné que l’approche fonctionnelle formulée par le juge Rand tirait son origine du point de vue exprimé dans Gold Seal : Black, p. 609; Lignes aériennes Canadien Pacifique, p. 1153.
[104] Plus récemment, dans Richardson, les juges Iacobucci et Bastarache, au nom des juges majoritaires, et la juge McLachlin (maintenant juge en chef), dissidente, ont reconnu (bien que ce soit, encore une fois, dans des remarques incidentes) que l’interprétation de l’art. 121 donnée par le juge Rand constituait l’autorité applicable pour cette disposition : par. 63‑65, les juges Iacobucci et Bastarache, par. 123 et 171, la juge McLachlin. Dissidente, mais non sur ce point, cette dernière a affirmé, aux par. 123 et 171 :
En gros, l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 permet d’adopter des mesures législatives qui touchent, de manière accessoire, à la circulation des biens et services d’une province à l’autre, mais il interdit celles [traduction] « reliée[s], en droit et en fait, à l’existence des frontières provinciales » : Murphy c. Canadian Pacific Railway Co., [1958] R.C.S. 626, à la p. 642, le juge Rand; Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198, à la p. 1268, le juge en chef Laskin qui interprétait alors l’art. 121. . .
. . .
. . . On permet aux provinces et au gouvernement fédéral de créer des désavantages fondés sur des frontières provinciales, pourvu qu’un tel effet découle accessoirement d’un autre objectif relevant de leur domaine de compétence législative légitime. Cependant, il ne leur est pas permis d’ériger des barrières interprovinciales qui ne soient pas une conséquence accessoire de cet objectif supérieur. La distinction de l’al. 6(3)a) entre principal et accessoire reflète la jurisprudence relative à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui interdit les lois commerciales qui visent principalement à entraver la circulation de biens en raison de frontières provinciales : Murphy c. Canadian Pacific Railway et Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, précités.
[105] Les commentaires formulés par des juges de la Cour sur l’art. 121 dans la jurisprudence postérieure à Gold Seal n’ont jamais obtenu le caractère de ceux qui font autorité, soit parce qu’ils ont été énoncés par les juges minoritaires soit parce qu’ils ont pris la forme de remarques incidentes. Ils ne sont toutefois pas incompatibles avec Gold Seal et Atlantic Smoke Shops, et constituent plutôt une formulation forte et fondée sur des principes des conclusions tirées dans ces décisions antérieures.
[106] Ainsi, l’interprétation téléologique de l’art. 121 mène à la conclusion suivante : l’art. 121 proscrit les lois qui, de par leur essence et leur objet, entravent le commerce entre les provinces. Les lois qui n’ont que l’effet accessoire de restreindre le commerce interprovincial, parce qu’elles font partie de régimes plus larges n’ayant pas pour objet d’entraver le commerce, ne contreviennent pas à l’art. 121 parce qu’elles visent à soutenir le régime pertinent, et non pas à restreindre ce commerce. Bien que l’arrêt Gold Seal ne comprenait pas une analyse téléologique de l’art. 121 et qu’il ne décrivait donc pas la portée de ce dernier précisément de cette façon, il cadre parfaitement avec cette interprétation. La jurisprudence antérieure de la Cour sur l’art. 121 et le sens plus large adopté par le juge Rand marquent plutôt différents jalons sur le continuum progressif de la jurisprudence, des jalons tous compatibles avec le libellé de l’art. 121, ses contextes historique et législatif ainsi que le principe du fédéralisme.
[107] Une partie qui plaide qu’une loi enfreint l’art. 121 doit donc démontrer que cette loi, de par son essence et son objet, restreint le commerce interprovincial. Le terme « essence » renvoie à la nature de la mesure : « Ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et ce sans quoi elle ne serait pas » : Le Petit Robert (nouv. éd. 2012), p. 932. Le terme « objet » vise l’objectif, ou l’objet principal, de la mesure.
