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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Salomon c. Matte-Thompson,

2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729

Appel entendu : 19 mars 2018

Jugement rendu : 28 février 2019

Dossier : 37537

 

Entre :

 

Kenneth F. Salomon et Sternthal Katznelson Montigny, s.e.n.c.r.l.

Appelants

 

et

 

Judith Matte-Thompson et 166376 Canada Inc.

Intimées

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 97)

Le juge Gascon (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe et Martin)

 

Motifs dissidents :

(par. 98 à 215)

La juge Côté

 

 

 


Salomon c. Matte‑Thompson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729

Kenneth F. Salomon et

Sternthal Katznelson Montigny, s.e.n.c.r.l.                                                  Appelants

c.

Judith Matte‑Thompson et

166376 Canada Inc.                                                                                          Intimées

Répertorié : Salomon c. Matte‑Thompson

2019 CSC 14

No du greffe : 37537.

2018 : 19 mars; 2019 : 28 février.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit des professions — Avocats — Responsabilité professionnelle — Devoir de conseil — Devoir de loyauté — Recommandation par un avocat d’un conseiller financier à des clientes — Investissement par les clientes de millions de dollars auprès de la société de placements du conseiller financier recommandé — Formulation de façon répétée par l’avocat aux clientes de commentaires favorables au sujet du conseiller et d’encouragements à effectuer et à conserver leurs placements auprès de celui‑ci — Placements effectués dans des fonds qui faisaient partie d’un stratagème de type Ponzi — Millions de dollars perdus par suite de la fraude — Prétentions des clientes portant que l’avocat et son cabinet ont fait preuve de négligence professionnelle — Décision de la juge de première instance rejetant l’action — Arrêt de la Cour d’appel accueillant l’appel et ordonnant que les clientes soient dédommagées de leurs pertes — La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en recourant à la notion du prisme déformant pour décider si la juge de première instance a commis des erreurs manifestes et déterminantes? — La Cour d’appel a‑t‑elle élargi la portée des obligations professionnelles des avocats qui aiguillent leurs clients vers des conseillers indépendants? — La Cour d’appel a‑t‑elle fait erreur en intervenant à l’égard des conclusions de la juge de première instance relativement aux fautes commises par l’avocat et au lien de causalité?

                    En 2003, un avocat présente à deux clientes son conseiller financier personnel et ami proche, et leur recommande de le consulter. Au cours des quatre années qui suivent, les clientes finissent par investir plus de 7,5 millions de dollars dans la société de placements du conseiller financier recommandé. Durant ces quatre années, l’avocat commente favorablement et de façon répétée les services du conseiller recommandé en tant que conseiller financier, en plus d’encourager ses clientes à effectuer et à conserver leurs placements auprès de la société de placements. En 2007, le conseiller recommandé et son associé se volatilisent avec les économies d’une centaine d’investisseurs, dont celles des clientes de l’avocat. Les clientes intentent une action en justice, au motif que l’avocat et son cabinet ont fait preuve de négligence professionnelle de deux façons : premièrement, en manquant à leur devoir de conseil envers elles, et deuxièmement, en manquant à leur devoir de loyauté envers elles.

                    La juge de première instance a rejeté l’action. La Cour d’appel a statué que la juge de première instance a commis des erreurs donnant ouverture à son intervention et elle a infirmé la décision. À son avis, la juge de première instance a analysé les agissements de l’avocat et leurs conséquences à travers un prisme déformant, qui l’a amenée à apprécier erronément la preuve de façon compartimentée, sans l’éclairage que lui aurait procuré une vision d’ensemble des événements. La Cour d’appel a condamné solidairement l’avocat et son cabinet à indemniser pleinement les clients des pertes qu’elles ont subies.

                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : L’appel est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown, Rowe et Martin : La Cour d’appel disposait d’assises suffisantes pour intervenir et pour infirmer la décision de la juge de première instance. Elle a appliqué adéquatement les normes de contrôle pertinentes en appel énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. La responsabilité professionnelle de l’avocat et de son cabinet à l’égard des pertes subies par les clientes a été établie.

                    L’existence ou non d’une faute est une question mixte de fait et de droit, et la détermination du lien de causalité est une question de fait. Dans les deux cas, en l’absence d’erreur manifeste et déterminante, la juridiction d’appel doit faire preuve de déférence envers les conclusions du juge de première instance. Elle ne peut intervenir que dans le cas où la décision de première instance est entachée d’une erreur évidente qui a déterminé l’issue de l’affaire. Le fait qu’une conclusion de fait différente aurait pu être tirée sur la base du poids attribué à différents éléments de preuve ne signifie pas qu’une erreur manifeste et déterminante a été commise. La juridiction d’appel doit dégager l’erreur fatale que comporte la décision de la juridiction inférieure, et l’image du prisme déformant, c’est‑à‑dire un prisme au moyen duquel le juge de première instance a analysé la preuve et qui a eu un effet déformant, ne peut être invoquée pour remplacer l’obligation de déceler la présence d’une erreur révisable ou masquer le fait qu’une erreur constatée par une cour d’appel ne respecte pas la norme élevée imposée par l’arrêt Housen. Dans la présente affaire, la Cour d’appel a conclu que le prisme déformant au moyen duquel la juge de première instance a examiné la preuve — en l’espèce, une approche étroite et compartimentée — a amené cette dernière à commettre des erreurs manifestes et déterminantes identifiées de façon précise par la cour. L’image du prisme déformant n’était rien de plus qu’une métaphore utilisée par la Cour d’appel pour expliquer en quoi la norme de contrôle applicable en appel établie dans l’arrêt Housen était respectée; elle n’a pas été utilisée pour masquer une absence d’erreurs manifestes et déterminantes. La Cour d’appel n’a pas commis une erreur en recourant à la notion du prisme déformant pour décider si la juge de première instance a commis des erreurs manifestes et déterminantes.

                    Dans les cas où la première juridiction d’appel était justifiée d’intervenir à l’égard du jugement de première instance et a exprimé son désaccord avec le tribunal qui l’a rendu, la Cour n’interviendra que si son désaccord découle de la nette conviction qu’une erreur s’est produite dans l’appréciation des faits par la première cour d’appel. La décision de la première cour d’appel, et non celle du juge de première instance, constitue l’aspect principal de l’analyse que la Cour — en tant que seconde et ultime juridiction d’appel — doit effectuer dans le cadre de l’application des normes de contrôle établies dans Housen. C’est aux appelants qu’il incombe de démontrer la présence d’une erreur dans la décision de la cour d’appel. En l’espèce, les appelants ne se sont pas acquittés de ce fardeau. La Cour d’appel n’a pas commis d’erreur en concluant que la juge de première instance a commis des erreurs manifestes et déterminantes, en intervenant dans les conclusions de la juge de première instance relativement au devoir de conseil et au devoir de loyauté de l’avocat, et en intervenant dans les conclusions de la juge de première instance selon lesquelles les fautes de l’avocat n’ont pas causé les pertes des clientes. Il n’est pas justifié que la Cour modifie les conclusions de la Cour d’appel.

                    La relation avocat‑client peut habituellement être qualifiée de contrat de mandat. Bien que l’avocat, en tant que mandataire, n’agisse pas comme garant des services rendus par le professionnel ou le conseiller vers lequel il dirige ses clients, il doit néanmoins faire preuve de compétence, prudence et diligence lorsqu’il formule une telle recommandation, laquelle doit être basée sur une connaissance raisonnable du professionnel ou du conseiller en question. L’avocat qui aiguille des clients vers un autre professionnel ou conseiller a une obligation de moyens et non de résultat. Il doit être convaincu que la personne qu’il recommande à son client est suffisamment compétente pour s’acquitter du mandat envisagé. Le fait de recommander à un client un professionnel ou un conseiller ne saurait constituer une garantie des services rendus, mais une telle recommandation ne saurait pas non plus protéger l’avocat qui l’a formulée contre toute responsabilité pour d’autres actes répréhensibles qu’il aurait commis. En l’espèce, l’avocat est allé bien au‑delà d’un simple aiguillage. C’est l’ensemble de son comportement qui a amené la Cour d’appel à conclure à la responsabilité de l’avocat et de son cabinet dans les circonstances. La décision rendue par la Cour d’appel en l’espèce n’a pas élargi les bases de la responsabilité des avocats qui aiguillent des clients vers d’autres professionnels ou d’autres conseillers.

                    Le devoir de conseil de l’avocat comporte trois volets : informer, expliquer et conseiller au sens strict du terme. Il fait partie intégrante de la profession d’avocat et existe indépendamment de la nature du mandat. L’étendue exacte de ce devoir varie selon les circonstances, en fonction notamment de l’objet du mandat, des caractéristiques du client et de l’expertise que soutient avoir l’avocat dans le domaine en question. L’avocat qui prodigue des conseils à un client doit toujours agir dans l’intérêt supérieur de ce dernier et respecter les normes que tout avocat compétent, prudent et diligent aurait suivies dans les mêmes circonstances. Tout conseil qu’un avocat prend l’initiative de donner au‑delà de son mandat peut, s’il est erroné, engager sa responsabilité. En l’espèce, la Cour d’appel disposait d’assises suffisantes pour intervenir et pour conclure que l’avocat n’a pas conseillé ses clientes comme il incombe à un avocat compétent, prudent et diligent de le faire. Elle a relevé effectivement et de façon précise la présence d’erreurs manifestes et déterminantes dans l’appréciation par la juge du procès des relations des parties, qui ont influencé directement ses conclusions quant à l’ampleur des conseils erronés donnés. Appréciée adéquatement dans son ensemble, comme l’a fait la Cour d’appel, la preuve révèle que les conseils et assurances donnés par l’avocat s’inscrivaient dans un seul et même continuum, et qu’il est artificiel de les compartimenter. L’avocat a manqué à son devoir de conseil en recommandant un placement non diversifié dans des fonds spéculatifs extraterritoriaux à des clientes dont l’objectif principal était la préservation de leur capital, en recommandant des produits financiers sans faire preuve d’aucune forme de diligence appropriée au sujet de ces produits et en rassurant de façon répétée les clientes quant au fait que leurs placements garantissent la sécurité de leur capital. 

                    En tant que mandataires, les avocats sont aussi tenus d’éviter de se placer dans une situation de conflit entre leurs intérêts personnels et les intérêts de leurs clients. L’obligation d’éviter les conflits d’intérêts est un des principaux aspects du devoir de loyauté des avocats envers leurs clients. Le devoir de loyauté protège l’accomplissement du devoir de conseil que les avocats doivent à leurs clients contre l’effet d’influences inappropriées. Dans le présent cas, la Cour d’appel était justifiée de conclure que les relations personnelles et financières qu’entretenait l’avocat avec le conseiller financier a placé celui‑ci dans une situation de conflit d’intérêts, et qu’il a en définitive négligé les intérêts de ses clientes. La juge de première instance a adopté une approche indûment restrictive dans son analyse des principes relatifs aux conflits d’intérêts, ce qui a entaché toute son analyse relative au manquement de l’avocat à son devoir de loyauté. Il ressort d’un examen adéquat de l’ensemble de la preuve que ces liens très étroits ont eu une incidence sur l’objectivité de l’avocat lorsqu’il conseillait ses clientes. Les loyautés partagées de l’avocat l’ont amené à négliger les intérêts de ses clientes : il a négligé son obligation de protéger la confidentialité de ses communications avec elles et a fait équipe avec le conseiller recommandé pour tenter de les convaincre de ne pas retirer leurs placements.

                    Il peut arriver que plus d’une faute cause un seul préjudice, pour autant toutefois que chacune d’entre elles soit une véritable cause du préjudice et non une simple occasion de celui‑ci. Une faute constitue une cause véritable du préjudice si celui‑ci en est la suite logique, directe et immédiate. Cette détermination est dans une large mesure une question de fait et elle dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire. L’auteur d’une faute n’est pas responsable des conséquences d’un événement subséquent qui est indépendant de lui et qui est sans rapport avec la faute initiale. Deux conditions doivent être réunies pour que le principe appelé novus actus interveniens s’applique. Dans un premier temps, il faut que le lien de causalité entre la faute initiale et le préjudice subi soit complètement rompu. Dans un second temps, il doit exister un lien de causalité entre ce nouvel événement et le préjudice subi. La capacité d’un client de se fier aux conseils de son avocat est un aspect central de la relation avocat‑client et le fait qu’un client accepte les conseils que lui formule de façon négligente son avocat ne saurait exonérer ce dernier de sa responsabilité. La commission d’une fraude par un tiers n’empêche pas non plus que des personnes qui ont omis de prendre les précautions requises soient tenues responsables. Lorsque le risque de baisse des prix du marché ou de fraude commise par un tiers se matérialise et que les avocats n’ont pas respecté les normes de conduite professionnelle destinées à protéger leurs clients contre ce risque précis, ils peuvent être tenus responsables des pertes subies par leurs clients au titre de leurs placements. En l’espèce, il ne fait aucun doute que les conclusions de la juge de première instance quant à l’ampleur des fautes de l’avocat ont influencé son analyse du lien de causalité. Il était artificiel d’apprécier la preuve de façon compartimentée en se fondant sur la chronologie des faits et sur les fonds précis qui avaient été recommandés. La conclusion erronée de la juge de première instance suivant laquelle l’avocat n’a pas manqué à son devoir de loyauté a également faussé son analyse de la causalité. Considérées globalement, les fautes de l’avocat relativement à son devoir de conseil et à son devoir de loyauté constituent une cause véritable des pertes subies par ses clientes. La fraude n’a pas rompu le lien de causalité; aucune perte n’aurait été subie sans les fautes commises au départ par l’avocat.

                    La juge Côté (dissidente) : L’appel devrait être accueilli. La Cour d’appel n’aurait pas dû substituer sa propre analyse du dossier à celle de la juge du procès car aucune erreur manifeste et déterminante n’entachait les conclusions clés de la juge du procès. La Cour d’appel est intervenue à tort en se fondant sur de simples différences d’opinions concernant l’appréciation de la preuve, ce qui est manifestement incompatible avec le rôle d’une juridiction d’appel. Lorsqu’une première juridiction d’appel modifie les conclusions du juge du procès en l’absence d’erreurs révisables, il appartient à la Cour d’intervenir et de rétablir la décision du juge du procès.

                    Pour ce qui est des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit, une cour d’appel ne peut tirer ses propres conclusions et inférences que s’il est établi que le juge du procès a commis une erreur manifeste et déterminante. Pour pouvoir intervenir à l’égard de la décision d’un juge du procès, la juridiction d’appel doit cibler une erreur précise et discernable qui n’équivaut pas simplement à une divergence d’opinions, et il doit aussi être démontré que l’erreur est déterminante pour l’issue de l’affaire. Identifier une erreur manifeste et déterminante n’exige pas un examen de l’ensemble de la preuve. L’examen doit être axé sur les motifs du juge du procès et, au besoin, sur des éléments de preuve précis sur lesquels l’appelant attire l’attention de la cour d’appel afin de montrer qu’une conclusion donnée n’est pas étayée par la preuve. Il serait inapproprié que la cour d’appel procède à sa propre appréciation indépendante de la preuve, pour ensuite relever les conclusions du juge du procès auxquelles elle ne souscrit pas et conclure que celles‑ci découlent d’erreurs manifestes et dominantes afin de justifier son intervention. Les juridictions d’appel, en comparaison aux juges du procès, ne sont pas bien outillées pour la tâche de tirer des conclusions de fait, et doivent donc laisser cette tâche à ceux‑ci.

                    La métaphore du prisme déformant n’écarte pas l’obligation de relever la présence d’erreurs révisables conformément aux normes formulées dans Housen. Un « prisme déformant » ne peut justifier un examen général de l’ensemble du dossier sauf s’il est démontré que le recours à un tel prisme déformant constitue, en soi, une erreur ouvrant droit à révision. La métaphore du prisme déformant peut sans doute servir à illustrer la façon dont certaines erreurs manifestes vicient l’analyse de la preuve au point d’avoir un effet déterminant, mais une métaphore ne constitue toutefois pas une explication complète. La juridiction d’appel doit expliquer pourquoi le juge du procès a commis une erreur en analysant l’affaire sous l’angle du « prisme déformant » contesté, pourquoi cette erreur représente plus qu’une simple divergence d’opinions, et de quelle façon précise elle fausse l’analyse du juge du procès et influe sur l’issue de l’affaire.

                    Il incombe à la Cour, en tant que juridiction d’appel de second et ultime ressort, de s’assurer que les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit du juge du procès sont respectées, à moins que l’existence d’une erreur manifeste et déterminante ne soit établie. Bien que l’objet principal de l’examen de la Cour est la décision de la première juridiction d’appel, et non celle du juge du procès, la Cour doit nécessairement examiner les motifs du juge du procès pour déterminer si la première juridiction d’appel a correctement identifié des erreurs révisables. À cet égard, la Cour ne devrait pas faire montre de retenue à l’égard de la première juridiction d’appel en ce qui concerne l’identification des erreurs révisables. Lorsqu’elle examine une décision dans laquelle la première cour d’appel a substitué ses propres conclusions de fait, ou conclusions mixtes de fait et de droit, à celles du juge du procès, la Cour doit d’abord se demander si la première cour d’appel a correctement identifié des erreurs révisables. Dans la négative, les conclusions du juge du procès doivent être rétablies sans égard au bien‑fondé des conclusions de la première cour d’appel. Cependant, si la Cour reconnaît que l’intervention était justifiée, elle doit se demander si la première cour d’appel a commis une erreur dans sa propre appréciation indépendante des éléments de preuve pertinents. Ce n’est qu’à cette étape que la Cour fera preuve d’une certaine déférence, et elle évitera donc d’intervenir sauf si elle est clairement satisfaite que les conclusions de la première cour d’appel sont erronées.

                    Dans le cas présent, la juge du procès n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en ce qui concerne la faute et le lien de causalité. La Cour d’appel a simplement privilégié un « prisme » différent de celui auquel a recouru la juge du procès. De plus, elle s’est fondée sur un réexamen général de la preuve afin de déceler les erreurs dont il est question, ce qui est contraire à l’arrêt Housen et à ceux rendus dans sa foulée. L’intervention de la Cour d’appel n’était pas justifiée et la Cour doit intervenir pour rétablir les conclusions de la juge du procès.

                    Chaque fois que les avocats recommandent d’autres professionnels ou qu’ils expriment leur confiance en eux, ils doivent satisfaire à la norme de l’avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent dans la même situation. Les avocats devraient faire des recherches sur les professionnels qu’ils recommandent afin d’en avoir une connaissance raisonnable, à moins qu’ils n’aient déjà eu une expérience de collaboration pertinente avec eux. Toutes les erreurs professionnelles relatives à ces recherches — ou à l’omission d’en faire — ne constitueront pas une faute si la conduite de l’avocat respecte la norme à laquelle il devrait se conformer, et les tribunaux doivent se garder de juger des recommandations à la lumière de faits découverts subséquemment. De plus, l’avocat n’est pas tenu de vérifier les conseils donnés par les professionnels qu’il a recommandés, vu que ce serait contraire à l’objectif de la recommandation.

                    Dans la présente affaire, la Cour d’appel n’a pas identifié d’erreur révisable précise dans les motifs de la juge du procès concernant la recommandation initiale de l’avocat et ses témoignages subséquents de confiance. L’avocat n’a pas commis de faute en recommandant la société de placements et le conseiller financier et en témoignant de sa confiance en eux. Bien que l’avocat avait un devoir de conseil et un devoir de loyauté envers ses deux clientes, ces devoirs étaient dans une large mesure circonscrits par la nature et l’étendue mêmes de ses mandats. Les devoirs d’un avocat ne se résument pas toujours à l’étendue précise de son mandat, mais celle‑ci constitue certainement l’une des considérations principales dont le juge doit tenir compte pour évaluer la responsabilité professionnelle. En l’espèce, vu que l’avocat n’avait aucun mandat précis en ce qui concerne les placements de ses clientes, il était opportun que la juge du procès évite d’adopter une approche trop large en ce qui concerne la responsabilité. La confiance de l’avocat en la compétence et la probité de la société de placements et le conseiller recommandé reposait sur une connaissance raisonnable. Il a donc agi comme l’aurait fait un avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent dans la situation.

                    Le devoir de conseil de l’avocat inclut généralement l’obligation d’informer son client des faits pertinents, celle d’expliquer les options possibles et leurs conséquences et celle de recommander une ligne de conduite. Le contenu précis de ce devoir est toutefois hautement tributaire des circonstances, à savoir l’étendue du mandat, les obligations qu’assume l’avocat et ses domaines d’expertise. Dans la présente affaire, la juge du procès n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante en concluant que la seule faute de l’avocat quant à son devoir de conseil a été de recommander des produits de placement précis. Comme l’a conclu la juge du procès, l’avocat a omis d’agir comme l’aurait fait un avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent lorsqu’il a recommandé des produits de placement précis et lorsqu’il a donné de son propre chef des conseils en matière de placements même si de tels conseils ne faisaient pas partie de ses mandats. En faisant cela, il a manqué à son devoir de conseil. D’ailleurs, dans la mesure où un avocat donne des conseils, il doit respecter la norme à laquelle se conformerait un avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent dans la même situation, quelle que soit l’étendue précise de son mandat.

                    La Cour d’appel disposait de certains éléments sur lesquels se fonder pour conclure que l’avocat a commis les mêmes fautes à l’égard de ses deux clientes, mais même si cette erreur est tenue pour manifeste, elle n’a pas eu d’incidence sur l’issue de l’affaire. Cette erreur ne permettait pas non plus à la Cour d’appel de procéder à un réexamen général de la preuve afin de déceler d’autres erreurs potentielles.

                    L’analyse d’une faute reprochée quant au devoir de loyauté soulève des questions mixtes de fait et de droit et, à moins qu’on puisse facilement isoler une pure question de droit, la norme appropriée est celle de l’erreur manifeste et déterminante. Une question de droit isolable consiste généralement en une formulation erronée du critère juridique applicable ou en l’omission de tenir compte d’un élément essentiel de ce critère. L’analyse d’un prétendu conflit d’intérêts est intrinsèquement factuelle et les prétendus conflits d’intérêts doivent être évalués au cas par cas. Ce ne sont pas tous les possibles manquements au devoir de loyauté qui donneront ouverture à une action en responsabilité civile. Le tribunal doit analyser la nature et les circonstances du prétendu conflit afin de qualifier la contravention et de déterminer, le cas échéant, la réparation qui s’impose.

                    Un juge de première instance n’est pas tenu de traiter en détail de chaque fait particulier allégué par les parties ou de chaque élément de preuve, et la décision de refuser de tirer une inférence relève entièrement du juge des faits. La question n’est pas de savoir si le juge du procès a écarté des éléments que la cour d’appel estime importants, mais plutôt si de telles omissions auraient pu avoir une incidence sur la conclusion. En l’espèce, la Cour d’appel a commis une erreur en infirmant la conclusion de la juge du procès selon laquelle l’avocat n’a pas manqué à son devoir de loyauté envers ses clientes. Elle a procédé au réexamen de la question du conflit d’intérêts en appliquant la norme de la décision correcte, comme si une question de droit avait été relevée. Cependant, la Cour d’appel n’a pas laissé entendre que la juge du procès avait omis de cerner les bons principes juridiques applicables à la faute reprochée liée au devoir de loyauté ou que sa description du critère juridique applicable comportait une erreur. La Cour d’appel n’a pas relevé la présence d’une erreur manifeste et déterminante et elle a procédé de façon inacceptable à un réexamen de l’ensemble de la preuve en se fondant sur une divergence d’opinions quant à l’importance qu’il faut donner à la preuve. Le fait que la Cour d’appel aurait apprécié différemment la preuve ou tiré des inférences différentes ne justifie pas son intervention. Même si la juge du procès n’a pas traité de certains aspects de la relation professionnelle qui unissait l’avocat et le conseiller recommandé, en particulier la divulgation par l’avocat de communications qu’il a eues avec sa cliente et le fait qu’il a collaboré avec le conseiller recommandé et la société de placements à au moins une occasion, de telles omissions n’ont pas eu d’incidence sur ses conclusions. La juge du procès a examiné comme il convient les facteurs qui auraient pu soulever des doutes quant à la loyauté et au dévouement exclusifs de l’avocat envers ses clientes, à savoir son amitié avec le conseiller recommandé et leur relation financière, notamment les cadeaux ou les commissions qu’il a reçus. La juge du procès pouvait tirer la conclusion que de tels facteurs ne suffisaient pas à placer l’avocat dans une situation où son intérêt personnel entrerait en conflit avec celui de ses clientes, et il convient de faire preuve de déférence à l’égard de cette conclusion.

                    Selon un principe fondamental de la responsabilité civile, une personne ne peut être tenue responsable que des préjudices causés par sa faute. Une cause véritable est établie lorsque le demandeur prouve que le préjudice est une conséquence logique, directe et immédiate de la faute. En l’absence de toute preuve que la faute a directement causé le préjudice en totalité ou en partie, il ne suffit pas de démontrer que la faute a augmenté la probabilité qu’il y ait préjudice. L’analyse du lien de causalité demeure une démarche contextuelle qui se prête mal à la théorisation juridique. Il appartient au juge des faits de tirer une ligne, ou d’identifier le point de rupture, entre les conséquences qui découlent directement et immédiatement de la faute et les autres. Il ne suffit pas de prouver qu’un avocat a manqué à ses devoirs professionnels pour établir une responsabilité civile; un lien causal avec le préjudice doit aussi être établi. 

                    Dans la présente affaire, la Cour d’appel n’aurait pas dû procéder à une nouvelle appréciation complète de la preuve et modifier les conclusions de la juge du procès concernant le lien de causalité en se fondant sur la métaphore du prisme déformant. La juge du procès pouvait donc conclure que la fraude est la seule cause véritable des pertes et que la recommandation de la société de placements et du conseiller financier n’a pas de lien suffisamment étroit avec le préjudice pour constituer une cause logique, directe et immédiate. Pour ce qui est des devoirs de loyauté et de confidentialité, il n’apparaît pas clairement de quelle façon les manquements reprochés auraient pu causer les pertes. De plus, même si l’avocat avait effectivement commis d’autres fautes relativement à son devoir de conseil et à ses devoirs de loyauté et de confidentialité après avoir eu connaissance d’un article publié dans le journal qui soulevait des doutes relativement aux pratiques de la société de placements, l’issue aurait été la même étant donné que les fonds ne pouvaient plus être recouvrés à ce moment. Par conséquent, les fautes commises après cette date n’ont eu aucune conséquence sur les pertes.

Jurisprudence

Citée par le juge Gascon

                    Distinction d’avec l’arrêt : Harris (Succession), Re, 2016 QCCA 50, 25 C.C.L.T. (4th) 1; arrêts mentionnés : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; 3091‑5177 Québec inc. (Éconolodge Aéroport) c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard, 2018 CSC 43, [2018] 3 R.C.S. 8; St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491; South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167; Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138; Québec (Directeur des poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26, [2017] 1 R.C.S. 478; Ford du Canada ltée c. Automobiles Duclos inc., 2007 QCCA 1541; Softmedical inc. c. Daabous, 2017 QCCA 1270; Droit de la famille — 161960, 2016 QCCA 1300; Droit de la famille — 132381, 2013 QCCA 1505; Francoeur c. 4417186 Canada inc., 2013 QCCA 191; Desrochers c. 2533‑0838 Québec inc., 2016 QCCA 825; Gutin c. Cenfood International Inc., 2018 QCCA 317; 2758792 Canada inc. c. Bell Distribution inc., 2017 QCCA 603; Mangiola c. R., 2017 QCCA 741; Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1; Hydro‑Québec c. Construction Kiewit cie, 2014 QCCA 947; R. c. Lalonde, 2014 QCCA 639; Poulin c. Pilon, [1984] C.S. 177; Labrie c. Tremblay, [2000] R.R.A. 5; Côté c. Rancourt, 2004 CSC 58, [2004] 3 R.C.S. 248; Sylvestre c. Karpinski, 2011 QCCA 2161; Daigneault c. Lapierre, [2003] R.R.A. 902; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP, 2013 CSC 39, [2013] 2 R.C.S. 649; R. c. Neil, 2002 CSC 70, [2002] 3 R.C.S. 631; Parizeau c. Poulin De Courval, [2000] R.R.A. 67; Dallaire c. Paul‑Émile Martel Inc., [1989] 2 R.C.S. 419; Compagnie 99885 Canada Inc. c. Monast, [1994] R.R.A. 217; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789; Stellaire Construction Inc. c. Ciment Québec Inc., 2002 CanLII 35591; Laflamme c. Prudential‑Bache Commodities Canada Ltd., 2000 CSC 26, [2000] 1 R.C.S. 638; Laval (Ville de) (Service de protection des citoyens, département de police et centre d’appels d’urgence 911) c. Ducharme, 2012 QCCA 2122, [2012] R.J.Q. 2090; Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720; Beaulieu c. Paquet, 2016 QCCA 1284; 124329 Canada inc. c. Banque Nationale du Canada, 2011 QCCA 226, [2011] R.J.Q. 295; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    Laferrière c. Lawson, [1991] 1 R.C.S. 541; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Underwood c. Ocean City Realty Ltd. (1987), 12 B.C.L.R. (2d) 199; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663; St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491; Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; South Yukon Forest Corp. c. Canada, 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31; Jaegli Enterprises Ltd. c. Taylor, [1981] 2 R.C.S. 2; Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78; Galambos c. Perez, 2009 CSC 48, [2009] 3 R.C.S. 247; Laflamme c. Prudential‑Bache Commodities Canada Ltd., 2000 CSC 26, [2000] 1 R.C.S. 638; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377; Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; P.L. c. Benchetrit, 2010 QCCA 1505, [2010] R.J.Q. 1853; Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254; Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138; Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014; J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Waxman c. Waxman (2004), 186 O.A.C. 201; Ford du Canada ltée c. Automobiles Duclos inc., 2007 QCCA 1541; Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2; Palsky c. Humphrey, [1964] R.C.S. 580; Maze c. Empson, [1964] R.C.S. 576; Côté c. Rancourt, 2004 CSC 58, [2004] 3 R.C.S. 248; Sylvestre c. Karpinski, 2011 QCCA 2161; Bessette c. Pharmacie Suzanne Payer inc., 2017 QCCS 2474; Harris (Succession), Re, 2016 QCCA 50, 25 C.C.L.T. (4th) 1; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; Phillips c. Naamani, 1998 CanLII 9332; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621; Parrot c. Thompson, [1984] 1 R.C.S. 57; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789; Dallaire c. Paul‑Émile Martel Inc., [1989] 2 R.C.S. 419; Stellaire Construction Inc. c. Ciment Québec Inc., 2002 CanLII 35591; Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec, art. 1607, 1613, 2138.

