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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Haaretz.com c. Goldhar, 2018 CSC 28, [2018] 1 R.C.S. 3

Appel entendu : 29 novembre 2017

Jugement rendu : 6 juin 2018

Dossier : 37202

 

Entre :

 

Haaretz.com, Haaretz Daily Newspaper Ltd., Haaretz Group,

Haaretz.co.il, Shlomi Barzel et David Marouani

Appelants

 

et

 

Mitchell Goldhar

Intimé

 

- et -

 

Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko

Intervenante

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs :

(par. 1 à 98)

La juge Côté (avec l’accord des juges Brown et Rowe)

Motifs concordants :

(par. 99 à 103)

La juge Karakatsanis

Motifs concordants :

(par. 104 à 143)

La juge Abella

Motifs concordants :

(par. 144 à 150)

Le juge Wagner

Motifs conjoints dissidents :

(par. 151 à 240)

La juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon

 

 

 


Haaretz.com c. Goldhar, 2018 CSC 28, [2018] 1 R.C.S. 3

Haaretz.com, Haaretz Daily Newspaper Ltd.,

Haaretz Group, Haaretz.co.il, Shlomi Barzel et

David Marouani                                                                                              Appelants

c.

Mitchell Goldhar                                                                                                  Intimé

et

Clinique d’intérêt public et de politique d’internet

du Canada Samuelson‑Glushko                                                                 Intervenante

Répertorié : Haaretz.com c. Goldhar

2018 CSC 28

No du greffe : 37202.

2017 : 29 novembre; 2018 : 6 juin.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit international privé — Choix du tribunal — Juridiction compétente — Forum non conveniens — Action en diffamation intentée en Ontario à l’égard de propos diffusés dans un journal israélien qui pouvaient être consultés en ligne au Canada — Requête déposée par les défendeurs pour faire suspendre l’action au motif que le tribunal ontarien n’a pas compétence ou, subsidiairement, que le tribunal ontarien devrait décliner l’exercice de sa compétence pour cause de forum non conveniens — Le lieu du délit constitue-t-il un fondement fiable à partir duquel on peut présumer l’existence d’un lien réel et substantiel entre le ressort choisi et l’objet du litige dans les affaires de diffamation sur Internet? — Dans l’affirmative, la présomption de compétence peut-elle être réfutée? — Le facteur du choix du droit applicable dans l’analyse relative au forum non conveniens en matière de diffamation sur Internet doit-il reposer sur le lieu où le demandeur a subi l’atteinte la plus substantielle à sa réputation?

                    G est un homme d’affaires canadien bien connu qui est aussi propriétaire de l’une des équipes professionnelles de soccer les plus populaires en Israël. H est le plus ancien quotidien d’Israël et il est publié en version papier et en ligne. H a publié un article au sujet de G, qui le qualifie de diffamatoire. L’article porte principalement sur la gestion par G de son équipe de soccer israélienne, dont il est le propriétaire, mais l’article comporte également des mentions de son entreprise canadienne et de sa méthode de gestion. Même si l’article n’a pas été distribué en version papier au Canada, il pouvait être consulté en ligne. G a intenté une action en diffamation en Ontario, au motif qu’il aurait subi une atteinte à sa réputation. H a demandé par requête la suspension de l’action en soutenant que les tribunaux de l’Ontario n’avaient pas compétence ou, subsidiairement, qu’Israël était un ressort nettement plus approprié. Le juge des requêtes a rejeté la requête de H, concluant que les tribunaux ontariens avaient compétence et refusant de décliner l’exercice de cette compétence en faveur des tribunaux israéliens. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont rejeté l’appel de H.

                    Arrêt (la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et la requête en suspension de l’action est accueillie.

                    Les juges Côté, Brown et Rowe : Bien que les actions en diffamation touchant plusieurs ressorts ne soient pas nouvelles, l’augmentation exponentielle du nombre de publications sur Internet touchant plusieurs ressorts fait craindre de plus en plus le tourisme diffamatoire et la possibilité qu’un nombre illimité de tribunaux se déclarent compétents. Les règles actuelles relatives à la déclaration et à l’exercice de la compétence peuvent remédier à ces difficultés, pourvu que les principes fondamentaux de stabilité et d’équité soient pris en compte. En l’espèce, bien que le juge des requêtes ait eu raison de juger qu’il pouvait se déclarer compétent (selon le test de la simple reconnaissance de compétence), il a commis de multiples erreurs dans son analyse relative au forum non conveniens. D’après un examen minutieux et rigoureux des facteurs pertinents viciés par ces erreurs, Israël est un ressort nettement plus approprié.

                    Pour bien comprendre les règles régissant les conflits en droit international privé au Canada, il est essentiel de saisir les rôles distincts que jouent la simple reconnaissance de compétence et la doctrine du  forum non conveniens, ainsi que le fait qu’elles doivent être interprétées et analysées comme un tout cohérent. La raison d’être de l’analyse de la simple reconnaissance de compétence est de s’assurer que le tribunal a effectivement compétence. C’est le cas lorsqu’un lien réel et substantiel existe entre un ressort choisi et l’objet du litige. Ce critère accorde la priorité à l’ordre, la stabilité et la prévisibilité en fondant la déclaration de compétence sur des facteurs de rattachement objectifs. En revanche, l’analyse relative au forum non conveniens vise à aider les tribunaux à décider s’ils devraient décliner compétence en faveur d’un tribunal nettement plus approprié. Cette doctrine met l’accent sur l’équité et l’efficacité en tranchant cette question au cas par cas.

                    À l’étape de la simple reconnaissance de compétence, pour juger s’il existe un lien réel et substantiel entre un ressort choisi et l’objet du litige, le tribunal doit d’abord se demander si l’existence d’un facteur reconnu de rattachement créant une présomption a été établie. Le lieu du délit, l’un de ces facteurs reconnus, constitue un fondement fiable à partir duquel on peut présumer l’existence d’un lien réel et substantiel, et ce, même dans les affaires de diffamation sur Internet. Mettre en doute la valeur du lieu du délit en tant que facteur de rattachement créant une présomption dans les cas de ce genre en raison de la facilité avec laquelle on peut prouver la diffusion compromettrait sensiblement la réalisation des objectifs de prévisibilité et d’ordre à l’étape de la simple reconnaissance de compétence. Il convient d’aborder les préoccupations relatives à l’insuffisance d’un facteur de rattachement créant une présomption à l’étape de la réfutation de l’analyse relative à la simple reconnaissance de compétence, ou durant l’analyse du forum non conveniens.

                    En l’espèce, le délit de diffamation a été commis en Ontario, ce qui veut dire qu’un facteur de rattachement créant une présomption a été établi. Par conséquent, la Cour doit se demander si H a réussi à réfuter cette présomption. La possibilité de réfuter la présomption de compétence lorsqu’il n’existe qu’un lien ténu entre l’objet du litige et le ressort permet d’assurer le bien-fondé de la compétence du tribunal. Un examen minutieux de cette question revêt donc une importance particulière dans les affaires de diffamation sur Internet, où il est facile d’établir un facteur de rattachement créant une présomption. Les facteurs de rattachement créant une présomption ne doivent pas faire naître une présomption de compétence irréfutable. Pour que le défendeur conteste la compétence avec succès, il doit ressortir des circonstances que le rapport entre le ressort et l’objet du litige est tel qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce que le défendeur soit appelé à se défendre dans une action devant ce tribunal. À supposer que ces principes soient correctement appliqués, le lieu du délit ne fera pas naître une présomption de compétence irréfutable dans les affaires de diffamation sur Internet. En l’espèce, H pouvait raisonnablement s’attendre à être appelé à se défendre dans une instance judiciaire en Ontario. Ainsi, la présomption de compétence n’est pas réfutée.

                    À l’étape de l’analyse du forum non conveniens, il incombe au défendeur de convaincre le juge des requêtes que l’autre tribunal serait nettement plus approprié. Même si en règle générale, la compétence doit être exercée par le tribunal qui s’est déclaré à juste titre compétent, cela ne devrait jamais se faire aux dépens d’une partie, pour qui l’instance serait injuste ou clairement inefficace. Étant donné la facilité avec laquelle la compétence peut être établie dans une affaire de diffamation, le juge saisi d’une requête en suspension de l’instance doit examiner rigoureusement et minutieusement la question du forum non conveniens. L’établissement d’un facteur de rattachement créant une présomption est presque automatique dans les affaires de diffamation sur Internet. Puisque l’étape de la réfutation de l’analyse relative à la simple reconnaissance de compétence ne tient pas compte de toutes les conséquences de ce fait, les juges des requêtes devraient être particulièrement sensibles aux préoccupations touchant l’équité et l’efficacité durant l’analyse du forum non conveniens dans ce type d’affaire. Il ne faut pas en déduire l’imposition d’une norme ou d’un fardeau différents dans les affaires de diffamation.

                    Comme l’analyse du forum non conveniens est intrinsèquement de nature factuelle, la cour d’appel ne devrait pas normalement modifier les conclusions de fait tirées par le juge des requêtes. La déférence comporte cependant des limites. Si le juge des requêtes a commis une erreur de principe, a mal interprété ou n’a pas pris en considération des éléments de preuve importants, ou a rendu une décision déraisonnable, la cour d’appel peut intervenir. Dans la présente affaire, le juge des requêtes a commis plusieurs erreurs, qui ont entaché son analyse relative au forum non conveniens pour ce qui est de chaque facteur qu’elles ont touché, ainsi que sa pondération générale de ces facteurs. Par conséquent, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à l’égard de ces aspects de l’analyse du juge des requêtes et la Cour peut intervenir.

                    Au bout du compte, H a établi qu’il serait plus juste et plus efficace de tenir un procès en Israël. Israël est nettement le ressort le plus approprié. Une analyse rigoureuse et minutieuse du forum non conveniens portant sur les facteurs pertinents indique que H se retrouverait dans une situation fort injuste et inefficace si le procès se déroulait en Ontario. Les coûts et la commodité pour les parties ainsi que les coûts et la commodité pour les témoins favorisent Israël. La perte d’un avantage juridique légitime milite en faveur de la tenue d’un procès en Ontario, mais il convient de ne pas accorder trop d’importance à ce facteur dans l’analyse. L’équité favorise Israël, notamment compte tenu du fait que G a une réputation et des intérêts commerciaux importants dans ce pays et de la grande injustice que subirait H si le procès avait lieu en Ontario. L’exécution du jugement favorise légèrement Israël car H n’a ni bureau ni actifs en Ontario. Enfin, bien que le droit applicable fixé par le principe de la lex loci delicti — le lieu où le délit a été commis —, favorise l’Ontario en l’espèce, il convient d’accorder peu de poids à ce facteur dans l’analyse relative au forum non conveniens, lorsque la compétence est établie en fonction du lieu du délit. Dans ces situations, la lex loci delicti pointera aussi inévitablement vers le ressort choisi en matière de droit applicable.

                    Il ne serait pas judicieux d’adopter en l’espèce le test du lieu de l’atteinte la plus substantielle à la réputation au lieu de la lex loci delicti pour établir le droit applicable. Dans les affaires de diffamation sur Internet, où un délit peut avoir été commis dans plusieurs ressorts, la règle de la lex loci delicti peut permettre aux tribunaux de multiples ressorts de se déclarer compétents et d’appliquer leur propre droit, mais la Cour devrait être réticente à modifier le cadre existant du droit international privé, car ces modifications peuvent créer une incertitude juridique contraire aux objectifs des règles de conflits en droit international privé.

                    La juge Karakatsanis : Il y a accord avec la conclusion de la juge Côté et une bonne partie de son raisonnement. Il y a cependant désaccord avec deux aspects de son analyse relative au forum non conveniens. Lorsqu’il s’agit d’examiner le facteur du droit applicable, déterminer quel droit s’appliquerait dans l’autre ressort n’est pas utile, car la question capitale qui oriente ce facteur est de savoir si le ressort choisi par le demandeur appliquerait un droit étranger. De plus, la réputation de G en Israël n’a aucune importance pour le facteur de l’équité, qui s’attache à l’intérêt du demandeur à rétablir sa réputation dans le ressort où il en jouit. Au final, la conclusion générale à laquelle parvient la juge Côté sur la question du forum non conveniens ne repose sur aucun des éléments qui précèdent, et le pourvoi doit donc être accueilli.

                    La juge Abella : Il y a accord avec la juge Côté pour accueillir le pourvoi. Il y a toutefois désaccord avec son avis selon lequel la règle de la lex loci delicti devrait rester celle sur laquelle repose le choix du droit applicable selon l’analyse relative au forum non conveniens dans les cas de diffamation sur Internet touchant plusieurs ressorts. Cette approche standard quant au choix du droit applicable ne répond pas de manière adéquate aux enjeux et défis particuliers que présente la diffamation sur Internet, vu qu’un seul téléchargement peut déterminer quel droit s’applique d’après une application stricte de la règle de la lex loci delicti.

                    Il y a donc lieu de modifier le cadre standard pour le choix du droit applicable en remplaçant la règle de la lex loci delicti par un critère fondé sur le lieu où s’est produite l’atteinte la plus substantielle à la réputation du demandeur. Cette nouvelle approche réduirait l’éventail des régimes de droit potentiellement applicables de façon rationnelle et remplacerait le droit du lieu de diffusion des propos diffamatoires par celui de l’endroit ayant le lien le plus substantiel avec le délit. Elle garantirait aussi que la règle régissant le choix du droit applicable traduit la protection de la réputation, laquelle est au cœur du délit de diffamation, et que soient dûment prises en compte les attentes raisonnables du diffuseur du propos présenté comme étant diffamatoire quant au lieu où il pourrait supposer être poursuivi, tout en établissant un meilleur équilibre entre la liberté d’expression et l’atteinte à la réputation.

                    Puisqu’il existe des préoccupations symétriques entre la manière dont l’analyse relative au choix du droit applicable est menée et celle consistant à déterminer la compétence dans les affaires de diffamation sur Internet, il y a lieu d’utiliser la même méthode pour établir la compétence. L’approche actuelle semble rendre la déclaration de compétence automatique, et ce, sur la base d’un seul téléchargement. Puisque l’essence du préjudice en matière de diffamation est l’atteinte à la réputation, le cadre servant à déterminer la compétence devrait être axé sur le lieu où le demandeur a subi l’atteinte la plus substantielle à sa réputation. Une telle approche permet de réfuter la présomption si le défendeur est en mesure de démontrer que l’atteinte la plus sérieuse à la réputation du demandeur s’est produite ailleurs.

                    Si l’on adopte le critère de l’atteinte la plus substantielle pour choisir le droit applicable dans le cadre de l’analyse du forum non conveniens, le lieu où l’atteinte à la réputation de G a été la plus substantielle est clairement Israël et, par conséquent, le droit israélien devrait s’appliquer. L’article en question traite essentiellement de G et de sa conduite en Israël : il porte sur l’équipe de soccer de G, l’une des équipes de soccer les plus populaires en Israël, sur l’implication de G dans la gestion de sa propre équipe et sur ses relations avec ses joueurs et entraîneurs en Israël. Les recherches, la rédaction et la révision de l’article ont été faites en Israël, celui‑ci s’adressait à un public israélien, et il portait sur quelqu’un qui est une personnalité connue là‑bas. Bien que G passe le plus clair de son temps au Canada, il conserve un appartement en Israël et son lien avec ce pays est important. L’article aurait donc sur la réputation de G un impact qui serait beaucoup plus grand en Israël qu’au Canada.

                    Quant au reste de l’analyse relative au forum non conveniens, comme le droit israélien s’applique, il y a accord avec l’opinion de la juge Côté qu’Israël est le ressort nettement plus approprié. L’ensemble des autres facteurs — la commodité et le coût pour les parties et les témoins, l’avantage juridique, l’équité envers les parties ainsi que l’exécution du jugement — militent en faveur d’Israël.

                    Le juge Wagner : Il y a accord avec la juge Côté pour accueillir le pourvoi. Toutefois, comme l’indiquent les motifs de la juge Abella, il convient de modifier la règle régissant le choix du droit applicable au délit de diffamation sur Internet pendant l’analyse relative au forum non conveniens, en remplaçant celle de la lex loci delicti par un critère fondé sur le lieu où s’est produite l’atteinte la plus substantielle à la réputation du demandeur. Bien qu’il puisse être difficile dans certains cas de cerner le lieu de cette atteinte, l’éventail des régimes de droit potentiellement applicables à un litige donné sera beaucoup plus restreint qu’avec la lex loci delicti, et établi davantage en fonction de principes. Adopter ce nouveau critère pour choisir le droit applicable aurait plusieurs répercussions positives et n’imposerait pas un lourd fardeau de preuve aux parties.

                    En ce qui concerne l’analyse de la simple reconnaissance de compétence, un tribunal canadien ne devrait pas conclure qu’il n’a pas compétence sur un litige ayant des liens étroits avec le Canada, même dans les cas où l’atteinte à la réputation qui y a été subie est significative, tout simplement parce qu’une atteinte encore plus grande à la réputation s’est produite ailleurs. En conséquence, la meilleure façon de répondre aux préoccupations soulevées par la spécificité de la diffamation sur Internet consiste à choisir différemment le droit applicable, plutôt qu’à modifier l’étape de l’analyse portant sur la simple reconnaissance de compétence. À cette étape, on n’a qu’à se demander s’il existe un lien réel et substantiel entre le litige et le tribunal canadien, et non si ce lien est plus étroit que celui unissant le litige à tout autre tribunal. Il n’y a aucune raison pour laquelle il devrait en être autrement dans le contexte de la diffamation sur Internet.

                    Lorsqu’on applique le critère de l’atteinte la plus substantielle aux faits de l’espèce, Israël est le ressort nettement plus approprié.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon (dissidents) : Le pourvoi devrait être rejeté. Le citoyen canadien qui estime avoir été diffamé au sujet de ses pratiques commerciales au Canada dans un article diffusé en ligne dans sa propre province par un journal étranger a le droit de rétablir sa réputation devant les tribunaux de la province où il habite, où il exploite son entreprise et où se fait sentir l’affront de l’article.

                    Les règles qui régissent l’application du critère de la simple reconnaissance de compétence s’adaptent aisément aux affaires de diffamation multijuridictionnelles, même à l’ère d’Internet. La perpétration d’un délit dans un ressort demeure un facteur valable de rattachement créant une présomption qui peut servir à établir la compétence à première vue d’un tribunal, même dans les affaires de diffamation sur Internet, puisque l’affront de la diffamation se fait sentir là où est lu l’article. Dans la présente affaire, nul ne conteste qu’entre 200 et 300 personnes au Canada ont consulté l’article prétendument diffamatoire; un délit de diffamation a donc été commis en Ontario. Il n’y a aucune raison valable de réexaminer ou d’écarter ce facteur de rattachement créant une présomption clairement établi.

                    Bien qu’un facteur de rattachement créant une présomption puisse s’établir presque automatiquement dans les affaires de diffamation sur Internet, le tribunal concerné ne se déclarera pas forcément compétent chaque fois. S’il n’y a aucun lien réel et substantiel entre le recours et le tribunal, cela réfuterait la présomption créée par le facteur de rattachement. La prévisibilité raisonnable est au cœur de l’étape de l’analyse portant sur la réfutation : la solidité du rapport entre l’objet du litige et le tribunal est fonction de la question de savoir s’il est raisonnablement prévisible que le recours aille de l’avant dans le ressort en question. Si l’on ne se questionne pas sur le caractère raisonnablement prévisible d’une poursuite dans ce ressort, le fait d’utiliser la perpétration du délit dans le ressort comme facteur de rattachement créant une présomption pourrait susciter des inquiétudes au sujet de la recherche abusive du ressort le plus favorable au demandeur. Ainsi, la prévisibilité raisonnable apporte une limite importante à la facilité avec laquelle les tribunaux peuvent se déclarer compétents sur la base d’une présomption dans des affaires de diffamation, surtout dans Internet. En l’espèce, il était plus que raisonnablement prévisible que H fasse l’objet d’une poursuite en Ontario. L’article critiquait vivement le style de gestion de G, qu’il aurait repris de ses entreprises canadiennes. Qui plus est, en le publiant en ligne, H a rendu l’article facilement accessible aux lecteurs du monde entier. Il est tout à fait prévisible qu’un citoyen canadien qui réside au Canada veuille tenter de rétablir devant un tribunal canadien sa réputation au Canada en tant que propriétaire d’entreprises canadiennes. Par conséquent, la présomption de compétence n’a pas été réfutée et les tribunaux ontariens ont compétence. Les faits tissent indéniablement un lien réel et substantiel entre la présente affaire et l’Ontario.

                    Si l’analyse à l’étape de la réfutation est menée de façon adéquate et tient dûment compte de la prévisibilité raisonnable, il n’est aucunement nécessaire de procéder à une analyse minutieuse et rigoureuse du forum non conveniens, comme l’affirme la juge Côté. Cette nouvelle norme contrecarrerait la prévisibilité et la stabilité qui sont au cœur du cadre applicable. L’analyse relative au forum non conveniens se fonde sur le critère du ressort nettement plus approprié, qui est une norme élevée à laquelle il faut satisfaire pour écarter le ressort choisi par le demandeur. Il n’y a pas lieu d’assouplir cette norme résolument stricte et invariablement confirmée, que ce soit par un relâchement de son application ou au moyen d’un examen minutieux et rigoureux. En outre, la décision discrétionnaire d’un juge des requêtes de décliner ou non compétence sur le fondement du forum non conveniens commande une grande déférence, et le fait d’obliger les cours d’appel à appliquer l’approche minutieuse et rigoureuse proposée reviendrait à négliger la nature discrétionnaire des décisions en matière de forum non conveniens. On doit s’abstenir d’intervenir à l’égard de l’exercice par le juge des requêtes de son pouvoir discrétionnaire, ou de l’évaluation qu’il a faite de la preuve, lorsque ceux-ci ne sont entachés d’aucune erreur ou sont uniquement entachés d’erreurs qui n’ont aucune incidence sur le résultat.

                    En l’espèce, l’évaluation des facteurs à prendre en compte dans l’analyse relative au forum non conveniens indique qu’ils ne démontrent pas qu’Israël constitue un ressort nettement plus approprié que l’Ontario. Seul le facteur du coût et des inconvénients pour les parties et les témoins milite en faveur d’Israël et il ne favorise ce pays que légèrement dans le cas des témoins. Le facteur de l’exécution du jugement ne pèse pas lourd dans l’analyse. Le facteur de la perte d’un avantage juridique légitime favorise l’Ontario et, ce qui est le plus important, les facteurs clés du droit applicable et de l’équité envers les parties militent fortement en faveur de l’Ontario.

                    Quant au facteur du droit applicable, il ne convient pas d’adopter la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle au lieu de la lex loci delicti pour déterminer le droit applicable dans les affaires de diffamation multijuridictionnelles sur Internet. Cette règle est très subjective et ne pointe pas de manière fiable vers un seul ressort. Elle ne fournit pas de réponse claire quand une personne vit et jouit d’une grande réputation dans un ressort, mais agit — et fait l’objet de propos diffamatoires — dans un autre ressort. En outre, son application donnerait lieu à des requêtes préliminaires complexes nécessitant la présentation d’une preuve abondante qui allongerait les délais et augmenterait les coûts. En ce qui concerne la pondération adéquate de ce facteur dans l’analyse relative au forum non conveniens, il est tout à fait indiqué pour les tribunaux de se pencher uniquement sur le ressort choisi afin d’établir le droit applicable. Obliger les tribunaux à évaluer les règles d’un État étranger qui régissent le choix du droit applicable pourrait rendre nécessaire la production d’une preuve abondante et compliquer ainsi inutilement l’étape des requêtes préliminaires. Lorsque la compétence se fonde sur le lieu du délit, le droit applicable suivant la lex loci delicti pointera effectivement vers le ressort en question. Cela ne veut pas dire qu’il convient d’accorder peu de poids au facteur du droit applicable dans l’analyse relative au forum non conveniens; attribuer à ce facteur le poids qui lui revient traduit plutôt l’idée qu’une affaire doit être instruite par un tribunal qui a, à juste titre, compétence en la matière à moins qu’un autre tribunal soit nettement plus approprié. La conclusion qu’il y a lieu d’accorder peu de poids au droit applicable ne tient pas compte de l’importance que revêt la compétence territoriale du tribunal choisi et dénature l’analyse relative au forum non conveniens en faveur du tribunal étranger.

                    La règle de la lex loci delicti enjoint aux tribunaux d’appliquer leur droit interne lorsqu’ils concluent que le délit de diffamation s’est manifesté dans leur ressort. Le droit de la diffamation vise à protéger la réputation. Lorsque vient le temps de choisir le droit applicable, la logique veut donc qu’un tribunal puisse appliquer son propre droit s’il est du ressort où la diffusion a eu lieu, et ce, même si le délit a été commis simultanément dans un autre ressort. Puisque le droit applicable en l’espèce est celui de l’Ontario, ce facteur favorise grandement l’Ontario par rapport à Israël.

                    Pour ce qui est de l’équité, ce facteur constitue, avec le règlement efficace des litiges, la pierre angulaire du forum non conveniens. La Cour a maintes fois souligné l’importance de permettre aux demandeurs d’intenter une action en diffamation dans la localité où ils jouissent de leur réputation. En l’espèce, G a un véritable intérêt de longue date dans sa réputation en Ontario. Sa réputation en Israël n’est pas pertinente pour l’analyse. Il n’est donc pas inéquitable que le litige soit tranché en Ontario.

                    Au terme de l’analyse relative au forum non conveniens, Israël n’est pas ressorti comme un ressort plus approprié — et encore moins comme un ressort nettement plus approprié — que l’Ontario pour l’instruction de la présente affaire.

Jurisprudence

Citée par la juge Côté

                    Arrêts appliqués : Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022; arrêts examinés : Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636; Moore c. Bertuzzi, 2014 ONSC 1318, 53 C.P.C. (7th) 237; arrêts mentionnés : Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666; Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535; Muscutt c. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20; Charron Estate c. Village Resorts Ltd., 2010 ONCA 84, 98 O.R. (3d) 721; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Crookes c. Newton, 2011 CSC 47, [2011] 3 R.C.S. 269; Crookes c. Holloway, 2007 BCSC 1325, 75 B.C.L.R. (4th) 316, conf. par 2008 BCCA 165, 77 B.C.L.R. (4th) 201; Barrick Gold Corp. c. Blanchard & Co. (2003), 9 B.L.R. (4th) 316.

Citée par la juge Karakatsanis

                    Arrêts mentionnés : Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666.