[108] La première question est celle de savoir si, de par son essence, la loi vise à restreindre ou à interdire le commerce d’une province à une autre, comme le font les tarifs. Ces derniers, au sens large, sont « les droits de douane et les impositions de toute nature qui frappent les importations ou les exportations » : Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Organisation mondiale du commerce), R.T. Can. 1948 no 31, partie I, art. I. Le demandeur doit donc établir que la loi augmente le coût des biens du fait qu’ils proviennent de l’extérieur de la province. Autrement dit, le demandeur doit établir que la loi établit une distinction entre les biens [traduction] « reliée à l’existence des frontières provinciales » et à l’origine d’un coût supplémentaire pour ceux qui proviennent de l’extérieur de la province : Murphy, p. 642, le juge Rand. Interdire que des biens traversent la frontière constitue un exemple extrême de distinction de ce type.
[109] Le coût supplémentaire n’a pas à prendre la forme d’une charge prélevée physiquement à la frontière, ni d’ailleurs celle d’une suramende compensatoire véritable; il suffit que la loi impose un fardeau financier sur les biens qui traversent une frontière provinciale. Une loi selon laquelle « le rhum produit dans les provinces maritimes fera l’objet d’une surtaxe de 50 % au moment où il entre à Terre‑Neuve » a le même effet, en principe, qu’une loi qui prévoit que « quiconque importe à Terre‑Neuve du rhum produit dans une des provinces maritimes est coupable d’une infraction et passible d’une amende ». Les deux lois imposent un fardeau sur le coût des biens qui traversent une frontière provinciale.
[110] Dans certains cas, il pourrait être nécessaire de produire certains éléments de preuve pour qu’il soit possible de déterminer si la loi contestée impose une charge fondée sur une frontière provinciale. Envisageons le cas d’une loi fictive qui exigerait des distillateurs albertains qu’ils obtiennent un permis particulier pour importer du seigle. On ne peut dire de la loi, à sa face même, (1) si elle impose une quelconque charge sur la circulation du seigle ou (2) si une telle charge est liée à une distinction entre les biens fondée sur une frontière provinciale. Si le prix du permis est considérable et s’il est très difficile de s’en procurer un, il est possible que la mesure entrave le commerce interprovincial de seigle. De même, si le seul seigle que peuvent se procurer les distillateurs albertains provient de la Saskatchewan, l’exigence quant à la détention d’un permis peut agir comme un tarif à l’encontre d’un bien de la Saskatchewan. Par contre, s’il est facile de se procurer le permis et si la détention d’un tel permis s’applique tout autant si les entreprises albertaines ont accès à du seigle produit en Alberta, il est possible que la loi n’impose pas un fardeau ou une charge fondés sur une frontière provinciale et qu’il n’y ait pas violation de l’art. 121.
[111] Si la loi, de par son essence, ne restreint pas le commerce des biens d’une province à une autre, l’examen est terminé et l’art. 121 n’est pas en cause. Si, au contraire, elle restreint ce commerce, le demandeur doit donc aussi établir que la loi vise principalement, de par son objet, une telle restriction. Une loi peut avoir plus d’un objet. Il faut toutefois que son objet principal soit d’entraver le commerce pour que l’art. 121 soit en jeu. L’examen est objectif, fondé sur le libellé de la loi, sur le contexte législatif dans lequel elle a été adoptée (c.-à-d. qu’il faut se demander si elle fait partie d’un régime réglementaire plus large) et sur tous ses effets discernables (qui peuvent inclure bien davantage que son effet d’entrave au commerce). Si l’objet de la loi est de même nature que les objets traditionnellement visés par les tarifs — comme exploiter le passage de biens à la frontière dans le seul but de collecter des fonds, protéger l’industrie locale ou sanctionner une autre province —, cela pourrait, dépendant d’autres facteurs, étayer la prétention que l’objet principal de la loi consiste à restreindre le commerce : voir, p. ex., Murphy, p. 638‑639, le juge Rand; Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, p. 1268, le juge en chef Laskin; D. Hill, dir., National Trade and Tariff Service (feuilles mobiles), §1.3; Black’s Law Dictionary (9e éd. 2009), p. 1593-1594.
