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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522

Appel entendu : 31 octobre 2017

Jugement rendu : 10 mai 2018

Dossier : 37002

 

Entre :

 

Centrale des syndicats du Québec et autres

Appelants

 

et

 

Procureure générale du Québec

Intimée

 

Et entre :

 

Confédération des syndicats nationaux (CSN) et autres

Appelants

 

et

 

Procureure générale du Québec

Intimée

 

- et -

 

Procureur général de l’Ontario et autres

Intervenants

 

 

Traduction française officielle : Motifs de la juge Abella et motifs de la juge en chef McLachlin

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs :

(par. 1 à 56)

 

La juge Abella (avec l’accord des juges Moldaver, Karakatsanis et Gascon)

Motifs :

(par. 57 à 153)

 

La juge Côté (avec l’accord des juges Wagner, Brown et Rowe)

Motifs dissidents quant au résultat :

(par. 154 à 159)

La juge en chef McLachlin

 

 

 


Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522

Centrale des syndicats du Québec,

Fédération des intervenantes en petite enfance

du Québec (FIPEQ‑CSQ), Le syndicat des intervenantes

en petite enfance de Montréal (SIPEM‑CSQ),

Le syndicat des intervenantes en petite enfance

de Québec (SIPEQ‑CSQ), Le syndicat des intervenantes

en petite enfance de l’Estrie (SIPEE‑CSQ), Francine Joly,

Nathalie Fillion, Louise Fréchette, Fédération du personnel

de soutien de l’enseignement supérieur (FPSES) (CSQ),

Syndicat des interprètes professionnels du Sivet (CSQ),

Chantal Bousquet et Yannick François                                                         Appelants

c.

Procureure générale du Québec                                                                        Intimée

‑ et ‑

Confédération des syndicats nationaux (CSN),

Fédération de la santé et des services sociaux,

Syndicat des travailleuses et travailleurs des CPE

de la Montérégie, Syndicat des travailleuses des CPE

de Montréal et de Laval, France Laniel,

Ginette Lavoie et Danielle Paré                                                                    Appelants

c.

Procureure générale du Québec                                                                        Intimée

et

Procureur général de l’Ontario, Equal Pay Coalition,

Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et

La Coalition pour l’équité salariale du Nouveau‑Brunswick                   Intervenants

Répertorié : Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale)

2018 CSC 18

No du greffe : 37002.

2017 : 31 octobre; 2018 : 10 mai.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à l’égalité — Discrimination fondée sur le sexe — Équité salariale — Adoption d’un régime législatif visant à remédier à la discrimination salariale systémique subie par les salariés, essentiellement des femmes, qui occupaient des postes dans des catégories d’emplois à prédominance féminine — Absence d’une méthode permettant d’évaluer les ajustements à apporter en matière d’équité salariale pour les salariés qui travaillaient dans des milieux sans catégories d’emplois à prédominance masculine pouvant servir de comparateurs, ce qui a entraîné un accès différé à l’équité salariale sans paiements rétroactifs pour ces salariés par opposition à ceux qui travaillaient dans des milieux où il existait des catégories d’emplois à prédominance masculine pouvant servir de comparateurs — L’accès différé de six ans à l’équité salariale résultant de l’art. 38 de la Loi sur l’équité salariale pour les femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins viole‑t‑il l’art. 15 de la Charte? — Dans l’affirmative, cette violation est‑elle justifiable? — Loi sur l’équité salariale, RLRQ, c. E‑12.001, art. 38Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 15 .

       Au Québec, le droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale a été institué en 1975 par l’art. 19 de la Charte des droits et libertés de la personne. Le régime de plaintes par lequel les travailleuses pouvaient invoquer l’art. 19 s’est révélé inefficace pour remédier à la discrimination systémique et les travailleuses n’avaient pas accès à l’équité salariale s’il n’y avait pas de comparateurs masculins. La Loi sur l’équité salariale a été adoptée en 1996 pour prévoir une réparation. Elle reconnaissait l’existence d’une discrimination salariale systémique sur le marché du travail, qu’il y ait ou non des comparateurs masculins dans un milieu de travail donné. En conséquence, tous les employeurs comptant 10 salariés ou plus devaient procéder à un exercice d’équité salariale visant à repérer et à corriger les iniquités salariales au moyen d’ajustements salariaux ou de la création d’un programme d’équité salariale, selon la taille de l’entreprise.

       Lors de l’entrée en vigueur de la Loi en 1997, il n’existait toutefois aucune méthode qui permettait d’évaluer les ajustements à apporter en matière d’équité salariale lorsqu’il n’y avait pas de comparateurs masculins. La Commission de l’équité salariale s’est donc vu, à l’art. 114, conférer un pouvoir de réglementation visant la réalisation des recherches nécessaires et l’établissement d’une méthode permettant de déterminer les comparateurs masculins appropriés. Suivant l’art. 114, un règlement ne pouvait être pris qu’une fois que des milieux avec comparateurs masculins auraient réalisé leur premier exercice d’équité salariale, soit au plus tard le 21 novembre 2001. Ce n’est qu’en 2003 que la Commission de l’équité salariale a retenu une méthode, et il a fallu attendre jusqu’au 5 mai 2005 pour que soit promulgué le Règlement. Le délai de grâce de deux ans prévu par l’art. 38 venait encore reporter au 5 mai 2007 l’équité salariale pour les milieux sans comparateurs masculins. Plusieurs syndicats ont contesté cet accès différé de six ans à l’équité salariale résultant de l’art. 38 de la Loi au motif qu’il constituait une violation du par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés  à l’égard des femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins.

       Le juge de première instance a conclu que le délai ne violait pas le par. 15(1), car l’accès différé à l’équité salariale reposait non pas sur le sexe, mais plutôt sur l’absence de comparateur masculin. La Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel.

                    Arrêt (la juge en chef McLachlin est dissidente quant au résultat) : Le pourvoi est rejeté. L’article 38 de la Loi sur l’équité salariale est constitutionnel.

1.                  La juge Abella (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver, Karakatsanis et Gascon) : L’article 38 de la Loi viole le par. 15(1)  de la Charte.

La juge Côté (avec l’accord des juges Wagner, Brown et Rowe) : L’article 38 de la Loi ne viole pas le par. 15(1)  de la Charte. Le pourvoi est rejeté à cette étape de l’analyse.

2.                  La juge Abella (avec l’accord des juges Moldaver, Karakatsanis et Gascon) : La violation du par. 15(1) est justifiable au regard de l’article premier de la Charte.

La juge en chef McLachlin : La violation du par. 15(1) n’est pas justifiable au regard de l’article premier de la Charte.

____________________________

                    Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Gascon : L’article 38 de la Loi sur l’équité salariale viole le par. 15(1)  de la Charte. La restriction établit une distinction fondée sur le sexe. Toute mesure législative en matière d’équité salariale crée manifestement et incontestablement des distinctions fondées sur le sexe, parce qu’elle vise à reconnaître la discrimination subie par les femmes dans la façon dont elles sont rémunérées au travail, et à y remédier. Il s’agit de discrimination systémique fondée sur la dévalorisation économique et sociale historique du travail des femmes par rapport au travail des hommes. Le point de vue contraire selon lequel la distinction créée par la Loi n’est pas fondée sur le sexe, mais plutôt sur l’absence de groupes comparateurs masculins au sein de l’entreprise, est une approche d’égalité formelle, laquelle a été expressément rejetée par la Cour dans l’arrêt Andrews. Il occulte le fait que les dispositions législatives en cause sont basées sur le sexe et que les demanderesses subissent un effet préjudiciable disproportionné parce qu’elles sont des femmes. Et le fait que la distinction établie par l’art. 38 est fondée sur le sexe est inéluctable. Les deux catégories dans lesquelles la Loi classe les femmes — celles qui travaillent dans des milieux où il existe des comparateurs masculins et celles qui occupent un emploi dans des milieux dépourvus de tels comparateurs —, catégories définies expressément par la présence ou l’absence d’hommes dans le milieu de travail, visent à remédier aux disparités salariales entre les hommes et les femmes. De plus, ces catégories ont pour effet d’imposer un traitement moins favorable au groupe de femmes à l’égard duquel le sexe a vraisemblablement eu l’incidence la plus marquée sur la rémunération. En conséquence, les catégories établies par les art. 37 et 38 de la Loi créent des distinctions fondées sur le sexe tant à première vue — c’est‑à‑dire de par leurs termes exprès — que de par leur effet.

                    La distinction est discriminatoire. Les femmes visées par le délai subissent les effets de la discrimination salariale — sans pouvoir obtenir de réparation — pour la période du délai. Le fait que la loi en cause n’ait pas créé de discrimination salariale n’est pas pertinent. La loi a un effet discriminatoire parce qu’elle perpétue le désavantage subi par un groupe protégé en consacrant le « non‑accès [. . .] aux recours » permettant d’obtenir réparation pour une discrimination. En outre, le fait que la Loi visait à aider les femmes n’atténue en rien le fait qu’il y a eu violation. L’évaluation de l’intention et de l’objectif est un aspect de l’analyse de la justification fondée sur l’article premier. Pour déterminer s’il y a eu violation, il faut se concentrer sur l’effet de la loi plutôt que sur les raisons ayant motivé son adoption. Et cet effet est clair. Ségrégation professionnelle et faibles salaires vont souvent de pair. Il ne fait aucun doute que les demanderesses subiront des répercussions économiques considérables en raison du délai. De plus, les femmes qui se sont vu accorder un accès différent et différé à l’équité salariale en vertu de ce régime risquent d’être précisément celles qui sont les plus susceptibles de subir ses effets de façon disproportionnée.

                    Le paragraphe 15(2) ne s’applique pas en l’espèce. Il ne constitue pas un moyen de défense distinct à toute allégation en vertu du par. 15(1). L’objectif du par. 15(2) est de prémunir les programmes améliorateurs contre les accusations de « discrimination à rebours ». Une allégation de discrimination à rebours est celle où une personne qui ne fait pas partie des bénéficiaires visés allègue que le fait d’améliorer la situation de ceux‑ci est discriminatoire à son égard. Il est contraire à cet objectif d’avancer que le par. 15(2) peut servir à priver les bénéficiaires visés du droit de contester la conformité du programme en cause au par. 15(1). Pour que le gouvernement puisse invoquer un moyen de défense fondé sur le par. 15(2), il faut d’abord qu’une personne ou un groupe exclus du programme allègue que l’exclusion est discriminatoire. En l’espèce, les plaignantes sont expressément visées par celui‑ci, mais d’une manière qui, soutiennent‑elles, a un effet discriminatoire. Il ne s’agit pas d’une allégation de « discrimination à rebours », mais d’une allégation de discrimination.

                    La violation prima facie du par. 15(1) est toutefois justifiée au regard de l’article premier de la Charte. L’objectif urgent et réel du délai établi à l’art. 38 était d’adopter un régime qui créait une réparation efficace à l’égard de la discrimination salariale systémique dont étaient victimes les femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins. Il s’agissait d’une question complexe qui commandait d’importantes recherches et analyses, et il existait fort peu d’exemples de politiques adoptées ailleurs desquelles s’inspirer. En conséquence, le délai pour élaborer et mettre en œuvre une méthode crédible a un lien rationnel avec l’objectif de permettre l’obtention d’une réparation efficace. En ce qui concerne l’atteinte minimale, lorsque, comme en l’espèce, le gouvernement introduit un régime entièrement nouveau et y donne effet, il faut s’attendre à certains délais. Toutefois, le gouvernement doit établir que, dans les circonstances, il a fait preuve d’une diligence raisonnable. Le délai doit être adapté à la nature et à la complexité de la question, mais il ne peut avoir une durée indéfinie. Bien qu’il s’agisse d’un cas limite, le dossier étaye la conclusion selon laquelle le Québec n’a pas agi de façon déraisonnable dans les dispositions qu’il a prises pour que le délai ne dépasse pas des limites raisonnables. La Commission de l’équité salariale responsable de l’application de la Loi n’a été instaurée qu’en 1996 et devait élaborer de nouvelles stratégies pour une mise en œuvre dans plusieurs domaines. Bien que le délai en cause ait été important et regrettable, les femmes travaillant dans des milieux où il n’y avait pas de comparateurs masculins ont vu la création d’une réparation efficace et cohérente à l’égard de la discrimination économique systémique, alors qu’il n’en existait auparavant aucune. Les avantages ultimes de l’approche élargie adoptée par le Québec l’emportent sur le préjudice qu’elle occasionne. Le critère de proportionnalité est respecté.

                    Les juges Wagner, Côté, Brown et Rowe : L’article 38 de la Loi sur l’équité salariale est valide au regard du par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés . La distinction établie par l’art. 38 n’est pas fondée sur le sexe puisque la différence de traitement salarial n’est pas due au fait que les salariées affectées sont des femmes. En effet, certaines bénéficiaires de la Loi — les salariées d’entreprises sans catégories d’emplois à prédominance masculine — voudraient se voir appliquer le même échéancier que celui établi pour d’autres bénéficiaires de la Loi, à savoir les salariées d’entreprises comptant des catégories d’emplois à prédominance masculine. Une analyse globale de la preuve permet de conclure que la différence de traitement affectant ces salariées trouve plutôt son fondement dans l’absence de comparateurs masculins chez leurs employeurs. On ne saurait conclure que toutes les distinctions établies par une loi sur l’équité salariale sont nécessairement fondées sur le sexe. Une telle conclusion retirerait toute discrétion au juge de première instance dans son analyse de la preuve et aurait pour effet de dépouiller le premier volet de l’analyse en vertu du par. 15(1) de toute pertinence.

                    La distinction établie à l’art. 38 n’a pas non plus d’effet discriminatoire. Afin de déterminer l’effet discriminatoire de cette disposition, il est pertinent d’examiner les quatre facteurs contextuels énoncés à l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, à savoir : (1) la nature du droit touché, (2) un désavantage préexistant, (3) la correspondance de la mesure avec les caractéristiques réelles et (4) l’effet sur d’autres groupes.

                    L’importance du droit en cause ne fait aucun doute en l’espèce. Pour les salariées concernées, il est question d’être payées à la juste valeur de leur travail et d’obtenir un salaire sur la base d’une évaluation exempte de préjugés et axée sur la valeur objective de leur travail. Ce droit est d’autant plus important puisque les femmes œuvrant dans des entreprises sans comparateurs masculins subissent un important désavantage préexistant. Il s’agit d’un désavantage documenté, non contesté et reconnu d’emblée par la Loi à son article premier. Cet élément ne permet toutefois pas de présumer qu’une distinction est discriminatoire.

                    Quant au troisième facteur, on constate que d’importants écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe existaient déjà sur le marché du travail et étaient alors maintenus par le secteur privé. La Loi et les délais qu’elle prévoit répondent aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe touché. Le législateur a mis en place un régime proactif qui, à terme, permet de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe, y compris pour les salariées œuvrant dans des entreprises sans comparateurs masculins. Toutefois, il est reconnu d’emblée qu’un délai supplémentaire était nécessaire pour élaborer la méthode de calcul d’ajustements salariaux adéquate. Sans être nécessairement parfaite, la Loi a un effet indéniablement améliorateur pour les salariées visées. La décision d’adopter la Loi rapidement et de garantir l’équité salariale à un grand nombre de salariées œuvrant dans plus de 225 000 entreprises au Québec a évidemment un effet positif important sur ces salariées. Dans l’élaboration d’un régime complexe comme une loi sur l’équité salariale, il va de soi qu’un gouvernement ne sera pas toujours en mesure d’améliorer la situation de tous les membres d’un groupe défavorisé en même temps et de la même façon. On ne saurait imposer une obligation de résultat au législateur en la matière au risque de le voir repousser l’adoption d’une loi dans le temps au détriment de tous. De plus, le législateur était en droit de procéder par voie règlementaire pour concevoir une méthode innovatrice, simple et pratique permettant d’estimer les écarts salariaux chez les employeurs où il n’y a pas de catégories d’emplois à prédominance masculine. Les différentes dates butoir prévues n’ont pas pour effet de perpétuer un préjugé ou un stéréotype. La disposition contestée n’a pas d’effet discriminatoire, puisqu’elle rétrécit plutôt l’écart entre ces groupes historiquement désavantagés et le reste de la société.