Code de déontologie des avocats, RLRQ, c. B‑1, r. 3.

Code de déontologie des avocats, RLRQ, c. B‑1, r. 3.1, art. 25.

Doctrine et autres documents cités

Baudouin, Jean‑Louis, et Pierre‑Gabriel Jobin. Les obligations, 7e éd. par Pierre‑Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, dir., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2013.

Baudouin, Jean‑Louis, Patrice Deslauriers et Benoît Moore. La responsabilité civile, 8e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.

Lévesque, Frédéric. Précis de droit québécois des obligations, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014.

Lluelles, Didier, et Benoît Moore. Droit des obligations, 2e éd., Montréal, Thémis, 2012.

Tancelin, Maurice. Des obligations en droit mixte du Québec, 7e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2009.

Thouin, Marie‑Chantal. « L’avocat, toujours de bon conseil? », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, vol. 228, Développements récents en déontologie, droit professionnel et disciplinaire, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2005, 49.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Kasirer, Vauclair et Parent), 2017 QCCA 273, 41 C.C.L.T. (4th) 1, [2017] AZ‑51368107, [2017] J.Q. n1326 (QL), 2017 CarswellQue 1076 (WL Can.), qui a infirmé une décision de la juge Dulude, 2014 QCCS 3072, [2014] AZ‑51085557, [2014] Q.J. No. 6361 (QL), 2014 CarswellQue 6527 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente.

                    Douglas C. Mitchell, Audrey Boctor et Olga Redko, pour les appelants.

                    Pierre Bienvenu, Azim Hussain, Andres C. Garin et Frédéric Wilson, pour les intimées.

                    Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown, Rowe et Martin rendu par

                    Le juge Gascon —

I.              Aperçu

[1]                              La présente affaire concerne la responsabilité professionnelle imputable à un avocat qui aiguille des clients vers un conseiller financier qui se révèle ultérieurement être un fraudeur, dans un contexte où, outre l’aiguillage lui‑même, l’avocat recommande et commente favorablement les placements de ce conseiller au fil des ans.

[2]                              En 2003, le premier appelant, Kenneth F. Salomon, est l’avocat de longue date des intimées, Judith Matte‑Thompson et 166376 Canada Inc. (« 166 »), au Québec. Au cours de l’année, il leur présente Themis Papadopoulos, son ami proche et conseiller financier personnel, et leur recommande de le consulter. Au cours des quatre années qui suivent, les intimées finissent par investir plus de 7,5 millions de dollars dans la société de placements de M. Papadopoulos, Triglobal Capital Management Inc. (« Triglobal »). Durant ces quatre années, Me Salomon commente favorablement et de façon répétée les services de M. Papadopoulos en tant que conseiller financier, en plus d’encourager les intimées à effectuer et à conserver leurs placements chez Triglobal. En 2007, M. Papadopoulos et son associé, Mario Bright, se volatilisent avec les économies d’une centaine d’investisseurs, dont celles des intimées.

[3]                              Pour les intimées, MM. Papadopoulos et Bright ont détourné frauduleusement leurs investissements. Elles soutiennent aussi que Me Salomon et le deuxième appelant, son cabinet d’avocats Sternthal Katznelson Montigny, s.e.n.c.r.l. (« SKM »)[1], ont fait preuve de négligence professionnelle de deux façons. Premièrement, Me Salomon et SKM ont manqué à leur devoir de conseil envers les intimées en recommandant, commentant favorablement et encourageant des investissements inopportuns auprès de la société de M. Papadopoulos. Deuxièmement, ils ont manqué à leur devoir de loyauté envers les intimées en se plaçant dans une situation de conflit d’intérêts qui les a amenés à fermer les yeux sur la situation. Les intimées ont poursuivi MM. Papadopoulos, Bright et Salomon et le cabinet SKM pour la perte de leurs investissements en capital, pour la perte de la possibilité de tirer des revenus de ces capitaux et pour leur préjudice moral. Elles ont également demandé que MM. Papadopoulos et Bright soient condamnés à leur verser des dommages‑intérêts punitifs.

[4]                              La juge de première instance conclut que MM. Papadopoulos et Bright sont responsables des pertes subies par les intimées au titre de leurs placements et de leur préjudice moral, en plus de les condamner au paiement de dommages‑intérêts punitifs. Elle rejette toutefois l’action contre Me Salomon et SKM, statuant que le premier n’a commis aucune faute qui aurait causé les pertes subies par les intimées. De l’avis de la juge de première instance, bien que Me Salomon ait manqué à son obligation de diligence professionnelle en formulant à l’intimée, Mme Matte‑Thompson, sa recommandation initiale quant à ses placements, il n’existe aucun lien de causalité entre cette faute et les pertes subséquentes de Mme Matte‑Thompson. La juge du procès conclut en outre que Me Salomon ne s’est pas placé dans une situation de conflit d’intérêts et qu’il n’a pas fourni de conseils financiers à l’autre intimée, 166.

[5]                              La Cour d’appel statue que la juge de première instance a commis des erreurs donnant ouverture à son intervention et elle a infirmé la décision. Elle tire un certain nombre de conclusions, statuant notamment : (1) que les fautes commises par Me Salomon ne se limitent pas dans le temps à celle relative à sa recommandation initiale, (2) que ces fautes ont été commises à l’égard non seulement de Mme Matte‑Thompson, mais également de 166 et (3) que ces fautes ont causé les pertes subies par les deux intimées. De l’avis de la Cour d’appel, la juge de première instance a analysé les agissements de Me Salomon et leurs conséquences à travers un prisme déformant, qui l’a amenée à apprécier erronément la preuve de façon compartimentée, sans l’éclairage que lui aurait procuré une vision d’ensemble des événements. La Cour d’appel conclut également que la juge de première instance a adopté une approche indûment restrictive lors de son analyse du conflit d’intérêts de Me Salomon.

[6]                              J’estime que la Cour d’appel disposait d’assises suffisantes pour intervenir comme elle l’a fait. Je suis par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi.

II.           Contexte

[7]                              À l’époque pertinente, Malcolm Thompson et son épouse, Mme Matte‑Thompson, sont des gens d’affaires qui exploitent des franchises de restaurants en Ontario et au Québec. Quatre sociétés (« Sociétés »), dont 166, sont alors constituées pour l’exploitation des restaurants. Monsieur Thompson et Mme Matte‑Thompson détiennent respectivement les deux tiers et le tiers des actions de 166, et M. Thompson est le seul actionnaire des trois autres sociétés. En 2002, les Thompson vendent toutes leurs franchises de restaurants, sauf une. Hormis le cas de cette dernière, les Sociétés ne conservent que les actifs immobiliers.

[8]                              Monsieur Thompson décède en 2003 et Mme Matte‑Thompson devient alors l’unique administratrice des Sociétés. Elle demeure la seule administratrice de 166 jusqu’en octobre 2006, alors que David Gemmill (l’avocat de M. Thompson en Ontario) et Joseph Miller (le beau‑frère de M. Thompson) sont nommés membres du conseil d’administration.

[9]                              Monsieur Thompson laisse deux testaments aux termes desquels il constitue trois fiducies pour ses petits‑enfants et une fiducie (« Fiducie ») composée de la majorité de ses actifs, y compris les actions qu’il détient dans les Sociétés. Monsieur Thompson désigne son épouse, ainsi que Me Gemmill et M. Miller, à titre de fiduciaires et de liquidateurs de la succession. Dans les testaments, Mme Matte‑Thompson est désignée à titre de bénéficiaire des fruits et revenus de la Fiducie jusqu’à son décès. Après le décès de Mme Matte‑Thompson, le capital de la Fiducie doit être distribué aux enfants de M. Thompson et à ceux de Mme Matte‑Thompson. Cet arrangement vise à pourvoir aux besoins de Mme Matte‑Thompson et à assurer sa sécurité financière, tout en préservant le capital pour les enfants. La préservation du capital est un objectif primordial aux termes des testaments.

[10]                          Depuis 1989, Me Salomon est l’avocat des Thompson pour leurs activités commerciales au Québec. Après le décès de son époux, Mme Matte‑Thompson consulte régulièrement Me Salomon pour obtenir ses conseils quant à l’interprétation et à l’exécution des testaments. Elle est mal à l’aise d’être à la fois bénéficiaire des fruits et revenus de la Fiducie et fiduciaire de celle‑ci, et elle se demande comment maintenir son style de vie sans entamer le capital destiné aux enfants. Bien qu’elle soit une femme d’affaires instruite et expérimentée, Mme Matte‑Thompson ne possède pas une connaissance approfondie du milieu des placements.

[11]                          En septembre 2003, Me Salomon présente Mme Matte‑Thompson à M. Papadopoulos, son conseiller financier personnel et l’âme dirigeante de Triglobal. Il avait rencontré M. Papadopoulos en 2001 lorsqu’il était lui‑même à la recherche d’un conseiller financier personnel, et les deux sont devenus par la suite des amis proches. Maître Salomon a personnellement investi dans trois fonds dont Triglobal fait la promotion : il a placé le gros de ses économies dans un produit Manulife Financial (« Manulife ») ainsi que des sommes de moindre importance dans les fonds Focus Management Inc. (« Focus ») et iVest Fund Ltd. (« iVest »). Situés respectivement aux îles Cayman et aux Bahamas, Focus et iVest sont deux fonds spéculatifs extraterritoriaux (« offshore hedge fund ») liés à Triglobal et à MM. Papadopoulos et Bright.

[12]                          Maître Salomon recommande Triglobal et son fonds iVest à Mme Matte‑Thompson. Il qualifie notamment iVest [traduction] « d’excellent véhicule de placement dans les cas où la sécurité du capital est une considération importante » (d.a., vol. 3, p. 352). Se fiant à ce conseil, Mme Matte‑Thompson décide d’investir une partie de ses économies personnelles auprès de Triglobal au début de l’année 2004. Elle place d’abord 100 000 $ dans le fonds iVest, puis 1 245 000 $ dans le fonds Manulife. Dans les mois qui suivent, elle transfère une somme de 400 000 $ du compte Manulife vers le fonds iVest.

[13]                          De 2003 à 2006, Me Salomon participe à la réorganisation des Sociétés. À l’exception de celle qui exploite encore un restaurant, les Sociétés fusionnent alors avec 166. En février 2006, Me Salomon organise également la vente des actifs de 166 et prépare des résolutions autorisant l’ouverture pour 166 de comptes dans les fonds iVest et Manulife. En février et en avril 2006, conformément aux directives données par un représentant de Triglobal, le produit de la vente, qui s’élève à 5 830 642 $, est placé au complet dans le fonds Focus. En juillet 2006, Mme Matte‑Thompson rachète une partie de son placement dans le fonds iVest, et elle place également une somme totale de 1 188 949 $ dans le fonds Focus en mars et octobre 2006.

[14]                          À partir d’avril 2006, Mme Matte‑Thompson commence à faire part à Me Salomon de ses inquiétudes au sujet de ces placements, y compris dans le fonds Focus. Elle veut obtenir davantage de renseignements sur la nature des placements, et elle a de la difficulté à communiquer avec Triglobal. Chaque fois qu’elle exprime des préoccupations, ou bien Me Salomon la rassure promptement, ou bien il en informe M. Papadopoulos, qui communique lui‑même avec elle pour la rassurer.

[15]                          Vers la fin de 2006, M. Miller conseille fortement aux deux autres fiduciaires et liquidateurs de la succession de demander le remboursement des placements de 166 dans le fonds Focus. Ils suivent son conseil en janvier 2007, mais ne demandent que des remboursements progressifs, dans le but d’éviter toute pénalité. Entre février et juillet 2007, 166 reçoit des remboursements totalisant 900 000 $.

[16]                          En mai 2007, le cahier La Presse Affaires publie un article qui met en doute les placements faits par l’entremise de Triglobal dans les fonds iVest et Focus. En décembre 2007, Mme Matte‑Thompson réclame le remboursement intégral des placements dans le fonds Focus, mais, à cette date, Triglobal, iVest et Focus ont cessé leurs activités et leurs actifs ont été bloqués. Malheureusement pour les intimées, les fonds Focus et iVest se révèlent faire partie d’un stratagème de type Ponzi. Madame Matte‑Thompson perd une somme de 1 188 068 $ dans les fonds Focus et iVest, tandis que 166 perd 4 006 366 $ dans ces mêmes fonds. Globalement, cette fraude fait perdre près de 100 millions de dollars à une centaine d’investisseurs.

[17]                          Quelque temps après l’effondrement de Triglobal, Mme Matte‑Thompson apprend que Me Salomon a reçu de M. Papadopoulos des sommes totalisant 38 000 $ en 2006 et 2007. Au début de 2006, par suite d’une recommandation de M. Papadopoulos, Me Salomon a constitué une société, 4307909 Canada Inc. (« 430 »), afin de fournir des services de [traduction] « consultation financière » (d.a., vol. 6, p. 1778). Conformément aux instructions de M. Papadopoulos, 430 a produit deux factures de 10 000 $ chacune, à l’égard desquelles des paiements ont été reçus en mai et juin 2006 bien qu’aucun service n’ait été fourni. Selon Me Salomon, ces sommes constituaient un [traduction] « cadeau » en vue de l’aider à rénover son appartement (d.a., vol. 10, p. 3108). En février 2007, 430 a reçu une autre somme de 8 000 $, supposément destinée à payer les impôts relatifs au « cadeau » précédent de 20 000 $.

[18]                          Ensuite, en juin 2007, Me Salomon a demandé le remboursement de la somme de 70 000 $ qu’il avait placée dans le fonds Focus; il a finalement reçu 50 000 $ à cet égard. En septembre 2007, toujours conformément aux instructions de M. Papadopoulos, Me Salomon a produit une facture de 50 000 $ par l’entremise de 430 afin de recevoir un premier chèque [traduction] « bimensuel ». Le mois suivant, 430 a reçu deux chèques de 5 000 $ chacun d’une société appartenant à M. Papadopoulos appelée Themis Papadopoulos Financial Services Inc. Maître Salomon a témoigné que les sommes ainsi versées représentent un remboursement de son propre placement dans le fonds Focus, mais dans un courriel rédigé à la même époque par M. Papadopoulos, ces paiements sont qualifiés de commissions.

[19]                          Lors de l’audience qui s’est déroulée devant nous, l’avocat des appelants confirme que Me Salomon a personnellement perdu environ 20 000 $ par suite de la fraude. Bien que les paiements reçus par Me Salomon (38 000 $) soient peu élevés comparativement aux placements des intimées chez Triglobal, je signale qu’ils sont en définitive supérieurs à cette somme qu’il a personnellement perdue (20 000 $).

[20]                          Les intimées intentent leur action en justice en janvier 2008.

III.        Décisions des cours d’instances inférieures

A.           Cour supérieure du Québec (2014 QCCS 3072)

[21]                          Messieurs Papadopoulos et Bright ne contestent pas l’action intentée contre eux. Dans un jugement rendu par défaut, la juge de première instance conclut qu’ils sont responsables des pertes subies par les intimées au titre de leurs placements ainsi que du préjudice moral causé à Mme Matte‑Thompson. De plus, elle condamne MM. Papadopoulos et Bright à verser des dommages‑intérêts punitifs aux intimées. Les conclusions formulées par la juge de première instance à l’égard de MM. Papadopoulos et Bright ne sont pas portées en appel.

[22]                          La juge de première instance rejette toutefois l’action visant Me Salomon et SKM. Elle conclut que, bien que Me Salomon ait commis une faute en recommandant expressément à Mme Matte‑Thompson d’investir dans le fonds iVest en 2003, cette faute n’est pas la cause des pertes ultérieures de cette dernière au titre de ses placements dans le fonds Focus. Selon la juge, lorsque Mme Matte‑Thompson investit dans ce fonds en 2006, elle a déjà établi des liens personnels avec M. Papadopoulos, et elle ne s’appuie donc plus sur les conseils de Me Salomon pour prendre ses décisions en matière de placements. La juge souligne que Me Salomon ne peut être tenu responsable de la fraude commise par MM. Papadopoulos et Bright.

[23]                          La juge de première instance conclut également que Me Salomon n’a commis aucune faute à l’endroit de 166, parce qu’il ne lui a donné aucun conseil en matière de placements et qu’il n’est pas allé jusqu’à se montrer trop rassurant de quelque manière. Soulignant que Me Salomon n’a pas été consulté avant que l’argent de 166 ne soit viré dans le fonds Focus, la juge conclut que 166 ne s’en est pas remise à ses conseils pour décider d’investir dans ce fonds. Maître Salomon n’avait aucune obligation de vérifier si le placement recommandé par des spécialistes était opportun. De plus, rien ne prouve que Me Salomon aurait pu intervenir de quelque manière que ce soit après avoir été mis au courant de la décision de 166 d’investir dans le fonds Focus.

[24]                          Enfin, la juge de première instance conclut que Me Salomon ne s’est pas placé en situation de conflit d’intérêts. Elle croit le témoignage de ce dernier et déclare qu’il n’existe aucune preuve précise indiquant que l’une des sommes payées par M. Papadopoulos et reçues par Me Salomon par l’entremise de 430 constitue une commission versée à celui‑ci pour avoir aiguillé des clients vers Triglobal.

B.            Cour d’appel du Québec (2017 QCCA 273, 41 C.C.L.T. (4th) 1)

[25]                          La Cour d’appel accueille l’appel à l’unanimité et conclut que la juge de première instance a commis des erreurs manifestes et déterminantes dans sa décision. Premièrement, elle conclut que la juge de première instance a commis une erreur en limitant à Mme Matte‑Thompson le manquement de MSalomon à son devoir de conseil. À l’instar de la juge de première instance, la Cour d’appel estime que MSalomon a manqué à son devoir de conseil envers Mme Matte‑Thompson en lui recommandant le fonds iVest. Toutefois, la Cour d’appel statue que Me Salomon a agi pour le compte des deux intimées à compter de 2003, et qu’il était tenu aux mêmes obligations envers chacune d’elles. La Cour d’appel conclut que la juge de première instance a évalué la preuve à travers un prisme déformant (par. 66), ce qui l’a amenée à conclure à tort que Me Salomon a commis une faute uniquement à l’endroit de Mme Matte‑Thompson.

[26]                          Deuxièmement, la Cour d’appel statue que la juge de première instance a commis une erreur en limitant les fautes de Me Salomon au placement initial dans le fonds iVest en 2003 et 2004. La Cour d’appel juge que les fautes de ce dernier se sont poursuivies jusqu’en 2007 et qu’elles concernent les placements des intimées tant dans iVest que dans Focus. En rassurant de façon répétée les intimées, Me Salomon a suscité chez elles un sentiment de confiance à l’égard des placements, alors que ceux‑ci ne convenaient manifestement pas à leurs besoins. Il n’a en outre pas fait preuve de diligence raisonnable. Ces fautes n’ont cessé qu’au moment de l’effondrement de Triglobal à la fin de 2007.

[27]                          Troisièmement, la Cour d’appel estime que la juge de première instance a erré en adoptant une approche restrictive à l’égard de la preuve dans le cadre de son examen du devoir de loyauté qui incombe à Me Salomon. De l’avis de la cour, ce dernier s’est placé en situation de conflit d’intérêts, ce qui constitue une faute additionnelle commise à l’endroit des intimées. Les liens qu’il entretenait avec M. Papadopoulos l’ont amené à manquer à son devoir de confidentialité et à négliger les intérêts des intimées. La Cour d’appel souligne que Me Salomon a fait équipe avec M. Papadopoulos pour faire en sorte que les intimées conservent leurs placements auprès de Triglobal, comme en témoigne éloquemment l’utilisation par le premier du pronom anglais « we » (« nous ») dans quelques‑uns de ses courriels à M. Papadopoulos. La Cour d’appel est également d’avis que la juge de première instance n’a pas motivé de manière satisfaisante sa conclusion suivant laquelle Me Salomon n’a pas reçu de commissions pour les clients qu’il a aiguillés vers Triglobal. 

[28]                          Quatrièmement, recourant de nouveau à l’image du prisme déformant (par. 120), la Cour d’appel statue que la juge de première instance a commis une erreur lors de son analyse du lien de causalité, et que l’impact des fautes de Me Salomon a été beaucoup plus important que ce qu’a conclu la juge. La Cour d’appel est convaincue que jamais les intimées n’auraient investi auprès de Triglobal si Me Salomon avait dès le départ agi avec la compétence, la prudence et la diligence attendues d’un avocat. Qui plus est, ce dernier n’a pas saisi les nombreuses occasions qu’il a eues de corriger le tir après 2003. La Cour d’appel explique aussi que la fraude n’a pas rompu le lien de causalité entre les fautes de Me Salomon et les pertes subies par les intimées.

[29]                          En conséquence, la Cour d’appel condamne solidairement Me Salomon et SKM à indemniser pleinement les intimées des pertes qu’elles ont subies au titre de leurs placements et à verser à Mme Matte‑Thompson une indemnité à l’égard de ses pertes non pécuniaires.

IV.        Questions en litige

[30]                          Les appelants contestent la décision de la Cour d’appel essentiellement pour quatre motifs :

A.                      La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en recourant à la notion du prisme déformant pour décider si la juge de première instance a commis des erreurs manifestes et déterminantes?

B.                       La Cour d’appel a‑t‑elle élargi à tort la portée des obligations professionnelles des avocats qui aiguillent leurs clients vers des conseillers indépendants?

C.                       La Cour d’appel a‑t‑elle erré en intervenant à l’égard des conclusions de la juge de première instance relativement aux fautes commises par Me Salomon?

D.                      La Cour d’appel a‑t‑elle erré en intervenant à l’égard des conclusions de la juge de première instance relativement au lien de causalité?

V.           Analyse

A.           La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en recourant à la notion du prisme déformant pour décider si la juge de première instance a commis des erreurs manifestes et déterminantes?

[31]                          Pour décider si la Cour d’appel a commis une erreur en recourant à la notion du prisme déformant, je dois résumer les normes de contrôle en appel qu’elle devait appliquer en l’espèce. Ces normes de contrôle ne sont pas contestées devant notre Cour. Il s’agit de celles qui ont été énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, qui s’appliquent également aux affaires de droit civil québécois (voir, p. ex., Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103, par. 68; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 36‑37).

[32]                          L’existence ou non d’une faute est une question mixte de fait et de droit (3091‑5177 Québec inc. (Éconolodge Aéroport) c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard, 2018 CSC 43, [2019] 3 R.C.S. 8, par. 23, citant St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491, par. 60 et 104). La détermination du lien de causalité est une question de fait (Éconolodge, par. 24, citant Lonardi, par. 41, Benhaim, par. 36, et St‑Jean, par. 104‑105). Dans les deux cas, en l’absence d’erreur manifeste et déterminante, la juridiction d’appel doit faire preuve de déférence envers les conclusions du juge de première instance.

[33]                          Lorsque la norme déférentielle de l’erreur manifeste et déterminante s’applique, les tribunaux d’appel ne peuvent intervenir que dans les cas où la décision de première instance est entachée d’une erreur évidente qui a déterminé l’issue de l’affaire (Benhaim, par. 38, citant l’arrêt South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31, par. 46; voir également H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 56 et 69‑70). Le juge Morissette de la Cour d’appel a expliqué ce principe à l’aide d’une métaphore dans J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167, par. 77 (CanLII) : « une erreur manifeste et dominante tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil. Et il est impossible de confondre ces deux dernières notions » (citée dans l’arrêt Benhaim, par. 39). Le fait qu’une conclusion de fait différente aurait pu être tirée sur la base du poids attribué à différents éléments de preuve ne signifie pas qu’une erreur manifeste et déterminante a été commise (Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138, par. 38).

[34]                          Il est utile, à ce stade‑ci, de reconnaître que les normes de contrôle énoncées dans Housen s’appliquent également à notre Cour (Québec (Directeur des poursuites criminelles et pénales) c. Jodoin, 2017 CSC 26, [2017] 1 R.C.S. 478, par. 51; voir également l’arrêt St‑Jean, par. 37 et 46). Cela dit, la décision de la première cour d’appel, et non celle du juge de première instance, constitue l’aspect principal de l’analyse que notre Cour — en tant que seconde et ultime juridiction d’appel — doit effectuer dans le cadre de l’application de ces normes. C’est aux appelants qu’il incombe de démontrer la présence d’une erreur dans la décision de la cour d’appel; notre Cour n’a pas pour rôle de procéder à une analyse de novo de la décision du juge de première instance. Dans les cas où la première juridiction d’appel était justifiée d’intervenir à l’égard du jugement de première instance et a exprimé son désaccord avec le tribunal qui l’a rendu, notre Cour n’interviendra que si son désaccord découle de « la nette conviction qu’une erreur s’est produite dans l’appréciation des faits par la première cour [d’appel] » (St‑Jean, par. 38‑39 et 46).

[35]                          De façon générale, les appelants affirment que la Cour d’appel a commis une erreur lors de son application de la norme de contrôle pertinente en appel, puisqu’elle s’est fondée sur la notion de prisme déformant pour décider si la juge du procès a commis des erreurs manifestes et déterminantes. Je ne suis pas de cet avis.

[36]                          Dans sa décision, la Cour d’appel se réfère à deux reprises à l’image du prisme déformant : une première fois dans son examen des fautes commises contre 166, puis une seconde fois dans son analyse du lien de causalité. Toutefois, elle déclare explicitement dans les deux cas qu’elle ne peut infirmer les conclusions de la juge de première instance que si elle y décèle des erreurs manifestes et déterminantes.

[37]                          Par conséquent, l’image du prisme déformant n’est rien de plus qu’une métaphore utilisée par la Cour d’appel pour expliquer en quoi la norme de contrôle applicable en appel établie dans l’arrêt Housen est respectée. Cette métaphore tire ses origines de l’arrêt Ford du Canada ltée c. Automobiles Duclos inc., 2007 QCCA 1541 :

                    . . . le haut degré de déférence due au juge de première instance en matière d’évaluation de la preuve, principe maintes fois énoncé par la Cour suprême, ne peut faire obstacle à l’intervention d’une cour d’appel lorsqu’une analyse du dossier révèle que l’évaluation du juge de première instance s’est faite à travers un prisme qui doit être écarté et qui a clairement eu un effet déformant. [par. 128 (CanLII)]

[38]                          Depuis, la Cour d’appel du Québec a eu recours à de nombreuses occasions à la notion de prisme déformant pour infirmer des conclusions qu’avaient tirées des juges de première instance qu’elle considérait entachées dans une certaine mesure d’une erreur d’appréciation générale (voir Softmedical inc. c. Daabous, 2017 QCCA 1270, par. 47 et 66 (CanLII); Droit de la famille — 161960, 2016 QCCA 1300, par. 76‑78 (CanLII); Droit de la famille — 132381, 2013 QCCA 1505, par. 104‑105 (CanLII); Francoeur c. 4417186 Canada inc., 2013 QCCA 191, par. 64‑65 (CanLII)).

[39]                          Malheureusement, certains plaideurs considèrent qu’il s’agit là d’une invitation à demander à la cour d’instruire à nouveau l’affaire, ce qui n’est tout simplement pas l’objectif visé (voir Desrochers c. 2533‑0838 Québec inc., 2016 QCCA 825, par. 49 (CanLII)). De fait, il est intéressant de souligner que, dans plusieurs affaires, la Cour d’appel du Québec renvoie expressément à cette notion de prisme déformant pour refuser d’intervenir à l’égard des conclusions du juge des faits (Gutin c. Cenfood International Inc., 2018 QCCA 317, par. 24‑26 (CanLII); 2758792 Canada inc. c. Bell Distribution inc., 2017 QCCA 603, par. 9 (CanLII); Mangiola c. R., 2017 QCCA 741, par. 4‑5 (CanLII); Desrochers, par. 46; Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1, par. 120; Hydro‑Québec c. Construction Kiewit cie, 2014 QCCA 947, par. 102 (CanLII); R. c. Lalonde, 2014 QCCA 639, par. 16 (CanLII)).

