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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55, [2018] 3 R.C.S. 481

Appel entendu : 23 avril 2018

Jugement rendu : 7 décembre 2018

Dossier : 37566

 

Entre :

 

Yves Brunette, ès qualités de fiduciaire de Fiducie Maynard 2004 et

Jean M. Maynard, ès qualités de fiduciaire de Fiducie Maynard 2004

Appelants

 

et

 

Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., LJT Fiscalité Inc.,

LJT Corporatif Inc., LJT Conseil Inc., LJT Litige Inc.,

LJT Immobilier Inc., Lehoux Boivin Comptables Agréés, s.e.n.c.,

Marcel Chaput et Fiscaliste M.C. Inc.

Intimés

 

 

Traduction française officielle : Motifs du juge Rowe

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 54)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown et Martin)

 

Motifs dissidents :

(par. 55 à 105)

La juge Côté

 

 

 

 


Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55, [2018] 3 R.C.S. 481

Yves Brunette, ès qualités de fiduciaire de

Fiducie Maynard 2004 et Jean M. Maynard,

ès qualités de fiduciaire de Fiducie Maynard 2004                                     Appelants

c.

Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l.,

LJT Fiscalité Inc., LJT Corporatif Inc.,

LJT Conseil Inc., LJT Litige Inc., LJT Immobilier Inc.,

Lehoux Boivin Comptables Agréés, s.e.n.c.,

Marcel Chaput et Fiscaliste M.C. Inc.                                                              Intimés

Répertorié : Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l.

2018 CSC 55

No du greffe : 37566.

2018 : 23 avril; 2018 : 7 décembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Procédure civile — Moyen d’irrecevabilité — Absence d’intérêt suffisant — Responsabilité civile — Groupe possédant et exploitant des résidences pour personnes âgées formé de sociétés contrôlées par une société de portefeuille — Sociétés déclarant faillite en raison d’une cotisation fiscale imprévue — Faillite des sociétés causant la faillite de la société de portefeuille et la perte totale de la valeur du patrimoine de la seule actionnaire de la société de portefeuille — Action intentée par l’actionnaire contre les professionnels ayant établi la structure fiscale du groupe pour manquement à leur obligation de conseil — L’actionnaire a‑t‑elle un intérêt suffisant pour intenter l’action? Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25, art. 55, 165(3).

                    Droit commercial — Sociétés par actions — Personnalité juridique — Actionnaires — Droit d’action — Groupe possédant et exploitant des résidences pour personnes âgées formé de sociétés contrôlées par une société de portefeuille — Sociétés déclarant faillite en raison d’une cotisation fiscale imprévue — Faillite des sociétés causant la faillite de la société de portefeuille et la perte totale de la valeur du patrimoine de la seule actionnaire de la société de portefeuille — Action intentée par l’actionnaire contre les professionnels ayant établi la structure fiscale du groupe pour manquement à leur obligation de conseil — L’actionnaire dispose‑t‑elle d’un droit d’action relativement aux fautes commises à l’endroit de la société dans laquelle elle détient des actions? Code civil du Québec, art. 298.

                    Fiducie Maynard 2004 (« Fiducie ») était la seule actionnaire d’une société de portefeuille qui contrôlait les sociétés qui formaient le Groupe Melior, lequel possédait, rénovait et exploitait des résidences pour personnes âgées. En 2009, Revenu Québec a établi des avis de cotisation imprévus à l’égard de plusieurs sociétés du Groupe Melior. Ces avis et les mesures de recouvrement qui ont suivi ont causé la faillite de la plupart des sociétés et de la société de portefeuille, ce qui a causé la perte totale de la valeur du patrimoine de la Fiducie, lequel était composé exclusivement des actions dans la société de portefeuille. B et M, agissant en qualité de fiduciaires de la Fiducie, ont intenté une action contre un groupe de professionnels (avocats et comptables) pour recouvrer la perte de valeur du patrimoine de la Fiducie, soutenant que ceux‑ci avaient commis un certain nombre de fautes professionnelles dans l’établissement de la structure fiscale du Groupe Melior et que, ce faisant, ils avaient manqué à leur obligation de conseil envers la Fiducie. Se fondant sur l’art. 165(3) du Code de procédure civile (« C.p.c. »), les professionnels ont présenté une requête en irrecevabilité pour cause d’absence d’intérêt suffisant. La requête a été accueillie par la Cour supérieure et l’action a été rejetée. La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité l’appel de B et de M.

                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown, Rowe et Martin : Les tribunaux inférieurs n’ont pas commis d’erreur en rejetant la demande de la Fiducie en raison de l’absence d’intérêt suffisant sur le fondement de l’art. 165(3) C.p.c. Les principes du droit procédural et du droit des sociétés au Québec empêchent les actionnaires d’exercer des droits d’action qui appartiennent aux sociétés dans lesquelles ils détiennent des actions, sauf s’ils peuvent démontrer un manquement à une obligation distincte et un préjudice direct qui est distinct de celui subi par les sociétés en question. En l’espèce, comme l’action n’établit pas ces exigences, B et M n’ont pas démontré l’existence d’un intérêt direct et personnel qui permettrait à la Fiducie de réclamer des dommages‑intérêts aux professionnels.

                    L’article 55 C.p.c. définit la règle de base quant à la qualité pour agir au Québec et prévoit qu’une partie qui forme une demande en justice doit y avoir un intérêt suffisant. L’intérêt requis doit être direct et personnel et ne peut, à moins d’une exception en droit, être fondé sur le droit d’action d’une autre partie. L’existence d’un intérêt suffisant est l’une des conditions qui déterminent si l’action est recevable ou non en droit et est l’une des conditions préliminaires auxquelles une personne doit satisfaire pour que le tribunal examine sa demande. Le tribunal ne suppose pas l’existence d’un tel intérêt; celle‑ci doit plutôt être établie par le demandeur, qui doit dans la requête introductive d’instance fournir un exposé précis des faits pour étayer le caractère suffisant de son intérêt.

                    Le défendeur peut contester le caractère suffisant de l’intérêt du demandeur en vertu de l’art. 165(3) C.p.c. à l’étape des requêtes préliminaires, mais cette contestation ne réussira que si le demandeur n’a manifestement pas d’intérêt. Les tribunaux sont appelés à faire preuve de prudence avant de rejeter une demande sur ce fondement au stade préliminaire; cependant, comme l’intérêt suffisant est une condition de recevabilité applicable à toutes les demandes, les tribunaux doivent être en mesure d’établir son existence et de rejeter les demandes lorsque l’intérêt allégué est insuffisant. Vu la rareté des ressources judiciaires, les tribunaux doivent être capables de rejeter au stade préliminaire les demandes qui sont manifestement non fondées. La question de l’intérêt suffisant du demandeur doit donc pouvoir être tranchée au stade des requêtes préliminaires, sans que le tribunal ait besoin de décider si la demande est fondée en droit. Dans toutes les actions en responsabilité civile, il faut donc que l’intérêt suffisant du demandeur soit établi avant que le tribunal examine la demande sur le fond. Les faits allégués par le demandeur doivent se rapporter au droit substantiel en cause, car l’existence d’un tel intérêt ne peut être établie dans l’abstrait.

                    En l’espèce, il incombait à la Fiducie d’alléguer les faits nécessaires pour démontrer le caractère suffisant de son intérêt à réclamer des dommages-intérêts en responsabilité civile aux professionnels. Pour évaluer si elle peut avoir gain de cause, il faut examiner les règles de fond du droit des sociétés prévues dans le Code civil du Québec. En droit civil québécois, les actionnaires ne possèdent pas de droit d’action relativement aux fautes commises à l’endroit d’une société dans laquelle ils détiennent des actions. L’article 298 du Code civil du Québec reconnaît que les personnes morales comme les sociétés ont une personnalité juridique distincte. Comme d’autres demandeurs ayant la capacité d’agir, la société elle-même doit exercer ses droits d’action en son propre nom, ce qui a pour corollaire que les actionnaires ne peuvent pas exercer personnellement un droit d’action qui appartient à celle‑ci. Dans Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122, la Cour a reconnu que, dans certaines circonstances, les actionnaires peuvent, à l’instar de la société, avoir leur propre droit d’action contre le même défendeur s’ils sont en mesure d’établir (1) que ce dernier a manqué à une obligation distincte envers les actionnaires et (2) que ce manquement leur a occasionné un préjudice direct, indépendant de celui subi par la société. La Cour n’a toutefois pas créé d’exception à la règle générale. Les actionnaires peuvent avoir un droit d’action indépendant lorsqu’ils établissent les éléments essentiels de la responsabilité civile de manière distincte de la faute commise à l’endroit de la société et du préjudice causé à celle-ci.

                    En l’espèce, B et M n’ont pas réussi à démontrer que la Fiducie disposait d’une cause d’action indépendante en responsabilité civile contre les professionnels. Les faits allégués qui portent sur la première exigence établie dans Houle renvoient principalement aux obligations légales envers les sociétés du Groupe Melior et non envers la Fiducie; ils ne suffisent donc pas pour donner à cette dernière un droit d’action indépendant contre les professionnels, car ils ne révèlent aucun manquement à une obligation légale indépendante envers la Fiducie. Pour ce qui est de la deuxième exigence, le préjudice qui, selon la Fiducie, aurait été causé par les professionnels — la faillite et la perte des résidences pour personnes âgées qui en a découlé — a été subi par les sociétés du Groupe Melior; il n’a pas été directement subi par la Fiducie. Le montant des dommages‑intérêts réclamés par la Fiducie pour la perte totale de la valeur de son patrimoine a été calculé principalement afin de tenir compte de la valeur nette des résidences pour personnes âgées que détenaient et exploitaient les sociétés. Cependant, ces résidences appartenaient aux sociétés et non à la Fiducie qui, bien qu’en tant qu’actionnaire ultime, a inévitablement subi un préjudice du fait de la faillite. En conséquence, les faits allégués ne font pas état d’un préjudice distinct subi directement par la Fiducie. Bien que la qualification d’un préjudice comme étant direct ou indirect requiert une analyse de la causalité, laquelle est généralement laissée au juge de première instance, les faits allégués en l’espèce ne suffisaient pas pour établir l’intérêt requis du demandeur.

                    La juge Côté (dissidente) : L’appel devrait être accueilli. Les juridictions inférieures ont eu tort de rejeter, au stade préliminaire, la requête introductive d’instance (« RII ») de la Fiducie.

                    Une demande en justice peut être rejetée dès le stade préliminaire, à condition que l’absence d’intérêt soit manifeste suivant l’art. 165(3) C.p.c. À ce stade, le demandeur doit alléguer les éléments nécessaires du droit substantiel qu’il réclame. Pour démontrer de manière suffisante l’existence d’un intérêt au stade de la recevabilité, les allégations doivent être minimalement claires et précises; cependant, en ce qui concerne la causalité, une allusion suffit généralement. Lorsque les allégations ne sont pas contredites, le tribunal doit les tenir pour avérées. Vu les graves conséquences qu’entraîne le rejet prématuré d’une action, il faut laisser au demandeur la chance de se faire entendre sur le fond en cas de doute.

                    L’arrêt Houle confirme qu’un actionnaire dispose parfois, dans certaines circonstances exceptionnelles, d’un droit d’action distinct de celui de la société pour la perte de valeur de ses actions, et possède donc un intérêt suffisant pour former une demande en justice en son propre nom. Pour ce faire, l’actionnaire doit alléguer (i) qu’il y a eu manquement à une obligation distincte envers lui-même et (ii) que le manquement lui a causé un préjudice direct et personnel.

                    Ainsi, la notion de préjudice distinct ou indépendant ne constitue pas une condition additionnelle à remplir. Le préjudice de l’actionnaire n’a pas à être étranger à celui subi par la société. L’arrêt Houle n’insiste que sur un préjudice direct et personnel — conformément au Code civil du Québec —, et reconnaît explicitement qu’une perte de valeur des actions peut constituer, dans des circonstances exceptionnelles, un tel préjudice. De fait, dès lors que la valeur des actions est en cause, le préjudice de l’actionnaire ne peut être entièrement dissocié de celui de la société. Dans la présente affaire, la Cour d’appel a donc fait erreur en exigeant que la Fiducie allègue un préjudice entièrement distinct et indépendant de celui subi par les sociétés du Groupe Melior.

                    Au stade préliminaire, les allégations de la RII suffisent à établir que la Fiducie possède l’intérêt requis pour former une demande en justice. Selon les allégations non contredites, il existait des contrats de mandat distincts intervenus, d’une part, entre la Fiducie et les professionnels, et d’autre part, entre les sociétés du Groupe Melior et ces professionnels. Toujours selon la RII, ces professionnels auraient manqué aux obligations qui leur incombaient en vertu de leurs contrats de mandat avec la Fiducie, causant ainsi un préjudice direct et personnel à cette dernière, soit la destruction de son patrimoine fiduciaire. Quant à l’utilisation de la valeur des résidences pour aînés qui appartenaient aux sociétés du Groupe Melior comme méthode d’évaluation, il s’agit d’une question qui concerne uniquement le quantum des dommages‑intérêts, et non l’existence même du préjudice. Dans la mesure où les allégations comportent certaines ambiguïtés quant à l’étendue des dommages-intérêts réclamés, la solution réside dans une modification de la RII et dans la preuve d’expertise qui sera présentée au procès, plutôt que dans l’infliction de la peine capitale que représente le rejet de la demande au stade préliminaire.             En présence d’allégations suffisantes, comme c’est le cas en l’espèce, il est bien établi qu’un juge doit s’abstenir de trancher au stade préliminaire une question de fait, ou même une question mixte de fait et de droit, à moins qu’une preuve suffisante soit présentée dès cette étape dans le cas d’un moyen d’irrecevabilité fondé sur l’absence manifeste d’intérêt. Ainsi, les questions de fait, telle la détermination du caractère direct du préjudice, doivent être laissées à l’appréciation du juge du fond et tranchées après l’analyse de la preuve pertinente. La règle demeure la même en ce qui a trait à la faute, une question mixte de fait et de droit. Dans la présente affaire, il appartient donc au juge du procès de déterminer, après examen de la preuve, si les manquements, le préjudice et le lien de causalité allégués sont suffisants pour établir, sur le fond, l’intérêt de la Fiducie.