                    Puisque l’art. 38 de la Loi est valide, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse afin de déterminer s’il peut être sauvegardé sous le par. 15(2). Ce silence ne doit toutefois pas être interprété comme un endossement des commentaires de la juge Abella à ce sujet.

                    La juge en chef McLachlin (dissidente quant au résultat) : Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que l’art. 38 de la Loi sur l’équité salariale viole le par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés . Cependant, la violation ne peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte. Il n’est pas certain que l’objectif du gouvernement de veiller au respect de la loi est un objectif urgent et réel pouvant donc justifier la violation du droit des femmes à l’égalité. Quoi qu’il en soit, la violation ne franchit pas les étapes de l’atteinte minimale et de la mise en balance. Le délai de six ans s’imposait en raison non pas des exigences relatives à la détermination de ce qui constituait un salaire égal dans les milieux de travail à prédominance féminine dépourvus de groupes comparateurs masculins, mais, en partie, de la décision du gouvernement de négocier longuement avec les employeurs dans le but de concevoir un régime que ces derniers seraient disposés à accepter et à respecter. Le gouvernement n’a pas démontré qu’aucune autre option moins attentatoire n’existait. Il n’a pas établi non plus que le refus d’accorder des avantages aux femmes touchées, et déjà marginalisées, est proportionné à l’intérêt du public à ce qu’on leur refuse réparation.

Jurisprudence

Citée par la juge Abella

                    Arrêts appliqués : Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; arrêts mentionnés : Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général), [2004] R.J.Q. 524; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, [2002] 4 R.C.S. 325; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624.

Citée par la juge Côté

                    Arrêts appliqués : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; distinction d’avec l’arrêt : Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; arrêts mentionnés : Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183.

Citée par la juge en chef McLachlin (dissidente quant au résultat)

                    R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 15 .

Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1975, c. 6, art. 19.

Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12, art. 19.

Equal Pay Act, R.S.B.C. 1960, c. 131.

Equal Pay Act, R.S.S. 1953, c. 265.

Female Employees Fair Remuneration Act, 1951, S.O. 1951, c. 26.

Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, c. I‑2.

Loi sur l’égalité de salaire pour les femmes, S.C. 1956, c. 38.

Loi sur l’équité salariale, L.Q. 1996, c. 43, art. 1, 13, 37 [mod. 2009, c. 9, art. 12], 38, 71, 114.

Loi sur l’équité salariale, L.R.O. 1990, c. P.7.

Loi sur l’équité salariale, RLRQ, c. E-12.001, art. 1, 10, 13, 31, 34, 37, 38, 50, 71, 114.

Loi sur la discrimination dans l’emploi, S.Q. 1964, c. 46.

Règlement sur l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, (2005) 137 G.O. II, 1425.

Règlement sur l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, RLRQ, c. E‑12.001, r. 2.

 

Traités et autres instruments internationaux

Convention concernant l’égalité de rémunération entre la main‑d’œuvre masculine et la main‑d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale (No 100), R.T. Can. 1973 no 37, art. 2, 3.

Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31.

Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, R.T. Can. 1976 no 46.

Doctrine et autres documents cités

Bureau international du Travail. Rapport de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, Rapport III (Partie 1A), Rapport général et observations concernant certains pays, Genève, 2007.

Canada. Commission royale sur l’égalité en matière d’emploi. Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1984.

Canada. Groupe de travail sur l’équité salariale. L’équité salariale : une nouvelle approche à un droit fondamental, Rapport final, Ottawa, 2004.

Chicha, Marie‑Thérèse. L’équité salariale : Mise en œuvre et enjeux, 3e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2011.

Cornish, Mary. « Closing the Global Gender Pay Gap : Securing Justice for Women’s Work » (2007), 28 Comp. Lab. L. & Pol’y J. 219.

Martin, Sheilah L. « Persisting Equality Implications of the “Bliss” Case », in Sheilah L. Martin and Kathleen E. Mahoney, eds., Equality and Judicial Neutrality, Toronto, Carswell, 1987.

Oelz, Martin, Shauna Olney et Manuela Tomei. Égalité de rémunération : Guide d’introduction, Genève, Organisation internationale du Travail, 2013.

Pothier, Dianne. « Equality as a Comparative Concept : Mirror, Mirror, on the Wall, What’s the Fairest of Them All? » (2006), 33 S.C.L.R. (2d) 135.

Québec. Assemblée nationale. Commission de l’économie et du travail. « Étude du projet de règlement sur l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine », Journal des débats de la Commission de l’économie et du travail, vol. 38, no 35, 1re sess., 37e lég., 24 novembre 2004.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Consultation générale sur l’avant‑projet de loi sur l’équité salariale et modifiant certaines dispositions législatives », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 35, 1re sess., 35e lég., 6 février 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Consultation générale sur l’avant‑projet de loi sur l’équité salariale et modifiant certaines dispositions législatives », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 36, 1re sess., 35e lég., 7 février 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Consultation générale sur l’avant‑projet de loi sur l’équité salariale et modifiant certaines dispositions législatives », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 37, 1re sess., 35e lég., 8 février 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Consultation générale sur l’avant‑projet de loi sur l’équité salariale et modifiant certaines dispositions législatives », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 39, 1re sess., 35e lég., 15 février 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Consultations particulières sur le projet de loi no 35 — Loi sur l’équité salariale », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 32, 2e sess., 35e lég., 20 août 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Consultations particulières sur le projet de loi no 35 — Loi sur l’équité salariale », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 33, 2e sess., 35e lég., 21 août 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Consultations particulières sur le projet de loi no 35 — Loi sur l’équité salariale », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 34, 2e sess., 35e lég., 22 août 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Étude détaillée du projet de loi no 35 — Loi sur l’équité salariale », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 45, 2e sess., 35e lég., 7 novembre 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Étude détaillée du projet de loi no 35 — Loi sur l’équité salariale », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 46, 2e sess., 35e lég., 12 novembre 1996.

Québec. Assemblée nationale. Commission des affaires sociales. « Étude détaillée du projet de loi no 35 — Loi sur l’équité salariale », Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 47, 2e sess., 35e lég., 14 novembre 1996.

Québec. Assemblée nationale. Journal des débats de l’Assemblée nationale, vol. 35, no 56, 2e sess., 35e lég., 21 novembre 1996.

Young, Margot. « Blissed Out : Section 15 at Twenty » (2006), 33 S.C.L.R. (2d) 45.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Vézina, St‑Pierre et Émond), 2016 QCCA 424, [2016] AZ‑51262412, [2016] J.Q. no 1991 (QL), 2016 CarswellQue 1852 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Yergeau, 2014 QCCS 4197, [2014] AZ‑51105800, [2014] J.Q. no 9467 (QL), 2014 CarswellQue 9184 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge en chef McLachlin est dissidente quant au résultat.

                    Geneviève Bailargeon Bouchard et Denis Bradet, pour les appelants la Centrale des syndicats du Québec, la Fédération des intervenantes en petite enfance du Québec (FIPEQ‑CSQ), Le syndicat des intervenantes en petite enfance de Montréal (SIPEM‑CSQ), Le syndicat des intervenantes en petite enfance de Québec (SIPEQ‑CSQ), Le syndicat des intervenantes en petite enfance de l’Estrie (SIPEE‑CSQ), Francine Joly, Nathalie Fillion, Louise Fréchette, la Fédération du personnel de soutien de l’enseignement supérieur (FPSES) (CSQ), le Syndicat des interprètes professionnels du Sivet (CSQ), Chantal Bousquet et Yannick François.

                    Jean Mailloux et Marilyne Duquette, pour les appelants la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération de la santé et des services sociaux, le Syndicat des travailleuses et travailleurs des CPE de la Montérégie, le Syndicat des travailleuses des CPE de Montréal et de Laval, France Laniel, Ginette Lavoie et Danielle Paré.

                    Patrice Claude et Caroline Renaud, pour l’intimée.

                    Courtney Harris et S. Zachary Green, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Fay Faraday et Janet E. Borowy, pour les intervenants Equal Pay Coalition, le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et La Coalition pour l’équité salariale du Nouveau‑Brunswick.

                    Version française des motifs des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis et Gascon rendus par

[1]                              La juge Abella — La question en litige dans le présent pourvoi est de savoir si l’approche retenue par le Québec pour mettre en œuvre l’équité salariale dans les milieux de travail sans catégories d’emplois à prédominance masculine pouvant servir de comparateurs viole le droit à l’égalité garanti par l’art. 15  de la Charte canadienne des droits et libertés . La plainte ne porte pas sur la méthode proposée par le Québec, mais plutôt sur le délai de six ans établi par la loi pour réaliser cette mise en œuvre.

Contexte

[2]                              Les premiers efforts visant à combler l’écart profond et persistant entre les salaires des femmes et des hommes — le principe dit du « salaire égal pour un travail égal » — exigeaient des employeurs qu’ils versent aux hommes et aux femmes le même salaire pour le même travail accompli au même endroit (voir, p. ex., Loi sur l’égalité de salaire pour les femmes, S.C. 1956, c. 38; Equal Pay Act, R.S.B.C. 1960, c. 131; The Equal Pay Act, R.S.S. 1953, c. 265). Bien que constituant une première étape importante, ces efforts ne s’attaquaient pas à la nature systémique de la discrimination salariale. Il est devenu évident que « des conceptions traditionnelles du rôle de la femme dans la société, ajoutées à des présuppositions stéréotypées quant aux aspirations, préférences et aptitudes de celles‑ci pour certains emplois, et aussi quant aux emplois “qui conviennent le mieux pour elles”, entret[enaient] la ségrégation sexuelle sur le marché du travail » (Bureau international du Travail, Rapport de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (2007), p. 290).

[3]                              En conséquence, pour un travail de valeur égale, les femmes n’étaient pas rémunérées équitablement :

                        Les emplois à prédominance féminine [. . .] sont généralement moins rémunérés et moins valorisés que les emplois à prédominance masculine. Les bas salaires découragent les hommes d’occuper ces emplois. En conséquence, les femmes et les hommes sont concentrés dans des emplois différents. Cela renforce l’idée que les bas salaires proviennent de facteurs liés au marché et des exigences de compétence plutôt que de la sous‑évaluation des emplois féminins. Les compétences des femmes sont souvent négligées, car elles sont considérées comme des caractéristiques qui leur sont « inhérentes » plutôt que des compétences acquises par l’expérience ou la formation.

(Martin Oelz, Shauna Olney et Manuela Tomei, Égalité de rémunération : Guide d’introduction (2013), p. 22)

[4]                              Les mesures législatives suivantes en vue d’intervenir à cet égard ont été de garantir le droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale. Suivant cette approche, on a mis au point des méthodes visant à mesurer et à corriger les disparités salariales entre les emplois à prédominance masculine et ceux à prédominance féminine au sein d’un même milieu de travail ou d’un même « établissement ». Ces méthodes reposaient sur l’identification de catégories d’emplois présentant des caractéristiques et une valeur similaires au sein d’une entreprise, et, ensuite, leur classification en tant que catégorie d’emplois à prédominance masculine ou catégorie d’emplois à prédominance féminine (Rapport final du Groupe de travail sur l’équité salariale, L’équité salariale : une nouvelle approche à un droit fondamental (2004), p. 275).

[5]                              Au Québec, ce droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale a été institué en 1975 par l’art. 19 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1975, c. 6 (maintenant RLRQ, c. C-12). Cette disposition est rédigée en ces termes :

                    19. Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.

                          Il n’y a pas de discrimination si une différence de traitement ou de salaire est fondée sur l’expérience, l’ancienneté, la durée du service, l’évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire, si ces critères sont communs à tous les membres du personnel.

. . .

Cette disposition permettait de comparer, dans un même milieu de travail, les catégories d’emplois à prédominance masculine et celles à prédominance féminine, même si la nature du travail réalisé n’était pas la même. Cependant, le régime de plaintes par lequel les travailleuses pouvaient invoquer l’art. 19 s’est révélé inefficace pour remédier à la discrimination systémique[1]. Comme l’art. 19 exigeait l’existence de groupes de comparaison masculins « au même endroit », les travailleuses n’avaient pas accès à l’équité salariale s’il n’y avait pas de comparateurs masculins.

[6]                              Pour corriger cette lacune, il fallait déterminer comment mesurer la discrimination salariale exercée envers les femmes qui occupaient un emploi à prédominance féminine dans des milieux où il n’y avait aucun emploi à prédominance masculine pouvant servir de comparateur. Le présent pourvoi découle des efforts du Québec pour trouver — et adopter — une solution à ce problème.

[7]                              Au nombre de ces efforts, on compte notamment deux rapports établis en 1995, l’un par le Comité d’élaboration du projet de loi et l’autre par le Comité de consultation en regard à la loi proactive sur l’équité salariale[2]. C’est ainsi qu’a été adoptée en 1996 la Loi sur l’équité salariale, L.Q. 1996, c. 43 (maintenant RLRQ, c. E‑12.001), laquelle visait à établir un régime proactif en matière d’équité salariale pour toutes les catégories d’emplois à prédominance féminine, notamment à remédier aux iniquités salariales dans le cas des femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins.

[8]                              La Loi reconnaissait l’existence d’une discrimination salariale systémique sur le marché du travail, qu’il y ait ou non des comparateurs masculins dans un milieu de travail donné. Elle visait à remédier à cette situation :

                    1. La présente loi a pour objet de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l’égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine.

                         Ces écarts s’apprécient au sein d’une même entreprise, sauf s’il n’y existe aucune catégorie d’emplois à prédominance masculine.

[9]                              Tous les employeurs comptant 10 salariés ou plus devaient procéder à un exercice d’équité salariale visant à repérer et à corriger les iniquités salariales au moyen d’ajustements salariaux ou de la création d’un programme d’équité salariale, selon la taille de l’entreprise.

[10]                          Lors de l’entrée en vigueur de la Loi, il n’existait toutefois aucune méthode qui permettait d’évaluer les ajustements à apporter en matière d’équité salariale lorsqu’il n’y avait pas de comparateurs masculins. Les rapports de 1995 sur lesquels reposait la Loi reconnaissaient les difficultés d’application particulières dans de tels milieux de travail sans pour autant prévoir de méthode précise à utiliser. Aucune proposition concrète ne ressort non plus des consultations ayant mené à la mise en œuvre de la Loi. Le seul consensus clair a été la reconnaissance du fait qu’il faudrait trouver les comparateurs masculins nécessaires à l’extérieur du milieu de travail en question.

[11]                          La Commission de l’équité salariale s’est donc vu, à l’art. 114, conférer un pouvoir de réglementation visant la réalisation des recherches nécessaires et l’établissement d’une méthode permettant de déterminer les comparateurs masculins appropriés. L’article 114 prévoit :

                    114. La Commission peut par règlement :

                        1o aux fins de la détermination des ajustements salariaux dans une entreprise qui compte moins de 50 salariés où il n’existe pas de catégorie d’emplois à prédominance masculine, établir des catégories d’emplois types à partir des catégories d’emplois identifiées dans des entreprises où des ajustements salariaux ont déjà été déterminés et prévoir des normes ou des facteurs de pondération applicables à l’estimation des écarts salariaux entre ces catégories en tenant compte notamment des caractéristiques propres aux entreprises dont les catégories d’emplois sont ainsi comparées; 

                        2o aux fins de l’établissement d’un programme d’équité salariale dans une entreprise où il n’existe pas de catégorie d’emplois à prédominance masculine, établir des catégories d’emplois types à partir des catégories d’emplois identifiées dans des entreprises où un tel programme a déjà été complété, déterminer des méthodes d’évaluation de ces catégories d’emplois ainsi que des méthodes d’estimation des écarts salariaux entre des catégories d’emplois types et des catégories d’emplois d’une entreprise et prévoir des normes ou des facteurs de pondération applicables à ces écarts en tenant compte notamment des caractéristiques propres aux entreprises dont les catégories d’emplois sont ainsi comparées;

. . .