[40]                          À ce propos, tout comme les appelants, je reconnais que l’image du prisme déformant ne peut être invoquée pour remplacer l’obligation de déceler la présence d’une erreur révisable [traduction] « ou masquer le fait qu’une “erreur” constatée par une cour d’appel ne respecte pas la norme élevée imposée par l’arrêt Housen » (m.a., par. 81). Bien que les cours d’appel puissent considérer cette notion utile pour expliquer le fondement de leurs interventions, elle ne change en rien les normes énoncées dans l’arrêt Housen. La juridiction d’appel doit dégager l’erreur fatale que comporte la décision de la juridiction inférieure, qu’il s’agisse — selon la norme énoncée dans l’arrêt Housen qui s’applique — d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et déterminante. De façon plus précise, la notion de prisme déformant n’autorise pas la juridiction d’appel à soupeser la preuve à nouveau ou à simplement substituer ses propres conclusions de fait à celles du juge de première instance.

[41]                          Dans le cas qui nous occupe, la Cour d’appel n’utilise pas la notion de prisme déformant pour masquer une absence d’erreurs manifestes et déterminantes. Au contraire, la Cour d’appel conclut que le prisme déformant au moyen duquel la juge de première instance a examiné la preuve — en l’espèce, une approche étroite et compartimentée — a amené cette dernière à commettre des erreurs manifestes et déterminantes identifiées de façon précise par la cour : premièrement, malgré la présence d’éléments de preuve montrant clairement que Me Salomon agit pour les deux intimées dès 2003, la juge du procès conclut que ce dernier a fourni des conseils financiers uniquement à Mme Matte‑Thompson; deuxièmement, en dépit d’éléments de preuve montrant clairement que les fautes de Me Salomon se perpétuent après 2004, la juge de première instance statue qu’elles se sont limitées dans le temps aux années 2003 et 2004; troisièmement, malgré une preuve claire des loyautés partagées de Me Salomon envers les intimées, d’une part, et envers M. Papadopoulos et Triglobal, d’autre part, la juge de première instance estime que celui‑ci ne s’est pas placé dans une situation de conflit d’intérêts; et, quatrièmement, malgré le lien évident entre les fautes de Me Salomon et les pertes subies par les intimées, la juge de première instance conclut que le lien de causalité n’est pas établi.

[42]                          Les appelants ne me convainquent pas que la Cour d’appel a eu tort de conclure que la juge de première instance a commis ces erreurs manifestes et déterminantes. Je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de la Cour d’appel.

B.            La Cour d’appel a‑t‑elle élargi à tort la portée des obligations professionnelles des avocats qui aiguillent leurs clients vers des conseillers indépendants?

[43]                          Avant d’analyser cette question en détail, je tiens à préciser que les cours d’instances inférieures ont à juste titre reconnu que la relation avocat‑client peut habituellement être qualifiée de contrat de mandat, et que la relation dans la présente affaire ne fait pas exception (motifs de première instance, par. 113 (CanLII); motifs de la C.A., par. 94; voir J.‑L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), n° 2‑124). En tant que mandataires, les avocats sont assujettis aux obligations énoncées à l’art. 2138 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »), dont voici le texte :

                    2138. Le mandataire est tenu d’accomplir le mandat qu’il a accepté et il doit, dans l’exécution de son mandat, agir avec prudence et diligence.

                        Il doit également agir avec honnêteté et loyauté dans le meilleur intérêt du mandant et éviter de se placer dans une situation de conflit entre son intérêt personnel et celui de son mandant.

[44]                          Bien qu’ils ne formulent pas leurs arguments de façon à soulever une erreur de droit, les appelants affirment néanmoins que la Cour d’appel a omis de considérer une de ses décisions récentes (Harris (Succession), Re, 2016 QCCA 50, 25 C.C.L.T. (4th) 1), laquelle, prétendent‑ils, limite les obligations auxquelles est tenu l’avocat qui aiguille son client vers un autre professionnel. Ils soutiennent que cet arrêt s’applique aux circonstances du présent pourvoi. Je ne partage pas cette opinion.

[45]                          Les principes énoncés dans l’arrêt Harris peuvent être résumés comme suit. L’avocat qui aiguille des clients vers un autre professionnel ou conseiller a une obligation de moyens et non de résultat. Bien que l’avocat n’agisse pas comme garant des services rendus par le professionnel ou le conseiller vers lequel il dirige ses clients, il doit néanmoins faire preuve de compétence, prudence et diligence lorsqu’il formule une telle recommandation, laquelle doit être basée sur une connaissance raisonnable du professionnel ou du conseiller en question. Il doit être convaincu que la personne qu’il recommande à son client est suffisamment compétente pour s’acquitter du mandat envisagé (Harris, par. 16, 20 et 22). Dans l’arrêt Harris, la Cour d’appel du Québec souligne que la question de la responsabilité de l’avocat qui recommande les services d’une personne « ne peut trouver réponse dans l’abstrait. Elle est nécessairement tributaire des faits de l’espèce » (par. 13). La cour ajoute qu’« [e]n cette matière, tout est affaire de circonstances » (par. 22).

[46]                          Ces observations décrivent adéquatement la norme de conduite pour les avocats qui aiguillent des clients vers d’autres professionnels et conseillers, et je les fais miennes.

[47]                          Appliquant ces principes, la Cour d’appel du Québec conclut, dans l’arrêt Harris, que Me Salomon et SKM (incidemment les mêmes avocat et cabinet concernés dans cette autre affaire) ne sont pas responsables des pertes subies par un client par suite de la fraude commise par le liquidateur de la succession, Earl Jones, que Me Salomon avait recommandé. Selon les appelants, la présente espèce est analogue à l’affaire Harris, en ce que Triglobal jouissait d’une bonne réputation jusqu’à son effondrement en 2007, et qu’on ne peut reprocher à Me Salomon de ne pas avoir mis au jour une fraude que personne n’avait anticipée.

[48]                          L’affaire Harris se distingue de la présente espèce en raison des faits entourant l’aiguillage, mais il existe une autre distinction importante entre cette affaire et celle qui nous occupe au regard de l’ensemble du comportement de Me Salomon. Alors que l’affaire Harris porte sur un simple aiguillage, en l’espèce ni la juge de première instance ni la Cour d’appel ne concluent que Me Salomon a simplement aiguillé les intimées vers M. Papadopoulos. Quoique les deux tribunaux en arrivent à des résultats différents, ils analysent tous deux les conséquences juridiques de plusieurs gestes de Me Salomon postérieurs à l’aiguillage, d’abord la recommandation d’investir dans le fonds iVest en 2003, puis la promotion des produits de Triglobal — par des commentaires favorables à leur égard et des encouragements à en acquérir —, et enfin les assurances répétées formulées au cours des mois qui précèdent l’effondrement de Triglobal en 2007.

[49]                          Il ne s’agit pas en l’espèce de savoir si l’aiguillage initial des intimées vers M. Papadopoulos aurait pu suffire à lui seul à établir la responsabilité professionnelle des appelants. L’aspect central de l’analyse dans le cas qui nous occupe est plutôt l’ensemble du comportement de Me Salomon. Toutefois, une chose est certaine : de même que le fait de recommander à un client un professionnel ou un conseiller ne saurait constituer une garantie des services rendus, une telle recommandation ne saurait pas non plus protéger l’avocat qui l’a formulée contre toute responsabilité pour d’autres actes répréhensibles qu’il aurait commis. Il s’agit là d’un des points sur lesquels les faits de la présente affaire diffèrent considérablement des faits dans l’arrêt Harris.

[50]                          Contrairement à l’affirmation des appelants, la décision rendue par la Cour d’appel en l’espèce n’élargit pas les bases de la responsabilité des avocats qui aiguillent des clients vers d’autres professionnels ou d’autres conseillers au‑delà de la norme récemment énoncée dans l’arrêt Harris; les avocats peuvent aiguiller leurs clients vers d’autres professionnels ou conseillers, tant qu’ils s’acquittent de leurs obligations professionnelles lorsqu’ils le font. La Cour d’appel ne conclut pas que l’aiguillage lui‑même est décisif; elle apprécie plutôt l’ensemble de la conduite de Me Salomon au regard de ses obligations professionnelles — plus particulièrement son devoir de conseil et son devoir de loyauté — envers ses clients. Elle conclut que Me Salomon est allé bien au‑delà d’un simple aiguillage. Comme je l’explique plus loin, Me Salomon a également recommandé de façon répétée aux intimées les services de M. Papadopoulos et de sa société de placements, ainsi que leurs produits, en plus de les encourager à investir dans des fonds de Triglobal et à conserver ces placements. Qui plus est, fermant les yeux sur un conflit d’intérêts, Me Salomon s’est trouvé à servir deux maîtres et à sacrifier les intérêts des intimées. C’est l’ensemble du comportement de Me Salomon qui amène la Cour d’appel à conclure à la responsabilité des appelants dans les circonstances.

C.            La Cour d’appel a‑t‑elle erré en intervenant à l’égard des conclusions de la juge de première instance relativement aux fautes commises par MSalomon?

[51]                          Les appelants plaident ensuite que la Cour d’appel a erré en intervenant à l’égard des conclusions de la juge de première instance en ce qui concerne le devoir de conseil et le devoir de loyauté de Me Salomon. Je ne peux retenir cet argument. Je vais examiner chacune de ces conclusions à tour de rôle.

(1)            Le devoir de conseil de Me Salomon

[52]                          Le devoir de conseil de l’avocat comporte trois volets : (1) informer, (2) expliquer et (3) conseiller au sens strict du terme. L’obligation d’informer consiste à communiquer les faits pertinents; l’obligation d’expliquer requiert de l’avocat qu’il présente les conséquences juridiques et financières d’une ligne de conduite envisagée; et le devoir de conseil au sens strict du terme l’oblige à recommander une ligne de conduite (Poulin c. Pilon, [1984] C.S. 177, p. 180; M.‑C. Thouin, « L’avocat, toujours de bon conseil? », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, vol. 228, Développements récents en déontologie, droit professionnel et disciplinaire (2005), 49, p. 51‑52).

[53]                          Le devoir de conseil fait partie intégrante de la profession d’avocat et existe indépendamment de la nature du mandat (Baudouin, Deslauriers et Moore, n2‑138; Labrie c. Tremblay, [2000] R.R.A. 5 (C.A. Qc), p. 10). L’étendue exacte de ce devoir varie selon les circonstances, en fonction notamment de l’objet du mandat, des caractéristiques du client et de l’expertise que soutient avoir l’avocat dans le domaine en question (Côté c. Rancourt, 2004 CSC 58, [2004] 3 R.C.S. 248, par. 6; Thouin, p. 55‑69).

[54]                          Vu qu’on ne peut tracer de lignes de démarcation nettes à cet égard, la jurisprudence regorge d’exemples de situations où les tribunaux ont dû s’acquitter de la tâche difficile de décider si les avocats devraient, lorsqu’ils conseillent leurs clients, aller au‑delà de ce que ceux‑ci leur demandent explicitement (voir, p. ex., Labrie, p. 11; Sylvestre c. Karpinski, 2011 QCCA 2161, par. 19 (CanLII); Daigneault c. Lapierre, [2003] R.R.A. 902 (C.S. Qc)). Une chose reste claire, toutefois : l’avocat qui prodigue des conseils à un client doit toujours agir dans l’intérêt supérieur de ce dernier et respecter les normes que tout avocat compétent, prudent et diligent aurait suivies dans les mêmes circonstances. À cet égard, je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que tout conseil qu’un avocat prend l’initiative de donner au‑delà de son mandat peut, s’il est erroné, engager sa responsabilité. La question de savoir si Me Salomon agissait ou non dans les limites de son mandat lorsqu’il a prodigué des conseils financiers aux intimées n’est donc pas pertinente. Il est responsable de tout conseil erroné qu’il a donné dans ce contexte.

[55]                          Dans le cas qui nous occupe, la Cour d’appel juge que Me Salomon n’a pas conseillé les intimées comme il incombe à un avocat compétent, prudent et diligent de le faire. Contrairement à la juge de première instance, la Cour d’appel conclut que Me Salomon agit à la fois pour Mme Matte‑Thompson et pour 166 lorsqu’il donne des conseils erronés en matière de placements et que ses fautes se sont poursuivies pendant toute la période de 2003 à 2007. Dans les deux cas, la cour relève effectivement la présence d’erreurs manifestes et déterminantes dans l’appréciation par la juge du procès des relations des parties et dans sa conclusion selon laquelle ces relations ne se sont pas poursuivies jusqu’à l’effondrement de Triglobal. Ces erreurs, qui sont relevées de façon précise, ont influencé directement les conclusions de la juge de première instance quant à l’ampleur des conseils erronés donnés par Me Salomon. Je considère que la Cour d’appel disposait d’assises suffisantes pour intervenir comme elle l’a fait.

[56]                          Premièrement, la Cour d’appel ne commet pas d’erreur en concluant que MSalomon a prodigué des conseils financiers aux deux intimées. Comme le souligne la Cour d’appel, Mme Matte‑Thompson a consulté MSalomon pour obtenir des conseils sur sa situation délicate en tant que bénéficiaire des fruits et des revenus de la Fiducie — lesquels sont censés pourvoir à ses besoins financiers — et en tant que fiduciaire — tenue à l’obligation de préserver le capital de la Fiducie pour les enfants. À l’époque, Mme Matte‑Thompson agit à plusieurs titres, car (1) elle est l’exécutrice des testaments de M. Thompson, (2) elle agit comme fiduciaire, (3) elle est présidente et administratrice de 166 et (4) elle agit à titre personnel. C’est à ces nombreux titres qu’elle retient les services de Me Salomon, qui est très au fait de toute cette situation. En isolant la relation qui existe entre Mme Matte‑Thompson et MSalomon et celle qu’entretiennent 166 et Me Salomon, la juge de première instance se trouve dans les faits à adopter une vision erronément étroite de l’ensemble de la preuve, approche qui justifie les critiques formulées par la Cour d’appel à l’égard de la vision compartimentée de ces relations adoptée par la juge de première instance.

[57]                          À cet égard, la Cour d’appel mentionne à titre d’exemple que, à partir de 2003, Me Salomon a facturé pratiquement tous ses services professionnels à 166, y compris pour avoir présenté M. Papadopoulos à Mme Matte‑Thompson, rédigé le premier courriel recommandant le fonds iVest et demandé à Triglobal des renseignements sur les placements. De plus, Me Salomon a adressé à 166 ses mémorandums clés exposant les stratégies financières envisagées pour Mme Matte‑Thompson et pour la Fiducie.

[58]                          Deuxièmement, la Cour d’appel ne commet pas d’erreur en concluant que Me Salomon a manqué à son devoir de conseil envers les intimées. Outre le fait que Me Salomon agit souvent aux confins de ses capacités professionnelles (quand il ne les dépasse pas), les conseils qu’il donne aux intimées sont fautifs pour les nombreuses raisons que résume la Cour d’appel (par. 69). Tout d’abord, Me Salomon n’aurait pas dû recommander un placement non diversifié dans des fonds spéculatifs extraterritoriaux à des clients dont l’objectif principal est la préservation de leur capital. À cet égard, la juge de première instance déclare elle‑même que Me Salomon [traduction] « savait que, pour qu’elles respectent les droits et les intérêts légaux de tous les bénéficiaires des fiducies ainsi que les conditions des testaments, les décisions en matière de placements devaient respecter l’exigence relative à la préservation du capital » (par. 172 (note en bas de page omise)). Pourtant, suivant le témoignage non contredit des experts, les fonds spéculatifs extraterritoriaux (tels iVest et Focus) ne sont pas des véhicules de placement qui offrent la sécurité du capital. 

[59]                          Maître Salomon manque aussi à son devoir de conseil en recommandant continuellement des produits financiers sans faire preuve d’aucune forme de diligence appropriée au sujet de ces produits ou poser quelque question que ce soit à leur égard. La juge du procès souligne que, avant de recommander d’investir dans iVest, Me Salomon s’est simplement [traduction] « fié à l’avis de [M.] Papadopoulos, estimant que ça lui convenait » (par. 188 (note en bas de page omise)). Maître Salomon omet de vérifier la nature ou les conditions et modalités des produits financiers recommandés. S’il s’était renseigné, il aurait appris qu’iVest et Focus n’étaient pas inscrits auprès de l’Autorité des marchés financiers (« AMF »). En fait, ni M. Papadopoulos ni Triglobal n’étaient inscrits auprès de l’AMF en tant que conseillers ou courtiers en valeurs mobilières conformément à la législation québécoise en la matière. Comme l’indique à juste titre la Cour d’appel, cette faute d’omission de la part de Me Salomon a un caractère continu, car il est intervenu à plusieurs reprises au fil des ans pour rassurer les intimées avant l’effondrement de Triglobal en 2007, sans jamais procéder à quelque recherche appropriée.

[60]                          Troisièmement, la Cour d’appel ne fait pas erreur en jugeant que les fautes commises par Me Salomon envers les intimées ont commencé en 2003 et se sont poursuivies jusqu’en 2007. Sur la seule foi de sa confiance aveugle en M. Papadopoulos, Me Salomon a incité ses clientes à croire erronément qu’elles pouvaient investir en toute sécurité dans iVest et dans Focus. De 2003 à 2007, il rassure de façon répétée les intimées quant au fait que leurs placements auprès de Triglobal garantissent la sécurité de leur capital. À cet égard, la Cour d’appel relève les commentaires suivants formulés par MSalomon :

                           en août 2003, il déclare [traduction] « [qu’]iVest est un excellent véhicule de placement dans les cas où la sécurité du capital est une considération importante (comme c’est le cas pour vos petits‑enfants et pour vous) » (par. 52 (soulignement omis); d.a., vol. 3, p. 352);

                           en septembre 2003, il suggère aux intimées [traduction] « d’investir les actifs de la succession suivant une stratégie conservatrice, peut‑être en utilisant des produits iVest et une combinaison de produits distincts (pour une sécurité absolue du capital) » (par. 59 (soulignement omis); d.a., vol. 6, p. 1828);

                           au cours du mois suivant, il ajoute : [traduction] « Je tiens à signaler que [M. Papadopoulos] est très conservateur lorsqu’il s’agit de préservation du capital » (par. 62; d.a., vol. 3, p. 393);

                           en juillet 2004, il déclare que [traduction] « la proposition de la RBC est quelque peu unidimensionnelle et tributaire des taux d’intérêt. La proposition de Triglobal est moins risquée et les rendements sont bons. Il faut se parler » (par. 123 (soulignement omis); d.a., vol. 3, p. 566);

                           en juin 2005, il déclare, au sujet des fonds iVest et Manulife : [traduction] « Je crois que les deux types de placement sont excellents et très conservateurs, et je n’aurais aucune hésitation à vous recommander l’un ou l’autre, à vous et à votre cofiduciaire [. . .] (en tant que fiduciaires agissant de façon responsable) » (par. 125; d.a., vol. 4, p. 657);

                           en avril 2006, il répond aux préoccupations formulées par Mme Matte‑Thompson quant à la sécurité des placements des intimées (y compris dans Focus), en disant qu’il était [traduction] « certain que tout [allait] bien » (par. 78 (italique omis); d.a., vol. 4, p. 935);

                           en novembre 2006, il déclare, informant Mme Matte‑Thompson qu’il avait visité M. Bright à Nassau, que ce dernier [traduction] « est devenu résident de cet endroit afin de gérer les fonds Focus et Ivest et des fonds de produits structurés », et conclut en disant « [t]out va bien » (par. 130 (italique omis); d.a., vol. 5, p. 1248);

                           en juillet 2007, il affirme ceci : [traduction] « [l]es rendements de Triglobal demeurent excellents et je continue d’être très heureux que mes placements aient un aussi bon rendement avec un risque aussi contrôlé » (par. 133; d.a., vol. 6, p. 1603);

                           en septembre 2007, il ajoute ce qui suit : [traduction] « Je pense que les deux fonds (iVest et Focus) se comportent comme prévu » (par. 134 (italique omis); d.a., vol. 6, p. 1660);

                           en décembre 2007, il dit, commentant les dernières promesses de M. Papadopoulos aux investisseurs inquiets : [traduction] « Pour votre information. De bonnes nouvelles » (par. 138 (italique omis); d.a., vol. 6, p. 1690).

[61]                          Vu ce qui précède, la Cour d’appel disposait de solides assises pour conclure que la juge de première instance a erronément affirmé que Me Salomon avait uniquement commis une faute envers Mme Matte‑Thompson personnellement et uniquement en 2003. Appréciée adéquatement dans son ensemble, comme l’a fait la Cour d’appel, la preuve révèle que les conseils et assurances donnés par Me Salomon entre 2003 et 2007 s’inscrivent dans un seul et même continuum, et qu’il est artificiel de les compartimenter. Indépendamment de l’étendue de son mandat initial, Me Salomon a volontairement choisi de donner (et ce contre rémunération) ses conseils et ses assurances aux intimées pendant la période de quatre ans qui s’est soldée par l’effondrement de Triglobal. Ayant fait ce choix, il ne peut se dérober à sa responsabilité en invoquant la portée étroite de son mandat initial.

[62]                          Dans ses interactions avec Mme Matte‑Thompson, Me Salomon lui prodiguait des conseils sur tous les patrimoines qu’elle administrait. Il n’a jamais fait de distinction entre les intimées, et a souvent donné des conseils à toutes les deux dans les mêmes courriels et mémorandums qui étaient adressés à 166. Comme le souligne la Cour d’appel, les mentions que Me Salomon a faites en 2003 relativement aux fiducies, aux Sociétés et à la préservation du capital — élément qu’il savait être crucial pour la Fiducie — montrent que ses recommandations dépassaient les intérêts personnels de Mme Matte‑Thompson. Il convient de garder à l’esprit que la conciliation des nombreux rôles qu’elle jouait est la raison même pour laquelle Mme Matte‑Thompson a commencé à consulter MSalomon en 2003.

[63]                          À l’instar de la Cour d’appel, j’estime qu’il ressort d’un examen adéquat de l’ensemble de la preuve que, pendant toute la période de 2003 à 2007, Me Salomon agissait pour les deux intimées lorsqu’il fournissait des renseignements et des conseils financiers. Ses commentaires sur la nature et la qualité des placements chez Triglobal concernaient tant la stratégie financière de 166 que celle de Mme Matte‑Thompson.

[64]                          Lorsqu’on considère la situation sous cet angle, il importe peu que les actifs de 166 n’avaient pas encore été vendus en 2003, étant donné que Me Salomon n’a jamais modifié sa position relativement à Triglobal et à ses produits. En outre, il n’a jamais fait de distinction entre ses recommandations et assurances au sujet des placements personnels de Mme Matte‑Thompson et celles au sujet des placements ultérieurs de 166. Même la juge de première instance refuse d’ajouter foi à l’affirmation de Me Salomon [traduction] « qu’il n’avait absolument rien à voir avec la décision de 166376 d’investir et qu’il n’en savait rien » (par. 220). En fait, MSalomon a notamment formulé des observations au sujet de l’opportunité d’investir le produit de la vente des actifs de 166 dans iVest et il a participé avec Mme Matte‑Thompson et M. Papadopoulos à des réunions où il a été question de la stratégie d’investissement du produit de la vente. Il convient de noter, comme le fait la Cour d’appel, que Me Salomon lui‑même considérait le fonds Focus comme [traduction] « moins risqué » que le fonds iVest (par. 131 (soulignement omis), citant d.a., vol. 6, p. 1553).

[65]                          En somme, la Cour d’appel fournit de solides justifications et explications au soutien de sa conclusion que ce n’est pas seulement la recommandation initiale d’iVest à Mme Matte‑Thompson qui est fautive, mais que les manquements de MSalomon à son devoir de conseil concernent aussi 166 et que ceux‑ci se sont poursuivis jusqu’à l’effondrement de Triglobal en 2007. Rien ne justifie notre Cour d’intervenir et de modifier ce jugement de la première juridiction d’appel sur ce point.

(2)            Le devoir de loyauté de Me Salomon

[66]                          La Cour d’appel conclut, de plus, que les relations personnelles et financières qu’entretenait Me Salomon avec M. Papadopoulos l’ont mis dans une situation de conflit d’intérêts, qui constitue une faute additionnelle commise par Me Salomon à l’endroit des intimées. La juge de première instance a conclu qu’il n’y avait pas de conflit d’intérêts. À cet égard, non seulement la preuve établit que M. Papadopoulos était un ami proche de Me Salomon et son conseiller financier personnel, mais plus particulièrement que, à l’insu des intimées, Me Salomon a reçu de M. Papadopoulos des sommes totalisant 38 000 $ en 2006 et en 2007 tout en continuant à rassurer les intimées au sujet de leurs placements chez Triglobal. 

[67]                          Sur ce point, la juge de première instance statue que [traduction] « [l]e fait que [Me] Salomon avait certains placements personnels chez Triglobal ne l’empêchait pas de recommander à ses clientes un conseiller financier dont il était satisfait », étant donné que les clientes étaient au courant de ces placements (par. 142). Toutefois, cette affirmation de portée particulièrement étroite néglige le fait que Me Salomon a fait bien davantage que d’aiguiller ses clientes. Comme le note la Cour d’appel, « MSalomon s’est placé en situation de conflit d’intérêts en ne limitant pas son intervention auprès des [intimées] à une simple recommandation de Triglobal, de son représentant [M.] Papadopoulos et des produits qu’ils offraient » (par. 98).

[68]                          La juge du procès accepte aussi les explications données par MSalomon au sujet des divers paiements qu’il a reçus de M. Papadopoulos par l’intermédiaire de 430, notamment que ces paiements représentaient (1) des « cadeaux » pour la rénovation de son appartement; (2) une somme additionnelle pour le paiement des impôts sur ces « cadeaux »; et (3) le montant du remboursement de son propre placement dans Focus. Elle conclut qu’aucune preuve ne démontrait que ces paiements constituaient des commissions versées pour avoir aiguillé des clients vers Triglobal ou que Me Salomon a reçu de telles commissions en 2003 ou en 2006 lorsque Mme Matte‑Thompson et 166, respectivement, ont effectué leurs premiers placements. Pour cette raison, elle affirme qu’il lui est impossible de conclure que ces circonstances avaient placé Me Salomon dans une situation de conflit d’intérêts.

[69]                          Sur cette question, la Cour d’appel exprime l’opinion que la juge de première instance a adopté une approche indûment restrictive dans son analyse des principes relatifs aux conflits d’intérêts. La cour estime que la juge a fait erreur en concluant qu’une concomitance parfaite entre les paiements et l’aiguillage ou une [traduction] « preuve précise » que les paiements étaient effectivement des commissions (motifs de première instance, par. 155) est nécessaire pour qu’il soit possible de conclure à l’existence d’un tel conflit d’intérêts. Cette interprétation indûment restrictive entache toute son analyse relative au manquement de Me Salomon à son devoir de loyauté envers les intimées.

[70]                          Ainsi que le signale à juste titre la Cour d’appel, la juge de première instance n’a ni commenté ni expliqué certains autres facteurs qui confirment la nature très étroite des liens qui existaient entre Me Salomon et M. Papadopoulos et qui ne peuvent être passés sous silence dans l’appréciation des paiements reçus par Me Salomon en 2006 et en 2007. Il ressort d’un examen adéquat de l’ensemble de la preuve que ces liens très étroits ont eu une incidence sur l’objectivité de Me Salomon lorsqu’il conseillait les intimées. Ce manquement de Me Salomon à son devoir de loyauté éclaire l’analyse du manquement à son devoir de conseil, en ce qu’il l’a en définitive amené à fermer les yeux sur une situation à l’égard de laquelle il aurait dû être plus attentif et vigilant.

[71]                          En tant que mandataires, les avocats sont tenus d’éviter de se placer dans une situation de conflit entre leurs intérêts personnels et les intérêts de leurs clients (art. 2138 al. 2 C.c.Q.). L’obligation d’éviter les conflits d’intérêts est un des principaux aspects du devoir de loyauté des avocats envers leurs clients (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP, 2013 CSC 39, [2013] 2 R.C.S. 649, par. 19, citant R. c. Neil, 2002 CSC 70, [2002] 3 R.C.S. 631, par. 19; voir aussi motifs de la C.A., par. 94). Conjugué au devoir de dévouement de l’avocat à la cause de son client, le devoir d’éviter les conflits d’intérêts vise à assurer qu’« une situation de loyauté[s] partagée[s] n’incite pas l’avocat à “mettre une sourdine” à la [représentation] de son client par souci [de] ménager [d’autres intérêts] » (McKercher, par. 43, citant l’arrêt Neil, par. 19). De même, le devoir de loyauté protège l’accomplissement du devoir de conseil que les avocats doivent à leurs clients contre l’effet d’influences inappropriées.

[72]                          Il est vrai que les liens d’amitié qu’entretenait Me Salomon avec M. Papadopoulos ont été divulgués à Mme Matte‑Thompson. La divulgation de ce fait n’autorisait toutefois pas MSalomon à se dérober à son devoir de conseiller adéquatement les intimées. Là encore, la Cour d’appel disposait de solides assises lui permettant de conclure que, selon le dossier, la relation qu’entretenait MSalomon avec M. Papadopoulos avait amené le premier à négliger son devoir professionnel de conseil envers les intimées. Outre les propos aveuglément favorables à Triglobal formulés par Me Salomon sans faire preuve de diligence appropriée, deux situations indiquent clairement que les loyautés partagées de Me Salomon l’ont amené à négliger les intérêts des intimées. Cependant, en raison de l’approche restrictive qu’elle applique à l’égard de l’analyse relative au conflit d’intérêts, la juge de première instance ne commente pas ces exemples éloquents des loyautés partagées de Me Salomon.

