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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3

Appel entendu : 24 mai 2018

Jugement rendu : 15 mars 2019

Dossier : 37687

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante/Intimée au pourvoi incident

 

 

et

 

Douglas Morrison

Intimé/Appelant au pourvoi incident

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureure générale du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta et Criminal Lawyers’ Association (Ontario)

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 160)

Le juge Moldaver (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin)

 

Motifs concordants :

(par. 161 à 194)

La juge Karakatsanis

 

Motifs dissidents en partie :

(par. 195 à 227)

La juge Abella

 

R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3

Sa Majesté la Reine                                           Appelante/Intimée au pourvoi incident

c.

Douglas Morrison                                                 Intimé/Appelant au pourvoi incident

et

Procureur général du Canada,

procureure générale du Québec,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l’Alberta et

Criminal Lawyers’ Association (Ontario)                                                Intervenants

Répertorié : R. c. Morrison

2019 CSC 15

No du greffe : 37687.

2018 : 24 mai; 2019 : 15 mars.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

Droit constitutionnel — Charte des droits — Présomption d’innocence — Leurre — Opération d’infiltration policière — Présomption de croyance relative à l’âge — Accusations de leurre portées contre l’accusé après qu’il a communiqué en ligne avec une policière se faisant passer pour une fille de 14 ans — Contestation par l’accusé de la constitutionnalité de la disposition du Code criminel  établissant la présomption selon laquelle, si la personne avec qui il communiquait lui a été présentée comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, il est présumé l’avoir crue telle, sauf preuve contraire — La présomption viole-t-elle le droit de l’accusé d’être présumé innocent? — Dans l’affirmative, cette violation est-elle justifiée? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 11d) Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 172.1(3) .

Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit à la liberté — Justice fondamentale — Leurre — Opération d’infiltration policière — Accusations de leurre portées contre l’accusé après qu’il a communiqué en ligne avec une policière se faisant passer pour une fille de 14 ans — Contestation par l’accusé de la constitutionnalité de la disposition du Code criminel  l’empêchant d’invoquer en défense qu’il croyait que la personne avec qui il communiquait avait atteint l’âge légal sauf s’il a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de son âge — L’obligation de prendre des mesures raisonnables porte-t-elle atteinte au droit à la liberté de l’accusé d’une manière qui contrevient aux principes de justice fondamentale? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 172.1(4) .

M a publié une annonce en ligne sur Craiglist dans la section « Brèves rencontres », portant le titre « Papa recherche sa petite fille — H ch F — 45 (Brampton) ». Une policière, se faisant passer pour une fille de 14 ans dénommée Mia, a répondu à l’annonce. Lors de conversations qui ont eu lieu sur une période de plus de deux mois, M  a invité « Mia » à se toucher de manière sexuelle et lui a proposé qu’ils se rencontrent pour se livrer à des activités sexuelles. Ces communications ont conduit à des accusations de leurre portées contre M au titre de l’al. 172.1(1) b) du Code criminel , qui interdit à quiconque de communiquer, par un moyen de télécommunication, avec une personne âgée de moins de 16 ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard de certaines infractions énumérées — en l’espèce, l’infraction d’incitation à des contacts sexuels visant un enfant âgé de moins de 16 ans en contravention de l’art. 152  du Code criminel .

Au procès, M a contesté la constitutionnalité de trois dispositions de l’article portant sur le leurre : l’al. 172.1(2) a) et les par. 172.1(3)  et (4)  du Code   criminel . Premièrement, il a fait valoir que le par. 172.1(3) (qui prévoit que, si la personne avec qui l’accusé communiquait (« l’autre personne ») a été présentée à l’accusé comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, ce dernier est présumé l’avoir crue telle, sauf preuve contraire) violait son droit à la présomption d’innocence garanti par l’al. 11 d )  de la Charte . Deuxièmement, il a affirmé que le par. 172.1(4) (qui interdit à l’accusé d’invoquer en défense qu’il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal, à moins d’avoir pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne) violait ses droits garantis par l’art. 7 et l’al. 11 d )  de la Charte . Troisièmement, il a soutenu que l’al. 172.1(2)a) (qui fixe une peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an si la Couronne procède par mise en accusation) violait son droit à la protection contre toutes peines cruelles et inusitées garanti par l’art. 12  de la Charte . Le juge du procès a retenu l’argument de M relatif au par. 172.1(3) et a conclu que ce paragraphe était inopérant. Cependant, il a conclu que le par. 172.1(4) était conforme à la Charte  et donc constitutionnel, et il a déclaré M coupable au motif qu’il n’avait pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de « Mia ». Lors de la détermination de la peine, le juge du procès a conclu que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) était exagérément disproportionnée dans le cas de M et violait ainsi l’art. 12  de la Charte . Il a condamné M à une peine d’emprisonnement de quatre mois et à une probation d’un an. La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé à l’unanimité la déclaration de culpabilité et la peine de M ainsi que chacune des conclusions du juge du procès sur les trois questions constitutionnelles. La Couronne se pourvoit contre l’arrêt de la Cour d’appel concernant l’al. 172.1(2)a) et le par. 172.1(3). M interjette un pourvoi incident, dans lequel il fait maintenant valoir que le par. 172.1(4) est inconstitutionnel parce qu’il permet de déclarer l’accusé coupable sur le fondement d’une faute objective, sans égard à la forte stigmatisation et à la peine sévère associées à une déclaration de culpabilité pour leurre, violant ainsi les principes de justice fondamentale consacrés par l’art. 7  de la Charte .

Arrêt (la juge Abella est dissidente en partie) : Le pourvoi et le pourvoi incident sont accueillis en partie. Le paragraphe 172.1(3)  du Code criminel  est déclaré inopérant. La déclaration de culpabilité de l’accusé est annulée et un nouveau procès est ordonné.

Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin : Le paragraphe 172.1(3) du Code criminel  contrevient à l’al. 11 d )  de la Charte , et cette contravention ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Il est donc inopérant par application du par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 . Le paragraphe 172.1(4)  du Code criminel  ne contrevient pas à l’art. 7  de la Charte . Toutefois, les tribunaux de juridictions inférieures ont commis une erreur lorsqu’ils ont interprété l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4), et par conséquent, la déclaration de culpabilité prononcée contre M est annulée et la tenue d’un nouveau procès est ordonnée. Compte tenu des erreurs commises par les tribunaux de juridictions inférieures concernant l’obligation de prendre des mesures raisonnables, il vaut mieux laisser au juge présidant le nouveau procès de M le soin de trancher définitivement la question de la constitutionnalité de l’al. 172.1(2)a), dans le cas où il serait à nouveau déclaré coupable.

La présomption établie au par. 172.1(3)  du Code criminel  contrevient à l’al. 11 d )  de la Charte . Dans le contexte d’une opération d’infiltration où il n’y a pas réellement une personne n’ayant pas atteint l’âge fixé, l’al. 172.1(1) b) du Code criminel  dispose que, pour obtenir une déclaration de culpabilité, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable, entre autres, que l’accusé croyait que l’autre personne était âgée de moins de 16 ans. Toutefois, le par. 172.1(3) établit une présomption selon laquelle la preuve que l’autre personne a été présentée à l’accusé comme ayant moins de 16 ans remplacera, sauf preuve contraire, la preuve de l’élément essentiel que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas encore 16 ans. Une présomption ne sera conforme à l’al. 11 d )  de la Charte  que si la preuve du fait substitué mène inexorablement à l’existence de l’élément essentiel qu’il remplace. L’exigence d’établir un lien pour démontrer qu’une présomption législative ne contrevient pas à la présomption d’innocence est stricte : le lien entre la preuve du fait substitué et l’existence de l’élément essentiel qu’il remplace ne doit être rien de moins qu’inexorable. Un lien inexorable est un lien qui demeure nécessairement valable dans tous les cas. En l’espèce, le simple fait qu’une personne ait été présentée à l’accusé comme ayant un certain âge ne conduit pas inexorablement à la conclusion que ce dernier l’a crue telle, même en l’absence d’une preuve contraire. Lorsqu’une personne se présente en ligne comme ayant un certain âge, la question de savoir si l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé pourrait toujours soulever un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits à la clôture de la preuve de la Couronne — malgré cela, la croyance de l’accusé que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé serait réputée établie hors de tout doute raisonnable par application du par. 172.1(3), ce qui contrevient à la présomption d’innocence.

La contravention de l’al. 11 d )  de la Charte  par le par. 172.1(3)  du Code criminel  ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte . Les parties conviennent que le par. 172.1(3) sert un objectif urgent et réel et que la restriction au droit garanti par la Charte  qu’il crée a un lien rationnel avec cet objectif. Toutefois, il ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale. La Couronne n’a pas démontré que, en l’absence de la présomption, la disposition en matière de leurre ne peut être efficace. Lorsque l’autre personne est présentée à l’accusé comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, le juge des faits peut, en se fondant sur la preuve, tirer une inférence logique et conforme au bon sens que l’accusé la croyait telle. De plus, les effets préjudiciables de la présomption l’emportent sur ses effets bénéfiques. Bien que la présomption puisse alléger le fardeau de la Couronne quant à sa preuve, la commodité de cette présomption pour le poursuivant et l’efficacité ne peuvent justifier le risque qu’elle crée de déclarer un innocent coupable.