                    Il est clairement prématuré de rejeter l’action à cette étape de l’instance. Le manque de ressources judiciaires ne doit pas devenir un prétexte pour réserver l’accès aux tribunaux aux seules causes qui présentent des chances évidentes de succès, ou encore aux seuls demandeurs dont l’intérêt ne fait aucun doute.

Jurisprudence

Citée par le juge Rowe

                    Arrêt appliqué : Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122; arrêts mentionnés : Foss c. Harbottle (1843), 2 Hare 461, 67 E.R. 189; Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165; Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau‑Monde, [1979] C.A. 491; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214; Kingsway, compagnie d’assurances générales c. Bombardier Produits récréatifs inc., 2010 QCCA 1518, [2010] R.J.Q. 1894; Société d’habitation du Québec c. Leduc, 2008 QCCA 2065; Paradis c. Association des propriétaires VDA, 2007 QCCA 1736; Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, [2014] 2 R.C.S. 477; Dominion Cotton Mills Co. c. Amyot, [1912] A.C. 546; Groupe d’action d’investisseurs dans Biosyntech c. Tsang, 2016 QCCA 1923; Backman c. Canadian Imperial Bank of Commerce, [2004] R.R.A. 776; Abattoirs Laurentides (1987) inc. c. Olymel, 2003 CanLII 8729; Tardif c. Huot, [2001] AZ-50082813; Harpin c. Lessard, 2000 CanLII 18991; Cartier c. Tessier, 1999 CanLII 11919; Moulin c. Aconvenbec Ltée, [1990] R.R.A. 577; Crevier c. Paquin, [1975] C.S. 260; Silverman c. Heaps, [1967] C.S. 536; Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2; Haaretz.com c. Goldhar, 2018 CSC 28, [2018] 2 R.C.S. 3; Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535; Michaud c. Groupe Vidéotron Ltée, [2003] R.J.Q. 3087; St‑Paul Fire & Marine Insurance Co. c. Parsons & Misiurak Construction Ltd., [1996] R.J.Q. 2925; Pellin c. Bedco, division de Gérodon Inc., 2002 CanLII 20301; 3952851 Canada inc. c. Groupe Montoni (1995) division construction inc., 2017 QCCA 620; Bruneau c. Gespro technologies Inc., 2001 CanLII 20199; Montréal (Ville de) c. Montréal‑Ouest (Ville de), 2009 QCCA 2172, [2009] R.J.Q. 2729; Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87; R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, [2014] 2 R.C.S. 477; Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau‑Monde, [1979] C.A. 491; Consoltex inc. c. 155891 Canada inc., 2006 QCCA 1347; Kingsway, compagnie d’assurances générales c. Bombardier Produits récréatifs inc., 2010 QCCA 1518, [2010] R.J.Q. 1894; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; 3952851 Canada inc. c. Groupe Montoni (1995) division construction inc., 2017 QCCA 620; Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037, [2011] R.J.Q. 1185; Société d’habitation du Québec c. Leduc, 2008 QCCA 2065; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; St-Eustache (Ville de) c. Régie intermunicipale Argenteuil Deux‑Montagnes, 2011 QCCA 227; Bohémier c. Barreau du Québec, 2012 QCCA 308; Entrepôt International Québec, s.e.c. c. Protection incendie de la Capitale inc., 2014 QCCA 617; Racine c. Langelier, 2013 QCCS 5657; Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122; Bruneau c. Gespro technologies Inc., 2001 CanLII 20199; Agri-capital Drummond inc. c. Mallette, s.e.n.c.r.l., 2009 QCCA 1589, [2009] R.R.A. 935; 9227-1899 Québec inc. c. Gosselin, 2013 QCCS 5036; Conporec inc. c. Sorel-Tracy (Ville de), 2013 QCCS 2789; Industries Portes Mackie inc. c. Garaga inc., 2007 QCCS 3304; Desrochers c. EDC-Exportation et développement Canada, 2007 QCCS 3032; Besner c. Friedman & Friedman, 2004 CanLII 14237; Benhaim c. St-Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103; Fanous c. Gauthier, 2018 QCCA 293; Weinberg c. Ernst & Young LLP, 2003 CanLII 33911; Weinberg c. Ernst & Young LLP, [2003] J.Q. no 14375 (QL); Côté c. Rancourt, 2004 CSC 58, [2004] 3 R.C.S. 248; Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600.

Lois et règlements cités

Code civil du Bas-Canada.

Code civil du Québec, art. 298, 301 à 303, 1458, 1607, 1611.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25, art. 55, 76, 165, 462.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01, art. 85, 99, 168.

Loi canadienne sur les sociétés par actions , L.R.C. 1985, c. C‑44, art. 239 .

Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3, art. 38(1) .

Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S‑31.1, art. 445.

Doctrine et autres documents cités

Baudouin, Jean‑Louis, Patrice Deslauriers et Benoît Moore. La responsabilité civile, Principes généraux, vol. 1, 8e éd., Montréal, Yvon Blais, 2014.

Belleau, Charles. Collection de droit 2017-2018, Preuve et procédure, vol. 2, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2017.

Chamberland, Luc, dir. Le grand collectif : Code de procédure civile — Commentaires et annotations, 3e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2018.

Ferland, Denis et Benoît Emery. Précis de procédure civile du Québec, vol. 1, 5e éd., Montréal, Yvon Blais, 2015.

Karim, Vincent. Les obligations, vol. 2, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur Ltée, 2015.

Lluelles, Didier et Benoît Moore. Droit des obligations, 2e éd., Montréal, Les Éditions Thémis, 2012.

Martel, Paul. La société par actions au Québec, vol. 1, Ottawa, Wilson & Lafleur, Martel Ltée, 2011 (feuilles mobiles mises à jour janvier 2018, envoi no100).

Pérodeau, Frédéric. « Le sort réservé à la réclamation d’un actionnaire pour la perte de valeur de ses actions : une revue de la jurisprudence québécoise », dans Barreau du Québec, Les dommages en matière civile et commerciale, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2006.

Piché, Catherine. Droit judiciaire privé, 2e éd., Montréal, Thémis, 2014.

Reid, Hubert. Dictionnaire de droit québécois et canadien, 5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2015.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Morissette, Bich et Hogue), 2017 QCCA 391, [2017] AZ‑51373221, [2017] J.Q. no 2229 (QL), 2017 CarswellQue 1511 (WL Can.), confirmant une décision de la juge Mayrand, 2015 QCCS 3482, [2015] AZ‑51199707, [2015] J.Q. n6901 (QL), 2015 CarswellQue 7213 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.

                    Doug Mitchell, Jean‑Michel Boudreau et François Goyer, pour les appelants.

                    Katherine Delage, Nick Krnjevic et Ann‑Julie Auclair, pour les intimés Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., LJT Fiscalité Inc., LJT Corporatif Inc., LJT Conseil Inc., LJT Litige Inc. et LJT Immobilier Inc.

                    Neil A. Peden, Caroline Biron et Marie-Pier Cloutier, pour l’intimé Lehoux Boivin Comptables Agréés.

                    Personne n’a comparu pour les intimés Marcel Chaput et Fiscaliste M.C. Inc.

                    Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown, Rowe et Martin rendu par

                     Le juge Rowe —

I.              Introduction

[1]                              Le présent pourvoi soulève deux questions où la Cour est appelée à réaffirmer les principes fondamentaux du droit procédural et du droit des sociétés. La première est liée aux règles relatives à la qualité pour agir prévues dans le Code de procédure civile du Québec, RLRQ, c. C‑25 (« ancien C.p.c. »), devenu le Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« nouveau C.p.c. »), et exige que la Cour précise les éléments nécessaires pour rejeter, en vertu de l’art. 165(3) de l’ancien C.p.c. (l’art. 168(3) du nouveau C.p.c.), une action pour cause d’absence d’« intérêt suffisant ». La deuxième porte sur la personnalité juridique distincte des sociétés et requiert que la Cour réaffirme les raisons pour lesquelles les actionnaires ne disposent pas de droit d’action en vertu du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») relativement aux fautes commises à l’endroit de la société dans laquelle ils détiennent des actions. À mon avis, l’application des principes fondamentaux mène à la conclusion que le pourvoi devrait être rejeté.

II.           Faits

[2]                              Les appelants sont MM. Yves Brunette et Jean M. Maynard, qui agissent en qualité de fiduciaires de Fiducie Maynard 2004 (« Fiducie »). La Fiducie était la seule actionnaire de 9143‑1304 Québec inc., une société de portefeuille qui contrôlait — en totalité ou en partie — les sociétés qui formaient le Groupe Melior. Avant 2010, ce dernier possédait, rénovait et exploitait des résidences pour personnes âgées et, de l’avis général, était prospère.

[3]                              Deux événements ont coupé court au succès du Groupe Melior, événements ayant pesé lourdement sur les finances de ses sociétés membres. Premièrement, il y a eu la découverte que la vice‑présidente du Groupe Melior avait commis une fraude de 1,8 millions de dollars envers les sociétés. Deuxièmement, Revenu Québec a établi des avis de cotisation imprévus à l’égard de plusieurs sociétés du Groupe Melior en 2009. Ces avis — ainsi que les mesures de recouvrement qui les accompagnaient — ont causé la faillite de la plupart des sociétés du Groupe Melior, de 9143‑1304 Québec inc. et de M. Maynard, ce qui a causé la perte totale de la valeur du patrimoine de la Fiducie, lequel était composé exclusivement des actions dans 9143‑1304 Québec inc.

[4]                              Les appelants ont introduit la présente instance pour recouvrer la perte de valeur du patrimoine de la Fiducie auprès des intimés, un groupe d’avocats et de comptables composé de Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., LJT Fiscalité Inc., LJT Corporatif Inc., LJT Conseil Inc., LJT Litige Inc., LJT Immobilier Inc., Lehoux Boivin Comptables Agréés, s.e.n.c., Marcel Chaput et Fiscaliste M.C. Inc. Ils ont soutenu que les intimés avaient commis un certain nombre de fautes professionnelles dans l’établissement de la structure fiscale du Groupe Melior et que, ce faisant, ceux‑ci avaient manqué à leur obligation de conseil envers la Fiducie. Ils ont fait valoir, notamment, que la structure fiscale établie par les intimés n’était pas conforme à la loi et qu’elle exposait les sociétés à une obligation fiscale imprévue. Selon les appelants, ces fautes ont mené à la faillite de la plupart des sociétés du Groupe Melior, à la faillite de 9143‑1304 Québec inc. et à la perte totale de la valeur du patrimoine de la Fiducie. Les appelants ont réclamé des dommages‑intérêts s’élevant au total à 55 000 000 $ — montant calculé essentiellement en fonction de la valeur nette des résidences pour personnes âgées que détenait le Groupe Melior à la fin de l’été 2008 — et le remboursement d’honoraires extrajudiciaires de 405 000 $. M. Maynard, qui était l’administrateur de plusieurs sociétés du Groupe Melior ainsi que le fiduciaire et le bénéficiaire de la Fiducie, a également réclamé aux intimés des dommages‑intérêts de 100 000 $ en réparation du préjudice moral subi.

III.        Historique judiciaire

A.           Cour supérieure, 2015 QCCS 3482

[5]                              Se fondant sur l’art. 165(3) de l’ancien C.p.c., les intimés ont présenté une requête en irrecevabilité pour cause d’absence d’intérêt suffisant. Ils ont soutenu que la Fiducie n’avait pas un intérêt suffisant pour présenter une demande relativement aux fautes commises à l’endroit des sociétés du Groupe Melior. Ils ont de plus prétendu que, comme elle était la seule actionnaire d’une société de portefeuille qui était elle‑même actionnaire du Groupe Melior, la Fiducie ne pouvait pas faire valoir un droit d’action qui appartenait uniquement aux sociétés du Groupe Melior.

[6]                              La juge Mayrand de la Cour supérieure a donné raison aux intimés. Elle a rejeté l’action au motif que les appelants n’avaient pas d’intérêt suffisant pour réclamer aux intimés des dommages‑intérêts fondés sur la perte de la valeur des actifs immobiliers appartenant aux sociétés du Groupe Melior. À son avis, la Fiducie ne pouvait pas réclamer des dommages‑intérêts pour des fautes commises à l’endroit des sociétés du Groupe Melior. Citant Foss c. Harbottle (1843), 2 Hare 461, 67 E.R. 189 (H.L.), Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122, et Hercules Managements Ltd. c. Ernst & Young, [1997] 2 R.C.S. 165, elle a expliqué que les actionnaires n’ont pas de cause d’action relativement aux fautes commises par un tiers défendeur à l’endroit de la société (par. 42). Les actionnaires n’ont plutôt un intérêt suffisant pour présenter une demande que si le tiers défendeur a manqué à une obligation légale distincte envers les actionnaires et si ces derniers ont subi un préjudice distinct de celui subi par la société (par. 43).

[7]                              En l’espèce, la juge Mayrand a conclu que la requête introductive d’instance ré‑ré‑amendée et précisée (« requête introductive d’instance ») des appelants ne satisfaisait à aucune de ces deux conditions. Premièrement, la requête n’indiquait pas que les intimés avaient manqué à une obligation distincte envers la Fiducie en sa qualité d’actionnaire (par. 63‑64). Les fautes reprochées portaient plutôt seulement sur la structure fiscale des sociétés du Groupe Melior et ne reflétaient aucune obligation légale distincte envers la Fiducie. Deuxièmement, même si elle avait révélé un manquement à une obligation légale distincte, la requête ne faisait pas état d’un préjudice distinct subi par la Fiducie (par. 66). Comme les dommages‑intérêts réclamés étaient fondés sur la valeur nette des actifs immobiliers appartenant au Groupe Melior (et non à la Fiducie), la Fiducie n’avait pas invoqué un préjudice distinct de celui subi par les sociétés du Groupe Melior. De l’avis de la juge Mayrand, cela portait un coup fatal à la demande de la Fiducie.