[73]                          La première de ces situations est que Me Salomon a négligé son obligation de protéger la confidentialité de ses communications avec les intimées. Comme le déclare notre Cour dans l’arrêt McKercher, « [l]a prévention de l’utilisation à mauvais escient de renseignements confidentiels constitue la première considération importante visée par le devoir d’éviter les conflits d’intérêts. Ce devoir renforce le devoir de confidentialité de l’avocat — un devoir distinct — en prévenant les situations comportant un risque élevé de manquement à la confidentialité » (par. 24). En l’espèce, les liens étroits qu’entretenait Me Salomon avec M. Papadopoulos ont favorisé le type précis de loyautés partagées susceptible d’accroître le risque de manquement à la confidentialité. De tels manquements se sont effectivement produits. Maître Salomon divulgue de façon répétée à M. Papadopoulos, sans l’autorisation de Mme Matte‑Thompson, des communications confidentielles reçues de cette dernière. Par exemple, il transmet à M. Papadopoulos le contenu de plusieurs courriels de Mme Matte‑Thompson, y compris certains dans lesquels celle‑ci exprime des inquiétudes au sujet de la fiabilité de la société de placements, se demande s’il ne serait pas judicieux de retirer les placements et fait part de son intention d’intenter des procédures judiciaires.

[74]                          La deuxième situation est celle où Me Salomon fait équipe avec M. Papadopoulos pour tenter de convaincre Mme Matte‑Thompson de ne pas retirer les placements des intimées auprès de Triglobal. Dans des courriels adressés à M. Papadopoulos ou à son assistant, Me Salomon écrit ce qui suit :

                    [traduction]

                    Ce que veut [Mme Matte‑Thompson], c’est un rapport . . .

                    Je crois que je sais exactement ce qu’elle veut et je voudrais aider à la préparation de ce rapport [. . .] Si nous nous y prenons comme il faut, il n’y aura pas d’incertitude à l’avenir.

                    Il est important que nous fassions les choses adéquatement cette fois pour qu’elle se sente en sécurité et puisse répondre aux critiques (p. ex. son comptable). S’il te plaît, laisse‑moi savoir s’il n’y a pas d’inconvénients à ce que j’en discute brièvement avec Mario [Angelopoulos].

(d.a., vol. 5, p. 1441 (je souligne), mentionné dans les motifs de la C.A., par. 99.)

                    Je crois que nous avons une très bonne combinaison de placements pour Judy [. . .] Elle a reçu des commentaires (de son comptable) critiquant la stratégie de placement, et je veux que nous soyons capables de répondre à ces critiques.

(d.a., vol. 5, p. 1445 (je souligne))

                    Le montage dans Focus ne lui plaît pas. Pouvons‑nous faire quelque chose de plus simple? Peut‑être strictement Ivest? Ou est‑ce que l’idée est de placer le capital dans Focus, le fonds moins risqué?

(d.a., vol. 6, p. 1553 (je souligne), cité dans les motifs de la C.A., par. 131 (soulignement omis).)

[75]                          La Cour d’appel souligne que l’emploi du pronom « we » (« nous ») dans les courriels anglais originaux constitue une solide illustration des loyautés partagées de Me Salomon au cours de la période clé, soit 2006 à 2007. Ces courriels témoignent de l’existence d’une sorte de coalition entre Me Salomon et M. Papadopoulos. Lorsque Mme Matte‑Thompson exprime ses inquiétudes au sujet des placements des intimées, Me Salomon décide d’aider M. Papadopoulos à préparer un rapport destiné à l’apaiser et à « [faire] taire les critiques » (motifs de la C.A., par. 100), sans jamais chercher à connaître la raison de ses inquiétudes. Une autre illustration des loyautés partagées de Me Salomon se produit en mai 2007, lorsqu’il omet d’informer les intimées de l’article de La Presse Affaires qui soulève [traduction] « des doutes sérieux au sujet des placements faits par l’entremise de Triglobal dans les fonds iVest ou Focus » (motifs de première instance, par. 260‑261). Dans ce contexte, c’est à bon droit que la Cour d’appel conclut que Me Salomon a agi d’une manière incompatible avec les intérêts des intimées. La preuve documentaire appuie cette conclusion, qui peut difficilement être laissée de côté dans l’examen d’une allégation de conflit d’intérêts comme celle formulée par les intimées contre Me Salomon.

[76]                          De plus, compte tenu des circonstances, y compris les liens étroits existant entre Me Salomon et M. Papadopoulos, la Cour d’appel est d’avis, à juste titre, qu’il est troublant que Me Salomon ait reçu des « cadeaux » totalisant 20 000 $ de M. Papadopoulos en mai et juin 2006, par l’entremise d’une société constituée à cette seule fin, après envoi de factures pour des services qui n’ont en fait jamais été rendus. À ces « cadeaux », s’ajoute ensuite, en février 2007, une somme additionnelle de 8 000 $ destinée à payer les impôts afférents au montant déjà reçu.

[77]                          Malgré ces faits, la juge de première instance conclut qu’il n’y a pas de conflit d’intérêts, sur la seule foi des explications données par Me Salomon. Elle insiste sur le fait qu’il n’existe aucune preuve établissant que les paiements constituent des commissions pour l’aiguillage des intimées vers Triglobal, ou que l’aiguillage a coïncidé avec les paiements. Suivant la Cour d’appel, cette conclusion est manifestement erronée. Elle est incompatible avec la preuve documentaire, qui ne fait aucune mention de « cadeaux », et fait abstraction du fait que l’objet déclaré de 430 — la « consultation financière » — est pertinent pour répondre à la question de savoir si les paiements sont des cadeaux ou des commissions. De plus, les paiements ne sont pas situés dans le contexte de l’ensemble de la preuve, contexte qui suscite des préoccupations sur les loyautés partagées de Me Salomon; après tout, ces paiements ont en tout temps été cachés aux intimées. En outre, le fait troublant que M. Papadopoulos est disposé à demander et à payer à 430 des comptes d’honoraires factices est considéré à tort comme non pertinent, même si une telle situation soulève d’évidentes préoccupations quant à la probité générale de l’individu que Me Salomon recommande favorablement aux intimées, alors même qu’il reçoit les paiements en question. De fait, qu’on les qualifie de cadeaux ou de commissions, les paiements font naître de sérieux doutes quant à l’indépendance de l’avocat qui les reçoit.

[78]                          L’impact de ces éléments de preuve est renforcé par les deux chèques de 5 000 $ reçus subséquemment par Me Salomon en octobre 2007, et par le courriel de M. Papadopoulos qualifiant ces paiements de « comms » (d.a., vol. 6, p. 1674). Lorsqu’elle examine ce courriel, la juge de première instance écrit qu’il n’y a néanmoins [traduction] « aucune preuve précise que ces commissions ont été versées à [Me] Salomon en contrepartie des placements effectués par les [intimées] ou par quelque autre client » (par. 155). La Cour d’appel est manifestement mal à l’aise face à cette conclusion, et elle déclare ceci : « Comment ne pas conclure que Me Salomon reçoit des commissions pour les clients qu’il réfère à [M.] Papadopoulos? » (par. 107). Encore une fois, la Cour d’appel souligne le défaut de la juge de première instance de fournir des explications à ce sujet.

[79]                          Je tiens à rappeler que la constitution en personne morale de 430 afin de fournir des services de « consultation financière » et le paiement de comptes d’honoraires factices pour des services qui n’ont jamais été rendus ont lieu entre les mois de mars et de juin 2006. À ce moment, Me Salomon est donc au fait du manque de probité dont M. Papadopoulos a fait preuve en acquittant ces comptes d’honoraires factices. Pourtant, c’est en avril 2006 qu’il rassure expressément les intimées à quelques reprises quant à leurs placements chez Triglobal (placements qui comprennent alors ceux réalisés dans le fonds Focus), sans exprimer la moindre réserve. Pendant tout ce temps, les intimées ne connaissent pas l’existence de ces paiements, qui ne leur sont jamais divulgués.

[80]                          Par conséquent, j’estime que la Cour d’appel disposait de solides assises pour infirmer la conclusion de la juge de première instance sur ce point et pour conclure que Me Salomon s’est placé à plus d’un égard en situation de conflit d’intérêts en raison des liens personnels et financiers qu’il entretenait avec M. Papadopoulos. L’approche indûment restrictive adoptée par la juge du procès l’a empêchée d’apprécier adéquatement l’ensemble de la preuve sur cette question. Les éléments de preuve font non seulement ressortir le caractère douteux des paiements qu’a reçus Me Salomon alors même qu’il rassure les intimées sur leurs placements, mais ils illustrent aussi les liens très étroits que ce dernier entretenait avec M. Papadopoulos, ainsi que les loyautés partagées qui découlent de ces liens. L’ensemble de la preuve sur cette question conduit à une seule conclusion raisonnable : Me Salomon était en conflit d’intérêts.

[81]                          L’existence d’un conflit d’intérêts doit être prouvée selon la prépondérance des probabilités (Parizeau c. Poulin De Courval, [2000] R.R.A. 67 (C.A. Qc), par. 22‑23 et 29); voir également, en common law, McKercher, par. 38). La juge de première instance commet une erreur en ne tenant pas compte de la preuve abondante des liens personnels et financiers étroits qu’entretenait Me Salomon avec M. Papadopoulos au motif qu’elle ne permet pas de conclure à l’existence d’un conflit d’intérêts (par. 163‑164; voir aussi les motifs de la C.A., par. 107). La Cour d’appel était justifiée de conclure que Me Salomon s’est placé dans une situation de conflit d’intérêts, et qu’il a en définitive négligé les intérêts des intimées, manquant ainsi tant à son devoir de loyauté qu’à son devoir de conseil envers elles.

D.           La Cour d’appel a‑t‑elle erré en intervenant à l’égard des conclusions de la juge de première instance relativement au lien de causalité?

[82]                          Enfin, la Cour d’appel décide que la juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que la faute de Me Salomon n’a pas causé les pertes subies par les intimées. De l’avis de la Cour d’appel, les fautes de Me Salomon ont eu un impact beaucoup plus grand que celui auquel en est arrivée la première juge. Les appelants prétendent que cette conclusion est erronée. Ils soulignent que la juge du procès a statué que les pertes subies par les intimées au titre de leurs placements sont la conséquence de la fraude commise par MM. Papadopoulos et Bright et non des fautes de MSalomon. À nouveau, je suis en désaccord avec les appelants. Une fois les fautes de Me Salomon correctement déterminées et circonscrites, le lien de causalité entre celles‑ci et les pertes subies par les intimées est de fait particulièrement évident. Comme je vais l’expliquer, c’est à juste titre que la Cour d’appel est intervenue à l’égard de la conclusion de la juge de première instance au sujet du lien de causalité.

(1)           Le véritable lien de causalité

[83]                          Il ne fait aucun doute que la fraude commise par le truchement du stratagème de type Ponzi constitue une cause des pertes subies par les intimées. Cela dit, il peut arriver que plus d’une faute — une faute de nature contractuelle en l’espèce — cause un seul préjudice, pour autant toutefois que chacune d’entre elles soit une véritable cause du préjudice et non une simple occasion de celui‑ci (Baudouin, Deslauriers et Moore, no 1‑685; Dallaire c. Paul‑Émile Martel Inc., [1989] 2 R.C.S. 419, p. 425; voir, p. ex., Compagnie 99885 Canada inc. c. Monast, [1994] R.R.A. 217 (C.A. Qc), p. 221). La responsabilité imputable à MM. Papadopoulos et Bright à l’égard de leur fraude ne signifie donc pas que les appelants ne sont pas responsables si les fautes commises par ces derniers ont causé les pertes des intimées.

[84]                          Une faute constitue une cause véritable du préjudice si celui‑ci en est la suite logique, directe et immédiate (art. 1607 C.c.Q.; Baudouin, Deslauriers et Moore, no 1‑683; D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), no 2962; voir Lonardi, par. 76; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789, par. 50). Cette détermination est dans une large mesure une question de fait et elle dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire (Lluelles et Moore, nos 2962‑2963; Stellaire Construction Inc. c. Ciment Québec Inc., 2002 CanLII 35591 (C.A. Qc), par. 39).

[85]                          À l’instar de la Cour d’appel, j’estime que la juge de première instance commet une erreur en minimisant les conséquences de la faute que MSalomon a, selon elle, commise relativement à l’investissement initial de Mme Matte‑Thompson dans le fonds iVest. Premièrement, s’il avait fait preuve de la diligence appropriée à l’égard des fonds qu’il recommandait, Me Salomon aurait su que ni iVest ni Focus n’étaient inscrits auprès de l’AMF. Cette information aurait fait naître chez lui des soupçons additionnels au sujet de M. Papadopoulos et de Triglobal, lesquels n’étaient pas autorisés à offrir des fonds de placement tels iVest et Focus. Deuxièmement, si Me Salomon avait dès le départ avisé Mme Matte‑Thompson que des fonds spéculatifs extraterritoriaux n’étaient pas des véhicules qui garantissaient la sécurité du capital, cette dernière n’aurait investi ni dans iVest ni dans Focus.

[86]                          Il ne fait aucun doute que les conclusions de la juge de première instance quant à l’ampleur des fautes de Me Salomon ont influencé son analyse du lien de causalité. Comme je l’ai expliqué précédemment, il était artificiel d’apprécier la preuve de façon compartimentée en se fondant sur la chronologie des faits et sur les fonds précis qui avaient été recommandés. Les faits au cœur de la présente affaire s’inscrivent dans un seul et même continuum, qui concerne à la fois les intimées et les pertes qu’elles ont subies au titre de leurs placements dans iVest et dans Focus. La conclusion erronée de la juge de première instance suivant laquelle Me Salomon n’a pas manqué à son devoir de loyauté a également faussé son analyse de la causalité.

[87]                          Considérées globalement, les fautes de Me Salomon relativement à son devoir de conseil et à son devoir de loyauté constituent une cause véritable des pertes subies par les intimées. Madame Matte‑Thompson a dit de Me Salomon qu’il était son [traduction] « ami et [son] avocat depuis les 20 dernières années, sinon plus » (d.a., vol. 4, p. 948). Il ressort clairement du dossier qu’elle avait pleinement confiance en lui et qu’elle se fiait non seulement aux conseils juridiques que ce dernier lui donnait au sujet de la gestion des patrimoines qu’elle administrait, mais aussi à son jugement professionnel quant aux placements qu’elle envisageait de faire. Comme le fait observer la Cour d’appel, Me Salomon a suscité un climat de confiance à l’égard des placements, alors qu’en réalité ils ne convenaient manifestement pas aux besoins des intimées. La preuve indique que cette perception favorable reposait sur bien plus qu’un simple sentiment général de confiance de la part des intimées. La confiance des intimées envers MSalomon et ses conseils était fondée sur des recommandations, des commentaires favorables et des assurances que ce dernier a formulés de façon constante et uniforme au fil des ans. Maître Salomon a activement contribué à stimuler leur confiance en formulant de nombreuses recommandations en matière de placements et en déclarant être versé dans ce domaine. Au fil des années, Me Salomon n’a ménagé aucun effort pour convaincre les intimées d’effectuer — et de conserver — des placements chez Triglobal. J’ajouterai qu’il n’est pas étonnant de voir un client se fier ainsi aux conseils et à l’opinion de son avocat, puisqu’il s’agit d’une caractéristique inhérente de la relation entre les avocats et leurs clients. La crédibilité dont jouissent généralement les avocats auprès de leurs clients est un facteur qu’il ne faut pas perdre de vue dans l’évaluation des répercussions des conseils qu’ils prodiguent (voir Harris, par. 19).

[88]                          Lorsqu’on envisage la question sous cet angle, le fait que MSalomon ait recommandé au départ le fonds iVest et que la majeure partie de l’argent des intimées ait été transférée par la suite dans le fonds Focus ou investie directement dans celui‑ci importe peu. Cette distinction ne porte pas à conséquence parce que, comme je l’ai mentionné précédemment, les intimées n’auraient jamais investi dans iVest ou dans Focus si MSalomon avait fait preuve de la diligence appropriée avant de formuler sa recommandation initiale en matière de placements ou s’il avait dit aux intimées que les fonds spéculatifs extraterritoriaux n’étaient pas des véhicules de placement garantissant la sécurité du capital. À cet égard, il faut garder à l’esprit que les fonds iVest et Focus constituaient un seul et même stratagème de type Ponzi où les sommes investies transitaient par le fonds iVest pour rembourser les investisseurs ayant placé de l’argent dans le fonds Focus, et que Me Salomon considérait lui‑même ce fonds [traduction] « moins risqué » que le fonds iVest (motifs de la C.A., par. 131 (soulignement omis), citant d.a., vol. 6, p. 1553). Comme le résume bien la Cour d’appel, les pertes subies par les intimées au titre de leurs placements « s’inscrivent de manière indissociable dans un engrenage où les [intimées] ont été entraînées par les fautes de Me Salomon » (par. 140).

[89]                          Pour la Cour d’appel, si Me Salomon avait conseillé adéquatement les intimées comme un avocat compétent, prudent et diligent l’aurait fait, et si le conflit d’intérêts n’avait pas entaché les recommandations, ainsi que les commentaires favorables et les assurances qu’il leur a formulés au fil des ans, les intimées n’auraient jamais investi par l’entremise de Triglobal, ni conservé leurs placements chez celle‑ci. Les pertes considérables qu’elles ont subies ne se seraient par conséquent jamais produites. Personne ne conteste que les fautes de Me Salomon sont survenues bien avant que les pertes en question ne se matérialisent.

[90]                          Je souligne que les appelants ont plaidé que les pertes subies par les intimées ont été également causées par l’imprudence de Mme Matte‑Thompson. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, je ne peux accepter cet argument. Bien qu’il soit permis de penser que Mme Matte‑Thompson semblait faire considérablement confiance à Me Salomon, ce dernier lui a non seulement donné des conseils fautifs, mais il l’a également rassurée de manière répétée lorsqu’elle lui faisait part de ses inquiétudes au sujet des placements. Dans un tel contexte, la responsabilité de MSalomon n’est ni écartée ni atténuée par le fait que les intimées n’ont pas remis en question les conseils fautifs qu’il leur donnait. La capacité d’un client de se fier aux conseils de son avocat est un aspect central de la relation avocat‑client. En principe, [traduction] « le fait qu’un client accepte les conseils que lui formule de façon négligente son avocat ne saurait exonérer ce dernier de sa responsabilité » (m.i., par. 102). Une telle conclusion contredirait carrément les règles de droit relatives à la responsabilité professionnelle (voir, par analogie, Laflamme c. Prudential‑Bache Commodities Canada Ltd., 2000 CSC 26, [2000] 1 R.C.S. 638, par. 54‑56).

(2)           Absence de rupture du lien de causalité

[91]                          Je suis également d’accord avec la Cour d’appel pour dire que la fraude n’a pas rompu le lien de causalité entre les fautes de Me Salomon et les pertes des intimées. Il est vrai que l’auteur d’une faute n’est pas responsable des conséquences d’un événement subséquent qui est indépendant de lui et qui est sans rapport avec la faute initiale. Il s’agit d’un principe qui est parfois appelé novus actus interveniens : un tel événement subséquent peut rompre le lien direct que requiert l’art. 1607 C.c.Q. entre la faute et le préjudice. Toutefois, deux conditions doivent être réunies pour que ce principe s’applique. Dans un premier temps, il faut que le lien de causalité entre la faute initiale et le préjudice subi soit complètement rompu. Dans un second temps, il doit exister un lien de causalité entre ce nouvel événement et le préjudice subi. Dans le cas contraire, la faute initiale est une des fautes ayant causé le préjudice, auquel cas une question du partage de la responsabilité peut se soulever (Baudouin, Deslauriers, Moore, nos 1‑691 à 1‑692; Laval (Ville de) (Service de protection des citoyens, département de police et centre d’appels d’urgence 911) c. Ducharme, 2012 QCCA 2122, [2012] R.J.Q. 2090, par. 64‑65; Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720 (C.A.), par. 58‑60).

[92]                          La Cour d’appel conclut à bon droit que la première de ces deux conditions n’est pas remplie en l’espèce : le lien de causalité entre la faute et le préjudice n’a pas été complètement rompu, bien au contraire. La jurisprudence confirme que la commission d’une fraude par un tiers n’empêche pas que des personnes qui ont omis de prendre les précautions requises soient tenues responsables (voir, p. ex., Beaulieu c. Paquet, 2016 QCCA 1284, par. 36‑41 (CanLII); 124329 Canada inc. c. Banque Nationale du Canada, 2011 QCCA 226, [2011] R.J.Q. 295, par. 82‑89). Dans le cas qui nous occupe, les commentaires aveuglément favorables à l’égard de M. Papadopoulos formulés par Me Salomon, l’omission de ce dernier de faire preuve de la diligence appropriée et les assurances sans fondement qu’il a données ont rendu les intimées vulnérables à une possible fraude (voir Beaulieu, par. 41). La fraude n’a pas rompu le lien de causalité. Aucune perte n’aurait été subie sans les fautes commises au départ par Me Salomon. Comme le déclare notre Cour dans l’arrêt Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, quoiqu’elle l’ait fait dans le contexte de la common law, lorsqu’un manquement à une obligation « a déclenché la série d’événements qui ont abouti à la perte de l’investisseur [. . .] [i]l n’est [. . .] que juste et équitable que ce soit l’auteur [de ce] manquement qui assume la perte en totalité » (p. 443).

(3)           Prévisibilité et possibilité de recouvrement

[93]                          J’ajoute deux observations. Premièrement, les appelants soutiennent que Me Salomon ne peut être tenu responsable de dommages qui n’étaient pas prévisibles. En matière contractuelle, l’art. 1613 C.c.Q. prévoit que « le débiteur n’est tenu que des dommages‑intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir au moment où l’obligation a été contractée, lorsque ce n’est point par sa faute intentionnelle ou par sa faute lourde qu’elle n’est point exécutée ». Cet article n’est d’aucun secours pour les appelants en l’espèce.

[94]                          Cette norme ne signifie pas qu’il est nécessaire d’être au fait d’une possible fraude ou d’en soupçonner l’existence (voir Beaulieu, par. 41). Les principaux risques découlant du fait de prodiguer des conseils en matière de placements sont la baisse des prix du marché et la fraude commise par un tiers, qui pourraient causer tous deux une perte des sommes investies. Lorsqu’un de ces risques se matérialise et que les avocats n’ont pas respecté les normes de conduite professionnelle destinées à protéger leurs clients contre ce risque précis, ils peuvent être tenus responsables des pertes subies par leurs clients au titre de leurs placements (motifs de la C.A., par. 146; voir aussi Hodgkinson, p. 452). Cela ne fait pas pour autant des avocats les assureurs de leurs clients en cas de pertes.

[95]                          Deuxièmement, la juge de première instance conclut qu’aucune preuve n’indique que Me Salomon aurait pu corriger la situation lorsqu’il a appris l’existence des placements des intimées dans le fonds Focus. La Cour d’appel réplique que la question de savoir s’il aurait été possible de recouvrer ces placements en 2006 ou 2007 n’est pas pertinente, étant donné que les fautes avaient déjà été commises à l’époque. J’abonde dans le même sens. Il arrive souvent que l’auteur d’une faute n’ait pas la possibilité de la corriger par la suite. Cela n’a aucune incidence sur sa responsabilité. Il est donc inutile de se livrer à des spéculations sur la question de savoir si les intimées auraient été en mesure ou non de recouvrer leurs placements si elles en avaient demandé le remboursement plus tôt. Je signale néanmoins qu’elles ont pu recouvrer 900 000 $ des fonds Focus et iVest entre les mois de février et de juillet 2007. En juin 2007, Me Salomon a lui aussi demandé le remboursement de la somme de 70 000 $ qu’il avait investie dans Focus, et il a reçu 50 000 $.

VI.        Conclusion

[96]                          Nous ne sommes pas en présence d’une simple affaire d’aiguillage. La présente espèce concerne un avocat qui, sur une période de plusieurs années, recommande et commente favorablement un conseiller financier et des produits financiers, et encourage ses clientes à conserver leurs placements chez ce conseiller. De surcroît, alors qu’il accomplit ces actes, cet avocat omet de faire preuve de la diligence appropriée, il fait des déclarations inexactes au sujet de placements, il manque à son devoir de confidentialité et il agit malgré l’existence d’un conflit d’intérêts. Dans un tel contexte, un avocat ne peut échapper à sa responsabilité en invoquant comme bouclier la norme élevée qui sert à établir la responsabilité dans les affaires où un avocat aiguille simplement un client.

[97]                          Je considère que la Cour d’appel a appliqué adéquatement les normes de contrôle pertinentes en appel énoncées dans l’arrêt Housen lorsqu’elle a infirmé la décision de la juge de première instance. Cette dernière a commis des erreurs manifestes et déterminantes dans son appréciation de la faute et du lien de causalité, et elle a en outre commis une erreur lors de son analyse de la situation de conflit d’intérêts en cause dans la présente affaire. La responsabilité professionnelle des appelants à l’égard des pertes subies par les intimées est établie. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

                    Version française des motifs rendus par

 

                    La juge Côté (dissidente)

TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.       Aperçu

98

II.      Norme de contrôle applicable en appel

105

A.      Le principe de non‑intervention en appel

105

B.      L’identification d’erreurs manifestes et déterminantes

109

C.      La métaphore du « prisme déformant »

117

D.      Le rôle des juridictions de second et dernier ressort

121

III.    Analyse des erreurs reprochées à la juge du procès

127

A.      La juge du procès n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en ce qui concerne la faute

130

(1)   Les mandats de Me Salomon

134

(2)   Le devoir de Me Salomon quant à la recommandation de Triglobal et de M. Papadopoulos

139

(3)   Le devoir de conseil de Me Salomon

156

(4)   Le devoir de loyauté de Me Salomon

178

B.      La juge du procès n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en ce qui concerne le lien de causalité

194

(1)   Les principes de la causalité

194

(2)   Application à la présente affaire

199

IV.    Conclusion

215

I.              Aperçu

[98]                          Personne ne doute des conséquences désastreuses pour les intimées, Judith Matte‑Thompson et 166376 Canada Inc. (« 166 »), de la fraude commise par leurs conseillers financiers, Themis Papadopoulos et Mario Bright. Personne ne conteste le caractère répréhensible à bien des égards de la conduite de leur avocat, l’appelant Kenneth F. Salomon. Ce dernier a non seulement recommandé ces deux conseillers financiers et leur firme, Triglobal Capital Management Inc. (« Triglobal »), à ses clientes, mais il leur a aussi donné à tort, de son propre chef, des conseils en matière de placements alors qu’il n’était pas qualifié pour le faire. Néanmoins, après avoir attentivement examiné la preuve, la juge du procès conclut que Me Salomon n’est pas responsable des pertes que les intimées ont subies en raison de la conduite frauduleuse de leurs conseillers financiers (2014 QCCS 3072). Contrairement à mon collègue, je ne vois pas quelles erreurs donnant ouverture à révision entachent cette conclusion. Par conséquent, je suis d’avis que l’intervention de la Cour d’appel n’est pas justifiée.

[99]                          La Cour d’appel dit avoir décelé quatre erreurs révisables et a substitué les conclusions suivantes à celles de la juge du procès : (1) les fautes commises par Me Salomon ne se limitent pas dans le temps à la recommandation initiale concernant des produits de placement particuliers, mais s’échelonnent plutôt sur une période de quatre ans; (2) ces fautes n’ont pas été commises uniquement à l’égard de Mme Matte‑Thompson, mais aussi à l’égard de 166; (3) l’étroite relation entre Me Salomon et M. Papadopoulos équivaut à un conflit d’intérêts; et (4) les conséquences des fautes de Me Salomon sont à ce point importantes qu’elles sont à l’origine des pertes des intimées (2017 QCCA 273, 41 C.C.L.T. (4th) 1).

[100]                      Les motifs d’intervention de la Cour d’appel reposent en grande partie sur la prémisse selon laquelle la juge du procès a analysé l’affaire sous l’angle d’un prisme déformant, c’est‑à‑dire qu’elle n’a pas adopté une approche dite « globale » pour apprécier la preuve. Or, à mon avis, il était loisible à la juge du procès de conclure que l’ensemble des actes professionnels de Me Salomon, posés sur une période de quatre ans, ne peuvent être considérés comme faisant partie d’un seul continuum aux fins de l’évaluation de sa responsabilité. À juste titre, la juge du procès a analysé soigneusement la preuve pour déterminer la « nature exacte de la faute [. . .] et ses conséquences », conformément aux principes généraux du droit civil du Québec (Laferrière c. Lawson, [1991] 1 R.C.S. 541, p. 609 (je souligne)). Pour ce faire, elle bénéficiait d’une connaissance sans égale du dossier, acquise lors d’un procès de neuf jours au cours duquel elle a entendu six témoins et examiné plus de six cents pièces. Il y a lieu de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la juge du procès.