L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4)  du Code criminel  ne viole pas l’art. 7  de la Charte . Cette obligation ne permet pas, en l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3), qu’un accusé soit déclaré coupable lorsque la Couronne a seulement prouvé que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne, contrairement à la façon de procéder adoptée par le juge du procès et à laquelle a souscrit la Cour d’appel. Il n’existe plutôt qu’une seule voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité : la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. En incluant expressément une présomption au par. 172.1(3) en ce qui a trait à la croyance de l’accusé à cet égard — encore qu’il s’agisse d’une présomption qui a été déclarée inconstitutionnelle — le législateur a signalé que l’exigence de prouver la croyance est essentielle dans le contexte d’une opération d’infiltration policière à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe. Le paragraphe 172.1(4) ne rend pas cette exigence moins essentielle. En l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3), cette disposition a pour effet d’empêcher les accusés de soulever, comme moyen de défense, le fait qu’ils croyaient que l’autre personne avait atteint l’âge légal, dans les cas où ils ont omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de son âge. Par conséquent, si la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables, le juge des faits ne peut alors pas examiner le moyen de défense selon lequel l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal. Mais cela ne dispense pas la Couronne de son fardeau ultime consistant à prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Ainsi, si le juge des faits peut uniquement conclure, en fonction de la preuve, que l’accusé a fait preuve de négligence ou d’insouciance relativement à l’âge de l’autre personne, la Couronne ne se sera pas acquittée de son fardeau et l’accusé aura droit à un acquittement, parce que la négligence et l’insouciance constituent des états d’esprit qui n’entraînent pas une réelle croyance au sujet de l’âge de l’autre personne. Un accusé ne peut pas être déclaré coupable du simple fait qu’il n’a pas su établir de défense; il ne pourra être déclaré coupable que si la Couronne parvient à renverser une défense dûment invoquée et à établir, au vu de l’ensemble de la preuve, que tous les éléments essentiels de l’infraction en cause ont été prouvés hors de tout doute raisonnable. Dans le cas du leurre, le par. 172.1(4) ne crée pas une situation dans laquelle un accusé peut être déclaré coupable en raison de la simple négligence — en l’espèce, le défaut de prendre des mesures raisonnables. Il n’y a plutôt que la mens rea subjective — en l’espèce, la croyance — qui sera suffisante. Dans la présente affaire, le juge du procès a inscrit un verdict de culpabilité à partir d’un fondement non valide en droit — il a déclaré M coupable au motif qu’il n’avait pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de « Mia ». Pour que la déclaration de culpabilité prononcée par le juge du procès à l’égard de M ait été valide, il aurait dû avoir été convaincu hors de tout doute raisonnable que M croyait que « Mia » était âgée de moins de 16 ans.

En l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3), qui a été déclarée inopérante, la Couronne ne peut plus obtenir une déclaration de culpabilité, dans le contexte d’une opération d’infiltration policière à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe, en démontrant que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne dès que cette dernière a été présentée comme ayant un certain âge. La Couronne doit plutôt prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Pour s’acquitter de son fardeau, la Couronne doit démontrer (1) que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé ou (2) qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire quant à savoir si l’autre personne avait ou non atteint l’âge fixé. Les deux possibilités s’équivalent en droit. À l’inverse, le fait de démontrer que l’accusé a fait preuve de simple insouciance, plutôt que d’aveuglement volontaire, quant à savoir si l’autre personne avait atteint ou non l’âge fixé, ne pourra servir de fondement à une déclaration de culpabilité. Les « mesures raisonnables » que l’accusé doit prendre pour l’application du par. 172.1(4) sont les mesures qu’une personne raisonnable prendrait, dans les circonstances dont l’accusé avait alors connaissance, pour s’assurer de l’âge de l’autre personne. L’obligation de prendre des mesures raisonnables comporte donc à la fois une dimension objective et une dimension subjective : les mesures doivent être objectivement raisonnables, et le caractère raisonnable de ces mesures doit être apprécié au regard des circonstances dont l’accusé avait alors connaissance. Les mesures raisonnables sont les mesures valables qui permettent l’obtention de renseignements pouvant raisonnablement appuyer la croyance de l’accusé selon laquelle l’autre personne avait atteint l’âge légal. Dans le même ordre d’idées, si l’accusé prend quelques mesures initiales qui pourraient raisonnablement appuyer une croyance selon laquelle l’autre personne a atteint l’âge légal, mais que des signaux d’alarme donnant à penser que ce n’est pas le cas apparaissent subséquemment, l’accusé pourrait alors devoir prendre des mesures additionnelles pour s’assurer de l’âge de l’autre personne. L’obligation est donc continue. Les mesures raisonnables ne sont pas nécessairement des mesures actives. Aucune raison impérieuse ne commande de limiter, dans un contexte d’infiltration policière ou autre, la notion suivant laquelle les mesures que l’on pourrait qualifier de passives — comme la réception et l’examen de renseignements non sollicités — peuvent se solder par l’obtention de renseignements pouvant raisonnablement appuyer la croyance de l’accusé que l’autre personne avait atteint l’âge légal. De plus, l’accusé n’a pas l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables possibles pour invoquer le moyen de défense. L’obligation de prendre des mesures raisonnables doit être appliquée avec une généreuse dose de bon sens. La méthode pour apprécier les mesures raisonnables dépend largement du contexte et tient compte du cadre dans lequel les communications ont lieu : Internet.

Par conséquent, le moyen de défense selon lequel l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal fonctionnerait, en pratique, de la manière suivante : (1) pour que l’accusé puisse soulever le moyen de défense, il lui incombe de faire ressortir en preuve certains éléments qui permettraient de conclure qu’il a pris des mesures raisonnables et qu’il croyait honnêtement que l’autre personne avait atteint l’âge légal — l’accusé doit démontrer que le moyen de défense est vraisemblable; (2) si l’accusé s’acquitte de son fardeau de présentation, le moyen de défense est soumis au juge des faits, et la Couronne a alors le fardeau de persuasion de réfuter hors de tout doute raisonnable le moyen de défense; et (3) sans égard à la question de savoir si le moyen de défense peut être examiné, le juge des faits doit ultimement juger si la Couronne a prouvé hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Ainsi, au bout du compte, le fait que l’accusé soit déclaré coupable ou acquitté ne dépend pas de la question de savoir s’il a pris des mesures raisonnables; cela repose sur celle de savoir si la Couronne peut prouver la croyance coupable hors de tout doute raisonnable. Lorsque l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables, le juge de première instance doit donner comme directive au jury de ne pas prendre en compte la preuve de l’accusé tendant à montrer qu’il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal pour décider si la Couronne a établi la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Dans les cas où l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables, la preuve selon laquelle ce dernier croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal n’a aucune valeur, et le jury ne peut s’en servir pour évaluer la solidité de la preuve de la Couronne. Dans ce cas, la seule question que le jury doit examiner est de savoir si — selon l’ensemble de la preuve, y compris les éléments de preuve relatifs au défaut de l’accusé de prendre des mesures raisonnables — la Couronne a établi, hors de tout doute raisonnable, que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé.

Il serait peu judicieux de statuer sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2) a) du Code criminel  dans le cadre du présent pourvoi parce que les cours de juridictions inférieures sont parties du principe erroné que M pouvait être déclaré coupable sur le fondement de son défaut de prendre des mesures raisonnables, et leurs conclusions sur la question de l’art. 12 reposaient, du moins en partie, sur ce raisonnement erroné. De plus, les parties n’ont pas eu l’occasion de présenter des observations sur cette question en disposant d’un énoncé clair de la Cour quant à la mens rea requise pour une déclaration de culpabilité.

La juge Karakatsanis : Il y a accord avec les juges majoritaires sur l’interprétation à donner aux par. 172.1(3)  et (4)  du Code criminel  et la constitutionnalité de ces dispositions, ainsi que sur la conclusion selon laquelle la déclaration de culpabilité devrait être annulée et la tenue d’un nouveau procès ordonnée. Il incombe cependant à la Cour d’examiner la question de la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2) a) du Code criminel , à défaut de quoi M, comme d’autres individus reconnus coupables de l’infraction de leurre punissable par voie de mise en accusation, pourrait se voir condamné à une peine minimale obligatoire invalide sur le plan constitutionnel.

La peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) viole l’art. 12  de la Charte  et ne peut être justifiée au regard de l’article premier. L’alinéa 172.1(2)a) devrait par conséquent être déclaré inopérant par application de l’art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982 . Pour juger si une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée et, partant, peut être qualifiée de cruelle et inusitée, la peine minimale obligatoire relative à l’infraction en cause est comparée à la peine juste et proportionnée que commanderait l’application des principes de détermination de la peine établis par le Code criminel . Si l’infliction de la peine minimale obligatoire donnait lieu à une peine exagérément disproportionnée dans un cas raisonnablement prévisible, la peine minimale obligatoire viole l’art. 12. Lorsqu’on évalue une peine minimale obligatoire au regard des cas raisonnablement prévisibles, il est souvent utile d’examiner les décisions publiées. Par ailleurs, les juges devraient suivre leur expérience judiciaire, et ils ne sont pas tenus de restreindre leur analyse aux faits des décisions publiées. L’idée maîtresse de l’examen fondé sur l’art. 12 porte essentiellement sur les applications raisonnablement prévisibles de la disposition législative. Les tribunaux sont tenus de considérer la portée de l’infraction, les types d’activités qu’elle sanctionne et les circonstances raisonnablement prévisibles dans lesquelles elle peut survenir.