                        Un règlement de la Commission est soumis à l’approbation du gouvernement qui peut, en l’approuvant, le modifier.

                        Le gouvernement ne peut approuver un règlement de la Commission avant qu’il n’ait fait l’objet d’une étude par la commission compétente de l’Assemblée nationale.

[12]                          Cette disposition prescrivait à la Commission d’élaborer une proposition de méthode fondée sur deux critères visant à rendre la méthode en question conforme à l’art. 19 de la Charte québécoise : d’une part, elle devait établir des comparaisons avec des catégories d’emplois à prédominance masculine relevées dans des entreprises où un exercice d’équité salariale avait déjà été effectué, et, d’autre part, elle devait tenir compte des caractéristiques propres aux entreprises dont les catégories d’emplois devaient ainsi être comparées.

[13]                          Une fois le règlement pris, les milieux de travail où il n’existait pas de catégorie d’emplois à prédominance masculine devaient, suivant l’art. 13, établir un programme d’équité salariale conformément au règlement[3]. L’article 71 disposait pour sa part que les premiers ajustements en matière d’équité salariale devenaient payables à la date où l’exercice d’équité salariale devait avoir été mené à terme :

                    71. L’employeur doit payer les premiers ajustements salariaux à la date où le programme d’équité salariale doit être complété ou, s’il s’agit d’un employeur dont l’entreprise compte moins de 50 salariés, à la date où les ajustements salariaux doivent être déterminés.

                         À défaut par l’employeur de verser les ajustements salariaux dans les délais applicables, ces ajustements portent intérêt au taux légal à compter du moment où ils auraient dû être versés.

[14]                          Dans les milieux sans comparateurs masculins, l’art. 38 de la Loi prévoit deux échéances possibles avant lesquelles les employeurs devaient avoir déterminé les ajustements ou complété un programme d’équité salariale :

                    38. Lorsque dans une entreprise il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, les ajustements salariaux doivent avoir été déterminés ou le programme d’équité salariale doit être complété soit dans le délai prévu à l’article 37, soit dans un délai de deux ans de l’entrée en vigueur du règlement de la Commission pris en vertu, selon le cas, des paragraphes 1 ou 2 du premier alinéa de l’article 114, selon la plus éloignée de ces échéances.

[15]                          La première échéance, fondée sur l’art. 37, était la même que celle fixée pour les milieux de travail où il existait bel et bien des catégories d’emplois à prédominance masculine. Dans les milieux où il existait des comparateurs masculins, l’art. 37 accordait aux employeurs quatre ans pour mettre en œuvre l’équité salariale à compter de leur assujettissement à Loi[4], c’est‑à‑dire le 21 novembre 1997. La première échéance était donc le 21 novembre 2001.

[16]                          Cependant, dans les milieux de travail sans comparateurs masculins, cette première échéance était illusoire puisqu’il ne pouvait y avoir d’équité salariale pour ceux‑ci avant l’édiction d’un règlement. De plus, suivant l’art. 114, un règlement ne pouvait être pris qu’une fois que des milieux avec comparateurs masculins auraient réalisé leur premier exercice d’équité salariale, soit au plus tard le 21 novembre 2001.

[17]                          La seule échéance réaliste prévue par la loi était la deuxième, c’est‑à‑dire celle de deux ans à compter de l’entrée en vigueur du règlement. Ce n’est qu’en 2003 que la Commission de l’équité salariale a retenu une méthode, et il a fallu attendre jusqu’au 5 mai 2005 pour que soit promulgué le Règlement sur l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, (2005) 137 G.O. II, 1425 (maintenant RLRQ, c. E-12.001, r. 2). Le délai de grâce de deux ans prévu par l’art. 38 venait encore reporter au 5 mai 2007 la mise en œuvre de l’équité salariale pour les milieux sans comparateurs masculins.

[18]                          En conséquence, dans le cas des femmes travaillant dans des milieux dépourvus de comparateurs masculins, l’accès à l’équité salariale sous le régime de la Loi a, conformément à l’art. 38, été différé de deux ans au‑delà de la période qu’il a fallu pour édicter le règlement en vertu de l’art. 114. À ce stade, près de six années s’étaient écoulées depuis le moment où les femmes occupant un emploi dans des milieux où il existait de tels comparateurs avaient pour la première fois eu accès à l’équité salariale.

[19]                          Plusieurs syndicats ont contesté cet accès différé de six ans à l’équité salariale résultant de l’art. 38 de la Loi au motif qu’il constituait une violation du par. 15(1)  de la Charte à l’égard des femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins.

[20]                          Le juge de première instance a conclu que le délai en question ne violait pas l’art. 15 (2014 QCCS 4197). À son avis, l’établissement d’un échéancier distinct ne déclenchait pas l’application de l’art. 15, car l’accès différé à l’équité salariale reposait non pas sur le sexe, mais plutôt sur l’absence de comparateurs masculins. De plus, s’il y avait une distinction fondée sur le sexe, celle‑ci n’était pas discriminatoire, car elle ne reposait pas sur la prémisse selon laquelle les femmes occupant un emploi dans des milieux à prédominance féminine sont « moins capables, ou moins dignes d’être reconnues ou valorisées en tant qu’êtres humains » (par. 244 (CanLII)). La Cour d’appel du Québec a rejeté l’appel (2016 QCCA 424).

Analyse

[21]                          Le paragraphe 15(1)  de la Charte est libellé comme suit :

      La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[22]                          Pour l’examen d’une demande fondée sur le par. 15(1), la jurisprudence de notre Cour établit une démarche en deux étapes : à première vue ou de par son effet, la loi contestée établit‑elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et, dans l’affirmative, impose‑t‑elle « un fardeau ou [nie‑t‑elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage », y compris le désavantage « historique » subi? (Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 323‑324 et 327; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 19‑20.)

[23]                          La première question qui se pose est donc celle de savoir si la restriction contestée par les syndicats — en l’occurrence le délai de six ans établi à l’art. 38 pour mettre en œuvre l’équité salariale dans le cas des femmes occupant un emploi dans des milieux sans comparateurs masculins — établit une distinction fondée sur le sexe.

[24]                          À mon avis, elle établit une telle distinction. L’objectif des mesures législatives en matière d’équité salariale est de reconnaître la discrimination subie par les femmes dans la façon dont elles sont rémunérées au travail, et d’y remédier. Il s’agit de discrimination systémique fondée sur la dévalorisation économique et sociale historique du « travail des femmes » par rapport au « travail des hommes » (Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi (1984), p. 257; Rapport final du Groupe de travail sur l’équité salariale (2004), p. 28‑30). En conséquence, de telles mesures, notamment la Loi en cause en l’espèce, établissent une distinction fondée sur le sexe en ciblant la discrimination salariale systémique envers les femmes. De plus, comme il sera expliqué plus loin dans les présents motifs, les dispositions précises de la Loi qui visent des groupes particuliers de femmes en fonction de l’endroit où celles‑ci travaillent — comme l’art. 38 — établissent aussi nécessairement une distinction fondée sur le sexe.

[25]                          Le juge de première instance, la Cour d’appel et ma collègue adoptent le point de vue contraire selon lequel la distinction créée par la Loi n’est pas fondée sur le sexe, mais sur l’absence de groupes comparateurs masculins au sein de l’entreprise. Il s’agit là d’« égalité formelle », une approche qui a été expressément rejetée dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, où la Cour a refusé d’appliquer une analyse rigide fondée sur les principes de Dicey et a déclaré plutôt que l’égalité réelle est la prémisse sur laquelle repose l’art. 15.

[26]                          La démarche du juge de première instance est difficile à distinguer de l’exemple typique de formalisme fourni dans Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183, approche ayant été expressément rejetée dans Andrews. Dans l’arrêt Bliss, la Cour a conclu qu’une loi excluant les femmes enceintes du bénéfice de prestations d’assurance‑emploi n’établissait pas une distinction fondée sur le sexe, mais sur la grossesse[5].

[27]                          L’arrêt Bliss a été tranché sous le régime de l’al. 1b)  de la Déclaration canadienne des droits , S.C. 1960, c. 44 . Son approche de la « situation analogue » ou de « l’égalité de traitement des individus égaux » — qui a mené à la conclusion voulant que la discrimination fondée sur la grossesse ne constitue pas de la discrimination fondée sur le sexe parce que toutes les femmes ne sont pas enceintes — a également été rejetée dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 396 :

                        . . . une analyse formelle fondée sur une comparaison du groupe de demandeurs à un groupe « se trouvant dans une situation semblable » ne garantit pas la suppression du mal auquel le par. 15(1) vise à remédier [. . .] L’exercice requis n’est pas une comparaison formelle avec un groupe de comparaison donné aux caractéristiques identiques, mais une démarche qui tienne compte du contexte dans son ensemble, y compris la situation du groupe de demandeurs et [l’effet de] la mesure législative contestée . . . [par. 40]

(Voir également Québec c. A, par. 346, rejetant l’analyse de Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. Walsh, [2002] 4 R.C.S. 325.)

[28]                          En l’espèce, le juge de première instance, dans son analyse, commet exactement la même erreur que celle commise dans Bliss en concluant, en fait, que la distinction créée par l’art. 38 n’est pas fondée sur le sexe parce que toutes les femmes ne sont pas privées de l’accès en temps utile au régime et que seules celles qui travaillent dans certains milieux le sont. La distinction pertinente créée par l’art. 38 de la Loi est celle qui est faite entre la main‑d’œuvre masculine et la main‑d’œuvre féminine sous‑rémunérée, que des hommes occupent ou non un emploi dans le même milieu. La démarche adoptée par le juge de première instance occulte le fait que les dispositions législatives en cause sont basées sur le sexe et que les demanderesses subissent un effet préjudiciable disproportionné parce qu’elles sont des femmes (Taypotat, par. 21).

[29]                          Et le fait que la distinction établie par l’art. 38 est fondée sur le sexe est inéluctable. Il en est ainsi parce que les deux catégories dans lesquelles la Loi classe les femmes — celles qui travaillent dans des milieux où il existe des comparateurs masculins, en vertu de l’art. 37, et celles qui occupent un emploi dans des milieux dépourvus de tels comparateurs, en vertu de l’art. 38 — sont elles‑mêmes inextricablement liées au sexe. Ce n’est que si l’on fait abstraction des bases, axées sur le sexe, des deux catégories que l’on peut affirmer que la distinction repose uniquement sur le milieu de travail en cause et non sur le sexe. Non seulement ces deux catégories sont définies expressément par la présence ou l’absence d’hommes dans le milieu de travail, mais, plus fondamentalement, elles visent à remédier aux disparités salariales entre les hommes et les femmes. De plus, comme les femmes qui travaillent dans des milieux sans comparateurs masculins risquent de subir plus durement les effets de l’iniquité salariale précisément en raison de l’absence d’hommes dans leur milieu de travail, ces catégories ont pour effet d’imposer un traitement moins favorable au groupe de femmes à l’égard duquel le sexe a vraisemblablement eu l’incidence la plus marquée sur la rémunération. En conséquence, les catégories établies par les art. 37 et 38 de la Loi créent des distinctions fondées sur le sexe tant à première vue — c’est‑à‑dire de par leurs termes exprès — que de par leur effet.

[30]                          La deuxième question à se poser est de savoir si cette distinction est discriminatoire, c’est‑à‑dire si elle impose un fardeau ou si elle nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage subi.

[31]                          L’effet discriminatoire du délai est clair. Les femmes visées par le délai établi à l’art. 38 (celles travaillant dans des milieux dépourvus de comparateurs masculins) subissent les effets de la discrimination salariale — sans pouvoir obtenir de réparation — pour la période du délai, soit en l’espèce six ans.

[32]                          Le fait que la loi en cause n’ait pas créé de discrimination salariale n’est pas pertinent. Dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, la Cour a statué qu’« [i]l n’est pas nécessaire de conclure que la loi crée la discrimination qui a cours dans la société » pour conclure à une violation de l’art. 15 (par. 84 (souligné dans l’original)). Dans cette affaire, comme dans la présente, la loi perpétuait le désavantage subi par un groupe protégé en consacrant le « non‑accès [. . .] aux recours » permettant d’obtenir réparation pour une discrimination, recours dont le groupe en question a un besoin « pressant [. . .] à cause de la discrimination exercée contre [lui] dans la société » (Vriend, par. 97 et 84).

[33]                          Le législateur a décidé de s’attaquer à la discrimination salariale exercée envers les femmes, mais, en différant l’accès au régime pour un certain groupe de femmes, il a refusé cet accès à celles‑ci, faisant en sorte que les femmes de ce groupe seraient moins bien payées en comparaison des travailleurs de sexe masculin pendant une plus longue période. Quels que soient les motifs qui sous‑tendent sa décision, il s’agit de « discrimination consacrée par la loi », une forme de discrimination que la Cour dénonce depuis l’arrêt Andrews (p. 172). En conséquence, le fait que les femmes travaillant dans un certain type de milieu — où il existe des comparateurs masculins — aient obtenu une réparation rapidement ne résout en rien la question de savoir si les femmes occupant un emploi dans un autre type de milieu ont également subi un désavantage. On ne saurait faire valoir, comme moyen de défense à une allégation de discrimination portée par un groupe de femmes, que le problème de discrimination vécu par un autre groupe a été réglé.

[34]                          Il ne fait aucun doute que les demanderesses subiront en l’espèce des répercussions économiques considérables en raison du délai. Ségrégation professionnelle et faibles salaires « vont souvent de pair » (Rapport final du Groupe de travail sur l’équité salariale (2004), p. 18). « [D]es conceptions traditionnelles du rôle de la femme » tendent à « générer, au stade de la fixation des taux de rémunération, une sous‑évaluation des emplois ainsi perçus comme “féminins”, par rapport aux emplois occupés par des hommes . . . » (Rapport de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (2007), p. 290). En clair, [traduction] « plus forte est la concentration de femmes dans un domaine de travail, moins celui‑ci s’avère payant » (Mary Cornish, « Closing the Global Gender Pay Gap : Securing Justice for Women’s Work » (2007), 28 Comp. Lab. L. & Pol’y J. 219, p. 224‑225). De plus, les entreprises qui emploient principalement des femmes ont tendance à avoir des taux de rémunération plus bas (Oelz et autres, p. 22). En conséquence, comme nous l’avons vu précédemment, les femmes qui se sont vu accorder un accès différent et différé à l’équité salariale en vertu de ce régime risquent d’être précisément celles qui sont les plus susceptibles de subir ses effets de façon plus marquée.

[35]                          Le fait que la Loi visait à aider ces femmes n’atténue en rien le fait qu’il y a eu violation. L’évaluation de l’intention et de l’objectif est un aspect de l’analyse de la justification fondée sur l’article premier. Pour déterminer s’il y a eu violation, il faut se concentrer sur l’effet de la loi plutôt que sur les raisons ayant motivé son adoption (Andrews, p. 181‑182; Québec c. A, par. 333). Par conséquent, la conclusion du juge de première instance selon laquelle le délai ne reposait pas sur le postulat selon lequel les salariées travaillant dans des milieux où les femmes sont victimes de ségrégation sont « moins capables, ou moins dignes d’être reconnu[e]s ou valorisé[e]s en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne » (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 99) ne peut aseptiser l’effet discriminatoire (Québec c. A, par. 244, 327 et 330).

[36]                          L’incidence du délai établi à l’art. 38 a donc renforcé et perpétué le désavantage économique historique subi par les femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins, ce qui constitue une violation prima facie du par.  15(1)  de la Charte.

[37]                          Le Québec avance que le par. 15(2) pourrait en l’espèce s’appliquer de manière à protéger l’art. 38 d’une contestation fondée sur le par. 15(1). À mon avis, le par. 15(2) ne s’applique aucunement en l’espèce. Il prévoit ce qui suit :

                        Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

[38]                          L’objectif du par. 15(2) est de « prémunir les programmes améliorateurs contre les accusations de “discrimination à rebours” » (Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, [2011] 2 R.C.S. 670, par. 41; R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483). Une allégation de discrimination à rebours est celle où une personne qui ne fait pas partie des bénéficiaires visés allègue que le fait d’améliorer la situation de ceux‑ci est discriminatoire à son égard. Il est contraire à cet objectif d’avancer que le par. 15(2) peut servir à priver les bénéficiaires visés du droit de contester la conformité du programme en cause au par. 15(1). Il serait également contraire à cet objectif de prétendre qu’une loi qui a un effet discriminatoire sur les personnes auxquelles un régime est censé venir en aide peut « tendre » ou être « nécessaire » à la réalisation de tout objet améliorateur au sens où l’entendait la Cour dans l’arrêt Cunningham.