Citée par la juge Abella

                    Arrêts examinés : Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022; Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; arrêts mentionnés : Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636; eDate Advertising GmbH c. X, C‑509/09, C‑161/10, [2011] E.C.R. I‑10302; Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; Moran c. Pyle National (Canada) Ltd., [1975] 1 R.C.S. 393; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851.

Citée par le juge Wagner

                    Arrêt examiné : Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636; arrêt mentionné : Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572.

Citée par la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon (dissidents)

                    Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666; Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636; Paulsson c. Cooper, 2011 ONCA 150, 105 O.R. (3d) 28; Barrick Gold Corp. c. Blanchard & Co. (2003), 9 B.L.R. (4th) 316; Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851; Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897; Egbert c. Short, [1907] 2 Ch. 205; St. Pierre c. South American Stores (Gath and Chaves), Limited, [1936] 1 K.B. 382; Rockware Glass Ltd. c. MacShannon, [1978] 2 W.L.R. 362; Spiliada Maritime Corporation c. Cansulex Ltd., [1987] 1 A.C. 460; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63; Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214; Jenner c. Sun Oil Co., [1952] 2 D.L.R. 526.

Lois et règlements cités

Defamation Act 2005 (N.S.W.), art. 11(3).

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règles 1.08, 47.01, Tarif A.

Doctrine et autres documents cités

Australia. Law Reform Commission. Unfair Publication : Defamation and Privacy, Canberra, 1979.

Blom, Joost, and Elizabeth Edinger. « The Chimera of the Real and Substantial Connection Test » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 373.

Brown on Defamation : Canada, United Kingdom, Australia, New Zealand, United States, 2nd ed. by Raymond E. Brown, Toronto, Carswell, 1994 (loose‑leaf updated 2017, release 5).

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Castel, J.‑G. « Multistate Defamation : Should the Place of Publication Rule be Abandoned for Jurisdiction and Choice of Law Purposes? » (1990), 28 Osgoode Hall L.J. 153.

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Cruz Villalón, Pedro. Conclusions de l’avocat général M. Pedro Cruz Villalón, C-509/09, C-161/10, [2011] E.C.R. I-10272.

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Pitel, Stephen G. A., and Nicholas S. Rafferty. Conflict of Laws, 2nd ed., Toronto, Irwin Law, 2016.

Schmitz, Sandra. « From Where are They Casting Stones? — Determining Jurisdiction in Online Defamation Claims » (2012), 6 Masaryk U. J.L. & Tech. 159.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Simmons, Cronk et Pepall), 2016 ONCA 515, 132 O.R. (3d) 331, 349 O.A.C. 132, 401 D.L.R. (4th) 634, [2016] O.J. No. 3471 (QL), 2016 CarswellOnt 10242 (WL Can.), confirmant une décision du juge Faieta, 2015 ONSC 1128, 125 O.R. (3d) 619, [2015] O.J. No. 1084 (QL), 2015 CarswellOnt 3080 (WL Can.). Pourvoi accueilli, la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon sont dissidents.

                    Paul B. Schabas, Kaley Pulfer et Brittiny Rabinovitch, pour les appelants.

                    William C. McDowell, Julian Porter, c.r., et Brian Kolenda, pour l’intimé.

                    Jeremy de Beer, Marina Pavlović et David Fewer, pour l’intervenante.

                    Version française des motifs des juges Côté, Brown et Rowe rendus par

                    La juge Côté —

I.               Introduction

[1]                              Le présent pourvoi porte sur les règles relatives à la déclaration et à l’exercice de la compétence dans le contexte d’une action en diffamation touchant plusieurs ressorts. Bien que ces types d’actions ne soient pas nouveaux, l’augmentation exponentielle du nombre de publications sur Internet touchant plusieurs ressorts fait craindre de plus en plus le tourisme diffamatoire et la possibilité qu’un nombre illimité de tribunaux se déclarent compétents.

[2]                              Pour les motifs exposés ci‑après, j’estime que les règles actuelles peuvent remédier à ces difficultés, pourvu que les principes fondamentaux de stabilité et d’équité soient pris en compte.

[3]                              Bien que le juge des requêtes en l’espèce ait eu raison de juger qu’il pouvait se déclarer compétent (selon le test de la simple reconnaissance de compétence), il a commis de multiples erreurs dans son analyse relative au forum non conveniens. Après un examen minutieux et rigoureux des facteurs pertinents viciés par ces erreurs, je conclus qu’Israël est un ressort nettement plus approprié pour l’instruction du présent recours.

[4]                              Le pourvoi doit être accueilli.

II.            Contexte et faits

[5]                              L’intimé, Mitchell Goldhar, est un homme d’affaires canadien bien connu qui est propriétaire de SmartCentres Inc. et qui exploite cette société en Ontario. Il est aussi propriétaire du club de soccer Maccabi Tel Aviv (« Maccabi Tel Aviv »), une des équipes professionnelles de soccer les plus populaires en Israël. Goldhar, reconnu comme une célébrité en Israël, y possède une résidence et s’y rend plusieurs fois par année.

[6]                              Les sociétés appelantes publient le plus ancien quotidien d’Israël en anglais et en hébreu, en version papier et en ligne. Environ 70 000 copies papier sont distribuées en Israël. Les appelants individuels sont, respectivement, l’ancien rédacteur des nouvelles sportives du quotidien et l’auteur de l’article qualifié de diffamatoire. Les appelants sont appelés collectivement « Haaretz ».

[7]                              Le 29 novembre 2011, Haaretz a publié un article au sujet de Goldhar, qui le qualifie de diffamatoire. L’article porte principalement sur la gestion du Maccabi Tel Aviv par Goldhar, son propriétaire. Cela dit, il comporte également des mentions de son entreprise canadienne et de sa méthode de gestion :

 

      [traduction] Bien qu’il passe le plus clair de son temps au Canada, le propriétaire du Maccabi Tel Aviv, Mitch Goldhar, dirige son club jusque dans les moindres détails. Se pourrait‑il cependant que sa pingrerie et son manque de planification à long terme mènent l’équipe à sa perte?

. . .

      Les crises sont monnaie courante chez le Maccabi Tel Aviv, même lorsqu’il semble stable. La plupart des crises demeurent inconnues du public, mais elles ont toutes un point en commun : leur lien avec la façon dont le propriétaire canadien Mitch Goldhar dirige le club.

. . .

      Le modèle de gestion adopté par Goldhar s’inspire directement de son principal intérêt commercial, soit un partenariat avec Wal‑Mart en vue de l’exploitation de centres commerciaux au Canada.

. . .

      Cependant, au sein du club, certains croient que la culture de gestion de Goldhar repose sur une surconcentration frôlant la mégalomanie, la pingrerie et le manque de planification à long terme.

. . .

      Goldhar se vante auprès de ses relations d’affaires à Toronto du fait qu’il est non seulement le propriétaire du Maccabi Tel Aviv, mais aussi son directeur des opérations soccer.

(Reproduit dans 2016 ONCA 515, 132 O.R. (3d) 331, annexe « A ».)

Rédigé et révisé en Israël, l’article est principalement fondé sur des sources israéliennes.

[8]                              L’article a été publié en hébreu et en anglais, en version papier et en ligne. Même s’il n’a pas été distribué en version papier au Canada, il pouvait être consulté en ligne. Le juge des requêtes a estimé que de 200 à 300 personnes au Canada ont vraisemblablement lu l’article; en guise de comparaison, la preuve démontre qu’environ 70 000 personnes l’ont lu en Israël. Deux déposants, tous deux employés de SmartCentres Inc., ont affirmé qu’ils avaient lu l’article et que la plupart de leurs quelque 200 collègues en avaient eu connaissance. Il n’y a aucune preuve que ceux qui ont lu l’article ont eu moins d’estime pour Goldhar en conséquence.

[9]                              Le 29 décembre 2011, Goldhar a intenté une action en diffamation, au motif qu’il aurait subi une [traduction] « atteinte à sa réputation dans sa vie professionnelle et personnelle ». Selon sa déclaration modifiée, « [l]e demandeur fait affaires en Israël, au Canada et aux États‑Unis, et il continuera de subir un préjudice dans ces pays et ailleurs » (reproduit dans le d.a., vol. II, p. 1‑8, par. 12).

[10]                          Haaretz a demandé par requête la suspension de l’action en soutenant que les tribunaux de l’Ontario n’avaient pas compétence ou, subsidiairement, qu’Israël était un ressort nettement plus approprié.

[11]                          Le juge des requêtes a rejeté la requête, concluant que les tribunaux ontariens avaient compétence et refusant de décliner l’exercice de cette compétence en faveur des tribunaux israéliens. Ce faisant, il a invoqué deux engagements pris par l’avocat de Goldhar. Premièrement, Goldhar ne réclamerait pas, à l’instruction de l’action, de dommages‑intérêts pour le tort causé à sa réputation en Israël, ou ailleurs à l’extérieur du Canada. Deuxièmement, Goldhar paierait les frais de déplacement et d’hébergement des témoins d’Haaretz, selon les taux prévus dans les Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194.

[12]                          Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont rejeté l’appel.

III.          Historique judiciaire

A.       Cour supérieure de justice de l’Ontario — 2015 ONSC 1128, 125 O.R. (3d) 619, le juge Faieta (6 mars 2015)

[13]                          Le juge des requêtes a rejeté la requête en suspension de l’action et a ajouté que, si l’action allait de l’avant en Ontario, la réclamation de Goldhar ne viserait que les dommages‑intérêts pour le dommage causé à sa réputation au Canada, et qu’il devrait payer les frais de déplacement et d’hébergement des témoins d’Haaretz selon les taux prévus dans les Règles. De plus, il s’est dit d’avis que la poursuite était loin d’être un abus de procédure de la part de Goldhar.

[14]                          Le juge des requêtes a conclu qu’il avait compétence. Les parties ont reconnu que, comme la preuve établissait que des gens avaient lu l’article en Ontario, il existait un facteur de rattachement créant une présomption. Le juge des requêtes s’est dit d’avis qu’Haaretz n’a pas réussi à réfuter la présomption. Plus particulièrement, il n’a pas considéré que l’absence de diffusion à grande échelle des textes diffamatoires en Ontario réfutait la présomption et il a jugé que la preuve du dommage causé à la réputation n’était pas utile pour établir si un élément mineur du délit avait eu lieu en Ontario.

[15]                          De plus, le juge des requêtes n’a pas voulu décliner sa compétence, concluant, après avoir soupesé les facteurs suivants, qu’Israël n’était pas un ressort nettement plus approprié :

                    Les coûts et la commodité pour les parties militaient en faveur de la tenue d’un procès en Israël. Les défendeurs Haaretz étaient tous établis en Israël. Par ailleurs, Goldhar se rendait fréquemment en Israël et rien ne prouvait qu’un procès en Israël lui occasionnerait des inconvénients ou des frais.

                    Les coûts et la commodité pour les témoins militaient légèrement en faveur de la tenue d’un procès en Israël. Goldhar n’a déposé aucune preuve concernant les témoins qu’il citerait au procès. Haaretz a indiqué qu’il comptait appeler à la barre 22 témoins, dont 18 habitaient en Israël. Cependant, la pertinence de la déposition de certains témoins d’Haaretz était discutable. L’assignation à comparaître de ces témoins en Ontario pourrait se faire au moyen de commissions rogatoires, aussi appelées lettres rogatoires. De plus, les témoins étrangers pourraient témoigner par vidéoconférence. Finalement, pour ce qui est des frais supplémentaires, Goldhar s’est engagé à payer les frais de déplacement et d’hébergement des témoins d’Haaretz selon les taux prévus par les Règles.

                    Le droit applicable militait en faveur de la tenue d’un procès en Ontario. Peu importe la règle régissant le choix du droit applicable, celle de la lex loci delicti (le lieu où le délit a été commis) ou celle de l’« atteinte la plus substantielle à la réputation », c’est le droit de l’Ontario qui s’appliquait en l’espèce. L’Ontario était le lieu du délit de diffamation. De plus, il n’y avait pas de preuve comparative du dommage causé à la réputation de Goldhar en Israël et en Ontario en raison de la publication, et la preuve était limitée quant à la réputation de Goldhar. Compte tenu de ceci, l’engagement de Goldhar de ne pas réclamer de dommages‑intérêts pour le dommage causé à sa réputation à l’extérieur du Canada était un facteur très important qui menait à la conclusion que l’atteinte la plus substantielle à sa réputation a eu lieu en Ontario.

                    La perte d’un avantage juridique militait en faveur de la tenue d’un procès en Ontario. La possibilité d’un procès avec jury en Ontario représentait un avantage juridique dont Goldhar serait privé si l’affaire était instruite en Israël. Tout avantage juridique dont pourrait jouir Goldhar en vertu du droit israélien de la diffamation n’était pas pertinent, puisque la question pertinente était de savoir s’il convenait de refuser au demandeur les avantages liés à sa décision de choisir un tribunal approprié suivant les règles de droit international privé.

                    L’équité envers les parties militait en faveur de la tenue d’un procès en Ontario. Compte tenu de la grande place qu’occupe la réputation en droit canadien de la diffamation, il n’était pas surprenant ou injuste que Goldhar tente de rétablir sa réputation en Ontario, où il habite et travaille.

B.       Cour d’appel de l’Ontario — 2016 ONCA 515, 132 O.R. (3d) 331, les juges Simmons et Cronk (la juge Pepall est dissidente) (28 juin 2016)

[16]                          La Cour d’appel a rejeté à la majorité l’appel d’Haaretz. Les juges majoritaires furent d’avis que le juge des requêtes n’avait pas commis d’erreur en omettant de conclure qu’Haaretz avait réfuté avec succès la présomption de compétence. Puisque l’article [traduction] « établit un rapport entre le modèle de gestion de Goldhar et son entreprise canadienne » (par. 41), il existe un lien important entre l’objet de l’action et l’Ontario, et Haaretz ne devrait pas s’étonner que Goldhar cherche à rétablir sa réputation en Ontario. À l’étape de l’analyse du critère de la simple reconnaissance de compétence consistant à déterminer si la présomption a été réfutée, la question est de savoir si, objectivement, l’Ontario avait un lien réel et substantiel avec l’objet de l’action, et non si un autre ressort pouvait également se déclarer compétent à l’égard de l’action. En l’absence de preuve démontrant qu’aucun dommage n’a été causé à la réputation, il n’était pas nécessaire de faire la preuve d’un dommage réel causé à la réputation pour établir la compétence.

[17]                          De plus, les juges majoritaires n’ont trouvé aucune raison de modifier la conclusion du juge des requêtes selon laquelle il n’avait pas été prouvé qu’Israël était un ressort nettement plus approprié. Leur analyse a porté principalement sur les facteurs suivants :

                    Il était raisonnable pour le juge des requêtes de conclure que les coûts et la commodité pour les témoins militaient légèrement en faveur de la tenue d’un procès en Israël. Le juge des requêtes a commis une erreur de droit en suggérant qu’il était possible d’utiliser des lettres rogatoires pour contraindre les témoins israéliens à témoigner en Ontario. Malgré cette erreur, le juge des requêtes a raisonnablement fondé son analyse sur la possibilité que des lettres rogatoires soient utilisées pour contraindre à témoigner des témoins provenant de l’extérieur de l’Ontario par vidéoconférence, sur l’engagement pris par Goldhar de payer les frais de déplacement et d’hébergement des témoins étrangers, et sur l’absence de preuve relative aux témoignages que donneraient probablement les témoins proposés par Haaretz.

                    Le juge des requêtes a raisonnablement conclu que le droit applicable favorisait l’Ontario, peu importe la règle régissant le choix du droit applicable — celle de la lex loci delicti ou celle de l’« atteinte la plus substantielle à la réputation ». Accepter la position d’Haaretz quant à l’ampleur de la publication en Israël aurait pour effet de substituer la règle de la « publication importante » rejetée dans Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636, à l’approche relative à l’ « atteinte la plus substantielle ». De plus, l’engagement pris par Goldhar de ne pas réclamer de dommages‑intérêts pour le dommage causé à sa réputation à l’extérieur du Canada a confirmé l’importance qu’il accordait à sa réputation en Ontario et l’importance qu’il la défende en Ontario.

                    Bien que la perte d’un avantage juridique ait été un facteur neutre plutôt qu’un facteur militant en faveur de la tenue d’un procès en Ontario, cette erreur n’était pas déterminante pour la conclusion générale du juge des requêtes. Ce dernier a eu tort d’accepter que Goldhar perdrait un avantage juridique. Puisqu’il n’avait pas déposé une demande de procès devant jury, Goldhar ne pouvait pas invoquer la perte d’un avantage juridique. Cependant, le juge des requêtes a conclu à bon droit que les avantages juridiques éventuels pour un demandeur dans l’autre ressort ne sont pas pertinents dans l’analyse relative au forum non conveniens.

                    Il n’y avait aucune raison de modifier la conclusion du juge des requêtes quant à la question de l’équité. Le juge des requêtes a estimé important le fait que Goldhar vive et travaille en Ontario et qu’Haaretz ait choisi de rédiger un article à son sujet, dans lequel il critiquait sa gestion d’une équipe de soccer en Israël, en faisant référence à ses pratiques commerciales au Canada.

[18]                          La juge Pepall a souscrit à l’opinion des juges majoritaires sur le test de la simple reconnaissance de compétence, mais aurait accueilli l’appel et suspendu l’action, concluant qu’Israël était nettement le ressort le plus approprié. Vu la facilité avec laquelle la compétence peut être établie dans une affaire de diffamation, elle s’est dite d’avis qu’un [traduction] « examen minutieux et rigoureux » de la question du forum non conveniens s’imposait (par. 132). Vu les erreurs commises par le juge des requêtes, et relevées par les juges majoritaires, la conclusion du juge des requêtes était déraisonnable. La juge Pepall a soupesé les facteurs suivants :

                    Les coûts et la commodité pour les parties favorisaient manifestement et considérablement la tenue d’un procès en Israël. Il n’y avait aucune preuve que Goldhar subisse des inconvénients ou ait à payer des frais excessifs si le procès avait lieu en Israël.

                    Les coûts et la commodité pour les témoins favorisaient considérablement la tenue d’un procès en Israël. L’erreur du juge des requêtes au sujet des lettres rogatoires, son omission de tenir compte de la teneur du tarif A des Règles — lequel prévoit des taux largement inférieurs aux frais réels de déplacement et d’hébergement — lorsqu’il a examiné l’engagement de Goldhar, et son omission de tenir compte du fait que Goldhar n’a pas identifié de témoins éventuels sont tous des éléments qui l’ont mené à conclure, à tort, que ce facteur ne militait que légèrement en faveur de la tenue d’un procès en Israël.

                    Le droit applicable militait en faveur de la tenue d’un procès en Israël. Selon les allégations, le délit a eu lieu à la fois en Ontario et en Israël. Le critère de l’atteinte la plus substantielle militait en faveur de la tenue d’un procès en Israël. Selon la preuve, l’étendue de la diffusion et le dommage subi, le cas échéant, étaient beaucoup plus importants dans ce ressort. De plus, l’article a été rédigé en Israël à propos d’une équipe de soccer israélienne et était destiné à un public israélien. Le juge des requêtes a considéré à tort que l’engagement de Goldhar de ne réclamer des dommages‑intérêts qu’en Ontario était déterminant. Cet engagement différait sensiblement de celui que notre Cour a examiné dans Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666.

                    L’avantage juridique était tout au plus un facteur neutre. Le juge des requêtes a erré en acceptant que Goldhar perdrait un avantage juridique, soit la possibilité d’un procès avec jury en Ontario.

                    L’équité favorisait manifestement la tenue d’un procès en Israël. Le juge des requêtes s’est attaché au rétablissement de la réputation de Goldhar mais a omis de mentionner le fardeau qu’un procès en Ontario imposerait à Haaretz, ou le fait qu’un procès en Israël permette à Goldhar de rétablir sa réputation.

                    L’exécution du jugement militait en faveur d’un procès en Israël. Le juge des requêtes n’a rien dit à propos de l’exécution du jugement. La seule preuve qui lui a été soumise à ce sujet établissait qu’Haaretz n’avait aucun actif en Ontario, tandis qu’on pouvait déduire que Goldhar avait des actifs en Israël.

IV.         Questions en litige

[19]                          Le présent pourvoi soulève les questions et sous‑questions suivantes :

1.                  Le juge des requêtes a‑t‑il commis une erreur en se déclarant compétent?

a)                  Le lieu du délit constitue‑t‑il un fondement fiable à partir duquel on peut présumer l’existence d’un « lien réel et substantiel » dans les affaires de diffamation sur Internet?

b)                  Dans quelles circonstances, le cas échéant, la présomption de compétence peut‑elle être réfutée?

2.                  Le juge des requêtes a‑t‑il eu tort de conclure qu’Israël n’est pas un ressort nettement plus approprié que l’Ontario? Notamment, convient‑il d’appliquer le critère de « l’atteinte la plus substantielle » ou celui de la lex loci delicti pour déterminer le droit applicable dans les actions en diffamation?

V.            Analyse

A.       La portée du recours intenté par Goldhar

[20]                          Il importe d’entrée de jeu de définir la portée du recours de Goldhar; la pertinence de toute considération relative aux analyses de la simple reconnaissance de compétence et du forum non conveniens est tributaire de la portée du recours. À mon avis, un examen attentif de la déclaration modifiée de Goldhar révèle que son action n’a jamais visé uniquement les propos diffamatoires portant sur son entreprise canadienne ou le dommage causé à sa réputation au Canada. Avec égards, mes collègues la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon font erreur en limitant ainsi le recours.

[21]                          Il est bien établi que la déclaration, qui en l’espèce a été modifiée par des avocats d’expérience, définit ce qui est en litige et informe les parties adverses de la cause qu’elles auront à contrer (Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535, par. 41). Ce document délimite l’action en vue de l’analyse de la déclaration et de l’exercice de la compétence.

[22]                          La déclaration modifiée de Goldhar ne me permet pas de conclure, comme le font mes collègues dissidents, que Goldhar se « soucie [particulièrement] de l’incidence de l’article sur sa réputation commerciale au Canada » ou que l’affront diffamatoire à la base de son recours a trait à sa réputation en Ontario (par. 213‑214). Bien que la déclaration modifiée indique que Goldhar est propriétaire et exploitant d’une entreprise, de même qu’un membre actif de la communauté à Toronto, elle ne désigne directement que le Maccabi Tel Aviv comme l’une de ses entreprises et ne mentionne même pas SmartCentres Inc. De même, au par. 9 de sa déclaration modifiée, où Goldhar énonce ce qu’il considère être le sens naturel et ordinaire de l’article, il omet d’indiquer tout lien avec son entreprise canadienne. De plus, le par. 10, qui énumère les prétendues erreurs factuelles et inventions figurant dans l’article, n’identifie aucune erreur ou invention concernant les pratiques commerciales de Goldhar au Canada, mais il indique expressément les déclarations portant sur la façon dont il gère le Maccabi Tel Aviv (par exemple, [traduction] « M. Goldhar n’a aucun plan à long terme pour l’équipe »). Plus particulièrement, la déclaration modifiée ne mentionne pas l’affirmation qui figure dans l’article et selon laquelle « [l]e modèle de gestion adopté par Goldhar s’inspire directement de son principal intérêt commercial, soit un partenariat avec Wal‑Mart en vue de l’exploitation de centres commerciaux au Canada », même s’il s’agit du passage qui établirait le lien entre les propos prétendument diffamatoires et la réputation commerciale au Canada de Goldhar. Enfin, lorsqu’il décrit le dommage qu’il a subi, Goldhar indique clairement qu’il « fait des affaires en Israël, au Canada et aux États‑Unis » (par. 12). Le Canada n’est jamais désigné comme le ressort où est survenue l’atteinte à sa réputation pour les besoins de la présente action.

[23]                          Pour ces motifs, je suis satisfaite que l’action de Goldhar n’a jamais uniquement visé le dommage causé à sa réputation en Ontario, ou les propos relatifs à son entreprise en Ontario. De plus, l’engagement pris devant le juge des requêtes à réclamer des dommages‑intérêts seulement pour le dommage à sa réputation subi au Canada ne devrait pas permettre de limiter la portée de ses actes de procédure. Cet engagement, qui n’écarte pas la possibilité qu’une action en dommages‑intérêts soit intentée plus tard en Israël, est sensiblement différent de l’engagement examiné dans Black et, comme l’a fait observer la juge Pepall, l’omission d’écarter d’autres actions [traduction] « minimise un des facteurs pertinents pour l’analyse relative au forum non conveniens énumérés dans [Black], soit éviter la multiplicité des recours judiciaires et des décisions contradictoires » (par. 162).

[24]                          À la lumière de ces commentaires, j’estime que la réputation de Goldhar en Israël et les propos indiqués dans sa déclaration modifiée portant sur ses affaires en Israël sont aussi pertinents pour la déclaration et l’exercice de la compétence. La conclusion que « sa réputation en Israël n’est pas pertinente pour l’analyse » néglige l’allégation faite par Goldhar avant qu’Haaretz n’introduise une requête en suspension de l’instance (motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver et Gascon, par. 218). Voilà le fardeau qui incombait à Haaretz (Lax Kw’alaams, par. 43). Ni Goldhar ni mes collègues la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon (voir notamment les par. 151, 172, 213, 214 et 225) ne peuvent maintenant redéfinir l’action de Goldhar afin qu’elle réponde mieux à la requête d’Haaretz en suspension d’instance.

[25]                          J’examinerai maintenant les principes qui sous‑tendent la déclaration et l’exercice de la compétence.

B.       Principes fondamentaux à la base du droit international privé : concilier l’ordre et l’équité

[26]                          Dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, le juge LeBel, au nom d’une Cour unanime, a énoncé avec soin l’analyse de la simple reconnaissance de compétence qui s’applique à la déclaration de compétence ainsi que la doctrine du forum non conveniens qui a pour objet d’aider les tribunaux à décider s’ils exerceront leur compétence. Ces principes, de même que ceux relatifs à la reconnaissance des jugements étrangers, représentent les règles de common law régissant les conflits en droit international privé au Canada. Ils doivent être interprétés et analysés comme un tout cohérent (Van Breda, par. 16).

[27]                          Pour bien comprendre les règles régissant les conflits en droit international privé au Canada, et en vue de la résolution du présent pourvoi, il est essentiel de saisir les rôles distincts que jouent la simple reconnaissance de compétence et la doctrine du forum non conveniens (Van Breda, par. 46 et 56, confirmant le raisonnement du juge Sharpe dans Muscutt c. Courcelles (2002), 60 O.R. (3d) 20 (C.A.), et Charron Estate c. Village Resorts Ltd., 2010 ONCA 84, 98 O.R. (3d) 721). La raison d’être de l’analyse de la simple reconnaissance de compétence est de s’assurer que le tribunal a effectivement compétence. C’est le cas lorsqu’« un lien réel et substantiel » existe entre un ressort choisi et l’objet du litige. En revanche, l’analyse relative au forum non conveniens vise à aider les tribunaux à décider s’ils devraient décliner compétence en faveur d’un tribunal « nettement plus approprié ».