Étant donné la gravité de l’infraction de leurre, il ne fait aucun doute que, dans bien des cas, la peine appropriée sera une peine d’emprisonnement dont la durée s’inscrira dans le cadre prévu à l’al. 172.1(2)a). Cependant, l’infraction ratisse large, puisqu’elle peut être commise de plusieurs façons, dans des circonstances très variées et par des personnes qui peuvent avoir divers degrés de culpabilité morale, ce qui augmente la probabilité que tombent dans ses mailles des individus dont la conduite ne justifie aucunement l’infliction de la peine minimale obligatoire. En effet, la jurisprudence relative au par. 172.1(1) démontre qu’une peine juste et proportionnée peut être beaucoup moins lourde que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an requise par le Code criminel .

De plus, le par. 172.1(1) est une infraction mixte présentant une disparité entre les peines minimales obligatoires pour les personnes coupables de leurre sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire ou celles coupables sur déclaration de culpabilité par mise en accusation, ce qui tend fortement à indiquer que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an pour une personne coupable de leurre sur déclaration de culpabilité par mise en accusation viole l’art. 12  de la Charte . L’existence de la peine minimale obligatoire de 90 jours pour les infractions punissables par procédure sommaire montre clairement que le législateur comprenait que, dans certaines situations, des peines beaucoup moins lourdes que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an seraient appropriées. Condamner une personne à un an de prison, lorsque la peine juste et appropriée serait un emprisonnement de 90 jours — ou une peine moins lourde encore —, est intolérable et serait choquant pour les Canadiens. Il s’agit d’une peine cruelle et inusitée qui viole l’art. 12  de la Charte  et cette atteinte ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte .

La juge Abella  (dissidente en partie) : La déclaration de culpabilité prononcée contre M devrait être annulée et un acquittement devrait être ordonné.

L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) constitue une atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière et au droit à la présomption d’innocence garantis par l’art. 7 et l’al. 11 d )  de la Charte , et elle érode ces droits d’une manière qui risque de faire déclarer coupables des personnes innocentes. Elle est, en conséquence, inconstitutionnelle. L’invalidation de la présomption établie au par. 172.1(3) n’a pas pour effet d’éliminer une seconde voie — objective — pouvant conduire à une déclaration de culpabilité puisque, par application du par. 172.1(4), un accusé peut être déclaré coupable si la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’interlocuteur.

Pour que les communications constituent un leurre, il est essentiel que l’accusé croie que l’interlocuteur est un enfant. Compte tenu du caractère anonyme et invérifiable des identités en ligne, l’obligation de prendre des « mesures raisonnables » pour s’assurer de l’âge, visée au par. 172.1(4), peut imposer un obstacle quasiment infranchissable à la capacité de l’accusé d’invoquer en défense sa croyance de bonne foi. Qui plus est, les communications supplémentaires faites dans le but de s’assurer de l’âge peuvent faire courir à l’accusé un risque accru d’être inculpé de l’infraction de leurre en raison de la similitude inhérente de la preuve relative à la prise de mesures raisonnables et de celle du leurre par Internet. L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) a donc pour conséquence de rendre illusoire la possibilité pour un accusé de faire valoir une croyance honnête, quoiqu’erronée, à l’âge. Il s’agit là d’une atteinte au droit fondamental de présenter une défense pleine et entière que l’art. 7 garantit à l’accusé et à la présomption d’innocence que lui garantit l’al. 11d). Le paragraphe 172.1(4) ne peut être sauvegardé en application de l’article premier de la Charte  puisque les effets préjudiciables de l’obligation de prendre des mesures raisonnables l’emportent sur tout effet bénéfique qu’elle pourrait avoir.

Jurisprudence

Citée par le juge Moldaver

Arrêt appliqué : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; arrêts examinés : R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; arrêts mentionnés : R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551; R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173; R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636; R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320; R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187; R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3; R. c. Downey, [1992] 2 R.C.S. 10; R. c. Audet, [1996] 2 R.C.S. 171; R. c. Pengelley, 2010 ONSC 5488, 261 C.C.C. (3d) 93; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633; R. c. Logan, [1990] 2 R.C.S. 731; R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873; R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521; Procureur général du Québec c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831; Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; R. c. Briscoe, 2010 CSC 13, [2010] 1 R.C.S. 411; Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570; États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440; R. c. Dragos, 2012 ONCA 538, 111 O.R. (3d) 481; R. c. Thain, 2009 ONCA 223, 243 C.C.C. (3d) 230; R. c. Ghotra, 2016 ONSC 1324, 334 C.C.C. (3d) 222; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; Miller c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. EJB, 2018 ABCA 239, 72 Alta. L.R. (6th) 29; R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 45 C.R. (7th) 269.

Citée par la juge Karakatsanis

Arrêts mentionnés : R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773; R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485; R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3; R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173; R. c. Jarvis (2006), 211 C.C.C. (3d) 20; R. c. Folino, 2005 ONCA 258, 77 O.R. (3d) 641; R. c. Woodward, 2011 ONCA 610, 107 O.R. (3d) 81; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551; R. c. Rafiq, 2015 ONCA 768, 342 O.A.C. 193; R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 409 C.R.R. (2d) 70; R. c. S. (S.), 2014 ONCJ 184, 307 C.R.R. (2d) 147; R. c. Crant, 2017 ONCJ 192; R. c. Read, 2008 ONCJ 732; R. c. Dehesh, [2010] O.J. No. 2817; R. c. El‑Jamel, 2010 ONCA 575, 261 C.C.C. (3d) 293; R. c. B. and S., 2014 BCPC 94; R. c. Danielson, 2013 ABPC 26; R. c. Pelletier, 2013 QCCQ 10486.

Citée par la juge Abella (dissidente en partie)

R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551; R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3; États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462; R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173; R. c. Gibson, 2008 CSC 16, [2008] 1 R.C.S. 397; R. c. Boucher, 2005 CSC 72, [2005] 3 R.C.S. 499; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; R. c. Saliba, 2013 ONCA 661, 304 C.C.C. (3d) 133; R. c. Duran, 2013 ONCA 343, 306 O.A.C. 301; R. c. P. (L.T.) (1997), 113 C.C.C. (3d) 42; R. c. Sinclair, 2013 ABQB 745, 92 Alta. L.R. (5th) 64; R. c. Malcolm, 2000 MBCA 77, 148 Man. R. (2d) 143; R. c. Darrach (1998), 38 O.R. (3d) 1; R. c. Cornejo (2003), 68 O.R. (3d) 117; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193; R. c. Thain, 2009 ONCA 223, 243 C.C.C. (3d) 230; R. c. Dragos, 2012 ONCA 538, 111 O.R. (3d) 481; R. c. Pengelley, 2010 ONSC 5488, 261 C.C.C. (3d) 93; R. c. Osborne (1992), 102 Nfld. & P.E.I.R. 194; R. c. Mastel, 2011 SKCA 16, 268 C.C.C. (3d) 224; R. c. Adams, 2016 ABQB 648, 45 Alta. L.R. (6th) 171; R. c. Bayat, 2011 ONCA 778, 108 O.R. (3d) 420; R. c. Froese, 2015 ONSC 1075.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 7 , 11 d ) , 12 .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 150.1(4) , (5) , 152 , 172.1 , (1)  [mod. 2012, c. 1, art. 22], (2) [mod. 2012, c. 1, art. 22], 273.2b), 686(1)b)(iii), 718, 718.1.

Loi constitutionnelle de 1982 , art. 52(1) .

Doctrine et autres documents cités

Cairns Way, Rosemary. « Bill C‑49 and the Politics of Constitutionalized Fault » (1993), 42 U.N.B.L.J. 325.

Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law, 5th ed., by Morris Manning and Peter Sankoff, Markham (Ont.), LexisNexis, 2015.

Stewart, Hamish C. « Legare : Mens Rea Matters » (2010), 70 C.R. (6th) 12.

Stewart, Hamish C. Sexual Offences in Canadian Law. Aurora (Ont.), Canada Law Book, 2004 (loose‑leaf updated March 2018, release 32).

Stuart, Don. Canadian Criminal Law : A Treatise, 7th ed., Toronto, Carswell, 2014.

Roach, Kent. Criminal Law, 7th ed., Toronto, Irwin Law, 2018.

POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Watt, van Rensburg et Pardu), 2017 ONCA 582, 350 C.C.C. (3d) 161, 385 C.R.R. (2d) 45, 136 O.R. (3d) 545, [2017] O.J. No. 3600 (QL), 2017 CarswellOnt 10363 (WL Can.), qui a confirmé la déclaration de culpabilité et la peine prononcées par le juge Gage, 2015 ONCJ 598, 341 C.R.R. (2d) 25, [2015] O.J. No. 4650 (QL), 2015 CarswellOnt 13610 (WL Can.) et 2015 ONCJ 599, [2015] O.J. No. 5620 (QL), 2015 CarswellOnt 16408 (WL Can.). Pourvoi et pourvoi incident accueillis en partie, la juge Abella est dissidente en partie.

                    Andreea Baiasu, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.

                    Mark C. Halfyard, Salvatore Caramanna et Breana Vandebeek, pour l’intimé/appelant au pourvoi incident.

                    Jeffrey G. Johnston, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Sylvain Leboeuf et Julie Dassylva, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

                    Lara Vizsolyi, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    W. Dean Sinclair, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

                    Deborah Alford, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Apple Newton‑Smith, Daniel Brown et Colleen McKeown, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin rendu par

                     Le juge Moldaver —

I.                   Aperçu

[1]                              En cette ère de l’information, la vie des Canadiens se déroule de plus en plus dans l’univers numérique. Internet, les médias sociaux et les appareils mobiles perfectionnés — qui font désormais partie de notre quotidien — ont transformé la façon dont nous vivons, travaillons et interagissons les uns avec les autres. Cette technologie ouvre tout un monde de possibilités et nous permet de nous connecter instantanément avec des amis et des membres de la famille partout dans le monde, n’importe quand et n’importe où, à un coût relativement peu élevé.