[39]                          Le paragraphe 15(2) ne constitue pas un moyen de défense distinct à toute allégation en vertu du par. 15(1). Eu égard à l’objectif du par. 15(2) et au raisonnement qui sous‑tend la décision de la Cour dans Kapp, pour que le gouvernement puisse invoquer un moyen de défense fondé sur le par. 15(2), il faut d’abord qu’une personne ou un groupe exclus du programme allègue que l’exclusion est discriminatoire. En l’espèce, il n’y a aucune allégation de ce genre. Les plaignantes dans la présente affaire sont des femmes qui travaillent dans des milieux sans comparateurs masculins. Elles ne sont pas exclues du régime. Au contraire, elles sont expressément visées par celui‑ci, mais d’une manière qui, soutiennent‑elles, a un effet discriminatoire. L’argument invoqué par le Québec à l’encontre d’une conclusion d’effet discriminatoire en l’espèce repose d’ailleurs sur le fait que le régime est censé venir en aide aux femmes qui travaillent dans des milieux sans comparateurs masculins. En outre, l’article premier de la Loi ne laisse planer aucun doute sur le fait que le régime vise à venir en aide aux « personnes qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine », sans aucune restriction, et son second alinéa indique clairement que les demanderesses ont toujours fait partie de ce groupe cible.

[40]                          Même si une loi en matière d’équité salariale pouvait être qualifiée de programme de « promotion sociale » ou d’« équité en matière d’emploi » visé par le par. 15(2) — une proposition fort discutable —, les femmes qui ont formulé l’allégation fondée sur le par. 15(1) en l’espèce sont les bénéficiaires mêmes du régime. Elles ne prétendent pas qu’elles ont été exclues du régime, mais soutiennent plutôt que l’échéancier établi par celui‑ci à leur égard a un effet discriminatoire. Il ne s’agit pas d’une allégation de « discrimination à rebours », mais d’une allégation de discrimination tout court.

[41]                          Selon ses termes exprès, la Loi dans son ensemble est censée s’appliquer et venir en aide aux femmes qui travaillent dans deux types de milieux — ceux où il existe des comparateurs masculins et ceux qui en sont dépourvus. Différents échéanciers ont été établis pour chacun d’eux. L’allégation de discrimination découle non pas de la différence entre ces échéanciers, ce qui ne constitue pas l’élément central de la plainte, mais de l’étendue du délai découlant de l’échéancier applicable aux demanderesses. Soutenir que l’existence d’échéanciers différents signifie que l’un de ces groupes ne fait pas partie de la catégorie des « bénéficiaires visées » constitue, soit dit en tout respect, une interprétation erronée du régime législatif et de la notion de « discrimination à rebours ».

[42]                          Nous devons maintenant examiner l’article premier de la Charte. Il incombe au Québec de justifier la violation prima facie du par. 15(1) en établissant un objectif urgent et réel, et en démontrant que, dans la poursuite de cet objectif, il n’a pas porté atteinte de manière disproportionnée au droit garanti par la Charte. Dans un premier temps, il faut établir l’objectif de la mesure attentatoire, à savoir le délai imparti par la loi pour mettre en œuvre l’équité salariale dans les milieux de travail sans comparateurs masculins. Ce délai résulte de l’effet combiné des art. 38 et 114 de la Loi.

[43]                          Le Québec soutient essentiellement que l’objectif urgent et réel était d’adopter un régime qui créait une réparation efficace à l’égard de la discrimination salariale systémique dont étaient victimes les femmes qui n’étaient pas visées par le régime d’équité salariale existant. Le délai était, selon lui, nécessaire pour trouver l’approche appropriée. Je ne vois aucune raison de ne pas convenir qu’il s’agit là de l’objectif du délai établi à l’art. 38.

[44]                          Il faut ensuite déterminer si le délai a un lien rationnel avec l’objectif poursuivi. La Commission de l’équité salariale avait besoin de temps pour élaborer une méthode, et le règlement qui s’en est suivi devait franchir les étapes nécessaires du processus d’approbation par les pouvoirs exécutif et législatif. Il s’agissait d’une question complexe qui commandait d’importantes recherches et analyses. Les rapports de 1995 réalisés à la demande du gouvernement n’indiquaient pas au Québec comment mesurer l’iniquité fondée sur le sexe dans les entreprises privées sans comparateurs masculins. De plus, aucune solution ne se dégageait des consultations publiques tenues durant le processus législatif et s’ajoutait à cela le fait qu’il existait fort peu d’exemples de politiques adoptées ailleurs desquelles s’inspirer. Lorsque la Loi a été adoptée, il y avait peu d’enseignements à tirer des autres ressorts canadiens pour ce qui est d’étendre l’application des mesures législatives en matière d’équité salariale aux salariées occupant un emploi dans des milieux de travail dépourvus de comparateurs masculins dans le secteur privé. Son plus proche équivalent relativement au domaine couvert était la Loi sur l’équité salariale, L.R.O. 1990, c. P.7, de l’Ontario, mais celle‑ci s’appliquait uniquement dans le secteur « public ». Je conviens donc que le délai pour élaborer et mettre en œuvre une méthode crédible a un lien rationnel avec l’objectif de permettre l’obtention d’une réparation efficace.

[45]                          En ce qui concerne l’atteinte minimale, il faut se demander si le délai établi par la loi portait aussi peu atteinte au droit à l’égalité qu’il était raisonnablement nécessaire de le faire pour permettre l’obtention d’une réparation efficace.

[46]                          Le Québec cherchait une approche d’une large portée et avant‑gardiste en matière d’équité salariale pour les femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins. Lorsque, comme en l’espèce, le gouvernement introduit un régime entièrement nouveau et y donne effet, il faut s’attendre à certains délais. Pour qu’il y ait atteinte minimale, le gouvernement doit veiller à ce que les restrictions soient étroitement adaptées à son objectif urgent et réel, mais, comme l’a dit la juge McLachlin dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199 :

                    Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation . . . [par. 160]

Autrement dit, les gouvernements qui adoptent des régimes réparateurs à multiples facettes en vue de protéger des droits constitutionnels devraient bénéficier d’une certaine latitude pour réaliser les objectifs visés par ces initiatives (RJR-MacDonald, par. 135; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 993‑994; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624).

[47]                          Toutefois, le gouvernement doit établir que, dans les circonstances, il a fait preuve d’une diligence raisonnable. Le délai doit être adapté à la nature et à la complexité de la question, mais il ne peut avoir une durée indéfinie.

[48]                          Le fait que tant d’années se soient écoulées entre l’adoption de la Loi et la promulgation du Règlement est, de prime abord, troublant. Le juge de première instance a examiné de façon très détaillée les raisons du retard et il a conclu qu’il ne résultait pas d’un manque de diligence de la part du Québec. Une preuve abondante étayait cette conclusion de fait. En l’espèce, ce retard était largement attribuable au fait que la Commission de l’équité salariale, l’organisme responsable de l’application de la Loi, n’avait été instaurée qu’en 1996 et qu’elle s’était vu confier de nombreuses nouvelles tâches. Le passage, en 1996, d’un régime de plaintes fondé sur l’art. 19 de la Charte québécoise à un régime d’équité salariale proactif signifiait que la Commission devait élaborer de nouvelles stratégies pour une mise en œuvre dans plusieurs domaines.

[49]                          Comme l’a constaté le juge de première instance, la première proposition de méthode a été faite au ministre du Travail en 2002, proposition issue d’un effort considérable de la part de la Commission de l’équité salariale. Au bout du compte, celle‑ci a été rejetée parce qu’elle ne respectait pas les conditions énoncées à l’art. 114. La deuxième proposition que la Commission a faite au ministre du Travail en 2004 a finalement été retenue et a été suivie de près par la promulgation du Règlement en 2005. Bien qu’il s’agisse d’un cas limite, j’estime que le dossier étaye la conclusion selon laquelle le Québec n’a pas agi de façon déraisonnable dans les dispositions qu’il a prises pour que le délai ne dépasse pas des limites raisonnables.

[50]                          Par ailleurs, je ferais la même observation en ce qui concerne les plaintes des syndicats à l’égard du délai de grâce de deux ans donné aux employeurs par l’art. 38. Tout comme il a prévu un délai regrettable, mais nécessaire, pour permettre l’élaboration et l’approbation d’une méthode viable, le régime a également accordé aux employeurs une période de deux ans pour déterminer comment ils mettraient en œuvre le nouveau régime dans leur entreprise. Le Québec a établi un équilibre acceptable entre l’objectif du régime d’assurer une indemnisation et la complexité, sur le plan logistique, de la mise en œuvre d’un nouveau système. Encore une fois, bien qu’il s’agisse d’un cas limite, j’estime que le délai de grâce de deux ans n’a pas porté la durée du délai en dehors de limites raisonnables.

[51]                          La dernière étape est celle de la proportionnalité, laquelle consiste à mettre en balance les effets préjudiciables du délai établi à l’art. 38 et les effets bénéfiques d’avoir à attendre que le régime soit mis en œuvre.

[52]                          Les conséquences négatives du délai sont manifestes : l’accès à l’équité salariale a été reporté au 5 mai 2007. Pendant la période qui s’est écoulée entre l’adoption de la Loi et la fin du délai de grâce de deux ans, les femmes travaillant dans des milieux sans comparateurs masculins ont continué d’être payées de façon inéquitable.

[53]                          Toutefois, je suis d’avis que les avantages ultimes de l’approche élargie adoptée par le Québec l’emportent sur le préjudice qu’elle occasionne. Les femmes travaillant dans des milieux où il n’y a pas de comparateurs masculins ont vu la création d’une réparation efficace et cohérente à l’égard de la discrimination économique systémique, alors qu’il n’en existait auparavant aucune. Le délai en cause est important et regrettable, mais il a toutefois eu l’avantage à long terme de faire en sorte que la Loi puisse véritablement remédier à la discrimination salariale dont était victime un groupe de femmes auparavant exclues.

[54]                          Néanmoins, les syndicats soutiennent que le Québec ne peut satisfaire au critère de proportionnalité en raison de l’absence de paiements rétroactifs pour la période du délai. Le Québec a décidé de rendre possible une indemnisation à partir du moment où une méthode viable serait élaborée. Cela représente une mise en balance adéquate des intérêts en cause. D’une part, le régime visait à obliger les employeurs à verser une indemnisation une fois qu’ils auraient les outils leur permettant de repérer et de mesurer les iniquités salariales. D’autre part, les employeurs ne seraient pas tenus de le faire avant que ces outils ne soient élaborés. Comme l’a affirmé la Cour dans RJR‑MacDonald, la proportionnalité n’exige pas la perfection, et on ne peut conclure qu’une loi ne respecte pas le critère de proportionnalité du simple fait que les demandeurs peuvent « envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation » (par. 160). Le critère consiste à se demander si l’équilibre établi par le Québec se situe à l’intérieur de la gamme de « mesures raisonnables » (par. 160) et si ses effets bénéfiques sont plus importants que ses effets préjudiciables. À mon avis, c’est le cas.

[55]                          La violation prima facie est donc justifiée au regard de l’article premier.

[56]                          Je rejetterais le pourvoi avec dépens.

                    Les motifs des juges Wagner, Côté, Brown et Rowe ont été rendus par

                     La juge Côté —

I.               Aperçu

[57]                          Comme le notait le juge Binnie dans l’arrêt Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381, par. 30, et comme l’a rappelé le juge de première instance dans la présente affaire (2014 QCCS 4197, par. 17 (CanLII)) : « L’équité salariale est l’une des questions les plus épineuses et controversées de notre époque dans le monde du travail. » Le présent pourvoi constitue un bon exemple de la difficulté que représente l’atteinte d’un tel objectif.

[58]                          Pendant de nombreuses années, la situation des femmes sur le marché du travail fut caractérisée par d’importantes inégalités dues aux préjugés, aux stéréotypes et à la discrimination. Cette discrimination fut qualifiée de systémique puisqu’elle « revêt la forme de la normalité, tant l’attribution des rôles sociaux selon les sexes est profondément imprimée dans nos mentalités et dans nos façons de penser » (Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 35, 1re sess., 35e lég., 6 février 1996, p. 1).

[59]                          Ce problème fut également accentué par la ségrégation professionnelle. En effet, les femmes se retrouvent souvent concentrées dans une gamme restreinte de métiers et de professions possédant des caractéristiques couramment associées aux catégories d’emplois féminins. Il en résulte une dévalorisation de ces catégories d’emplois, et des salariées souvent sous-payées.

[60]                          Conscient de ce problème, le législateur québécois adoptait, le 21 novembre 1996, la Loi sur l’équité salariale, L.Q. 1996, c. 43 (maintenant RLRQ, c. E-12.001) (« Loi »). Applicable tant au secteur public qu’au secteur privé, la Loi a pour but de « corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l’égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine » (art. 1).

[61]                          La Loi oblige tout employeur, public ou privé, dont l’entreprise compte entre 10 et 49 salariés à déterminer les ajustements salariaux nécessaires afin d’accorder, pour un travail équivalent, la même rémunération aux salariées[6] qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine, que la rémunération accordée aux salariés qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance masculine (art. 34).

[62]                          L’employeur dont l’entreprise compte 50 salariés ou plus doit établir un programme d’équité salariale selon les modalités prévues par la Loi afin de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination (art. 10, 31 et 50).

[63]                          En règle générale, les employeurs assujettis à la Loi au moment de son entrée en vigueur le 21 novembre 1997 devaient déterminer les ajustements salariaux requis et effectuer les versements nécessaires dans un délai de quatre ans, soit au plus tard le 21 novembre 2001 (art. 37 et 71). À défaut de respecter ce délai, les ajustements portent intérêt au taux légal à partir de cette date (art. 71 al. 2).

[64]                          Au moment de l’adoption de la Loi, la ministre responsable de la Condition féminine la qualifie de loi d’application (Journal des débats de l’Assemblée nationale, vol. 35, no 56, 2e sess., 35e lég., 21 novembre 1996, p. 3306) puisqu’elle vise à garantir le respect du droit à l’équité salariale déjà prévu par la Charte des droits et libertés de la personne, L.Q. 1975, c. 6 (maintenant RLRQ, c. C-12) (« Charte québécoise ») :

19. Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.

. . .

[65]                          Par l’adoption de cette Loi, le législateur choisit d’aller plus loin que la Charte québécoise et d’étendre son champ d’application aux salariées œuvrant dans des entreprises où l’on ne peut effectuer de comparaison avec des catégories d’emplois à prédominance masculine. En effet, ces salariées ne pouvaient bénéficier de l’art. 19 de la Charte québécoise, puisque l’art. 19 se limite aux comparaisons entre salariés « qui accomplissent un travail équivalent au même endroit ». Les entreprises en cause comptent certes des salariés masculins, mais le salaire de ces derniers est également touché par la discrimination systémique fondée sur le sexe puisque ces salariés masculins occupent un emploi à prédominance féminine. Une comparaison avec le salaire des collègues masculins ne serait donc d’aucune utilité en vue de garantir aux salariées de l’entreprise un traitement salarial exempt de discrimination.

[66]                          Par ailleurs, en vertu de l’art. 19 de la Charte québécoise, une salariée devait déposer une plainte et faire la preuve du caractère discriminatoire de sa rémunération. Or, ce régime de plainte individuelle s’est révélé inadéquat face à un problème systémique comme l’équité salariale. La Loi vise donc à mettre en place un régime proactif obligeant l’employeur à procéder lui-même à une vérification et assurer que les salaires qu’il offre sont exempts de préjugés et de discrimination.