[101]                      De fait, l’approche adoptée par la Cour d’appel, loin d’être véritablement « globale », est à mon avis indûment axée sur la conduite de Me Salomon, au point où la Cour d’appel a perdu de vue certaines des circonstances pertinentes. Par exemple, en ce qui concerne la faute, la Cour d’appel surestime le rôle de Me Salomon et fait en grande partie abstraction de la spécificité de ses mandats et du rôle joué par d’autres professionnels. Pour ce qui est du lien de causalité, elle ne tient pas compte de la relation des intimées avec Triglobal et M. Papadopoulos, ni du fait que Me Salomon n’a pas pris part aux décisions en matière de placements ayant mené directement aux pertes. Une conception aussi draconienne de la responsabilité civile pourrait augmenter par inadvertance le risque de poursuites à l’encontre de nombreux professionnels qui recommandent régulièrement d’autres conseillers et collaborent ensuite avec ces derniers dans l’intérêt de leurs clients.

[102]                      Quoi qu’il en soit, indépendamment du bien‑fondé de l’approche qu’elle a employée, la Cour d’appel n’aurait pas dû substituer sa propre analyse du dossier à celle de la juge du procès. Avec égards, les conclusions de la Cour d’appel ne découlent de rien d’autre que d’une divergence d’opinions fondée sur une nouvelle appréciation de l’ensemble de la preuve, ce qui est manifestement incompatible avec le rôle d’une juridiction d’appel (voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 3, citant Underwood c. Ocean City Realty Ltd. (1987), 12 B.C.L.R. (2d) 199 (C.A.), p. 204).

[103]                      Plus précisément, je suis convaincue qu’aucune erreur manifeste et déterminante n’entache les conclusions clés suivantes de la juge du procès :

a)                  Me Salomon n’a pas commis de faute en recommandant Triglobal et M. Papadopoulos comme conseillers financiers et en témoignant de sa confiance en eux (par. 302‑304 (CanLII));

b)                  Me Salomon a commis une faute en recommandant des placements précis, particulièrement en 2003 et 2004, sans faire de recherches et sans être un conseiller financier qualifié (par. 188‑199);

c)                  Toutefois, les recommandations erronées de Me Salomon en matière de placements n’ont pas directement causé les pertes (par. 208‑210 et 216); 

d)                 En 2005 et 2006, Me Salomon n’a pas été consulté au sujet des décisions de Mme Matte‑Thompson et de 166 en matière de placements qui ont causé les pertes (à savoir l’investissement dans Focus). Les intimées avaient alors établi une bonne relation avec M. Papadopoulos et se fiaient à lui pour des conseils en matière de placements (par. 201‑211, 284, 288 et 290‑292);

e)                  Bien que Me Salomon ait appris en avril 2006 que certains placements préoccupaient Mme Matte‑Thompson et qu’il ait plus tard agi comme « intermédiaire » pour l’aider à obtenir l’information nécessaire auprès de M. Papadopoulos et de Triglobal, il ne lui incombait nullement, dans les circonstances, de remettre en question les conseils en matière de placements donnés par les conseillers financiers des intimées ou de découvrir la fraude (par. 214, 248‑249 et 299‑300);

f)                   Dans la mesure où Me Salomon aurait dû avertir Mme Matte‑Thompson et 166 lorsqu’il a eu connaissance de l’article de La Presse Affaires paru en mai 2007 qui évoquait de possibles pratiques douteuses de la part de Triglobal, il était probablement déjà trop tard à ce moment pour recouvrer les fonds (par. 304 et 308);

g)                  Malgré sa relation personnelle et financière avec M. Papadopoulos, et particulièrement les cadeaux qu’il a reçus, Me Salomon ne s’est pas placé dans une situation de conflit d’intérêts étant donné sa participation limitée aux décisions des intimées en matière de placements et la nature et le moment des paiements de M. Papadopoulos (par. 132‑165).

[104]                      Lorsque, comme en l’espèce, une première juridiction d’appel modifie les conclusions du juge du procès en l’absence d’erreurs révisables, il appartient à notre Cour d’intervenir et de rétablir la décision du juge du procès. À cet égard, je crains que mon collègue le juge Gascon fasse preuve d’une trop grande déférence envers la Cour d’appel, ce qui pourrait miner le principe de non‑intervention en appel à l’égard des conclusions de fait ou des conclusions mixtes de fait et de droit tirées en première instance. J’estime qu’il est nécessaire de traiter de cette question avant d’examiner le bien‑fondé des motifs pour lesquels la Cour d’appel a décidé d’intervenir en l’espèce.

II.           Norme de contrôle applicable en appel

A.           Le principe de non‑intervention en appel

[105]                      Dans la présente affaire, la seule norme de contrôle appropriée en appel est celle de l’erreur « manifeste et déterminante », qui s’applique autant aux conclusions de fait, y compris les inférences de fait, qu’aux conclusions mixtes de fait et de droit (à moins que l’existence d’une erreur de droit isolable puisse être démontrée) (Housen, par. 10, 19, 28‑31 et 36; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 66). Les conclusions de faute soulèvent des questions mixtes de fait et de droit parce qu’elles comportent l’application à un ensemble de faits de normes de comportement prescrites par des règles de droit (St‑Jean c. Mercier, 2002 CSC 15, [2002] 1 R.C.S. 491, par. 104; Housen, par. 29). Pour ce qui est des conclusions quant à la causalité, elles soulèvent manifestement des questions de fait (Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103, par. 41; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 36 et 92).

[106]                       L’erreur manifeste et déterminante est une norme qui appelle « un degré élevé de retenue » (South Yukon Forest Corporation c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31, par. 46, cité dans Benhaim, par. 38). Comme l’a souligné notre Cour à plusieurs reprises, « une cour d’appel commet une erreur lorsqu’elle infirme un jugement de première instance s’il n’y a pas une erreur manifeste et dominante, et si l’interprétation de l’ensemble de la preuve est le seul point en litige » (Jaegli Enterprises Ltd. c. Taylor, [1981] 2 R.C.S. 2, p. 4; voir également Schreiber Brothers Ltd. c. Currie Products Ltd., [1980] 2 R.C.S. 78, p. 84; Housen, par. 10, 20 et 29).

[107]                       L’arrêt Housen expose bien les nombreuses raisons qui sous‑tendent le principe de non‑intervention en appel (par. 11-18). Premièrement, ce principe promeut l’autonomie et l’intégrité des procédures devant le tribunal de première instance, ce qui contribue à apporter des solutions efficaces et définitives aux litiges d’ordre juridique. Deuxièmement, ce principe reflète le fait que le juge du procès est celui qui est le mieux placé pour tirer des conclusions de fait parce qu’il a l’occasion d’examiner l’ensemble du dossier et l’avantage d’entendre les témoignages de vive voix. Troisièmement, ce principe permet d’éviter une répétition du processus de constatation des faits qui aurait pour effet d’accroître le nombre, la durée et le coût des appels sans garantie d’un meilleur résultat.

[108]                       Étant donné l’importance du principe de non‑intervention en appel pour la bonne administration de la justice, notre Cour a qualifié celui‑ci de « règle de droit » et a tenu à préciser qu’à moins d’une erreur donnant ouverture à révision, « une cour d’appel n’est tout simplement pas compétente pour modifier les conclusions de fait d’un juge de première instance » (Galambos c. Perez, 2009 CSC 48, [2009] 3 R.C.S. 247, par. 49, et Laflamme c. Prudential‑Bache Commodities Canada Ltd., 2000 CSC 26, [2000] 1 R.C.S. 638, par. 41, citant Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, p. 426, citant lui‑même Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351, p. 358‑359). Par conséquent, pour ce qui est des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit, une cour d’appel ne peut tirer ses propres conclusions et inférences que s’il est établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante (H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 89).

B.            L’identification d’erreurs manifestes et déterminantes

[109]                      Il s’ensuit que pour pouvoir intervenir à l’égard de la décision d’un juge de première instance, une cour d’appel doit identifier correctement une erreur manifeste et déterminante. Si une erreur manifeste est une erreur « évidente » (Housen, par. 5‑6), il n’en demeure pas moins qu’elle doit être expliquée. La cour d’appel doit établir pourquoi et de quelle façon la conclusion donnée est entachée d’une « faille ou [d’une] erreur fondamentale », c’est‑à‑dire qu’elle est « déraisonnabl[e] » ou « non étayé[e] par la preuve » (H.L., par. 56 et 70). Dire qu’une erreur est « manifeste » ne suffit pas à la rendre telle (P.L. c. Benchetrit, 2010 QCCA 1505, [2010] R.J.Q. 1853, par. 24).

[110]                       La juridiction d’appel doit cibler une « erreur précise et discernable » qui n’équivaut pas simplement à une « divergence d’opinions » (Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254, par. 33 (soulignement omis); voir également Housen, par. 23, 56, 58 et 62). Comme l’expliquent les juges majoritaires dans Housen, « on ne saurait conclure qu’un juge de première instance a négligé d’examiner la preuve, l’a mal interprétée ou est arrivé à des conclusions erronées, simplement parce que le tribunal d’appel tire des inférences divergentes de la preuve et décide d’accorder plus d’importance à certains éléments qu’à d’autres » (par. 56). De même, il ne suffit pas d’affirmer que le fondement de certaines conclusions paraît « mince » (South Yukon Forest Corp., par. 53). Si les conclusions du juge du procès sont raisonnablement étayées par la preuve, la juridiction d’appel « ne peut soupeser la preuve à nouveau en substituant [. . .] sa propre inférence tout aussi convaincante, sinon plus » (H.L., par. 74 (souligné dans l’original); voir aussi Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138, par. 38; Housen, par. 22‑23).

[111]                       J’ajouterais qu’une omission dans les motifs n’équivaut pas à une erreur manifeste et déterminante, sauf si « elle donne lieu à la conviction rationnelle que le juge de première instance doit avoir oublié, négligé d’examiner ou mal interprété la preuve de telle manière que sa conclusion en a été affectée » (Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014, par. 15, cité dans Housen, par. 72; voir aussi South Yukon Forest Corp., par. 50‑51). Il est présumé que les juges de première instance fondent leurs conclusions sur un examen de l’ensemble de la preuve (Housen, par. 72).

[112]                       Cela dit, comment une juridiction d’appel doit‑elle procéder pour déceler une erreur manifeste et déterminante? Par définition, cela ne devrait pas être une tâche ardue. À cet égard, comme mon collègue, je trouve très juste et pertinente la métaphore que le juge Morissette de la Cour d’appel a utilisée dans J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167, par. 77 (CanLII) : « . . . une erreur manifeste et dominante tient, non pas de l’aiguille dans une botte de foin, mais de la poutre dans l’œil » (cité dans Benhaim, par. 39). Cette métaphore ne fait pas qu’indiquer que l’erreur doit être évidente. Elle illustre surtout le fait qu’identifier une erreur manifeste et déterminante n’exige pas un examen de l’ensemble de la preuve. Si la juridiction d’appel ne peut pas déceler une telle erreur sans fouiller dans la proverbiale botte de foin, c’est qu’il n’y a pas d’erreur révisable. Voici comment l’a expliqué le juge Morissette de la Cour d’appel :

                    Il doit donc s’agir d’une erreur identifiable avec une grande économie de moyens, sans que la chose ne provoque un long débat de sémantique, et sans qu’il soit nécessaire de revoir des pans entiers d’une preuve documentaire ou testimoniale qui est partagée et contradictoire, comme c’est très généralement le cas dans les dossiers litigieux de quelque difficulté qui se rendent à procès.

                        Bien que les idées qui précèdent soient dénuées de complexité, et qu’elles soient même limpides à plusieurs égards, on peut se demander si elles sont bien comprises par tous les membres du Barreau. En effet, il demeure trop fréquent en appel que les juges saisis d’un pourvoi soient invités par une partie à réexaminer dans le menu détail la majeure partie de la preuve versée au dossier afin d’y déceler une prétendue erreur « manifeste et dominante ». Étayée de cette façon, la prétention apparaît instantanément suspecte, car elle contrevient à la règle de conduite que j’énonçais dans les dernières lignes du précédent paragraphe. . .

. . .

                        . . . [L]e rôle de la Cour d’appel n’est pas de recommencer en entier, et comme s’il lui revenait de prendre la place du juge qui présidait le procès, l’exercice d’appréciation de la force probante respective des dépositions, exercice ardu auquel doit s’astreindre le juge de première instance. Précisant le rôle d’une cour d’appel, le juge Stratas écrivait à ce sujet, dans South Yukon Forest Corporation : « Les principales conclusions de fait de la juge étaient fondées sur le dossier ». Il en va nécessairement de même ici, où la Cour doit se demander, et se borner à se demander, si les déterminations de fait de la juge de première instance trouvent un appui dans la preuve. [Je souligne; par. 76‑77 et 79.]

[113]                       Notre Cour aussi a souligné que « la fonction d’une juridiction d’appel [. . .] ne consiste pas à examiner la preuve globalement, mais à s’en tenir aux conclusions que le juge de première instance a tirées à partir de la preuve » (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 55). En conséquence, l’examen doit être axé non pas sur l’ensemble du dossier, mais sur les motifs du juge du procès et, au besoin, sur des éléments de preuve précis sur lesquels l’appelant attire l’attention de la cour d’appel afin de montrer qu’une conclusion donnée n’est pas étayée par la preuve (voir Housen, par. 4; Waxman c. Waxman (2004), 186 O.A.C. 201, par. 307; Benchetrit, par. 24). Autrement dit, il serait inapproprié que la cour d’appel procède à sa propre appréciation indépendante de la preuve, pour ensuite relever les conclusions du juge du procès auxquelles elle ne souscrit pas et conclure que celles‑ci découlent d’« erreurs manifestes et dominantes » afin de justifier son intervention (voir Van de Perre, par. 16; Galambos, par. 53). Cette façon de faire constituerait non pas un contrôle d’erreur, mais une nouvelle audition déguisée, ce qui ne relève pas du rôle que doit jouer une juridiction d’appel (H.L., par. 52 et 64).

[114]                       À cet égard, il ne faut pas perdre de vue que le juge du procès connaît nettement mieux l’affaire dans son ensemble, et souvent de nombreux éléments de preuve, que les juridictions d’appel (Housen, par. 14, 18 et 25). Il s’ensuit qu’en comparaison, les juridictions d’appel ne sont pas bien outillées pour la tâche de tirer des conclusions de fait. Comme l’explique la Cour d’appel de l’Ontario dans Waxman, elles peuvent difficilement prétendre être mieux placées pour examiner une affaire de façon « globale » :

                        [traduction] Dans une affaire aussi longue et aussi complexe sur le plan factuel que celle qui nous occupe, les juges d’appel sont dans une situation très semblable à celle des hommes aveugles dans la parabole des hommes aveugles et de l’éléphant. Les avocats invitent la cour à examiner attentivement des parties isolées de la preuve, mais elle ne peut connaître et comprendre toute l’affaire. À l’instar des comparaisons boiteuses à l’ensemble de l’éléphant par les hommes aveugles qui ont chacun palpé qu’une petite partie de l’animal, tirer des conclusions de fait en appel est susceptible de ne pas rendre compte d’une juste appréciation de l’ensemble de l’affaire. La présente affaire démontre que la norme de contrôle de l’erreur « manifeste et déterminante » reflète de manière réaliste les limites et les risques propres à la constatation des faits en appel.

                        En dépit de l’avantage que nous donnent des motifs de jugement détaillés, de longues et efficaces plaidoiries des avocats et de nombreuses heures d’étude, nous sommes tout à fait convaincus qu’il nous est impossible de connaître et de comprendre le dossier du procès comme la juge de première instance l’a connu et compris. Ses conclusions de fait sont beaucoup plus susceptibles d’être exactes que les nôtres. [Je souligne; par. 294‑295.]

[115]                      En d’autres mots, s’il est vrai que la juridiction d’appel peut déceler des erreurs manifestes précises dans la décision du juge du procès, elle doit reconnaître la situation privilégiée de ce dernier et ses propres limites institutionnelles. En raison de contraintes de temps et de l’impossibilité d’entendre les témoins, par exemple, elle ne peut espérer s’acquitter mieux que le juge du procès de l’appréciation de l’ensemble de la preuve (voir Benchetrit, par. 24). En l’absence d’erreurs manifestes, les juridictions d’appel doivent donc laisser aux juges du procès la tâche de tirer les conclusions de fait, et consacrer leurs efforts et leurs ressources limitées à leur rôle principal, soit « de préciser et de raffiner les règles de droit et de veiller à leur application universelle » (Housen, par. 9).

[116]                      De plus, il convient de rappeler que le fait de déceler une véritable erreur « manifeste » dans une conclusion contestée ne donne pas toute latitude à la juridiction d’appel pour réévaluer l’ensemble de la preuve et infirmer toutes les autres conclusions du juge du procès. Pour qu’une intervention soit justifiée, il doit aussi être démontré que l’erreur est « dominante », c’est‑à‑dire déterminante pour l’issue de l’affaire (Nelson, par. 38; H.L., par. 55‑56). Autrement, peu importe l’erreur, les conclusions du juge du procès doivent être maintenues. Pour reprendre la métaphore très éloquente utilisée par le juge d’appel Stratas dans South Yukon Forest Corp., par. 46, « on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier » (cité dans Benhaim, par. 38).

C.            La métaphore du « prisme déformant »

[117]                      Toutefois, dans le cas qui nous occupe, c’est une autre métaphore qui sert de fondement à la décision en appel. Recourant à la notion de « prisme déformant », la Cour d’appel conclut que la juge du procès adopte, lors de son analyse de la preuve, une approche indûment compartimentée en matière de responsabilité civile, ce qui fait en sorte qu’elle a mal compris la conduite professionnelle de Me Salomon envers 166 et qu’elle a mal interprété le lien de causalité entre les fautes de Me Salomon et les pertes de Mme Matte‑Thompson et 166 (par. 65‑66 et 120). Ce faisant, la Cour d’appel est, selon moi, intervenue à tort en se fondant sur de simples différences d’opinions concernant l’appréciation de la preuve.

[118]                      Comme le reconnaît mon collègue (par. 40), la métaphore du prisme déformant n’écarte pas l’obligation de relever la présence d’erreurs révisables conformément aux normes formulées dans Housen. Il s’ensuit qu’un « prisme déformant » ne peut justifier un examen général de l’ensemble du dossier sauf s’il est démontré que le recours à un tel prisme déformant constitue, en soi, une erreur ouvrant droit à révision. Adopter la position contraire aurait pour effet de compromettre le principe de non‑intervention en appel, puisqu’une juridiction d’appel pourrait procéder à une nouvelle appréciation de la preuve avant qu’une erreur révisable ne soit décelée. À mon avis, la métaphore du prisme déformant peut, tout au plus, servir à illustrer la façon dont certaines erreurs manifestes (ou erreurs de droit) vicient l’analyse de la preuve au point d’avoir un effet déterminant. Une métaphore ne constitue toutefois pas une explication complète. La juridiction d’appel doit expliquer pourquoi le juge du procès a commis une erreur en analysant l’affaire sous l’angle du « prisme déformant » contesté, pourquoi cette « erreur » représente plus qu’une simple divergence d’opinions, et de quelle façon précise elle fausse l’analyse du juge de première instance et influe sur l’issue de l’affaire. À cet égard, il convient de souligner que dans la première décision de la Cour d’appel où la métaphore du prisme déformant est évoquée, Ford du Canada ltée c. Automobiles Duclos inc., 2007 QCCA 1541, par. 126‑135 (CanLII), la Cour d’appel a conclu que le recours au « prisme » en question — une interprétation erronée du concept d’abus de droit — constitue une erreur de droit qui a faussé l’appréciation de la preuve par le juge du procès et qui a entraîné des erreurs de fait donnant ouverture à révision. De plus, il était facile de déterminer l’effet de ces erreurs sur l’issue de l’affaire en examinant les motifs du juge du procès, sans qu’il soit nécessaire de procéder à un examen indépendant du dossier (voir par. 130‑132). On peut soutenir que la métaphore du prisme déformant, utilisée de cette façon, est conforme aux principes établis dans Housen.

[119]                      Dans la présente affaire, toutefois, je conclus que la Cour d’appel privilégie simplement un « prisme » différent de celui auquel a recouru la juge du procès. À mon avis, aucune véritable erreur révisable justifiant un réexamen général de la preuve n’est identifiée. La Cour d’appel n’affirme même pas que le « prisme déformant » auquel a recouru la juge du procès — sa supposée omission d’adopter une approche « globale » à l’égard de l’affaire — est, en soi, une erreur manifeste, et elle explique encore moins de quelle façon il pourrait l’être. Pourtant, la Cour d’appel se fonde sur ce « prisme » pour justifier le réexamen et une nouvelle appréciation de la preuve (par. 50, 65, 97 et 121), faisant ainsi abstraction des principes bien établis du contrôle en appel. Je crois comprendre que la Cour d’appel commence son analyse en réexaminant l’ensemble du dossier, conclut qu’elle est en désaccord avec l’approche de la juge du procès à l’égard du dossier, dit constater l’existence d’« erreurs manifestes et déterminantes » et substitue ses propres conclusions à celles de la juge du procès. D’ailleurs, c’est en grande partie de cette façon que mon collègue décrit le processus d’examen mené par la Cour d’appel :

                    Appréciée adéquatement dans son ensemble, comme l’a fait la Cour d’appel, la preuve révèle que les conseils et assurances donnés par Me Salomon entre 2003 et 2007 s’inscrivent dans un seul et même continuum, et qu’il est artificiel de les compartimenter. [Je souligne; par. 61; voir aussi par. 63 et 70.]

[120]                       À mon humble avis, ce n’est pas la façon dont la métaphore du « prisme déformant » doit être invoquée, et ce n’est certainement pas la façon dont la norme de contrôle en appel doit être appliquée aux conclusions de fait ou aux conclusions mixtes de fait et de droit. Mon collègue tolère cette approche, mais j’estime qu’elle constitue une dilution grave et injustifiée du principe de non‑intervention en appel formulé dans Housen.

D.           Le rôle des juridictions de second et dernier ressort

[121]                      Chaque fois que notre Cour entend un pourvoi, il lui incombe, en tant que juridiction d’appel de second et ultime ressort, de s’assurer que les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit du juge du procès sont respectées, à moins que l’existence d’une erreur « manifeste et déterminante » ne soit établie. Il s’ensuit que notre Cour ne devrait pas s’abstenir d’intervenir lorsque la première juridiction d’appel a ignoré les normes de contrôle applicable en appel ou les a mal appliqués.

[122]                      À mon avis, mon collègue minimise le rôle que doit jouer notre Cour afin de s’assurer de l’application des normes appropriées (par. 34). Je conviens que « l’objet principal » de l’examen de notre Cour en tant que seconde et dernière juridiction d’appel doit être la décision de la première juridiction d’appel, et non celle du juge du procès. Notre rôle n’est pas de refaire le premier appel comme si la première juridiction d’appel n’existait pas. Par conséquent, il est incontestable que le fardeau incombe aux appelants qui sollicitent l’intervention de notre Cour, et qu’il faut accorder une attention particulière aux motifs énoncés par la première juridiction d’appel. Cependant, nous ne devons pas souscrire sans réserve aux conclusions concernant l’existence d’« erreurs manifestes et déterminantes ». Pour déterminer si la première juridiction d’appel a correctement identifié des erreurs révisables, notre Cour doit nécessairement examiner les motifs du juge du procès et effectuer sa propre évaluation (voir Prud’homme, par. 66‑67; pour une illustration de cette approche, voir, p. ex., Housen, par. 50‑55, 64, 66 et 71‑75; H.L., par. 111‑136; Laflamme, par. 39‑50; Galambos, par. 48‑62; Benhaim, par. 80‑86).

[123]                      En clair, notre Cour ne devrait pas faire montre de retenue à l’égard de la première juridiction d’appel en ce qui concerne l’identification des erreurs révisables. Comme l’arrêt Schwartz l’indique (au par. 36), notre Cour interviendra si elle est convaincue que la décision de la première juridiction d’appel modifie indûment les conclusions du tribunal de première instance : « De toute évidence, lorsque le motif invoqué par la première cour d’appel pour justifier la modification — ce qui constitue une question de droit — n’est pas fondé selon la seconde cour d’appel, cette dernière rétablit la décision du juge de première instance » (souligné dans l’original; voir aussi St‑Jean, par. 40; Beaudoin‑Daigneault c. Richard, [1984] 1 R.C.S. 2, p. 8‑9; Palsky c. Humphrey, [1964] R.C.S. 580, p. 583; Maze c. Empson, [1964] R.C.S. 576, p. 578‑579).

[124]                      Faire montre de retenue à l’égard d’une conclusion selon laquelle le juge du procès a fait une erreur manifeste et déterminante signifierait, en pratique, que notre Cour accorderait plus de poids à l’appréciation des faits de la première cour d’appel qu’aux conclusions du juge de première instance à cet égard. À mon sens, une telle approche serait incompatible avec le principe de non‑intervention en appel, qui vise pour l’essentiel à préserver l’autonomie et l’intégrité du procès. Comme le souligne le juge La Forest dans Schwartz, par. 37, « les préoccupations liées à la politique judiciaire [. . .] au sujet du rôle d’un tribunal de première instance ne justifieraient pas que l’on fasse preuve de retenue envers l’appréciation de la preuve par une cour d’appel ».

[125]                      Il convient de préciser que notre Cour doit suivre deux étapes lorsqu’elle examine une décision dans laquelle la première cour d’appel a substitué ses propres conclusions de fait, ou conclusions mixtes de fait et de droit, à celles du juge du procès. La première étape consiste à se demander si la première cour d’appel a correctement identifié des erreurs révisables. Dans la négative, les conclusions du juge du procès doivent être rétablies sans égard au bien‑fondé des conclusions de la première cour d’appel (voir Nelson, par. 38). Cependant, si notre Cour reconnaît que l’intervention était justifiée, la première cour d’appel pouvait légitimement procéder de façon indépendante à sa propre appréciation des éléments de preuve pertinents et substituer ses propres conclusions à celles du juge du procès. À ce moment, et il s’agit de la deuxième étape, notre Cour doit se demander si la première cour d’appel a commis une erreur dans son appréciation. Ce n’est qu’à cette étape que la Cour fera preuve d’une certaine déférence, et elle évitera donc d’intervenir sauf si elle est « clairement satisfaite » que les conclusions de la première cour d’appel sont erronées (St‑Jean, par. 46).

[126]                      En résumé, je réitère que lorsque l’occasion se présente, il appartient à notre Cour de s’assurer que l’intervention de la première cour d’appel à l’égard de la décision du juge du procès était justifiée. Si la présence d’une erreur révisable n’a pas été correctement établie, les conclusions du juge du procès doivent être rétablies. Même si notre analyse porte principalement sur les motifs d’intervention de la première cour d’appel, nous devons examiner ces motifs à la lumière de la décision du juge du procès.

III.        Analyse des erreurs reprochées à la juge du procès

[127]                      Lorsque les principes du contrôle en appel — que j’estime incontestés — sont correctement appliqués en l’espèce, la conclusion inévitable qui en découle est que l’intervention de la Cour d’appel n’est pas justifiée. À mon avis, la raison pour laquelle mon collègue arrive à une autre conclusion est qu’il escamote en grande partie la première et la plus importante étape de l’analyse, c’est‑à‑dire l’examen des motifs qui auraient justifié l’intervention, et qu’il se concentre plutôt sur les conclusions de la Cour d’appel. Par exemple, pour ce qui est de la faute reprochée à Me Salomon concernant son devoir de conseil, mon collègue conclut dans un seul paragraphe que la Cour d’appel « relève effectivement la présence d’erreurs manifestes et déterminantes » (par. 55), et vérifie ensuite si elle commet une erreur dans l’appréciation des faits (par. 56‑65). De plus, dans son analyse du devoir de loyauté, mon collègue ne critique pas l’omission évidente de la Cour d’appel de signaler une erreur révisable précise, comme si, selon lui, le fait de ne pas être d’accord avec l’« approche restrictive » de la juge du procès suffit pour justifier une nouvelle audition de l’affaire sur la base du dossier écrit. Avec égards, je ne suis pas de cet avis.

[128]                      À la suite d’un examen plus rigoureux, j’estime que la Cour d’appel réexamine indûment l’ensemble de la preuve, et qu’elle ne relève néanmoins aucune véritable erreur révisable. Comme je l’ai déjà mentionné, l’approche de la Cour d’appel à l’égard du contrôle en appel est contraire aux principes formulés dans Housen. Pour reprendre la métaphore du juge d’appel Morissette, la Cour d’appel fouille dans une botte de foin, trouve possiblement une aiguille et tente de la présenter comme une poutre. En conséquence, notre Cour devrait rétablir les conclusions de la juge du procès.

[129]                      Avec ces considérations à l’esprit, j’examinerai maintenant les prétendues erreurs manifestes et déterminantes qui se trouveraient dans les conclusions de la juge du procès concernant a) la faute et b) le lien de causalité. Bien que ma compréhension de l’affaire soit différente de celle de mon collègue, je souscris en grande partie à son résumé du contexte et de l’historique judiciaire, et je ne vois pas la nécessité de le reproduire. J’examinerai plutôt les faits pertinents tout au long de mon analyse. À cet égard, je me vois contrainte d’approfondir les questions de fait plus qu’il ne serait généralement approprié pour un juge d’appel de le faire. Cependant, il y a lieu de procéder à un tel examen dans la présente affaire, étant donné l’approche adoptée par la Cour d’appel et par mon collègue.