[2]                              Cependant, la révolution Internet — et Internet lui‑même — a également un côté sombre. Les prédateurs sexuels se servent de plus en plus de moyens électroniques pour s’en prendre à l’un des groupes les plus vulnérables de la société canadienne : nos enfants. De nos jours, les enfants canadiens ont pratiquement tous accès à Internet, et bon nombre d’entre eux sont connectés en permanence, que ce soit au moyen d’un ordinateur, d’un téléphone intelligent ou d’un autre appareil. Cette révolution numérique a mené à un nouveau phénomène inquiétant, où des prédateurs qui rôdent dans le cyberespace, sous le couvert de l’anonymat, utilisent les communications en ligne pour rencontrer et manipuler des enfants afin de les exploiter sexuellement.

[3]                              Pour contrer ce phénomène, le législateur a édicté des dispositions dans le Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46  (« Code  »), visant à interdire le leurre au moyen de télécommunications et à s’assurer que les personnes qui contreviennent à cette interdiction reçoivent une peine qui reflète la gravité et le sérieux de l’infraction, ainsi que le niveau élevé de culpabilité morale qui y est associé. La Cour s’est penchée sur ces dispositions dans les arrêts R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551, et R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3, bien que leur constitutionnalité n’y ait pas été contestée. En l’espèce, toutefois, la Cour doit juger si ces dispositions portent atteinte aux droits garantis à l’accusé par la Charte canadienne des droits et libertés  (« Charte  »).

[4]                              L’intimé, Douglas Morrison, a publié une annonce sur Craigslist, dans la section [traduction] « Brèves rencontres », portant le titre « Papa recherche sa petite fille — H ch F — 45 (Brampton) ». Une policière, se faisant passer pour une fille de 14 ans dénommée « Mia », a répondu à l’annonce. Lors de conversations qui ont eu lieu sur une période de plus de deux mois, M. Morrison a invité « Mia » à se toucher de manière sexuelle et lui a proposé qu’ils se rencontrent pour se livrer à des activités sexuelles. Ces communications ont conduit à des accusations de leurre portées contre M. Morrison au titre de l’al. 172.1(1) b) du Code . Cette disposition interdit à quiconque de communiquer, par un moyen de télécommunication, avec une personne âgée de moins de 16 ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard de certaines infractions énumérées — en l’espèce, l’infraction d’incitation à des contacts sexuels visant un enfant âgé de moins de 16 ans en contravention de l’art. 152  du Code .

[5]                              Au procès, M. Morrison a contesté la constitutionnalité de trois dispositions de l’article portant sur le leurre : l’al. 172.1(2)a) et les par. 172.1(3) et (4). Sa position sur chacune des dispositions est énoncée brièvement dans les paragraphes qui suivent.

[6]                              Premièrement, le par. 172.1(3) prévoit que si la personne avec qui l’accusé communiquait (ci‑après, « l’autre personne ») a été présentée à l’accusé comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, ce dernier est présumé l’avoir crue telle, sauf preuve contraire. Monsieur Morrison a fait valoir que cette disposition violait son droit à la présomption d’innocence garanti par l’al. 11 d )  de la Charte .

[7]                              Deuxièmement, le par. 172.1(4) interdit à l’accusé d’invoquer en défense qu’il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal, à moins d’avoir pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne. Au procès, M. Morrison a affirmé que le par. 172.1(4) violait l’art. 7  et l’al. 11 d )  de la Charte . Devant la Cour d’appel et la présente Cour, il a fait valoir que le par. 172.1(4) était inconstitutionnel parce qu’il permettait de déclarer l’accusé coupable sur le fondement d’une faute objective, sans égard à la forte stigmatisation et à la peine sévère associées à une déclaration de culpabilité pour leurre, violant ainsi les principes de justice fondamentale consacrés par l’art. 7  de la Charte .

[8]                              Troisièmement, l’al. 172.1(2)a) fixe une peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an si la Couronne procède par mise en accusation, ce qu’elle a choisi de faire dans le cas de M. Morrison. Ce dernier a soutenu que cette peine minimale obligatoire violait son droit à la protection contre toutes peines cruelles et inusitées garanti par l’art. 12  de la Charte .

[9]                              Le juge du procès était d’accord avec M. Morrison pour dire que la présomption établie au par. 172.1(3) violait son droit à la présomption d’innocence garanti par l’al. 11 d )  de la Charte . Toutefois, il n’était pas d’avis que l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) était inconstitutionnelle. Bien que la question de savoir si M. Morrison croyait que « Mia » était âgée de moins de 16 ans ait soulevé un doute raisonnable dans son esprit, le juge du procès a conclu que le par. (4) ouvrait à lui seul la voie à une déclaration de culpabilité et a déclaré M. Morrison coupable, au motif qu’il n’avait pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de « Mia ». Lors de la détermination de la peine, le juge du procès a conclu que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) était exagérément disproportionnée dans le cas de M. Morrison et violait ainsi l’art. 12  de la Charte . Par conséquent, il a condamné M. Morrison à une peine d’emprisonnement de quatre mois et à une probation d’un an. En appel, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la déclaration de culpabilité et la peine de M. Morrison, ainsi que chacune des conclusions du juge du procès sur les trois questions constitutionnelles décrites précédemment.

[10]                          La Couronne se pourvoit devant la Cour contre l’arrêt de la Cour d’appel, affirmant que celle‑ci a commis une erreur en concluant que la présomption établie au par. 172.1(3) viole l’al. 11 d )  de la Charte  et que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) contrevient à l’art. 12  de la Charte . Monsieur Morrison interjette un pourvoi incident, dans lequel il fait valoir que la Cour d’appel a commis une erreur en concluant que l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) ne contrevient pas à l’art. 7  de la Charte .

[11]                          Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi de la Couronne sur la question du par. 172.1(3) et le pourvoi incident de M. Morrison sur la question du par. 172.1(4). À mon sens, la présomption établie au par. (3) contrevient à l’al. 11 d )  de la Charte  et ne saurait être justifiée au regard de l’article premier. En outre, je conviens avec les cours de juridictions inférieures que le par. (4)  ne viole pas l’art. 7  de la Charte .

[12]                          Toutefois, contrairement aux cours de juridictions inférieures, je ne crois pas que l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. (4), en l’absence de la présomption établie au par. (3), ouvre à elle seule la voie à une déclaration de culpabilité. En fait, elle interdit simplement à l’accusé d’invoquer en défense qu’il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal dans le cas où il n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de son âge.

[13]                          Par conséquent, pour que le juge du procès déclare M. Morrison coupable, il aurait fallu que la Couronne le convainque hors de tout doute raisonnable que M. Morrison croyait que « Mia » était âgée de moins de 16 ans. Or, comme le juge du procès avait un doute raisonnable à cet égard, la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Morrison ne peut être maintenue.

[14]                          Pour ce qui est de la réparation, comme le juge du procès avait un doute raisonnable sur la question de la croyance de M. Morrison, ce dernier aurait normalement droit à un acquittement. Toutefois, en l’espèce, pour les motifs que j’aborderai plus loin, je suis d’avis que des considérations d’équité militent en faveur d’un nouveau procès, qui devra se dérouler conformément au bon cadre juridique.

[15]                          Enfin, les cours de juridictions inférieures sont parties du principe erroné que l’art. 172.1 permet de déclarer l’accusé coupable en raison du fait qu’il n’a pas pris de mesures raisonnables. Les arguments que les parties ont invoqués devant la Cour concernant la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire reflètent l’hypothèse erronée qui en découle, à savoir que la simple négligence suffit à étayer une déclaration de culpabilité (une hypothèse à laquelle le juge du procès a donné effet dans la détermination de la peine de M. Morrison). Cela étant, je suis d’avis qu’il serait peu judicieux de décider, dans le présent pourvoi, si la peine minimale obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a) va à l’encontre de l’art. 12  de la Charte . Par conséquent, je laisserais de côté cet aspect de l’arrêt de la Cour d’appel et renverrais l’affaire au juge présidant le nouveau procès, dans l’éventualité où M. Morrison serait de nouveau déclaré coupable.

II.                Les dispositions législatives

[16]                          L’article 172.1  du Code  comporte quatre éléments, répartis chacun dans leur propre paragraphe. Ces éléments, et les paragraphes correspondants, sont les suivants : (1) l’interdiction de commettre un leurre; (2) les peines qui peuvent être infligées en cas de déclaration de culpabilité; (3) la présomption concernant la croyance de l’accusé relativement à l’âge de l’autre personne; (4) une restriction imposée au moyen de défense selon lequel l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal.

                   Leurre

                   172.1 (1) Commet une infraction quiconque communique par un moyen de télécommunication avec :

                        a) une personne âgée de moins de dix‑huit ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée au paragraphe 153(1), aux articles 155, 163.1, 170, 171 ou 279.011 ou aux paragraphes 279.02(2), 279.03(2), 286.1(2), 286.2(2) ou 286.3(2);

                        b) une personne âgée de moins de seize ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée aux articles 151 ou 152, aux paragraphes 160(3) ou 173(2) ou aux articles 271, 272, 273 ou 280;

                        c) une personne âgée de moins de quatorze ans ou qu’il croit telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée à l’article 281.

                   Peine

                   (2) Quiconque commet l’infraction visée au paragraphe (1) est coupable :

                        a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant de un an;

                        b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour, la peine minimale étant de six mois.