[112] Les lois qui, sans faire partie d’un régime plus large, ont pour effet de restreindre le commerce interprovincial n’enfreignent pas l’art. 121 si leur objet principal n’est pas d’entraver le commerce, mais un autre objet valide. Ainsi, une loi qui interdit la circulation de boissons alcooliques d’une province à une autre avec pour objectif principal de protéger la santé et le bien-être des personnes qui habitent dans la province n’enfreindrait pas l’art. 121. Cela dit, plus souvent, il n’est pas satisfait à l’exigence relative à l’objet principal applicable dans l’analyse d’une loi au regard de l’art. 121 parce que la restriction au commerce qui découle de cette loi n’est qu’un effet accessoire de son rôle dans le contexte d’un régime valide dont l’objet est différent. L’objet principal d’une telle loi n’est pas la restriction du commerce d’une province à une autre, mais l’atteinte des objectifs du régime réglementaire.
[113] Toutefois, on ne peut valider sur le plan constitutionnel au regard de l’art. 121 une loi qui, de par son essence et son objet, entrave le commerce interprovincial uniquement en l’insérant dans un régime réglementaire plus large. Si l’objet principal du régime plus large est d’entraver le commerce, ou si la loi contestée n’est pas reliée logiquement à l’objet du régime, elle contrevient à l’art. 121. Il existe un lien rationnel entre la mesure contestée et l’objectif plus large du régime réglementaire lorsque, sur le plan de la raison ou de la logique, on peut dire de la première qu’elle sert le deuxième : voir, p. ex., RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 153, la juge McLachlin (maintenant juge en chef), et au par. 184, le juge Iacobucci. Le régime peut être purement provincial ou il peut être à la fois provincial et fédéral : Gold Seal; voir également le Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles.
[114] Bref, il ne sera enfreint à l’art. 121 qu’en présence de deux éléments. La loi doit avoir, comme un tarif, une incidence sur la circulation interprovinciale de biens, une incidence qui, à la limite, peut consister en une interdiction pure et simple. Il faut en outre que la restriction au commerce interprovincial constitue l’objet principal de la loi, de sorte que ne sont pas visées les lois adoptées pour l’atteinte d’autres objets, comme des lois qui font rationnellement partie de régimes législatifs plus larges dont les objets ne sont pas liés à l’entrave au commerce interprovincial.
[115] Les décisions rendues, bien que peu nombreuses, illustrent comment fonctionne le test fondé sur l’essence et l’objet de la loi. Dans Gold Seal, la Cour a conclu qu’une loi fédérale visant à aider les provinces prohibitionnistes à faire en sorte que des boissons alcooliques ne se retrouvent pas sur leur territoire n’était pas contraire à l’art. 121. La loi n’avait pas pour objet principal d’entraver la libre circulation des biens d’une province à une autre; elle faisait plutôt partie d’un régime fédéral provincial plus large visant à faciliter la mise en œuvre des décisions des provinces, fondées sur des référendums locaux, d’interdire la consommation d’alcool pour éviter les préjudices découlant de cette pratique. Ainsi, elle n’enfreignait pas l’art. 121. De même, dans Murphy, il a été conclu qu’une loi fédérale interdisant aux fermiers d’expédier des céréales au-delà des frontières provinciales ne contrevenait pas à l’art. 121 parce qu’elle faisait partie d’un régime plus large de mise en marché pour la distribution de ces produits. La contestation de la loi dans Atlantic Smoke Shops a échoué parce que le texte législatif en cause n’établissait pas de distinction entre le tabac local et celui provenant d’une autre province. Autrement dit, elle n’établissait pas, de par son essence, une charge du type d’un tarif.
[116] La question de savoir si l’art. 121 s’applique autant aux lois provinciales qu’aux lois fédérales fait l’objet de débats. Certes, dans des décisions antérieures, la Cour a tranché les litiges en tenant pour acquis que les lois fédérales peuvent faire intervenir l’art. 121 (voir, p. ex., Gold Seal et Murphy); aucune loi fédérale n’est toutefois réellement en cause dans le présent appel, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de trancher ici la question. Nous souscrivons aux propos du juge en chef Laskin dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’organisation du marché des produits agricoles, lorsqu’il affirme à la p. 1267 que « l’application de l’art. 121 peut être différente selon qu’il s’agit de législation fédérale ou provinciale, parce que ce qui peut équivaloir à un tarif ou à un droit de douane sous l’empire d’une réglementation provinciale peut ne pas avoir du tout ce caractère sous l’empire d’une réglementation fédérale ».