B.            Cour d’appel du Québec, 2017 QCCA 391

[8]                              La Cour d’appel du Québec a souscrit à l’unanimité à l’opinion de la juge Mayrand et a confirmé le rejet de la demande en raison de l’absence d’intérêt suffisant (par. 19 (CanLII)). Les juges Morissette, Bich et Hogue ont confirmé qu’en règle générale, les actionnaires d’une société n’ont pas de cause d’action pour un préjudice causé à la société (par. 20). Cette règle s’applique tant en common law qu’en droit civil québécois (par. 22). Citant l’arrêt Houle, la Cour d’appel a néanmoins reconnu une exception à cette règle lorsque les actionnaires peuvent établir qu’ils ont subi un préjudice direct distinct de celui subi par la société et que ce préjudice découle du manquement à une obligation légale distincte envers les actionnaires (par. 23).

[9]                              En l’espèce, la Cour d’appel a conclu que la Fiducie réclamait en fait des dommages‑intérêts pour la perte de valeur de son patrimoine, laquelle équivalait à la valeur nette des résidences pour personnes âgées dont les sociétés du Groupe Melior étaient propriétaires (par. 25). Elle a jugé que les sociétés du Groupe Melior (ou leurs syndics de faillite) auraient pu intenter une action contre les intimés pour obtenir ces dommages‑intérêts, mais que leur omission de le faire était insuffisante pour donner à la Fiducie le droit de présenter sa propre demande contre les intimés (par. 26). Puisque les dommages‑intérêts réclamés par la Fiducie résultaient d’un préjudice qui n’était ni direct ni distinct de celui subi par les sociétés du Groupe Melior, la cour a conclu que la Fiducie n’avait pas d’intérêt juridique suffisant pour fonder sa demande contre les intimés (par. 28). Elle a également rejeté l’argument subsidiaire des appelants portant sur les pertes d’investissements au motif qu’ils n’avaient pas fait valoir ces pertes dans le cadre d’une réclamation particulière (par. 30‑31).

IV.        Questions en litige

[10]                          Le pourvoi soulève une seule question : les tribunaux inférieurs ont‑ils commis une erreur en rejetant la demande de la Fiducie en raison de l’absence d’intérêt suffisant sur le fondement de l’art. 165(3) de l’ancien C.p.c.? Pour répondre à cette question, la Cour doit prendre en considération les principes relatifs à la qualité pour agir prévus dans le C.p.c. et les règles qui limitent le droit des actionnaires de demander à être indemnisés pour des fautes commises à l’endroit d’une société dans laquelle ils détiennent des actions. Avant d’analyser la question de fond touchant le droit des sociétés au regard du C.c.Q., je vais d’abord examiner la question de procédure au regard du C.p.c.

V.           Analyse

A.           Qualité pour agir sous le régime du Code de procédure civile

(1)           « Intérêt suffisant »

[11]                          L’article 55 de l’ancien C.p.c. — qui correspond à l’art. 85 du nouveau C.p.c. — définit la règle de base quant à la qualité pour agir au Québec. Il est rédigé en ces termes :

                    55.            Celui qui forme une demande en justice, soit pour obtenir la sanction d’un droit méconnu, menacé ou dénié, soit pour faire autrement prononcer sur l’existence d’une situation juridique, doit y avoir un intérêt suffisant.

[12]                          Je constate, d’entrée de jeu, que le C.p.c. ne précise pas le sens d’« intérêt suffisant » (C. Piché, Droit judiciaire privé (2e éd. 2014), p. 228). Il faut donc se tourner vers la jurisprudence pour en dégager le sens. Au Québec, l’arrêt de principe est toujours Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau‑Monde, [1979] C.A. 491, où la Cour d’appel a affirmé à la p. 493 :

L’intérêt, c’est l’avantage que retirera la partie demanderesse du recours qu’elle exerce, le supposant fondé. À part les cas d’exception spécifiquement prévus par la loi, la règle en droit commun est que pour être suffisant l’intérêt doit, entre autres, être direct et personnel. [Je souligne.]

[13]                          Se fondant sur cette définition, la Cour a déclaré que l’intérêt requis par l’art. 55 doit être « un intérêt juridique, direct et personnel, et né et actuel » (Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207, par. 37‑38, citant D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (3e éd. 1997), vol. 1, p. 89 et suiv.; Jeunes Canadiens, p. 493; voir aussi Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 44; Kingsway, compagnie d’assurances générales c. Bombardier Produits récréatifs inc., 2010 QCCA 1518, [2010] R.J.Q. 1894, par. 21; Société d’habitation du Québec c. Leduc, 2008 QCCA 2065, par. 14 (CanLII)).

[14]                          Dans le contexte d’une action en responsabilité civile, cela signifie habituellement que « seul un préjudice personnel confère à l’auteur d’une demande en justice l’intérêt requis pour la présenter » (Bou Malhab, par. 44). Les règles applicables aux dommages‑intérêts au Québec confirment cette exigence. Comme l’a souligné la Cour dans Bou Malhab, « les règles de la responsabilité civile prévue par le C.c.Q. requièrent que, pour être réparable, le préjudice soit personnel au demandeur. La réparation de nature compensatoire a pour but de remettre la victime dans la situation qui était la sienne avant le préjudice. Les termes mêmes des art. 1607 et 1611 C.c.Q. confirment que le préjudice réparé doit être personnel au créancier du droit à la réparation » (par. 47). Cette cohérence avec le C.c.Q. renforce la conclusion selon laquelle l’« intérêt suffisant » en cause visé à l’art. 55 de l’ancien C.p.c. doit être direct et personnel et ne peut, à moins d’une exception en droit, être fondé sur le droit d’action d’une autre partie.

(2)           Absence d’« intérêt suffisant »

[15]                          L’existence d’un intérêt suffisant est une des conditions qui déterminent si l’action est recevable ou non en droit (Jeunes Canadiens, p. 493; voir aussi Piché, p. 228). Avec la question de la capacité juridique d’agir, elle complète un ensemble de conditions préliminaires auxquelles une personne doit généralement satisfaire pour que le tribunal examine sa demande. L’absence d’intérêt suffisant peut donc être soulevée par le tribunal de son propre chef, ce qui peut donner lieu au rejet de la demande en vertu de l’art. 462 de l’ancien C.p.c. (Jeunes Canadiens, p. 493).

[16]                          Puisqu’il s’agit de l’une des conditions nécessaires à la recevabilité d’une action, le tribunal ne suppose pas l’existence d’un intérêt suffisant; celle‑ci doit être établie par le demandeur, qui doit dans la requête introductive d’instance invoquer les faits nécessaires pour étayer le caractère suffisant de son intérêt (ibid., p. 494). À cette fin, les allégations de fait vagues et générales ne suffisent pas. Le demandeur doit plutôt fournir un exposé précis des faits, comme l’exigent les règles générales relatives à la procédure écrite énoncées à l’art. 76 de l’ancien C.p.c. (l’art. 99 du nouveau C.p.c.).

[17]                          Pour cette raison, le caractère suffisant de l’intérêt que fait valoir le demandeur peut être contesté s’il ne respecte pas les exigences du C.p.c. À cette fin, l’art. 165(3) de l’ancien C.p.c. — l’art. 168(3) du nouveau C.p.c. — prévoit le fondement procédural pour que le défendeur puisse présenter une telle contestation à l’étape des requêtes préliminaires. Il est rédigé en ces termes :

                    165. Le défendeur peut opposer l’irrecevabilité de la demande et conclure à son rejet :

                    1. S’il y a litispendance ou chose jugée;

                    2. Si l’une ou l’autre des parties est incapable ou n’a pas qualité;

                    3. Si le demandeur n’a manifestement pas d’intérêt;

                    4. Si la demande n’est pas fondée en droit, supposé même que les faits allégués soient vrais.

[18]                          Je signale que le moyen d’irrecevabilité prévu à l’art. 165(3) ne sera accueilli que si le demandeur n’a manifestement pas d’intérêt. Les tribunaux sont donc appelés à faire preuve de prudence avant de rejeter une demande sur ce fondement au stade préliminaire (Leduc, par. 15; Paradis c. Association des propriétaires VDA, 2007 QCCA 1736, par. 5 (CanLII)). La Cour a formulé une mise en garde semblable dans le contexte des requêtes préliminaires en irrecevabilité dans Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, [2014] 2 R.C.S. 477, en affirmant ce qui suit : « Le rejet d’une action au stade préliminaire peut [. . .] entraîner de très sérieuses conséquences. Les tribunaux doivent pour cette raison faire preuve de circonspection dans l’exercice de ce pouvoir » (par. 17).

[19]                          Néanmoins, l’intérêt suffisant étant une condition de recevabilité applicable à toutes les demandes, il s’ensuit que les tribunaux doivent être en mesure d’établir son existence et, s’il y a lieu, de rejeter les demandes lorsque l’intérêt allégué est insuffisant. Cela suppose que la question de l’intérêt suffisant du demandeur doit pouvoir être tranchée au stade des requêtes préliminaires, sans que le tribunal ait besoin de décider si la demande est fondée en droit. Le tribunal est plutôt tenu de faire des inférences et de tirer des conclusions quant à savoir si le demandeur a ou non un intérêt suffisant. Dans toutes les actions en responsabilité civile, il faut donc que l’intérêt suffisant du demandeur soit établi avant que le tribunal examine la demande sur le fond — c’est‑à‑dire avant que le tribunal rende une décision définitive concernant les éléments essentiels que constituent la faute, le préjudice et le lien de causalité. D’un point de vue logique, cette analyse sur le fond ne sera nécessaire que lorsque la condition préliminaire de l’intérêt suffisant est respectée.

[20]                          Si le défendeur conteste le caractère suffisant de l’intérêt du demandeur en vertu de l’art. 165(3) de l’ancien C.p.c., ce dernier a la possibilité de répondre en présentant des faits additionnels pour démontrer cet intérêt. Cependant, contrairement à ce qui se passe dans le cas des requêtes fondées sur l’art. 165(4) de l’ancien C.p.c., le tribunal n’a pas, pour les besoins de la requête, à tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur (Leduc, par. 16). Il n’est pas non plus tenu d’accepter la qualification de ces faits. Pour cette raison, le demandeur peut soumettre au tribunal des éléments de preuve qui étayent les faits allégués si le défendeur soulève l’art. 165(3) de l’ancien C.p.c. et fait valoir que les allégations sont insuffisantes à elles seules pour établir l’intérêt suffisant requis par l’art. 55 (ibid.).

[21]                          Pour que le tribunal établisse l’existence d’un intérêt suffisant au sens de l’art. 55 de l’ancien C.p.c., les faits allégués par le demandeur doivent se rapporter au droit substantiel en cause. Il en est ainsi parce que l’existence d’un tel intérêt ne peut être établie dans l’abstrait. Comme l’a souligné la Cour dans Noël, par. 38 :

                        Le concept d’intérêt procédural [visé à l’art. 55] réfère toutefois au droit substantiel. [. . .] L’existence d’un intérêt à intenter un recours judiciaire dépend de l’existence d’un droit substantiel. Il ne suffit pas d’alléguer qu’une procédure existe. L’on doit invoquer un droit susceptible d’être reconnu par les tribunaux. Ce caractère de la notion d’intérêt incite ainsi à l’examen du droit substantiel d’où provient le droit d’action exercé. C’est ici que se situe le nœud de cette affaire.

[22]                          En l’espèce, il incombait à la Fiducie d’alléguer les faits nécessaires pour démontrer le caractère suffisant de son intérêt à réclamer des dommages‑intérêts en responsabilité civile aux intimés. Se fondant sur l’art. 165(3) de l’ancien C.p.c., ces derniers ont présenté une requête en irrecevabilité de la demande de la Fiducie pour cause d’absence d’intérêt suffisant, au motif qu’en tant qu’actionnaire indirecte des sociétés du Groupe Melior, la Fiducie n’avait pas le droit de réclamer des pertes équivalentes à la valeur des actifs immobiliers qui appartenaient au Groupe Melior. Pour évaluer le bien‑fondé de cet argument, nous devons examiner les règles de fond du droit des sociétés prévues dans le C.c.Q. en vue d’évaluer si la Fiducie a allégué les faits nécessaires pour démontrer le caractère suffisant de son intérêt à réclamer des dommages‑intérêts aux intimés.

B.            Principes du droit des sociétés prévus dans le Code civil du Québec

[23]                          Les tribunaux inférieurs ont rejeté la demande de la Fiducie au motif qu’elle ne pouvait pas réclamer des dommages‑intérêts aux intimés sur le fondement d’un droit d’action appartenant aux sociétés du Groupe Melior. Cette conclusion découle de principes fondamentaux du droit des sociétés. Dans les paragraphes qui suivent, je traiterai d’abord des raisons pour lesquelles les actionnaires, en droit civil québécois, ne possèdent pas de droit d’action relativement aux fautes commises à l’endroit d’une société dans laquelle ils détiennent des actions. J’examinerai ensuite ce que l’on a appelé, à tort, une exception à cette règle de l’arrêt Houle.

[24]                          Je constate que les appelants ont fortement insisté sur la spécificité du droit civil. Ils ont exhorté la Cour à ne pas adopter en bloc la règle de common law énoncée dans Foss c. Harbottle, laquelle empêche catégoriquement les actionnaires d’obtenir une indemnisation pour des fautes commises à l’endroit d’une société. Malgré le fait que les principes établis dans cette décision sont reconnus comme étant applicables au Québec depuis l’arrêt Dominion Cotton Mills Co. c. Amyot, [1912] A.C. 546 (C.P.), p. 552, les appelants ont soutenu que la règle établie dans Foss c. Harbottle est incompatible avec les principes de base du C.c.Q. (m.a., par. 34‑40 et 50‑59). Soit dit en tout respect, cet argument rate sa cible. Les décisions de la Cour supérieure et de la Cour d’appel de rejeter la demande en raison de l’absence d’intérêt reposent fermement sur les principes de droit civil. Dans certains cas, le droit civil mène à une conclusion semblable à celle à laquelle donnerait lieu la common law. Tel est le cas en l’espèce. Comme l’a souligné la Cour, « la convergence de l’approche civiliste et de l’approche de common law » est souvent « remarquable » (Bou Malhab, par. 38). Cette convergence, lorsqu’elle repose sur des principes propres à chaque système juridique, ne porte aucunement atteinte à la cohérence et à l’intégrité de l’un ou l’autre.