A.           La juge du procès n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en ce qui concerne la faute

[130]                      En ce qui concerne la faute, les erreurs qu’aurait relevées la Cour d’appel se résument à l’opinion selon laquelle la juge du procès n’apprécie pas la preuve de manière « globale » et compartimente erronément la conduite de Me Salomon en fonction de la chronologie des placements des intimées (par. 50, 65‑67, 70‑71, 97 et 120). Sur la base de l’effet déformant qu’a eu ce « prisme », la Cour d’appel réexamine l’ensemble de la preuve et conclut que les fautes de Me Salomon ne se limitent pas à la recommandation initiale d’investissements précis faite à Mme Matte‑Thompson. À son avis, ces fautes font plutôt partie d’un même continuum de quatre ans et ont été commises à l’égard non seulement de Mme Matte‑Thompson mais aussi de 166. La Cour d’appel ajoute que l’approche restrictive adoptée par la juge du procès à l’égard de la preuve la mène à minimiser le conflit d’intérêts potentiel découlant de la relation personnelle de Me Salomon avec M. Papadopoulos.

[131]                      Comme je l’ai déjà mentionné, le prétendu prisme déformant ne peut justifier, à mon avis, un réexamen général de la preuve. Mon collègue souscrit à l’approche de la Cour d’appel (par. 55‑56, 61, 63, 65, 70 et 80‑81), mais j’estime que préférer cette approche relève clairement de la « divergence d’opinions ». Il était loisible à la juge du procès de juger que tous les actes professionnels de Me Salomon — au cours d’une période de quatre ans — ne peuvent être amalgamés. Et je me permets d’ajouter que c’est de cette façon qu’il fallait aborder l’affaire. Comme l’exigent les principes de droit civil au Québec, la juge du procès analyse la preuve pour déterminer la « nature exacte de la faute » (Laferrière, p. 609). À juste titre, elle prend soin de ne pas trop simplifier et de ne pas confondre indûment les multiples mandats, relations professionnelles et placements dont il est question au cours de la période visée. Le « prisme » privilégié par la Cour d’appel, en revanche, n’est « global » qu’en ce qui a trait à la conduite de Me Salomon. Comme l’explique mon collègue, la portée du devoir de conseil d’un avocat varie grandement selon le contexte (par. 53). Cependant, dans la présente affaire, la Cour d’appel perd de vue certaines circonstances pertinentes, notamment l’étendue des mandats de Me Salomon et le rôle des autres personnes impliquées, ce qui donne lieu à une approche qui ne tient pas compte du rôle limité de Me Salomon à l’égard des placements qui ont mené aux pertes.

[132]                      Quoi qu’il en soit, indépendamment du bien‑fondé de l’approche de la Cour d’appel, les conclusions de la juge du procès ne devraient pas être infirmées. D’abord, comme je l’ai noté, la Cour d’appel se fonde sur un réexamen général de la preuve afin de déceler les erreurs dont il est question, ce qui est contraire à l’arrêt Housen et à ceux rendus dans sa foulée. À mon avis, cela devrait suffire pour régler la question. Ensuite, je ne souscris pas à l’avis de mon collègue selon lequel la juge du procès tire ses conclusions « malgré la présence d’éléments de preuve montrant clairement » le contraire (par. 41). Toutefois, même si tel était le cas, cela ne constituerait pas en soi une erreur manifeste et déterminante. Les juges de première instance peuvent accorder plus d’importance à certains éléments de preuve plutôt qu’à d’autres (Housen, par. 72; Nelson, par. 38). De fait, il s’agit précisément de leur travail. La question n’est pas de savoir si la Cour d’appel a trouvé une preuve claire étayant le point de vue qu’elle privilégie, mais plutôt si elle démontre que les conclusions de la juge du procès ne sont pas étayées par la preuve. Si elle ne fait pas cette démonstration, le réexamen de la preuve par la Cour d’appel est inadmissible. Comme notre Cour l’indique au premier paragraphe de l’arrêt Housen, une cour d’appel ne peut pas « réviser la décision du juge de première instance dans les cas où il existait des éléments de preuve qui pouvaient étayer cette décision » (je souligne). Dans le cas qui nous occupe, il était loisible à la juge du procès de tirer les conclusions qu’elle a tirées concernant la faute.

[133]                      J’expliquerai maintenant plus en détail pourquoi je suis d’avis qu’il n’y a pas d’erreur révisable en ce qui a trait à la faute. Pour ce faire, j’examinerai (1) les mandats de Me Salomon; (2) son devoir quant à la recommandation de Triglobal et de M. Papadopoulos; (3) son devoir de conseil; et (4) son devoir de loyauté.

(1)           Les mandats de Me Salomon

[134]                      La juge du procès est bien fondée à commencer son analyse en délimitant l’étendue des mandats de Me Salomon (par. 120‑131). Bien que les devoirs d’un avocat ne se résument pas toujours à l’étendue précise de son mandat (Côté c. Rancourt, 2004 CSC 58, [2004] 3 R.C.S. 248, par. 6), celle‑ci constitue certainement l’une des considérations principales dont le juge doit tenir compte pour évaluer la responsabilité professionnelle (voir, p. ex., Sylvestre c. Karpinski, 2011 QCCA 2161, par. 19 (CanLII); Bessette c. Pharmacie Suzanne Payer inc., 2017 QCCS 2474, par. 90‑92 (CanLII)). Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore l’expliquent de la façon suivante :

                         La détermination de la faute se fait par référence au type d’obligation assumée, à son intensité (obligation de moyen ou de résultat), et à l’ensemble des circonstances de l’espèce.

                    . . .

                         L’avocat, en premier lieu, peut être tenu responsable pour les fautes commises dans les conseils donnés à son client,   lorsque, par exemple, il est consulté par celui‑ci pour connaître ses droits ou encore les conséquences juridiques d’une transaction. Si l’obligation de conseil existe quelle que soit la nature du mandat, l’étendue de cette dernière a un impact indéniable sur la responsabilité. Il faut donc examiner de façon précise le cadre du mandat de l’avocat. Le standard de comparaison, encore une fois, est celui d’un avocat normalement compétent, prudent et diligent. [Je souligne; notes en bas de page omises.]

(J.‑L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilité civile (8e éd. 2014), nos 2‑136 et 2‑138)

[135]                      La juge du procès indique que Me Salomon n’avait [traduction] « aucun mandat précis » en ce qui concerne les placements des intimées (par. 130). Cette conclusion est très importante, et me semble non contestée. Me Salomon n’était consulté qu’occasionnellement à l’égard des décisions en matière de placements, et seulement dans le cadre de mandats liés notamment aux testaments et fiducies de Malcolm Thompson, défunt mari de Mme Matte‑Thompson, à l’entreprise familiale, à la réorganisation des sociétés et à la vente de leurs biens (motifs de première instance, par. 129). À cet égard, je suis en désaccord avec mon collègue lorsqu’il affirme que Me Salomon « recommanda[it] continuellement des produits financiers » (par. 59 (je souligne)). Vu les conclusions de la juge du procès, une telle affirmation exagère manifestement le rôle de Me Salomon et les obligations qu’il a assumées et fausse l’analyse relative à sa responsabilité. De plus, en l’absence d’erreur révisable, cette affirmation équivaut à une nouvelle appréciation inadmissible de la preuve.

[136]                      Étant donné l’absence de mandat précis et continu à l’égard des placements des intimées, il était opportun que la juge du procès évite d’adopter une approche trop large en ce qui concerne la responsabilité. Elle restreint plutôt son analyse à la participation réelle de Me Salomon aux différents placements de Mme Matte‑Thompson et de 166. Je ne vois aucune erreur manifeste dans cette façon de procéder, bien au contraire.

[137]                      J’ouvre une parenthèse pour souligner que la juge du procès conclut que Me Salomon a agi, dès le début, pour les deux intimées. Par exemple, elle note que, en 2003, son avis juridique sur l’interprétation des testaments de M. Thompson, dans lequel il abordait l’objectif de préservation du capital, a été remis tant à Mme Matte‑Thompson qu’à 166 (par. 44 et 122‑123). Par conséquent, il est indéniable que Me Salomon avait un devoir de conseil et un devoir de loyauté envers les deux intimées. Toutefois, de tels devoirs étaient dans une large mesure circonscrits par la nature et l’étendue mêmes de ses mandats.

[138]                      Quoique Me Salomon ait effectivement donné de son propre chef des conseils en matière de placements à quelques reprises, il n’a pas prétendu agir à titre de conseiller financier des intimées ni assumé la responsabilité d’élaborer, de surveiller ou de vérifier la stratégie de placement de celles‑ci. En fait, il a dirigé Mme Matte‑Thompson et 166 vers Triglobal et M. Papadopoulos justement pour que ses clientes puissent obtenir des conseils et des services en matière de placements auprès de professionnels spécialisés dans ce domaine (motifs de première instance, par. 45 et 50). Les intimées ont par la suite développé leur propre relation indépendante avec les professionnels recommandés (motifs de première instance, par. 211 et 288). À la lumière de ces considérations, la première question que j’examinerai est celle de savoir si Me Salomon a commis une faute en recommandant Triglobal et M. Papadopoulos et en témoignant de sa confiance en eux[2].

(2)           Le devoir de Me Salomon quant à la recommandation de Triglobal et de M. Papadopoulos

[139]                      À mon avis, la Cour d’appel n’aurait pas dû modifier la conclusion de la juge du procès selon laquelle le fait pour Me Salomon de recommander Triglobal et M. Papadopoulos — et de témoigner de sa confiance en eux — ne constitue pas en soi une faute (motifs de première instance, par. 197 et 302‑304). Conformément à son approche « globale » à l’égard de l’affaire, la Cour d’appel ne traite pas de cette recommandation séparément, mais l’examine en même temps que la recommandation concernant des produits précis de placement. En toute déférence, il me semble que la Cour d’appel, plutôt que de contrôler la décision de la juge du procès pour y déceler des erreurs, procède d’emblée à un réexamen de la preuve sous un autre angle.

[140]                      Bien que la Cour d’appel ne fait pas explicitement une distinction entre la recommandation initiale des conseillers financiers et les conseils précis en matière de placements, ses motifs tendent à indiquer que le fait pour Me Salomon d’avoir recommandé Triglobal et M. Papadopoulos sans avoir préalablement effectué des vérifications auprès de l’Autorité des marchés financiers (« AMF ») est erroné en soi (par. 70‑72 et 117). Les motifs de mon collègue laissent entendre la même chose (par. 59), ce qui contredit les motifs de la juge du procès, puisqu’elle conclut que la recommandation initiale et les témoignages de confiance ultérieurs de Me Salomon envers Triglobal et M. Papadopoulos étaient raisonnables au moins jusqu’en mai 2007, au moment de la parution de l’article de La Presse Affaires. Pour ma part, je suis convaincue que les conclusions de la juge du procès ne comportent pas d’erreur manifeste à cet égard.

[141]                      Il est de pratique courante pour les avocats de recommander d’autres professionnels à leurs clients. D’ailleurs, comme le soulignent les appelants, il est du devoir des avocats de reconnaître les limites de leur compétence et, lorsque l’exigent les circonstances, de consulter d’autres professionnels ou de conseiller à leurs clients de consulter de telles personnes. Chaque fois qu’ils recommandent d’autres professionnels ou qu’ils expriment leur confiance en eux, les avocats doivent satisfaire à la norme de l’avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent dans la même situation. Bien qu’on ne puisse s’attendre à ce qu’ils garantissent les services rendus par les professionnels qu’ils recommandent, ils ont quand même une obligation de moyens.

[142]                      J’estime, comme mon collègue, que la Cour d’appel du Québec énonce correctement les principes applicables dans Harris (Succession), Re, 2016 QCCA 50, 25 C.C.L.T. (4th) 1, par. 22 :

                    L’avocat qui, comme en l’espèce, recommande de consulter une autre personne doit avoir la conviction que cette personne est compétente pour remplir adéquatement le mandat dont il est question. Sa conviction doit reposer sur une connaissance raisonnablement éclairée de la personne recommandée. En cette matière, tout est affaire de circonstances.

[143]                      En l’espèce, la décision de la juge du procès est conforme à cette approche, même si elle a été rendue avant Harris. La juge du procès tient compte du fait que Me Salomon a fait preuve de [traduction] « diligence raisonnable » en 2001 avant de retenir les services de Triglobal pour ses propres placements (par. 34 et 133), c’est‑à‑dire qu’il s’était informé quant aux avocats et aux comptables qui assistaient M. Papadopoulos. Il connaissait et respectait plusieurs d’entre eux, ce qui l’a convaincu de recourir aux services de Triglobal pour ses placements. Au cours des années suivantes, Me Salomon a recommandé la firme à des membres de sa famille, à des amis et à des clients et il était lui‑même très satisfait des conseils en matière de placements qu’il a reçus (motifs de première instance, par. 35 et 134). La juge du procès souligne également que « [Me] Salomon n’avait aucune raison de soupçonner une quelconque conduite répréhensible de la part de M. Papadopoulos ou de Triglobal » et que « Triglobal avait la réputation d’être une firme de placement de premier ordre [qui était] très bien cotée » avant son implosion à la fin de 2007 (par. 302‑303). Comme l’explique la Cour d’appel dans Harris, par. 28, les tribunaux doivent se garder de juger des recommandations à la lumière de faits découverts subséquemment. La confiance de Me Salomon en la compétence et la probité de Triglobal et de M. Papadopoulos reposait sur une connaissance raisonnable. Contrairement à ce qu’affirme mon collègue, il ne s’agit pas de « confiance aveugle » (par. 60).

[144]                      Il s’ensuit que, bien que des vérifications supplémentaires de la part de Me Salomon eurent été souhaitables, d’autant plus qu’il est allé jusqu’à dire qu’il considérait M. Papadopoulos comme étant [traduction] « très conservateur » en matière de préservation de capital (motifs de première instance, par. 49), Me Salomon a agi comme l’aurait fait un avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent dans les circonstances. Même s’il est sans doute vrai qu’il aurait été préférable que Me Salomon communique avec l’AMF, son défaut de le faire ne constitue pas une faute étant donné la réputation de la firme et le fait que les services de Triglobal lui étaient familiers.

[145]                      De plus, Me Salomon n’était pas tenu, du seul fait qu’il a recommandé Triglobal et M. Papadopoulos, de vérifier si les conseils en matière de placements que ces derniers ont donnés étaient appropriés. Comme le soulignent les appelants, l’objectif même d’une telle recommandation est généralement que le client consulte un professionnel dont les domaines d’expertise sont différents de ceux de l’avocat. Ce serait contraire à cet objectif d’exiger, en règle générale, que l’avocat vérifie les conseils donnés par les professionnels qu’il ou elle a recommandés.

[146]                      Je crains qu’une conclusion contraire imposerait un fardeau excessif à de nombreux avocats (et à d’autres professionnels) qui recommandent couramment d’autres professionnels en qui ils ont confiance. À mon avis, cela signifierait qu’ils seraient généralement tenus de faire systématiquement des recherches auprès d’ordres professionnels et d’autres organismes de réglementation avant de recommander un professionnel, et que la surveillance et la vérification des conseils donnés par celui‑ci pourraient ultérieurement être exigées. Cela irait trop loin. Les professionnels pourraient faire preuve d’une prudence excessive et éviter complètement de faire des recommandations, ce qui ne rendrait pas service à leurs clients.

[147]                      Je dirais plutôt que les avocats devraient faire des recherches sur les professionnels qu’ils recommandent afin d’en avoir une connaissance raisonnable, à moins qu’ils n’aient déjà eu une expérience de collaboration pertinente avec eux. J’ajouterais que, comme dans d’autres contextes, toutes les « erreurs » professionnelles relatives à ces recherches — ou à l’omission d’en faire — ne constitueront pas une faute si la conduite de l’avocat respecte la norme à laquelle se conformerait un professionnel raisonnablement compétent, prudent et diligent (voir Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374, p. 427‑428; Phillips c. Naamani, 1998 CanLII 9332 (C.S. Qc), par. 66‑67).

[148]                      Dans l’affaire qui nous occupe, Me Salomon connaissait raisonnablement bien Triglobal et M. Papadopoulos en raison de son expérience personnelle. En rétrospective, l’omission de prendre des mesures supplémentaires paraît très malencontreuse, mais ne suffit pas en soi à entraîner la responsabilité de Me Salomon.

[149]                      Je suis toutefois consciente que la présente affaire ne se résume pas à la simple recommandation de professionnels. La juge du procès conclut que le rôle joué par Me Salomon ne se limitait pas à la recommandation initiale faite en 2003, mais qu’il avait également donné des conseils erronés au sujet de produits de placement précis (par. 198‑199). Cependant, les principes énoncés dans Harris sont tout de même utiles pour évaluer la conduite de Me Salomon, et leur application correcte mène à la conclusion que la juge du procès pouvait conclure que le fait de recommander Triglobal et M. Papadopoulos ne constituait pas en soi une faute.

[150]                      Cette conclusion vaut non seulement pour la recommandation initiale des conseillers financiers, mais aussi pour les témoignages de confiance ultérieurs. Je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de la juge du procès selon lesquelles la confiance de Me Salomon était raisonnable au moins jusqu’à la parution de l’article de La Presse Affaires en mai 2007, et que, bien qu’il ait pu avoir été [traduction] « excessivement rassurant » envers Mme Matte‑Thompson à quelques reprises, cela ne suffit pas à établir sa responsabilité (motifs de première instance, par. 301‑304). Jusqu’au moment où Me Salomon aurait raisonnablement dû commencer à douter de la probité ou de la compétence de Triglobal et de M. Papadopoulos, il était tout aussi fondé à réaffirmer sa confiance en eux qu’il était en droit de les recommander le premier jour. De même, il était loisible à la juge du procès de conclure que Me Salomon n’avait aucune obligation de retirer sa recommandation ou de faire des recherches sur Triglobal et M. Papadopoulos. Comme le conclut la juge du procès, pour Me Salomon, [traduction] « rien ne donnait à penser que Triglobal avait fait quoi que ce soit d’illégal ou de non éthique avant mai 2007 » (par. 304).

[151]                      À cet égard, j’aimerais formuler des commentaires quant aux « cadeaux » que M. Papadopoulos a donnés à Me Salomon en mai et juin 2006, et plus tard en février 2007. La juge du procès conclut que M. Papadopoulos a voulu aider Me Salomon à rénover son appartement. À cette fin, il a proposé à Me Salomon de constituer une société qui pourrait facturer des services de « consultation financière ». Maître Salomon a accepté cette proposition et a ensuite reçu, sans avoir rendu de services, 28 000 $ par l’entremise de cette société (motifs de première instance, par. 142‑146; motifs de la C.A., par. 104). Mon collègue est d’avis que le fait que M. Papadopoulos était disposé à demander de fausses factures suffisait à soulever « d’évidentes préoccupations quant à la probité générale de l’individu » (par. 77). Je conviens qu’un tel stratagème est troublant à bien des égards. Toutefois, comme le fait observer la juge du procès, indépendamment de la question de savoir s’il s’agit ou non d’une fraude fiscale, le stratagème n’avait [traduction] « aucun lien avec les placements faits par les [intimées] » (par. 147). Par conséquent, on peut soutenir que les cadeaux de M. Papadopoulos étaient insuffisants pour sonner l’alarme en ce qui a trait à de possibles détournements des placements des intimées et pour miner la confiance de Me Salomon en Triglobal et en M. Papadopoulos.

[152]                      Cela dit, je reconnais que la réaction de Me Salomon à la parution de l’article de La Presse Affaires en mai 2007 était inappropriée. Comme le conclut la juge du procès, Me Salomon a omis de porter l’article à l’attention de ses clientes malgré le fait que ce texte soulevait [traduction] « des doutes sérieux au sujet des placements faits par l’entremise de Triglobal dans les fonds iVest ou Focus » (par. 260‑261). Par conséquent, on peut soutenir que Me Salomon aurait dû avertir les intimées et recommander qu’elles consultent d’autres conseillers financiers.

[153]                      Il fait peu de doute que Me Salomon aurait dû faire preuve de plus de circonspection à compter de ce moment. Par exemple, il était probablement inapproprié que Me Salomon déclare, en juillet 2007, qu’il était toujours [traduction] « très heureux que [ses] placements aient un aussi bon rendement avec un risque aussi contrôlé », d’autant plus que les intimées avaient alors de la difficulté à retirer leurs fonds (motifs de la C.A., par. 133). Même en décembre 2007, alors que Trigobal était au bord de l’effondrement et que la fraude était sur le point d’être découverte, Me Salomon rassurait encore Mme Matte‑Thompson au sujet des supposées tentatives de M. Papadopoulos de remédier à la situation (motifs de la C.A., par. 138).

[154]                      Toutefois, bien que de telles assurances puissent être qualifiées de fautives, la juge du procès n’a pas besoin de s’y attarder car elle conclut qu’en mai 2007, la perte avait probablement déjà eu lieu; il ne pouvait donc pas y avoir de lien de causalité entre les fautes commises à ce moment‑là par Me Salomon et le préjudice (motifs de première instance, par. 304‑305, 308 et 312‑313). Je reviendrai à cette conclusion dans mon analyse du lien de causalité.

[155]                      En résumé, je suis d’avis que la Cour d’appel n’identifie pas d’erreur révisable précise dans les motifs de la juge du procès concernant la recommandation initiale de Me Salomon et ses témoignages subséquents de confiance. Il s’ensuit que la Cour d’appel ne peut pas réexaminer l’ensemble de la preuve sur le fondement de la vision « globale » de l’affaire qu’elle privilégie (par. 69‑75).

(3)           Le devoir de conseil de Me Salomon

[156]                      Encore une fois, la juge du procès ne conclut pas que la conduite de Me Salomon était irréprochable. Elle estime qu’il a omis d’agir comme l’aurait fait un avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent lorsqu’il a recommandé des produits de placement précis (à savoir les fonds iVest et Manulife), notamment en 2003 et 2004, et que, en faisant cela, il a manqué à son devoir de conseil à trois égards. Premièrement, il a omis d’informer Mme Matte‑Thompson des limites de sa compétence en matière de placements financiers (motifs de première instance, par. 196‑199). Deuxièmement, il a recommandé des produits de placement sans faire de recherches et sans obtenir de renseignements sur les modalités de ces produits (motifs de première instance, par. 188‑191). Troisièmement, il a recommandé un investissement dans un fonds spéculatif à l’étranger, iVest, ce qui allait à l’encontre de l’objectif principal de préservation du capital de ses clientes (motifs de première instance, par. 193‑194 et 198). Ces conclusions ne sont pas contestées.

[157]                      Comme l’explique mon collègue, dans la mesure où un avocat donne des conseils, il doit respecter la norme à laquelle se conformerait un avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent dans la même situation, quelle que soit l’étendue précise de son mandat (par. 54; voir aussi motifs de la C.A., par. 44). Dans l’affaire qui nous occupe, Me Salomon a commis des fautes en donnant de son propre chef des conseils en matière de placements même si de tels conseils ne faisaient pas partie de ses mandats.

[158]                      La Cour d’appel ne s’est pas dite en désaccord avec les conclusions de la juge du procès à cet égard (voir par. 68‑69). Toutefois, comme je l’ai expliqué précédemment, elle conclut que la juge du procès minimise la portée des manquements de Me Salomon à son devoir de conseil en concluant que (i) Me Salomon a donné des conseils erronés en matière de placements à Mme Matte‑Thompson seulement (par. 61, 65, 69 et 89); et que (ii) les fautes visaient seulement certains produits de placement précis et ont été commises pendant une période de temps limitée et non jusqu’à la fin de 2007 (par. 70‑75 et 89). De l’avis de la Cour d’appel, ces deux erreurs révisables découlent du prisme déformant auquel a eu recours la juge du procès, à savoir son omission d’adopter une vision « globale » de l’affaire (par. 50, 66 et 120).

[159]                      Je suis d’accord avec mon collègue pour dire que la Cour d’appel disposait de certains éléments sur lesquels se fonder pour conclure que Me Salomon a commis les mêmes fautes à l’égard des deux intimées (par. 56‑57 et 62). L’affirmation de la juge du procès selon laquelle [traduction] « [Me] Salomon n’a jamais agi à titre de professionnel donnant des conseils financiers à 166376 » (par. 283) semble être contredite par ses propres conclusions de fait selon lesquelles Mme Matte‑Thompson l’a consulté à la fois en qualité de liquidatrice de la succession et bénéficiaire des fiducies et d’administratrice de 166 (par. 44). De fait, le mémorandum daté du 13 septembre 2003 dans lequel Me Salomon recommandait un investissement dans le fonds iVest était directement adressé à 166 (motifs de la C.A., par. 49 et 59). De plus, lorsque la vente des biens de 166 a été envisagée en juin 2005, Me Salomon a réitéré sa recommandation d’investir dans les fonds Manulife ou iVest. Par conséquent, il me semble que, contrairement à la conclusion de la juge du procès, Me Salomon ait donné le même conseil erroné en matière de placements aux deux intimées.

[160]                      Cependant, même si cette erreur est tenue pour manifeste, je ne vois pas quelle incidence elle a eue sur l’issue de l’affaire. Comme je l’expliquerai plus loin dans mon analyse du lien de causalité, 166 ne s’est aucunement fiée aux conseils de Me Salomon en matière de placements après avoir vendu ses actifs au début de 2006 (motifs de première instance, par. 288). Madame Matte‑Thompson a décidé de son propre chef d’investir le produit de la vente des actifs de 166 dans le fonds Focus, plutôt que dans les produits que Me Salomon lui avait initialement recommandés (c.‑à‑d. les fonds Manulife et iVest). Dans ce contexte, on ne peut affirmer que l’erreur de la juge du procès est « déterminante », et donc qu’elle justifie une intervention en appel. Elle ne permet pas non plus à la Cour d’appel de procéder à un réexamen général de la preuve afin de déceler d’autres erreurs potentielles.

[161]                      Je ne peux non plus me rallier à l’opinion de mon collègue concernant la deuxième erreur révisable que la Cour d’appel aurait relevée après avoir réexaminé le dossier. Je suis convaincue que rien ne justifiait d’infirmer la conclusion de la juge du procès selon laquelle Me Salomon a commis des fautes uniquement en recommandant des produits Manulife et iVest, en 2003 et 2004 principalement (par. 196‑197), et qu’il n’a commis aucune faute en ce qui a trait aux placements ultérieurs dans le fonds Focus. Après tout, il n’a pas pris part aux décisions fatidiques des intimées d’investir dans ce produit en particulier en 2006 (motifs de première instance, par. 210‑215, 285‑288 et 290‑294).

[162]                      Pour conclure à l’existence d’une soi‑disant erreur manifeste et déterminante, la Cour d’appel se fonde sur le point de vue selon lequel Me Salomon a commis, de 2003 à 2007, des fautes d’omission continues en ne faisant pas de recherches au sujet de Triglobal et de M. Papadopoulos et en ne vérifiant pas leurs produits de placement (par. 70‑72). Cela soulève la question de savoir si Me Salomon avait l’obligation de prendre de telles mesures à l’égard des investissements ultérieurs dans le fonds Focus. Comme je l’ai déjà mentionné, la juge du procès conclut qu’il n’avait pas de mandat particulier pour recommander des produits de placement ou effectuer des vérifications à ce sujet (par. 130), conclusion qui n’est pas contestée. De plus, la juge du procès pouvait conclure, au vu des faits de l’affaire, que Me Salomon n’avait aucune obligation de faire des recherches auprès des organismes de réglementation avant de recommander Triglobal et M. Papadopoulos. Je ne vois donc pas très bien de quelles obligations Me Salomon ne se serait pas acquitté.

[163]                      Sur quel fondement pourrait donc reposer le point de vue selon lequel Me Salomon a commis des fautes d’omission continues? La Cour d’appel semble estimer que, jusqu’à la fin de 2007, les « interventions » de Me Salomon à l’égard des investissements des intimées dans le fonds Focus ont aussi déclenché un devoir de conseil et donc une obligation de faire des recherches et des vérifications (par. 71 et 75). Je conviens que le devoir de conseil de l’avocat inclut généralement l’obligation d’informer ses clients des faits pertinents, celle d’expliquer les options possibles et leurs conséquences et celle de recommander une ligne de conduite (motifs du juge Gascon, par. 52). Le contenu précis de ce devoir est toutefois hautement tributaire des circonstances, à savoir l’étendue du mandat, les obligations qu’assume l’avocat et ses domaines d’expertise (voir Côté, par. 6).

[164]                      Dans l’affaire qui nous occupe, la juge du procès examine attentivement et en détail le rôle joué par Me Salomon en 2006 et 2007 et, se fondant sur son appréciation de la preuve, tire l’inférence raisonnable que Me Salomon n’avait aucun devoir de conseil envers ses clientes en ce qui concerne leurs investissements dans le fonds Focus, et certainement aucune obligation de vérifier les décisions des intimées en matière de placements (par. 213‑214 et 285‑288). Là encore, la Cour d’appel ne relève pas de lacune « cruciale » précise dans les conclusions de la juge du procès, mais intervient plutôt en raison d’une simple différence d’opinions.