VI. Application
[117] L’alinéa 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools contrevient‑il à l’art. 121? Nous concluons qu’il n’y a pas contravention. Il convient de reproduire l’al. 134b) :
134 Sauf dans les cas prévus par la présente loi et les règlements, nul ne doit, dans la province, soit personnellement, soit par l’entremise de son commis, employé, préposé ou représentant,
. . .
b) avoir ou garder des boissons alcooliques
achetées ailleurs qu’à la Société.
[118] Notre tâche consiste à déterminer si, de par son essence et son objet, l’al. 134b) vise à restreindre le commerce des boissons alcooliques entre le Nouveau-Brunswick et les autres provinces.
[119] Premièrement, nous devons déterminer si, de par son essence, l’al. 134b) agit comme un tarif de sorte qu’il entrave le commerce interprovincial. Considéré conjointement avec d’autres dispositions, l’al. 134b) érige en infraction le fait de faire des provisions de quantités excessives de boissons alcooliques obtenues ailleurs qu’à la Société des alcools du Nouveau-Brunswick. Il est possible de faire, sans coût additionnel, provision de boissons alcooliques provenant de la Société; pour celles provenant d’ailleurs, cela n’est pas possible sans courir le risque de se voir infliger une amende et de se faire confisquer les produits en question. Ces sanctions augmentent le coût de ce type de boissons alcooliques à la fois directement et indirectement. D’abord, les sanctions infligées pour avoir fait provision de telles boissons provenant d’ailleurs que de la Société ont pour effet d’en augmenter directement le coût d’acquisition. Ensuite, le risque d’infliction d’une amende et de confiscation a indirectement un effet dissuasif général sur les Nouveaux‑Brunswickois qui, autrement, pourraient chercher à se procurer des boissons alcooliques à meilleur prix qu’à la Société, là où il y en a.
[120] En forçant ceux qui font provision de boissons alcooliques achetées ailleurs qu’à la Société de la province à payer des amendes, et en les privant par le fait même de biens moins chers, la loi augmente le coût des boissons alcooliques visées. Si les autorités saisissent des boissons identifiées lorsqu’une accusation est portée en application de l’al. 134b) — comme cela s’est passé dans le cas de M. Comeau — la loi, sur le plan pratique, interdit et empêche totalement l’accès à des boissons alcooliques obtenues ailleurs qu’à la Société. Cette interdiction agit comme un tarif à l’extrême de l’éventail des possibilités. En ce qui a trait à l’alcool provenant d’une autre province, il n’est pas simplement empêché qu’il soit « admis en franchise » au Nouveau-Brunswick, il ne peut carrément pas y entrer.
[121] La restriction est liée à une frontière provinciale. L’alinéa 134b) entrave l’achat au-delà d’un certain seuil de boissons alcooliques provenant d’ailleurs que de la Société de la province. La loi a donc deux effets. D’abord, elle restreint l’accès à des boissons alcooliques provenant d’autres provinces. Ensuite, elle restreint dans la province l’accès aux boissons alcooliques qui ne sont pas sous le contrôle de la Société. S’il est vrai que les amendes sont conçues de telle sorte qu’elles restreignent l’achat de boissons alcooliques du marché noir au Nouveau-Brunswick, elles constituent néanmoins également une entrave à l’entrée de boissons alcooliques dans la province. L’existence du premier de ces effets — soit la restriction de l’accès aux boissons alcooliques provenant d’autres provinces — est suffisante pour établir que l’al. 134b), de par son essence, fonctionne comme un tarif, et ce, même s’il peut avoir d’autres effets strictement liés au commerce qui a cours dans la province.