(1)           Le principe général de la personnalité juridique distincte

[25]                          Le C.c.Q. reconnaît que les personnes morales comme les sociétés ont une personnalité juridique distincte (art. 298) et un patrimoine distinct (art. 302). Comme toutes les personnes morales, les sociétés « ont la pleine jouissance des droits civils » (art. 301) et la « capacité requise pour exercer tous leurs droits » (art. 303). La lecture conjointe de ces dispositions mène à la conclusion que le droit d’action d’une société appartient à la société elle‑même. Comme d’autres demandeurs ayant la capacité d’agir, la société elle‑même doit exercer ses droits d’action en son propre nom, ce qui a pour corollaire que les actionnaires ne peuvent pas exercer personnellement un droit d’action qui appartient à celle‑ci (P. Martel, La société par actions au Québec (feuilles mobiles), vol. 1, par. 1-28).

[26]                          Les tribunaux au Québec ont appliqué ces principes de manière uniforme. En conséquence, la jurisprudence a empêché les actionnaires d’intenter personnellement un recours contre des tiers sur le fondement de droits d’action appartenant à la société dans laquelle ils détiennent des actions (voir, p. ex., Houle, p. 182; Groupe d’action d’investisseurs dans Biosyntech c. Tsang, 2016 QCCA 1923, par. 23‑27 (CanLII); Backman c. Canadian Imperial Bank of Commerce, [2004] R.R.A. 776 (C.A.), p. 797‑798; Abattoirs Laurentides (1987) inc. c. Olymel, 2003 CanLII 8729 (C.S. Qc), par. 129‑134; Tardif c. Huot, [2001] AZ‑50082813 (C.S. Qc); Harpin c. Lessard, 2000 CanLII 18991 (C.S. Qc); Cartier c. Tessier, 1999 CanLII 11919 (C.S. Qc); Moulin c. Aconvenbec Ltée, [1990] R.R.A. 577 (C.S. Qc), p. 580; Crevier c. Paquin, [1975] C.S. 260 (Qc), p. 264; Silverman c. Heaps, [1967] C.S. 536 (Qc), p. 539).

[27]                          Les avantages de la constitution en société s’accompagnent d’une limite corrélative aux droits des actionnaires (Houle, p. 178). Il serait incohérent — et en fait injuste — que les actionnaires bénéficient d’une responsabilité limitée tout en obtenant un droit d’action relativement aux fautes commises à l’endroit de la société dans laquelle ils détiennent des actions (Martel, par. 1‑28; voir aussi Silverman c. Heaps, p. 539). Le voile de la personnalité morale est étanche de part et d’autre; tout comme les actionnaires ne peuvent être tenus responsables des fautes commises par la société, ils ne peuvent pas non plus réclamer des dommages‑intérêts pour des fautes commises à l’endroit de celle‑ci (Houle, p. 177‑180; voir aussi F. Pérodeau, « Le sort réservé à la réclamation d’un actionnaire pour la perte de valeur de ses actions : une revue de la jurisprudence québécoise », dans Barreau du Québec, vol. 255, Les dommages en matière civile et commerciale (2006), p. 5‑6).

[28]                          L’application de cette règle en droit civil québécois ne découle pas de l’incorporation injustifiée de principes de common law. Je le rappelle, les sociétés ont une personnalité juridique distincte sous le régime du C.c.Q. Comme tous les demandeurs, elles doivent, suivant l’art. 55 de l’ancien C.p.c., avoir un intérêt direct et personnel pour agir avant d’intenter une poursuite. Dans le contexte de la responsabilité civile, cela signifie que la société elle‑même doit avoir subi un préjudice. En pareils cas, la cause d’action appartient à la société elle‑même et non à ses actionnaires, qui sont des personnes juridiques distinctes sous le régime du C.c.Q.

(2)           L’« exception » établie dans Houle

[29]                          Dans l’arrêt Houle, la Cour a réaffirmé que les actionnaires ne peuvent intenter une poursuite relativement aux fautes commises par un tiers défendeur à l’endroit d’une société parce que le droit de le faire appartient à la société elle‑même (p. 177‑180). Elle a toutefois reconnu que, dans certaines circonstances, les actionnaires peuvent avoir leur propre droit d’action contre le même défendeur (p. 180‑187). Dans de tels cas, les actionnaires doivent établir (1) que le défendeur a manqué à une obligation distincte envers les actionnaires et (2) que ce manquement leur a occasionné un préjudice direct, indépendant de celui subi par la société (ibid., p. 182 et 186; voir Biosyntech, par. 30).

[30]                          Dans l’arrêt Houle, la Cour n’a pas créé d’exception à la règle générale empêchant les actionnaires d’obtenir des dommages‑intérêts relativement aux fautes commises à l’endroit de la société. Elle a plutôt simplement réaffirmé les éléments essentiels de la responsabilité civile en droit civil québécois — la faute, le préjudice et le lien de causalité — et a conclu que les actionnaires peuvent avoir un droit d’action indépendant lorsqu’ils établissent l’existence de chaque élément de manière distincte de la faute commise à l’endroit de la société et du préjudice causé à celle‑ci (Houle, p. 182; voir aussi Pérodeau, p. 44).

[31]                          En ce qui a trait à l’élément de préjudice, l’analyse dans Houle fait ressortir que, dans la plupart des cas où des fautes sont commises à l’endroit de la société, les actionnaires ne subissent qu’un préjudice indirect (p. 185‑186). Comme le C.c.Q. permet l’obtention de dommages‑intérêts en réparation d’un préjudice direct uniquement (art. 1607), il s’ensuit que les demandes d’indemnisation pour un préjudice indirect seront rejetées, d’où la nécessité pour les actionnaires de démontrer l’existence d’une faute indépendante et d’un préjudice direct, distincts de ceux subis par la société. Bien qu’elle n’ait certes pas utilisé le terme « distinct » pour qualifier le préjudice subi par les actionnaires, la juge L’Heureux‑Dubé a insisté sur la nécessité d’un dommage direct, « . . . en plus ou au‑delà et indépendamment de tout dommage qu’a pu subir la compagnie elle‑même » (Houle, p. 186). À mon avis, un dommage direct qui est indépendant de celui subi par la société devrait, par souci de clarté, être qualifié de distinct. La nécessité d’un préjudice « distinct » a donc pour effet de réaffirmer les principes établis dans Houle plutôt que d’y déroger.

[32]                          Contrairement à ce que soutiennent les appelants, ni la Cour supérieure ni la Cour d’appel n’ont rejeté la demande en raison d’une mauvaise application de la règle de common law établie dans Foss c. Harbottle. Les deux décisions des juridictions inférieures sont fondées sur le droit civil et appliquent les exigences de la responsabilité civile énoncées dans Houle. Comme nous le verrons plus loin, le non‑respect de ces exigences par les appelants justifiait pleinement le rejet de la demande de la Fiducie.

C.            Application

[33]                          Pour établir le caractère suffisant de l’intérêt de la Fiducie à réclamer des dommages‑intérêts aux intimés, les appelants étaient tenus d’alléguer des faits qui correspondaient aux éléments énoncés dans Houle. Il leur fallait démontrer que, malgré le fait qu’elle était actionnaire indirecte des sociétés du Groupe Melior, la Fiducie disposait d’une cause d’action indépendante en responsabilité civile contre les intimés. Les appelants devaient donc établir que (1) les intimés avaient manqué à une obligation légale distincte envers la Fiducie et que (2) ce manquement avait causé un préjudice direct à la Fiducie, distinct de celui subi par les sociétés du Groupe Melior. À mon avis, les appelants n’ont réussi à établir aucun de ces deux éléments.

(1)           Manquement à une obligation légale distincte

[34]                          Les appelants devaient alléguer des faits pour étayer la conclusion selon laquelle les intimés avaient manqué à une obligation légale distincte envers la Fiducie. Pour ce faire, ils ont soutenu que les avocats et les comptables intimés avaient entretenu des relations contractuelles avec la Fiducie et les sociétés du Groupe Melior (m.a., par. 8). Ils ont aussi fait valoir que les intimés avaient commis des fautes contractuelles et extracontractuelles à l’endroit de la Fiducie. Ces fautes étaient en grande partie liées à la structure fiscale déficiente qu’avaient établie les intimés pour le Groupe Melior (requête introductive d’instance, par. 278‑292).

[35]                          Les faits allégués qui portent sur la première exigence établie dans Houle renvoient principalement aux obligations légales envers les sociétés du Groupe Melior et non envers la Fiducie. Ils ne suffisent pas pour donner à la Fiducie un droit d’action indépendant contre les intimés, car ils ne révèlent aucun manquement à une obligation légale indépendante envers la Fiducie. J’ajoute que, bien qu’elle fasse état d’obligations légales distinctes des intimés envers la Fiducie, la requête introductive d’instance n’indique pas de quelle façon ces obligations se rapportent au préjudice en cause dans le présent pourvoi.

[36]                          Prenons, par exemple, les allégations générales présentées par les appelants dans les premiers paragraphes de leur exposé des faits :

                        Les défendeurs, qui sont tous avocats, experts‑comptables et/ou vérificateurs, ont adopté, tel qu’il sera démontré ci‑après, une conduite manifestement déraisonnable dans l’exécution de mandats en regard de la gestion des affaires du Groupe Melior (tel qu’il sera défini ci‑après), et dans leurs relations avec Maynard tant en sa qualité personnelle qu’en sa qualité de fiduciaire de la Fiducie, et ont, de façon répétée, fait preuve de négligence grossière et de manquements à leurs devoirs de compétence et de conseil dans leur rôle de conseillers de Groupe Melior, de Maynard et de la Fiducie, causant ainsi un préjudice important à la Fiducie et à Maynard;

                        Les défendeurs agissant comme professionnels pour le compte de Groupe Melior, de la Fiducie et de Maynard avaient, en tout temps pertinent pour les fins des présentes, pleinement connaissance ou ne pouvaient raisonnablement ignorer que leurs agissements causeraient un préjudice à la Fiducie et à Maynard; [Je souligne.]

(requête introductive d’instance, par. 3‑4)

[37]                          Il ressort clairement de ces paragraphes que les appelants confondent les obligations des intimés envers les sociétés du Groupe Melior et celles que ceux‑ci auraient envers la Fiducie et M. Maynard. Malgré la promesse d’une plus grande précision, cette confusion entre les obligations se poursuit tout au long de l’exposé des faits (voir, p. ex., par. 35, 46 et 256). Le problème est qu’une obligation des intimés envers le Groupe Melior ne donne pas nécessairement lieu à une obligation indépendante envers la Fiducie.

[38]                          Par exemple, bien qu’ils soutiennent que les intimés ont fait preuve de négligence lorsqu’ils ont établi la structure fiscale du Groupe Melior, les appelants allèguent seulement des faits qui sont liés aux obligations envers le Groupe Melior lui‑même (voir, p. ex., la requête introductive d’instance, par. 181, 198 et 273). Autrement dit, ils n’ont pas su démontrer que les intimés avaient, envers la Fiducie elle‑même, une obligation indépendante d’information et de conseil au sujet de la structure fiscale. De même, le fait que des renseignements relatifs à cette structure fiscale auraient pu être communiqués à M. Maynard en sa qualité d’administrateur de plusieurs sociétés du Groupe Melior ne signifie pas que les intimés avaient une obligation distincte d’informer la Fiducie en sa qualité d’actionnaire ultime des sociétés.

[39]                          Le préjudice subi par les sociétés du Groupe Melior peut certes avoir des conséquences sur ceux qui y détiennent des actions. La Fiducie était la seule actionnaire de la société 9143‑1304 Québec inc.; cette dernière contrôlait en totalité ou en partie les sociétés du Groupe Melior. Pour cette raison, tout manquement à une obligation envers le Groupe Melior était susceptible d’avoir une incidence indirecte sur les intérêts à la fois de 9143‑1304 Québec inc. et de la Fiducie. M. Maynard, en sa qualité de fiduciaire et de principal bénéficiaire de la Fiducie, pouvait également être touché par les fautes commises à l’endroit du Groupe Melior et le préjudice en résultant. Cependant, ayant choisi de structurer son entreprise au moyen de diverses constitutions en sociétés, il ne peut maintenant chercher à échapper aux conséquences de ces choix. Comme l’a affirmé la juge Wilson dans Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2, « [a]yant opté pour les avantages de la constitution en société, il ne devrait pas lui être permis de se soustraire à ses désavantages. Il ne devrait pas lui être loisible de “jouer sur les deux tableaux” en même temps » (p. 11).

[40]                          La Fiducie ne demande évidemment pas mieux que d’échapper aux dettes des sociétés du Groupe Melior. Cette responsabilité limitée a toutefois un prix : en tant qu’actionnaire, la Fiducie n’a pas de droit d’action relativement aux fautes commises par les intimés à l’endroit du Groupe Melior. Vu la nature exceptionnelle de la demande de la Fiducie, il incombait aux appelants d’alléguer suffisamment de faits pour établir de quelle façon les intimés avaient manqué à une obligation légale envers la Fiducie, obligation étant distincte de celles qu’ils avaient envers le Groupe Melior. Leur omission de le faire porte un coup fatal à la demande de la Fiducie.