[165]                      Premièrement, il convient de rappeler les conclusions de fait non contestées de la juge du procès selon lesquelles Me Salomon n’a pas été consulté au sujet des décisions des intimées d’investir dans le fonds Focus en 2006 et n’a pas pris part à ces décisions (voir les par. 204‑205, 210, 219‑222 et 290‑293)[3]. Il n’a été informé de la décision qu’après coup. Bien que Me Salomon ait participé à des réunions sur la vente prochaine des actifs de 166, rien n’indique que de possibles investissements dans le fonds Focus aient alors fait l’objet de discussions. De plus, il n’a pas participé à la réunion clé en décembre 2005 qui portait expressément sur la stratégie de placement de 166. Quoi qu’il en soit, un investissement dans Focus n’était pas encore envisagé à ce moment‑là. À la demande de 166, Me Salomon a rédigé des résolutions autorisant l’ouverture de comptes de placement pour le produit de la vente, mais celles‑ci se rapportaient aux fonds Manulife et iVest, et non au fonds Focus (motifs de la C.A., par. 79).

[166]                      Je crois qu’il est utile de citer plusieurs paragraphes des motifs de la juge du procès portant sur les investissements de 166 dans le fonds Focus. Ces paragraphes démontrent clairement à quel point la participation et la connaissance de Me Salomon étaient limitées à cet égard :

                        [traduction] À la fin de 2005 et au début de 2006, [Me] Salomon avait encore une relation d’avocat‑client avec Mme Thompson. Il s’occupait de nombreuses affaires ayant trait aux testaments, fiducies et entreprises de la famille. Il savait que le produit de la vente devait être placé et que M. Papadopoulos faisait des propositions d’investissement à Mme Thompson et à ses avocats ontariens. Toutefois, [Me] Salomon n’a pas participé à cette rencontre sur la stratégie d’investissement. Même s’il a reçu une copie de la proposition que M. Papadopoulos a faite à Mme Thompson, il n’a pas pris part aux recommandations ni aux discussions au sujet du placement.

                        [Me] Salomon fait valoir qu’il n’a aucunement participé à la décision de 166376 concernant l’investissement et qu’il ne savait rien à ce sujet. La preuve démontre le contraire.

                        [Me] Salomon a préparé les résolutions pour l’ouverture du compte d’investissement pour les liquidateurs de la succession et les fiduciaires. Avant le placement, il a participé aux discussions concernant le placement du produit de la vente et le rendement attendu requis pour répondre aux besoins de Mme Thompson. Il savait que 166376 envisageait d’investir une grande partie du produit de la vente en recourant aux services de Triglobal. 

                        Toutefois, 166376, par l’entremise de Mme Thompson, voulait investir auprès de Triglobal dans les fonds Manulife et iVest, le même véhicule d’investissement qui avait été recommandé antérieurement à Mme Thompson à titre personnel.

                    . . .

                        Les pièces produites et la preuve démontrent qu’à l’hiver 2006, [Me] Salomon n’était pas au courant du montant exact investi par 166376 ni des véhicules dans lesquels cette société avait investi. Contrairement au cas du premier placement fait personnellement par Mme Thompson en 2003, [Me] Salomon n’a jamais été consulté au sujet des investissements dans le fonds Focus envisagés par 166376.

                        Comment [Me] Salomon pouvait‑il empêcher 166376 de faire une telle opération alors qu’il ne savait même pas qu’un tel investissement était en train d’être fait?

                        La Cour ne peut conclure que [Me] Salomon a omis d’informer 166376 de la limite de ses compétences au moment où 166376 a fait l’investissement parce qu’il n’a jamais recommandé l’investissement dans le fonds Focus. Il en a eu connaissance seulement après coup.

                        Bien que [Me] Salomon ait encouragé ses clientes à investir par l’entremise de Triglobal, il n’a pas encouragé 166376 à acheter le fonds Focus en février 2006. La proposition et les recommandations concernant le placement ont fait l’objet de discussions lors de la réunion sur la stratégie à laquelle a participé [M.] Papadopoulos, mais pas [Me] Salomon. [Je souligne; notes en bas de page omises; par. 219‑222 et 290‑293.]

[167]                      Deuxièmement, même lorsque Me Salomon a finalement été mis au courant des investissements des intimées dans Focus (en avril 2006 dans le cas de 166, et en octobre 2006 dans le cas de Mme Matte‑Thompson), il n’a pas donné de conseil juridique erroné, il n’a pas fait de recommandation à celles‑ci et ne les a pas rassurées au sujet de ce fond en particulier (motifs de première instance, par. 227‑228, 236‑237, 294 et 301), du moins jusqu’en mai 2007. D’ailleurs, la Cour d’appel ne relève aucune occasion où Me Salomon aurait clairement recommandé ou cautionné le fonds Focus. Le seul exemple offert est le courriel que Me Salomon a reçu de Mme Matte‑Thompson le 29 avril 2006, par lequel il a appris l’investissement de 166 dans le fonds Focus :

                    [traduction]

                    Ken

                    J’ai besoin de te parler en tant qu’amiJe m’inquiète un peu de l’investissement que j’ai fait avec [le produit de] la vente. J’ai de la difficulté à obtenir de l’information et je n’ai reçu qu’une note d’Austin Harris de chez Focus indiquant le montant des fonds investis et les intérêts courus jusqu’à maintenant. Je n’ai aucun contrat qui me donnerait des détails…ça ressemble à un prêt, mais on m’a dit que ce n’en est pas un ...où sont investis les fonds? La lettre indique qu’il y a des conditions concernant le remboursement anticipé et la demande de remboursement anticipé... On ne m’a pas informée de cela. Je pense que tout est arrivé trop vite et que j’étais peut‑être trop confiante... Je pense à bernie R et puis au scandale LaCroix... Je ne peux pas me permettre d’être prise dans quelque chose qui ne m’a pas été complètement expliqué. J’ai peut‑être besoin de réfléchir à ma décision de mettre tous mes œufs dans le même panier. J’aimerais te parler en tant qu’ami et confident...à titre personnel... [Je souligne.]

(Cité dans les motifs de la C.A., par. 77‑78, et dans les motifs de première instance, par. 227‑228.)

[168]                      En réponse aux préoccupations de Mme Matte‑Thompson concernant les « difficultés » qu’elle avait à obtenir des renseignements sur le fonds, Me Salomon a répondu — sans faire de recherches — qu’il était [traduction] « certain que tout [allait] bien ». Il a aussi offert d’en parler plus longuement et a ensuite demandé à M. Papadopoulos de répondre aux questions de Mme Matte‑Thompson (motifs de première instance, par. 228).

[169]                      À mon avis, la Cour d’appel n’a aucune raison d’écarter la conclusion de la juge du procès selon laquelle la réponse de Me Salomon ne constitue pas une faute (motifs de première instance, par. 296‑300)[4]. À l’époque, la principale préoccupation de Mme Matte‑Thompson concernait la difficulté qu’elle avait à obtenir des renseignements sur les placements de 166. À cet égard, Me Salomon a [traduction] « fait de son mieux pour que M. Papadopoulos réponde à ses clientes » (voir les motifs de première instance, par. 228 et 299). Comme le souligne la juge du procès, il aurait peut‑être été préférable que Me Salomon recommande aux intimées de consulter un autre professionnel pour obtenir un deuxième avis, mais cela ne signifie pas que sa conduite constituait une faute (par. 299‑301). Cette conclusion mixte de fait et de droit repose sur l’appréciation de la preuve par la juge du procès et commande la déférence.

[170]                      De plus, le courriel de Mme Matte‑Thompson ne constituait pas un mandat de vérifier la régularité des investissements de 166. Celle‑ci a précisé dans son courriel qu’elle demandait à Me Salomon son avis [traduction] « à titre personnel » en tant qu’« ami » — mots qui n’apparaissent pas dans l’extrait du courriel cité par la Cour d’appel (par. 77). Je me demande sur quel fondement Me Salomon aurait pu, de sa propre initiative, procéder à l’examen des décisions en matière de placements que les intimées avaient prises avec leurs conseillers financiers (voir, p. ex., Sylvestre, par. 16‑19). De plus, Me Salomon a affirmé qu’il serait [traduction] « heureux de discuter [de l’affaire] à n’importe quel moment », mais il semble que Mme Matte‑Thompson a préféré ne plus le solliciter pour ces questions (motifs de première instance, par. 230).

[171]                      Il est aussi utile de préciser que Me Salomon savait qu’il n’était pas le seul avocat ayant pris part à la vente des actifs de 166 (motifs de première instance, par. 217‑219). À l’époque, les avocats David Gemmil et Rod Farn s’occupaient des aspects juridiques de l’opération en Ontario. L’un d’eux, Me Gemmill, était liquidateur de la succession de M. Thompson (et voisin de Mme Matte‑Thompson). Maîtres Gemmill et Farn, contrairement à Me Salomon, s’étaient vu présenter les propositions de placement de Triglobal (motifs de première instance, par. 219). Je ne suggère pas qu’on doive les blâmer, mais cette situation aide aussi à expliquer pourquoi, dans les circonstances, Me Salomon n’a pas jugé qu’il avait reçu un nouveau mandat juridique, d’autant plus qu’il se faisait demander son opinion personnelle en tant qu’« ami ». Il savait que des avocats participaient déjà à la stratégie de placement. Cet exemple illustre comment la Cour d’appel perd de vue les circonstances pertinentes et insiste indûment sur le comportement de Me Salomon.

[172]                      Somme toute, je ne vois aucune raison de penser que la juge du procès interprète mal le contenu du courriel et la réponse de Me Salomon. Je tiens à préciser que l’« amitié » entre un avocat et son client ne confère aucune forme d’immunité. Toutefois, étant donné l’absence de mandat précis, il était raisonnable dans les circonstances de conclure que Me Salomon n’était pas tenu, de par ses fonctions, de vérifier les placements de 166. Par conséquent, le fait que Me Salomon n’a fait aucune recherche ou vérification ne peut justifier à lui seul l’intervention de la Cour d’appel.

[173]                      La Cour d’appel critique aussi Me Salomon pour certaines « communications, d’apparence plus banale » (par. 130). Par exemple, à l’automne 2006, alors qu’il était au courant des difficultés qu’éprouvaient toujours les intimées à obtenir des renseignements de Triglobal (motifs de première instance, par. 248), Me Salomon a rendu visite à M. Bright aux Bahamas. Il a informé Mme Matte‑Thompson de sa visite, qui a eu lieu pendant ses vacances, et a déclaré que M. Bright était devenu un résident des Bahamas [traduction] « afin de gérer les fonds Focus et Ivest et des fonds de produits structurés », ajoutant que « [t]out va bien ». En rétrospective, un tel témoignage de confiance peut paraître peu judicieux. Toutefois, la juge du procès était en droit de conclure que, tout bien considéré, de telles assurances ne constituent pas une faute.

[174]                      À l’époque, Me Salomon était bien au courant des problèmes de communication entre ses clients et Triglobal (motifs de première instance, par. 248). À vrai dire, d’avril 2006 à la fin de 2006, il essayait de les régler en agissant comme [traduction] « intermédiaire » pour obtenir plus d’information sur la nature des placements et sur la situation concernant les investissements de 166 dans Focus (motifs de première instance, par. 249), notamment pour aider le comptable de la société à préparer les états financiers de fin d’année (motifs de première instance, par. 240‑244). Autrement dit, Me Salomon coopérait avec les autres conseillers de ses clientes, ce qui correspondait vraisemblablement à son obligation professionnelle dans de telles circonstances (voir, p. ex., l’art. 25 du Code de déontologie des avocats, RLRQ, c. B‑1, r. 3.1). Comme l’explique la juge du procès, il aurait peut‑être été souhaitable qu’il aille plus loin et qu’il recommande aux intimées de consulter un autre conseiller financier. Cependant, cette omission ne constitue pas nécessairement une faute étant donné que Me Salomon n’a eu vent d’aucun signe de conduite répréhensible en ce qui a trait aux placements des intimées, outre les problèmes de communication (motifs de première instance, par. 299‑302).

[175]                      La conclusion de la Cour d’appel selon laquelle Me Salomon aurait dû se charger d’aviser lui‑même les intimées qu’elles faisaient erreur en investissant dans le fonds Focus — vu que sa « philosophie de placement » personnelle préconisait la diversification — est pour le moins surprenante (par. 84). En premier lieu, les intimées ne tenaient pas Me Salomon pour leur conseiller financer (motifs de première instance, par. 283‑284) et elles ne s’attendaient pas à ce qu’il fournisse un avis au sujet de la stratégie de placement de 166 (motifs de première instance, par. 288). En deuxième lieu, et surtout, Me Salomon n’était pas un conseiller financier qualifié, ce qui veut dire que le fait qu’il fournisse des conseils en matière de placements au sujet du fonds Focus aurait pu constituer une faute de sa part, tout comme il a commis des fautes en recommandant les fonds iVest et Manulife. Dans ce contexte, il est raisonnable de la part de la juge du procès de conclure que Me Salomon a adopté une approche acceptable — bien qu’elle n’était certes pas idéale — en cherchant à aider ses clientes à obtenir plus de renseignements auprès de leurs véritables conseillers financiers.

[176]                      Comme je l’ai déjà expliqué, on peut certainement soutenir qu’à partir de la parution de l’article de La Presse Affaires en mai 2007, les assurances que Me Salomon a données à ses clientes constituent de la négligence, et qu’à partir de ce moment, il avait l’obligation de recommander aux intimées de consulter d’autres conseillers financiers. Toutefois, même si on suppose que Me Salomon a commis une faute à ce moment, la juge du procès conclut que celle‑ci n’aurait eu aucune incidence sur les pertes des intimées. Par conséquent, si la juge du procès commet une erreur manifeste en omettant de tenir dûment compte de la conduite de Me Salomon après que ce dernier a pris connaissance de l’article de La Presse Affaires, cette erreur n’aurait aucune incidence sur l’issue de l’affaire.

[177]                      En résumé, je suis convaincue que la juge du procès ne commet aucune erreur manifeste et déterminante en concluant que la seule faute de Me Salomon quant à son devoir de conseil a été de recommander des produits de placement précis, à savoir les fonds iVest et Manulife, principalement en 2003 et 2004. Ayant évalué attentivement la preuve, la juge du procès pouvait décider que l’omission de Me Salomon de soulever des préoccupations au sujet des investissements des intimées dans le fonds Focus, alors qu’il agissait à l’occasion comme « intermédiaire » entre ses clientes et leurs conseillers financiers, ne pouvait être qualifiée de faute.

(4)           Le devoir de loyauté de Me Salomon

[178]                      Je suis aussi convaincue que la Cour d’appel commet une erreur en infirmant la conclusion de la juge du procès selon laquelle Me Salomon n’a pas manqué à son devoir de loyauté envers les intimées. Certes, Me Salomon était un client et un ami de M. Papadopoulos et il a reçu d’importantes sommes d’argent de sa part, mais le dossier permettait de conclure qu’il n’était pas en conflit d’intérêts aux moments pertinents. Cette conclusion repose sur une appréciation minutieuse de la preuve, y compris la preuve testimoniale, et ne devrait pas être modifiée en l’absence d’erreur révisable. Encore une fois, j’arrive à la conclusion que la Cour d’appel ne relève pas la présence d’une telle erreur et qu’elle procède de façon inacceptable à un réexamen de l’ensemble de la preuve.

[179]                      Il est frappant que la Cour d’appel ne mette pas en avant une quelconque erreur révisable mais qu’elle critique simplement la soi‑disant approche restrictive de la juge du procès à l’égard des principes de conflit d’intérêts (par. 97; motifs du juge Gascon, par. 69). Sur ce fondement, la Cour d’appel procède au réexamen de la question en appliquant la norme de la décision correcte, comme si une question de droit avait été relevée. Avec égards, il s’agit d’un non‑respect flagrant du principe de non‑intervention en appel.

[180]                      Il est bien établi en droit que l’analyse d’une faute reprochée, notamment quant au devoir de loyauté, soulève des questions mixtes de fait et de droit. Lorsqu’une telle question se pose, la norme appropriée est celle de l’erreur manifeste et déterminante à moins qu’on puisse facilement isoler une pure question de droit (Housen, par. 29‑33). Une question de droit isolable consiste généralement en une formulation erronée du critère juridique applicable ou en l’omission de tenir compte d’un élément essentiel de ce critère (Housen, par. 36).

[181]                      Pourtant, dans la présente affaire, la Cour d’appel ne soutient pas, et mon collègue n’affirme pas non plus, que la juge du procès commet une erreur de droit isolable. De fait, personne ne laisse entendre qu’elle omet de cerner les bons principes juridiques applicables à la faute reprochée liée au devoir de loyauté (par. 107‑113 et 118‑119). Elle reconnaît avec justesse que, en tant que mandataires au sens du Code civil du Québec (« C.c.Q. »), les avocats sont tenus d’« agir avec honnêteté et loyauté dans le meilleur intérêt du mandant » et d’« éviter de se placer dans une situation de conflit entre [leur] intérêt et celui de [leur] mandant » (art. 2138 al. 2 C.c.Q.; motifs de première instance, par. 111). La juge du procès rappelle aussi les règles applicables aux conflits d’intérêts prévues dans l’ancien Code de déontologie des avocats, RLRQ, c. B‑1, r. 3, du Québec qui, à l’époque, servait à préciser la norme de l’avocat raisonnablement compétent, prudent et diligent dans de telles circonstances (voir Baudouin, Deslauriers et Moore, nos 2‑1 à 2‑2). Elle résume aussi les principes généraux de la responsabilité civile, notamment celui voulant que le demandeur a le fardeau de prouver la faute, le préjudice et le lien de causalité entre les deux. Tout compte fait, sa description du critère juridique applicable, qui concorde avec le résumé des principes pertinents de mon collègue (par. 71), ne comporte aucune erreur.

[182]                      J’ajouterais que, dans les affaires où il est question de négligence, « il est souvent difficile de départager les questions de droit et les questions de fait » (Housen, par. 36). L’analyse d’un prétendu conflit d’intérêts, en particulier, est intrinsèquement factuelle. Par exemple, un éventuel conflit pourrait ne pas avoir les mêmes ramifications dans un contexte d’opérations commerciales courantes que dans le cadre d’un dossier relatif à un litige. Chacun doit être évalué au cas par cas. Ce ne sont pas tous les possibles manquements au devoir de loyauté — notamment les manquements à des règles de déontologie précises — qui donneront ouverture à une action en responsabilité civile. Dans chaque affaire, le tribunal doit analyser la nature et les circonstances du prétendu conflit afin de qualifier la contravention et de déterminer, le cas échéant, la réparation qui s’impose (Côté, par. 9‑11 et 14). Il s’ensuit qu’on devrait considérer qu’il n’existe une erreur de droit isolable que dans les cas exceptionnels où le critère juridique a été mal qualifié ou lorsqu’on a fait totalement abstraction de l’un des éléments requis de ce critère.

[183]                      À supposer que la juge du procès applique les bons principes juridiques, la prochaine question qui se pose est de savoir si la Cour d’appel relève la présence d’une erreur manifeste et déterminante. Manifestement, la réponse est non. Il convient de rappeler que la Cour d’appel n’affirme pas expressément, et mon collègue non plus, que la juge du procès commet une telle erreur. Ils concluent plutôt, comme le dit mon collègue, que la juge du procès ne tient pas compte « de la preuve abondante des liens personnels et financiers étroits qu’entretenait Me Salomon avec M. Papadopoulos au motif qu’elle ne permet pas de conclure à l’existence d’un conflit d’intérêts » (par. 81; voir aussi par. 70; motifs de la C.A., par. 97 et 109). Il ne s’agit pas d’une erreur révisable, mais d’une divergence d’opinions quant à l’importance qu’il faut donner à la preuve. À mon avis, la juge du procès examine comme il convient les facteurs qui auraient pu soulever des doutes quant à la loyauté et au dévouement exclusifs de Me Salomon envers ses clientes, à savoir son amitié avec M. Papadopoulos et leur relation financière, notamment les « cadeaux » ou « commissions » qu’il a reçus (voir, p. ex., motifs de première instance, par. 136‑137, 142, 156‑157 et 163). Après avoir apprécié divers éléments de preuve, elle conclut que, vu les faits de l’affaire, de tels facteurs ne suffisent pas à placer Me Salomon dans une situation où son intérêt personnel entrerait en conflit avec celui de ses clientes. Elle pouvait tirer une telle conclusion.

[184]                      Premièrement, la preuve peut appuyer la conclusion de la juge du procès selon laquelle la relation d’amitié entre Me Salomon et M. Papadopoulos, une fois mise en contexte, n’était pas contraire à son obligation de loyauté envers les intimées. La juge du procès conclut que Mme Matte‑Thompson était bien au courant, depuis le début, de l’existence de la relation. Maître Salomon n’a jamais tenté de la cacher (motifs de première instance, par. 135‑137). D’ailleurs, avant de prendre la décision définitive de faire des placements auprès de Triglobal, Mme Matte‑Thompson lui a demandé ses impressions, [traduction]  « dans la mesure où [il se] sent[ait] à l’aise de le faire ». Je conviens que, dans certaines circonstances, une relation personnelle étroite aurait certainement pu mettre Me Salomon en conflit d’intérêts, indépendamment de la divulgation. Toutefois, dans la présente affaire, il ne faut pas oublier que Me Salomon n’avait aucun mandat visant précisément la stratégie de placement. Comme je l’ai déjà mentionné, il n’avait, du moins jusqu’en mai 2007, aucun devoir de conseiller ses clientes sur cette question, et certainement aucun devoir de vérifier leurs décisions en matière de placements. De plus, lorsque les intimées ont pris la décision de racheter leurs placements auprès de Triglobal, elles ont choisi de ne pas mêler Me Salomon à cette décision, justement en raison de ses liens étroits avec M. Papadopoulos (motifs de première instance, par. 266). Maître Salomon aurait peut‑être dû faire montre de plus de circonspection dans ses témoignages de confiance envers M. Papadopoulos. Cela dit, comme Mme Matte‑Thompson était au courant de leur relation personnelle et vu le rôle limité que Me Salomon a joué en ce qui concerne les placements des intimées, j’estime que la juge du procès pouvait conclure que la relation d’amitié à elle seule ne plaçait pas Me Salomon en situation de conflit d’intérêts.

[185]                      Deuxièmement, il était aussi loisible à la juge du procès de conclure que les paiements reçus par Me Salomon, compte tenu de leur nature et du moment où ils ont été faits, ne l’avaient pas non plus placé en situation de conflit d’intérêts (par. 157 et 164‑165). La juge du procès juge crédible l’explication qu’a donnée Me Salomon à l’égard des deux paiements de 10 000 $ que M. Papadopoulos a faits, respectivement le 16 mai et le 9 juin 2006, et du paiement additionnel de 8 000 $ effectué le 6 février 2007 (par. 143‑148). Comme nous l’avons vu, Me Salomon a déclaré que les paiements constituaient des dons pour la rénovation de son appartement, à une époque où il avait des difficultés financières. Il ressort de la preuve documentaire que les paiements ont transité par une société constituée par Me Salomon qui a établi des factures pour des services de « consultation financière ». Me Salomon a expliqué que ces services n’ont jamais été rendus. Contrairement à ce qu’affirme mon collègue, la juge du procès ne fait pas abstraction de cette preuve; elle en traite directement (par. 143).

[186]                      La juge du procès traite aussi des deux paiements subséquents de 5 000 $ chacun reçus par Me Salomon en octobre 2007, désignés sous le nom de « comms » — pour « commissions » — dans l’un des courriels de M. Papadopoulos (par. 151‑155; voir aussi les motifs de la C.A., par. 105‑107). Elle note que Me Salomon a soutenu que les paiements représentaient des remboursements de ses propres placements dans le fonds Focus et que, même en supposant qu’il s’agissait en fait de commissions, rien ne prouve qu’elles lui ont été versées parce qu’il a recommandé M. Papadopoulos aux intimées. Elle souligne surtout que les paiements reçus en octobre 2007 peuvent difficilement prouver que Me Salomon a reçu des commissions lorsqu’il a pour la première fois dirigé les intimées vers Triglobal en 2003, ou lorsque les intimées ont investi dans le fonds Focus en 2005 et en 2006. Ils ne permettent pas non plus de prouver que les « cadeaux » reçus en 2006 étaient des commissions. Il n’y a rien de « manifestement erron[é] » dans ce raisonnement (voir motifs du juge Gascon, par. 77).

[187]                      À cet égard, je ne suis pas d’accord pour dire que la juge du procès commet une erreur lorsqu’elle affirme qu’il n’y a pas de preuve précise de l’existence d’un lien financier entre Me Salomon et M. Papadopoulos qui plaçait Me Salomon en conflit d’intérêts au moment où les placements des intimées ont été faits (par. 155, 160 et 163). En disant cela, elle refuse simplement d’inférer, à partir du fait que Me Salomon a reçu des versements de M. Papadopoulos en octobre 2007, que Me Salomon était en conflit d’intérêts à tous les moments pertinents, y compris au moment de la recommandation initiale quatre ans plus tôt (motifs de première instance, par. 156). La décision de refuser de tirer une inférence relève entièrement du juge des faits (voir St‑Jean, par. 114; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, par. 55; Benhaim, par. 93‑94).

[188]                      Bref, je reconnais que la description par la juge du procès des paiements faits en mai et juin 2006 comme étant des cadeaux personnels repose sur une appréciation raisonnable de la preuve contradictoire, notamment de témoignages oraux qu’elle juge crédibles. Comme notre Cour le réitère dans Housen, par. 58, « il était loisible [au juge de première instance] d’accorder un poids moins grand à certains éléments de preuve et à accepter d’autres éléments contradictoires, qu’il considérait plus convaincants ». Le fait que la Cour d’appel aurait apprécié différemment la preuve ou tiré des inférences différentes ne justifie pas son intervention.

[189]                      Cela dit, même si les paiements n’étaient pas des commissions, je souscris à l’opinion de mon collègue selon laquelle la réception d’un cadeau personnel, plus particulièrement d’un cadeau de près de 30 000 $ qui n’a pas été divulgué, peut soulever « de sérieux doutes quant à l’indépendance de l’avocat qui [l’a] reç[u] » (par. 77). Encore une fois, tout dépend des circonstances. En l’espèce, Me Salomon a reçu les cadeaux en mai et juin 2006, période au cours de laquelle il n’avait aucun mandat précis à l’égard des investissements. Il est vrai que dans les mois suivants, il a agi à l’occasion comme « intermédiaire » entre les intimées et Triglobal, mais son rôle était néanmoins limité et il n’avait aucune obligation de vérifier les placements. De plus, d’autres avocats étaient en cause et conseillaient les intimées au sujet de leur stratégie de placement. En fait, quand les intimées ont décidé de retirer graduellement leurs fonds de Triglobal, Me Salomon a été en grande partie gardé à l’écart. Bien que je sois d’accord que Me Salomon aurait dû faire preuve de plus de transparence au sujet des cadeaux que M. Papadopoulos lui a faits, je suis néanmoins convaincue, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes, que la Cour d’appel ne relève pas d’erreur révisable à cet égard.

[190]                      Je reconnais que la juge du procès ne traite pas de certains aspects de la relation professionnelle qui unissait Me Salomon et M. Papadopoulos, en particulier la divulgation par Me Salomon de communications qu’il a eues avec Mme Matte‑Thompson (motifs de la C.A., par. 87 et 101‑103; motifs du juge Gascon, par. 70 et 73) et le fait que Me Salomon a collaboré avec M. Papadopoulos et Triglobal à au moins une occasion (motifs de la C.A., par. 98‑100; motifs du juge Gascon, par. 74‑75). Toutefois, comme le soulignent les juges majoritaires de notre Cour dans Housen, « l’omission d’examiner en profondeur un facteur pertinent, voire ne pas l’examiner du tout, n’est pas en soi un fondement suffisant pour justifier une cour d’appel de réexaminer la preuve » (par. 39). Un juge de première instance n’est pas tenu de traiter en détail de chaque fait particulier allégué par les parties ou de chaque élément de preuve. La question en l’espèce n’est pas de savoir si la juge du procès écarte des éléments que la Cour d’appel (ou notre Cour) estime importants, mais plutôt si de telles omissions auraient pu avoir une incidence sur ses conclusions (Van de Perre, par. 15; Housen, par. 72). À mon avis, elles n’ont pas eu une telle incidence.

[191]                      S’il est vrai que les indiscrétions de Me Salomon peuvent équivaloir à des manquements à son devoir de confidentialité prévu dans les règles d’éthique professionnelle applicables, je ne suis pas convaincue qu’elles démontrent que Me Salomon était en conflit d’intérêts à tous les moments pertinents. J’attirerais l’attention par exemple sur la conclusion de la juge du procès selon laquelle lorsque Me Salomon a fait part à M. Papadopoulos des préoccupations de Mme Matte‑Thompson en avril 2006, il faisait simplement [traduction] « de son mieux » pour inciter M. Papadopoulos à répondre aux questions de sa cliente (par. 228 et 299). Comme il n’a pas obtenu l’autorisation de cette dernière pour ce faire, sa tentative était certes peu judicieuse, mais elle ne trahit pas nécessairement un conflit d’intérêts. De même, pour ce qui est du transfert du courriel d’août 2007 concernant l’intention des intimées de se retirer complètement des fonds iVest et Focus, je conviens que ce geste de Me Salomon semble constituer un manquement grave à ses devoirs de loyauté et de confidentialité à l’égard de ses clientes. Comme je l’ai déjà expliqué, je serais portée à conclure que la conduite de Me Salomon après la publication de l’article de La Presse Affaires en mai 2007 est erronée. Toutefois, cela n’est peut‑être pas suffisant pour justifier, rétroactivement si je peux m’exprimer ainsi, l’inférence selon laquelle Me Salomon était en situation de conflit d’intérêts depuis la recommandation initiale en 2003.