[28]                          Il importe de maintenir cette distinction en raison des préoccupations distinctes qui sous‑tendent chaque analyse et de la nature des facteurs pertinents à chaque étape. Le critère du « lien réel et substantiel » à l’étape de la simple reconnaissance de compétence accorde la priorité à l’ordre, la stabilité et la prévisibilité en fondant la déclaration de compétence sur des facteurs de rattachement objectifs. Inversement, l’analyse du forum non conveniens met l’accent sur l’équité et l’efficacité en établissant au cas par cas si un autre ressort serait « nettement plus approprié ». Je vais élaborer brièvement les principes qui sous‑tendent chaque analyse.

[29]                          Lorsqu’elle a défini le contenu du critère du « lien réel et substantiel » applicable à la déclaration de compétence, notre Cour a dû choisir entre une approche fondée sur des facteurs de rattachement objectifs et une approche au cas par cas (Van Breda, par. 30). Ce choix fût marqué par la tension entre la prévisibilité et la cohérence, d’une part, et l’équité et l’efficacité d’autre part (Van Breda, par. 66). Ultimement, la Cour a décidé de donner la priorité à l’ordre et à la prévisibilité au stade de la simple reconnaissance de compétence, dans les termes suivants :

                        La nature des rapports régis par le droit international privé interdit de réduire le cadre applicable à la déclaration de compétence à un régime précaire et ponctuel élaboré sur le coup au cas par cas, aussi louable que soit l’objectif d’équité individuelle. Comme le soulignent les propos du juge La Forest dans Morguard, le régime doit être ordonné et doit permettre l’élaboration d’une méthode juste et équitable de règlement des conflits. La justice et l’équité constituent sans aucun doute des objectifs essentiels d’un bon système de droit international privé, mais elles ne peuvent se réaliser en l’absence d’un ensemble de principes et de règles assurant la sûreté et la prévisibilité du droit applicable à la déclaration de compétence d’un tribunal. Les parties doivent pouvoir prédire avec une certitude raisonnable si un tribunal saisi d’une situation qui présente un aspect international ou interprovincial se déclarera ou non compétent.

(Van Breda, par. 73)

Pour atteindre l’ordre et la prévisibilité, notre Cour a choisi de se fonder sur un ensemble de facteurs de rattachement créant une présomption établis à l’étape de la simple reconnaissance de compétence (Van Breda, par. 78).

[30]                          Ce critère objectivement vérifiable et relativement peu exigeant pour établir la compétence à première vue du ressort choisi reflète l’impératif constitutionnel qui est à la base de l’étape de la simple reconnaissance de compétence, comme on le voit dans Van Breda :

                        D’un point de vue constitutionnel, la Cour tente, par l’élaboration de critères comme le critère du lien réel et substantiel, de limiter la portée des règles provinciales de droit international privé ou les déclarations de compétence des tribunaux provinciaux. [. . .] Par son caractère constitutionnel, il établit des limites à la portée de la compétence des cours provinciales et à l’application des lois provinciales aux situations interprovinciales ou internationales. [Je souligne; par. 23.]

Le test de la simple reconnaissance de compétence a comme objectif constitutionnel d’établir un seuil minimal pour la déclaration de compétence, afin de prévenir les déclarations de compétence inopportunes (Van Breda, par. 26; voir aussi Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, p. 325). Son objectif est de circonscrire les situations dans lesquelles un tribunal a compétence, et non pas celles où il devrait l’exercer (qui est l’objet de la doctrine du forum non conveniens). La priorité donnée à l’ordre et à la prévisibilité au stade de la simple reconnaissance de compétence respecte aussi le principe de la courtoisie, qui est au cœur du droit international privé canadien (Van Breda, par. 74).

[31]                          Cette priorité donnée à l’ordre et à la stabilité au stade de la simple reconnaissance de compétence, grâce à l’adoption de facteurs objectifs de rattachement créant une présomption, va de pair avec une approche ponctuelle souple à l’égard du forum non conveniens. Une fois qu’il est établi qu’un tribunal a compétence, la doctrine du forum non conveniens requiert ce tribunal d’établir s’il devrait exercer cette compétence.

[32]                          L’objectif de l’analyse relative au forum non conveniens est d’atténuer toute rigidité potentielle des règles régissant la déclaration de compétence et « d’assurer l’équité envers les parties et le règlement efficace du litige » (Van Breda, par. 104). Cela est nécessaire vu que la Cour reconnaît que la compétence « peut parfois être fonction d’une norme peu rigoureuse » (Van Breda, par. 109). En étant axée « sur le contexte de chaque affaire », l’étape du forum non conveniens joue un rôle important en permettant un équilibre entre l’ordre et l’équité (Van Breda, par. 105).

[33]                          Ayant ces principes à l’esprit, j’en viens à l’affaire qui nous occupe.

C.       Le juge des requêtes a‑t‑il commis une erreur en se déclarant compétent?

[34]                          Pour juger s’il existe un « lien réel et substantiel » entre un ressort choisi et l’objet du litige, le tribunal doit considérer deux aspects. Il doit d’abord se demander si l’existence d’un facteur reconnu de rattachement créant une présomption a été établie (Van Breda, par. 80). Dans l’affirmative, le tribunal doit se demander si la partie qui s’oppose à la déclaration de compétence a réussi à réfuter cette présomption (Van Breda, par. 81).

(1)           Existence d’un facteur de rattachement créant une présomption

[35]                          Les juges des tribunaux d’instance inférieure ont convenu qu’un facteur de rattachement créant une présomption avait été établi. Haaretz fait cependant valoir que le lieu du délit constitue un fondement peu fiable pour présumer l’existence d’un « lien réel et substantiel » dans les affaires de diffamation sur Internet. À son avis, la facilité avec laquelle on peut prouver la diffusion dans les cas de ce genre ne donne naissance qu’à un [traduction] « lien ténu » avec le ressort choisi.

[36]                          Comme nous l’avons vu, la Cour a souligné dans Van Breda l’importance d’établir la compétence « sur la base de facteurs objectifs » qui établissent un lien entre l’objet du litige et le tribunal choisi (par. 82). La Cour a identifié les facteurs de rattachement suivants créant une présomption qui fondent la déclaration de compétence d’un tribunal :

a)      le défendeur a son domicile dans la province ou y réside;

b)      le défendeur exploite une entreprise dans la province;

c)      le délit a été commis dans la province;

d)      un contrat lié au litige a été conclu dans la province. [Je souligne; par. 90.]

Il y a délit de diffamation, un délit de responsabilité stricte, lorsque les propos sont « communiqués » à, c’est‑à dire transmis à et reçus par, au moins une personne autre que le demandeur (Crookes c. Newton, 2011 CSC 47, [2011] 3 R.C.S. 269, par. 1 et 16). Notre Cour a reconnu ce principe dans Banro : « . . . un cas isolé de diffusion suffit pour que le délit se cristallise » (par. 55). En ce qui concerne les communications sur Internet, il y a diffusion de propos diffamatoires lorsqu’ils sont lus ou téléchargés par le destinataire (Black, par. 20; voir aussi P. A. Downard, The Law of Libel in Canada (4e éd. 2018); Brown on Defamation : Canada, United Kingdom, Australia, New Zealand, United States (2e éd. (feuilles mobiles)), par R. E. Brown, p. 7‑17 à 7‑25). Ainsi, le lieu de la diffamation sur Internet est celui où les propos diffamatoires sont lus, consultés ou téléchargés par le tiers (Crookes c. Holloway, 2007 BCSC 1325, 75 B.C.L.R. (4th) 316, par. 26, conf. par 2008 BCCA 165, 77 B.C.L.R. (4th) 201; Brown, p. 7‑122 à 7‑126; M. Castel, « Jurisdiction and Choice of Law Issues in Multistate Defamation on the Internet » (2013), 51 Alta. L. Rev. 153, p. 156).

[37]                          Dans la mesure où il tente de jeter un doute quant à la validité des facteurs de rattachement créant une présomption énoncés dans Van Breda, l’argument d’Haaretz doit être rejeté. Notre Cour a statué que « le lieu du délit constitue clairement un facteur de rattachement approprié », et qu’il n’est pas difficile de « reconnaître la validité de ce facteur une fois que le lieu a été établi » (Van Breda, par. 88 (je souligne)). Mettre en doute la valeur du lieu du délit en tant que facteur de rattachement créant une présomption compromettrait sensiblement la réalisation des objectifs susmentionnés de prévisibilité et d’ordre à l’étape de la simple reconnaissance de compétence. En effet, les tribunaux doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils créent des exceptions aux règles de droit international privé puisque « [t]oute exception ajoute un élément d’incertitude » (Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, p. 1061). Il est donc préférable d’aborder toute préoccupation relative à l’insuffisance d’un facteur de rattachement créant une présomption à l’étape de la réfutation de l’analyse relative à la simple reconnaissance de compétence, ou à l’étape de l’analyse du forum non conveniens.

[38]                          Pour ces motifs, je conclus qu’un facteur de rattachement créant une présomption a été établi dans les circonstances de l’espèce, et j’aborde maintenant la question de savoir si la présomption a été réfutée.

(2)           Réfuter la présomption

[39]                          À ce stade, il convient de tenir compte des préoccupations légitimes que soulève Haaretz au sujet de la facilité avec laquelle un facteur de rattachement créant une présomption peut être établi dans les affaires de diffamation sur Internet. Notre Cour a déjà reconnu le risque d’excès de compétence dans ce type d’affaire :

                        Le délit de diffamation présente un défi intéressant au plan des principes sous‑jacents à la déclaration de compétence. En common law, ce délit se concrétise au moment de la diffusion des propos diffamatoires [. . .] Cet aspect soulève aussi d’épineuses questions dans les cas de diffusion sur l’Internet . . .

(Banro, par. 3)

La juge Pepall, dissidente en Cour d’appel, s’est dite réticente à accepter la déclaration de compétence du juge des requêtes en raison de préoccupations du même ordre :

                           [traduction] Pour obtenir gain de cause dans une action en diffamation, le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que les propos diffamatoires ont été communiqués à au moins une personne autre que le demandeur (voir Crookes c. Newton, [2011] 3 R.C.S. 269, [2011] A.C.S. no 47, 2011 CSC 47, par. 1). En outre, à l’étape de l’établissement de la compétence, les allégations du demandeur sont tenues pour vraies, sauf si les défendeurs présentent des éléments de preuve contraire (voir Banro, par. 38). En conséquence, pour prouver l’existence du facteur de rattachement créant une présomption, le demandeur n’a qu’à faire valoir que les propos prétendument diffamatoires ont été communiqués à au moins une autre personne en Ontario que le demandeur. Il est facile d’en faire la démonstration dans toute affaire de diffamation, mais cette démonstration se fait presque automatiquement dans les affaires de diffamation sur Internet, où les publications en ligne sont aisément diffusées et consultées par des utilisateurs des quatre coins de la planète. [Je souligne; par. 127.]

[40]                          La possibilité offerte à une partie de réfuter la présomption de compétence lorsqu’il n’existe qu’un lien ténu entre l’objet du litige et le ressort permet d’assurer le bien‑fondé de la compétence du tribunal (Van Breda, par. 95). Un examen minutieux de cette question revêt donc une importance particulière dans les affaires de diffamation sur Internet, où il est facile d’établir un facteur de rattachement créant une présomption.

[41]                          Ayant reconnu l’importance de la possibilité offerte aux parties de réfuter la présomption de compétence, je passe maintenant à l’argument d’Haaretz selon lequel la réfutation de la déclaration de compétence ne semble pas du tout possible dans les affaires de ce genre, selon les analyses du juge des requêtes et des juges majoritaires en appel.

[42]                          Notre Cour a reconnu que les facteurs de rattachement créant une présomption ne doivent pas faire naître une présomption de compétence irréfutable. Le défendeur peut faire valoir qu’un lien donné est inapproprié dans les circonstances d’une affaire :

                        La présomption de compétence créée lorsqu’un facteur de rattachement reconnu — énuméré ou nouveau — s’applique n’est pas irréfutable. Le fardeau de la réfuter incombe bien entendu à la partie qui s’oppose à la déclaration de compétence. Cette dernière doit établir les faits démontrant que le facteur de rattachement créant une présomption ne révèle aucun rapport réel — ou ne révèle qu’un rapport ténu — entre l’objet du litige et le tribunal. 

(Van Breda, par. 95; voir aussi par. 81)

[43]                          Pour que le défendeur réussisse à prouver qu’« un lien donné est inapproprié dans les circonstances de l’affaire », il doit ressortir des circonstances que le rapport entre le ressort et l’objet du litige est tel qu’il serait « déraisonnable de s’attendre à ce que le défendeur soit appelé à se défendre dans une action devant ce tribunal » (Van Breda, par. 81 et 97; voir aussi par. 92). Pour satisfaire à ce test, la partie qui conteste la compétence de la cour doit invoquer des facteurs autres que ceux qui sont pris en considération à l’étape de l’analyse concernant le forum non conveniens : « les facteurs qui justifieraient une suspension d’instance au terme de l’analyse relative au forum non conveniens ne doivent être intégrés à l’analyse de la simple reconnaissance de compétence » (Van Breda, par. 56).

[44]                          À supposer que ces principes soient correctement appliqués, le lieu du délit ne fera pas naître une présomption de compétence irréfutable dans les affaires de diffamation sur Internet. Il ne convient pas de proposer une liste exhaustive de facteurs susceptibles de réfuter la présomption de compétence dans les affaires de ce genre, mais il n’est guère difficile d’imaginer des situations où il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce que le défendeur soit appelé à se défendre dans une poursuite devant le tribunal choisi. Par exemple, la preuve que le demandeur n’a pas de réputation dans le ressort en question peut être un facteur qui tend à réfuter la présomption de compétence dans une poursuite en diffamation. Comme la protection de la réputation est l’objectif premier du droit de la diffamation (Banro, par. 57‑58), l’absence de réputation tend à indiquer un rapport ténu entre le ressort et l’objet du litige. D’ailleurs, dans Banro, notre Cour s’est fondée en partie sur la réputation du demandeur dans le ressort choisi pour conclure qu’il serait mal venu de juger que la présomption de compétence avait été réfutée dans les circonstances de cette affaire (par. 38).

[45]                          En l’espèce, la preuve n’établit pas qu’Haaretz ne pouvait raisonnablement s’attendre à être appelé à se défendre dans une instance judiciaire en Ontario. Les actes de procédure indiquent que Goldhar habite en Ontario et qu’il y exploite ses entreprises. Haaretz avait connaissance de ce fait, et l’article prétendument diffamatoire fait expressément référence à la résidence au Canada de Goldhar et à ses pratiques commerciales au Canada. Ainsi, il ne s’agit pas d’un cas où la présomption de compétence est réfutée.

D.       Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en concluant qu’Israël n’est pas un ressort nettement plus approprié que l’Ontario?

[46]                          Ayant établi sa compétence (en fonction de l’analyse de la simple reconnaissance de compétence), le juge des requêtes a dûment examiné la question du forum non conveniens. À l’étape de l’analyse du forum non conveniens, il incombe au défendeur de convaincre le juge des requêtes que l’autre tribunal est « nettement plus approprié » en prouvant qu’il serait plus équitable et plus efficace de procéder devant ce tribunal :

                        Il faut voir dans l’emploi des termes « nettement » et « exceptionne[l] » une reconnaissance du fait qu’en règle générale, le tribunal doit exercer sa compétence lorsqu’il se déclare à juste titre compétent. Il incombe à la partie qui veut écarter l’application de la règle générale de prouver que, compte tenu des caractéristiques de l’autre tribunal, il serait plus juste et plus efficace de refuser au demandeur les avantages liés à sa décision de choisir un tribunal approprié suivant les règles de droit international privé. Le tribunal ne peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, suspendre l’instance uniquement parce qu’il conclut, après avoir examiné toutes les considérations et tous les facteurs pertinents, à l’existence de tribunaux comparables dans d’autres provinces ou États. Il ne s’agit pas de jouer à pile ou face. Un tribunal saisi d’une demande de suspension d’instance doit conclure qu’il existe un tribunal mieux à même de trancher le litige de façon équitable et efficace. Le tribunal doit cependant garder à l’esprit que sa compétence, établie en application des règles de droit international privé, peut parfois être fonction d’une norme peu rigoureuse. Le recours à la doctrine du forum non conveniens peut jouer un rôle important dans la recherche d’un tribunal nettement plus approprié pour trancher le litige et pour assurer ainsi l’équité envers les parties et leur permettre de résoudre plus efficacement leur conflit. [Je souligne.]

(Van Breda, par. 109)

[47]                          Même si en règle générale, la compétence doit être exercée par le tribunal qui s’est déclaré à juste titre compétent, cela ne devrait jamais se faire aux dépens d’une partie, pour qui l’instance serait injuste ou clairement inefficace. Comme je l’ai déjà indiqué, la doctrine du forum non conveniens vise à atténuer toute rigidité éventuelle des règles régissant la déclaration de compétence et à « assurer l’équité envers les parties et le règlement efficace du litige » (Van Breda, par. 104). Lorsque la preuve indique que l’autre ressort serait mieux à même de trancher le litige de façon équitable et efficace, le tribunal devrait suspendre l’instance (Van Breda, par. 109). Cela est d’autant plus vrai dans les cas où la preuve soulève un doute quant à savoir si le ressort choisi donnerait au défendeur une possibilité équitable de présenter sa preuve.

[48]                          À la lumière de l’objectif de l’analyse du forum non conveniens, je conviens avec la juge Pepall qu’[traduction] « étant donné la facilité avec laquelle la simple reconnaissance de compétence peut être établie dans une affaire de diffamation, le juge saisi d’une requête en suspension de l’instance doit examiner rigoureusement et minutieusement la question du forum non conveniens » (par. 132). Il est vrai que les affaires de diffamation mettent en jeu une application particulièrement rigide des règles régissant la déclaration de compétence. Comme je l’ai déjà indiqué, l’établissement d’un facteur de rattachement créant une présomption est « presque automatique » dans les affaires de diffamation sur Internet (motifs de la juge Pepall, par. 127). En l’absence d’un lien « réel et substantiel » avec le tribunal choisi, une analyse appropriée à l’étape de la réfutation atténuera certaines conséquences de l’application rigide des règles régissant la déclaration de compétence. Cela dit, d’autres conséquences de l’application rigide de ces règles peuvent être prises en compte seulement dans l’analyse du forum non conveniens. Par exemple, lorsqu’un demandeur jouit d’une réputation dans de multiples ressorts, la diffusion peut permettre aux tribunaux de tous ces ressorts de se déclarer à juste titre compétents, sans égard à l’équité et à l’efficacité d’un procès devant le tribunal choisi. Il faut s’y attendre puisque, encore une fois, « les facteurs qui justifieraient une suspension d’instance au terme de l’analyse relative au forum non conveniens ne doivent pas être intégrés à l’analyse de la simple reconnaissance de compétence » (Van Breda, par. 56). Puisque l’étape de la réfutation ne tient pas compte de toutes les conséquences de la présomption de compétence « presque automatique » dans les actions en diffamation, les juges des requêtes devraient être particulièrement sensibles aux préoccupations touchant l’équité et l’efficacité à l’étape de l’analyse du forum non conveniens dans ce type d’affaire. Il ne faut pas en déduire l’imposition d’une norme ou d’un fardeau différents dans les affaires de diffamation.

[49]                          Je reconnais qu’il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard de la décision du juge saisi d’une requête en suspension de l’instance :

                        L’application du forum non conveniens constitue un exercice du pouvoir discrétionnaire contrôlable selon le principe de déférence applicable aux décisions discrétionnaires : une cour d’appel ne devrait intervenir que si le juge saisi de la demande a commis une erreur de principe, a mal interprété ou n’a pas pris en considération des éléments de preuve importants, ou a rendu une décision déraisonnable (voir Young c. Tyco International of Canada Ltd., par. 27).

(Banro, par. 41)

Comme l’analyse du forum non conveniens est intrinsèquement de nature factuelle, la cour d’appel ne devrait pas normalement modifier les conclusions de fait tirées par le juge des requêtes. Cela dit, comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Banro, la déférence comporte des limites. Si le juge des requêtes a « commis une erreur de principe, a mal interprété ou n’a pas pris en considération des éléments de preuve importants, ou a rendu une décision déraisonnable », la cour d’appel peut intervenir.

[50]                          Ayant ces principes à l’esprit et pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que notre Cour peut intervenir en l’espèce. Le juge des requêtes a commis les erreurs suivantes (avec la mention de chaque facteur touché par l’erreur en question, comme je l’explique plus loin) :

                    Il a commis une erreur en concluant que des lettres rogatoires pourraient contraindre les témoins israéliens à venir témoigner en Ontario (Coûts et Commodité pour les Témoins et Équité).

                    Il a commis une erreur en accordant beaucoup de poids à l’engagement de Goldhar de payer les frais de déplacement et d’hébergement des témoins étrangers selon les taux prescrits par les Règles (Coûts et Commodité pour les Témoins).

                    Il a commis une erreur en écartant de façon déraisonnable les témoins proposés par Haaretz et la pertinence de leur témoignage (Coûts et Commodité pour les Témoins).

                    Il a commis une erreur en ne tenant pas compte de la grande réputation dont jouit Goldhar en Israël (Équité).

                    Il a commis une erreur en omettant d’apprécier l’intérêt de Goldhar à rétablir sa réputation en Ontario par rapport à la grave injustice qu’un procès en Ontario imposerait à Haaretz (Équité).

                    Il a commis une erreur en ne tenant pas compte de la question de l’exécution du jugement (Exécution).

En commettant la première erreur, le juge des requêtes s’est mépris entièrement quant à la fonction des lettres rogatoires. Tel que je l’expliquerai, les erreurs restantes traduisent une interprétation tout à fait fausse ou une omission de tenir compte d’éléments de preuve importants et non seulement, comme le soutiennent mes collègues dissidents, une appréciation insatisfaisante de ces éléments de preuve. Ces erreurs ont entaché l’analyse relative au forum non conveniens du juge des requêtes pour ce qui est de chaque facteur qu’elles ont touché, ainsi que sa pondération générale de ces facteurs. Par conséquent, il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence à l’égard de ces aspects de l’analyse du juge des requêtes.

[51]                          Je vais maintenant évaluer chaque facteur invoqué par Haaretz.

(1)     Les coûts et la commodité pour les parties à l’instance

[52]                          Le juge des requêtes a conclu que les coûts et la commodité pour les parties à l’instance militaient en faveur de la tenue d’un procès en Israël (par. 36). Ni l’une ni l’autre des parties ne le conteste.

[53]                          Le juge des requêtes s’est fondé sur trois motifs pour tirer cette conclusion. Premièrement, aucun élément de preuve n’indiquait que la tenue d’un procès en Israël causerait un inconvénient à Goldhar ou lui occasionnerait des dépenses (par. 35). Deuxièmement, la tenue d’un procès en Ontario imposerait une contrainte aux défendeurs israéliens (par. 31‑33). Et finalement, il pourrait être nécessaire de tenir certaines parties du procès en hébreu et de recourir à des interprètes (par. 34). Je ne modifierais pas la conclusion du juge des requêtes sur ce facteur.

(2)     Les coûts et la commodité pour les témoins

[54]                          Goldhar n’a déposé aucune preuve concernant les témoins qu’il assignerait au procès, alors qu’Haaretz a déposé une liste de 22 témoins et décrit, dans son mémoire, ce dont chacun d’entre eux [traduction] « pourrait parler » dans son témoignage (motifs du juge des requêtes, par. 41). De plus, un affidavit supplémentaire décrivait les témoignages que huit d’entre eux pourraient présenter pour assister Haaretz au procès (motifs du juge des requêtes, par. 43). Dix‑huit de ces 22 témoins habitaient en Israël.

[55]                          Le juge des requêtes a conclu que les coûts et la commodité pour les témoins, facteur distinct des coûts et de la commodité pour les parties, ne militaient que légèrement en faveur de la tenue d’un procès en Israël (par. 45). Cette conclusion était tout à fait déraisonnable à la lumière de la preuve dont il disposait.

[56]                          Bien que le juge des requêtes n’ait pas indiqué expressément ce qui l’amenait à conclure que les coûts et la commodité pour les témoins ne militaient que légèrement en faveur de la tenue d’un procès en Israël, il a fait ressortir quatre considérations. Premièrement, il a tenu compte du fait que Goldhar avait présenté l’avis d’un expert selon lequel [traduction] « bon nombre des témoins n’ont aucune preuve pertinente à apporter » (par. 41). Deuxièmement, il a rejeté l’inquiétude d’Haaretz, qui craignait de ne pas pouvoir contraindre à témoigner les témoins réticents qui habitent à l’extérieur de l’Ontario. Il a conclu que, même si le procès se déroulait en Israël, ces témoins ne seraient toujours pas disposés à témoigner et qu’il était [traduction] « possible de contraindre ces témoins à se présenter devant un tribunal ontarien au moyen de lettres rogatoires » (par. 42). Troisièmement, il a souligné que des dispositions pouvaient être prises pour que les témoins étrangers témoignent par vidéoconférence conformément à l’article 1.08 des Règles (par. 44). Enfin, il a conclu que l’engagement pris par Goldhar de payer les frais de déplacement et d’hébergement des témoins étrangers conformément aux taux prescrits dans les Règles réglait la question des coûts additionnels occasionnés par la tenue d’un procès en Ontario (par. 44).

[57]                          La Cour d’appel a reconnu à juste titre que le juge des requêtes avait commis une erreur de droit en laissant entendre qu’on pouvait avoir recours à des lettres rogatoires pour contraindre les témoins d’Haaretz à comparaître en Ontario, mais les juges majoritaires ont conclu que cette erreur ne rendait pas déraisonnable son appréciation globale de ce facteur. Ils ont donné trois motifs à l’appui de cette conclusion. Premièrement, les témoins qui n’étaient pas disposés à venir en Ontario, ou qui étaient incapables de le faire, pouvaient témoigner par vidéoconférence :

                        [traduction] Contrairement à ce que prétend Haaretz, j’estime qu’il était loisible au juge des requêtes d’accepter la possibilité de contraindre les témoins étrangers réticents à témoigner en Israël au moyen de lettres de demande et que la vidéoconférence constituait un moyen d’entendre le témoignage de tout témoin non disposé à se rendre en Ontario.