(2)           Préjudice distinct

[41]                          Les appelants étaient aussi tenus d’alléguer des faits montrant que le préjudice direct subi par la Fiducie était distinct de celui subi par le Groupe Melior. Ils ont décrit le préjudice subi par la Fiducie comme « l’anéantissement de la valeur du patrimoine fiduciaire » (requête introductive d’instance, par. 293). La Fiducie réclame des dommages‑intérêts évalués à 55 000 000 $ pour ce préjudice, montant calculé principalement pour tenir compte de la valeur nette des résidences pour personnes âgées que détenait et exploitait le Groupe Melior à la fin de l’été 2008 (ibid., par. 300). Le problème, toutefois, tient à ce que ces résidences appartenaient aux sociétés du Groupe Melior et non à la Fiducie. En tant qu’actionnaire ultime, la Fiducie a inévitablement subi un préjudice du fait de la faillite des sociétés du Groupe Melior. Cependant, comme il est allégué dans la requête introductive d’instance, le préjudice causé par les intimés — la faillite et la perte des résidences pour personnes âgées qui en a découlé — a été subi par les sociétés du Groupe Melior. Il n’a pas été directement subi par la Fiducie.

[42]                          La preuve présentée par les appelants devant la Cour supérieure renforce cette conclusion. Par exemple, le rapport d’expert utilisé pour calculer les dommages‑intérêts de la Fiducie révèle que la perte de la valeur du patrimoine fiduciaire subie par la Fiducie correspond à la valeur nette des résidences pour personnes âgées ayant déjà appartenu au Groupe Melior (par. 69‑72, citant la pièce P‑8). Cet élément de preuve confirme que le préjudice allégué par la Fiducie ne peut être distingué des pertes subies par le Groupe Melior.

[43]                          La Cour a souvent affirmé que la déclaration (appelée demande introductive d’instance au Québec (dans le nouveau C.p.c.)) définit ce qui est en litige et informe les parties adverses de la cause qu’elles auront à contrer (Haaretz.com c. Goldhar, 2018 CSC 28, [2018] 2 R.C.S. 3, par. 21; voir aussi Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535, par. 41). Pour cette raison, ni les parties ni les tribunaux ne peuvent redéfinir une cause d’action en appel ou inclure dans la déclaration, par voie d’interprétation extensive, des éléments qui n’y figurent pas. Comme le préjudice allégué en l’espèce a été subi par les sociétés du Groupe Melior, les faits invoqués par les appelants indiquent seulement que la Fiducie a subi un préjudice indirect.

[44]                          Un préjudice indirect n’est pas indemnisable en vertu de l’art. 1607 C.c.Q. Comme l’ont affirmé Beaudoin, Deslauriers et Moore :

                    Les tribunaux ne reconnaissent pas le préjudice qui puise sa source immédiate non dans la faute elle‑même, mais dans un autre préjudice déjà causé par la faute. En d’autres termes, est indirect le dommage issu du dommage, le dommage par ricochet, le dommage au « second degré ».

(J.‑L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile, Principes généraux (8e éd. 2014), vol. 1, nº 1‑684)

[45]                          Ce principe a été confirmé dans plusieurs décisions au Québec, où il a été conclu que le préjudice direct subi par une société équivaut à un préjudice indirect subi par l’actionnaire (Houle, p. 186; Biosyntech, par. 23; Silverman, p. 539; Michaud c. Groupe Vidéotron Ltée, [2003] R.J.Q. 3087 (C.A.), par. 66; St‑Paul Fire & Marine Insurance Co. c. Parsons & Misiurak Construction Ltd., [1996] R.J.Q. 2925 (C.S. Qc), p. 2971‑2972; Pellin c. Bedco, division de Gérodon Inc., 2002 CanLII 20301 (C.S. Qc), par. 44). La présente affaire ne fait pas exception.

[46]                          Je reconnais que la qualification d’un préjudice comme étant direct ou indirect requiert une analyse de la causalité et qu’il revient généralement au juge de première instance de se prononcer sur les questions relatives à la causalité. Dans certaines décisions, les tribunaux québécois ont refusé de rejeter des demandes sur ce fondement dans le contexte d’une requête préliminaire (3952851 Canada inc. c. Groupe Montoni (1995) division construction inc., 2017 QCCA 620, par. 47 (CanLII); Bruneau c. Gespro technologies Inc., 2001 CanLII 20199 (C.S. Qc), par. 11‑13). Il existe toutefois une importante différence entre ces affaires et le cas qui nous occupe. Dans ces affaires, les tribunaux ont jugé que les faits allégués suffisaient pour établir le fondement juridique des demandes ou l’intérêt requis des demandeurs (Montoni, par. 56; Gespro, par. 20‑21). Tel n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Bien qu’ils doivent faire preuve de prudence lorsqu’ils exercent leur pouvoir de rejeter des demandes pour cause d’absence d’intérêt suffisant, les tribunaux ont l’obligation de mettre fin à l’instance lorsque cet intérêt est manifestement absent (Montréal (Ville de) c. Montréal‑Ouest (Ville de), 2009 QCCA 2172, [2009] R.J.Q. 2729, par. 31).

[47]                          De plus, si nous acceptons que la question de la qualification du préjudice est si intimement liée à celle de la causalité qu’elle doit, dans tous les cas, être tranchée au procès sur le fond, les requêtes préliminaires fondées sur l’art. 165(3) seront immanquablement rejetées dans le contexte de la responsabilité civile. Il en est ainsi parce que l’un des éléments essentiels de la demande — le préjudice — ne peut jamais être contesté avant le procès sur le fond. Au stade préliminaire, les tribunaux québécois seront effectivement dépouillés de tout moyen d’écarter, en vertu de l’art. 165(3), les demandes non fondées en responsabilité civile en raison de l’absence d’intérêt suffisant.

[48]                          Le risque de gaspillage des ressources judiciaires est considérable en l’espèce. Comme l’a affirmé la Cour dans Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, « les formalités excessives et les procès interminables occasionnant des dépenses et des délais inutiles peuvent faire obstacle au règlement juste et équitable des litiges » (par. 24). Le règlement juste et équitable des litiges exige une affectation efficiente des ressources judiciaires. Vu la rareté de telles ressources, les tribunaux doivent être capables de rejeter au stade préliminaire les demandes qui sont manifestement non fondées.

[49]                          Pour reprendre les propos de la juge en chef McLachlin dans R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, « [l]e pouvoir de radier les demandes ne présentant aucune possibilité raisonnable de succès constitue une importante mesure de gouverne judiciaire essentielle à l’efficacité et à l’équité des procès. Il permet d’élaguer les litiges en écartant les demandes vaines et en assurant l’instruction des demandes susceptibles d’être accueillies » (par. 19). Il en va de même du pouvoir en vertu du C.p.c. de rejeter des demandes pour cause d’absence d’intérêt suffisant.

[50]                          N’ayant pas réussi à établir qu’elle a subi un préjudice direct distinct de celui subi par les sociétés du Groupe Melior, la Fiducie ne répond pas aux exigences établies dans Houle. Elle ne peut donc pas établir le caractère suffisant de son intérêt à réclamer des dommages‑intérêts aux intimés.

VI.        Conclusion

[51]                          Les principes du droit procédural et du droit des sociétés au Québec empêchent les actionnaires d’exercer des droits d’action qui appartiennent aux sociétés dans lesquelles ils détiennent des actions. Les actionnaires peuvent toutefois intenter une poursuite s’ils peuvent démontrer (1) un manquement à une obligation distincte et (2) un préjudice direct qui est distinct de celui subi par les sociétés en question. Ces exigences reflètent les principes essentiels de la responsabilité civile sous le régime du C.c.Q. et permettent aux actionnaires ayant un intérêt direct et personnel de réclamer des dommages‑intérêts à des tiers défendeurs.

[52]                          En l’espèce, la requête introductive d’instance des appelants ne fait pas état d’un manquement à une obligation légale distincte, ni d’un préjudice distinct de celui subi par les sociétés du Groupe Melior. Ils n’ont donc pas démontré l’existence d’un intérêt direct et personnel qui permettrait à la Fiducie de réclamer des dommages‑intérêts aux intimés.

[53]                          J’ajouterai ceci. Si les actionnaires veulent veiller à ce qu’une société exerce ses droits, ils peuvent le faire en intentant un recours similaire à l’action oblique au nom de la société (Loi canadienne sur les sociétés par actions , L.R.C. 1985, c. C‑44, art. 239 ; Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S‑31.1, art. 445). Ces règles changent s’il y a faillite puisque tous les droits d’action appartenant à la société passent alors au syndic. Si ce dernier refuse d’intenter une action pour le compte de la société, la Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B‑3 , prévoit qu’un créancier peut obtenir du tribunal l’autorisation d’engager une poursuite fondée sur le droit d’action appartenant à la société (par. 38(1)). D’autres créanciers ont donc alors la possibilité de prendre part à l’instance. Les actionnaires n’ont pas un tel droit. Tout excédent recouvré par les créanciers appartient au patrimoine de la société et est destiné à l’ensemble de ses créanciers et, s’il reste quelque chose, à ses actionnaires. Permettre aux actionnaires d’obtenir avant cette distribution un droit d’action indépendant pour le préjudice subi par la société faillie bouleverserait les priorités habituelles de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité .

[54]                          Dans le cas qui nous occupe, le syndic de faillite du Groupe Melior aurait pu intenter une poursuite contre les intimés, mais il ne l’a pas fait. Les créanciers du Groupe Melior auraient pu également, avec l’autorisation du tribunal de faillite, intenter une poursuite contre eux, mais ils ne l’ont pas fait non plus. Leur omission de poursuivre les intimés ne donne pas à la Fiducie une cause d’action indépendante contre les intimés. Comme la Fiducie n’a pas l’intérêt suffisant exigé à l’art. 55 de l’ancien C.p.c., je rejetterais le pourvoi avec dépens en faveur de Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., de LJT Fiscalité Inc., de LJT Corporatif Inc., de LJT Conseil Inc., de LJT Litige Inc., de LJT Immobilier Inc. et de Lehoux Boivin Comptables Agréés, s.e.n.c., et je confirmerais le rejet de sa demande conformément à l’art. 165(3) de l’ancien C.p.c.

                    Les motifs suivants ont été rendus par

                     La juge Côté (dissidente)

I.              Introduction

[55]                          Il n’y a rien de banal à rejeter une action avant même que le demandeur ait pu se faire entendre sur le fond. Comme le rappelait la Cour dans Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, [2014] 2 R.C.S. 477, par. 1, « si la saine administration de la justice commande que les recours voués à l’échec n’accaparent pas les ressources des tribunaux, le principe cardinal de l’accès à la justice exige en revanche que ce pouvoir soit utilisé avec parcimonie, lorsqu’il est manifeste qu’une demande n’a aucune chance raisonnable de succès ». La prudence s’impose d’autant plus lorsque le moyen d’irrecevabilité repose sur l’absence d’intérêt. En effet, l’intérêt est souvent tributaire des faits — et peut rarement être apprécié pleinement avant l’instruction de l’affaire.

[56]                          Dans le présent dossier, les tribunaux de juridiction inférieure ont conclu que Fiducie Maynard 2004[1] (« Fiducie ») ne possédait manifestement pas l’intérêt suffisant ni la qualité pour former une demande en justice à l’encontre des intimés. Ils ont donc déclaré la requête introductive d’instance ré-ré-amendée et précisée (« RII ») irrecevable et l’ont rejetée au stade préliminaire. Mon collègue le juge Rowe partage leur avis et rejetterait donc l’appel.

[57]                          Selon la juge Mayrand de la Cour supérieure, la RII ne soulèverait aucune faute qui aurait été commise à l’endroit de la Fiducie, et qui serait distincte de celle qui aurait été commise à l’égard des sociétés qui composent le Groupe Melior et dont la Fiducie est indirectement actionnaire (2015 QCCS 3482, par. 58 et 63). De plus, la RII ne ferait état d’aucun préjudice subi par la Fiducie qui serait distinct de celui subi par ces sociétés (par. 66). Par conséquent, la Fiducie n’aurait manifestement pas l’intérêt nécessaire pour intenter la présente action, puisque ce sont les sociétés en question qui seraient « titulaires des droits réclamés » (par. 79).

[58]                          La Cour d’appel a confirmé cette décision et rejeté l’appel formé par la Fiducie. De l’avis de la cour, aucun préjudice direct, distinct et indépendant de celui occasionné aux sociétés ne serait allégué dans la RII (2017 QCCA 391, par. 30). Compte tenu de cette conclusion, la Cour d’appel n’a pas jugé nécessaire de décider si la RII alléguait un manquement à une obligation à l’endroit de la Fiducie (par. 35).

[59]                          À mon avis, les tribunaux de juridiction inférieure ont commis une erreur qui nécessite l’intervention de cette Cour. Selon les allégations non contredites de la RII, il existait des contrats de mandat distincts intervenus, d’une part, entre la Fiducie et les avocats, comptables et fiscalistes intimés et, d’autre part, entre les sociétés du Groupe Melior et les intimés. Toujours selon la RII, les intimés auraient manqué aux obligations qui leur incombaient en vertu de leurs contrats de mandat avec la Fiducie, causant ainsi un préjudice direct et personnel à cette dernière (voir art. 1458 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »)). Au stade préliminaire, ces allégations suffisent à établir que la Fiducie possède l’intérêt requis pour former une demande en justice. Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, comme c’est le cas du caractère direct du préjudice et de la faute, doivent être laissées à l’appréciation du juge du fond et tranchées après analyse de la preuve pertinente. Sans me prononcer sur les chances que la Fiducie parvienne à prouver son intérêt lors de l’instruction, je suis d’avis qu’il est prématuré de rejeter l’action. J’accueillerais donc l’appel.

II.           L’irrecevabilité fondée sur l’absence manifeste d’intérêt

[60]                          L’intérêt suffisant requis par l’art. 55 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25 (« ancien C.p.c. »), maintenant l’art. 85 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 (« nouveau C.p.c. »), correspond à l’avantage pécuniaire ou moral que retirera le demandeur si l’action s’avère fondée (Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau-Monde, [1979] C.A. 491, p. 493-494; Consoltex inc. c. 155891 Canada inc., 2006 QCCA 1347, par. 28 (CanLII); Kingsway, compagnie d’assurances générales c. Bombardier Produits récréatifs inc., 2010 QCCA 1518, [2010] R.J.Q. 1894, par. 21). Cet intérêt doit être de nature juridique, de sorte qu’il dépend de l’existence d’un droit substantiel susceptible d’être reconnu par les tribunaux (Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207, par. 37-38). L’intérêt doit en outre être direct et personnel, en ce sens que le demandeur doit avoir été lésé dans un droit qui lui est propre (Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 44 et 47).