[192]                      En ce qui concerne la prétention selon laquelle Me Salomon a « fait équipe » avec M. Papadopoulos en mars 2007 pour préparer un rapport sur les placements des intimées, la conduite de Me Salomon à cette occasion peut être interprétée de différentes manières (motifs du juge Gascon, par. 74‑75; motifs de la C.A., par. 98‑100). À l’époque, Mme Matte‑Thompson avait de graves problèmes de communication avec Triglobal. Au su de Mme Matte‑Thompson, Me Salomon s’est proposé pour aider les conseillers financiers à préparer un rapport qui contiendrait tous les renseignements qu’elle demandait, présentés de façon claire. Dans ce contexte, le fait que Me Salomon a employé le pronom « nous » dans un courriel adressé à M. Papadopoulos est difficilement déterminant. Certes, cet argument pourrait soulever des doutes sur l’indépendance de Me Salomon; toutefois, il pourrait aussi prouver les efforts que Me Salomon a faits de bonne foi pour coopérer avec Triglobal en vue de régler ce qu’il percevait comme étant essentiellement un problème de communication. Étant donné que la juge du procès est présumée tirer ses conclusions en se fondant sur l’ensemble du dossier, et que différentes inférences auraient pu être tirées des communications en question, je suis convaincue que le fait que la juge du procès omette de traiter de cette question est insuffisant en soi pour mettre en doute ses conclusions.

[193]                      Dans l’ensemble, la Cour d’appel ne relève aucune erreur révisable dans l’analyse par la juge du procès des fautes reprochées concernant le devoir de loyauté. Par cette affirmation, je ne cherche pas à banaliser la conduite de Me Salomon. Il est essentiel que les avocats évitent les conflits d’intérêts afin de conserver l’indépendance requise pour se consacrer totalement à leurs clients. En cas de doute, ils devraient généralement pécher par excès de précaution et déclarer leurs intérêts personnels à leurs clients. Dans l’affaire qui nous occupe, Me Salomon aurait probablement dû être plus transparent au sujet des paiements que lui a faits M. Papadopoulos. Néanmoins, la juge du procès conclut qu’il n’était pas en conflit d’intérêts aux moments pertinents, à savoir lorsqu’il a recommandé Triglobal et M. Papadopoulos et lorsqu’il a plus tard réitéré sa confiance en eux. Il convient de faire preuve de déférence à l’égard de cette conclusion. Je serais cependant d’accord pour dire que la preuve donne fortement à penser que Me Salomon a manqué à son devoir de confidentialité et s’est lui‑même placé en situation de conflit d’intérêts dans les derniers mois de 2007, mais il était alors probablement déjà impossible pour les intimées de retirer les fonds. Il s’ensuit que même si Me Salomon a commis une faute à ce moment‑là, il ne pouvait être tenu responsable des pertes des intimées. Cette conclusion nous mène à la question de la causalité.

B.            La juge du procès n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en ce qui concerne le lien de causalité

(1)           Les principes de la causalité

[194]                      Selon un principe fondamental de la responsabilité civile, une personne ne peut être tenue responsable que des préjudices causés par sa faute (Lonardi, par. 32; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, par. 132). Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore l’expliquent comme suit :

                         On ne peut logiquement tenir l’auteur d’un acte fautif responsable d’un dommage qui est sans relation avec la faute ou dans la réalisation duquel il n’est pour rien. La nécessité d’un certain lien causal est indispensable et ne se confond donc pas, malgré ce que certaines décisions de jurisprudence semblent parfois laisser entendre, avec la faute elle‑même. . .

                         Une faute peut, en effet, avoir été commise par une personne, un dommage subi par une victime, sans pour autant que l’auteur de cette faute doive en être tenu responsable. Un exemple suffit à illustrer ce fait. La municipalité qui entretient mal ses trottoirs ou ses chaussées commet une faute, en ce sens qu’elle ne se comporte pas comme une municipalité avisée, prudente et diligente. Si une personne se blesse, rien cependant, de ce seul fait, ne permet de relier, automatiquement et d’une manière sûre, la faute de la municipalité au préjudice subi par la victime. Il faut, pour le faire, établir un lien entre les deux phénomènes. . .

                         La jurisprudence québécoise maintient la distinction entre la faute et le lien de causalité, en soulignant que la seule violation d’une obligation légale qui énonce une norme élémentaire de prudence fait, en principe, présumer une faute, mais ne donne droit à indemnisation que s’il existe un lien de causalité suffisant avec le préjudice. [Je souligne; notes en bas de page omises; nos 1‑665 à 1‑666.]

[195]                      Dans les affaires de responsabilité civile, une cause véritable est établie lorsque le demandeur prouve que le préjudice est une « conséquence logique, directe et immédiate de la faute » (art. 1607 et 1613 C.c.Q.; voir, p. ex., Hinse, par. 132, citant Parrot c. Thompson, [1984] 1 R.C.S. 57, p. 71). Autrement dit, la faute doit avoir un rapport étroit avec le préjudice (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789, par. 50, citant Baudouin, Deslauriers et Moore, no 1‑683; voir aussi Roberge, p. 442). En l’absence de toute preuve que la faute a directement causé le préjudice en totalité ou en partie, il ne suffit pas de démontrer que la faute a augmenté la probabilité qu’il y ait préjudice (Dallaire c. Paul‑Émile Martel Inc., [1989] 2 R.C.S. 419, p. 425; St‑Jean, par. 116). Cette exigence du caractère direct du préjudice vise à limiter la portée de la réparation (voir J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, dir., no 770).

[196]                      Encore une fois, l’analyse du lien de causalité soulève une question de fait (Lonardi, par. 41; Benhaim, par. 36 et 92). En cherchant un lien causal qui soit logique, direct et immédiat, le juge du procès doit apprécier les « événements qui ont précédé le dommage, [. . .] leur succession dans le temps et [. . .] leur relation causale avec le préjudice subi » eu égard à l’ensemble de la preuve (voir Dallaire, p. 425‑426). Pour reprendre les mots des auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore :

                    Les tribunaux exigent que la victime fasse preuve d’un lien direct entre le préjudice dont elle réclame l’indemnisation et la faute qu’elle reproche au défendeur. Le caractère direct de ce lien est apprécié, avant tout, par l’examen de la situation de fait, au cours duquel le juge est amené à peser l’influence respective de tous les événements et circonstances ayant entouré l’accident. [Je souligne; no 1‑697.]

[197]                      Diverses théories ont été proposées pour distinguer les causes véritables, susceptibles de donner lieu à une responsabilité civile, des simples « conditions », c’est‑à‑dire les circonstances ou l’occasion du préjudice (voir, p. ex., Baudouin, Deslauriers et Moore, nos 1‑669 à 1‑677 et 1‑687; M. Tancelin, Des obligations en droit mixte du Québec (7e éd. 2009), nos 787‑795); F. Lévesque, Précis de droit québécois des obligations (2014), nos 463‑467). À la lumière de ces théories, il peut être utile de chercher à savoir si la faute a rendu le préjudice objectivement possible, si le préjudice était raisonnablement prévisible et si la séquence des événements dans le temps est suffisante pour étayer l’existence d’un rapport étroit (voir Baudouin, Deslauriers et Moore, nos 1‑683 et 1‑697). Toutefois, si de telles balises doctrinales peuvent guider l’examen des faits, l’analyse du lien de causalité demeure une démarche contextuelle qui se prête mal à la théorisation juridique (voir D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), no 2962‑2963). Comme le déclare la Cour d’appel dans Stellaire Construction Inc. c. Ciment Québec Inc., 2002 CanLII 35591 (Qc), par. 39, il appartient au juge des faits de « “tirer une ligne”, ou [d’]identifier le “point de rupture”, entre les conséquences qui découlent directement et immédiatement de la faute et les autres » (notes en bas de page omises). Pour ce faire, le juge de première instance jouit d’une grande latitude (Baudouin et Jobin, no 770).

[198]                      En appel, étant donné qu’une appréciation des faits est essentielle pour établir la causalité, il faut faire preuve de retenue devant les conclusions du juge du procès, et celles‑ci ne peuvent être modifiées en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante.

(2)           Application à la présente affaire

[199]                      À mon avis, la Cour d’appel n’aurait pas dû modifier les conclusions de la juge du procès concernant le lien de causalité en se fondant sur la métaphore du « prisme déformant » (motifs de la C.A., par. 120). Je suis convaincue qu’il n’y a aucune erreur révisable dans la conclusion selon laquelle la seule faute commise par Me Salomon — soit d’avoir recommandé les fonds Manulife et iVest — n’a eu aucune incidence sur les décisions des intimées d’investir dans le fonds Focus et, par conséquent, sur leurs pertes. Certes, si on avait relevé des erreurs manifestes dans les conclusions de la juge du procès relatives à la faute, ces erreurs auraient pu entacher l’analyse du lien de causalité, ce qui, à son tour, aurait pu avoir une incidence sur l’issue de l’affaire. Or, de telles erreurs ne sont pas relevées, et je ne vois aucune autre raison d’infirmer les conclusions de fait de la juge du procès quant au lien de causalité. Même si on suppose que Me Salomon a commis une faute en recommandant Triglobal et M. Papadopoulos, il n’en demeure pas moins qu’il n’a pas participé aux décisions des intimées d’investir dans le fonds Focus. Les intimées se fiaient alors à leurs conseillers financiers, avec qui elles avaient établi leur propre relation sur une période d’environ trois ans. La juge du procès pouvait donc conclure que la fraude est la seule cause véritable des pertes, ce qui implique que la faute de Me Salomon est trop éloignée du préjudice pour être considérée comme sa cause logique, directe et immédiate. À toutes fins utiles, le lien causal a été étiré au‑delà du point de rupture.

a)              Recommandation de Triglobal et de M. Papadopoulos

[200]                      Je ne souscris pas à la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle « jamais les [intimées] n’auraient investi auprès de Triglobal si, au départ, Me Salomon avait agi de manière diligente et compétente » (par. 121). Comme je l’ai déjà expliqué, il n’y a aucune erreur révisable dans la conclusion de la juge du procès selon laquelle la recommandation initiale de Triglobal et de M. Papadopoulos (comme les témoignages de confiance ultérieurs jusqu’en mai 2007) n’était pas fautive (par. 302). Par conséquent, indépendamment de la question de la causalité, Me Salomon ne peut être tenu responsable à l’égard de cette recommandation initiale puisque sa conduite à cet égard n’était pas fautive.

[201]                      Même en supposant que Me Salomon a commis une faute lorsqu’il a recommandé Triglobal et M. Papadopoulos, la juge du procès ne commet pas d’erreur révisable en concluant que la seule cause véritable des pertes est la fraude elle‑même (par. 215 et 318). Pour parvenir à cette conclusion, je ne me fonde pas sur le principe du novus actus interveniens, soit le principe selon lequel un événement indépendant peut rompre le lien causal direct entre la faute et le préjudice (Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720 (C.A.), par. 58‑59). Je dirais plutôt que la juge du procès pouvait conclure, sur le fondement de son appréciation de la preuve, que la recommandation de Triglobal et de M. Papadopoulos n’a pas de lien suffisamment étroit avec le préjudice pour constituer une cause logique, directe et immédiate.

[202]                      Il convient de répéter qu’avant d’investir dans le fonds Focus, les intimées ont établi, sur une période de près de trois ans, leur propre « bonne » relation avec Triglobal et M. Papadopoulos (motifs de première instance, par. 211 et 288). Ce n’est qu’alors qu’elles ont pris la décision de transférer leurs fonds, et elles l’ont fait sans Me Salomon. Voici un résumé de la chronologie des événements :

a)                  En 2004, peu après la recommandation initiale par Me Salomon, Mme Matte‑Thompson investit 1 245 000 $ (plus de 90 % de ses fonds personnels) dans un véhicule légitime et approprié, le fonds Manulife, sur la recommandation de Me Salomon ainsi que de Triglobal (motifs de première instance, par. 178‑181 et 200);

b)                  Au moment où elle fait ce placement, Mme Matte‑Thompson remplit aussi, directement auprès de Triglobal, un formulaire d’information sur les clients indiquant ses objectifs en matière de placements (par. 181);

c)                  Dans les mois suivants, elle prend la décision de transférer 400 000 $ du fonds Manulife au fonds iVest. Elle traite alors déjà directement avec Triglobal et n’a pas consulté Me Salomon (motifs de première instance, par. 201‑202);

d)     À l’automne 2005, Mme Matte‑Thompson est [traduction] « satisfaite » de ses placements auprès de Triglobal, de telle sorte qu’elle décide, compte tenu de sa « bonne relation » avec M. Papadopoulos, d’investir le produit de la vente des actifs de 166 auprès de sa firme (motifs de première instance, par. 288; d.a., vol. 7, p. 2603‑2604);

e)                  Au début de 2006, Mme Matte‑Thompson, une [traduction] « femme d’affaires instruite », transfère des fonds personnels ainsi que des fonds de 166 dans le fonds Focus, sans consulter personne d’autre que Triglobal et sans effectuer de recherches (motifs de première instance, par. 204‑210 et 289);

f)                   En avril 2006 et au cours des mois qui suivent, quand Mme Matte‑Thompson commence à exprimer des préoccupations au sujet des investissements dans le fonds Focus et demande l’avis de Me Salomon en tant qu’« ami » et « à titre personnel », c’est principalement M. Papadopoulos qui la rassure (voir, p. ex., motifs de première instance, par. 228, 233, 238 et 247).

[203]                      La juge du procès devait tirer une ligne quelque part. Ainsi, elle conclut que la fraude est la seule véritable cause des pertes, et donc que la recommandation de Triglobal et de M. Papadopoulos par Me Salomon n’est pas une cause logique, directe et immédiate des pertes. Au moment où les intimées ont investi dans le fonds Focus, elles avaient déjà formé leur propre opinion sur la compétence et la probité de leurs conseillers financiers, qui ne reposait pas sur la recommandation initiale de Me Salomon ou ses assurances ultérieures. Contrairement à ce qu’affirment la Cour d’appel et mon collègue, cette conclusion n’équivaut pas à dire que la fraude en soi constituait un novus actus interveniens. Elle découle plutôt de l’examen attentif par la juge du procès de la séquence des événements qui ont mené au préjudice. On peut être en désaccord avec son appréciation, mais il n’en demeure pas moins qu’un lien causal direct doit être rompu à un certain moment. Autrement, l’avocat qui fait une recommandation erronée deviendrait garant des services des professionnels qu’il a recommandés pour les années à venir, pour une période indéterminée. Je ne dis pas qu’un avocat qui recommande un autre professionnel ne sera jamais responsable des fautes de ce dernier. Dans la présente affaire, par exemple, l’issue aurait pu être différente si les intimées n’avaient pas développé au fil du temps leur propre relation indépendante avec leurs conseillers financiers. En d’autres termes, la responsabilité dépend des circonstances et on ne peut énoncer une règle rigide et stricte. En l’espèce, la juge du procès est la mieux placée pour évaluer le lien de causalité et elle conclut que la seule cause véritable des pertes est la fraude. Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion.

[204]                      Mon collègue soutient que les intimées étaient en droit de se fonder sur la recommandation de Me Salomon et ses assurances ultérieures en raison de leur relation avocat‑client et que leur propre « imprudence » — c’est‑à‑dire leur décision de transférer des placements dans le fonds Focus sans consulter qui que ce soit et sans faire de recherches — n’est donc pas pertinente (par. 90). Cela peut parfois être le cas lorsqu’un avocat donne un conseil juridique particulier dans son domaine d’expertise; on ne peut pas s’attendre à ce que le client remette en question un tel conseil. Je ne peux cependant pas accepter que ce principe s’applique à la recommandation d’un autre professionnel. Les intimées ne pouvaient pas supposer que Triglobal et M. Padapopoulos agiraient toujours comme des conseillers financiers compétents et prudents et que tous leurs conseils seraient appropriés simplement parce que Me Salomon a exprimé sa confiance en eux.

b)             Recommandation d’iVest

[205]                      J’examinerai maintenant les fautes que la juge du procès relève, lesquelles ont uniquement trait à la recommandation expresse de Me Salomon concernant les fonds Manulife et iVest. Or, comme nous le savons, les pertes des intimées découlent principalement de leurs investissements dans Focus, fonds que Me Salomon n’a pas recommandé, au sujet duquel il n’a pas été consulté et qu’il n’avait aucune obligation de vérifier. Plus précisément, la décision des intimées d’investir dans Focus a été prise par Mme Matte‑Thompson sans aucun conseil de Me Salomon à cet égard. Comme l’a expliqué la juge du procès :

                        [traduction] Même si la Cour conclut que [Me] Salomon a été négligent lorsqu’il a rassuré Mme Thompson au sujet des placements iVest, cette négligence n’a aucun lien causal avec la perte qu’elle a subie à la suite de ses investissements dans Focus. La preuve indique que [Me] Salomon n’a jamais participé à la décision de transférer les placements dans les fonds Focus. Il n’a pas été consulté et n’a jamais fait aucune recommandation en ce qui a trait à la sécurité offerte par les placements effectués auprès de Focus.

                        Au moment où a été prise la décision de transférer les placements personnels de Mme Thompson dans Focus, cette dernière traitait directement avec le conseiller financier et la plupart du temps, [Me] Salomon n’était pas impliqué. La preuve démontre que [M.] Papadopoulos avait alors établi une bonne relation directement avec Mme Thompson et que celle‑ci ne discutait pas des propositions de placement avec [Me] Salomon.

                    . . .

                        . . . [L]a preuve montre que lorsqu’a été prise la décision d’investir l’argent de 166376 par l’entremise de Triglobal, Mme Thompson avait déjà établi une bonne relation avec [M.] Papadopoulos. Elle ne s’attendait pas à ce que [Me] Salomon lui propose des stratégies de placement parce qu’elle ne lui a pas demandé d’assister à la réunion prévue pour discuter de la façon dont le produit de la vente des biens réels devrait être investi.

                        De plus, selon le témoignage de Mme Thompson, lorsqu’elle a reçu les directives concernant le virement, elle a réalisé que l’argent allait être transféré dans un fonds de placement à l’étranger du nom de Focus. Même si elle était sceptique, Mme Thompson, qui était une femme d’affaires instruite, a transféré les fonds sans consulter qui que ce soit, y compris [Me] Salomon. La Cour est d’avis que c’est elle qui a pris une décision imprudente à ce moment. [Je souligne; note en bas de page omise; par. 210‑211 et 288‑289.]

[206]                      Je suis convaincue que ces conclusions ne contiennent aucune erreur manifeste, ce qui ne revient pas à [traduction] « blâmer les victimes » comme l’affirment les intimées (m.i., par. 97). La juge du procès conclut plutôt que Me Salomon ne peut pas être tenu responsable des décisions de placements auxquelles il n’a pas participé, du moins pas sur le fondement du fait qu’il a recommandé un autre véhicule de placement trois ans auparavant. Oui, le dossier indique qu’il croyait que le fonds Focus était [traduction] « moins risqué » que le fonds iVest (motifs de la C.A., par. 131‑132 (soulignement omis)), mais il ne l’a pas dit aux intimées. En résumé, la juge du procès ne voit pas comment un conseil de placement erroné concernant iVest peut être une cause directe des pertes subies des années plus tard en raison de placements dans Focus.

[207]                      Plus précisément, la juge du procès rejette la prétention — à laquelle souscrivent la Cour d’appel (par. 130) et mon collègue (par. 87) — selon laquelle la recommandation de Me Salomon concernant Manulife et iVest a induit chez les intimées un « climat de confiance » erroné à l’égard de tous les produits de Triglobal : [traduction] « La Cour ne voit pas comment les assurances données par [Me] Salomon en 2003 pourraient entraîner une responsabilité générale à l’égard de toutes les décisions de placements prises sans lui » (par. 212‑213). Même s’il est vrai que les assurances données par Me Salomon en ce qui concerne iVest ne se limitent pas strictement à 2003, il reste que cette conclusion générale ne comporte aucune erreur justifiant une intervention en appel.

[208]                      En clair, rien ne prouve que la recommandation de Me Salomon concernant iVest a fait en sorte que les intimées ont investi dans Focus. Bien que mon collègue soutienne que Mme Matte‑Thompson s’est fiée au « jugement professionnel [de Me Salomon] quant aux placements qu’elle envisageait de faire » (par. 87), celui‑ci ne peut — tout comme la Cour d’appel avant lui — préciser quels éléments de preuve testimoniale ou documentaire démontrent que la recommandation expresse concernant iVest a incité ou encouragé les intimées à investir dans Focus ou, de façon générale, auprès de Triglobal. En fait, il semble que la recommandation de Me Salomon n’ait même pas été déterminante quant à la décision de Mme Matte‑Thompson d’investir dans iVest (motifs de première instance, par. 51).

[209]                      Tout au plus, la Cour d’appel souligne un passage du contre‑interrogatoire de Mme Matte‑Thompson dans lequel cette dernière explique que dans [traduction] « son esprit, [elle] investissait auprès de Triglobal. [. . .] Que le titre soit Focus, iVest ou Manulife, il s’agissait de Triglobal » (motifs de la C.A., par. 76). À mon avis, ce passage donne à penser que la recommandation clé, celle qui comptait pour elle, était la recommandation initiale de Triglobal elle‑même. Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, cette recommandation n’est pas fautive et n’a pas non plus de lien suffisamment étroit pour être la cause directe des pertes. En revanche, la recommandation de Me Salomon concernant iVest semble avoir eu une importance secondaire pour Mme Matte‑Thompson.

[210]                      De façon générale, selon ma compréhension, la Cour d’appel suppose simplement, à l’instar de mon collègue, qu’il existe un lien causal direct entre la faute commise par Me Salomon concernant iVest et les pertes des intimées liées à leurs investissements dans Focus (motifs de la C.A., par. 74‑75 et 140). Par conséquent, je ne peux admettre que le rejet par la juge du procès de la théorie du « climat de confiance » repose sur une erreur manifeste et déterminante. Encore une fois, je ne vois qu’un désaccord avec l’appréciation de la preuve par la juge du procès et une intervention inadmissible à l’égard de ses inférences.

[211]                      La juge du procès pouvait aussi rejeter l’argument selon lequel le défaut de Me Salomon de vérifier l’opportunité des investissements dans iVest a directement causé les pertes liées aux placements dans Focus (motifs de la C.A., par. 117‑119; motifs du juge Gascon, par. 88‑89). Si je comprends bien, l’idée ici est que si Me Salomon avait fait preuve de diligence raisonnable et avait averti les intimées que les fonds spéculatifs à l’étranger comme iVest n’étaient pas des véhicules de placement appropriés pour la préservation du capital, celles‑ci auraient douté de la compétence de Triglobal et auraient vraisemblablement cherché d’autres conseillers financiers, sans doute plus fiables. Or, ce point de vue ne tient pas compte du fait que Me Salomon n’était même pas qualifié pour donner des conseils en matière de placements et du fait qu’il ne lui appartenait pas de donner de tels conseils. Fait peut‑être encore plus important, une telle conclusion équivaut à s’appuyer sur de simples conjectures au lieu d’une preuve de lien causal réel et direct (voir Waxman, par. 306). Nous ne savons pas ce qui se serait passé si Me Salomon avait critiqué la proposition de Trigobal d’investir dans le fonds iVest. Triglobal aurait peut‑être proposé d’autres options de placements, qu’auraient pu accepter les intimées. À cet égard, il faut garder à l’esprit que Mme Matte‑Thompson a initialement investi les sommes les plus importantes dont elle disposait dans Manulife, un autre produit recommandé par Triglobal, qui était un véhicule de placement approprié pour elle et qui n’a pas fait l’objet de la fraude (motifs de première instance, par. 51, 200 et 208‑209). En résumé, la juge du procès n’était certainement pas tenue d’inférer que le défaut de Me Salomon de faire preuve de diligence raisonnable concernant iVest avait directement causé les pertes des intimées.

c)              Autres fautes relevées

[212]                      Je tiens à ajouter quelques mots quant aux devoirs de loyauté et de confidentialité. Même en supposant que Me Salomon a commis des fautes à ces égards, je remarque que la Cour d’appel ne relève pas, et mon collègue ne le fait pas non plus, de preuve d’un lien causal entre ces fautes et les pertes des intimées. Autrement dit, il n’apparaît pas clairement de quelle façon les manquements reprochés aux devoirs de loyauté et de confidentialité — comme le fait que Me Salomon a transmis les courriels des intimées à M. Papadopoulos — auraient pu causer les pertes. Pourtant, il ne suffit pas de prouver qu’un avocat a manqué à ses devoirs professionnels pour établir une responsabilité civile; un lien causal avec le préjudice doit aussi être établi (voir, par analogie, Côté, par. 18; Baudouin, Deslauriers et Moore, nos 1‑666 et 2‑143).

[213]                      En outre, comme je le mentionne à quelques reprises dans les présents motifs, même si je devais conclure que Me Salomon a effectivement commis d’autres fautes relativement à son devoir de conseil et à ses devoirs de loyauté et de confidentialité après avoir eu connaissance de l’article de La Presse Affaires publié en mai 2007, l’issue serait la même. La juge du procès conclut, selon la prépondérance des probabilités, que les fonds ne pouvaient plus être recouvrés à ce moment. Cette inférence repose sur le fait que les intimés demandaient déjà, en juin 2007, un remboursement partiel de leurs fonds, mais sans succès (motifs de première instance, par. 312‑313). Par conséquent, les fautes commises après cette date n’ont eu aucune conséquence sur les pertes. Une telle conclusion de fait commande la déférence.

d)             Conclusion sur le lien de causalité

[214]                      Pour résumer, je suis convaincue que les conclusions de la juge du procès concernant la causalité ne contiennent aucune erreur révisable. L’intervention de la Cour d’appel repose sur l’approche « globale » qu’elle privilégie quant à la conduite de Me Salomon, et cette approche la mène à procéder à une nouvelle appréciation complète de la preuve concernant les fautes possibles et leur lien causal avec les pertes des intimées. Un point de vue différent — le fait de privilégier un autre « prisme » — ne suffit pas à justifier la modification par une juridiction d’appel des conclusions d’un juge de première instance. En l’espèce, la juge du procès pouvait conclure que les fautes effectivement commises par Me Salomon, soit la recommandation de Manulife et d’iVest, n’a pas causé les pertes, du moins pas directement, étant donné que les intimées ne se sont pas fondées sur ses recommandations lorsqu’elles ont investi dans Focus. De la même façon, même en supposant que la recommandation de Triglobal et de M. Papadopoulos constitue une faute, la juge du procès pouvait conclure, sur le fondement des faits de l’affaire, que la seule véritable cause des pertes est la fraude elle‑même.

IV.        Conclusion

[215]                      Il ne fait aucun doute que les avocats doivent éviter de recommander d’autres professionnels à la légère, particulièrement en raison de la confiance qu’ils peuvent inspirer à leurs clients. Cela ne veut toutefois pas dire que les principes de la responsabilité civile doivent être assouplis de telle sorte que les avocats deviennent garants des professionnels qu’ils recommandent. Bien que je ne sois pas insensible à la situation difficile dans laquelle se trouvent les intimées, je ne suis pas convaincue que Me Salomon soit responsable de leurs pertes. Plus important encore, je suis d’avis que la Cour d’appel ne relève pas d’erreurs donnant ouverture à révision dans le jugement de première instance. Elle procède plutôt à tort à une nouvelle appréciation de l’ensemble de la preuve simplement parce qu’elle préfère examiner l’affaire à travers un « prisme » d’analyse différent. Comme il convient de faire preuve de déférence à l’égard de l’instruction du procès, notre Cour doit intervenir pour rétablir les conclusions de la juge du procès. Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens devant la Cour et devant les juridictions inférieures.

                    Pourvoi rejeté avec dépens, la juge Côté est dissidente.

                    Procureurs des appelants : IMK, Montréal.

                    Procureurs des intimées : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.

 



[1]   Devant notre Cour et devant les cours d’instances inférieures, SKM a présenté une défense commune avec Me Salomon et n’a pas formulé d’arguments distincts quant à sa propre responsabilité.

[2] La juge du procès ne traite pas de la recommandation initiale de Triglobal et de M. Papadopoulos (ni des témoignages de confiance ultérieurs envers eux) dans une partie distincte du jugement. Cependant, son analyse sur le lien de causalité indique clairement qu’elle fait une distinction entre la recommandation des conseillers financiers et la recommandation relative à des produits précis de placement (voir notamment les motifs de première instance, par. 302-304).

[3] Mon collègue exagère le rôle de Me Salomon dans la vente des actifs de 166, au par. 13 de ses motifs. À la lumière du témoignage de Mme Matte-Thompson, on ne peut dire que Me Salomon a « organis[é] » la vente (d.a., vol. 7, p. 2220-2221).

[4]  Je remarque que la Cour d’appel conclut à tort que Me Salomon savait, lorsqu’il a reçu le courriel, que 166 avait investi tout le produit de la vente dans le fonds Focus (par. 79). Or, ce n’est pas ce qu’indique le courriel, et il n’y a aucune autre preuve en ce sens.

 

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