                        Ces méthodes sont prévues par les Règles de procédure civile pour traiter avec des témoins qui se trouvent dans un autre ressort. Haaretz n’a présenté aucun élément de preuve pouvant réfuter l’argument de Goldhar selon lequel il serait possible d’employer ces méthodes en l’espèce. Il incombait à Haaretz de démontrer qu’Israël est un ressort nettement plus approprié. D’après le dossier en l’espèce, il n’était pas déraisonnable pour le juge des requêtes d’accepter qu’Israël respecterait les lettres de demande délivrées par l’Ontario et qu’il serait possible de recourir à la vidéoconférence dans ce pays.

                        De plus, en l’absence de preuve ou de commentaire contraire dans la jurisprudence, on ne peut pas considérer que le recours à la technologie et aux interprètes sape l’équité d’un procès civil. Nous vivons à l’ère des communications et du commerce internationaux. Il faut s’attendre à ce que des parties viennent de ressorts multiples et à ce que des témoins ne parlent ni l’une ni l’autre des langues officielles du Canada. Les règles de procédure doivent prévoir la possibilité de livrer un témoignage par vidéoconférence. Les interprètes font depuis longtemps partie du système judiciaire canadien. La conclusion implicite du juge des requêtes selon laquelle le recours à ces procédures ne minerait pas l’équité du procès n’était pas déraisonnable. [Notes en bas de page omises; par. 69‑71.]

Deuxièmement, la majorité de la Cour d’appel était d’avis que l’engagement de Goldhar de payer les frais de déplacement et d’hébergement réglait la question des coûts additionnels occasionnés par la tenue du procès en Ontario. Troisièmement, la preuve concernant la déposition probable des témoins proposés par Haaretz était insuffisante :

                    [traduction] Bien qu’un grand nombre des témoins proposés par Haaretz pourraient posséder des renseignements sur des sujets pertinents, le dossier contient très peu d’information quant au contenu des témoignages qu’ils sont susceptibles de présenter. Fait important, le journaliste qui a rédigé l’article, M. Marouani, n’a pas soumis d’affidavit dans le cadre de la requête. En outre, Haaretz n’a pas produit de déclarations de témoin ni même de notes des conversations avec les témoins proposés. Dans ces circonstances, le juge des requêtes pouvait considérer avec circonspection la liste des témoins proposés par Haaretz. [par. 73]

[58]                          Il ne fait aucun doute que le juge des requêtes a eu tort de conclure que l’on pouvait utiliser les lettres rogatoires pour contraindre les témoins israéliens à témoigner en Ontario.

[59]                          Premièrement, en rejetant la preuve d’Haaretz selon laquelle ces témoins ne témoigneraient pas de leur plein gré, au motif que [traduction] « [c]ette inquiétude existerait même si le procès se déroulait en Israël » (par. 42), le juge des requêtes n’a pas tenu compte de la préoccupation même soulevée par Haaretz, à savoir le fait que les témoins israéliens pourraient être contraints à témoigner en Israël, mais qu’ils ne pourraient pas être réellement contraints à témoigner si le procès se déroulait en Ontario. Deuxièmement, comme la Cour d’appel l’a conclu, le juge des requêtes a fait erreur en estimant qu’il était possible d’utiliser des lettres rogatoires pour contraindre les témoins israéliens à témoigner en Ontario.

[60]                          L’analyse des juges majoritaires de la Cour d’appel sur ce point n’a fait qu’aggraver les erreurs du juge des requêtes.

[61]                          Tout d’abord, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu à tort que le juge des requêtes [traduction] « pouvait accepter la possibilité de contraindre les témoins étrangers réticents à témoigner en Israël au moyen de lettres de demande et que la vidéoconférence constituait un moyen d’entendre le témoignage de tout témoin non disposé à se rendre en Ontario » (par. 69). Le juge des requêtes n’a jamais tiré cette conclusion. Il a conclu à la possibilité de contraindre les témoins israéliens à témoigner en Ontario au moyen de lettres rogatoires, ce qui est faux. Il n’a jamais conclu qu’on pouvait y avoir recours pour contraindre un témoin israélien à témoigner par vidéoconférence lors d’un procès tenu en Ontario.

[62]                          Deuxièmement, les juges majoritaires ont conclu que [traduction] « les Règles de procédure civile prévoient des méthodes pour traiter avec des témoins qui se trouvent dans un autre ressort » et que « Haaretz n’a présenté aucun élément de preuve pouvant réfuter l’argument de M. Goldhar selon lequel il serait possible d’employer ces méthodes en l’espèce » (par. 70).

[63]                          Il ne revenait pas à Haaretz de présenter une preuve selon laquelle il serait impossible de recourir à la vidéoconférence pour contraindre les témoins israéliens à témoigner. Haaretz s’est fondé sur des éléments de preuve indiquant que bon nombre de ses témoins ne témoigneraient pas de leur plein gré. Vu l’impossibilité de contraindre directement ces témoins à témoigner, Haaretz s’est déchargé de son fardeau d’établir une crainte quant à l’équité d’un procès tenu en Ontario. Il incombait donc à Goldhar de présenter des éléments de preuve établissant que ces témoins pouvaient effectivement être contraints à témoigner en Ontario, et de dissiper par le fait même toute préoccupation en matière d’équité. En outre, Goldhar a évoqué la possibilité de procéder par vidéoconférence uniquement dans les plaidoiries orales. Haaretz ne pouvait être tenu de présenter des éléments de preuve pour répondre à des observations non étayées. Enfin, Haaretz ne pouvait être tenu de prouver le bien‑fondé d’une assertion négative : qu’il serait impossible de contraindre les témoins à témoigner par vidéoconférence.

[64]                          Cette conclusion est étayée par l’arrêt Moore c. Bertuzzi, 2014 ONSC 1318, 53 C.P.C. (7th) 237, invoqué par Goldhar pour établir la possibilité de recourir à la vidéoconférence pour contraindre les témoins étrangers à témoigner. Il s’agissait dans cette affaire d’une requête pour obtenir la délivrance d’une lettre de demande aux autorités judiciaires de l’État de Washington en vue d’obliger une personne à témoigner par vidéoconférence. Il ne s’agissait pas d’une demande fondée sur le forum non conveniens. Au paragraphe 86 de sa décision, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu qu’il n’était pas nécessaire, pour décider si un tribunal ontarien ferait droit à une requête pour obtenir la délivrance d’une lettre de demande, de présenter une preuve d’expert établissant qu’un ressort étranger accéderait bel et bien à une demande en vue de contraindre un témoin à témoigner par vidéoconférence. Cependant, la cour a convenu [traduction] « qu’il faudrait présenter une preuve d’expert concernant les lois américaines pour déterminer si les tribunaux de l’État de Washington exécuteraient réellement une demande de ce genre » (par. 86 (je souligne)). Bien qu’il fût inutile de prouver ce fait dans l’affaire Bertuzzi, la question de savoir si Israël exécuterait réellement pareille lettre de demande est essentielle pour assurer l’équité d’un procès éventuel en Ontario. Dans Bertuzzi, la cour n’a pas conclu que les pays étrangers exécutent habituellement de telles lettres de demande. Ce fait doit être établi au moyen d’une preuve d’expert présentée par la partie qui cherche à l’établir, en l’occurrence Goldhar.

[65]                          Pour tous ces motifs, la preuve ne permettait pas aux juridictions inférieures de s’assurer qu’Haaretz serait en mesure de contraindre ses témoins à venir témoigner si le procès se déroulait en Ontario. L’incapacité de le faire aurait une incidence sur la possibilité pour Haaretz de se défendre en Ontario, ce qui serait une grave injustice.

[66]                          Le juge des requêtes a aussi commis une erreur en accordant un poids significatif à l’engagement de Goldhar de payer les frais de déplacement et d’hébergement des témoins étrangers conformément aux taux prescrits par les Règles. Le juge des requêtes a accordé une grande importance à cet engagement, estimant qu’il réglait la question des coûts additionnels occasionnés par le ressort ontarien. Il est allé jusqu’à inclure cet engagement dans les conditions de son ordonnance. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont négligé le fait que cet engagement n’était utile que dans la mesure où le juge des requêtes avait conclu à la possibilité d’utiliser des lettres rogatoires pour contraindre les témoins à témoigner en Ontario. Si les témoignages doivent maintenant être présentés par vidéoconférence, l’engagement n’a aucune valeur. De plus, la prise en considération de cet engagement permettrait à un demandeur fortuné d’influencer l’analyse du forum non conveniens, ce qui irait à l’encontre des principes fondamentaux de l’équité et de l’efficacité qui sous‑tendent la doctrine.

[67]                          Enfin, le juge des requêtes a commis une erreur en écartant de façon déraisonnable les témoins proposés par Haaretz et la pertinence de leur témoignage. Dans son mémoire, Haaretz avait décrit ce dont ces 22 témoins [traduction] « pourraient parler » dans leur témoignage et déposé un affidavit supplémentaire décrivant brièvement le témoignage que pourraient présenter 8 des témoins pour l’assister lors du procès. Goldhar, pour sa part, n’a présenté aucune preuve concernant les témoins qu’il pourrait assigner ou ce dont ces témoins pourraient parler.

[68]                          L’avis d’un expert ne peut servir à jeter un doute quant à la pertinence de la déposition d’un témoin proposé. Seul le juge des requêtes peut tirer une conclusion de ce genre. Il ne devrait pas être permis, dans le contexte d’une analyse du forum non conveniens, de présenter l’avis d’un expert pour minimiser la pertinence d’un témoignage, de façon à ce que l’incapacité du témoin éventuel à comparaître au procès soit perçue comme étant moins injuste.

[69]                          La déposition éventuelle des témoins israéliens d’Haaretz était manifestement pertinente. Les propos que Goldhar qualifie de diffamatoires étaient, en grande partie, tirés de renseignements obtenus auprès d’informateurs au sein du Maccabi Tel Aviv. La déclaration suivante est un exemple notable :

                        [traduction] Cependant, au sein du club, certains croient que la culture de gestion de Goldhar repose sur une surconcentration frôlant la mégalomanie, la pingrerie et le manque de planification à long terme. [Je souligne.]

Cette déclaration, dont le sens naturel et ordinaire a été soulevé au par. 9 de la déclaration modifiée, est, selon ce qui est expressément indiqué, fondée sur des renseignements obtenus par Haaretz auprès d’informateurs au sein du Maccabi Tel Aviv. Le juge des requêtes a commis une erreur en écartant la pertinence de leur témoignage.

[70]                          Pour tous ces motifs, je conclus que ce facteur milite fortement en faveur de la tenue d’un procès en Israël. Haaretz est la seule partie qui a présenté une preuve à l’égard des témoins qu’elle pourrait convoquer. La déposition de ces derniers était manifestement pertinente pour la présente action. Malgré cela, les juridictions inférieures n’ont jamais établi de façon satisfaisante que ces témoins pourraient être contraints de témoigner si l’action était intentée en Ontario, malgré le fait qu’il serait gravement injuste pour Haaretz de ne pas pouvoir contraindre ces témoins.

(3)     La perte d’un avantage juridique légitime

[71]                          Le juge des requêtes s’est appuyé sur le fait qu’il était possible d’obtenir un procès devant jury en Ontario, mais non en Israël, pour conclure que la perte d’un avantage juridique militait en faveur de la tenue d’un procès dans cette province (par. 55 et 61‑63). Selon les juges majoritaires de la Cour d’appel, le juge des requêtes a accepté à tort que Goldhar perdrait un avantage juridique, car il n’avait présenté aucune demande de procès devant jury avant la requête (par. 92‑94). En conséquence, la Cour d’appel a conclu qu’il s’agissait d’un facteur neutre plutôt que d’un facteur militant en faveur de la tenue d’un procès en Ontario (par. 99).

[72]                          Haaretz fait valoir que la majorité à la Cour d’appel a commis une erreur en se disant (par. 100) [traduction] « certaine que [le juge des requêtes] était au courant [des] mises en garde » selon lesquelles il ne faut pas accorder trop d’importance à ce facteur. En outre, il prétend que le juge des requêtes a commis une erreur en ne tenant pas compte de la perte des avantages juridiques qui s’offrent à Goldhar en Israël. Selon la preuve d’expert, le droit israélien de la diffamation est favorable au demandeur parce que la vérité n’est pas une défense absolue, que le demandeur qui obtient gain de cause a droit à des dommages‑intérêts statutaires, et que les tribunaux peuvent ordonner au défendeur de publier une correction ou une rétractation.

[73]                          À l’inverse, Goldhar fait valoir que le juge des requêtes a conclu à bon droit que la possibilité de subir un procès devant jury était un avantage juridique important qui militait en faveur de la tenue d’un procès en Ontario (m.i., par. 105). Je suis d’accord.

[74]                          Le droit à un procès devant jury est un droit substantiel qui revêt une importance particulière dans les affaires de diffamation. Puisqu’en Ontario, une partie peut demander la tenue d’un procès devant jury avant la clôture de la procédure écrite (article 47.01 des Règles), cet avantage juridique s’offrait toujours à Goldhar au moment de la requête en suspension de l’instance.

[75]                          En ce qui a trait à la pertinence des avantages juridiques disponibles pour Goldhar en Israël, je suis d’avis que le juge des requêtes a eu raison de tirer la conclusion suivante :

                    [traduction] À mon avis, les avantages juridiques dont le demandeur pourrait se prévaloir en vertu du droit israélien de la diffamation ne sont pas pertinents, car aucune analyse comparative n’est requise à cette étape. Étant donné que l’analyse repose sur la question de savoir s’il faudrait refuser au demandeur les avantages liés à sa décision de choisir un ressort approprié suivant les règles de conflits en droit international privé, il faut déterminer si le demandeur perdrait un avantage juridique légitime au cas où l’action serait instruite en Israël, au lieu de calculer la perte nette. [par. 62]

[76]                          Par conséquent, je ne modifierais pas la conclusion du juge des requêtes quant à ce facteur. Cela dit, pour les motifs énoncés par notre Cour au par. 27 de l’arrêt Black, « [i]l convient [. . .] de ne pas accorder trop d’importance à [ce facteur] dans l’analyse relative au forum non conveniens ».

(4)     L’équité

[77]                          Le juge des requêtes a conclu que l’équité militait en faveur de la tenue d’un procès en Ontario, car il [traduction] « n’est ni surprenant ni injuste que le demandeur tente de rétablir sa réputation en Ontario, où il vit et travaille » (par. 65). Les juges majoritaires de la Cour d’appel n’ont trouvé aucune raison de modifier cette conclusion (par. 104). À mon avis, le juge des requêtes a commis deux erreurs lorsqu’il s’est penché sur cet important facteur.

[78]                          Premièrement, il a commis une erreur en ne prenant pas en considération la grande réputation dont jouit Goldhar en Israël. Comme nous l’avons vu, l’action de Goldhar n’a jamais visé uniquement le dommage causé à sa réputation en Ontario ou les propos concernant l’entreprise qu’il exploite dans cette province. Même si je suis d’accord avec mes collègues la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon lorsqu’ils affirment que l’équité « appuie [. . .] la conclusion selon laquelle Goldhar devrait pouvoir rétablir sa réputation dans le ressort où il en jouit et où il a ressenti l’affront de l’article » (par. 214), dans les circonstances de l’espèce, il faut analyser l’équité en fonction de la réputation dont Goldhar jouit dans plusieurs ressorts. Comme le souligne à juste titre ma collègue la juge Abella au par. 141 de ses motifs concordants, en ne se focalisant que sur l’Ontario, on néglige le fait que Goldhar a une réputation et des intérêts commerciaux importants en Israël. Non seulement sa réputation en Israël est‑elle établie par la preuve, mais, fait important, la déclaration modifiée confirme qu’il se voyait lui‑même comme jouissant d’une grande réputation dans ce pays. Bien que le juge des requêtes ait conclu à bon droit qu’il [traduction] « n’est ni surprenant ni injuste que le demandeur tente de rétablir sa réputation en Ontario, où il vit et travaille » (par. 65), Goldhar ne subirait aucune grave injustice en ayant à intenter en Israël une action en diffamation pour des commentaires rédigés et documentés dans ce pays, et portant principalement sur sa réputation et son entreprise israéliennes.

[79]                          Deuxièmement, le juge des requêtes a erré en omettant de soupeser l’intérêt de Goldhar à rétablir sa réputation en Ontario et la grande injustice que subirait Haaretz si le procès avait lieu dans cette province. Comme je l’ai dit précédemment, la preuve ne permettait pas aux juridictions inférieures de s’assurer qu’Haaretz serait en mesure de contraindre ses témoins à venir témoigner si le procès devait se dérouler en Ontario. Cela soulève un doute quant à savoir si Haaretz aurait une possibilité équitable de se défendre si le procès avait lieu en Ontario. Pareille éventualité, qui est fort injuste envers Haaretz, l’emporte sur l’intérêt de Goldhar à rétablir sa réputation en Ontario plutôt qu’en Israël. En faisant défaut de prendre en compte cet élément, le juge des requêtes ne s’est pas acquitté de son obligation d’« assurer l’équité envers les deux parties » (Van Breda, par. 105 (je souligne)).

[80]                          Pour ces motifs, je conclus que l’équité milite en faveur de la tenue d’un procès en Israël.

(5)     L’exécution du jugement

[81]                          Comme la juge Pepall l’a fait remarquer, la question de l’exécution du jugement a été débattue devant le juge des requêtes, mais n’a pas été abordée dans sa décision ou par les juges majoritaires de la Cour d’appel (par. 192). Le juge des requêtes a commis une erreur en s’abstenant de le faire.

[82]                          Comme Haaretz n’a ni bureau ni actifs en Ontario, toute ordonnance rendue contre lui devra être exécutée par les tribunaux israéliens. Au par. 142 de ses motifs concordants, ma collègue la juge Abella reconnaît elle aussi que ce facteur soulève des préoccupations quant à la multiplicité des recours qui pourraient découler d’un procès en Ontario, et il milite donc légèrement en faveur de la tenue d’un procès en Israël.

[83]                          Avec égards, je ne suis pas d’accord avec mes collègues la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon pour dire que le point de mire du rétablissement de la réputation d’un demandeur « [rend souvent] la question de l’exécution du jugement définitif [. . .] étrangère à l’analyse relative au forum non conveniens dans les affaires de [diffamation] » (par. 236). Dans Van Breda, notre Cour a précisé que les problèmes liés à la reconnaissance et à l’exécution des jugements constituent un facteur dont le tribunal peut tenir compte dans sa décision d’appliquer la doctrine du forum non conveniens (par. 110). Dans l’affaire qui nous occupe, Goldhar a explicitement réclamé des dommages‑intérêts généraux de 600 000 $ et des dommages‑intérêts punitifs de 100 000 $ dans sa déclaration modifiée. Selon lui, il [traduction] « continuera de subir un préjudice, en particulier des pertes financières » en Israël, au Canada, aux États‑Unis et ailleurs (d.a., vol. II, p. 1-8, par. 12 (je souligne)). Il n’y a aucune raison de soutenir aujourd’hui que, si Goldhar a gain de cause, il ne cherchera pas à faire exécuter un jugement définitif. En fait, même s’il demandait et obtenait une ordonnance enjoignant à Haaretz de corriger ou de supprimer l’article offensant, une mesure qui servirait à rétablir la réputation de Goldhar, l’ordonnance devra être exécutée en Israël. Je conviens certes avec le juge Nordheimer, maintenant juge à la Cour d’appel de l’Ontario, que [traduction] « ce facteur n’est pas déterminant en soi » (Barrick Gold Corp. c. Blanchard & Co. (2003), 9 B.L.R. (4th) 316, par. 40), mais il n’est pas dénué de pertinence et il est pris en compte à bon droit dans l’analyse relative au forum non conveniens, comme l’a fait notre Cour dans Black, une autre action en diffamation (par. 35).

(6)     Le droit applicable

[84]                          Dans l’arrêt Tolofson, notre Cour a adopté la lex loci delicti, ou le lieu où le délit a été commis, comme principe général établissant le droit applicable (p. 1050). Cette règle se veut « certaine, facile à appliquer et prévisible » (Tolofson, p. 1050).

[85]                          Notre Cour n’a toutefois pas écarté la possibilité qu’il y ait des exceptions bien définies à la règle, tout particulièrement si le délit a été commis dans un autre endroit que celui où ses conséquences se font sentir. Dans Tolofson, le juge La Forest a indiqué que le délit de diffamation pourrait bien constituer un pareil cas (p. 1042 et 1050; voir aussi Banro, par. 50‑51). Ainsi, dans Banro, le juge LeBel a noté que le lieu où la réputation a subi l’atteinte la plus substantielle pouvait constituer une solution de rechange dans le contexte du choix du droit applicable dans les affaires de diffamation (par. 56).

[86]                          Le juge des requêtes a conclu que le locus delicti du délit était l’Ontario. En se fondant sur les éléments de preuve comparatifs limités concernant la réputation de Goldhar en Ontario et en Israël et sur le fait que Goldhar s’est engagé à ne pas chercher, lors de l’instruction de la présente action, à recouvrer des dommages‑intérêts pour l’atteinte à sa réputation à l’extérieur du Canada, le juge des requêtes a estimé que le lieu où la réputation de Goldhar avait subi l’atteinte la plus substantielle était aussi l’Ontario. Les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont dits d’accord sur ce point.

[87]                          La juge Pepall, dissidente en Cour d’appel, a conclu que [traduction] « la lex loci delicti n’est pas un critère suffisamment solide pour qu’on puisse y ancrer le choix du droit applicable dans un cas de diffamation sur Internet comme celui qui nous occupe » (par. 179) et que, suivant le critère de l’atteinte la plus substantielle, le litige devrait être régi par le droit d’Israël. Elle aurait conclu que le juge des requêtes a commis une erreur en ne prenant pas en considération le fait que le délit avait été commis à la fois en Ontario et en Israël, qu’aucun élément de preuve n’a été produit pour établir une atteinte substantielle à la réputation de Goldhar en Ontario et que le juge des requêtes n’a pas tenu compte du principe de la courtoisie.

[88]                          Puisqu’un délit est survenu en Ontario, le droit ontarien s’applique à la présente action suivant la règle de la lex loci delicti. Si, en revanche, l’action devait être instruite en Israël, nous pouvons déduire du témoignage de M. Tamar Gidron, professeur de droit à la faculté de droit israélienne Haim Striks, que les tribunaux de ce pays appliqueraient leur propre droit. Comme chaque tribunal appliquerait son propre droit, le facteur du droit applicable ne saurait aider Haaretz à démontrer qu’il serait plus équitable et plus efficace de procéder dans l’autre ressort.

[89]                          Je reconnais que, dans les arrêts Black et Banro, notre Cour s’est seulement penchée sur le droit applicable dans le ressort choisi. Je crains que faire abstraction du droit applicable dans l’autre ressort soit incompatible avec la nature comparative de l’analyse relative au forum non conveniens :

                    [traduction] Dans bien des cas, notamment les actions en diffamation qui touchent plusieurs ressorts, les différentes règles régissant le choix du droit applicable peuvent fort bien amener divers tribunaux à appliquer différentes règles de droit substantiel. Si le droit applicable au litige doit servir de facteur dans l’analyse relative au forum non conveniens, il faut alors prendre en considération ces différentes règles régissant le choix du droit applicable afin de décider comme il se doit si l’on peut effectivement affirmer qu’elles favorisent un ressort au détriment de l’autre.

(B. Kain, E. C. Marques et B. Shaw, « Developments in Private International Law : The 2011‑2012 Term — The Unfinished Project of the Van Breda Trilogy », (2012) 59 S.C.L.R. (2d) 277, p. 293)

[90]                          Quoi qu’il en soit, j’estime qu’il convient d’accorder peu de poids au droit applicable fixé par le principe de la lex loci delicti dans l’analyse relative au forum non conveniens, lorsque la compétence est établie en fonction du lieu du délit. Dans les situations où ce lieu amène le tribunal choisi à se déclarer compétent, la lex loci delicti pointera aussi inévitablement vers le ressort choisi en matière de droit applicable. Cela risque de poser problème car notre Cour a clairement indiqué que l’analyse de la simple reconnaissance de compétence et celle relative au forum non conveniens devraient s’appuyer sur différents facteurs (Van Breda, par. 56; voir aussi J.-G. Castel, « Multistate Defamation : Should the Place of Publication Rule be Abandoned for Jurisdiction and Choice of Law Purposes? », (1990) 28 Osgoode Hall L.J. 153, p. 163, et M. Castel, p. 154, 155 et 160). Par conséquent, le droit applicable a peu de valeur lorsqu’il s’agit de décider si un autre ressort est nettement plus approprié dans les cas où la compétence est établie en fonction du lieu du délit. Ainsi, bien que je sois d’avis de ne pas modifier la conclusion du juge des requêtes selon laquelle le droit applicable milite en faveur de l’Ontario, il y a lieu d’accorder peu de poids à ce facteur dans la mise en balance finale.

[91]                          Il ne serait pas judicieux pour la Cour d’adopter en l’espèce le test du lieu de l’atteinte la plus substantielle proposé dans l’arrêt Banro, car, selon moi, les arguments présentés en l’instance à cet égard ne constituent pas un fondement suffisant pour créer une telle exception. En effet, notre Cour devrait être réticente à modifier le cadre existant du droit international privé, car ces modifications peuvent créer une incertitude juridique contraire aux objectifs des règles de conflits en droit international privé (Tolofson, p. 1061).

[92]                          Je reconnais que dans les affaires de diffamation sur Internet, où un délit peut avoir été commis dans plusieurs ressorts, la règle de la lex loci delicti peut permettre aux tribunaux de multiples ressorts de se déclarer compétents et d’appliquer leur propre droit. Dans un monde interconnecté où des acteurs internationaux ayant des réputations mondiales sont diffamés par des publications diffusées à l’échelle de la planète, cela n’a rien d’étonnant.

[93]                          Bien que je ne souhaite pas dissuader notre Cour d’examiner cette question à l’avenir, elle ne devrait le faire que dans les cas où cela s’impose pour trancher l’affaire dont elle est saisie, et des éléments de preuve et des arguments suffisants quant à l’incidence d’un tel changement ont été présentés.