                   Présomption

                   (3) La preuve que la personne visée aux alinéas (1)a), b) ou c) a été présentée à l’accusé comme ayant moins de dix‑huit, seize ou quatorze ans, selon le cas, constitue, sauf preuve contraire, la preuve que l’accusé la croyait telle.

                   Moyen de défense

                   (4) Le fait pour l’accusé de croire que la personne visée aux alinéas (1)a), b) ou c) était âgée d’au moins dix‑huit, seize ou quatorze ans, selon le cas, ne constitue un moyen de défense contre une accusation fondée sur le paragraphe (1) que s’il a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de la personne.

III.        Les faits

[17]                          Au début 2013, M. Morrison a publié l’annonce suivante sur Craigslist, dans la section [traduction] « Brèves rencontres » :

                    [traduction]

                    Papa recherche sa petite fille ‒ H ch F ‒ 45 (Brampton)

                    Papa recherche sa petite fille pour une rencontre et pour avoir du plaisir avec lui durant le jour, mardi de la semaine prochaine et mercredi de cette semaine. On aurait la place à nous tout seuls, dans la région de Brampton et Knightsbridge.

(2015 ONCJ 599, par. 21 (CanLII))

[18]                          L’agente de police Hilary Hutchinson a répondu à l’annonce, se faisant passer pour une fille de 14 ans dénommée « Mia ». Entre le 5 février 2013 et le 21 mai 2013, M. Morrison et « Mia » ont échangé des messages, qui sont résumés ci‑dessous.

[19]                          Dans son courriel initial en réponse à l’annonce de M. Morrison, « Mia » a dit qu’elle avait 14 ans. La conversation a rapidement pris une tournure sexuelle, M. Morrison demandant à « Mia » de lui dire quels actes sexuels elle avait déjà accomplis et l’invitant à se toucher de manière sexuelle. La conversation à caractère sexuel a continué au cours des mois suivants. À différentes occasions, M. Morrison a suggéré à « Mia » de regarder de la pornographie et a continué de l’inviter à se toucher de manière sexuelle. Monsieur Morrison a également suggéré à « Mia » de faire l’école buissonnière et de le rencontrer à Brampton, où il viendrait la chercher afin qu’ils puissent se livrer à des activités sexuelles. Cette rencontre n’a jamais eu lieu.

[20]                          Durant ces conversations, « Mia » a mentionné à plusieurs reprises qu’elle avait 14 ans. Elle utilisait un langage qui correspondait à celui des jeunes de cet âge, notamment en utilisant des abréviations communes et en faisant certaines fautes d’orthographe. Elle faisait également référence à ses cours à l’école, à sa mère et à sa grand‑mère, ainsi qu’à ses loisirs — faire du sport, fréquenter ses amis et écouter de la musique. Ses messages étaient envoyés les jours de semaine, avant et après les heures de classe.

[21]                          Monsieur Morrison a plus d’une fois demandé à « Mia » de lui envoyer une photo, mais elle ne l’a jamais fait. Il lui a également demandé son numéro de téléphone, qu’elle lui a donné. Après un appel manqué le 26 avril 2013, M. Morrison a cessé tout contact avec « Mia ». Le 10 mai 2013, « Mia » a envoyé à M. Morrison le message texte suivant : [traduction] « Tes fâché contre moi? » : 2015 ONCJ 599, par. 21. Près de deux semaines plus tard, il a répondu : « Qui es‑tu? » : par. 21.

[22]                          Monsieur Morrison a été arrêté le 23 mai 2013 et accusé de leurre au titre de l’al. 172.1(1) b) du Code  — l’infraction sous‑jacente en l’espèce étant l’incitation à des contacts sexuels visant une personne âgée de moins de 16 ans en contravention de l’art. 152  du Code .

[23]                          Au moment de l’arrestation, l’agente Hutchinson a informé M. Morrison qu’une plainte avait été reçue de la part du tuteur d’une enfant de 14 ans. En réponse, M. Morrison a affirmé ce qui suit : [traduction] « Je parlais juste à une fille » (2015 ONCJ 599, par. 17 (italique omis)). Plus tard, lorsqu’il a été interrogé par l’agente Hutchinson et informé que quelqu’un s’était plaint à la police du fait qu’il discutait en ligne avec une fille de 14 ans à des fins sexuelles, il a répondu ce qui suit : « Alors, ça veut dire qu’on ne peut plus parler à personne? D’accord » (par. 21). Lorsque l’agente Hutchinson lui a dit qu’il est interdit de parler à des personnes âgées de moins d’un certain âge à propos d’actes sexuels, M. Morrison a répondu : « Je ne sais pas si elle avait l’âge ou pas » (par. 21). Monsieur Morrison a également déclaré qu’il n’était pas certain de l’âge de « Mia » et que, sur Internet, [traduction] « on ne sait pas vraiment » si la personne à qui on parle est un enfant ou un adulte : 2017 ONCA 582, 350 C.C.C. (3d) 161, par. 20.

[24]                          À son procès, M. Morrison a déclaré qu’il croyait communiquer avec une femme adulte qui s’adonnait à un jeu de rôle et qui était déterminée à rester dans son personnage. Il a également souligné que la section de Craigslist dans laquelle il avait publié son annonce exige que les utilisateurs confirment qu’ils sont âgés d’au moins 18 ans. En contre‑interrogatoire, toutefois, il a avoué que cette exigence était inutile, parce que les personnes ayant moins de 18 ans pouvaient la contourner simplement en cliquant sur un bouton. Il a également reconnu qu’il avait demandé à « Mia » de lui donner une photo pour apprécier sa beauté et non pour déterminer son âge.

IV.        Les décisions des juridictions inférieures

A.           La Cour de justice de l’Ontario (le juge Gage)

(1)      Les motifs du jugement sur la Charte  (2014 ONCJ 673)

[25]                          Monsieur Morrison a déposé une demande dans laquelle il contestait la constitutionnalité de l’effet combiné des par. 172.1(3)  et (4)  du Code , sur le fondement de l’al. 11d) et de l’art. 7  de la Charte .

[26]                          Le juge du procès, le juge Gage, a convenu avec M. Morrison que la présomption établie au par. 172.1(3) violait la présomption d’innocence garantie par l’al. 11 d )  de la Charte . À son avis, une présomption législative établissant un élément essentiel de l’infraction sera inconstitutionnelle [traduction] « à moins qu’il existe un lien inexorable entre le fait qui entraîne l’application de la présomption (en l’espèce, la présentation d’une personne comme ayant un certain âge) et l’existence de l’élément essentiel (la croyance de l’accusé quant à l’âge de [l’autre personne]) » : par. 25 (CanLII). Appliquant ce principe, il a conclu qu’il n’existait aucun lien inexorable de la sorte entre le fait que la personne ait été présentée comme ayant un certain âge et la croyance de l’accusé : par. 26. La Couronne n’a pas tenté de justifier la contravention à l’al. 11d). Par conséquent, le juge du procès a conclu que le par. 172.1(3) était inopérant dans l’affaire dont il était saisi.

[27]                          En revanche, le juge du procès a conclu que l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) était conforme à la Charte . Il a conclu que le par. (4) visait simplement à imposer un fardeau tactique à l’accusé; il n’avait pas pour effet de renverser le fardeau de la preuve ni de criminaliser un comportement innocent. Il a donc conclu que le par. 172.1(4) était constitutionnel.

(2)      Les motifs de la déclaration de culpabilité (2015 ONCJ 599)

[28]                          Le juge du procès s’est ensuite penché sur la question de savoir si M. Morrison pouvait être déclaré coupable de l’infraction visée à l’al. 172.1(1)b) en l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3). Il était d’avis que, suivant l’al. 172.1(1)b), deux voies distinctes pouvaient conduire à une déclaration de culpabilité : la Couronne devait établir hors de tout doute raisonnable (1) que l’accusé croyait que l’autre personne était âgée de moins de 16 ans ou (2) qu’il n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne.

[29]                          Examinant d’abord la première voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité, le juge du procès a affirmé qu’il était [traduction] « convaincu hors de tout doute raisonnable que, à tout le moins, [M. Morrison] avait fait preuve d’indifférence à l’égard de l’âge de la personne avec qui il communiquait » : par. 26. Il a précisé que, par « indifférent », il voulait dire que M. Morrison « ne s’était tout simplement jamais penché sur la question avec sérieux » : par. 27. Il a toutefois ajouté que l’indifférence n’était « pas l’équivalent d’une croyance » et a précisé que, selon lui, M. Morrison n’avait pas fait preuve d’aveuglement volontaire : par. 26‑27. Il était plutôt d’avis que l’état d’esprit de M. Morrison s’apparentait « davantage à de la négligence qu’au genre de connaissance nécessaire pour conclure qu’il croyait réellement que Mia n’avait pas atteint l’âge fixé » : par. 27. De l’avis du juge du procès, le témoignage de M. Morrison selon lequel il croyait qu’il communiquait avec une femme adulte « suffisait, quoiqu’à peine, pour susciter un doute raisonnable concernant sa croyance subjective quant à l’âge de la personne avec qui il communiquait » : par. 28. Le juge du procès est parvenu à cette conclusion, bien qu’il ait précédemment fait remarquer que « l’hypothèse formulée par [M.] Morrison selon laquelle il avait affaire à une adulte déterminée à demeurer dans son personnage n’[était] aucunement fondée » : par. 23.