[67]                          En adoptant la Loi, le Québec innove et devient la première province à inclure les entreprises privées sans catégories d’emplois à prédominance masculine dans le champ d’application d’une loi sur l’équité salariale. La méthode permettant de déterminer les ajustements nécessaires dans ces entreprises demeure toutefois à être élaborée. Au vu des rapports des groupes d’experts et des nombreuses consultations effectuées, un constat s’impose : aucune solution concrète n’a été mise de l’avant pour assurer la détermination des ajustements salariaux requis dans ces entreprises.

[68]                          Le législateur opte donc pour la voie réglementaire comme le recommandaient la plupart des experts et des intervenants consultés. On pourra ainsi adopter la Loi rapidement et garantir l’équité salariale à la plupart des salariées. La Commission de l’équité salariale (« Commission ») (maintenant la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) pourra ensuite établir une solution par règlement qui sera soumise au gouvernement pour étude et adoption (art. 114 de la Loi). Les employeurs concernés devront alors déterminer et verser les ajustements salariaux nécessaires dans un délai de deux ans suivant l’entrée en vigueur du règlement (art. 38 de la Loi).

[69]                          L’élaboration et l’adoption de cette solution ont nécessité un peu plus de cinq ans. Plusieurs raisons justifient ce délai, comme je l’explique plus loin. D’une part, la Loi prévoit que la Commission doit se fonder sur les catégories d’emplois dans des entreprises où un programme d’équité salariale a déjà été complété. La Commission doit donc attendre qu’un premier exercice d’équité salariale ait été complété avant d’entreprendre l’élaboration du règlement. D’autre part, en raison de la complexité du problème, la Commission a dû avoir recours à une firme de consultants, produire des documents et rapports, et procéder à diverses consultations. Le Règlement sur l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, (2005) 137 G.O. II, 1425 (maintenant RLRQ, c. E-12.001, r. 2), est donc finalement entré en vigueur le 5 mai 2005, et les salariées visées ont eu droit aux ajustements salariaux à compter du 5 mai 2007.

II.            Prétentions des parties

[70]                          Les appelants représentent des salariées travaillant pour des entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, plus particulièrement des centres de la petite enfance. En vertu des art. 13, 38 et 114 de la Loi, ces salariées ont dû attendre jusqu’au 5 mai 2007 pour obtenir des ajustements salariaux, alors que les salariées d’entreprises où il existait de tels comparateurs masculins y ont eu droit à compter du 21 novembre 2001.

[71]                          Selon les appelants, en l’absence de rétroactivité des ajustements salariaux au 21 novembre 2001, ce délai est discriminatoire et contraire au par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés  (« Charte  »). De plus, il ne peut être justifié en vertu de l’article premier puisqu’il ne repose sur aucun objectif urgent et réel et n’est pas proportionnel eu égard aux effets engendrés.

[72]                          La disposition législative contestée par les appelants est l’art. 38 de la Loi, qui statue que les ajustements pour les salariées œuvrant dans des entreprises sans catégories d’emplois à prédominance masculine seront versés en fonction de la date d’adoption du règlement. Les appelants plaident l’inconstitutionnalité de cette disposition au motif que le législateur n’a pas prévu la rétroactivité des ajustements salariaux dans le cas où la date d’entrée en vigueur du règlement avait pour effet d’entraîner un délai par rapport aux ajustements accordés aux salariées œuvrant dans des entreprises comptant des catégories d’emplois à prédominance masculine. C’est donc l’absence de rétroactivité qui est contestée, plutôt que la conduite du gouvernement qui aurait tardé à agir pour adopter son règlement en vertu de l’art. 114.

[73]                          Les appelants demandent à notre Cour de déclarer invalide et inopérant l’art. 38 de la Loi. Les salariées qu’ils représentent pourraient ainsi bénéficier du délai prévu à l’art. 37 et obtenir des ajustements salariaux rétroactivement au 21 novembre 2001.

[74]                          L’intimée prétend pour sa part que l’art. 38 de la Loi ne crée aucune distinction discriminatoire fondée sur un motif énuméré ou analogue au regard du par. 15(1)  de la Charte. Même si c’était le cas, ce qu’elle nie, cette distinction serait sauvegardée par application du par. 15(2)  de la Charte. De plus, selon l’intimée, la règle de droit prévue à l’art. 38 constitue une restriction raisonnable et dont la justification peut se démontrer au sens de l’article premier de la Charte.

III.          Historique judiciaire

[75]                          Après une revue exhaustive de la preuve, l’honorable juge Yergeau de la Cour supérieure du Québec, dans un jugement fort bien étayé, conclut qu’il n’y a pas lieu de déclarer invalide l’art. 38 de la Loi et rejette la demande des appelants. Il estime que, selon la preuve prépondérante, la distinction établie par cette disposition n’est pas fondée sur le sexe, mais repose plutôt sur l’absence dans ces entreprises de catégories d’emplois à prédominance masculine permettant la comparaison. Ce seraient les difficultés découlant de cette réalité qui auraient entraîné le délai et celui-ci ne serait pas le résultat d’une quelconque négligence ou omission de la part du gouvernement (par. 137-138, 198 et 242).

[76]                          Le juge Yergeau retient que plusieurs facteurs expliquent le délai encouru pour l’élaboration d’une méthode de calcul afin de permettre les ajustements salariaux nécessaires pour les salariées occupant des emplois dans des entreprises sans comparateurs masculins :

Divers facteurs, dont a) le retard dans la mise en œuvre de l’équité au sein des [entreprises avec comparateur masculin] comme au sein de l’appareil gouvernemental, b) le caractère novateur de l’application de l’équité aux [entreprises sans comparateur masculin], c) l’absence de précédents législatifs canadiens, d) la structure même de l’article 114 de la Loi, e) l’économie de la [Loi] qui veut que l’équité salariale ne devienne pas, par l’importation de structures salariales entre entreprises, un exercice de nivellement des salaires, f) l’absence de suggestions concrètes de la part des organisations syndicales et des associations accréditées, g) le refus en 2003, pour des motifs stratégiques, de modifier l’article 114 de la Loi, ont pour effet que le Règlement sur l’équité salariale glisse dans le temps. [par. 137]

[77]                          Selon le juge Yergeau, l’art. 38 de la Loi n’a pas non plus d’effet discriminatoire puisqu’il ne perpétue aucun préjugé ou stéréotype. Au contraire, l’existence de discrimination systémique touchant les salariées occupant des emplois dans des entreprises sans comparateur masculin est reconnue d’emblée par le législateur. Celui-ci choisit d’accorder la protection de la Loi à ce groupe qui était auparavant sans recours en vertu de l’art. 19 de la Charte québécoise. Il s’agit selon lui du contraire d’un préjugé défavorable.

[78]                          L’article 38 de la Loi est donc valide et conforme au par. 15(1)  de la Charte.

[79]                          La Cour d’appel du Québec, sous la plume des juges Vézina, St-Pierre et Émond confirme le jugement en souscrivant entièrement à l’avis du juge de première instance (2016 QCCA 424).

IV.         Question en litige

[80]                          La question principale consiste à déterminer si, en l’absence de versements d’ajustements salariaux rétroactifs, le délai supplémentaire qui a été nécessaire pour établir une méthode de calcul permettant aux entreprises sans comparateur masculin de procéder à l’exercice d’équité salariale contrevient à la garantie d’égalité réelle prévue par le par. 15(1)  de la Charte.

V.            Contexte et historique législatif

[81]                          Comme le notait le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143 :

. . . la très grande place qu’en sont venues à occuper les femmes au sein de toutes les formes d’activités industrielles, commerciales et professionnelles [a] engendré beaucoup d’inégalités et de nombreuses formes de discrimination. [p. 172]

[82]                          En effet, les femmes font l’objet de désavantages historiques sur le marché du travail, tant dans l’embauche que dans l’exercice de leurs fonctions. Ces désavantages se manifestent entre autres dans leurs conditions de travail et dans leur rémunération, laquelle est souvent moindre que celle de leurs collègues masculins : c’est la discrimination systémique. Ainsi, malgré leur valeur objectivement égale, on accorde une valeur moindre aux tâches associées aux femmes qu’à celles associées aux hommes.

A.            Genèse de la Loi sur l’équité salariale

[83]                          En 1951, en vue de remédier à ce problème, l’Organisation internationale du Travail adopte la Convention concernant l’égalité de rémunération entre la main-d’œuvre masculine et la main-d’œuvre féminine pour un travail de valeur égale (No 100), R.T. Can. 1973 no 37, qui prévoit le principe fondamental d’un salaire égal pour un travail de valeur égale (art. 2). Les États membres s’y engagent à mettre en place des mesures assurant que tous les emplois soient évalués objectivement, sur la base des travaux qu’ils comportent (art. 3), plutôt que sur la base de préjugés. Le Canada ratifie la convention en 1972. Il est également partie à plusieurs autres instruments internationaux réaffirmant ce principe, dont le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, R.T. Can. 1976 no 46, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies (adhésion en 1976) et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31 (ratification en 1981).

[84]                          L’Ontario devient la première province canadienne à adopter une loi sur l’équité salariale en 1951, soit The Female Employees Fair Remuneration Act, 1951, S.O. 1951, c. 26. Le Québec fait de même en 1964 en adoptant la Loi sur la discrimination dans l’emploi, S.Q. 1964, c. 46, qui prévoit un recours individuel en cas de discrimination dans l’embauche ou dans les conditions de travail.

[85]                          Ces lois visent les cas de discrimination les plus évidents, mais ne prévoient pas le droit à un salaire égal pour un travail équivalent ou de valeur égale. À cet égard, le Québec sera la première province à agir en adoptant la Charte québécoise le 27 juin 1975 :

19. Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.

 

Il n’y a pas de discrimination si une différence de traitement ou de salaire est fondée sur l’expérience, l’ancienneté, la durée du service, l’évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire, si ces critères sont communs à tous les membres du personnel.

 

. . .

[86]                          Un constat s’impose toutefois rapidement : la discrimination salariale est un problème systémique auquel le recours individuel prévu par la Charte québécoise ne permet pas de remédier :

Si la Charte peut permettre de corriger des situations particulières, son impact global en regard de l’atteinte de l’équité salariale demeure donc limité.

 

(Comité d’élaboration du projet de loi, Document d’orientation : Une loi proactive sur l’équité salariale (1995) (« Document d’orientation »), reproduit au d.a., vol. III, p. 11.)

 

. . . cette voie est inappropriée face à un problème qui est systémique c’est-à-dire qui reflète des pratiques et des comportements généralisés et durables sur le marché du travail.

 

(Comité de consultation en regard à la loi proactive sur l’équité salariale, Rapport final : Une loi proactive sur l’équité salariale (1995) (« Rapport final »), reproduit au d.a., vol. III, p. 84.)

[87]                          De surcroît, l’art. 19 de la Charte québécoise permet à une salariée de déposer une plainte individuelle, ce qui s’avère être un processus lent, coûteux et peu accessible aux femmes non représentées par un syndicat (Journal des débats de la Commission des affaires sociales (6 février 1996), p. 1-2). Cette procédure a l’effet pervers d’entraîner une confrontation individuelle entre l’employeur et la salariée concernée. Une loi sur l’équité salariale viendrait renverser le fardeau et obliger l’employeur à établir des salaires exempts de discrimination pour tous, sans qu’une plainte ou un recours ne soit nécessaire.

[88]                          En 1992, à la suite d’une consultation publique, la Commission des droits de la personne reconnaît les limites du régime de plainte de la Charte québécoise et recommande l’adoption d’une loi proactive sur l’équité salariale (Journal des débats de la Commission des affaires sociales (6 février 1996), p. 2). Le Secrétariat à la condition féminine met alors sur pied un comité d’expertes en vue de l’élaboration d’un projet de loi. En juin 1995, le comité soumet à la ministre responsable le Document d’orientation recommandant également l’adoption d’une loi proactive sur l’équité salariale et identifiant les éléments majeurs devant y être inclus. Le contenu du Document d’orientation constitue le fondement de la Loi actuelle.

[89]                          À cette époque, de telles lois proactives sont déjà en vigueur dans plusieurs provinces canadiennes, dont le Manitoba (1985), l’Ontario (1987), la Nouvelle-Écosse (1988), l’Île-du-Prince-Édouard (1988), Terre-Neuve (1988), le Nouveau-Brunswick (1989) et la Colombie-Britannique (1995). La loi sur l’équité salariale ontarienne est la seule à s’appliquer au secteur privé comme le propose le Document d’orientation. Le comité note toutefois que l’Ontario, dont on s’inspire en raison de son avant-gardisme en matière d’équité salariale, a préféré exclure les entreprises privées sans catégories d’emplois à prédominance masculine du champ d’application de sa loi.

[90]                          Selon les auteures du Document d’orientation, la Loi devrait avoir le champ d’application le plus large possible. Elles recommandent donc d’aller plus loin que la loi ontarienne et la Charte québécoise et de viser les entreprises sans comparateurs masculins. Le comité d’expertes reconnaît toutefois qu’il sera difficile de réaliser cet objectif :

À ce sujet, il importe de mentionner au départ que la détermination générale des salaires, dans notre type d’économie, s’effectue de manière décentralisée. En effet, les entreprises déterminent chacune librement les salaires qui seront versés à leurs employés, et même lorsqu’une entreprise est syndiquée, la négociation des conditions de travail s’effectue employeur par employeur. C’est d’ailleurs pour cette raison que les premières dispositions législatives relatives à l’équité salariale ont limité cette opération au cadre de l’entreprise. Or, la réalisation de l’équité salariale dans les ghettos d’emploi féminins, par définition, ne peut se faire à l’intérieur du cadre de l’entreprise. Par conséquent, à moins de miser sur une solution tout à fait autre, par exemple la hausse du salaire minimum, il faut admettre que la réalisation de l’équité salariale dans ces entreprises nécessite d’aller au-delà du cadre de l’entreprise.

 

(Document d’orientation, p. 33)

[91]                          Bien que des pistes de solutions soient abordées, elles ne sont pas étudiées en détail, et le comité d’expertes ne formule dans ses recommandations aucune solution concrète sur la question. Le comité arrive donc à la recommandation finale suivante, qu’il importe de reproduire en entier :

5-             qu’à l’égard des entreprises du secteur privé où il n’y a pas, ou pas suffisamment, d’emplois masculins pour permettre la comparaison de tous les emplois féminins, l’autorité responsable recommande des formules d’ajustement des salaires de ces emplois, dans un rapport qu’elle remettra au ministre responsable et qui devra faire l’objet de consultations auprès des entreprises visées, et que les formules appropriées soient ensuite déterminées par règlement du gouvernement, qui pourra aussi fixer le délai imparti à ces entreprises pour effectuer les premiers rajustements salariaux en conséquence;

 

(Document d’orientation, p. 64)

[92]                          En somme, si on souhaite que la Loi s’applique à ces entreprises, une période de réflexion supplémentaire sera nécessaire à l’élaboration d’une méthode de comparaison pour les entreprises où il n’y a pas de catégories d’emplois à prédominance masculine.

[93]                          Un second comité procède à une consultation publique à laquelle participent une trentaine d’organismes de femmes, de syndicats, d’organisations patronales, de représentants de communautés culturelles et d’experts en rémunération. Le Rapport final est soumis à la ministre responsable le 1er décembre 1995. Il présente et explique les dispositions qui, selon le comité, devraient faire partie de la loi. La recommandation relative aux entreprises sans comparateurs masculins internes demeure sensiblement la même :

[Recommandation no 23] À l’égard des entreprises du secteur privé où il n’y a pas, ou pas suffisamment, de titres d’emplois à prédominance masculine pour permettre la comparaison de tous les emplois à prédominance féminine, la Commission de l’équité salariale recommande des formules d’ajustement des salaires de ces emplois, dans un rapport qu’elle remettra au ministre responsable. Ce rapport devra faire l’objet de consultations auprès des entreprises, des salariés ou de leurs représentants et des groupes de femmes. Les formules appropriées seront ensuite déterminées par règlement du gouvernement, qui pourra aussi fixer le délai imparti à ces entreprises pour effectuer les premiers ajustements salariaux en conséquence.