[94]                          Pour conclure sur ce point, je tiens à signaler que l’application du critère de l’atteinte la plus substantielle n’aurait pas clairement favorisé un ressort plutôt que l’autre en l’espèce. Il ne s’agit pas d’un cas comme celui envisagé dans l’arrêt Tolofson, où le délit a été commis à un endroit, mais ses conséquences se sont fait sentir ailleurs. La preuve démontre que Goldhar a une grande réputation en Ontario, où se trouvent ses principaux intérêts commerciaux, ainsi qu’en Israël, où il jouit d’une certaine célébrité du fait qu’il est propriétaire d’une équipe de soccer populaire. Bien que sa réputation diffère sur le plan qualitatif dans les deux ressorts, les éléments de preuve dont je dispose ne me permettent pas de déterminer à quel endroit la réputation de Goldhar était la plus grande, ni à quel endroit s’est produite l’atteinte la plus substantielle à sa réputation.

(7)     Conclusion : Israël est un ressort nettement plus approprié que l’Ontario

[95]                          Une analyse rigoureuse et minutieuse du forum non conveniens indique qu’Haaretz se retrouverait dans une situation fort injuste et inefficace si le procès se déroulait en Ontario. L’intérêt de Goldhar à rétablir sa réputation en Ontario ne l’emporte pas sur ces préoccupations.

[96]                          Mes conclusions sur chacun des éléments susmentionnés de l’analyse du forum non conveniens se résument comme suit :

(1)                  Les coûts et la commodité pour les parties favorisent Israël;

(2)                  Les coûts et la commodité pour les témoins penchent fortement en faveur d’Israël;

(3)                  La perte d’un avantage juridique favorise l’Ontario, mais il ne faut pas accorder trop de poids à ce facteur dans l’analyse;

(4)                  L’équité favorise Israël;

(5)                  L’exécution du jugement favorise légèrement Israël;

(6)                  Le droit applicable, quoique favorable à l’Ontario, ne devrait pas peser lourd dans la balance.

[97]                          Haaretz a établi qu’il serait plus juste et plus efficace de tenir un procès en Israël. Israël est nettement le ressort le plus approprié.

VI.         Conclusion

[98]                          Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de faire droit à la requête d’Haaretz en suspension de l’action, avec dépens dans toutes les cours.

                    Version française des motifs rendus par

[99]                          La juge Karakatsanis — Je souscris dans une large mesure au raisonnement et à la conclusion de la juge Côté. Par les présents motifs, je souhaite expliquer succinctement mon désaccord avec certains aspects de son analyse relative au forum non conveniens.

[100]                      En ce qui concerne le facteur du droit applicable, la juge Côté tient compte du droit qui s’appliquerait si l’action devait être instruite en Israël ainsi que du droit qui s’appliquerait en Ontario (par. 88‑89). Comme l’indiquent mes collègues la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon, cette approche est incompatible avec la jurisprudence de notre Cour et risque de prolonger l’analyse du forum non conveniens (par. 207). En outre, elle s’écarte de la raison d’être du facteur du droit applicable. La question capitale qui oriente ce facteur est de savoir si le ressort choisi par le demandeur appliquerait un droit étranger, ce qui peut diminuer l’efficacité de l’instruction et pose un risque de recherche du tribunal le plus favorable (voir Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636, par. 49). Déterminer quel droit s’appliquerait dans l’autre ressort n’aide pas à répondre à cette question. Cela dit, je conviens avec la juge Côté que ce facteur ne pèse pas lourd dans la balance en l’espèce, où la compétence et le droit applicable sont tous les deux établis en fonction du lieu où le délit a été commis.

[101]                      De plus, ma collègue la juge Côté conclut que la réputation de M. Goldhar en Israël est pertinente pour l’exercice de la compétence (par. 24). Elle arrive donc à la conclusion que le juge des requêtes a commis une erreur en ne tenant pas compte de sa réputation en Israël dans l’examen du facteur de l’équité (par. 50 et 78). À mon avis, la réputation de Goldhar dans ce pays n’a aucune importance pour ce facteur, qui s’attache à l’intérêt du demandeur à rétablir sa réputation dans le ressort où il en jouit (Banro, par. 58; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666, par. 36; voir aussi les motifs de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver et Gascon, par. 212). En intentant son recours en Ontario et en s’engageant à en limiter la portée à sa réputation au Canada, Goldhar établit que c’est en Ontario qu’il jouit de sa réputation et souhaite la rétablir. Je ne peux donc accepter qu’il ne subirait aucune injustice s’il était contraint à intenter son recours en Israël. Je suis toutefois d’accord avec la juge Côté pour dire que toute injustice envers Goldhar cède le pas aux soucis d’équité liés à la faculté d’Haaretz de contraindre ses témoins à témoigner si le recours est instruit en Ontario (par. 79).

[102]                      Dans le même ordre d’idées, je ne saurais convenir que l’engagement de Goldhar de restreindre son recours à sa réputation au Canada et de ne pas intenter d’action dans un autre ressort « ne devrait pas permettre de limiter la portée de ses actes de procédure » (motifs de la juge Côté, par. 23). Les parties peuvent restreindre — et restreignent — la portée de leurs réclamations durant l’instance.

[103]                      J’estime toutefois que la conclusion générale à laquelle parvient la juge Côté dans son analyse du forum non conveniens ne repose sur aucun des éléments qui précèdent. Tout comme elle, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.

                    Version française des motifs rendus par

[104]                      La juge Abella — Tout comme la juge Côté, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, mais pour des motifs quelque peu différents.

[105]                      Haaretz a fait valoir que la présente affaire démontre pourquoi l’approche standard quant au choix du droit applicable — de même qu’à la compétence — ne répond pas de manière adéquate aux enjeux et défis particuliers que présente la diffamation sur Internet. Il nous a par conséquent exhortés à modifier le critère relatif au choix du droit applicable et de la compétence. Plus particulièrement, il a invité la Cour à accepter l’invitation du juge LeBel dans l’arrêt Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., [2012] 1 R.C.S. 636, soit que la Cour modifie le cadre relatif au choix du droit applicable en remplaçant la règle de la lex loci delicti par un critère fondé sur le lieu où s’est produite l’atteinte la plus substantielle à la réputation du demandeur. Puisque le cadre lui‑même et presque toutes les modifications qui lui ont été apportées par la suite sont d’origine judiciaire, il convient de répondre par l’affirmative à l’invitation.

[106]                      La règle sur laquelle repose le choix du droit applicable au Canada est la lex loci delicti, c’est‑à‑dire le lieu où le délit a été commis. Le délit de diffamation survient quand le propos diffamatoire reproché est « diffusé ». La diffusion se produit à la lecture ou au téléchargement du texte par un tiers. Par conséquent, dans le cas de la diffamation sur Internet, un seul téléchargement peut déterminer quel droit s’applique. En ajoutant le cadre standard relatif à la compétence, lequel repose également sur le lieu où est diffusé le propos diffamatoire reproché, cela donne à un demandeur en Ontario un droit presque automatique à ce qu’un tribunal ontarien exerce sa compétence à l’égard d’une action en diffamation sur Internet et qu’il applique le droit de l’Ontario, sans égard à la solidité du lien avec cette province.

[107]                      Il me semble qu’une approche plus réaliste consisterait à réduire l’éventail des régimes de droit potentiellement applicables, et ce, de façon rationnelle (J.‑G. Castel, « Multistate Defamation : Should the Place of Publication Rule be Abandoned for Jurisdiction and Choice of Law Purposes? » (1990), 28 Osgoode Hall L.J. 153, p. 168).

[108]                      Certes, un tribunal ontarien pourrait toujours décliner compétence pour cause de forum non conveniens si le défendeur est en mesure de démontrer qu’un autre ressort serait « nettement plus approprié ». Cependant, la réponse à la question de savoir si un autre ressort est nettement plus approprié dépend en partie du droit applicable. Et celui‑ci est actuellement régi par la règle du choix du droit applicable aux délits, à savoir le lieu où a été commis le délit.

[109]                      Je conviens que le cadre standard pour le choix du droit applicable devrait être modifié de manière à incorporer « l’atteinte la plus substantielle à la réputation ». Cette nouvelle approche remplacerait le droit du lieu de diffusion des propos diffamatoires par celui de l’endroit ayant le lien le plus substantiel avec le délit. Dans le cas de la diffamation sur Internet, il s’agit du lieu où le demandeur a subi l’atteinte la plus grave à sa réputation.

[110]                      Une adoption stricte de la règle de la lex loci delicti qui fait de chaque « diffusion » sa propre cause d’action contredit la reconnaissance du juge La Forest dans l’arrêt Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, selon laquelle le principe fondamental veut que le droit applicable soit celui ayant le lien le plus étroit avec la faute. Toutefois, l’accent mis par le juge La Forest sur « l’ordre et l’équité » (p. 1058) faisait ressortir l’ordre et, il convient de le noter, précédait la portée mondiale d’Internet. La rigidité de cette approche est difficile à justifier dans des circonstances où le droit applicable pourrait être celui de tout pays dans lequel des dommages ont été causés, du fait que l’information y a été téléchargée (B. Kain, E. C. Marques et B. Shaw, « Developments in Private International Law : The 2011‑2012 Term — The Unfinished Project of the Van Breda Trilogy » (2012), 59 S.C.L.R. (2d) 277, p. 301).

[111]                      Il vaut la peine de se rappeler que, même avant l’arrêt Banro, la Cour a envisagé la possibilité d’établir une exception à la règle générale de la lex loci delicti dans l’analyse relative au choix du droit applicable. Dans l’arrêt Tolofson même, le juge La Forest a reconnu que la Cour pouvait établir des exceptions concernant les actes qui ont été accomplis à un endroit, mais dont les conséquences se sont fait sentir directement ailleurs, de même que dans des situations où la faute ressortait directement d’une activité transnationale ou interprovinciale (p. 1050).

[112]                      La diffamation sur Internet touchant plusieurs ressorts relève carrément de cette analyse.

[113]                      Et le fait d’adopter le critère de « l’atteinte la plus substantielle » pour choisir le droit applicable garantirait que la règle régissant ce choix traduit ce qui est au cœur du délit de diffamation — la protection de la réputation (J.‑G. Castel (1990), p. 160; voir également C. Martin, « Tolofson and Flames in Cyberspace : The Changing Landscape of Multistate Defamation » (1997), 31 U.B.C. L. Rev. 127, p. 158). La conséquence pratique de cette approche est que le droit applicable est limité [traduction] « à un régime de droit, plutôt qu’à des dizaines peut‑être, au titre d’une règle mettant l’accent sur n’importe quel endroit où les effets du délit se font sentir » (Martin, p. 158).

[114]                      Dans l’arrêt Banro, le juge LeBel a conceptualisé le critère de « l’atteinte la plus substantielle » en conformité avec les facteurs auxquels a adhéré la Commission de réforme du droit de l’Australie dans son rapport de 1979 intitulé Unfair Publication : Defamation and Privacy (lesquels ont été codifiés au par. 11(3) de la Defamation Act 2005 de l’Australie (N.S.W.)). Ces facteurs comprennent :

                    [traduction]

                     a)   le lieu de résidence habituelle du demandeur au moment de la diffusion ou, s’agissant d’une société, le lieu où se trouvait le principal établissement de la société à ce moment‑là;

                     b)   la portée de la diffusion dans chaque ressort concerné;

                     c)   la gravité du préjudice causé au demandeur dans chaque ressort pertinent;

                     d)   toute autre question jugée pertinente par le tribunal[1].

[115]                      Ces facteurs australiens sont utiles pour souligner le genre de considérations pouvant aider un tribunal à décider du droit applicable dans les affaires de diffamation touchant plusieurs ressorts. J’insiste sur le fait qu’ils sont uniquement illustratifs et ne font pas office de formule immuable.

[116]                      J’estime aussi que l’approche axée sur le « centre de gravité » qu’a exposée dans ses conclusions l’avocat général Pedro Cruz Villalón, de la Cour de justice de l’Union européenne, est utile dans les affaires de diffamation sur Internet[2]. Bien que cette approche soit employée pour décider de la compétence, son cadre nuancé est utile pour déterminer l’endroit où l’atteinte s’est produite. L’avocat général a précisé son approche dans deux renvois joints de la France et de l’Allemagne qui traitent de l’interprétation de l’article 5, point 3, du Règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, [2001] J.O. L. 12/1, lequel régit la compétence en matière civile dans la Communauté européenne[3]. La conclusion est qu’une cour peut se déclarer compétente lorsqu’elle est le « centre de gravité du conflit », et il faut pour cela que deux éléments coïncident. Le premier concerne la réputation de la personne. La cour déterminera où se situe, pour le demandeur, le « centre de ses intérêts », c’est‑à‑dire l’État dans lequel « la victime [est] connue [. . .] [et] mène essentiellement son projet de vie » (conclusions, par. 59). Le second élément a trait à la nature de l’information diffusée. La cour identifiera l’État où l’information est « objectivement pertinente ». L’accent est mis sur le lieu où l’information intéresse au premier chef les lecteurs. Ce lieu est probablement celui où il est causé le plus de dommages (conclusions, par. 60‑61).

[117]                      Si on examine les deux approches, australienne et européenne, elles abordent, à mon avis, les effets préjudiciables de la diffamation sur Internet de manière plus réaliste que ne le fait notre approche actuelle à l’égard du choix du droit applicable — ou de la compétence — selon laquelle un seul téléchargement suffit à établir le droit applicable. Il me semble intrinsèquement raisonnable qu’une action soit instruite où, relativement parlant, l’atteinte à la réputation a été mineure alors que l’atteinte de gravité plus substantielle à la réputation s’est produite ailleurs. Appliquer le droit du lieu où s’est produite l’atteinte la plus substantielle à la réputation du demandeur assure le respect de l’objet des lois sur la diffamation — la protection contre le tort à la réputation — de même que les attentes raisonnables des parties — à l’endroit où le diffuseur du texte s’attend à ce que tout litige soit réglé.

[118]                      Modifier l’analyse relative au choix du droit applicable en y incorporant le critère de « l’atteinte la plus substantielle » non seulement rendrait pertinente l’ampleur de l’atteinte à la réputation, mais ferait également en sorte que soient dûment prises en compte les attentes raisonnables du diffuseur du propos présenté comme étant diffamatoire quant au lieu où il pourrait supposer être poursuivi. Il me semble que le fait d’être assujetti aux lois de l’ensemble des États dans lesquels le demandeur jouit d’une certaine réputation déborde des attentes raisonnables d’un diffuseur. Si l’accent était mis sur le lieu où s’est produite l’atteinte la plus substantielle, cela résoudrait la question des possibles effets injustes du fait d’être tenu responsable au regard du droit du ressort choisi par le demandeur, alors que le diffuseur s’est conformé à la loi d’un autre ressort (J.‑G. Castel, « The Uncertainty Factor in Canadian Private International Law » (2007), 52 R.D. McGill 555, p. 559, citant l’ouvrage de l’American Law Institute, Restatement of the Law, Second: Conflict of Laws (1971), §6(g)).

[119]                      On peut soutenir qu’adopter le lieu de l’atteinte la plus substantielle à la réputation du demandeur pour décider du droit applicable établit un meilleur équilibre entre les préoccupations liées à la liberté d’expression et celles concernant l’atteinte à la réputation. Si les règles relatives au choix du droit applicable sont conçues avant tout pour refléter l’élément le plus caractéristique du délit de diffamation, à savoir la protection de la réputation, ces règles devraient alors [traduction] « mettre carrément l’accent sur le droit du lieu où la réputation du demandeur a été le plus gravement atteinte » (M. Castel, « Jurisdiction and Choice of Law Issues in Multistate Defamation on the Internet » (2013), 51 Alta L. Rev. 153, p. 160). Bien que le texte affiché sur Internet puisse porter atteinte à la réputation d’une personne à de nombreux endroits, il n’y a qu’un seul lieu où les dommages causés par cette atteinte sont les plus graves (M. Castel, p. 161).

[120]                      Des questions similaires sont soulevées en lien avec la compétence. Il me paraît évident, comme c’était le cas pour Haaretz, qu’il existe des préoccupations symétriques entre la manière dont l’analyse relative au choix du droit applicable est menée et celle consistant à déterminer la compétence dans les affaires de diffamation sur Internet. À mon avis, bien qu’il ne soit pas strictement nécessaire de décider en l’espèce, si l’on poursuit, il vaut la peine d’examiner la question de savoir s’il y a lieu d’utiliser la même méthode pour établir la compétence que celle que je propose pour choisir le droit applicable.

[121]                      La notion de compétence vise à déterminer quel tribunal connaîtra de l’action. L’objet de l’analyse relative à la compétence est d’établir où le « lien réel et substantiel » entre l’objet du litige et le tribunal est assez étroit, de sorte que les parties auraient raisonnablement pu s’attendre à poursuivre ou être poursuivies devant ce tribunal (Club Resorts Ltd. c. Van Breda, [2012] 1 R.C.S. 572, par. 97).

[122]                      La première étape du cadre standard servant à déterminer la compétence consiste à établir s’il existe un « lien réel et substantiel » entre le recours et l’Ontario, c’est‑à‑dire si le lien est suffisamment solide pour qu’un tribunal exerce sa compétence à l’égard du recours. Cette démarche repose sur la question de savoir s’il y a présence de l’un des quatre facteurs de rattachement, énoncés dans Van Breda, qui créent une présomption réfutable[4].

[123]                      La logique exposée par le juge LeBel pour l’adoption des quatre facteurs de rattachement créant une présomption était la protection des attentes raisonnables des parties, à savoir le lieu où le défendeur se serait raisonnablement attendu à devoir se défendre contre une action. Comme il l’a mentionné, assurer l’équité et protéger les attentes raisonnables signifient qu’il faut se pencher sur la substance des liens, une préoccupation qu’il a reconnue dans l’arrêt Beals c. Saldanha, [2003] 3 R.C.S. 416 :

                        Ce critère devrait contribuer à assurer que, compte tenu de l’ensemble des liens entre le ressort et tous les aspects de l’action, il n’est pas déraisonnable de s’attendre à ce que le défendeur y plaide. [. . .] En effet, il arrive qu’en raison de ses autres liens avec l’instance, le ressort soit un endroit raisonnable pour instruire l’action et que l’on puisse alors raisonnablement s’attendre à ce que le défendeur s’y rende même si, personnellement, il n’a absolument aucun lien avec ce ressort. [Je souligne; par. 182.]

[124]                      L’analyse s’attache aux « attentes raisonnables des parties », et non à celles d’une « personne raisonnable ». Comme l’expliquent Joost Blom et Elizabeth Edinger :

                        [traduction] Ce qui distingue le critère du « lien réel et substantiel » pour la compétence d’un concept comme la négligence ou la prévisibilité, c’est qu’il manque [. . .] une perspective psychologique claire. Se demander ce qu’une personne raisonnable ferait dans les circonstances, ou ce qu’une personne raisonnable pourrait prévoir, exige de la part du juge qu’il se place dans la situation fictive, mais compréhensible, d’une personne raisonnable et qu’il apprécie les faits de ce point de vue. Le critère du « lien réel et substantiel », toutefois, exige que le juge adopte la façon de voir, non pas d’une personne hypothétique examinant les faits, mais d’un administrateur dont le mandat consiste à soupeser équitablement les intérêts des parties et les systèmes juridiques concernés.

(« The Chimera of the Real and Substantial Connection Test » (2005), 38 U.B.C. L. Rev. 373, p. 416)

[125]                      L’expression « raisonnablement envisagée par les parties » a été énoncée par le juge Dickson comme fondement du critère applicable, à savoir s’il était « intrinsèquement raisonnable » que l’action soit intentée dans un ressort en particulier (Moran c. Pyle National (Canada) Ltd., [1975] 1 R.C.S. 393, p. 408‑409). Ce critère est devenu celui du « lien réel et substantiel » formulé par le juge La Forest dans l’arrêt Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1108, lequel critère s’est ensuite métamorphosé en les quatre facteurs de rattachement créant une présomption réfutable dans Van Breda. Et alors même qu’avait lieu cette évolution, le principe de base n’a jamais changé : Était‑il « intrinsèquement raisonnable » que l’action suive son cours devant ce tribunal, autrement dit, était‑ce le tribunal que le défendeur/le diffuseur aurait dû raisonnablement envisager lorsqu’il a publié l’article qui a causé le préjudice ou le tort?

[126]                      Le facteur de rattachement créant une présomption qui s’applique en l’espèce est celui selon lequel le délit a été commis en Ontario. Le délit de diffamation est considéré s’être produit là où le texte censément diffamatoire a été publié. Et le critère standard pour la publication est le lieu où il y a « lecture ou [. . .] téléchargement des documents censément diffamatoires par une personne autre que le demandeur ou [le diffuseur] » (Banro, par. 57). Lorsque la diffamation survient sur Internet, où ça ne prend qu’un téléchargement, le délit est, en théorie, commis dans le monde entier. Comme l’a fait remarquer un auteur de doctrine :

                    [traduction] Le problème posé par les délits liés à Internet et la détermination du lieu où ils ont été commis, c’est la panoplie des facteurs de rattachement possibles : il y a [. . .] le lieu où l’information a été produite, celui de son téléversement, celui du téléchargement, celui de la lecture de l’information ou celui où se trouve le serveur l’hébergeant.

(S. Schmitz, « From Where are They Casting Stones? — Determining Jurisdiction in Online Defamation Claims » (2012), 6 Masaryk U. J.L. & Tech. 159, p. 163)

[127]                      Comment peut‑on alors réfuter la présomption lorsque le délit est théoriquement commis partout? Comment un défendeur démontre‑t‑il que le lien entre le délit et l’Ontario est insuffisant lorsque tout ce qu’il faut pour créer le lien, c’est un téléchargement en Ontario? Et, si tout ce qu’il faut pour créer le lien, c’est un téléchargement en Ontario, qu’est‑ce que ça prend pour réfuter la présomption? La difficulté que présentent ces questions est que l’approche actuelle semble rendre la déclaration de compétence en Ontario automatique, et ce, sur la base d’un seul téléchargement.

[128]                      Dans l’arrêt Van Breda, le juge LeBel n’a formulé aucun commentaire sur le genre de circonstances qui réfuteraient la présomption de compétence. Il a plutôt simplement fait remarquer que le défendeur avait toujours le loisir d’« établir les faits » ne révélant aucun « rapport réel », ou ne révélant qu’un « rapport ténu », entre le tribunal et l’objet du litige, y compris le fait que seul un « élément [. . .] mineur » du délit avait été commis dans le ressort (par. 95‑96).

[129]                      Puisque l’« essence » du préjudice en matière de diffamation est l’atteinte à la réputation[5], cela m’amène à conclure que le cadre servant à déterminer la compétence devrait être axé sur le lieu où le demandeur a subi l’atteinte la plus substantielle à sa réputation. À mon avis, une telle approche permet de conclure à la possibilité de réfuter la présomption si le défendeur est en mesure de démontrer que l’atteinte la plus sérieuse à la réputation du demandeur s’est produite ailleurs. L’analyse relative au lien le plus important se concentre logiquement sur la gravité de l’atteinte à cette réputation.

[130]                      Cette nouvelle approche signifie également que le choix du critère à appliquer pour le « lien réel et substantiel » ne se résume plus au choix entre l’attribution d’un lien réel et substantiel peu importe où se produit un acte diffamatoire et, à l’opposé, l’équité consistant à s’assurer que le litige est réglé là où il y a, dans les faits, un lien réel et substantiel.

[131]                      Adoptant le critère de « l’atteinte la plus substantielle » pour choisir le droit applicable dans le cadre de l’analyse du forum non conveniens, je suis d’avis que le lieu où l’atteinte à la réputation de M. Goldhar a été la plus substantielle est clairement Israël et que, par conséquent, le droit israélien devrait s’appliquer.

[132]                      Dans sa déclaration modifiée, M. Goldhar qualifie six énoncés de diffamatoires :

                    [traduction]

a)         Pour obtenir une voiture, M. Angelides a dû s’adresser à un commanditaire de l’équipe, à l’insu de M. Goldhar.

. . .

b)         « M. Goldhar se vante auprès de ses relations d’affaires à Toronto du fait qu’il est non seulement le propriétaire du Maccabi Tel Aviv, mais aussi son directeur des opérations soccer. »

. . .

c)         « Il a loué pour lui‑même un appartement miteux et il ne conduit rien de plus qu’une Hyundai Getz. »

. . .

d)         « [M. Goldhar] a découpé une caricature de lui‑même parue dans un journal [de la presse grecque], et il a demandé à tous ses employés si elle était flatteuse. »

. . .

e)         « M. Goldhar joue au soccer au moins une fois par semaine à Toronto avec Ilan Sa’adi, un ancien joueur professionnel et un ami proche. »

. . .

f)           « M. Goldhar n’a pas de plan à long terme pour l’équipe. »

(d.a., vol. II, p. 5)

De ces énoncés, cinq portent principalement sur des faits et des circonstances qui ont trait à la conduite et à la réputation de M. Goldhar en Israël, et non pas au Canada.

[133]                      L’article[6] traite essentiellement de M. Goldhar et de sa conduite en Israël. Il porte sur une équipe de soccer israélienne appartenant à M. Goldhar, son implication dans la gestion de sa propre équipe et ses relations avec ses joueurs et entraîneurs en Israël. Les recherches, la rédaction et la révision de l’article ont été faites en Israël, celui‑ci s’adressait à un public israélien, et il portait sur quelqu’un qui est une personnalité connue là‑bas. Toute information écrite au sujet de l’équipe et de M. Goldhar aurait sur la réputation de ce dernier un impact qui serait beaucoup plus grand en Israël qu’au Canada.

[134]                      Bien que M. Goldhar passe le plus clair de son temps au Canada, il conserve un appartement en Israël, qu’il visite [traduction] « environ cinq à six fois par année », et son lien avec ce pays est important. Il est le propriétaire du club de soccer Maccabi Tel Aviv, l’une des équipes de soccer les plus populaires en Israël, sinon la plus populaire. Les nombreux articles qui ont été écrits au sujet du Maccabi Tel Aviv parlent de M. Goldhar ou le mettent en évidence. Ils font aussi partie du paysage médiatique global en Israël, dans lequel M. Goldhar jouit d’une très grande notoriété.

[135]                      L’ampleur de la diffusion de l’article en Israël a clairement éclipsé celle de sa diffusion en Ontario. Le dossier révélait qu’entre 200 et 300 personnes au Canada avaient lu l’article en ligne, alors qu’environ 70 000 personnes l’avaient lu en Israël. Il ressort par ailleurs manifestement de ces chiffres que le tort causé, le cas échéant, à la réputation de M. Goldhar a été beaucoup plus grand en Israël.

[136]                      J’en arrive donc au reste de l’analyse relative au forum non conveniens. Comme le droit israélien s’applique, je conviens avec la juge Côté qu’Haaretz a réussi à démontrer qu’Israël est le ressort « nettement plus approprié » (Van Breda, par. 108).