[61]                          L’intérêt est d’abord une condition de fond. Si la preuve révèle, au terme de l’instruction, l’absence d’intérêt suffisant du demandeur, l’action sera rejetée par voie de jugement final (D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (5e éd. 2015), vol. 1, par. 1-888).

[62]                          L’intérêt est également un critère essentiel à la recevabilité de toute demande en justice (Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne, p. 493; C. Belleau, Collection de droit 2017-2018, vol. 2, Preuve et procédure, p. 59-60). Une demande peut être rejetée dès le stade préliminaire, à condition toutefois que l’absence d’intérêt soit manifeste. Cette règle est expressément prévue par le Code de procédure civile :

165. Le défendeur peut opposer l’irrecevabilité de la demande et conclure à son rejet :

 

. . .

 

3.  Si le demandeur n’a manifestement pas d’intérêt;

 

(ancien C.p.c., art. 165)

 

 

168. Une partie peut opposer l’irrecevabilité de la demande ou de la défense et conclure à son rejet dans l’une ou l’autre des circonstances suivantes :

 

. . .

 

3° l’une ou l’autre des parties n’a manifestement pas d’intérêt.

 

(nouveau C.p.c., art. 168)

[63]                          L’absence d’intérêt doit donc être manifeste pour justifier le rejet d’une demande en justice avant l’instruction. Le terme « manifeste » est défini comme suit dans le Dictionnaire de droit québécois et canadien : « Qui est très apparent, que l’on peut déceler à la seule vue ou lecture d’un document, d’un dossier, d’un jugement » (H. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien (5e éd. 2015), p. 405). Ainsi, dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 5-6, la Cour a souligné que ce mot signifie quelque chose de « tout à fait évident » ou « qui ne peut être contesté ».

[64]                          Si le législateur prend soin de préciser que l’absence d’intérêt doit être « manifeste » — ce qu’il ne fait d’ailleurs expressément pour aucun autre moyen d’irrecevabilité —, c’est sans doute parce que la notion d’intérêt est étroitement liée au droit substantiel lui-même, lequel ne peut, la plupart du temps, être établi sans une appréciation complète des faits et un examen de la preuve.

[65]                          Afin de démontrer son intérêt au stade de la recevabilité, le demandeur doit alléguer les éléments nécessaires du droit substantiel qu’il réclame, mais il n’a pas à en faire la preuve avant le procès. Ainsi, l’intérêt doit s’inférer d’une simple lecture de la demande introductive d’instance (Ferland et Emery, par. 1-1221; L. Chamberland, dir., Le grand collectif : Code de procédure civile — Commentaires et annotations (3e éd. 2018), p. 588). C’est ce que confirme l’arrêt Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne :

L’intérêt requis, comme il en est des autres conditions subjectives, ne se présume pas; s’il n’est pas spécifiquement plaidé, il doit s’inférer nécessairement du libellé de la procédure; une allégation vague et générale de préjudice personnel ne suffit pas. [Je souligne; p. 494.]

[66]                          Pour démontrer de manière suffisante l’existence d’un intérêt au stade de la recevabilité, les allégations doivent être minimalement claires et précises (art. 99 du nouveau C.p.c.; art. 76 de l’ancien C.p.c.). Cependant, en ce qui concerne plus particulièrement la causalité, une « allusion » suffit généralement (voir 3952851 Canada inc. c. Groupe Montoni (1995) division construction inc., 2017 QCCA 620, par. 49 (CanLII); citant Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037, [2011] R.J.Q. 1185, par. 55).

[67]                          À mon avis, le professeur Charles Belleau décrit bien le fardeau du demandeur à cette étape préliminaire :

En somme, la recevabilité consiste à se demander si, indépendamment des questions de fond, le droit d’action qu’un justiciable prétend avoir répond à des critères fondamentaux qui permettront au tribunal de s’en saisir. La lecture de la demande devrait en effet démontrer que son auteur jouit de l’intérêt, de la qualité et de la capacité pour agir en justice et que son droit d’action n’est pas éteint par la survenance d’un délai de prescription. Les trois premières conditions sont prévues par le Code de procédure civile, tandis que la dernière s’infère des dispositions du droit substantiel, notamment celles du Code civil. Elles se vérifient normalement à la seule lecture de la demande introductive d’instance. Si la partie adverse constate qu’il en manque une, elle peut alors lui opposer un moyen préliminaire qualifié d’irrecevabilité et donc tenter de la faire rejeter avant même qu’elle puisse faire l’objet d’une audition sur le fond (art. 168).

 

. . .

 

. . . lorsqu’un créancier poursuit son débiteur en justice pour se faire payer son dû, une simple lecture des allégations de sa demande introductive d’instance au sujet de l’existence de la créance et de son exigibilité, ainsi que de sa conclusion demandant au tribunal de condamner le défendeur à lui payer le montant réclamé à ce titre, fait ressortir son intérêt pour ester en justice, puisqu’autrement son patrimoine subirait un manque à gagner. Le défendeur ne pourra donc pas alors soulever l’irrecevabilité de la demande. Par contre, quant à la question de savoir si dans les faits cette créance existe et si elle est exigible, elle relève du « bien-fondé » de la demande. Si le défendeur veut en débattre, il devra alors utiliser à cette fin la procédure de la défense (art. 170) et le litige se poursuivra, le cas échéant, jusqu’à son instruction et à un jugement sur le fond par le tribunal. [Je souligne; italique dans l’original omis.]

 

(Belleau, p. 59)

[68]                          Cela dit, il est vrai que les faits allégués ne sont pas d’emblée tenus pour avérés dans le contexte d’un moyen d’irrecevabilité fondé sur l’absence manifeste d’intérêt. Le tribunal peut donc permettre aux parties de présenter une preuve jugée nécessaire (Société d’habitation du Québec c. Leduc, 2008 QCCA 2065, par. 16 (CanLII)), notamment pour donner au défendeur la possibilité de contredire les allégations.

[69]                          Cependant, lorsque les allégations ne sont pas contredites, le tribunal doit les tenir pour avérées. Autrement, l’audition du moyen d’irrecevabilité risque de devenir un procès avant le procès, ce qui n’est certainement pas conforme au principe de proportionnalité ni dans l’intérêt d’une saine administration de la justice. En ce sens, les enseignements de notre Cour dans le contexte d’une demande soulevant le moyen déclinatoire s’appliquent de la même manière au moyen d’irrecevabilité fondé sur l’absence manifeste d’intérêt :

La requête en exception déclinatoire permet toutefois au défendeur de contester les faits allégués par le demandeur. En l’espèce, les appelantes ont effectivement présenté des éléments de preuve pour démontrer que les versements de primes avaient été effectués au siège social de l’intimée à Toronto et non à son établissement de Ste-Anne-de-Bellevue. Il n’en demeure pas moins que le rôle du juge des requêtes lui commande de s’abstenir d’apprécier la preuve des parties à moins que celles-ci ne contestent spécifiquement les faits. À mon avis, l’introduction de restrictions quant au montant et à la nature du préjudice subi dans le ressort avant que le tribunal puisse se déclarer compétent risquerait d’obliger indûment le juge des requêtes à se prononcer prématurément sur le fond du litige. [Je souligne.]

 

(Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 32)

[70]                          Adopter toute autre approche serait faire fi de la prudence requise avant de se prononcer sur un moyen d’irrecevabilité (Confédération des syndicats nationaux, par. 1 et 17-19; Leduc, par. 14-18; Ferland et Emery, par. 1-1221). En effet, vu les graves conséquences qu’entraîne le rejet prématuré d’une action, il faut laisser au demandeur la chance de se faire entendre sur le fond en cas de doute (St-Eustache (Ville de) c. Régie intermunicipale Argenteuil Deux-Montagnes, 2011 QCCA 227, par. 24-25 et 31 (CanLII); Bohémier c. Barreau du Québec, 2012 QCCA 308, par. 17 (CanLII); Entrepôt International Québec, s.e.c. c. Protection incendie de la Capitale inc., 2014 QCCA 617, par. 2 (CanLII)). Cela est d’autant plus vrai lorsque la question de l’intérêt pour agir est en cause, puisque le législateur précise expressément que le tribunal ne doit conclure au rejet qu’en cas d’absence manifeste.

[71]                          En l’espèce, les intimés n’ont présenté aucune preuve contredisant les allégations se trouvant dans la RII. En effet, ils n’ont fait que se « référ[er] à des extraits de l’interrogatoire au préalable de Maynard qui confirment certains énoncés allégués de la RII et ils ont produit un tableau récapitulatif de pièces déjà produites par Fiducie » (C.S., par. 34). Dans un tel contexte, il suffit de s’en remettre aux allégations de la RII (voir Racine c. Langelier, 2013 QCCS 5657, par. 17-19 (CanLII)). Or, comme j’en traiterai à la prochaine section, ces allégations étaient suffisantes — au stade de la recevabilité — pour établir l’intérêt de la Fiducie. Le moyen d’irrecevabilité devait par conséquent être rejeté. Toute autre conclusion m’apparaît comme une imprudence à cette étape de l’instance.

[72]                          Avant d’aller plus loin, j’ajouterai simplement que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision correcte. En l’absence de toute appréciation de la preuve par le tribunal de première instance, rien ne justifie de faire montre de déférence lorsqu’il s’agit d’un appel d’un moyen préliminaire (Montoni, par. 32; Entrepôt International Québec, par. 1).

III.        L’intérêt de la Fiducie au stade préliminaire

[73]                          Au stade de la recevabilité, la Fiducie a le fardeau d’alléguer les éléments nécessaires pour démontrer l’intérêt requis pour former une action en responsabilité civile à l’encontre des intimés. La RII devait donc faire état d’une faute extracontractuelle ou d’un manquement contractuel, d’un préjudice indemnisable, ainsi que d’un lien de causalité entre les deux. À mon avis, tous ces éléments sont présents.

[74]                          Je précise que la démonstration de l’existence d’un intérêt au stade préliminaire ne requiert pas du demandeur qu’il établisse le bien-fondé en droit de sa demande. Si le défendeur conteste le droit substantiel qui sous-tend la demande, bien que les faits allégués soient tenus pour avérés, il doit recourir au moyen d’irrecevabilité qui vise spécifiquement les demandes non fondées en droit (art. 168 al. 1(2) du nouveau C.p.c.; art. 165(4) de l’ancien C.p.c.). Dans la présente affaire, il me semble que ces deux moyens d’irrecevabilité ont été dans une large mesure confondus. Néanmoins, je m’attarderai également aux principes de responsabilité civile et de droit corporatif applicables à la demande, puisque c’est ainsi que le dossier a été examiné devant toutes les juridictions.

A.           Dans certaines circonstances, un actionnaire possède un droit d’agir en justice qui lui est propre pour la perte de valeur de ses actions

[75]                          La Fiducie allègue que les intimés — des professionnels dont elle a retenu les services — ont manqué à plusieurs obligations contractuelles à son égard, ce qui aurait causé directement la destruction de son patrimoine fiduciaire, c’est-à-dire la valeur de ses actions dans 9143-1304 Québec inc. et, indirectement, dans les diverses sociétés du Groupe Melior (voir, par exemple : RII, par. 26, 34-35, 45-46, 102, 256 et 300).

[76]                          La nature de cette réclamation amène mon collègue — à l’instar des tribunaux de juridiction inférieure avant lui — à considérer les règles applicables au Québec en matière de droit corporatif (par. 22 et suiv.). À ce sujet, je suis en accord avec l’essentiel de ses commentaires sur la personnalité juridique distincte des sociétés par actions et de leurs actionnaires. En effet, un actionnaire ne possède aucun droit d’action pour une faute commise à l’endroit d’une société dont il détient des actions (par. 23 et 27, où mon collègue se réfère notamment à l’arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale, [1990] 3 R.C.S. 122, p. 177-180). Ce droit appartient en propre à la société, et c’est elle qui doit l’exercer (par. 25-26). À cet égard, je conviens que le droit civil québécois parvient sensiblement aux mêmes résultats que la common law ailleurs au pays (par. 24 et 28).

[77]                          En tant qu’actionnaire, la Fiducie ne dispose donc d’aucun droit d’action pour un manquement à une obligation contractuelle envers les sociétés du Groupe Melior leur ayant causé un préjudice. Cette conclusion n’est d’ailleurs pas contestée par la Fiducie. Cette dernière prétend plutôt posséder son propre droit d’action contre les intimés, droit qui serait fondé sur une obligation contractuelle distincte à son endroit et sur un préjudice direct qui lui est propre, comme c’était le cas dans l’arrêt Houle.

[78]                          En effet, l’arrêt Houle confirme qu’un actionnaire dispose parfois, dans certaines circonstances exceptionnelles, d’un droit d’action distinct de celui de la société pour la perte de valeur de ses actions, et possède donc un intérêt suffisant pour former une demande en justice en son propre nom. Pour ce faire, l’actionnaire doit alléguer (i) qu’il y a eu un manquement à une obligation distincte envers lui-même et (ii) que le manquement lui a causé un préjudice direct et personnel (Houle, p. 180-187). Comme l’explique mon collègue, il ne s’agit pas à proprement parler d’une « exception » au voile corporatif, mais plutôt de la simple application des règles générales de la responsabilité civile (par. 30).

[79]                          Cependant, avec égards, j’estime que mon collègue s’écarte de ces mêmes règles en insistant sur le caractère « distinct » du préjudice et en faisant, selon moi, une lecture trop restrictive de l’arrêt Houle (par. 29-31, 33 et 41). Ses motifs, comme ceux des tribunaux de juridiction inférieure, suggèrent que le préjudice de l’actionnaire doit être étranger à celui subi par la société. Or, il n’en est rien. Dans l’affaire Houle, le préjudice subi par les demandeurs — la baisse de valeur de leurs actions — découlait de la liquidation des actifs de la société. Il ne s’agissait pas d’un préjudice entièrement « distinct ». D’ailleurs, la juge L’Heureux-Dubé n’emploie jamais le terme « distinct » pour décrire le préjudice en cause, comme elle le fait pour l’obligation envers l’actionnaire.