[122] Nous devons ensuite déterminer si cette restriction au commerce constitue l’objet principal de l’al. 134b). Comme nous l’avons mentionné, le libellé, les effets et le contexte législatif aident à cerner quel est cet objet. En l’espèce, le libellé et les effets pointent dans la même direction et laissent croire que l’objet principal de l’al. 134b) n’est pas d’entraver le commerce. Cette disposition interdit « [d’]avoir ou [de] garder » plus qu’une certaine quantité de boissons alcooliques « achetées ailleurs qu’à la Société ». En fait, elle restreint le droit de détenir des boissons alcooliques obtenues de sources autres que la Société et restreint le droit de détenir des boissons alcooliques obtenues de sources autres que la Société et importées au Nouveau-Brunswick. Le libellé et les effets de l’al. 134b) indiquent que l’objet principal de ce dernier consiste à restreindre l’accès à toutes les boissons alcooliques obtenues de sources autres que la Société et non pas uniquement à celles qui proviennent d’une autre province comme le Québec. Ce point de vue est renforcé par une lecture conjointe des al. 134b) et 43c), ce dernier étant celui qui établit le seuil maximal de boissons alcooliques provenant d’ailleurs que de la Société que peut détenir une personne au Nouveau-Brunswick. En effet, l’existence d’un seuil fixé par la loi, plutôt que d’une interdiction pure et simple, suggère que l’al. 134b) ne vise pas spécifiquement les boissons alcooliques provenant de l’extérieur de la province, mais plus généralement l’interdiction d’intégrer aux réserves de boissons alcooliques du Nouveau-Brunswick une quantité définie de ces boissons provenant d’ailleurs que de la Société.
[123] L’examen du régime plus large dont l’al. 134b) fait partie — un régime qui réglemente la capacité du Nouveau-Brunswick de régir la gestion de l’alcool dans la province — confirme cette conclusion. La Loi sur la réglementation des alcools énonce des règles diverses et détaillées ainsi que des interdictions visant le contrôle de l’accès à l’alcool au Nouveau-Brunswick. Une loi connexe, la Loi sur la Société des alcools du Nouveau-Brunswick, L.N.-B. 1974, c. N‑6.1 (maintenant L.R.N.‑B. 2016, c. 105), établit le monopole public de la gestion de l’approvisionnement d’alcool de la province. Considérées conjointement, ces lois mettent en place un régime complet et technique pour garantir la surveillance du commerce des boissons alcooliques dans la province. L’article 3 de la Loi sur l’importation des boissons enivrantes, L.R.C. 1985, c. I‑3, consacre le droit des provinces d’adopter de tels régimes.
[124] En effet, le régime du Nouveau-Brunswick ne vise pas à restreindre le commerce interprovincial. Il vise plutôt à permettre la supervision par des entités publiques de la production, de la circulation, de la vente et de l’utilisation de l’alcool au Nouveau-Brunswick. Il est bien connu que les provinces ont le pouvoir d’adopter des régimes de gestion de l’approvisionnement et de la demande des boissons alcooliques à l’intérieur de leurs frontières : Air Canada c. Ontario (Régie des alcools), [1997] 2 R.C.S. 581, par. 55, citant R. c. Gautreau (1978), 21 R.N.-B. (2e) 701 (C.S. (div. d’app.)). Les gouvernements gèrent le prix, l’entreposage et la distribution des boissons alcooliques afin d’atteindre divers objectifs de politique interne. Même si le ministère public a admis que ce régime permet au Nouveau-Brunswick de générer des revenus, là n’est pas l’objet principal du régime, ce n’en est qu’une conséquence collatérale. Enfin, l’al. 134b) n’est pas dissocié de l’objet du régime plus large. Il contribue clairement au choix de la province de contrôler l’approvisionnement et l’utilisation des boissons alcooliques sur son territoire.