[137]                      L’analyse relative au forum non conveniens autorise les tribunaux à « passer outre à l’application stricte du critère régissant la reconnaissance et la déclaration de compétence » (Van Breda, par. 104). Cette règle ne fait pas qu’assurer l’équité envers les parties; elle garantit également le règlement efficace du litige (Van Breda, par. 104). Dans l’arrêt Van Breda, la Cour énumère plusieurs facteurs non exhaustifs qui sont pertinents pour décider si la doctrine du forum non conveniens s’applique (par. 110). Et ces facteurs peuvent varier selon le contexte (Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, [2016] 1 R.C.S. 851, par. 53).

[138]                      Je suis d’avis que l’ensemble des autres facteurs évoqués devant la Cour — la commodité et le coût pour les parties et les témoins, l’avantage juridique, l’équité envers les parties ainsi que l’exécution du jugement — militent en faveur d’Israël.

[139]                      Un procès pour libelle en Ontario imposerait un lourd fardeau financier au journal et aux autres défendeurs, qui se trouvent tous en Israël et qui ne possèdent aucun actif au Canada. Étant donné l’absence d’éléments de preuve concernant des inconvénients ou des dépenses indues que devrait assumer M. Goldhar, le facteur de la commodité et du coût pour les parties favorise clairement la tenue d’un procès en Israël.

[140]                      De même, les considérations relatives à la commodité et au coût pour les témoins vont dans le sens de la tenue d’un procès en Israël. M. Goldhar n’a présenté aucun renseignement au juge de première instance à propos des témoins qu’il convoquerait au procès. Haaretz, de son côté, a déposé une liste de 22 témoins, dont 18 vivent en Israël. Quant à l’engagement de M. Goldhar de financer les frais de déplacement et d’hébergement des témoins étrangers d’Haaretz selon les taux prévus au tarif A des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, j’estime que cela reviendrait à permettre aux parties disposant de plus grandes ressources de faire pencher la balance en leur faveur en « achetant » un ressort. La situation de chacune des parties est clairement pertinente dans toute pondération, mais ce qui devrait être soupesé, c’est leur situation réelle, non pas une créée artificiellement. J’estime également que l’absence de procès devant jury en Israël n’a aucune incidence sur la qualité de la justice civile rendue dans ce pays.

[141]                      En ce qui concerne le facteur de l’équité, le fait de ne focaliser que sur l’Ontario car c’est le lieu où vit et travaille M. Goldhar ne tient pas compte de la réalité, à savoir qu’il possède une entreprise importante en Israël qui attire beaucoup d’attention de la part du public en Israël et qui l’amène en Israël plusieurs fois par année. Peu importe l’endroit où il passe le plus clair de son temps, il en passe beaucoup en Israël, et il est un participant connu et actif à la vie et à la société israéliennes. Par ailleurs, un procès en Ontario représenterait pour Haaretz un fardeau financier considérable.

[142]                      Il m’apparaît aussi évident que les préoccupations relatives à l’exécution militeraient en faveur d’un procès en Israël, surtout parce que l’absence d’actifs d’Haaretz en Ontario signifierait que toute ordonnance rendue contre lui devrait être exécutée par les tribunaux israéliens, ce qui suscite la crainte d’une multiplicité des procédures.

[143]                      Par conséquent, je conviens que le pourvoi devrait être accueilli.

                    Version française des motifs rendus par

[144]                      Le juge Wagner — Haaretz a exhorté notre Cour à modifier la règle régissant le choix du droit applicable au délit de diffamation sur Internet, en remplaçant celle de la lex loci delicti par un critère fondé sur le lieu où s’est produite l’atteinte la plus substantielle à la réputation du demandeur. Pour essentiellement les mêmes raisons que celles données par ma collègue la juge Abella, je conviens que notre Cour devrait apporter cette modification dans le contexte précis de la diffamation sur Internet. Puisque le droit international privé dans les ressorts canadiens de common law est presque entièrement d’origine judiciaire, je ne vois pas la nécessité d’attendre que le législateur intervienne dans ce domaine ou que la Commission du droit de l’Ontario mène à bien son projet de réforme. Dans Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636, par. 58‑62, le juge LeBel a souligné que le droit canadien de la diffamation reconnaît depuis longtemps l’importance de l’endroit où la réputation est établie. Même s’il a cité plusieurs auteurs de doctrine favorables à l’idée, le juge LeBel a remis à « une autre occasion » la question de savoir s’il y a lieu de modifier la règle régissant le choix du droit applicable dans les affaires de diffamation touchant plusieurs ressorts. Cette occasion se présente aujourd’hui.

[145]                      À l’instar de la juge Abella, j’estime que les facteurs codifiés en Australie et la démarche dite du « centre de gravité » employée dans un avis adressé à la Cour de justice de l’Union européenne donnent des indications utiles quant à la manière dont il faut appliquer en pratique le critère de l’atteinte la plus substantielle à la réputation. Il peut être difficile dans certains cas de cerner le lieu de cette atteinte. Par contre, l’éventail des régimes de droit potentiellement applicables à un litige donné sera beaucoup plus restreint qu’avec la lex loci delicti, et établi davantage en fonction de principes.

[146]                      Je conviens en outre qu’adopter ce nouveau critère pour choisir le droit applicable aurait plusieurs répercussions positives. Comme l’explique plus en détail ma collègue la juge Abella, au nombre de ces répercussions positives figurent le fait de voir à ce que les attentes raisonnables du diffuseur des propos qualifiés de diffamatoires soient dûment prises en compte, l’établissement d’un meilleur équilibre entre les préoccupations liées à la liberté d’expression et celles concernant l’atteinte à la réputation, et le fait de veiller à ce que le choix du droit applicable reflète l’objet des lois sur la diffamation. L’adoption de ce nouveau critère relatif au choix du droit applicable n’imposera pas un lourd fardeau de preuve aux parties. Il faut déjà tenir compte de la réputation du demandeur au stade de l’analyse portant sur la réfutation de la présomption et à l’égard de plusieurs autres facteurs que le choix du droit applicable pendant l’analyse relative au forum non conveniens.

[147]                      La doctrine et la jurisprudence de notre Cour ont traité du critère de l’« atteinte la plus substantielle » dans le contexte du choix du droit applicable, et non dans celui de la simple reconnaissance de compétence. Il en est ainsi parce que notre Cour a établi dans sa jurisprudence que plus d’un ressort peut exercer sa compétence sur un litige. À l’étape de l’analyse portant sur la simple reconnaissance de compétence, on n’a qu’à se demander s’il existe un « lien réel et substantiel » entre le litige et le tribunal canadien, et non si ce « lien réel et substantiel » est plus étroit que celui unissant le litige à tout autre tribunal. Je ne vois pas pourquoi il devrait en être autrement dans le contexte de la diffamation sur Internet. Je ne peux souscrire à une approche suivant laquelle un tribunal canadien conclurait qu’il n’a pas compétence sur un litige ayant des liens étroits avec le Canada, même dans les cas où l’atteinte à la réputation qui y a été subie est significative, tout simplement parce qu’une atteinte encore plus grande à la réputation s’est produite ailleurs.

[148]                      L’avantage d’adopter le nouveau critère uniquement pour choisir le droit applicable est que celui‑ci constitue seulement un des facteurs pris en compte durant l’analyse relative au forum non conveniens. Si le droit applicable est celui d’un autre ressort, où a été subie une atteinte plus substantielle à la réputation, on peut en conclure que cet autre ressort est nettement plus approprié pour instruire le litige. Or, après avoir tenu compte de tous les facteurs, le tribunal peut conclure que l’autre ressort n’est pas nettement plus approprié que le ressort canadien. En pareil cas, bien qu’elle reste compétente, la cour canadienne appliquera la loi de l’autre ressort, où s’est produite une plus grande atteinte à la réputation.

[149]                      Les tribunaux canadiens respectent parfaitement l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, en concluant que la présomption de compétence est réfutée lorsqu’il n’y a aucun lien entre le demandeur et le tribunal canadien, à l’exception d’un faible nombre d’actes de diffusion. Il est vrai qu’en dépit de l’importance de l’étape de la réfutation, notre Cour a reconnu au par. 109 de Van Breda que la « compétence, établie en application des règles de droit international privé, peut parfois être fonction d’une norme peu rigoureuse ». Ce phénomène est tout simplement propre au droit international privé. À mon avis, la meilleure façon de répondre aux préoccupations soulevées par la spécificité de la diffamation sur Internet consiste à choisir différemment le droit applicable.

[150]                      Comme l’indiquent les motifs de ma collègue la juge Abella, lorsqu’on applique le critère de « l’atteinte la plus substantielle » aux faits de l’espèce, Israël est le ressort « nettement plus approprié ». En conséquence, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi.

                    Version française des motifs rendus par

[151]                      La juge en chef et les juges Moldaver et Gascon (dissidents) — Ramenée à sa plus simple expression, la présente affaire se résume à une seule question : le citoyen canadien qui estime avoir été diffamé au sujet de ses pratiques commerciales au Canada dans un article diffusé en ligne dans sa propre province par un journal étranger a‑t‑il le droit de rétablir sa réputation devant les tribunaux de la province où il habite, où il exploite son entreprise et où se fait sentir l’affront de l’article? Le juge des requêtes et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont répondu par l’affirmative. Nous sommes du même avis et nous rejetterions par conséquent le pourvoi.

I.               Contexte

[152]                      M. Goldhar est un éminent homme d’affaires canadien qui habite à Toronto. Depuis environ 20 ans, il exploite une entreprise dans le secteur de l’immobilier en Ontario et s’implique activement dans la collectivité torontoise. Depuis 2009, il est aussi propriétaire du Maccabi Tel Aviv Football Club, l’une des équipes de soccer professionnelles les plus populaires d’Israël.

[153]                      En novembre 2011, Haaretz, un journal israélien, a publié un article qui renfermait des passages désobligeants à l’endroit de M. Goldhar. L’article portait principalement sur la façon dont ce dernier gère le Maccabi Tel Aviv. Pour des raisons qui lui sont propres, Haaretz a choisi, dans ce contexte, de diffuser des commentaires gratuits au sujet des entreprises canadiennes de M. Goldhar et sur sa façon de les gérer. L’article parlait de M. Goldhar comme du [traduction] « propriétaire canadien » de l’équipe de soccer et prétendait que son « modèle de gestion s’inspirait directement de son principal intérêt commercial, soit un partenariat avec Wal‑Mart en vue de l’exploitation de centres commerciaux au Canada » (reproduit dans 2016 ONCA 515, 132 O.R. (3d) 331, annexe « A »). Toujours selon l’article, la culture de gestion adoptée par M. Goldhar, qu’il aurait importée de ses entreprises canadiennes, « repos[ait] sur une surconcentration frôlant la mégalomanie, la pingrerie et le manque de planification à long terme ».

[154]                      Entre 200 et 300 lecteurs canadiens, dont des employés de l’entreprise ontarienne de M. Goldhar, ont pris connaissance de l’article par l’entremise du site Web anglais d’Haaretz. En décembre 2011, M. Goldhar a intenté une action en diffamation en Ontario contre Haaretz. Le journal a répliqué en déposant une requête visant la suspension de l’action pour défaut de compétence[7] ou, subsidiairement, visant la suspension de l’instance pour cause de forum non conveniens.

II.            Historique judiciaire

A.            Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2015 ONSC 1128, 125 O.R. (3d) 619 (juge Faieta)

[155]                      Le juge des requêtes a rejeté la requête d’Haaretz. Selon lui, les tribunaux ontariens ont compétence car il a été satisfait au test en deux volets établi dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572. Puisque de 200 à 300 personnes ont lu l’article en Ontario, le délit de diffamation a été commis en Ontario. Les tribunaux de cette province sont donc présumés compétents et cette présomption n’a pas été réfutée.

[156]                      Le juge des requêtes a aussi conclu, après avoir soupesé les facteurs suivants, qu’Haaretz n’avait pas établi qu’Israël constituait un ressort nettement plus approprié que l’Ontario : le coût et les inconvénients pour les parties (qui militaient en faveur d’Israël); le coût et les inconvénients pour les témoins (qui militaient légèrement en faveur d’Israël); le choix du droit applicable (qui militait en faveur de l’Ontario); la perte d’un avantage juridique légitime (qui militait en faveur de l’Ontario); et l’équité envers les parties (qui militait en faveur de l’Ontario).

[157]                      Enfin, le juge a conclu que l’action de M. Goldhar était [traduction] « loin de constituer un abus de procédure » (par. 76).

B.            Cour d’appel de l’Ontario, 2016 ONCA 515, 132 O.R. (3d) 331 (les juges Simmons, Cronk et Pepall)

(1)           Les motifs majoritaires des juges Simmons et Cronk

[158]                      Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel d’Haaretz. D’une part, elles partageaient l’avis du juge des requêtes au sujet de la simple reconnaissance de compétence. D’autre part, elles ont conclu que ce dernier avait commis deux erreurs dans son analyse relative au forum non conveniens en ce qui touche la pertinence de l’intention de M. Goldhar d’obtenir un procès devant jury et l’effet des commissions rogatoires. Les juges majoritaires étaient cependant convaincues que ces erreurs n’étaient pas déterminantes pour la conclusion générale. Elles ont donc convenu qu’Israël n’était pas un ressort nettement plus approprié que l’Ontario.

(2)     Les motifs dissidents de la juge Pepall

[159]                      La juge Pepall, dissidente, a partagé l’avis de ses collègues majoritaires en ce qui concerne la simple reconnaissance de compétence, mais elle a conclu qu’Israël constituait, en l’espèce, un ressort nettement plus approprié que l’Ontario. Selon elle, vu la facilité avec laquelle la compétence peut être établie dans les affaires de diffamation sur Internet, il est essentiel de procéder à un [traduction] « examen minutieux et rigoureux » à l’étape du forum non conveniens (par. 132). Suivant cette démarche rigoureuse, elle a conclu que l’analyse du juge des requêtes était « entachée d’erreurs » et que tous les facteurs, à l’exception d’un seul, favorisaient Israël (par. 137).

[160]                      Mais surtout, la juge dissidente a affirmé que le critère du choix du droit applicable — un facteur dans l’analyse relative au forum non conveniens — devrait être modifié. À son avis, le droit applicable dans les affaires de diffamation devrait être celui du lieu de l’atteinte la plus substantielle à la réputation et non celui du lieu où le délit a été commis (la lex loci delicti). La juge a conclu que, selon la règle du « lieu de l’atteinte la plus substantielle », le droit israélien s’appliquerait en l’espèce.

III.          Questions en litige

[161]                      Notre analyse se divise en deux parties : la simple reconnaissance de compétence et le forum non conveniens. Dans un premier temps, nous expliquons, d’une part, les raisons pour lesquelles il est satisfait au critère de la simple reconnaissance de compétence dans la présente affaire et, d’autre part, la façon dont les règles qui en régissent l’application s’adaptent aux affaires de diffamation multijuridictionnelles sans qu’il soit nécessaire de procéder à un examen rigoureux à l’étape du forum non conveniens. Dans un second temps, nous exposons les raisons pour lesquelles la présente affaire ne satisfait pas à la norme élevée associée au critère du ressort « nettement plus approprié » et celles pour lesquelles notre Cour ne devrait pas adopter la règle du « lieu de l’atteinte la plus substantielle » pour déterminer le droit applicable dans les affaires de diffamation multijuridictionnelles.

IV.         Analyse

[162]                      Il faut aborder une question préliminaire relative à la qualification de la présente instance. La déclaration définit ce qui est en litige dans une affaire donnée (voir Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535, par. 41). Or, pour analyser la reconnaissance et l’exercice de la compétence, on n’examine pas isolément la déclaration. Bien que celle‑ci définisse les questions en litige, les représentations et engagements subséquents qui restreignent la portée de l’action intentée par le demandeur sont pertinents pour la décision globale.

[163]                      La juge Côté scrute à la loupe chaque ligne de la déclaration de M. Goldhar afin de démontrer que son souci de sa réputation professionnelle au Canada est uniquement une idée qui lui serait venue après coup. Elle ignore ainsi les paragraphes de la déclaration qui portent sur les liens qui unissent M. Goldhar et l’article à l’Ontario. Plus fondamentalement, cette approche fait abstraction de la position qu’il a adoptée tôt dans le processus, selon laquelle il subit l’affront du libelle dans la province où il vit et exploite son entreprise. Avec égards, en se concentrant trop sur la formulation plus générale de la déclaration de M. Goldhar, notre collègue adopte une approche formaliste qui a peu à voir avec la manière dont la présente affaire a été débattue devant les juridictions inférieures et notre Cour. Il est tout simplement faux de mentionner que l’« action de Goldhar n’a jamais visé uniquement le dommage causé à sa réputation en Ontario » (juge Côté, par. 23 et 78). M. Goldhar s’est engagé à ne faire porter sa réclamation que sur sa réputation au Canada. Il est allé jusqu’à dire devant le juge des requêtes qu’il n’a aucun intérêt à réclamer des dommages‑intérêts pour toute atteinte portée, le cas échéant, à sa réputation en Israël, et son avocat a affirmé devant notre Cour qu’il commettrait un abus de procédure s’il devait intenter un recours en dommages‑intérêts dans ce pays.

A.            Critère de la simple reconnaissance de compétence

[164]                      Pour se déclarer compétent à l’égard d’une instance, le tribunal doit être convaincu de l’existence d’un « lien réel et substantiel » entre l’objet du litige et le ressort où la poursuite est intentée (Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Van Breda, par. 22‑34; Canadian Encyclopedic Digest (Ont. 4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 10, §62.1). L’analyse comporte deux étapes : premièrement, décider s’il existe un facteur de rattachement créant une présomption qui, à première vue, autorise le tribunal à se déclarer compétent à l’égard du litige; deuxièmement, décider si la présomption de compétence est réfutée au vu des faits de l’affaire.

(1)           Les facteurs de rattachement créant une présomption

[165]                      Dans l’arrêt Van Breda, notre Cour a tenté de répondre à l’insatisfaction que suscitait le critère du « lien réel et substantiel » en rendant « l’analyse des problèmes de déclaration de compétence plus claire et plus prévisible » (par. 78; voir aussi par. 67). À cette fin, la Cour a dressé une liste de facteurs de rattachement créant une présomption qui, à première vue, autorisent un tribunal à se déclarer compétent à l’égard d’un litige (par. 90).

[166]                      En l’espèce, M. Goldhar a prouvé l’existence d’un facteur de rattachement créant une présomption : la perpétration d’un délit en Ontario. En droit canadien, « le délit de diffamation se manifeste dès qu’il y a diffusion d’un propos diffamatoire destiné à un tiers » (Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666, par. 20; voir aussi Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636, par. 34). Contrairement à ce qu’affirme Haaretz, il n’y a aucune raison valable de réexaminer ou d’écarter ce facteur de rattachement. Comme le souligne l’arrêt Van Breda, le « lieu du délit constitue clairement un facteur de rattachement approprié » (par. 88). La perpétration d’un délit dans un ressort demeure un fondement valable de la compétence à première vue d’un tribunal, même dans les affaires de diffamation sur Internet, puisque l’affront de la diffamation se fait sentir là où est lu l’article. Le cadre que notre Cour a récemment établi dans l’arrêt Van Breda ne peut assurer la clarté et la prévisibilité qu’il vise à réaliser à moins d’être appliqué de façon systématique.

[167]                      Dans la présente affaire, nul ne conteste qu’entre 200 et 300 personnes au Canada, dont des employés des entreprises ontariennes de M. Goldhar, ont consulté l’article prétendument diffamatoire. Il est évident qu’un délit de diffamation a été commis en Ontario, ce qui établit clairement le facteur de rattachement créant une présomption. Il était donc présumé que les tribunaux de l’Ontario pouvaient à juste titre se déclarer compétents à l’égard du litige.

(2)     Réfutation de la présomption de compétence

[168]                      Dans l’arrêt Van Breda, notre Cour a pris soin d’expliquer que la présomption de compétence n’est pas irréfutable (par. 81 et 95‑100). Le fardeau de la réfuter incombe toutefois à la partie qui conteste la compétence du tribunal en question. Pour y arriver, cette dernière doit « établir les faits démontrant que le facteur de rattachement créant une présomption ne révèle aucun rapport réel — ou ne révèle qu’un rapport ténu — entre l’objet du litige et le tribunal » (par. 95). 

[169]                      Le fait que le défendeur puisse, de façon prévisible, être appelé à se défendre dans une action devant le tribunal est important lorsque vient le temps de décider si le tribunal peut à juste titre se déclarer compétent à l’égard du litige. Selon l’arrêt Van Breda, cette possibilité a servi de fondement à la sélection des facteurs de rattachement créant une présomption :

                    Tous les facteurs de rattachement [. . .] révèlent généralement, entre l’objet du litige et le tribunal, un rapport tel qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que le défendeur soit appelé à se défendre dans une action devant ce tribunal. [Nous soulignons; par. 92.]

[170]                      Cette question de prévisibilité raisonnable est tout aussi essentielle une fois l’analyse rendue à l’étape de la réfutation. Malgré la présence d’un facteur de rattachement créant une présomption, le défendeur peut établir l’absence de compétence s’il n’existe qu’un rapport ténu, et non un « lien réel et substantiel », entre l’objet du litige et le tribunal. La solidité de ce rapport est fonction de la question de savoir s’il est raisonnablement prévisible que le recours aille de l’avant dans le ressort en question. Au terme d’une série d’exemples de situations où la présomption de compétence serait réfutée, la Cour, dans Van Breda, explique ce qui suit :

                         Dans chacun de ces exemples, il est possible de soutenir que le facteur de rattachement créant une présomption révèle un rapport ténu entre le tribunal et l’objet du litige et qu’il serait donc déraisonnable de s’attendre à ce que le défendeur soit appelé à se défendre dans une action devant ce tribunal. Dans ces circonstances, il ne serait pas satisfait au critère du lien réel et substantiel, et le tribunal ne serait pas compétent pour connaître du litige. [Nous soulignons; par. 97.]

[171]                      Si l’on ne se questionne pas sur le caractère raisonnablement prévisible d’une poursuite dans ce ressort, le fait d’utiliser la perpétration du délit dans le ressort comme facteur de rattachement créant une présomption pourrait susciter des inquiétudes au sujet de la recherche abusive du ressort le plus favorable au demandeur (Banro, par. 34). Ainsi, la prévisibilité raisonnable d’une poursuite dans le ressort où les propos contestés ont causé préjudice apporte une limite importante à la facilité avec laquelle les tribunaux peuvent se déclarer compétents sur la base d’une présomption dans des affaires de diffamation (voir Paulsson c. Cooper, 2011 ONCA 150, 105 O.R. (3d) 28, par. 34; Barrick Gold Corp. c. Blanchard & Co. (2003), 9 B.L.R. (4th) 316 (C.S.J. Ont.), par. 42‑45). Cela est d’autant plus vrai lorsque les propos prétendument diffamatoires ont été diffusés sur Internet, où de telles publications peuvent souvent être consultées partout dans le monde. La déclaration de compétence est donc loin d’être « automatique [. . .] sur la base d’un seul téléchargement » (motifs de la juge Abella, par. 127 (en italique dans l’original)).

[172]                      Dans la présente affaire, il était plus que raisonnablement prévisible qu’Haaretz fasse l’objet d’une poursuite en Ontario. Le journal a publié un article dans lequel il attaquait un Canadien qui vit et fait affaire en Ontario. Nul besoin, pour l’instant, de se prononcer sur le caractère diffamatoire des propos diffusés par Haaretz. Nous devons simplement repérer l’endroit où l’affront de l’article se fait réellement sentir. À cet égard, il ne faut pas se laisser distraire par le reste de l’article : l’essence du litige en l’espèce réside dans les commentaires destructeurs et éminemment critiques tenus au sujet du style de gestion de M. Goldhar, qu’il aurait repris de son entreprise canadienne.

[173]                      Qui plus est, en le publiant sur son site Web, Haaretz a rendu l’article facilement accessible non seulement aux lecteurs en Israël, mais aussi aux lecteurs du monde entier. Bien que les affaires de diffamation — et tout particulièrement de diffamation en ligne — puissent susciter des inquiétudes au sujet de la recherche abusive du ressort le plus favorable au demandeur, la présente affaire ne suscite manifestement pas de telles inquiétudes. Il est tout à fait prévisible qu’un citoyen canadien qui réside au Canada veuille tenter de rétablir devant un tribunal canadien sa réputation au Canada en tant que propriétaire d’entreprises canadiennes. Les faits tissent indéniablement un lien réel et substantiel entre la présente affaire et l’Ontario. Par conséquent, la présomption de compétence n’a pas été réfutée.

[174]                      Cela dit, contrairement à ce que suggère la juge dissidente de la Cour d’appel, la simple reconnaissance de compétence s’adapte aisément aux affaires de diffamation multijuridictionnelles, même à l’ère d’Internet. Bien qu’il soit peut‑être vrai qu’un facteur de rattachement créant une présomption peut s’établir [traduction] « presque automatiquement » dans les affaires de diffamation sur Internet, le tribunal concerné ne se déclarera pas forcément compétent chaque fois. S’il n’y a aucun lien réel et substantiel entre le recours et le tribunal, cela réfuterait la présomption créée par le facteur de rattachement; par exemple, ce serait sans doute le cas si le demandeur recherchait seulement le ressort qui lui est le plus favorable. Si l’analyse à l’étape de la réfutation est menée de façon adéquate et tient dûment compte de la prévisibilité raisonnable, il n’est aucunement nécessaire de procéder à une analyse « minutieu[se] et rigoureu[se] » du forum non conveniens, comme l’affirment la juge dissidente de la Cour d’appel et notre collègue la juge Côté (par. 3, 48 et 95). Comme nous l’expliquerons dans la prochaine partie, cette nouvelle norme contrecarrerait la prévisibilité et la stabilité qui sont au cœur du cadre élaboré dans l’arrêt Van Breda.

[175]                      En l’espèce, comme nous l’avons indiqué, la présomption n’a pas été réfutée et le tribunal de l’Ontario est compétent. Toutefois, même lorsque la compétence est établie, le tribunal conserve le pouvoir discrétionnaire de décliner compétence sur le fondement de la doctrine du forum non conveniens. Dans la présente affaire, les tribunaux ontariens ont refusé, à juste titre selon nous, d’exercer ce pouvoir discrétionnaire. Nous passons maintenant à cette question.

B.            Forum non conveniens

[176]                      La doctrine du forum non conveniens renvoie au pouvoir discrétionnaire qu’a le tribunal de décliner compétence dans certaines circonstances en vue d’assurer l’équité envers les parties et le règlement efficace du litige (Van Breda, par. 104).