[80]                          À mon avis, l’arrêt Houle ne requiert rien de plus que ce qui est énoncé au Code civil du Québec, c’est-à-dire que le préjudice soit direct et personnel (art. 1607 et 1611 C.c.Q.) :

Pour qu’il puisse y avoir indemnisation du préjudice, celui‑ci doit être direct et certain (art. 1075 [du Code civil du Bas-Canada]). Les faits précités ont été abordés par le juge de première instance et par la Cour d’appel. Tous les deux ont conclu que les intimés avaient subi une perte de 250 000 $, représentant la différence entre la valeur des actions avant et après les mesures prises par la banque appelante. Cette valeur n’est plus contestée et représente le préjudice réellement subi. Le dommage est donc certain. 

 

On peut toutefois se demander si le dommage est direct. On pourrait ainsi prétendre que c’est la compagnie qui a subi le dommage et que ce n’est qu’indirectement que les actionnaires ont subi un préjudice en raison des répercussions sur la valeur de leurs actions. 

 

Dans la plupart des cas, cet argument serait retenu. En effet, même si l’on conclut à l’existence d’une faute, c’est à la compagnie que le dommage est causé et c’est à elle d’en réclamer réparation. En l’espèce, cependant, il y a eu davantage qu’un simple dommage causé à la compagnie étant donné que les intimés étaient, à la connaissance de la banque, en train de négocier la vente de leurs actions et qu’ils avaient donc un intérêt financier direct et personnel en jeu et la banque savait cela. De plus, les intimés ont, très peu de temps après la liquidation des actifs de la compagnie, vendu leurs actions à la compagnie même avec laquelle ils avaient auparavant négocié. Dans les circonstances, c’est à la valeur potentielle de leurs actions à la revente qu’on a porté atteinte, valeur dont les intimés étaient sur le point de jouir personnellement. En raison des agissements de la banque, les intimés ont donc perdu quelque chose qui était à portée de la main.

 

. . .

 

. . . Vu les faits de l’espèce, le tort résultant de la vente imminente des actions que les intimés détenaient dans la compagnie a résulté en un dommage direct aux actionnaires, en plus ou au‑delà et indépendamment de tout dommage qu’a pu subir la compagnie elle‑même en raison des liens contractuels qui l’unissaient à la banque. [Je souligne.]

 

(Houle, p. 185-186)

[81]                          Il ressort de la lecture de cet extrait que l’arrêt Houle n’introduit pas un critère additionnel, au-delà de ce que prévoit déjà le Code civil du Québec. Certes, la juge L’Heureux-Dubé mentionne que, dans les faits, il s’agit d’un « dommage direct aux actionnaires, en plus ou au-delà et indépendamment » du préjudice subi par la société. Mais il n’en demeure pas moins que le préjudice en cause correspond à la chute de la valeur des actions liée à la liquidation précipitée des actifs de la société. Autrement dit, le préjudice réclamé se confond avec les pertes subies par la société. Si ce préjudice prend un caractère « indépendant » ou « distinct », c’est simplement en raison des circonstances particulières de l’affaire. En effet, par sa conduite fautive à l’égard des actionnaires, la banque a directement affecté la valeur de leurs actions. La notion de préjudice « indépendant » ne sert qu’à illustrer que le préjudice subi par l’actionnaire peut, exceptionnellement, être direct et personnel. Ainsi, contrairement à ce que suggèrent les motifs de mon collègue et ceux des juridictions inférieures, cette notion ne constitue pas, en elle-même, une condition à remplir. D’ailleurs, je note que mon collègue n’explique pas la nature exacte de ce prétendu critère ni son rattachement aux règles générales de la responsabilité civile. De même, ses motifs ne précisent pas ce qui conférait un caractère « indépendant » ou « distinct » au préjudice subi par les actionnaires dans Houle, sinon la faute extracontractuelle de la banque à leur endroit.

[82]                          Insister sur ce caractère « distinct » porte à confusion et vient fausser l’analyse du préjudice. Dès lors qu’une chute de la valeur des actions est en cause, comme c’était le cas dans l’affaire Houle, le préjudice de l’actionnaire ne peut être entièrement dissocié de celui de la société. Ce qu’il faut plutôt chercher à déterminer, c’est si des circonstances exceptionnelles permettent de donner un caractère direct au préjudice subi par l’actionnaire, comme le requiert l’art. 1607 C.c.Q. Dans l’affaire Bruneau c. Gespro technologies Inc., 2001 CanLII 20199 (C.S. Qc), où des actionnaires poursuivaient des tiers s’étant approprié le logiciel appartenant à une société, le juge Bouchard (maintenant juge de la Cour d’appel) a bien résumé l’approche à adopter suivant l’arrêt Houle :

Il découle de cette décision de la Cour suprême que la perte de valeur des actions d’une compagnie peut être considérée comme un dommage qui est propre à l’actionnaire si ce dernier parvient à démontrer, compte tenu des circonstances, que le tiers fautif avait l’obligation légale distincte d’agir raisonnablement à son endroit.

 

En l’espèce, le Tribunal ne peut écarter la possibilité que les faits allégués dans les déclarations des demandeurs, bien que différents de ceux présents dans l’arrêt Houle, amènent le juge chargé d’entendre l’affaire à son mérite à examiner si les défendeurs, en raison des relations particulières qu’ils avaient avec les demandeurs et des transactions commerciales alléguées, devaient agir raisonnablement envers eux et ce, indépendamment des obligations contractuelles des défendeurs envers 9008 et SIT. [par. 19-20]

Ce raisonnement a été suivi à maintes reprises, y compris par la Cour d’appel après qu’elle ait rendu le jugement visé par le présent appel (Montoni, par. 47-48; voir aussi Agri-capital Drummond inc. c. Mallette, s.e.n.c.r.l., 2009 QCCA 1589, [2009] R.R.A. 935, par. 53-57; 9227-1899 Québec inc. c. Gosselin, 2013 QCCS 5036, par. 23-28 (CanLII); Conporec inc. c. Sorel-Tracy (Ville de), 2013 QCCS 2789, par. 31-32 (CanLII); Industries Portes Mackie inc. c. Garaga inc., 2007 QCCS 3304, par. 31 (CanLII); Desrochers c. EDC-Exportation et développement Canada, 2007 QCCS 3032, par. 25-26 (CanLII); Besner c. Friedman & Friedman, 2004 CanLII 14237 (C.S. Qc), par. 87-97; voir également, dans la doctrine, les commentaires sur l’arrêt Houle dans P. Martel, La société par actions au Québec (2011), vol. 1, par. 1-257 à 1-260).

[83]                          Dans la présente cause, la Cour d’appel a donc fait erreur, à mon avis, en cherchant un préjudice entièrement « distinct et indépendant » (par. 25-31), alors que l’arrêt Houle n’insiste que sur un préjudice direct et personnel — conformément au Code civil du Bas-Canada et, maintenant, au Code civil du Québec —, et reconnaît explicitement qu’une perte de valeur des actions peut constituer, dans des circonstances exceptionnelles, un tel préjudice. Je ne peux, par conséquent, partager l’opinion de la Cour d’appel ni celle de mon collègue à ce sujet.

[84]                          De même, la Cour d’appel a commis une erreur en se prononçant sur l’absence de préjudice direct sans tenir compte de l’ensemble des circonstances et sans même examiner les obligations distinctes des intimés envers la Fiducie (par. 35). Considérée sous cet angle, la perte du patrimoine fiduciaire ne pouvait que paraître indirecte. En effet, examiner le caractère direct ou indirect du préjudice revient à déterminer si le préjudice constitue une suite directe du défaut reproché (art. 1607 C.c.Q.). La question du préjudice ne peut donc être analysée de façon compartimentée, sans égard à la faute ou au manquement contractuel. Dans Houle, par exemple, c’est seulement à la lumière de la conduite fautive de la banque à l’encontre des actionnaires que la perte de valeur des actions a vraisemblablement pu être qualifiée de dommage « direct » et, par le fait même, « indépendant ». En ce sens, la Fiducie n’a pas tort lorsqu’elle affirme que la Cour d’appel s’est écartée des principes élaborés dans Houle.

B.            Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit doivent être tranchées au terme d’un examen de la preuve pertinente

[85]                          En outre, la Cour d’appel a commis une erreur en tirant, dès le stade préliminaire, des conclusions quant au caractère « indirect » du préjudice. Cette question de fait doit plutôt être laissée au juge du fond, puisqu’elle requiert l’appréciation de l’ensemble des circonstances de l’affaire à la lumière de la preuve. Contrairement à mon collègue, je suis d’avis que rien ne justifie de faire exception à cette règle, et qu’il y a donc lieu d’intervenir pour rejeter le moyen préliminaire.

[86]                          En effet, la question du caractère direct d’un préjudice est indissociable du lien de causalité entre la faute et ce préjudice (J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), no 1-333). Puisque la causalité est « indubitablement une question de fait » (Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 36 et 92; Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103, par. 41), il en va de même du caractère direct du préjudice (Bruneau, par. 11-13).

[87]                          Il n’existe pas de formule toute faite pour statuer sur le caractère direct ou non du préjudice. Aucun dommage — ni aucune victime — n’est exclu péremptoirement. Selon l’opinion unanime de la doctrine sur cette question, cette détermination repose essentiellement sur l’appréciation des faits :

Les tribunaux doivent donc évaluer, dans chaque cas particulier, si le dommage réclamé est une conséquence directe de la faute, indépendamment de la personnalité du réclamant, et non pas chercher à décider si le demandeur est bien la victime immédiate.

 

(Baudouin, Deslauriers et Moore, no 1-337)

 

La détermination de la frontière entre les dommages directs et les dommages indirects, largement tributaire des circonstances propres à chaque espèce, fonction de la « balance des probabilités », n’est pas une science exacte et se prête difficilement à la théorisation.

 

(D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), par. 2963; voir aussi V. Karim, Les obligations (4e éd. 2015), vol. 2, par. 1996)

[88]                          Or, il est bien établi qu’un juge doit s’abstenir de trancher une question de fait, ou même une question mixte de fait et de droit, au stade préliminaire, à moins qu’une preuve suffisante soit présentée dès cette étape dans le cas d’un moyen d’irrecevabilité fondé sur l’absence manifeste d’intérêt. En l’espèce, la Cour d’appel a elle-même reconnu que ces questions doivent en principe être tranchées par le juge du fond, tout en se réservant la faculté de déroger à la règle :

Quoiqu’il soit juste de dire qu’il est souvent préférable de laisser le juge du fond décider de telles questions, la Cour est d’avis qu’il n’est pas opportun de le faire lorsque, comme ici, la conclusion est claire. Permettre à l’action de se poursuivre ne servirait aucune fin utile. [par. 34]

[89]                          Il ne s’agit pourtant pas d’une simple question d’« opportunité ». La Cour d’appel a d’ailleurs réaffirmé cette règle dans l’arrêt Montoni rendu à peine un mois après le jugement faisant l’objet du présent pourvoi. Dans cette affaire, la Cour d’appel a insisté sur le fait qu’il est important que le juge saisi d’un moyen d’irrecevabilité ne se prononce pas sur les questions de causalité :

        Cela étant, la jurisprudence reconnaît qu’en matière de responsabilité extracontractuelle, la détermination du caractère direct ou indirect du dommage relève du juge du fond. D’ailleurs, dans Bruneau c. Gespro technologies inc., le juge Jean Bouchard, alors à la Cour supérieure, rejetait le premier moyen d’irrecevabilité fondé sur le caractère indirect des dommages réclamés en ces termes :

 

[12] Le fondement du recours entrepris par les demandeurs est de nature extracontractuelle. Pour réussir dans leurs actions, ces derniers devront prouver une faute, un dommage et un lien de causalité entre cette faute et le dommage. Comme le Tribunal saisi d’une requête en vertu de l’article 165 (4) doit tenir les faits pour avérés, il usurperait sans contredit le rôle du juge chargé d’entendre l’affaire à son mérite s’il devait, dès ce stade-ci, déterminer si les dommages allégués par les demandeurs sont indirects.

 

. . .

 

        Dans l’affaire Acadia Subaru c. Michaud, notre Cour rappelait aussi que la détermination de l’existence de causalité entre le préjudice subi et les fautes alléguées doit avoir lieu lors du procès. Dans ce cas, la Cour jugeait qu’une allusion à la causalité dans la requête (jumelée à des allégations de préjudice et de faute) suffisait à conclure que la poursuite n’était pas mal fondée en droit. [Je souligne; soulignement dans l’original omis; par. 47-49.]

[90]                          La Cour d’appel a confirmé à nouveau ces principes dans l’arrêt Fanous c. Gauthier, 2018 QCCA 293 :

        Les questions de fait doivent être laissées à l’appréciation du juge du fond appelé à apprécier l’ensemble de la preuve. D’ailleurs, les questions de fait et les questions mixtes ne peuvent être tranchées à cette étape du litige puisqu’elles impliquent nécessairement un examen factuel. Ainsi, lorsqu’une question ne peut être résolue à la simple lecture du dossier, la demande en irrecevabilité doit être rejetée. C’est le cas, en l’espèce.

 

. . .

 

En l’espèce, maintes allégations de fait suffisent à laisser porter au fond le recours en dommages de l’appelant.

 

. . .

 

La prudence est de mise afin d’éviter de mettre fin prématurément à un procès sans examen au fond. Pour faire droit à pareille requête, la situation juridique doit être claire et sans ambiguïté, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. [Je souligne; par. 16, 19 et 21 (CanLII).]