[30]                          Se penchant ensuite sur la deuxième voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité, le juge du procès a conclu que M. Morrison n’avait pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de « Mia », ce qui était suffisant, à son avis, pour conclure à sa culpabilité. Il a conclu qu’aucune des mesures que M. Morrison avait invoquées comme mesures raisonnables — notamment publier l’annonce dans une section de Craigslist réservée aux adultes, utiliser une terminologie consacrée prétendument liée à une forme connue et populaire de jeu de rôle entre adultes (papa/petite fille), demander à « Mia » de lui dire son âge et de lui montrer des photos, et le fait que la nature des courriels initiaux était telle que seuls des adultes intéressés dans les jeux de rôle continueraient la conversation — ne constituait une mesure raisonnable. Pour cette raison, il a inscrit un verdict de culpabilité.

(3)         Les motifs de la décision fondée sur la Charte  et peine (2015 ONCJ 598, 341 C.R.R. (2d) 25)

[31]                          Après avoir été déclaré coupable, M. Morrison a une fois de plus contesté la constitutionnalité de l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4). De plus, il a remis en cause la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a), au motif qu’elle contrevenait à l’art. 12  de la Charte .

[32]                          Là encore, le juge du procès a rejeté la contestation, fondée sur la Charte , de l’obligation de prendre des mesures raisonnables. Toutefois, il a conclu que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) violait l’art. 12  de la Charte . Selon lui, une peine de quatre mois suivie d’une probation d’un an était adaptée au cas de M. Morrison, compte tenu des circonstances de l’infraction, notamment du fait que M. Morrison avait simplement fait preuve d’indifférence ou de négligence à l’égard de l’âge de « Mia », ainsi que de sa propre situation. À la lumière de cette conclusion, il a statué qu’une peine d’emprisonnement d’un an serait exagérément disproportionnée et que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) était inopérante dans l’affaire dont il était saisi.

B.            La Cour d’appel de l’Ontario (les juges Watt, van Rensburg et Pardu) (2017 ONCA 582, 350 C.C.C. (3d) 161)

[33]                          La juge Pardu, s’exprimant au nom d’une formation unanime de la Cour d’appel de l’Ontario, a confirmé les conclusions du juge du procès sur les trois questions constitutionnelles.

[34]                          Premièrement, la Cour d’appel a convenu avec le juge du procès que le par. 172.1(3) contrevenait à l’al. 11 d )  de la Charte . Elle a expliqué que, même en l’absence d’une preuve contraire, [traduction] « la preuve que [l’autre personne] s’est présentée comme n’ayant pas atteint l’âge fixé ne veut pas inexorablement dire que l’accusé l’a crue telle », soulignant que les représentations projetées sur Internet ne sont « manifestement pas fiables » et que la tromperie est « endémique » : par. 59‑60. En outre, la Cour d’appel a conclu que cette contravention ne saurait être justifiée au regard de l’article premier, parce qu’elle ne constituait pas une atteinte minimale et n’était pas proportionnée. Par conséquent, se fondant sur le par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 , elle a déclaré le par. 172.1(3) inopérant.

[35]                          Deuxièmement, la Cour d’appel a convenu avec le juge du procès que le par. 172.1(4) ne contrevenait pas à l’art. 7  de la Charte . À son avis, [traduction] « si la Couronne ne réussit pas à prouver que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé, elle obtiendra tout de même une déclaration de culpabilité si elle prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne » : par. 79. La Cour d’appel a reconnu que l’obligation de prendre des mesures raisonnables ajoutait une « dimension objective » à l’exigence en matière de faute applicable au leurre : par. 95. Toutefois, selon ses explications, même si le leurre était une infraction qui présentait un risque élevé de stigmatisation et qui emportait une peine sévère, il ne s’agissait pas d’une infraction exceptionnelle exigeant une norme de faute purement subjective. Pour ce motif, la Cour d’appel a conclu que le par. 172.1(4) était constitutionnel.

[36]                          Troisièmement, la Cour d’appel a convenu avec le juge du procès que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) était exagérément disproportionnée dans le cas de M. Morrison. Par conséquent, se fondant sur le par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 , la Cour d’appel a déclaré inopérante la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a).

[37]                          La Couronne se pourvoit devant la Cour contre l’arrêt de la Cour d’appel, affirmant que celle‑ci a commis une erreur en concluant que la présomption établie au par. 172.1(3) et la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) étaient inconstitutionnelles. Monsieur Morrison interjette un pourvoi incident, dans lequel il conteste la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) est constitutionnelle.

V.          Les questions en litige

[38]                          Les parties soulèvent trois questions principales :

(1)         La présomption établie au par. 172.1(3)  du Code  viole‑t‑elle l’al. 11 d )  de la Charte ?

(2)         L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4)  du Code  viole‑t‑elle l’art. 7  de la Charte ?

(3)         La peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement prévue à l’al. 172.1(2) a) du Code  viole‑t‑elle l’art. 12  de la Charte ?

VI.        Analyse

A.          L’infraction de leurre

[39]                          Avant de me pencher sur les trois questions soulevées dans le présent pourvoi, j’estime utile de décrire en premier lieu la nature et l’objectif de l’infraction de leurre. Le législateur a créé cette infraction pour lutter contre la menace bien réelle que présentent les prédateurs adultes qui tentent de manipuler ou de leurrer des enfants par des moyens électroniques. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt Levigne, l’infraction vise à protéger les enfants en « démasqu[ant] et [en] arrêt[ant] les prédateurs adultes qui rôdent dans l’Internet pour appâter des enfants et des adolescents vulnérables, généralement à des fins sexuelles illicites » : par. 24.

[40]                          Pour atteindre cet objectif, l’art. 172.1 criminalise les actes qui précèdent la perpétration, et même la tentative de perpétration, de certaines infractions énumérées, dont la plupart impliquent l’exploitation sexuelle d’enfants. Cet article crée donc une infraction essentiellement inchoative — c’est‑à‑dire un crime préparatoire constitué d’actes visant à mener à la perpétration d’un crime complet : voir Legare, par. 25; R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173, par. 20, citant A. Ashworth, Principles of Criminal Law (5e éd. 2006), p. 468‑470. Il n’est pas nécessaire que l’accusé rencontre ou ait même l’intention de rencontrer l’autre personne en vue de perpétrer l’une des infractions énumérées : voir Legare, par. 25. L’infraction reflète l’objectif du législateur de « fermer la porte du cyberespace avant que le prédateur ne la franchisse pour traquer sa proie » : par. 25.

[41]                          La Cour s’est penchée sur l’infraction de leurre plus récemment dans l’arrêt Levigne. Dans cette affaire, l’accusé a communiqué au moyen d’un ordinateur, dans un but sexuel, avec un agent d’infiltration qui se faisait passer pour un garçon de 13 ans et a été subséquemment accusé de leurre au titre de l’art. 172.1  du Code . Au procès, il a reconnu n’avoir pris aucune mesure pour s’assurer de l’âge de l’autre personne, malgré le fait que celle‑ci s’était présentée à maintes reprises comme n’ayant pas atteint l’âge fixé. Le juge du procès a néanmoins acquitté l’accusé, au motif que la question de savoir s’il croyait réellement que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé avait soulevé un doute raisonnable dans son esprit.

[42]                          En appel, il fallait trancher la question de savoir si le juge du procès était tenu, en raison de l’effet combiné des par. 172.1(3) et (4), de déclarer l’accusé coupable, même s’il avait un doute raisonnable quant à savoir si l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. La Cour d’appel de l’Alberta a conclu par l’affirmative, de même que la présente Cour.

[43]                          Rédigeant l’arrêt unanime de la Cour, le juge Fish a expliqué que l’infraction de leurre comportait trois éléments essentiels : (1) une communication intentionnelle par un moyen de télécommunication[1]; (2) avec une personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ou que l’accusé croit telle; (3) dans le dessein de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction énumérée : par. 23.

[44]                          Le juge Fish a ensuite examiné les par. 172.1(3) et (4), qu’il a qualifiés d’« accolé[s] » : par. 3. Il a fait remarquer que, aux termes du par. (3), lorsqu’une personne est présentée à l’accusé comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, l’accusé est présumé l’avoir crue telle, sauf preuve contraire. Il a déclaré que cette disposition avait pour but de « facilite[r] les poursuites pour leurre, mais ne dispens[ait] aucunement le ministère public de prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable » : par. 30.

[45]                          Le juge Fish a fait observer que, aux termes du par. (4), l’accusé ne pouvait faire valoir pour sa défense qu’il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal « que s’il a[vait] pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de la personne ». Selon lui, cette disposition vise à « faire obstacle aux allégations disculpatoires d’ignorance ou d’erreur dénuées de tout fondement probatoire objectif » : par. 31.

[46]                          Le juge Fish a décrit comme suit, au par. 32, le « résultat » que devrait avoir l’effet combiné de ces deux paragraphes :

1.    Lorsque la personne avec laquelle l’accusé communique au moyen d’un ordinateur (l’« interlocuteur ») lui a été présentée comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, l’accusé est présumé l’avoir cru telle.

2.    Cette présomption est réfutable : elle sera écartée par une preuve contraire établissant notamment que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge réel de l’interlocuteur. Les mesures prises, considérées objectivement, doivent être raisonnables dans les circonstances.

3.    La poursuite échouera si l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de son interlocuteur et croyait que celui‑ci avait atteint l’âge fixé. À cet égard, le fardeau de présentation de la preuve incombe à l’accusé, mais le fardeau de persuasion repose sur le ministère public.

4.    Ces éléments de preuve vont à la fois constituer une « preuve contraire » au sens du par. 172.1(3) et établir que les « mesures raisonnables » exigées au par. 172.1(4) ont été prises.

5.    Lorsque l’accusé s’est déchargé de son fardeau, il doit être acquitté s’il subsiste un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits quant à savoir si l’accusé croyait en réalité que son interlocuteur avait atteint l’âge fixé.