[125] Nous concluons que l’objet principal de l’al. 134b) consiste à interdire la garde de quantités excessives de boissons alcooliques provenant de réserves qui ne sont pas régies par la province. La capacité du Nouveau-Brunswick d’exercer un contrôle sur les réserves de boissons alcooliques dans la province serait minée si de telles boissons provenant d’ailleurs que de la Société pouvaient entrer librement dans la province ou provenir de garages de trafiquants et de brasseurs privés. L’interdiction prévue à l’al. 134b) s’attaque à ces deux cas de figure. Certes, cette disposition a notamment pour effet d’entraver le commerce interprovincial, mais cet effet n’est qu’accessoire compte tenu de l’objet du régime provincial pris dans son ensemble. Ainsi, bien que, de par son essence, l’al. 134b) entrave le commerce transfrontalier, il ne s’agit pas de son objet principal.
[126] L’alinéa 134b) ne contrevient pas à l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.
VII. Conclusion
[127] Pour les motifs qui précèdent, le pourvoi du ministère public est accueilli. La Cour répond ainsi à la question constitutionnelle de l’appelante :
L’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.‑U.), 30 & 31 Vict., c. 3, rend‑il inconstitutionnel l’al. 134b) de la Loi sur la réglementation des alcools, L.R.N.‑B. 1973, c. L‑10, qui, avec l’art. 3 de la Loi sur l’importation de boissons enivrantes, L.R.C. 1985, c. I‑3, établit un régime de réglementation fédéral‑provincial à l’égard des boissons enivrantes?
Réponse : Non.
[128] La Cour a déjà condamné l’appelante aux dépens du présent pourvoi : jugement sur la demande d’autorisation d’appel, [2017] Bull. C.S.C. 778.
Pourvoi accueilli avec dépens en faveur de l’intimé.
Procureur de l’appelante : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureurs de l’intimé : Gardiner, Roberts, Toronto; Matchim Bernard Law Group, Campbellton, N.‑B.; Arnold Schwisberg, Markham, Ontario.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureure de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureurs de l’intervenant le procureur général de l’Île‑du‑Prince‑Édouard : Stewart McKelvey, Charlottetown.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.
Procureur de l’intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador : Procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, St. John’s.
Procureur de l’intervenant le procureur général des Territoires du Nord‑Ouest : Procureur général des Territoires du Nord‑Ouest, Yellowknife.
Procureur de l’intervenant le gouvernement du Nunavut, représenté par le ministre de la Justice : Procureur général du Nunavut, Iqaluit.
Procureurs des intervenantes Liquidity Wines Ltd., Painted Rock Estate Winery Ltd., 50th Parallel Estate Limited Partnership, Okanagan Crush Pad Winery Ltd. et Noble Ridge Vineyard and Winery Limited Partnership : Coulson Litigation, Vancouver; Gudmundseth Mickelson, Vancouver.
Procureur de l’intervenante Artisan Ales Consulting Inc. : University of Alberta, Edmonton.
Procureurs de l’intervenant l’Institut économique de Montréal : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Federal Express Canada Corporation : McMillan, Toronto.
Procureurs des intervenantes la Chambre de commerce du Canada et la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante : Borden Ladner Gervais, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Cannabis Culture : Tousaw Law Corporation, Abbotsford, C.‑B.
Procureurs de l’intervenante l’Association des distillateurs canadiens, faisant affaire sous le nom Spiritueux Canada : Power Law, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante Canada’s National Brewers : Gowling WLG (Canada), Toronto.
Procureurs des intervenants les Producteurs laitiers du Canada, les Producteurs d’œufs du Canada, les Producteurs de poulet du Canada, les Éleveurs de dindon du Canada et les Producteurs d’œufs d’incubation du Canada : Conway Baxter Wilson, Ottawa.
Procureurs de l’intervenant Consumers Council of Canada : Siskinds, London et Toronto; Michael Sobkin, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante l’Association des vignerons du Canada : Bennett Jones, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Alberta Small Brewers Association : Burnet, Duckworth & Palmer, Calgary.
[1] Dans le contexte de l’interprétation de l’art. 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, la Cour a rendu antérieurement l’expression anglaise « in essence and purpose » par « dans sa nature ou son but » et par « en droit et en fait ». Dorénavant, par souci d’exactitude et d’uniformité, c’est l’expression « de par son essence et son objet » qui sera utilisée dans la version française des jugements.