[91]                          En ce qui a trait à la faute, une question mixte de fait et de droit, la règle demeure la même que pour le caractère direct du préjudice. En guise d’exemple, dans l’affaire Weinberg c. Ernst & Young LLP, 2003 CanLII 33911 (C.S. Qc), des actionnaires de la société Cinar ont intenté une action reprochant à la défenderesse Ernst & Young, qui agissait notamment à titre de vérificatrice, d’avoir manqué non seulement à ses obligations envers la société, mais également à des obligations contractuelles distinctes envers les actionnaires eux-mêmes. Tout comme dans le présent pourvoi, les demandeurs réclamaient des dommages-intérêts correspondant à la perte de valeur de leurs actions, soit une somme de plus de 170 millions de dollars. La Cour supérieure a estimé dans cette affaire qu’un moyen d’irrecevabilité reposant à la fois sur l’absence manifeste d’intérêt et sur le caractère non fondé en droit de la demande ne pouvait être accueilli, les questions portant sur la faute devant être tranchées au fond :

Quant aux autres conclusions fondées sur des allégations de fautes de Ernst & Young, il est vrai qu’en principe ces fautes ne peuvent être reprochées que par Cinar et ses filiales autant que Ernst & Young soit poursuivie à titre de vérificateur, à moins d’une action dérivative (ce qui n’est pas ici le cas), mais tout principe souffre des exceptions qu’il n'appartient pas à cette Cour de décider sur exception préliminaire.

 

Davantage, les fautes reprochées visent aussi bien des manquements ou des conseils prodigués par Ernst & Young en qualité autre qu’à titre de vérificateur des livres de Cinar et de ses filiales. [Je souligne.]

 

(Weinberg, par. 8-9; requête en rejet d’appel accueillie dans Weinberg c. Ernst & Young LLP, [2003] J.Q. no 14375 (QL) (C.A.).)

[92]                          En l’espèce, rien ne justifie de déroger à ces principes bien établis et réitérés à deux occasions par la Cour d’appel depuis son jugement dans la présente affaire. En présence d’allégations non contredites et suffisantes quant aux éléments nécessaires du droit substantiel réclamé, seule une analyse individualisée et fondée sur la preuve pertinente permet de déterminer si le préjudice subi est une suite directe de la faute reprochée. En effet, il est possible que la perte de valeur des actions d’une société soit considérée comme un préjudice direct propre à l’actionnaire si ce dernier parvient à démontrer que, dans les circonstances, le défendeur a manqué à une obligation distincte envers lui — comme ce fut le cas dans Houle.

[93]                          Contrairement à ce que prétend mon collègue (par. 47), laisser au juge du fond le soin de statuer sur le caractère direct ou non du préjudice ne revient pas à éliminer le moyen d’irrecevabilité fondé sur l’absence manifeste d’intérêt en matière de responsabilité civile. En l’absence d’allégations suffisantes quant à la faute, au préjudice direct et personnel et au lien causal, une demande en justice pourra toujours être rejetée au stade préliminaire. De même, la demande pourra être rejetée lorsque la preuve produite à cette étape permet de conclure à l’absence manifeste d’intérêt. Certes, il n’est généralement pas très difficile de satisfaire au fardeau du demandeur. Mais c’est précisément ce que le législateur a prévu en insistant pour que la demande ne soit rejetée qu’en cas d’absence manifeste d’intérêt.

C.            La Fiducie démontre l’intérêt requis au stade préliminaire

[94]                          Bien que la faute soit une question mixte de fait et de droit, et que le caractère direct du préjudice et la causalité soient des questions de fait, ces éléments doivent faire l’objet d’allégations de fait suffisantes pour démontrer au stade de la recevabilité l’existence d’un intérêt. À mon avis, cette démonstration a été faite en l’espèce. Les allégations de la RII suffisent pour soutenir qu’un manquement à une obligation distincte envers la Fiducie a causé à cette dernière un préjudice direct et personnel.

[95]                          La Fiducie allègue que les intimés agissaient pour son compte à titre d’avocats, de comptables et de fiscalistes, établissant ainsi l’existence d’un lien contractuel distinct entre les parties (RII, par. 3-4). Notamment, selon les allégations non contredites de la RII, Legault Joly Thiffault aurait agi comme principal cabinet d’avocats de la Fiducie entre 2004 et 2010 (par. 28 et 34-35). Lehoux Boivin aurait été le principal cabinet d’experts-comptables de la Fiducie depuis la constitution de celle-ci (par. 44-47). Enfin, l’avocat Marcel Chaput l’aurait représentée dans le cadre de vérifications fiscales (par. 37 et 41(f)). Les mandats confiés aux intimés auraient donné naissance à des devoirs généraux d’information et de conseil envers la Fiducie (RII, par. 278, 280 et 282).

[96]                          Toujours selon les allégations non contredites de la RII, les intimés auraient commis plusieurs manquements à leurs obligations professionnelles envers la Fiducie. Ils auraient été pleinement conscients du fait que la structure fiscale mise en place ne serait pas acceptée par Revenu Québec et était inutilement risquée pour la Fiducie (par. 5 et 176). Or, les intimés auraient omis d’aviser la Fiducie en temps utile des risques encourus et des différends avec Revenu Québec, l’empêchant ainsi de remédier à la situation et d’éviter l’anéantissement de son patrimoine fiduciaire (par. 181-185, 229-231 et 256). Les intimés auraient de ce fait manqué à leurs devoirs d’information et de conseil envers la Fiducie elle-même. Ces manquements auraient causé directement le préjudice subi par la Fiducie, soit la destruction de son patrimoine fiduciaire (par. 26, 229, 244 et 293-300).

[97]                          Par ailleurs, il convient de signaler que la RII fait état de factures d’honoraires des intimés Legault Joly Thiffault et Lehoux Boivin adressées directement à M. Maynard (par. 312-314). Ces honoraires auraient été réclamés en 2011 pour des services professionnels visant justement à redresser la situation causée par les manquements reprochés à ces intimés à l’égard de leurs obligations envers la Fiducie.

[98]                          Contrairement à mon collègue (par. 35-40), j’estime que les faits allégués pourraient permettre au juge du procès de conclure — après étude de la preuve — que les intimés ont manqué à des obligations distinctes de celles envers les sociétés du Groupe Melior. Je reconnais que la RII comporte peu d’allégations spécifiques concernant les mandats confiés par la Fiducie et leur lien avec les manquements allégués. Cependant, les devoirs d’information et de conseil qui incombaient aux intimés n’étaient pas strictement limités par l’objet de ces mandats (voir Côté c. Rancourt, 2004 CSC 58, [2004] 3 R.C.S. 248, par. 6). Ainsi, les circonstances pouvaient, en elles-mêmes, exiger que les intimés préviennent directement la Fiducie, et ce, en temps utile. En effet, il était clairement dans l’intérêt de cette dernière de connaître la situation, car elle se trouvait possiblement dans une position privilégiée pour voir à ce que les mesures nécessaires soient prises par les différentes entités du Groupe Melior et par leurs partenaires (voir notamment RII, par. 181, 229 et 256). À mon sens, il s’agit là de questions mixtes de fait et de droit qui ne peuvent être tranchées à cette étape des procédures, sans un examen de la preuve pertinente.

[99]                          Je tiens à préciser que, contrairement à ce que suggère le jugement de première instance (C.S., par. 58-63), la Fiducie n’a pas à alléguer des faits à proprement parler « indépendants » ou « distincts » pour démontrer un manquement à une obligation distincte. En effet, les mêmes faits — par exemple, dans ce cas-ci, l’omission d’informer en temps utile la Fiducie, le Groupe Melior et ses différentes entités — pourraient constituer autant de manquements à autant d’obligations distinctes des intimés à leur égard (voir Montoni, par. 37).

[100]                      Quant à l’appréciation du préjudice subi par la Fiducie, cette question doit également être laissée au juge du fond. Il est possible que ce dernier en vienne à la conclusion que les manquements des intimés ont directement causé ce préjudice, compte tenu notamment de l’allégation leur reprochant d’avoir omis de prévenir la Fiducie en temps utile, et ce, en violation de leurs obligations découlant des contrats de mandat conclus avec la Fiducie. D’ailleurs, tout comme dans l’affaire Houle, le préjudice allégué — soit la destruction du patrimoine fiduciaire — correspond à la chute de valeur des actions à la suite de la perte des actifs sous-jacents (RII, par. 26 et 300). À l’instar de la Cour d’appel, mon collègue est plutôt d’avis que la Fiducie réclame essentiellement la valeur des résidences pour aînés qui appartenaient aux sociétés du Groupe Melior (motifs du juge Rowe, par. 41-42; C.A., par. 27). Or, bien que, selon certains, la rédaction de la RII pourrait à cet égard être qualifiée de maladroite, il est clair que la Fiducie utilise simplement la valeur des propriétés afin d’estimer la valeur de ses actions avant l’effondrement du Groupe Melior. Cette méthode d’évaluation est sans doute discutable, mais il s’agit d’une question qui concerne uniquement le quantum des dommages-intérêts, et non l’existence même du préjudice. De plus, dans la mesure où les allégations comportent certaines ambiguïtés quant à l’étendue des dommages-intérêts réclamés, la solution réside, il me semble, dans une modification de la RII et dans la preuve d’expertise qui sera présentée au procès, plutôt que dans l’infliction de la peine capitale que représente le rejet pur et simple de la demande au stade préliminaire.

[101]                      Je note également que le caractère « personnel » du préjudice, au sens de l’art. 1611 C.c.Q., n’est pas en cause ici. La perte de valeur des actions a été subie par la Fiducie, et par personne d’autre. Certes, dans la mesure où ce préjudice recoupe les pertes subies par les sociétés elles-mêmes, il pourrait y avoir risque de double indemnisation. Mais ce risque doit être évalué au cas par cas, selon les circonstances et en fonction de la preuve, au moment d’établir le quantum des dommages-intérêts (Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, [2013] 3 R.C.S. 600, par. 114-115). Ce ne saurait être un motif suffisant pour conclure à l’absence manifeste d’intérêt. Quoi qu’il en soit, dans le présent dossier, le problème ne se pose pas puisqu’il n’y a aucune autre réclamation de la part des sociétés (ou de leur syndic) ni des créanciers.

[102]                      En somme, à la lecture de la RII, on constate que la Fiducie allègue des manquements à des obligations distinctes qui lui auraient causé un préjudice direct et personnel. Ces allégations non contredites doivent être tenues pour avérées et suffisent pour démontrer l’intérêt de la Fiducie à ce stade préliminaire. Il appartiendra au juge du procès de déterminer, après examen de la preuve, si les manquements, le préjudice et le lien de causalité allégués sont suffisants pour établir, sur le fond, l’intérêt de la Fiducie.

[103]                      Un dernier commentaire s’impose. Le fait que les sociétés (ou leur syndic) auraient pu elles-mêmes poursuivre les intimés, mais ne l’ont pas fait, est selon moi sans pertinence (motifs du juge Rowe, par. 53; C.A., par. 28). Cet argument ne tient pas compte du fait que la Fiducie prétend avoir un droit d’action distinct de celui des sociétés. Certes, la Fiducie aurait peut-être pu, à titre d’actionnaire, se prévaloir des recours similaires à l’action oblique prévus par les lois sur les sociétés par actions et ainsi former une demande en justice au nom des sociétés. Mais cela n’écarte pas le droit d’action dont elle prétend disposer, en son nom personnel, en vertu des règles générales de la responsabilité civile. D’ailleurs, dans l’arrêt Houle, p. 176, la juge L’Heureux‑Dubé a souligné que la compagnie aurait pu poursuivre la banque, mais a décidé de ne pas le faire. Cette décision n’affectait pas pour autant le droit des anciens actionnaires de s’adresser aux tribunaux à l’égard de la faute commise à leur endroit.

[104]                      De même, je suis en désaccord avec mon collègue lorsqu’il suggère que la Loi sur la faillite et l’insolvabilité , L.R.C. 1985, c. B-3 , fait obstacle à l’action de la Fiducie. Cette dernière ne prétend pas agir à titre de créancière des sociétés et ne cherche pas non plus à en obtenir le reliquat, elle affirme plutôt disposer d’un droit d’action direct contre les intimés pour leurs manquements contractuels à son endroit. Encore une fois, cet enjeu soulève théoriquement un risque de double indemnisation, mais ce risque ne se pose pas en l’espèce.

IV.        Conclusion

[105]                      À mon avis, les juridictions inférieures ont eu tort de rejeter, au stade préliminaire, la RII de la Fiducie. En effet, les faits allégués dans la RII sont suffisants pour démontrer l’existence d’un intérêt à ce stade. Du moins, l’absence d’intérêt n’est pas manifeste à mes yeux. Il est vrai qu’une saine administration de la justice requiert parfois le rejet, au stade préliminaire, d’actions qui sont clairement vouées à l’échec, y compris pour absence manifeste d’intérêt. Mais ce remède draconien doit être administré avec la plus grande prudence. Le manque de ressources judiciaires invoqué par mon collègue ne doit pas devenir un prétexte pour réserver l’accès aux tribunaux aux seules causes qui présentent des chances évidentes de succès, ou encore aux seuls demandeurs dont l’intérêt ne fait aucun doute. En l’espèce, la Fiducie aura peut-être de la difficulté à prouver un intérêt suffisant lors du procès, mais il convient néanmoins de lui en laisser la chance. J’accueillerais donc l’appel avec dépens.

                    Pourvoi rejeté avec dépens, la juge Côté est dissidente.

                    Procureurs des appelants : IMK, Montréal.

                    Procureurs des intimés Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., LJT Fiscalité Inc., LJT Corporatif Inc., LJT Conseil Inc., LJT Litige Inc. et LJT Immobilier Inc. : Robinson Sheppard Shapiro, Montréal.

                    Procureurs de l’intimé Lehoux Boivin Comptables Agréés : Woods, Montréal.



[1]   Fiducie Maynard 2004 est représentée à l’instance par ses fiduciaires Messieurs Yves Brunette et Jean M. Maynard. Pour alléger le texte, j’emploierai simplement le terme « Fiducie » pour référer aux appelants.

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