[47]                          Dans ce passage, le juge Fish rapproche les par. (3) et (4). Il interprète le premier comme interdisant à l’accusé de réfuter la présomption de croyance s’il n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne. En d’autres termes, le juge Fish interprète l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. (4) dans le cadre du par. (3), de façon à ce qu’elle corresponde à l’intention du législateur telle qu’il l’a comprise.

[48]                          D’après ce qui précède — et abstraction faite des considérations constitutionnelles —, je comprends que la présomption établie au par. (3) et le moyen de défense prévu au par. (4) s’appliquent conjointement de la manière suivante : lorsque l’autre personne est présentée à l’accusé comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, la présomption que l’accusé croyait l’autre personne telle s’applique. Toutefois, cette présomption est réfutable; elle sera écartée par une preuve contraire : par. 32(2). La preuve contraire doit notamment établir que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne : par. 32(2). Suivant le par. (4), pour invoquer ce moyen de défense, l’accusé a d’abord le fardeau de présenter des éléments de preuve pouvant démontrer qu’il a pris des mesures raisonnables : par. 32(3). La Couronne doit ensuite s’acquitter du fardeau de persuasion consistant à prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’a pas pris de telles mesures : par. 32(3). Si l’accusé ne réussit pas à s’acquitter de son fardeau de présentation pour l’application du par. (4) ou si la Couronne prouve que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables, la présomption établie au par. (3) n’est donc pas réfutée et l’accusé est définitivement réputé avoir cru que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé : par. 32(2) et (3). Dans ce cas, la Couronne se sera acquittée de son fardeau consistant à prouver le deuxième élément de l’infraction : que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé.

[49]                          Par conséquent, suivant l’arrêt Levigne, l’application combinée des par. (3) et (4) a pour effet de créer deux voies pouvant conduire à une déclaration de culpabilité lorsque l’autre personne est présentée à l’accusé comme n’ayant pas atteint l’âge fixé : la Couronne doit prouver (1) que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé ou (2) qu’il n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne. Dans les cas de leurre comportant des opérations d’infiltration, comme dans l’affaire Levigne, lorsque l’on peut présumer que l’agent d’infiltration se faisant passer pour un enfant se présentera comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, le juge des faits pourrait emprunter ces deux voies pour conclure à la culpabilité de l’accusé.

[50]                          Toutefois, il est important de souligner que la constitutionnalité des par. 172.1(3) et (4) n’était pas contestée dans l’arrêt Levigne : voir par. 3. Dans le présent pourvoi, les circonstances sont différentes. Pour la première fois, la Cour est aujourd’hui appelée à statuer sur la constitutionnalité des par. 172.1(3) et (4), de même que sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a). Je me pencherai sur ces questions à tour de rôle, en commençant par les par. 172.1(3) et (4) ainsi qu’en déterminant quelles répercussions une conclusion d’inconstitutionnalité à l’égard de l’un ou l’autre, ou des deux, peut avoir sur l’analyse effectuée dans l’arrêt Levigne.

B.     La présomption établie au par. 172.1(3)

(1)                  La présomption établie au par. 172.1(3) viole‑t‑elle l’al. 11 d )  de la Charte ?

[51]                          L’alinéa 11 d )  de la Charte  protège le droit de l’accusé d’être présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie. Pour qu’un accusé soit déclaré coupable d’une infraction, le juge des faits doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que preuve a été faite de l’existence de tous les éléments essentiels de l’infraction : voir R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636, p. 654. Il s’agit de l’une des principales mesures de protection visant à éviter, dans la mesure du possible, qu’un innocent soit déclaré coupable : voir R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, par. 13. La disposition dont l’effet est de permettre qu’un accusé soit déclaré coupable malgré l’existence d’un doute raisonnable viole le droit à la présomption d’innocence : voir Vaillancourt, p. 654‑656; R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187, par. 24.

[52]                          Diverses dispositions du Code  établissent des présomptions par lesquelles la preuve d’un fait est présumée être la preuve de l’un des éléments essentiels d’une infraction. Une telle présomption ne sera conforme à l’al. 11d) que si la preuve du fait substitué mène « inexorablement » à l’existence de l’élément essentiel qu’il remplace : voir R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3, p. 18‑19; R. c. Downey, [1992] 2 R.C.S. 10, p. 29‑30; R. c. Audet, [1996] 2 R.C.S. 171, par. 44. Ce n’est que dans ce cas qu’il n’y aura aucune possibilité que l’accusé soit déclaré coupable du fait de la substitution, malgré l’existence d’un doute raisonnable : voir Audet, par. 44.

[53]                          En termes clairs, l’exigence d’établir un lien pour démontrer qu’une présomption législative ne contrevient pas à la présomption d’innocence est stricte. Il ne s’agit pas d’une exigence où il faut établir une simple « vraisemblance » ou « probabilité », ni d’une exigence à laquelle on peut satisfaire par une inférence « conforme au bon sens » ou « rationnelle ». La jurisprudence de la Cour démontre plutôt que le lien entre la preuve du fait substitué et l’existence de l’élément essentiel qu’il remplace ne doit être rien de moins qu’« inexorable ». Un lien « inexorable » est un lien qui demeure nécessairement valable dans tous les cas.

[54]                          Compte tenu de la rigueur de ce critère, pour les motifs qui suivent, je suis convaincu que la présomption établie au par. 172.1(3) contrevient à l’al. 11 d )  de la Charte .

[55]                          Dans le contexte d’une opération d’infiltration où il n’y a pas réellement une personne n’ayant pas atteint l’âge fixé — contexte qui, précisons‑le, est expressément celui auquel les présents motifs sont restreints —, l’al. 172.1(1)b) dispose que, pour obtenir une déclaration de culpabilité, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable, entre autres, que l’accusé croyait que l’autre personne était âgée de moins de 16 ans. Toutefois, le par. 172.1(3) établit une présomption selon laquelle la preuve que l’autre personne a été présentée à l’accusé comme ayant moins de 16 ans remplacera, sauf preuve contraire, la preuve de l’élément essentiel que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas encore 16 ans.

[56]                          Selon la Couronne, la présomption établie au par. 172.1(3) ne contrevient pas à l’al. 11d), puisqu’elle peut être réfutée lorsqu’il existe une preuve contraire. En toute déférence, je ne puis souscrire à cette proposition. Une présomption fondée sur un fait établi contreviendra à l’al. 11d) si la preuve du fait établi n’est pas, en soi, capable de convaincre le juge des faits hors de tout doute raisonnable du fait présumé. (Il s’agit d’une autre façon de formuler le critère du « lien inexorable ».) La possibilité qu’a l’accusé de présenter ou de relever des éléments de preuve contraire ne résout pas ou n’atténue pas le problème lié à l’al. 11d) lorsque la preuve d’un fait établi ne mène pas inexorablement à l’acceptation du fait présumé. Il en est ainsi parce que la présomption d’innocence exige que la Couronne « [établisse] hors de tout doute raisonnable la culpabilité de la personne accusée avant que celle‑ci n’ait à répondre » : St‑Onge Lamoureux, par. 24 (je souligne); voir aussi Downey, p. 23.

[57]                          Le simple fait qu’une personne ait été présentée à l’accusé comme ayant un certain âge ne conduit pas « inexorablement » à la conclusion que ce dernier l’a crue, même en l’absence d’une preuve contraire. Certes, le juge des faits pourrait bien inférer, au vu de la preuve, que l’accusé l’avait crue. Mais il ne s’agit pas là du critère applicable. Le critère consiste plutôt à savoir si le lien entre le fait prouvé et l’existence de l’élément essentiel qu’il remplace est « inexorable ». Ce critère n’est pas rempli en l’espèce.

[58]                          La tromperie et les fausses déclarations délibérées sont monnaie courante sur Internet : voir R. c. Pengelley, 2010 ONSC 5488, 261 C.C.C. (3d) 93, par. 17. Comme la Cour d’appel l’a si bien dit en l’espèce :

                    [traduction] On ne peut tout simplement pas s’attendre à ce que des déclarations faites au cours d’une conversation en ligne à caractère sexuel soient exactes ou à ce qu’un participant soit honnête au sujet de ses attributs personnels, y compris son âge. En fait, il faut plutôt s’attendre tout à fait à l’inverse, puisque la véritable identité personnelle des participants est souvent cachée lors de communications en ligne de nature sexuelle. [par. 60]

[59]                          En l’espèce, par exemple, la preuve démontre que M. Morrison lui‑même a fait une fausse déclaration au sujet de son âge dans l’annonce qu’il a publiée : il prétendait avoir 45 ans alors qu’il était dans la soixantaine. Sur Internet, nous pouvons simplement nous attendre à ce que la véritable identité personnelle soit cachée, même lorsque rien ne donne à penser qu’il y a eu une fausse déclaration dans le cas particulier.

[60]                          Il s’ensuit que, lorsqu’une personne se présente en ligne comme ayant un certain âge, la question de savoir si l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé pourrait toujours soulever un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits à la clôture de la preuve de la Couronne. Pourtant, malgré le doute raisonnable du juge des faits, la croyance de l’accusé que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé serait réputée établie hors de tout doute raisonnable par application du par. 172.1(3), à moins que l’accusé n’ait fait quelque chose pour réfuter la présomption. La présomption établie au par. 172.1(3) contrevient donc à l’al. 11d); nous ne pourrions accepter qu’un accusé supporte le fardeau tactique de réfuter une présomption fondée sur un fait établi que lorsque la preuve du fait établi mènera inexorablement à l’acceptation du fait présumé.