 

(Rapport final, p. 123 et 170)

[94]                          Encore une fois, bien que certaines solutions soient évoquées, on reconnaît explicitement la nécessité de recherches et d’analyses supplémentaires, ce qui entraînera inévitablement des délais :

Quoi qu’il en soit, cette question du manque de comparateurs masculins est très importante et les exemples donnés plus haut illustrent sa complexité. Des études et des analyses approfondies seraient nécessaires pour apporter des éléments de réponse à cette question et le comité n’avait ni le temps ni les moyens pour procéder à ces études et analyses. C’est pourquoi le comité est d’avis qu’une des premières tâches de la Commission de l’équité salariale devrait être d’effectuer ou de faire effectuer des recherches sur cette question. Pour l’instant, le comité ne peut qu’esquisser des avenues possibles, comme celles mentionnées plus haut.

 

(Rapport final, p. 125-126 (je souligne).)

[95]                          La revue du Document d’orientation et du Rapport final nous mène à deux conclusions importantes. D’abord, on reconnaît l’importance d’inclure les employeurs sans catégories d’emplois à prédominance masculine dans le champ d’application de la Loi. On garantit ainsi l’équité salariale et un milieu exempt de discrimination au plus grand nombre. Ensuite, le Rapport final reconnaît également l’importance de comparer les salaires strictement à l’intérieur de l’entreprise. Il s’agit d’ailleurs de l’un des deux principes fondamentaux recommandés par ce rapport :

La loi proactive est donc axée sur deux principes fondamentaux :

 

1)   Il s’agit de comparer la valeur des emplois et non celle des personnes qui les exercent. En effet, pour éviter les préjugés sexistes, la rémunération doit être fonction du contenu d’un emploi et non du sexe de ses titulaires.

 

2)   Il s’agit de comparer les emplois à prédominance féminine et à prédominance masculine chez un même employeur. L’équité salariale entre les hommes et les femmes ne vise pas à établir des taux de rémunération uniformes pour toutes les entreprises, comme le fait par exemple le décret sur le salaire minimum, mais plutôt à égaliser la rémunération des emplois à prédominance féminine et à prédominance masculine équivalents à l’intérieur d’une entreprise donnée. L’équité salariale impose donc un exercice de comparaison interne.

 

(Rapport final, p. 89)

[96]                          Il importe de noter que ce second principe semble essentiel pour concilier les intérêts en jeu. En effet, la majorité des groupes représentant les salariées ont affirmé l’importance de prévoir un champ d’application large, se rapprochant le plus possible de l’universalité. En ce sens, ils accueillent favorablement l’application de la Loi aux employeurs dépourvus de comparateurs masculins. Certains d’entre eux réclament également que la disposition de l’avant-projet de loi soit modifiée pour obliger la Commission à adopter un règlement, plutôt que simplement l’autoriser à le faire. De plus, ils souhaitent qu’on impose un délai quant à son adoption. Ces deux dernières propositions ne sont toutefois pas retenues par le législateur (art. 114 de la Loi).

[97]                          Les intervenants représentant les employeurs sont quant à eux réticents à fonder le calcul des ajustements sur des comparateurs externes. En effet, comme le souligne le Rapport final, il revient à chaque employeur de déterminer les salaires qu’il offre ou peut offrir dans son entreprise dans la mesure où ils ne sont pas discriminatoires.

[98]                          Entre le dépôt de l’avant-projet de loi, le 15 décembre 1995, et l’adoption du projet de loi, le 21 novembre 1996, la Commission permanente des affaires sociales de l’Assemblée nationale tient une consultation générale en février 1996[7] et des consultations particulières en août 1996[8], et elle conduit des études en commission parlementaire[9]. Comme le souligne fort à propos le juge Yergeau, l’accueil est mitigé, et le projet de loi ne reçoit «  ni l’aval du milieu patronal, ni celui du milieu syndical  » (par. 61).

[99]                          La lecture des procès-verbaux des consultations démontre que, encore une fois, peu de solutions concrètes sont proposées. En effet, comme l’affirme le juge Yergeau, «  la question de comment sortir du cadre de l’entreprise pour trouver des comparateurs masculins sans importer de structures salariales étrangères, demeure entière à l’issue de la consultation générale et le demeure bien longtemps par la suite  » (par. 63).

[100]                      Finalement, le texte de loi adopté reprend, avec très peu de modifications, la recommandation du Document d’orientation et du Rapport final sur les entreprises sans comparateurs masculins quant à l’élaboration de formules d’ajustement salarial :

114. La Commission peut par règlement :

 

1°   aux fins de la détermination des ajustements salariaux dans une entreprise qui compte moins de 50 salariés où il n’existe pas de catégorie d’emplois à prédominance masculine, établir des catégories d’emplois types à partir des catégories d’emplois identifiées dans des entreprises où des ajustements salariaux ont déjà été déterminés et prévoir des normes ou des facteurs de pondération applicables à l’estimation des écarts salariaux entre ces catégories en tenant compte notamment des caractéristiques propres aux entreprises dont les catégories d’emplois sont ainsi comparées;

 

2°    aux fins de l’établissement d’un programme d’équité salariale dans une entreprise où il n’existe pas de catégorie d’emplois à prédominance masculine, établir des catégories d’emplois types à partir des catégories d’emplois identifiées dans des entreprises où un tel programme a déjà été complété, déterminer des méthodes d’évaluation de ces catégories d’emplois ainsi que des méthodes d’estimation des écarts salariaux entre des catégories d’emplois types et des catégories d’emplois d’une entreprise et prévoir des normes ou des facteurs de pondération applicables à ces écarts en tenant compte notamment des caractéristiques propres aux entreprises dont les catégories d’emplois sont ainsi comparées;

 

. . .

 

Un règlement de la Commission est soumis à l’approbation du gouvernement qui peut, en l’approuvant, le modifier.

 

Le gouvernement ne peut approuver un règlement de la Commission avant qu’il n’ait fait l’objet d’une étude par la commission compétente de l’Assemblée nationale.

B.            Genèse du Règlement sur l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine

[101]                      Une fois la Loi entrée en vigueur, la Commission doit donc mettre au point une méthode permettant de déterminer les ajustements salariaux requis dans une entreprise où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine. Sa tâche s’annonce difficile puisqu’il n’existe alors aucun précédent législatif au Canada dont elle peut s’inspirer.

[102]                      Précisons d’emblée que la Loi ne donne pas carte blanche à la Commission dans l’élaboration du règlement. En effet, la méthode retenue pour établir les catégories d’emplois types doit se fonder sur « des entreprises où des ajustements salariaux ont déjà été déterminés » (art. 114 al. 1(1)).

[103]                      Bien que des travaux préliminaires soient entamés, la Commission doit attendre que les ajustements soient complétés par les autres employeurs avant d’entreprendre l’élaboration du règlement, ce qui doit en principe être terminé le 21 novembre 2001. La présidente de la Commission le confirme dans une lettre datée d’avril 1999 :

. . . la Commission a entrepris depuis quelques mois des études sur les divers milieux de travail où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine. Ces travaux complexes ne peuvent être complétés rapidement puisqu’ils doivent tenir compte de catégories d’emplois identifiées dans des entreprises où des ajustements salariaux ont déjà été déterminés. Néanmoins, les recherches nécessaires doivent mener le plus rapidement possible à la rédaction d’un règlement.

 

(Reproduit au d.a., vol. VI, p. 5.)

[104]                      Ainsi, priorité doit être accordée à l’exercice d’équité salariale chez les entreprises dotées de comparateurs masculins. Cet exercice ne se déroule toutefois pas selon l’échéancier prévu et, en date du 21 novembre 2001, moins de 50 pour 100 des entreprises l’ont mené à terme (jugement de première instance, par. 95-96).

[105]                      En octobre 2001, la Commission mandate la firme de consultants Gestion-Conseil Loran inc. (« Loran ») pour élaborer une méthode permettant aux entreprises d’estimer les écarts salariaux en l’absence de comparateurs masculins. Loran s’engage à terminer ces travaux au plus tard le 15 décembre 2001. La Commission prévoit recevoir ce rapport moins d’un mois après que les autres entreprises comptant 10 salariés ou plus auront complété l’exercice d’équité salariale.

[106]                      Loran remet finalement son rapport le 18 février 2002. Loran analyse plusieurs solutions possibles et propose ultimement une méthode comportant six étapes. Cette méthode est toutefois jugée « beaucoup trop complexe [. . .] comme en témoigne [. . .] Martine Bégin longuement interrogée à ce propos » (jugement de première instance, par. 108).

[107]                      La Commission souhaite donc envisager d’autres avenues possibles. Elle publie, le 18 juillet 2002, un document de consultation intitulé Proposition d’approches en l’absence de comparateur masculin. Elle y propose trois approches. Au terme d’une rencontre du comité de consultation le 30 août 2002, deux des approches proposées sont rejetées et le comité convient de s’en tenir à la troisième approche, à savoir l’approche par attribution de comparateurs (approche par segmentation).

[108]                      Un nouveau document de consultation consacré uniquement à la méthode par attribution de comparateurs est alors publié le 16 octobre 2002. L’inconvénient de cette approche est qu’elle ne correspond pas à ce que prévoit le pouvoir de réglementation de la Commission et qu’elle nécessiterait donc une modification de l’art. 114 de la Loi.

[109]                      La question est soumise à une consultation générale tenue par la Commission permanente de l’économie et du travail de l’Assemblée nationale les 11 et 12 février 2003. Un consensus s’en dégage : les intervenants ne souhaitent pas modifier la Loi. Le juge Yergeau résume la situation comme suit :

La lecture de la transcription de ces deux journées de consultation permet de constater que se noue à cette occasion un dialogue de sourds entre le gouvernement, qui suggère de modifier l’article 114 de la Loi pour hâter l’adoption du règlement, et les syndicats, qui demandent au gouvernement d’adopter d’abord un règlement pour vérifier par la suite si la Loi doit être modifiée. Résultat net, la [Loi] n’est pas modifiée et la méthode élaborée par la Commission avec l’appui du Comité de consultation est écartée. [par. 117]

[110]                      La solution envisagée est donc écartée et, au lendemain de la consultation générale, la Commission doit tout reprendre depuis le début (jugement de première instance, par. 119).

[111]                      À l’été 2003, le comité de consultation de la Commission se tourne vers une toute nouvelle approche qui consiste à utiliser des catégories d’emplois à prédominance masculine génériques afin d’effectuer la comparaison. Suivant cette méthode, l’employeur établit la courbe de salaires qu’il accorderait à un préposé à la maintenance et à un contremaître si ces catégories d’emplois existaient dans son entreprise. Ce sont ces catégories fictives qui sont alors utilisées pour la comparaison avec les catégories d’emplois à prédominance féminine existantes au sein de l’entreprise. La méthode permet ainsi d’éviter le recours à des comparateurs externes et demeure conforme au pouvoir réglementaire établi par la Loi.

[112]                      En septembre 2004, cette approche est retenue et un projet de règlement est publié dans la Gazette officielle du Québec. La Commission tient une consultation publique les 2, 3 et 4 novembre puis, le 24 novembre, le projet est soumis à la Commission permanente de l’économie et du travail, qui l’approuve. Le règlement est finalement adopté le 5 mai 2005 et entre en vigueur le même jour. Les entreprises concernées bénéficient dès lors d’un délai de deux ans pour déterminer les ajustements salariaux requis et entreprendre leur versement conformément à la Loi (art. 38).

VI.         Analyse en vertu de l’art. 15  de la Charte

[113]                      Le contexte social et l’historique législatif exposés précédemment guident mon analyse fondée sur l’art. 15  de la Charte. Celui-ci prévoit ce qui suit :

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

 

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

[114]                      Notre Cour s’est penchée pour la première fois sur le par. 15(1)  de la Charte dans l’arrêt Andrews. Le juge McIntyre, majoritaire sur ce point, y a défini la discrimination comme suit :

J’affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d'un individu le sont rarement. [p. 174-175]

[115]                      Dans cet arrêt, la Cour considère plusieurs approches possibles quant à l’analyse que commande l’application du par. 15(1) (p. 178-183). De prime abord, le juge McIntyre rejette expressément l’approche voulant que toute distinction établie par la loi soit discriminatoire et doive être examinée au regard de l’article premier de la Charte, car elle « reviendrait à banaliser les droits fondamentaux garantis par la Charte et à dépouiller de tout contenu l’expression “indépendamment de toute discrimination” figurant au par. 15(1) et, en fait, à remplacer le par. 15(1) par l’article premier » (p. 162). De plus, la Charte ne saurait exiger que le législateur justifie toute distinction en vertu de l’article premier (p. 181). Le juge McIntyre rejette également l’approche prônant une analyse du caractère raisonnable et justifiable de la loi en vertu du par. 15(1). Cela aurait pour effet de dépouiller de tout rôle l’article premier. C’est finalement la troisième approche qui est retenue :

Selon ce point de vue, l’analyse de la discrimination doit se faire en fonction des motifs énumérés et de ceux qui leur sont analogues. L’expression « indépendamment de toute discrimination » exige davantage qu’une simple constatation de distinction dans le traitement de groupes ou d’individus. Cette expression est une forme de réserve incorporée dans l’art. 15 lui-même qui limite les distinctions prohibées par la disposition à celles qui entraînent un préjudice ou un désavantage. [p. 180-181]

[116]                      L’arrêt Andrews demeure l’arrêt charnière quant à l’interprétation du par. 15(1), et les principes qui y sont énoncés par le juge McIntyre ont depuis été confirmés et explicités dans de nombreux arrêts subséquents de la Cour (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 22; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 14; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 29 et suiv.; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 319). Selon ces jugements, le par. 15(1) garantit à toute personne l’égalité réelle plutôt que la simple égalité formelle en vertu de la loi (Andrews, p. 163-165; Kapp, par. 16 et 20; Withler, par. 2; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670, par. 38; Québec c. A, par. 325; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 17). Cette garantie découle de la reconnaissance du fait que des désavantages systémiques persistants ont eu pour effet de restreindre les possibilités offertes aux membres de certains groupes de la société. La Charte  cherche donc à empêcher tout acte qui contribue à perpétuer de tels désavantages discriminatoires (Taypotat, par. 17; Québec c. A, par. 320).

[117]                      Pour l’application du par. 15(1), la principale question est de savoir si la mesure législative contestée va à l’encontre de cette garantie d’égalité réelle prévue par la Charte (Withler, par. 2). Il faut donc appliquer le cadre d’analyse en deux volets élaboré par la Cour et se poser les deux questions suivantes : (1) la loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et (2) cette distinction crée-t-elle un désavantage discriminatoire, notamment par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? (Kapp, par. 17; Withler, par. 30 et 61; Québec c. A, par. 324). La principale considération de l’analyse doit être l’effet de la loi (Andrews, p. 165; Québec c. A, par. 319).

A.            Premier volet de l’analyse fondée sur le par. 15(1)

[118]                      Le premier volet de l’analyse consiste à déterminer si, à première vue ou par son effet, une loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue (Taypotat, par. 19). On limite ainsi l’examen judiciaire aux seuls motifs de distinction que la Charte vise à interdire (Withler, par. 33).

[119]                      Comme l’indique le juge de première instance, il est évident que l’art. 38 de la Loi établit une distinction en reportant le versement des ajustements salariaux au 5 mai 2007 :

      Cependant, dans le cas présent, l’article 38 de la Loi, en permettant de faire glisser jusqu’au 5 mai 2007 le versement des ajustements de salaires des travailleuses dans les entreprises sans comparateur masculin, a pour effet de les traiter pour un temps différemment de celles qui œuvrent dans des entreprises avec comparateur. N’eût-été [. . .] l’article 38, malgré l’entrée en vigueur tardive du Règlement sur l’équité salariale, ces travailleuses auraient bénéficié d’une rétroactivité au 21 décembre 2001 plaident les demandeurs.

 

. . .

 

      De plus, il s’agit-là d’une distinction désavantageuse pour elles, dans la mesure où l’adoption du Règlement sur l’équité salariale se fait attendre et les prive du même coup de plus de cinq années de rétroactivité d’ajustement salarial. [Soulignement omis; par. 192-193.]