[177]                      La décision discrétionnaire d’un juge des requêtes de décliner ou non compétence sur le fondement du forum non conveniens commande une grande déférence en appel (Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851, par. 54; Van Breda, par. 112; Banro, par. 41). Il est vrai que les erreurs de droit peuvent justifier une intervention. Toutefois, le fait d’obliger les cours d’appel à appliquer la nouvelle approche « minutieu[se] et rigoureu[se] » reviendrait à négliger la nature discrétionnaire des décisions en matière de forum non conveniens et la norme de contrôle qui s’y applique.

[178]                      Certes, le juge des requêtes en l’espèce a commis deux erreurs de droit dans son analyse relative au forum non conveniens : premièrement, sur la pertinence de l’intention de M. Goldhar d’obtenir un procès devant jury et, deuxièmement, sur les effets des commissions rogatoires. En temps normal, il n’y aurait pas lieu de faire preuve de déférence envers la décision du juge des requêtes sur les facteurs touchés par ces erreurs — le coût et les inconvénients pour les témoins et la perte d’un avantage juridique légitime — et sur la pondération globale des facteurs. Cela dit, les deux erreurs du juge des requêtes n’ont aucune incidence sur le résultat en l’espèce. En effet, comme nous l’expliquerons plus en détail ci‑après, la première a été corrigée et la deuxième est sans importance puisqu’Haaretz ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve.

[179]                      Au paragraphe 50 de ses motifs, la juge Côté reproche six « erreurs » au juge des requêtes. Toutefois, quatre de ces « erreurs » ne sont que des points à l’égard desquels notre collègue aurait soupesé différemment la preuve si elle avait été la juge des requêtes. La juge Côté reproche au juge des requêtes de ne pas avoir accordé beaucoup de poids à certains facteurs et d’en avoir écarté d’autres (voir le par. 50). Cela n’est pas le rôle d’une cour d’appel et va à l’encontre de la norme de contrôle empreinte de déférence.

[180]                      La crainte que nous éprouvons relativement à l’approche de la juge Côté est qu’elle mine la stabilité et fait augmenter les coûts et l’incertitude des parties. Les professeurs Pitel et Rafferty soulignent que les décisions des juges saisis des requêtes en suspension d’instance pour cause de forum non conveniens sont souvent infirmées en appel, ce qui

                    [traduction] révèle à quel point les juges peuvent arriver à des résultats différents à partir des même faits. La prévisibilité et la confiance dans le processus s’en trouvent réduites. En fin de compte, la doctrine a amené les parties à consacrer davantage de temps à des questions préliminaires de compétence qui retardent l’instruction du litige et l’examen des questions de fond.

(S. G. A. Pitel et N. S. Rafferty, Conflict of Laws (2e éd. 2016), p. 118‑119)

Avec égards, en modifiant l’appréciation qu’a faite le juge des requêtes de la preuve sur chaque facteur de l’analyse, notre collègue apporte son soutien à cette approche problématique.

[181]                      En l’absence d’erreur, notre Cour doit s’abstenir d’intervenir à l’égard de l’exercice par le juge des requêtes de son pouvoir discrétionnaire, ou de l’évaluation qu’il a faite de la preuve. Sur ce point, comme nous l’expliquons plus loin, nous sommes d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel que les deux erreurs commises par le juge des requêtes n’étaient pas déterminantes quant à sa conclusion générale relative au forum non conveniens.

[182]                      Comme c’est la partie qui demande la suspension de l’instance sur la base du forum non conveniens, Haaretz a le fardeau de prouver qu’il existe un lien réel et substantiel entre Israël et le litige et qu’il s’agit là d’un ressort nettement plus approprié que l’Ontario (Lapointe, par. 52; Van Breda, par. 102‑103; Pitel et Rafferty, p. 121‑22). Comme le montrent l’historique de la doctrine du forum non conveniens et l’application qui en est faite, le critère du ressort « nettement plus approprié » se voulait une norme élevée à laquelle il fallait satisfaire pour écarter le ressort choisi par le demandeur.

(1)     L’origine du critère du ressort « nettement plus approprié »

[183]                      Le critère du ressort « nettement plus approprié » représente le fondement de l’analyse relative au forum non conveniens. Comme nous l’avons précédemment indiqué, c’est une norme élevée à laquelle il faut satisfaire pour écarter le ressort choisi par le demandeur. Pour en saisir le fonctionnement, il est important de se rappeler les raisons historiques qui ont amené les tribunaux à se doter d’une norme aussi stricte.

a)            Les racines écossaises et anglaises du critère du ressort « nettement plus approprié »

[184]                      Pour examiner les questions de compétence, les tribunaux anglais ont traditionnellement eu recours à un critère à deux volets qui obligeait le défendeur s’opposant au choix de ressort par le demandeur à établir : « premièrement, qu’[il] serait victime d’une injustice en cas de poursuite de l’action parce que celle‑ci est oppressive ou vexatoire, ou qu’elle constitue un abus de procédure et, deuxièmement, qu’aucune injustice ne serait commise envers le demandeur en cas de suspension (Amchem Products Inc. c. Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board), [1993] 1 R.C.S. 897, p. 915; voir p. ex. Egbert c. Short, [1907] 2 Ch. 205; St. Pierre c. South American Stores (Garth and Chaves), Limited, [1936] 1 K.B. 382 (C.A.), p. 398).

[185]                      Dans l’arrêt Rockware Glass Ltd. c. MacShannon, [1978] 2 W.L.R. 362, la Chambre des lords a exclu ce critère en faveur d’une approche essentiellement semblable à celle qui avait vu le jour en Écosse (Spiliada Maritime Corporation c. Cansulex Ltd., [1987] 1 A.C. 460 (H.L.), p. 474). Les tribunaux de ce pays étaient autorisés à [traduction] « refuser d’exercer leur compétence, après avoir pris en compte l’intérêt des parties et les exigences de la justice, au motif que seul un tribunal d’un autre ressort, et non un tribunal écossais, pouvait convenablement instruire le procès ou rendre pleinement justice à cet égard » (Dicey, Morris and Collins on the Conflict of Laws (15e éd. 2012), lord Collins de Mapesbury, §12‑007). Dans l’arrêt Spiliada, la Chambre des lords a précisé le critère et en a adopté le libellé actuel. Ce critère était censé tenir compte du fait qu’à cette étape de l’analyse, la compétence des tribunaux anglais était déjà établie :

                    [traduction] À mon avis, il incombe au défendeur d’établir non seulement que l’Angleterre ne constitue pas le ressort naturel ou adéquat pour le procès, mais également qu’il en existe un autre qui est nettement ou distinctement plus approprié que le tribunal anglais. Ainsi, il est tenu dûment compte du fait que la compétence de plein droit des tribunaux anglais a été établie. [Nous soulignons; p. 477.]

b)            Le critère du ressort « nettement plus approprié » en droit canadien

[186]                      L’utilisation du critère du ressort « nettement plus approprié » en droit canadien remonte à l’arrêt Amchem, dans lequel notre Cour a adopté et développé le critère du forum non conveniens énoncé par la Chambre des lords dans l’arrêt Spiliada (p. 921). Après avoir examiné soigneusement la jurisprudence internationale sur le sujet, notre Cour a affirmé que, « tout comme les tribunaux anglais, [elle] estime qu’il faut établir clairement qu’un autre tribunal est plus approprié pour que soit écarté celui qu’a choisi le demandeur » (ibid. (souligné dans l’original)). Plus loin, elle a ajouté : « le tribunal doit décider si un autre tribunal est nettement plus approprié » (p. 931 (nous soulignons)).

[187]                      La Cour a souligné le fait que le commerce et les litiges prenaient de plus en plus un caractère international. Elle a exprimé l’avis selon lequel « il est devenu plus difficile de déterminer un tribunal qui soit nettement approprié pour ce type de litige » (p. 911). Elle a précisé que « [s]ouvent, il n’y a aucun tribunal qui est nettement le plus commode ou le plus approprié pour connaître de l’action, mais plusieurs représentent plutôt un choix aussi propice » (p. 912).

[188]                      Plus récemment, dans l’arrêt Van Breda, notre Cour a confirmé le critère du ressort « nettement plus approprié » et a souligné que l’expression « nettement plus approprié » a été préférée à l’expression « plus approprié » pour insister sur le caractère exceptionnel des circonstances dans lesquelles un tribunal aurait raison de décliner compétence à l’égard d’un litige (par. 108‑109). La Cour s’est dite d’avis « qu’en règle générale, le tribunal doit exercer sa compétence lorsqu’il se déclare à juste titre compétent » et « [qu’il] ne s’agit pas de jouer à pile ou face » (par. 109). La présence de l’adverbe « nettement » ne satisfait donc pas un caprice de stylistique. Elle sert l’objectif important de montrer le caractère élevé de la norme que la Cour souhaitait établir, ce qui équivaut au rejet catégorique de l’idée selon laquelle un tribunal devrait suspendre une instance au profit d’un autre ressort simplement plus approprié.

[189]                      Toujours dans l’arrêt Van Breda, la Cour a insisté sur le fait que la doctrine du forum non conveniens entre en jeu une fois la compétence du tribunal établie par le demandeur (par. 101) et que cette doctrine « reconnaît que les tribunaux de common law conservent le pouvoir résiduel de ne pas exercer leur compétence dans des circonstances appropriées, quoique limitées, afin d’assurer l’équité envers les parties et le règlement efficace du litige » (par. 104 (nous soulignons)). Le tribunal compétent exercera sa compétence si aucune raison convaincante ne l’en dissuade.

[190]                      Depuis l’arrêt Amchem, notre Cour a constamment et systématiquement rappelé le critère du ressort « nettement plus approprié » et la norme élevée qu’il sous‑tend (Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 70; Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia, 2003 CSC 40, [2003] 2 R.C.S. 63, par. 137; Black, par. 37; Banro, par. 64; Lapointe, par. 52). Comme l’indique l’arrêt Unifund, « [l]orsqu’aucun des tribunaux n’est clairement le plus approprié, le tribunal interne l’emporte ipso facto » (par. 137).

[191]                      Compte tenu de l’évolution du critère et de l’application constante qui en est faite, il n’y a pas lieu d’assouplir la norme résolument stricte que sous‑tend le critère du ressort « nettement plus approprié », que ce soit par un relâchement de son application ou au moyen d’un « examen minutieux et rigoureux » comme celui que propose la juge dissidente de la Cour d’appel.

(2)     Facteurs à prendre en considération dans l’analyse relative au forum non conveniens

[192]                      Dans l’arrêt Van Breda, notre Cour a souligné le caractère contextuel de l’analyse relative au forum non conveniens : « . . . les facteurs dont le tribunal peut tenir compte dans sa décision d’appliquer la doctrine du forum non conveniens sont susceptibles de varier selon le contexte » (par. 110). En l’espèce, le juge des requêtes s’est penché sur les facteurs suivants, qui rappellent beaucoup ceux que notre Cour a examinés dans l’arrêt Black, une autre affaire de diffamation multijuridictionnelle : le droit applicable; l’équité envers les parties; le coût et les inconvénients pour les parties et les témoins; et la perte d’un avantage juridique légitime. Dans l’arrêt Black, notre Cour s’est penchée sur deux autres facteurs : l’opportunité d’éviter la multiplicité des procédures et les décisions contradictoires, ainsi que l’exécution du jugement (par. 34‑35).

[193]                      Nous aborderons ces facteurs successivement et expliquerons pourquoi ils ne démontrent pas qu’Israël constitue un ressort nettement plus approprié que l’Ontario.

a)            Le droit applicable

[194]                      En général, le droit applicable en matière de responsabilité délictuelle est la lex loci delicti, la loi du lieu où le délit a été commis (Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, p. 1050). Ce qui signifie, dans les affaires de diffamation, le ressort où les propos contestés ont été diffusés à l’intention d’un tiers. En l’espèce, il ne fait aucun doute que des centaines de lecteurs au Canada, dont plusieurs en Ontario, ont consulté l’article.

[195]                      Dans le cas présent, le facteur du droit applicable soulève deux questions. Premièrement, notre Cour devrait‑elle adopter la règle du « lieu de l’atteinte la plus substantielle » dans les affaires de diffamation multijuridictionnelles? Deuxièmement, comment doit‑on pondérer le facteur du droit applicable dans l’analyse relative au forum non conveniens?

(i)             Notre Cour ne devrait pas adopter la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle

[196]                      Haaretz prétend que notre Cour devrait adopter la règle du « lieu de l’atteinte la plus substantielle » pour établir le droit applicable en matière de diffamation. Elle s’appuie sur l’arrêt Banro, où notre Cour, tout en refusant de modifier la règle qui régit le choix du droit applicable, a noté incidemment que la règle du « lieu de l’atteinte la plus substantielle » pourrait être une solution de rechange à la lex loci delicti dans les affaires de diffamation (par. 56).

[197]                      Contrairement au juge des requêtes et aux juges majoritaires de la Cour d’appel, la juge dissidente a donné raison à Haaretz et conclu que la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle devrait remplacer la lex loci delicti comme règle régissant le choix du droit applicable dans les affaires de diffamation. Selon elle, en l’espèce, le lieu de l’atteinte la plus substantielle était Israël; elle était donc d’avis que ce facteur militait fortement en faveur d’Israël. Il s’agit du seul élément sur la base duquel elle a conclu que le facteur du droit applicable ne favorisait pas l’Ontario.

[198]                      Malgré l’avis de la juge dissidente de la Cour d’appel et de nos collègues les juges Abella et Wagner, il nous paraît à la fois mal avisé et inutile pour notre Cour de remplacer la lex loci delicti par la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle pour déterminer le droit applicable. Nous rejetons cette règle pour quatre raisons : elle ne pointe pas à coup sûr vers un seul ressort, son application donnerait lieu à des requêtes préliminaires complexes, elle ne trouve que peu d’appui dans la doctrine et la jurisprudence canadienne; et le fait qu’elle a été adoptée en Australie ne justifie pas que l’on réforme notre propre droit dans ce domaine.

[199]                      Premièrement, la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle est très subjective et ne pointe pas de manière fiable vers un seul ressort. Elle ne fournit pas de réponse claire quand une personne vit et jouit d’une grande réputation dans un ressort, mais agit — et fait l’objet de propos diffamatoires — dans un autre ressort. Le lieu de l’atteinte la plus substantielle est effectivement obscur en l’espèce, surtout compte tenu de l’engagement pris par M. Goldhar de limiter la portée de son recours à sa réputation canadienne. Il est révélateur que les juges des instances inférieures ne s’entendent pas sur le lieu où l’atteinte la plus substantielle s’est fait ressentir (voir les motifs du juge des requêtes, par. 47; les motifs de la majorité de la Cour d’appel, par. 86‑87; et les motifs de la juge Pepall, par. 181). La conclusion de fait du juge des requêtes selon laquelle l’atteinte la plus substantielle à la réputation du demandeur s’est produite en Ontario ne saurait être écartée en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante.

[200]                      Une préoccupation semblable existe en ce qui a trait à la lex loci delicti dans le contexte des affaires de diffamation multijuridictionnelles : son application pourrait ne pas pointer vers un seul droit applicable et, par conséquent, elle ne mettrait pas un frein à la recherche abusive du ressort le plus favorable au demandeur (Banro, par. 49 et 60; Australie, Law Reform Commission, Unfair Publication : Defamation and Privacy (1979), par. 339). Or, comme nous l’avons mentionné précédemment, cette explication n’est aucunement applicable en l’espèce puisque la question de la recherche abusive du ressort le plus favorable au demandeur ne se pose tout simplement pas. Quoi qu’il en soit, rappelons que la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle s’avérerait aussi peu utile pour mettre un frein à la recherche abusive du ressort le plus favorable au demandeur; il s’agit d’un questionnement hautement subjectif qui, dans de nombreux cas, ne pointerait pas à coup sûr vers un seul droit applicable.

[201]                      Deuxièmement, la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle entraînerait la multiplication de « mini‑procès » nécessitant la présentation d’une preuve abondante à cette étape préliminaire de l’instance. Nous devons faire preuve de prudence avant d’ajouter des éléments à prouver au stade de l’établissement de la compétence, car cela allongerait les délais et augmenterait les coûts. Si la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle était retenue, les parties à des actions en diffamation seraient obligées de prouver l’ampleur de la réputation dont jouit le demandeur dans les deux ressorts et l’atteinte portée à sa réputation en raison des propos prétendument diffamatoires. Une telle approche n’est guère logique compte tenu du fait que les procès pour diffamation n’imposent même pas un tel fardeau de preuve lorsque le demandeur ne cherche à obtenir que des dommages‑intérêts généraux, et encore moins lors des étapes préliminaires de l’instance (voir Brown on Defamation : Canada, United Kingdom, Australia, New Zealand, United States (2e éd. (feuilles mobiles)), par R. E. Brown, p. 25‑16 à 25‑25). En outre, la décision de retenir un critère qui exige la présentation d’un tel type de preuve ne ferait que compliquer l’analyse relative au forum non conveniens et en accroître l’imprévisibilité en raison d’un seul de ses facteurs.

[202]                      Troisièmement, la doctrine canadienne est peu favorable à l’adoption de la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle dans les affaires de diffamation. À notre connaissance, seulement trois articles ont suggéré cette règle (voir J.‑G. Castel, « Multistate Defamation : Should the Place of Publication Rule be Abandoned for Jurisdiction and Choice of Law Purposes? » (1990), 28 Osgoode Hall L.J. 153; C. Martin, « Tolofson and Flames in Cyberspace : The Changing Landscape of Multistate Defamation » (1997), 31 U.B.C. L. Rev. 127; M. Castel, « Jurisdiction and Choice of Law Issues in Multistate Defamation on the Internet » (2013), 51 Alta. L. Rev. 153), et pour cause. À notre avis, la lex loci delicti répond adéquatement aux préoccupations que soulèvent ces articles : elle situe la réputation de la personne au cœur du choix du droit applicable parce que l’atteinte à la réputation survient au lieu de la diffusion, là où le délit se manifeste. Notons également qu’aucun juge canadien, mis à part la juge dissidente de la Cour d’appel et nos collègues les juges Abella et Wagner, n’a exprimé le souhait d’adopter la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle.

[203]                      Enfin, Haaretz n’a mentionné à la Cour qu’un seul ressort ayant adopté cette règle : l’Australie. Il nous semble mal avisé pour notre Cour de se fonder sur l’approche australienne pour réformer les règles régissant le choix du droit applicable en la matière, et ce, pour trois raisons : d’abord, la règle régissant le choix du droit applicable a été modifiée en Australie dans le cadre d’une réforme législative du droit de la diffamation; ensuite, même en Australie, la règle du lieu de l’atteinte la plus substantielle ne s’applique qu’aux affaires mettant en cause différents ressorts à l’intérieur du pays et non aux affaires internationales de diffamation comme celle dont nous sommes saisis; enfin, l’Australie s’est dotée d’un critère multifactoriel pour déterminer le droit applicable dans les affaires de diffamation et le lieu de l’atteinte la plus substantielle ne constitue qu’un des nombreux facteurs à prendre en considération (Defamation Act 2005 (N.S.W.), par. 11(3)). La Commission du droit de l’Ontario travaille présentement à un projet de réforme du droit de la diffamation dans le contexte d’Internet (La diffamation à l’époque de l’Internet : Document de consultation (2017) (en ligne)). À la lumière de ce qui précède, il ne serait pas opportun pour notre Cour de réformer les règles régissant le choix du droit applicable dans ce domaine.

[204]                      Pour ces motifs, nous ne sommes pas convaincus de l’opportunité de modifier le droit. La lex loci delicti, selon laquelle le droit applicable serait celui de l’Ontario, prévaut et devrait continuer de prévaloir. Avec égards, nous estimons que l’importance accordée par la juge dissidente de la Cour d’appel à ce facteur vicie sa conclusion ultime qu’Israël constituait un ressort nettement plus approprié.

(ii)           La pondération adéquate du facteur du droit applicable

[205]                      Le droit applicable représente un facteur important de l’analyse relative au forum non conveniens. L’équité et l’efficacité, tout comme les questions de coût, de commodité et d’exactitude, militent en faveur du règlement du litige devant un tribunal qui connaît le droit applicable (Pitel et Rafferty, p. 126). En l’espèce, selon la lex loci delicti, le droit applicable est celui de l’Ontario. Il serait donc plus juste et plus efficace que le litige soit instruit par les tribunaux de cette province.

[206]                      Notre collègue la juge Côté reconnaît que la lex loci delicti commande l’application du droit ontarien (par. 88). Toutefois, elle conclut que ce facteur « ne saurait aider Haaretz à démontrer qu’il serait plus équitable et plus efficace de procéder dans l’autre ressort » parce que le droit israélien s’appliquerait si l’action devait être instruite dans ce pays (ibid.). Elle suggère en outre qu’il y aurait lieu d’accorder peu d’importance à ce facteur dans l’analyse car si la compétence est établie en fonction du lieu du délit, l’analyse de la lex loci delicti pointera inévitablement vers le ressort choisi, d’où sa faible valeur dans l’analyse à caractère comparatif relative au forum non conveniens (par. 90).

[207]                      Soit dit en tout respect, nous ne sommes pas d’accord. Notre Cour s’est penchée sur le droit applicable aux affaires de diffamation multijuridictionnelles à diverses reprises et elle a systématiquement conclu qu’un seul droit était applicable et a pondéré ce facteur en conséquence (voir, par exemple, Black, par. 33; Banro; par. 62). Il nous paraît tout à fait indiqué pour les tribunaux de se pencher uniquement sur le ressort choisi afin d’établir le droit applicable. Obliger les tribunaux à évaluer les règles d’un État étranger qui régissent le choix du droit applicable pourrait rendre nécessaire la production d’une preuve abondante et compliquer ainsi inutilement l’étape des requêtes préliminaires.

[208]                      Lorsque la compétence se fonde sur le lieu du délit, le droit applicable (suivant la lex loci delicti) pointera effectivement vers le ressort en question. Cela ne veut pas dire pour autant, comme le suggère la juge Côté, qu’il convient d’accorder peu de poids au facteur du droit applicable dans l’analyse relative au forum non conveniens. Attribuer à ce facteur le poids qui lui revient traduit plutôt l’idée qu’une affaire doit être instruite par un tribunal qui a, à juste titre, compétence en la matière à moins qu’un autre tribunal soit nettement plus approprié. La conclusion qu’il y a lieu d’accorder peu de poids au droit applicable ne tient pas compte de l’importance que revêt la compétence territoriale du tribunal choisi et dénature l’analyse relative au forum non conveniens en faveur du tribunal étranger.

[209]                      Il existe une raison impérieuse pour laquelle la règle de la lex loci delicti enjoint aux tribunaux d’appliquer leur droit interne lorsqu’ils concluent que le délit de diffamation s’est manifesté dans leur ressort. Le droit de la diffamation vise à protéger la réputation. Lorsque vient le temps de choisir le droit applicable, la logique veut donc qu’un tribunal puisse appliquer son propre droit s’il est du ressort où la diffusion a eu lieu et, par conséquent, où l’atteinte à la réputation est survenue, et ce, même si le délit a été commis simultanément dans un autre ressort.

[210]                      Puisque le droit applicable est celui de l’Ontario, ce facteur favorise grandement l’Ontario par rapport à Israël.

b)            L’équité envers les parties

[211]                      L’équité envers les parties constitue, avec le règlement efficace des litiges, la pierre angulaire de la doctrine du forum non conveniens (Van Breda, par. 104; Black, par. 36). D’après le juge des requêtes et la majorité de la Cour d’appel, ce facteur militait en faveur de l’Ontario. Pour sa part, la juge dissidente a conclu qu’il militait plutôt en faveur d’Israël. Nous partageons l’avis du juge des requêtes et des juges majoritaires de la Cour d’appel.

[212]                      Notre Cour a maintes fois souligné l’importance de permettre aux demandeurs d’intenter une action en diffamation dans la localité où ils jouissent de leur réputation, reconnaissant la valeur de la conception subjective que le demandeur se fait de sa réputation (Banro, par. 58; Black, par. 36). Comme les juges majoritaires de notre Cour l’ont récemment affirmé, « [l]e droit à la protection de la réputation, sur lequel s’appuie le recours en diffamation, est un droit individuel qui est intrinsèquement rattaché à la personne » (Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 46). Dans l’arrêt Banro, notre Cour a tenu pour bien fondée la décision Jenner c. Sun Oil Co., [1952] 2 D.L.R. 526, de la Haute Cour de l’Ontario, dans laquelle le juge avait « conclu que le demandeur ne serait en mesure de [traduction]  “défendre sa réputation contre l’imputation faite à son encontre” que s’il intente une action en diffamation dans la localité où il a établi sa réputation — à savoir, là où se trouvent sa résidence et son lieu de travail et où il se consacre à ses activités » (Banro, par. 58, citant Jenner, p. 538 et 540; voir également Paulsson, par. 29‑30).

[213]                      En l’espèce, M. Goldhar a un véritable intérêt de longue date dans sa réputation en Ontario. C’est dans cette province qu’il vit et travaille, et c’est là que se trouvent ses principaux intérêts commerciaux. Haaretz a décidé de publier, dans un article sur la gestion d’une équipe de soccer israélienne par M. Goldhar, des propos désobligeants à l’endroit des entreprises canadiennes de ce dernier et de sa façon de les gérer. L’affront de l’article se rapporte à sa réputation en Ontario.

[214]                      Puisque M. Goldhar se soucie de l’incidence de l’article sur sa réputation commerciale au Canada, il importe peu que seule une partie relativement courte de l’article porte sur ses pratiques commerciales au Canada. Des propos diffamatoires peuvent fort bien être dissimulés dans de longs textes. À notre avis, il est sans importance que M. Goldhar était également propriétaire d’une entreprise en Israël ou que l’article portait surtout sur ses affaires en Israël. Le fait que divers passages de l’article portent sur d’autres sujets n’a aucun rapport avec l’atteinte à la réputation qui est en cause. Autrement dit, l’argument de la quantité n’est pas fondé. Pour cerner l’atteinte à la réputation en cause, nous devons examiner les propos prétendument diffamatoires comme tels. L’équité appuie fortement la conclusion selon laquelle M. Goldhar devrait pouvoir rétablir sa réputation dans le ressort où il en jouit et où il a ressenti l’affront de l’article.

[215]                      Même si, en l’espèce, le demandeur est fortuné, l’examen du facteur de l’équité soulève des préoccupations concernant l’accès à la justice qui doivent être prises en compte. Pour bien des demandeurs non fortunés, le fait de se voir refuser l’accès aux tribunaux d’un ressort en particulier — normalement le leur — équivaut à un déni total de justice. Dans de tels cas, l’équité favoriserait encore davantage le ressort choisi par le demandeur.

[216]                      Quoique l’équité envers les deux parties doive être prise en considération, le juge des requêtes a explicitement abordé et rejeté la prétention de Haaretz qu’il serait déraisonnable pour celui‑ci de se défendre contre la présente action en Ontario. Il a plutôt insisté sur le fait qu’Haaretz ne devrait pas s’étonner que M. Goldhar cherche à [traduction] « rétablir sa réputation en Ontario, où il vit et travaille » (par. 64‑65).

[217]                      Hareetz n’a certes aucun lien avec l’Ontario, mais cela n’importe pas dans le cas présent. Comme nous l’avons déjà mentionné, pour des raisons qui sont propres à Haaretz, l’article publié dans ce journal comportait des commentaires gratuits au sujet des entreprises de M. Goldhar au Canada. Qui plus est, le journal a permis que l’on puisse consulter librement l’article en ligne au Canada. Vu la conduite d’Haaretz, il n’est pas inéquitable que le litige soit tranché en Ontario.

[218]                      Notre collègue la juge Côté soutient qu’au moment d’évaluer l’équité envers les parties, nous ne pouvons négliger le fait que M. Goldhar a une réputation et des intérêts commerciaux importants en Israël (par. 78). Toutefois, pour ce faire, elle cherche effectivement à décrire la prétention de M. Goldhar, selon laquelle l’affront de la diffamation se fait sentir en Ontario, comme une idée qui lui serait venue après coup, voire une manœuvre fallacieuse en vue de contraindre Haaretz à venir au Canada et à supporter les frais supplémentaires associés à ce déplacement. Comme nous l’avons indiqué, le point central de l’argumentation de M. Goldhar devant notre Cour se rapportait à la critique gratuite de Haaretz sur la façon dont il dirige ses entreprises canadiennes. Nous estimons par conséquent que sa réputation en Israël n’est pas pertinente pour l’analyse.

[219]                      Enfin, il importe de rappeler que, selon le juge des requêtes, la présente affaire ne constituait pas un abus de procédure. Bien que sa dissidence n’ait pas expressément porté sur ce point, la juge d’appel Pepall semble avoir été grandement influencée par la [traduction] « théorie concurrente voulant que M. Goldhar ait intenté sa poursuite en Ontario non pas en vue de protéger sa réputation, mais plutôt afin d’accabler un journal étranger [. . .] ou [. . .] de le museler » (par. 191). Or, le juge des requêtes a rejeté cette théorie, concluant que l’action était « loin de constituer un abus de procédure » (par. 76). La majorité de la Cour d’appel n’a décelé aucune erreur dans cette conclusion et Haaretz ne la conteste pas devant nous. Nous sommes donc en présence d’un recours légitime intenté par un résident de longue date de l’Ontario dans le ressort où il vit et où il exploite son principal intérêt commercial, et ce, d’une manière qui était raisonnablement prévisible lorsqu’Haaretz a décidé de diffuser les propos contestés.

[220]                      Le facteur de l’équité favorise grandement l’Ontario.

c)            Le coût et les inconvénients pour les parties et les témoins

[221]                      Le juge des requêtes a statué que le coût et les inconvénients pour les parties militaient en faveur d’Israël, tandis que le coût et les inconvénients pour les témoins militaient légèrement en faveur d’Israël. La Cour d’appel a, à la majorité, confirmé cette conclusion, mais la juge dissidente était d’avis que ce facteur favorisait considérablement Israël. Là encore, nous partageons l’avis des juges majoritaires.

[222]                      En ce qui concerne le coût et les inconvénients pour les parties, il y a lieu de souligner que, même s’il vit au Canada, M. Goldhar a un appartement en Israël, se rend souvent dans ce pays et entretient des liens étroits avec ce ressort. En l’espèce, les tribunaux inférieurs ont conclu à bon droit que le coût et les inconvénients pour les parties militaient en faveur d’Israël.

[223]                      En ce qui a trait au coût et aux inconvénients pour les témoins, M. Goldhar n’a déposé aucun élément de preuve relativement aux témoins qu’il souhaitait faire entendre au procès. Pour sa part, Haaretz a présenté une liste de 22 témoins potentiels, dont 18 se trouvent en Israël. Nous convenons avec la majorité de la Cour d’appel que [traduction] « le juge des requêtes pouvait considérer avec circonspection la liste des témoins proposés par Haaretz » (par. 73). En effet, il est difficile de savoir ce dont ces témoins proposés parleraient dans leur témoignage, d’autant plus que les propos prétendument diffamatoires en l’espèce se rapportent aux pratiques commerciales de M. Goldhar au Canada.

[224]                      La prudence dont a fait preuve le juge des requêtes nous paraît justifiée pour deux raisons. Premièrement, lorsqu’ils se penchent sur le facteur du coût et des inconvénients pour les témoins, les tribunaux doivent se rappeler qu’à cette étape préliminaire de l’instance, les parties n’ont peut‑être pas encore décidé qui exactement sera appelé à témoigner au procès. Le moment de l’instruction d’une requête visant la suspension de l’instance [traduction] « complique la tâche du tribunal appelé à fixer le forum conveniens » (Pitel et Rafferty, p. 118).

[225]                      Deuxièmement, un défendeur ne peut changer la nature de l’action du demandeur et répondre au recours dont il aurait préféré faire l’objet. Dans la présente affaire, le recours de M. Goldhar porte sur des propos tenus au sujet de la gestion de ses affaires au Canada. Haaretz ne peut modifier cette action en un recours relatif à la gestion de l’équipe de soccer Maccabi Tel Aviv. Haaretz a fourni des détails sur la teneur des dépositions potentielles de seulement huit des témoins proposés même s’il savait que la pertinence de chacun des témoignages proposés était en jeu. Sept de ces huit témoins sont ou ont été membres du personnel du club Maccabi Tel Aviv et leur témoignage doit porter sur la gestion de l’équipe en Israël. Ainsi, le juge des requêtes n’avait guère plus que huit témoins israéliens susceptibles d’aborder une question qui est purement accessoire au cœur du litige. Ni Haaretz ni notre collègue la juge Côté n’ont identifié un seul de ces témoins qui a dit ou peut dire quoi que ce soit à propos des pratiques commerciales de M. Goldhar en Ontario. Le juge des requêtes avait donc de bonnes raisons de ne pas accorder une importance indue à la liste préliminaire de témoins israéliens présentée par Haaretz et il n’a certainement pas commis d’erreur de droit à cet égard (motifs de la juge Côté, par. 50).

[226]                      Comme nous l’avons mentionné précédemment, les cours d’appel ne doivent intervenir à l’égard de l’exercice par un juge des requêtes de son pouvoir discrétionnaire que si ce dernier « a commis une erreur de principe, a mal interprété ou n’a pas pris en considération des éléments de preuve importants, ou a rendu une décision déraisonnable » (Lapointe, par. 54, citant Banro, par. 41). En l’espèce, il n’existe aucun motif de modifier la conclusion du juge des requêtes quant à la vraisemblable pertinence des témoins proposés. Soit dit en tout respect pour notre collègue la juge Côté, nous sommes d’avis que notre Cour devrait user de retenue avant de revenir sur cette conclusion.

[227]                      En fait, son approche a pour effet de faire d’une longue liste de témoins étrangers un élément presque déterminant de l’analyse relative au forum non conveniens. Nous ne sommes pas d’accord. Une partie ne devrait pas être autorisée à manipuler ce facteur tout simplement en dressant une longue liste de témoins dans le ressort de son choix, sans donner d’autre indication quant à la pertinence des témoignages. Dans les affaires multijuridictionnelles, il est presque certain que des parties et des témoins proviendront de différents ressorts. Dans de telles circonstances, il est pratiquement inévitable que certaines parties ou certains témoins auront à supporter des frais de déplacement.

[228]                      Heureusement, en cette époque de mobilité et d’interconnectivité, nous avons tout ce qu’il faut pour surmonter les obstacles précités. De nombreux outils procéduraux s’offrent à nous pour atténuer les inconvénients concrets qui surviennent dans les cas où les parties se trouvent dans plusieurs ressorts : les affidavits écrits, les dépositions par vidéoconférence, les interrogatoires préalables, les commissions rogatoires, etc. De tels arrangements sont plus pratiques que jamais grâce aux technologies de communication et aux moyens de transport modernes. Sur ce point, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu raison de souligner que [traduction] « on ne peut pas considérer que le recours à la technologie et aux interprètes sape l’équité d’un procès civil » (par. 71). Cela est d’autant plus vrai lorsque le témoignage des personnes appelées à témoigner par vidéoconférence ou avec l’aide d’un interprète ne porte que sur une question secondaire.

[229]                      En présence d’une preuve non concluante sur l’état du droit israélien, la juge Côté part du principe que les témoins israéliens ne peuvent en fait être contraints à témoigner si le procès devait se dérouler en Ontario (par. 59, 65 et 79). Elle reconnaît qu’à l’étape du forum non conveniens, le fardeau de preuve incombe au défendeur (par. 46). Or, même si Haaretz n’a produit aucune preuve concernant l’impossibilité de contraindre les témoins israéliens à témoigner, elle conclut que « Haaretz s’est déchargé de son fardeau d’établir une crainte quant à l’équité d’un procès tenu en Ontario » (par. 63). Elle s’appuie sur ce raisonnement pour mentionner que le fardeau d’établir l’équité du procès en Ontario incombait à M. Goldhar. Soit dit en tout respect, nous ne pouvons souscrire à ce changement du droit. Si nous suivons cette logique, les tribunaux d’un ressort devraient toujours présumer que leurs règles de procédure civile applicables aux témoins venant de l’extérieur seraient inefficaces. Il s’ensuit qu’il incomberait alors au demandeur d’établir le caractère équitable du procès dans tous les cas mettant en cause de tels témoins.

[230]                      Avant l’arrêt rendu par notre Cour dans Van Breda, le fardeau de preuve dans le contexte des requêtes en suspension d’instance fondées sur la doctrine du forum non conveniens variait d’une province à l’autre et selon la manière dont le défendeur avait été signifié. Dans Van Breda, notre Cour a mentionné que le fardeau incombe en tout temps au défendeur (par. 103; Pitel et Rafferty, p. 121‑122). Cette règle cadre avec l’idée sous‑jacente voulant que le tribunal exerce sa compétence dès lors qu’il s’est déclaré compétent à juste titre. Qui plus est, l’approche de notre collègue la juge Côté — suivant laquelle il y a déplacement du fardeau en présence d’une « préoccupation à première vue » — compliquerait inutilement le traitement des requêtes fondées sur la doctrine du forum non conveniens.

[231]                      Nous en concluons que le juge des requêtes et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu raison de statuer que ce facteur milite tout au plus légèrement en faveur d’Israël.

d)            La perte d’un avantage juridique légitime

[232]                      Le juge des requêtes a conclu que le facteur de l’avantage juridique militait en faveur de l’Ontario puisque M. Goldhar pourrait obtenir dans cette province un procès devant jury. Les juges majoritaires et la juge dissidente de la Cour d’appel étaient d’avis qu’il s’agissait plutôt d’un facteur neutre parce que M. Goldhar n’avait pas présenté de demande de procès devant jury avant de déposer la requête.

[233]                      Toutefois, comme le signale notre collègue la juge Côté, toute partie à une instance en Ontario peut présenter une demande de procès devant jury avant la clôture de la procédure écrite (par. 74). Lorsque la Cour d’appel a rejeté l’appel d’Haaretz, M. Goldhar a rapidement présenté une telle demande. Par conséquent, un avantage juridique s’offrait toujours en Ontario à M. Goldhar. Ce facteur milite donc en faveur de l’Ontario.

e)            La multiplicité des procédures et les décisions contradictoires

[234]                      Ni le juge des requêtes ni les juges majoritaires de la Cour d’appel ne se sont penchés sur ce facteur. La juge dissidente, pour sa part, a indiqué que l’engagement pris par M. Goldhar de limiter la portée de son recours à sa réputation canadienne ne l’empêchait pas d’intenter une action dans un autre ressort et qu’il existait donc un risque de multiplicité des procédures et de décisions contradictoires. Nous ne partageons pas son avis. Lorsque ce risque est correctement évalué, on constate qu’il n’existe pas en l’espèce.

[235]                      Le fait que M. Goldhar se soit engagé à limiter la portée de son recours à sa réputation canadienne permet d’éviter les décisions contradictoires. La multiplicité des procédures ne représente pas un risque, elle non plus. M. Goldhar a affirmé devant nous qu’une éventuelle poursuite intentée par lui dans un autre ressort constituerait un abus de procédures. Par conséquent, aucun poids ne devrait être accordé à ce facteur.

f)              L’exécution du jugement

[236]                      Enfin, le facteur de « l’exécution du jugement » n’a été pris en compte ni par le juge des requêtes ni par la majorité de la Cour d’appel. De l’avis de la juge dissidente, ce facteur milite en faveur d’Israël. Nous sommes en désaccord. La défense de la réputation du demandeur est souvent l’une des principales préoccupations, sinon la principale préoccupation dans les affaires de diffamation. Voilà pourquoi la question de l’exécution du jugement définitif est souvent étrangère à l’analyse relative au forum non conveniens dans les affaires de ce genre. Comme l’a indiqué la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision Barrick Gold Corp.:

                    [traduction] Il est reconnu que, dans les affaires de diffamation, la défense de la réputation importe autant que les dommages‑intérêts qui peuvent être octroyés. Barrick pourrait bien se contenter, pour des raisons qui lui appartiennent, d’une déclaration d’un tribunal ontarien selon laquelle les propos tenus par les défendeurs sont faux, et ce, même si elle n’arrive pas à recouvrer les dommages‑intérêts susceptibles de lui être adjugés en raison de ces propos. [par. 40]

[237]                      Contrairement à l’avis de la juge dissidente, ce facteur ne pèse pas lourd dans l’analyse en l’espèce.

(3)     Conclusion quant au forum non conveniens

[238]                      En somme, les facteurs clés du droit applicable et de l’équité envers les parties militent fortement en faveur de l’Ontario, tandis que le facteur de la perte d’un avantage juridique légitime favorise également cette province. Seul le facteur du coût et des inconvénients pour les parties et les témoins milite en faveur d’Israël et il ne favorise ce pays que légèrement dans le cas des témoins. Le facteur de l’exécution du jugement ne pèse pas lourd dans l’analyse. Comme notre Cour l’a indiqué dans l’arrêt Black, « [l]’analyse relative au forum non conveniens n’exige pas que ces facteurs convergent tous vers un seul et même ressort ou que l’on procède à un simple décompte numérique de ceux‑ci. Elle exige toutefois qu’un ressort apparaisse comme étant nettement plus approprié » (par. 37 (en italique dans l’original)).

[239]                      Certes, il ne serait pas déraisonnable de tenir un procès en Israël pour régler le présent litige. Mais là n’est pas la question. Les tribunaux ontariens ont compétence. Au terme de l’analyse relative au forum non conveniens, Israël n’est pas ressorti comme un ressort plus approprié — et encore moins comme un ressort nettement plus approprié — que l’Ontario pour l’instruction de la présente affaire. Telle était la norme élevée à laquelle Haaretz devait satisfaire afin d’écarter le ressort choisi par le demandeur et de convaincre les tribunaux ontariens, qui se sont à juste titre déclarés compétents, de décliner compétence à l’égard du litige en l’espèce. Haaretz n’a pas été en mesure d’écarter la règle générale, soit que les tribunaux, lorsqu’ils se déclarent à juste titre compétents, doivent exercer leur compétence. Par‑dessus tout, des préoccupations liées à l’équité militent en faveur du fait que M. Goldhar puisse rétablir sa réputation là où on a critiqué ses pratiques commerciales au Canada et où il a ressenti l’affront de l’article.

[240]                      Notre Cour ne devrait pas assouplir, par un relâchement de l’application du critère du ressort « nettement plus approprié », la norme élevée qu’elle a invariablement confirmée depuis l’arrêt Amchem. Pour ces motifs, nous rejetterions le pourvoi.

ANNEXE

[traduction]

Soccer / Profil / Gestionnaire à distance

Bien qu’il passe le plus clair de son temps au Canada, le propriétaire du Maccabi Tel Aviv, Mitch Goldhar, dirige son club jusque dans les moindres détails. Se pourrait‑il cependant que sa pingrerie et son manque de planification à long terme mènent l’équipe à sa perte?

par David Marouani

Les crises sont monnaie courante chez le Maccabi Tel Aviv, même lorsqu’il semble stable. La plupart des crises demeurent inconnues du public, mais elles ont toutes un point en commun : leur lien avec la façon dont le propriétaire canadien Mitch Goldhar dirige le club.

Il y a un peu plus d’un an, le représentant de M. Goldhar en Israël, Jack Angelides, s’est plaint du travail de Clarice Zadikov, la directrice financière de longue date de l’équipe. La réponse immédiate de M. Goldhar a été de proposer la nomination d’une autre personne, dotée d’un titre légèrement différent, pour faire un travail identique. Cette personne relèverait directement du propriétaire. C’est ainsi que Tomer Shmuel a été nommé directeur commercial et que le pouvoir de Mme Zadikov s’est lentement effrité. Il y a deux mois, le stratagème a porté ses fruits et Mme Zadikov a conclu une entente avec M. Angelides concernant son départ à la retraite.

« Le plan de Mitch consiste à user toute personne dont il veut se débarrasser jusqu’à ce que celle‑ci en ait assez et décide de partir de son plein gré », a affirmé cette semaine un membre du club à Haaretz.

Le départ du PDG Uzi Shaya, à la suite d’une érosion graduelle de ses pouvoirs, en est la preuve. Toujours selon notre observateur, « le congédiement d’Avi Nimni est l’exception qui confirme la règle. En général, [M. Goldhar est] extrêmement patient. On pourrait même dire qu’il est froid et calculateur. »

M. Goldhar cherche également à gagner du temps dans le conflit qui oppose l’entraîneur Moti lvanir et l’attaquant vedette Barak Yitzhaki. M. Goldhar est arrivé en Israël vendredi, mais il a choisi de ne pas aborder la question avant le lundi soir.

Selon des sources au sein du club, le propriétaire observe la situation et n’a pas encore décidé comment il s’attaquera à cette plus récente crise. D’après une source, « quoi qu’il arrive, on se rappellera de lui comme du chevalier à l’armure étincelante qui a sauvé la situation ».

Le modèle de gestion adopté par M. Goldhar s’inspire directement de son principal intérêt commercial, soit un partenariat avec Wal‑Mart en vue de l’exploitation de centres commerciaux au Canada. M. Goldhar a même énoncé sa vision dans un dépliant distribué aux partisans avant le match de dimanche soir contre le Hapoel Tel Aviv.

Il y écrit : « En nous attaquant aux questions de discipline, à l’engagement et en ayant la bonne approche, nous sommes à l’aube d’une révolution culturelle qui nous aidera à bâtir une nouvelle culture sportive. »

Cependant, au sein du club, certains croient que la culture de gestion de M. Goldhar repose sur une surconcentration frôlant la mégalomanie, la pingrerie et le manque de planification à long terme.

« Malgré tout le respect que je porte aux “révolutions culturelles”, l’écart entre le Maccabi Tel Aviv et le Maccabi Haifa se creuse depuis son arrivée », soutient un membre de l’équipe.

Et malgré tout le respect que je porte à M. Angelides, tout le monde au Maccabi sait qu’il s’agit d’un spectacle solo. Tout ce que le lieutenant chypriote de M. Goldhar dit aux joueurs ou au personnel d’entraîneurs commence par les mots « Mitch dit. . . ».

La semaine dernière, lorsque M. Ivanir a lu les dispositions législatives sur les émeutes à ses joueurs lors d’une réunion à Césarée, presque toutes ses phrases commençaient par « le propriétaire m’a dit que. . . ».

Même si le club est géré à distance, les décisions ne sont prises que lorsque M. Goldhar les approuve. Ce dernier a même pris part à chacune des étapes de la recherche de l’emplacement d’une nouvelle boutique de souvenirs pour le club.

« Je veux investir dans l’image de marque de la boutique », a‑t‑il dit à ses employés il y a plus d’un an. Pendant des mois, on lui a présenté des dizaines d’emplacements potentiels pour la boutique au nord de Tel Aviv, mais il les a tous rejetés. Il a finalement décidé de rénover la maison mobile au sud de la ville où se trouve actuellement la boutique.

Fais ce que ton patron te dit

M. Goldhar se vante auprès de ses relations d’affaires à Toronto du fait qu’il est non seulement le propriétaire du Maccabi Tel Aviv, mais aussi son directeur des opérations soccer. La dernière fois qu’il est allé en Israël, il a fait venir M. Ivanir dans son bureau pour lui dire comment l’équipe devrait jouer. « [Haris] Medunjanin devrait jouer à la même position que celle qu’il occupe au sein de l’équipe nationale [de Bosnie] », aurait dit M. Goldhar à son entraîneur. En fait, c’est à la demande de M. Goldhar que M. Medunjanin est retourné au sein de l’alignement de départ aux dépens de Gal Alberman. « M. Ivanir ne sait pas comment réagir en pareilles circonstances », a dit une source au sein du club. « Il croit toutefois qu’il doit vraiment faire ce que son patron lui dit, même si ce dernier ne connaît rien au soccer. »

Cette semaine, encore une fois, dans la foulée de la défaite lors du match de dimanche, M. Goldhar a mis son grain de sel.

Il a dit aux joueurs : « Vous avez démontré que vous étiez capables de gagner, mais il semble que vous ayez oublié la force de caractère dont vous avez fait preuve au début de la saison. Je suis convaincu que vous avez toujours cette force et il est maintenant temps de la montrer. »

M. Goldhar a investi des centaines de millions de shekels dans le Maccabi depuis son arrivée il y a environ deux ans et demi, mais des sources au sein du club affirment qu’il frôle le dépouillement lorsqu’il est question de la gestion même du club. Par exemple, lorsque M. Angelides s’est vu offrir un emploi, M. Goldhar n’a pas jugé bon de lui offrir une voiture de fonction. M. Angelides, amer, s’est plaint en silence jusqu’à ce qu’il convainque un des commanditaires de l’équipe de lui fournir un véhicule, à l’insu de M. Goldhar.

Lors d’une entrevue accordée à Nahum Barnea de Yedioth Ahronoth, M. Goldhar a insisté sur son appréciation du travail fait en coulisse par le préposé à l’équipement de l’équipe, David Zachi, qui gagne une fraction du salaire des joueurs. Il a toutefois omis de souligner qu’il a systématiquement refusé d’augmenter le maigre salaire de M. Zachi de seulement quelques centaines de shekels. À la décharge de M. Goldhar, il convient toutefois de noter qu’en matière de dépouillement, il allie le geste à la parole : il a loué pour lui‑même un appartement miteux à Tel Aviv, et il ne conduit rien de plus luxueux qu’une Hyundai Getz.

Selon des observateurs au sein du club, M. Goldhar carbure à l’attention médiatique que lui procure le Maccabi. Par exemple, bien qu’il ait planifié sa plus récente visite en Israël longtemps d’avance et que le personnel de son jet privé en ait été informé une semaine à l’avance, il a vu à ce que les médias n’en soient pas informés afin de créer une aura de mystère.

Quand le Maccabi a joué contre le Panathinaikos plus tôt cette saison, il a lu tout ce qui s’est dit sur lui dans la presse grecque et a même découpé une caricature de lui‑même parue dans un journal, et il a demandé à tous ses employés si elle était flatteuse. Il a même fait traduire en anglais des articles dans lesquels son nom apparaissait.

Malgré ses nombreuses déclarations, M. Goldhar n’a pas de plan à long terme pour l’équipe. Le seul plan qu’il a présenté jusqu’à maintenant vise à rénover le centre d’entraînement, mais cela ne s’est toujours pas produit. Les seuls changements qu’il a apportés touchent la constitution de l’équipe d’espoirs, et il se vante souvent des résultats de cette équipe.

Ce plan est devenu un point de discorde avec l’ancien propriétaire Alex Shnaider, qui s’est plaint que M. Goldhar s’attribuait le mérite d’un plan quinquennal qui avait été mis en place avant même son arrivée au sein du club.

En ce qui concerne son avenir à long terme, M. Goldhar dit qu’il est là pour de bon. « Il veut tellement montrer à tout le monde que son modèle d’affaires peut fonctionner qu’il ne partira pas avant d’avoir gagné au moins un championnat de la ligue », soutient un de ses proches collaborateurs.

Il y a toutefois des gens qui voient les choses autrement. M. Goldhar joue au soccer au moins une fois par semaine à Toronto avec Ilan Sa’adi, un ancien joueur professionnel et un ami proche. Un autre membre de cette équipe affirme qu’entre les lignes, il y a des signes évidents de la frustration de M. Goldhar envers le Maccabi.

« Il est très perturbé par la façon dont joue l’équipe », selon une source. « Si j’ai bien compris, il donne à l’équipe jusqu’à la fin de la saison pour remporter le championnat, puis il commencera à chercher quelqu’un pour reprendre les rênes du Maccabi. »

M. Goldhar a décliné notre demande de commentaires pour cet article.

                    Pourvoi accueilli avec dépens dans toutes les cours, la juge en chef McLachlin et les juges Moldaver et Gascon sont dissidents.

                    Procureurs des appelants : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé : Lenczner Slaght Royce Smith Griffin, Toronto; Julian Porter, c.r., Toronto.

                    Procureur de l’intervenante : Université d’Ottawa, Ottawa.



[1] Voir également J.-G. Castel (1990), p. 173.

[2] Conclusions de l’avocat général Cruz Villalón, C‑509/09, C‑161/10, [2011] E.C.R. I‑10272. 

[3] eDate Advertising GmbH c. X, C‑509/09, C‑161/10, [2011] E.C.R. I‑10302.

[4] Ces facteurs sont : « a) le défendeur a son domicile dans la province ou y réside; b) le défendeur exploite une entreprise dans la province; c) le délit a été commis dans la province; d) un contrat lié au litige a été conclu dans la province » (Van Breda, par. 90).

[5] J.‑G. Castel (1990), p. 164, citant A. M. Linden, Canadian Tort Law (4e éd. 1988), p. 627‑629.

[6] L’article de Haaretz qui fait l’objet du recours en diffamation est reproduit en entier à l’annexe.

[7]   Signalons qu’au chapitre procédural, il aurait dû s’agir d’une requête en rejet (voir S. G. A. Pitel et N. S. Rafferty, Conflict of Laws (2e éd. 2016), p. 119‑121).

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