[120]                      Afin de trancher la question du fondement de cette distinction, on doit déterminer si les salariées œuvrant dans des entreprises sans catégories d’emplois à prédominance masculine subissent les effets disproportionnés de la mesure contestée « du fait de [leur] appartenance à un groupe énuméré ou analogue » (Taypotat, par. 21 (je souligne)).

[121]                      En établissant des délais distincts, la Loi a un effet désavantageux pour les salariées œuvrant dans des entreprises où l’on ne peut effectuer de comparaison avec des catégories d’emplois à prédominance masculine. Il s’agit d’un groupe qui est formé majoritairement de femmes et qui est particulièrement désavantagé sur le marché du travail. Il pourrait s’agir là d’une indication que ces femmes se voient offrir un traitement différent en raison de leur sexe. Toutefois, pour trancher cette question, on se doit d’aller plus loin et de se demander sur quoi le traitement différent est fondé.

[122]                      En l’espèce, je suis d’avis que la distinction n’est pas fondée sur le sexe puisque la différence de traitement n’est pas due au fait que les salariées affectées sont des femmes. À cet égard, une analyse globale de la preuve permet de conclure que la différence de traitement affectant ces salariées trouve son fondement dans l’absence de comparateurs masculins chez leurs employeurs.

[123]                      Contrairement à ce qu’affirme ma collègue la juge Abella, il n’est pas question d’adopter une analyse formelle de l’égalité comme dans l’arrêt Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183. En effet, il est depuis lors établi que le par. 15(1) garantit à toute personne le droit à l’égalité réelle, et non seulement à l’égalité formelle devant la loi.

[124]                      Dans l’arrêt Bliss, une femme s’était vu refuser certaines prestations d’assurance-chômage auxquelles elle aurait eu droit si elle n’avait pas été enceinte. Son recours avait alors été rejeté par la Cour au motif que la distinction n’était pas fondée sur le sexe, mais plutôt sur la grossesse. Cette approche a par la suite été explicitement rejetée dans l’arrêt Andrews. En effet, le juge McIntyre y a indiqué ce qui suit quant à l’analyse nécessaire pour déterminer le fondement d’une distinction :

      Je suis également d’accord avec la critique suivante que le juge Kerans de la Cour d’appel a formulé[e] à l’égard du critère de la situation analogue dans l’arrêt Mahe v. Alta. (Gov’t) (1987), 54 Alta. L.R. (2d) 212, à la p. 244 :

 

[traduction] . . . le critère adopte une idée d’égalité qui est presque automatique, sans aucune possibilité d’examiner la raison à l’origine de la distinction. Par conséquent, on recourt à des nuances pour justifier une constatation de différence, ce qui réduit le critère à un jeu de classement par catégories. De plus, le critère est sans utilité. Après tout, la plupart des lois sont adoptées dans le but précis de procurer un avantage ou d’imposer une contrainte à certaines personnes et non à d’autres. Le critère décèle toutes les différences imaginables de traitement par la loi.

 

Pour les motifs qui précèdent, le critère ne peut être accepté comme règle ou formule figée applicable en vue de trancher les questions d’égalité soulevées en vertu de la Charte. Il faut tenir compte du contenu de la loi, de son objet et de son effet sur ceux qu’elle vise, de même que sur ceux qu’elle exclut de son champ d’application. Les questions qui seront soulevées d’un cas à l’autre sont telles que ce serait une erreur que de tenter de restreindre ces considérations à une formule limitée et figée. [Je souligne; p. 168.]

[125]                      Ce passage rappelle l’importance de prendre en considération le contexte pour déterminer le motif réel à l’origine de la distinction. Or, le juge Yergeau, suite à une analyse détaillée de la preuve, a conclu que la distinction établie à l’art. 38 de la Loi n’est pas fondée sur le sexe et repose plutôt sur le fait que les entreprises visées n’ont pas de catégories d’emplois à prédominance masculine permettant la comparaison.

[126]                      Dans ses motifs, ma collègue la juge Abella se concentre plutôt sur le fondement de la distinction établie par la Loi dans son ensemble (par. 24-25). Or, la disposition contestée par les appelants est l’art. 38 de la Loi. C’est donc le motif de la distinction établie par cette disposition — et non pas le motif de la distinction que la Loi vise à enrayer tel que reflété dans son objet — qu’il faut identifier à cette étape. Ma collègue identifie le motif réel de cette distinction lorsqu’elle affirme que l’art. 38 vise un groupe particulier sur la base de son lieu de travail (par. 24). Son raisonnement ne pourrait conduire qu’à une seule conclusion, à savoir que, dans une loi sur l’équité salariale, toutes les distinctions sont nécessairement fondées sur le sexe.

[127]                      La violation alléguée repose sur le principe que le législateur est constitutionnellement tenu, lorsqu’il intervient de façon proactive, de ne pas agir de façon discriminatoire dans son traitement des bénéficiaires de la loi. Or, en l’espèce, la distinction n’est pas fondée sur le sexe puisque le groupe de comparaison n’est pas celui des salariés masculins, lesquels ne sont pas visés par la Loi. En effet, certaines bénéficiaires de la Loi — les salariées d’entreprises sans catégories d’emplois à prédominance masculine — voudraient se voir appliquer le même échéancier que celui établi pour d’autres bénéficiaires de la Loi, à savoir les salariées d’entreprises comptant des catégories d’emplois à prédominance masculine. Partant, la distinction opérée par l’art. 38 ne saurait trouver son fondement dans la discrimination fondée sur le sexe que la Loi dans son ensemble vise à corriger.

[128]                      Une loi sur l’équité salariale confère des droits à un groupe composé essentiellement de femmes. Comme toute loi, elle peut établir des distinctions. Or, ces distinctions pourraient avoir un effet plus avantageux sur un groupe par ailleurs composés de femmes par rapport à un autre groupe également composé de femmes. On ne saurait toutefois conclure que toutes les distinctions établies par une loi sur l’équité salariale sont nécessairement fondées sur le sexe. Une telle conclusion retirerait toute discrétion au juge de première instance dans son analyse de la preuve et aurait pour effet de dépouiller le premier volet de l’analyse en vertu du par. 15(1) de toute pertinence. Au contraire, une preuve prépondérante doit pouvoir démontrer que cette distinction n’est pas fondée sur le sexe, mais plutôt sur un autre motif tout à fait légitime.

[129]                      Comme l’affirmait le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews :

Ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de traitement devant la loi qui portent atteinte aux garanties d’égalité de l’art. 15  de la Charte. Il est certes évident que les législatures peuvent et, pour gouverner efficacement, doivent traiter des individus ou des groupes différents de façons différentes. En effet, de telles distinctions représentent l’une des principales préoccupations des législatures. La classification des individus et des groupes, la rédaction de différentes dispositions concernant de tels groupes, l’application de règles, de règlements, d’exigences et de qualifications différents à des personnes différentes sont nécessaires pour gouverner la société moderne. Comme je l’ai déjà souligné, le respect des différences, qui est l’essence d’une véritable égalité, exige souvent que des distinctions soient faites. Quelles seront les distinctions acceptables en vertu du par. 15(1) et quelles seront celles qui violeront ses dispositions? [p. 168-169]

[130]                      En l’espèce, je suis d’accord avec l’analyse du juge Yergeau et j’arrive donc à la conclusion que l’art. 38 ne crée pas de distinction fondée sur le sexe. Il n’y a donc pas lieu de le déclarer invalide en vertu de la Charte.

[131]                      Cette conclusion permet à elle seule de disposer de l’appel. Compte tenu de la preuve disponible, le juge Yergeau a toutefois préféré aborder le second volet de l’analyse sous le par. 15(1). Je traiterai donc également de ce second volet qui confirme, lui aussi, la validité de l’art. 38.

[132]                      En principe, on doit procéder à l’analyse sous le par. 15(2)  de la Charte avant d’amorcer le second volet du par. 15(1) (Kapp, par. 40; Cunningham, par. 44). Toutefois, puisque je conclus que l’art. 38 de la Loi est valide, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse afin de déterminer s’il peut être sauvegardé sous le par. 15(2).

B.            Second volet de l’analyse fondée sur le par. 15(1)

[133]                      La distinction établie à l’art. 38 de la Loi n’a pas d’effet discriminatoire.

[134]                      Une loi n’est pas nécessairement invalide parce qu’elle établit des distinctions (Andrews, p. 167; Kapp, par. 28; Withler, par. 31). Au contraire, la formulation de distinctions est essentielle au bon fonctionnement de nos gouvernements. C’est pourquoi le par. 15(1) garantit à tous le même bénéfice de la loi, « indépendamment de toute discrimination ». Cette réserve a pour effet d’interdire seulement les distinctions qui sont discriminatoires. Le demandeur doit donc prouver que la mesure législative créant une distinction a un effet discriminatoire en ce qu’elle perpétue un désavantage pour le groupe visé (Andrews, p. 181; Kapp, par. 28; Withler, par. 31-34; Québec c. A, par. 322; Taypotat, par. 20) :

. . . le critère élaboré dans l’arrêt Andrews impose au demandeur le fardeau de démontrer que le gouvernement a établi une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et que l’effet de cette distinction sur l’individu ou le groupe perpétue un désavantage.

 

(Québec c. A, par. 323)

 

L’expression « indépendamment de toute discrimination » exige davantage qu’une simple constatation de distinction dans le traitement de groupes ou d’individus. Cette expression est une forme de réserve incorporée dans l’art. 15 lui-même qui limite les distinctions prohibées par la disposition à celles qui entraînent un préjudice ou un désavantage.

 

(Andrews, p. 180-181)

[135]                      À cette étape de l’analyse, on doit considérer la situation des membres du groupe et l’incidence de la mesure sur eux. « Il s’agit d’une analyse contextuelle, non formaliste, [fondée] sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la mesure contestée aggrave sa situation » (Withler, par. 37; Québec c. A, par. 331). Seront jugés discriminatoires les actes de l’État qui ont pour effet d’élargir l’écart entre un groupe historiquement défavorisé et le reste de la société (Québec c. A, par. 332).

[136]                      Suivant l’arrêt Law, quatre facteurs contextuels peuvent être pertinents pour déterminer l’effet discriminatoire d’une loi : (1) la nature du droit touché, (2) un désavantage préexistant, (3) la correspondance de la mesure avec les caractéristiques réelles et (4) l’effet sur d’autres groupes. Il n’est pas toujours nécessaire d’examiner expressément chacun de ces facteurs et, dans certains cas, d’autres facteurs peuvent également s’avérer pertinents (Law, par. 62; Withler, par. 66; Québec c. A, par. 331).

(1)           Nature du droit touché

[137]                      L’importance du droit en cause ne fait aucun doute en l’espèce. Pour les salariées concernées, il est question d’être payées à la juste valeur de leur travail et d’obtenir un salaire sur la base d’une évaluation exempte de préjugés et axée sur la valeur objective de leur travail. Comme l’a affirmé la Cour :

Le travail est un aspect important de la vie. Pour bien des gens, leur gagne-pain et le respect (ou l’absence de respect) de la collectivité pour leur travail représentent une grande partie de leur identité. Le salaire peu élevé est souvent le signe d’un emploi moins reconnu, ce qui n’est pas sans conséquence tant sur le plan de la dignité que sur celui de la situation financière. C’est pourquoi le droit touché par la Loi revêtait une grande importance.

 

(N.A.P.E., par. 49)

(2)           Désavantage préexistant

[138]                      Ce droit est d’autant plus important puisque les femmes œuvrant dans des entreprises sans comparateurs masculins subissent un important désavantage préexistant. Il s’agit d’un désavantage documenté, non contesté et reconnu d’emblée par la Loi à son article premier. L’existence d’un désavantage préexistant est pertinente pour l’analyse fondée sur le par. 15(1) (Withler, par. 38; Québec c. A, par. 327; Taypotat, par. 21) et elle commande une attention particulière aux distinctions touchant le groupe. Cet élément ne permet toutefois pas de présumer qu’une distinction est discriminatoire (Law, par. 67).

(3)           Correspondance avec les caractéristiques réelles

[139]                      On doit donc se demander si la Loi et les délais qu’elle prévoit répondent aux capacités et aux besoins concrets des membres du groupe touché ou, plutôt, leur imposent un fardeau ou leur refusent un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage dont ils sont victimes (Taypotat, par. 20; voir aussi Law, par. 70).

[140]                      En l’espèce, on constate que d’importants écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe existaient déjà sur le marché du travail et étaient alors maintenus par le secteur privé. Le législateur, qui n’avait aucune obligation de légiférer en vertu du par. 15(1)  de la Charte, a choisi d’intervenir après moult consultations afin de corriger ces écarts salariaux. Il a prévu dans la Loi un mécanisme permettant d’atteindre l’équité salariale, ainsi que différents délais applicables. Il importe de garder à l’esprit que, dans le présent dossier, ce n’est pas l’intervention du législateur qui a créé la discrimination systémique en cause. Au contraire, la Loi a un effet améliorateur et n’a pas pour effet de perpétuer cette discrimination systémique.

[141]                      Ma collègue la juge en chef McLachlin affirme qu’en adoptant la Loi le législateur a envoyé aux membres du groupe représenté par les appelants le message que la discrimination systémique dans leur emploi « était leur problème » (par. 156). Je suis en désaccord avec cette affirmation qui, à mon avis, occulte l’effet réel qu’a eu la Loi sur ce groupe.

[142]                      En adoptant la Loi, le législateur répondait directement aux besoins des membres du groupe représenté par les appelants. Il a mis en place un régime proactif qui, à terme, permet de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe. Il vient ainsi réduire l’écart qui existait depuis trop longtemps entre les salariées visées et le reste de la société. Afin d’étendre ce droit au plus grand nombre possible, il a choisi d’inclure les salariées œuvrant dans des entreprises sans comparateurs masculins. La Loi reconnaît la discrimination dont font l’objet les membres de ce groupe. Au moment de son adoption, en 1996, le Québec devient la première province à s’attaquer à ce problème. Une telle initiative visant à accroître l’égalité réelle devrait être encouragée et célébrée. Cela est d’autant plus vrai considérant le fait que la Loi demeure, encore aujourd’hui, l’une des plus ambitieuses au pays.

[143]                      Il est toutefois aussi reconnu d’emblée que, si l’on souhaite faire bénéficier ce groupe de l’application de la Loi, un délai supplémentaire est nécessaire pour élaborer la méthode de calcul d’ajustements salariaux adéquate. L’approche réglementaire a ainsi permis de mettre au point une méthode simple et innovatrice de corriger les écarts salariaux dans les entreprises sans comparateurs masculins.

[144]                      En somme, la Loi a un effet indéniablement améliorateur pour les salariées visées. Il découle de l’analyse de mes collègues que toute mesure méliorative adoptée par le législateur qui ne permet pas d’atteindre l’égalité parfaite porterait atteinte au par. 15(1). Or, au contraire, puisque le problème existait et persistait dans le secteur privé, et qu’il était tout à fait constitutionnel pour le législateur de ne pas intervenir, toute mesure améliorant la situation du groupe visé répondra nécessairement à ses besoins. Même si une solution n’est pas nécessairement parfaite et ne permet pas d’enrayer complètement le désavantage subi par le groupe visé, seule une intervention qui nuirait ou empirerait sa situation serait discriminatoire.

(4)           Effet sur d’autres groupes

[145]                      Enfin, un facteur essentiel à considérer est l’effet positif important de la Loi sur de nombreuses autres salariées faisant elles aussi l’objet d’un désavantage préexistant :

Lorsque la mesure contestée s’inscrit dans un vaste régime de prestations, [. . .] son effet d’amélioration sur la situation des autres participants et la multiplicité des intérêts qu’elle tente de concilier joueront également dans l’analyse du caractère discriminatoire [suivant le par. 15(1)].

 

(Withler, par. 38)

[146]                      Au moment de l’élaboration de la Loi, les groupes représentant les salariées lancent un message clair au législateur : il faut agir rapidement. Le législateur choisit donc d’adopter la Loi rapidement et garantit ainsi l’équité salariale à un grand nombre de salariées œuvrant dans plus de 225 000 entreprises au Québec (jugement de première instance, par. 46). Cette décision a évidemment un effet positif important sur ces salariées. On décide du même coup d’opter pour la voie règlementaire dans le cas d’employeurs dépourvus de catégories d’emplois à prédominance masculine. Très peu d’intervenants s’opposent à cette approche. Les commentaires formulés par le Conseil du statut de la femme sur ce point sont révélateurs :

On réclame également que les entreprises de moins de 10 salariés soient visées et qu’une solution au cas particulier des ghettos d’emplois soit incluse dans la loi. Pourtant, tous et toutes admettent que ces deux problématiques sont complexes à résoudre. Nous croyons plutôt qu’au lieu de priver une forte majorité de travailleuses des bénéfices d’une telle loi il est préférable de procéder dès maintenant. Il faudra cependant, comme l’indique l’avant-projet de loi, se mettre immédiatement à nos tables de travail pour combler cette lacune importante.

 

(Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 39, 1re sess., 35e lég., 15 février 1996, p. 2-3)

[147]                      En effet, il aurait été désavantageux et injuste pour l’ensemble des salariées du Québec de voir l’adoption de la Loi repoussée de plusieurs années afin de trouver une méthode de calcul d’ajustements salariaux qui puisse s’appliquer aux employeurs dépourvus de comparateurs masculins. Dans l’élaboration d’un régime complexe comme une loi sur l’équité salariale, il va de soi qu’un gouvernement ne sera pas toujours en mesure d’améliorer la situation de tous les membres d’un groupe défavorisé en même temps et de la même façon. C’est pourquoi on ne saurait imposer une obligation de résultat au législateur en la matière. Pareille obligation l’inciterait à faire preuve d’une prudence extrême et même, parfois, à repousser l’adoption d’une loi dans le temps au détriment de tous.

[148]                      Le choix de l’approche réglementaire a permis au législateur de prendre le temps nécessaire pour concevoir une méthode innovatrice, simple et pratique permettant d’estimer les écarts salariaux chez les employeurs où il n’y a pas de catégories d’emplois à prédominance masculine. Une telle méthode permet d’éviter le recours à des comparateurs externes et d’importer une structure salariale étrangère à l’entreprise.

[149]                      Le législateur était en droit de procéder ainsi. Les différentes dates butoir prévues par la Loi n’ont pas pour effet de perpétuer un préjugé ou un stéréotype. Au contraire, la Loi reconnaît l’existence d’une discrimination et prévoit les moyens nécessaires pour y remédier. La situation de certains groupes concernés est différente et requiert donc une méthode différente. Cette réalité peut très bien faire en sorte que la Loi prévoie des délais ou même des modalités différentes. La Loi n’a toutefois pas d’effet discriminatoire, puisqu’elle rétrécit plutôt l’écart entre ces groupes historiquement désavantagés et le reste de la société.

[150]                      En l’espèce, pour reprendre les termes employés par la Cour dans l’arrêt Withler, le traitement différent est nécessaire pour améliorer la situation véritable du groupe représenté par les appelants ainsi que celle des autres groupes visés (par. 39). Cette différence de traitement a d’ailleurs permis au Québec de devenir la première province canadienne à garantir l’équité salariale dans les entreprises privées sans comparateurs masculins.

[151]                      Ma collègue la juge Abella soutient que le raisonnement adopté dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, doit trouver application en l’espèce. Dans cette affaire, l’Individual’s Rights Protection Act, R.S.A. 1980, c. I-2, interdisait en 1990 la discrimination fondée sur l’un des motifs de distinction suivants : la race, les croyances religieuses, la couleur, le sexe, la déficience physique ou mentale, l’âge, l’ascendance et le lieu d’origine. Par la suite, des modifications législatives ont été adoptées afin d’ajouter d’autres motifs à ceux déjà prévus, comme l’état matrimonial, la source de revenu et la situation familiale. L’Individual’s Rights Protection Act a eu pour effet de procurer un recours à l’ensemble des membres de la société afin qu’ils puissent se prévaloir de l’un ou l’autre des motifs de distinction prévus à la loi en cas de discrimination. Cependant, le gouvernement albertain n’avait pas jugé nécessaire d’inclure à la loi l’orientation sexuelle comme motif de distinction illicite. Les personnes discriminées sur la base de leur orientation sexuelle étaient donc exclues de la protection conférée par la loi et se retrouvaient dans une situation pire que celle prévalant avant son entrée en vigueur dans la mesure où ils ne profitaient pas de la protection de la loi par rapport aux autres groupes défavorisés qui en bénéficient. De ce fait, l’écart entre leur situation et celle du reste de la société s’était accentué et ils se retrouvaient à être davantage marginalisés. Bref, la société avait évolué alors que leur situation demeurait inchangée. Contrairement à un régime de protection générale, comme celui établi par l’Individual’s Rights Protection Act, le régime créé par la Loi en l’espèce ne vise qu’un seul motif de distinction, soit celui fondé sur le sexe, et ne touche qu’une partie réduite des salariées au Québec, à savoir les femmes occupant des emplois dans des catégories d’emploi à prédominance féminine dans une entreprise comprenant 10 salariés ou plus. Ainsi, l’analogie que ma collègue tente d’invoquer n’est ni recevable ni même souhaitable et non pertinente. De plus, la situation de ces salariées est atténuée par le fait qu’elles appartiennent au groupe bénéficiant des avantages que procure la Loi qui en conteste les effets. Il n’est alors pas possible de prétendre qu’elles ne bénéficient pas de « la même protection et [du] même bénéfice de la loi » (par. 15(1)  de la Charte). De surcroit, contrairement à la loi à l’étude dans l’arrêt Vriend, la Loi a un effet indéniablement améliorateur pour les salariées représentées par les appelants et permet de réduire l’écart entre elles et le reste de la société.

[152]                      Je conclus donc que la disposition contestée ne crée pas de désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype et qu’elle n’a pas d’effet discriminatoire. La seconde condition n’est donc pas remplie. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de traiter du par. 15(2)  de la Charte en raison de ma conclusion au par. 15(1), mon silence ne doit pas être interprété comme un endossement des commentaires de ma collègue la juge Abella quant au par. 15(2) .

VII.       Conclusion

[153]                      En conclusion, je suis d’avis que la distinction établie à l’art. 38 n’est pas fondée sur le sexe, mais plutôt sur la présence ou l’absence de catégories d’emplois à prédominance masculine permettant la comparaison des salaires au sein d’une entreprise. De plus, cette distinction n’a pas d’effet discriminatoire sur le groupe de femmes représenté par les appelants. L’article 38 de la Loi est donc valide au regard du par. 15(1)  de la Charte, et le pourvoi doit être rejeté avec dépens.

                    Version française des motifs rendus par

[154]                      La juge en chef (dissidente quant au résultat) — Je conviens avec la juge Abella que l’art. 38 de la Loi sur l’équité salariale, RLRQ, c. E‑12.001, porte atteinte au par. 15(1).

[155]                      Le délai imposé par cette disposition crée une distinction fondée sur le sexe parce qu’elle établit une distinction entre les femmes qui travaillent dans des milieux à prédominance féminine — l’élément central de l’art. 38 — et les salariés de sexe masculin en général, dont la présence est la clef de voûte du versement d’un salaire plus élevé dans les milieux mixtes. Le délai décrit par la juge Abella a comme effet réel que les femmes qui travaillent dans des milieux à prédominance féminine n’ont pas été en mesure d’obtenir un salaire équitable pour leur travail, contrairement aux hommes qui accomplissent un travail comparable dans d’autres domaines. Lorsqu’une distinction, prise dans son contexte, évoque une différence reposant sur le sexe, comme en l’espèce, on ne peut pas ne pas en tenir compte dans l’analyse fondée sur le par. 15(1) sans trahir la promesse d’égalité réelle qui sous‑tend le par. 15(1).

[156]                      Cette distinction est discriminatoire parce que le délai a eu pour effet de dispenser les employeurs de femmes travaillant dans des milieux à prédominance féminine de payer leurs salariées équitablement pour le travail effectué par celles‑ci. Le Québec a permis aux employeurs de faire abstraction à leur gré des iniquités salariales dans leurs organisations pendant la période du délai. Le régime envoie le message suivant aux femmes touchées : c’est votre problème. De plus, le délai prévu par la loi indique qu’il était acceptable pour les employeurs de prendre des décisions au détriment de l’autonomie et de la dignité inhérente des femmes travaillant dans des milieux à prédominance féminine. En fait, le régime renforce l’inégalité du rapport de force entre les employeurs et les salariées, laquelle est au cœur des disparités salariales fondées sur le sexe, et perpétue par le fait même l’inégalité systémique. Enfin, il va sans dire que l’iniquité salariale est lourde de conséquences économiques pour les femmes.

[157]                      Cependant, je suis en désaccord avec la juge Abella sur la question de la justification au regard de l’article premier de la Charte. À mon avis, la procureure générale n’a pas établi que la violation est raisonnable et qu’elle est justifiée au regard de l’article premier (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103). La procureure générale doit d’abord établir que le fait d’avoir différé l’accès des femmes touchées au droit à l’équité salariale et de les avoir privées de cet accès — lequel est aggravé en l’espèce par l’absence d’ajustements rétroactifs établie par la Loi — répondait à un objectif urgent et réel. Le gouvernement prétend avoir eu besoin de six ans pour mettre au point une formule permettant de déterminer les ajustements à verser dans les milieux de travail à prédominance féminine parce qu’il n’existait aucun groupe comparateur masculin et qu’il devait veiller au respect de la loi par les employeurs. Il affirme également que l’idée des ajustements rétroactifs a été écartée, car elle posait problème pour les employeurs. Je reconnais que l’élaboration d’une méthode satisfaisante pour évaluer les paiements insuffisants représente un objectif urgent et réel pouvant justifier l’imposition d’une restriction au droit au même bénéfice de la loi. Toutefois, il est moins évident que l’objectif du gouvernement de veiller au respect de la loi par les employeurs au moyen de l’imposition d’un long délai, objectif auquel il ne peut être satisfait au moyen d’ajustements rétroactifs, par exemple, puisse justifier que l’on viole les droits des salariés. Conclure que c’est le cas reviendrait à reconnaître que le respect de la législation en matière d’équité salariale est une option qui peut être négociée et que ceux‑là mêmes qui perpétuent les iniquités salariales systémiques — les employeurs — devraient pouvoir perpétuer celles‑ci en contrepartie de l’acceptation de la loi.

[158]                      Quoi qu’il en soit, la tentative de la procureure générale de justifier la violation ne franchit pas les étapes de l’atteinte minimale et de la mise en balance du test établi dans l’arrêt Oakes. La procureure générale fait valoir que le délai de six ans était nécessaire pour déterminer ce qui constituait un salaire égal dans les milieux de travail à prédominance féminine dépourvus de groupes comparateurs masculins. Toutefois, elle n’a pas démontré qu’elle avait besoin de toutes ces six années pour ce faire. Ce délai s’imposait en raison non pas des exigences de l’affaire, mais — du moins en partie — de la décision du gouvernement de négocier longuement avec les employeurs dans le but de concevoir un régime que ces derniers seraient disposés à accepter et à respecter. Existait‑il d’autres options moins attentatoires que de longues négociations? Le gouvernement n’a pas fait la preuve du contraire. De même, la procureure générale affirme avoir accepté l’idée du refus des ajustements rétroactifs en cas d’iniquité salariale parce que les employeurs auraient eu de la difficulté à l’accepter. Encore une fois, le gouvernement n’a pas démontré qu’aucune autre option moins attentatoire au droit en cause n’existait. Il n’affirme pas, par exemple, avoir évoqué la possibilité d’une réparation partielle. Il s’appuie simplement sur ce qu’il a fait. Il ne peut être satisfait au critère de l’atteinte minimale simplement en affirmant qu’un long délai était nécessaire un point c’est tout, ou que celui‑ci ne pouvait pas s’accompagner d’ajustements rétroactifs parce que cela posait problème aux employeurs qui perpétuaient l’inégalité. Enfin, la procureure générale n’a pas établi que le refus d’accorder des avantages aux femmes touchées, et déjà marginalisées, est proportionné à l’intérêt du public à ce qu’on leur refuse réparation.

[159]                      Je conclus qu’il n’a pas été établi que la violation du par. 15(1) est justifiée au regard de l’article premier de la Charte et j’accueillerais donc le pourvoi.

                    Pourvoi rejeté avec dépens, la juge en chef McLachlin est dissidente quant au résultat.

                    Procureurs des appelants la Centrale des syndicats du Québec, la Fédération des intervenantes en petite enfance du Québec (FIPEQ‑CSQ), Le syndicat des intervenantes en petite enfance de Montréal (SIPEM‑CSQ), Le syndicat des intervenantes en petite enfance de Québec (SIPEQ‑CSQ), Le syndicat des intervenantes en petite enfance de l’Estrie (SIPEE‑CSQ), Francine Joly, Nathalie Fillion, Louise Fréchette, la Fédération du personnel de soutien de l’enseignement supérieur (FPSES) (CSQ), le Syndicat des interprètes professionnels du Sivet (CSQ), Chantal Bousquet et Yannick François : Poudrier Bradet, Québec.

                    Procureurs des appelants la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération de la santé et des services sociaux, le Syndicat des travailleuses et travailleurs des CPE de la Montérégie, le Syndicat des travailleuses des CPE de Montréal et de Laval, France Laniel, Ginette Lavoie et Danielle Paré : Laroche Martin, Montréal.

                    Procureurs de l’intimée : Bernard, Roy (Justice Québec), Montréal.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs des intervenants Equal Pay Coalition, le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et La Coalition pour l’équité salariale du Nouveau‑Brunswick : Faraday Law, Toronto; Cavalluzzo, Toronto.



[1]   Marie‑Thérèse Chicha, L’équité salariale : Mise en œuvre et enjeux (3e éd. 2011), p. 30‑31); Syndicat de la fonction publique du Québec inc. c. Québec (Procureur général), [2004] R.J.Q. 524, par. 1030‑1053.

[2]   Document d’orientation : Une loi proactive sur l’équité salariale; Rapport final : Une loi proactive sur l’équité salariale.

[3]   13. Lorsque dans une entreprise il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, le programme d’équité salariale est établi conformément au règlement de la Commission.

[4]   37. Les ajustements salariaux requis pour atteindre l’équité salariale doivent avoir été déterminés ou un programme d’équité salariale doit avoir été complété dans un délai de quatre ans à compter de l’assujettissement de l’employeur. [Modifié par 2009, c. 9, art. 12.]

[5]   Bliss a suscité de nombreuses critiques chez les auteurs (Sheilah L. Martin, « Persisting Equality Implications of the “Bliss” Case », dans Sheilah L. Martin et Kathleen E. Mahoney, dir., Equality and Judicial Neutrality (1987), p. 195‑206; Margot Young, « Blissed Out : Section 15 at Twenty » (2006), 33 S.C.L.R. (2d) 45; Dianne Pothier, « Equality as a Comparative Concept : Mirror, Mirror, on the Wall, What’s the Fairest of Them All? » (2006), 33 S.C.L.R. (2d) 135).

[6]  Ce terme vise également les hommes qui occupent un emploi dans une catégorie à prédominance féminine. Toutefois, puisque les personnes visées sont très majoritairement des femmes, je préfère employer le genre féminin.

[7]   Journal des débats de la Commission des affaires sociales (6 février 1996); Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 36, 1re sess., 35e lég., 7 février 1996; Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 37, 1re sess., 35e lég., 8 février 1996; Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 34, no 39, 1re sess., 35e lég., 15 février 1996.

 

[8]   Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 32, 2e sess., 35e lég., 20 août 1996; Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 33, 2e sess., 35e lég., 21 août 1996; Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 34, 2e sess., 35e lég., 22 août 1996.

 

[9]   Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 45, 2e sess., 35e lég., 7 novembre 1996; Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 46, 2e sess., 35e lég., 12 novembre 1996; Journal des débats de la Commission des affaires sociales, vol. 35, no 47, 2e sess., 35e lég., 14 novembre 1996; Journal des débats de la Commission de l’économie et du travail, vol. 38, no 35, 1re sess., 37e lég., 24 novembre 2004.

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