[61]                          Je souligne au passage que le caractère intrinsèquement peu fiable des déclarations faites sur Internet ne constitue pas une « preuve contraire » pour l’application du par. (3); cela renvoie plutôt à une preuve qui est propre à la situation particulière de l’accusé et qui indique qu’il ne croyait pas que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Comme le juge Fish l’a indiqué dans l’arrêt Levigne, la « preuve contraire » doit notamment établir que l’accusé a pris des mesures pour s’assurer de l’âge de l’autre personne : par. 32(2). En outre, si la « preuve contraire » était interprétée largement au point d’englober les communications en ligne ou autres formes de télécommunication douteuses, la présomption perdrait tout son sens. Comme l’infraction visée à l’art. 172.1 comprend nécessairement une forme de télécommunication, la Couronne ne pourrait jamais invoquer la présomption, parce qu’il y aurait toujours des éléments de preuve contraire. À mon sens, ce n’était clairement pas l’intention du législateur.

[62]                          En résumé, puisque la preuve que l’autre personne a été présentée comme ayant un certain âge ne mène pas inexorablement à l’existence de l’élément essentiel que l’accusé croyait qu’elle n’avait pas atteint l’âge fixé — même en l’absence d’une preuve contraire —, la présomption établie au par. 172.1(3) viole la présomption d’innocence garantie par l’al. 11 d )  de la Charte .

(2)      La contravention peut‑elle être justifiée au regard de l’article premier de la Charte ?

[63]                          Selon le test établi dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, une contravention à la Charte  peut se justifier au regard de l’article premier lorsque la partie qui cherche à la justifier peut démontrer les éléments suivants :

(1)               la règle de droit qui porte atteinte sert un objectif urgent et réel;

(2)               les moyens choisis sont proportionnés, c’est‑à‑dire :

1)      qu’ils ont un lien rationnel avec l’objectif de la règle de droit;

2)      qu’ils restreignent le droit en question garanti par la Charte  aussi peu que cela est raisonnablement possible pour atteindre son objectif;

c)   que les effets bénéfiques de la règle de droit sont proportionnels à ses effets préjudiciables sur le droit garanti par la Charte .

[64]                          Au procès, la Couronne n’a pas tenté de justifier la contravention à l’al. 11d) au regard de l’article premier. J’examinerai néanmoins ses observations et expliquerai pourquoi, à mon sens, la violation de la Charte  en l’espèce ne peut être justifiée.

1)    L’objectif urgent et réel, et le lien rationnel

[65]                          Comme il a déjà été mentionné, le but d’interdire le leurre dans son ensemble est de protéger les enfants en « démasqu[ant] et [en] arrêt[ant] les prédateurs adultes qui rôdent dans l’Internet pour appâter des enfants et des adolescents vulnérables, généralement à des fins sexuelles illicites » : Levigne, par. 24; voir également Alicandro, par. 36 (où le juge a affirmé que l’art. 172.1 avait été [traduction] « édicté afin de protéger les enfants contre le danger bien précis que présentent certains types de communications électroniques »). Il vise à « fermer la porte du cyberespace avant que le prédateur ne la franchisse pour traquer sa proie » : Legare, par. 25. Il ne fait aucun doute que cet objectif primordial est urgent et réel : voir R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 66.

[66]                          L’objectif principal du par. 172.1(3) en particulier — l’aspect central de l’examen à cette étape‑ci (voir RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 144 (« RJR‑MacDonald »)) — est de faciliter les poursuites pour leurre : voir Levigne, par. 30. Les poursuites pour leurre ont un lien avec l’objectif plus vaste de protéger les enfants des prédateurs sexuels en ligne : voir Alicandro, par. 36. Les parties conviennent que le par. 172.1(3) sert un objectif urgent et réel et que la restriction au droit garanti par la Charte  qu’il crée a un lien rationnel avec cet objectif. Pour les fins qui nous occupent, sans trancher définitivement la question, je suis disposé à accepter leurs concessions à cet égard.

b) L’atteinte minimale

[67]                          À mon sens, toutefois, la présomption établie au par. 172.1(3) ne satisfait pas au critère de l’atteinte minimale.

[68]                          Pour démontrer que l’atteinte est minimale, la partie qui cherche à justifier la contravention doit établir que la mesure contestée restreint le droit en question « aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l’objectif législatif » : RJR‑MacDonald, par. 160. L’atteinte au droit en question doit être « minimale », en ce qu’elle « ne dépasse pas ce qui est nécessaire » : par. 160.

[69]                          En l’espèce, la présomption établie au par. 172.1(3) vise à faciliter les poursuites pour leurre, un objectif qui a un lien avec l’objectif plus vaste de protéger les enfants des prédateurs sexuels en ligne. Toutefois, la Couronne n’a pas démontré que, en l’absence de la présomption, la disposition en matière de leurre ne peut être efficace. Lorsque l’autre personne est présentée à l’accusé comme n’ayant pas atteint l’âge fixé, le juge des faits peut, en se fondant sur la preuve (notamment le dossier de la police), tirer une inférence logique et conforme au bon sens que l’accusé la croyait telle. La Cour d’appel l’a bien expliqué :

                    [traduction] Au procès, la Couronne peut demander au juge des faits d’inférer que l’accusé croyait que [l’autre personne] n’avait pas atteint l’âge fixé au vu de l’ensemble des faits au dossier, y compris : le contenu de la communication, la question de savoir si la personne a été présentée comme ayant un certain âge, le ton des communications, la nature de la tribune utilisée, la fréquence des communications, la question de savoir si des photos ont été échangées, ainsi que toutes les autres circonstances infiniment variables entourant la conversation. Les cours de première instance sont habituellement appelées à le faire. Il n’est pas nécessaire de limiter le droit à la présomption d’innocence de l’accusé en ayant recours à la présomption de croyance établie au par. 172.1(3)  du C ode . L’absence de la présomption n’aurait pas pour effet de nuire aux poursuites pour leurre. [par. 72]

[70]                          En termes simples, un moyen moins envahissant d’atteindre l’objectif primordial de l’État serait d’écarter la présomption établie au par. 172.1(3) et de se fonder plutôt sur la capacité du poursuivant à obtenir une déclaration de culpabilité en invitant le juge des faits à conclure, en fonction d’une inférence logique et conforme au bon sens tirée de la preuve, que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. En effet, ce processus de raisonnement par déduction n’est pas étranger aux juges et jurés, qui appliquent ce type de raisonnement quotidiennement.

[71]                          Puisque la Couronne n’a pas démontré que la présomption établie au par. 172.1(3) porte atteinte au droit à la présomption d’innocence « aussi peu que cela est raisonnablement possible aux fins de la réalisation de l’objectif législatif » consistant à faciliter les poursuites pour leurre et ainsi protéger les enfants des prédateurs sexuels en ligne, l’atteinte ne peut être justifiée au regard de l’article premier : RJR‑MacDonald, par. 160.

c) La mise en balance

[72]                          De plus, je suis d’avis que les effets préjudiciables de la présomption établie au par. 172.1(3) l’emportent sur ses effets bénéfiques. Comme je l’ai déjà dit, la Couronne n’a pas démontré que les effets bénéfiques de la présomption étaient importants, même dans le contexte d’une infraction aussi grave que le leurre. Et dans la mesure, le cas échéant, où la présomption permet d’inscrire davantage de verdicts de culpabilité, elle le fait uniquement en visant également des accusés dont la croyance quant à l’âge de l’autre personne peut soulever un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits. Bien que la présomption puisse alléger le fardeau de la Couronne quant à sa preuve, la commodité de cette présomption pour le poursuivant et l’efficacité ne peuvent justifier le risque que crée le par. (3) de déclarer un innocent coupable.

(3)    Conclusion

[73]                          En somme, la présomption établie au par. 172.1(3) contrevient à l’al. 11 d )  de la Charte , et cette contravention ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Par conséquent, je conviens avec la Cour d’appel que le par. 172.1(3) devrait être déclaré inopérant, conformément au par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 .

C.                 L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4)

(1)      L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) viole‑t‑elle l’art. 7  de la Charte ?

[74]                          L’article 7  de la Charte  énonce que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Monsieur Morrison soutient que l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4)  viole l’art. 7  de la Charte , car elle ouvre la porte au prononcé d’une déclaration de culpabilité, et à l’emprisonnement qui en résulte, dans une situation où l’accusé a simplement fait preuve de négligence en omettant de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne. Selon lui, cela porterait atteinte à son droit à la liberté d’une manière qui contrevient aux principes de justice fondamentale.

[75]                          L’élément moral d’une infraction doit, pour être conforme aux principes de justice fondamentale, « maintenir une proportionnalité entre les stigmates et la peine rattachés à une déclaration de culpabilité [relativement à l’infraction] et la culpabilité morale du délinquant » : R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633, p. 646; voir aussi R. c. Logan, [1990] 2 R.C.S. 731, p. 743; H. C. Stewart, Sexual Offences in Canadian Law (feuilles mobiles), p. 4‑27. La Cour a reconnu qu’un petit groupe d’infractions, dont le meurtre et la tentative de meurtre, donnent lieu à de tels stigmates et à une telle peine qu’il est nécessaire d’adopter à leur égard une norme de faute purement subjective : voir Vaillancourt, p. 653‑654; Martineau, p. 646; R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 18. Cependant, « du point de vue constitutionnel, une exigence objective en matière de faute suffit pour une large gamme d’infractions » au‑delà de ce groupe restreint : Creighton, p. 18.

[76]                          Comme il a été mentionné précédemment, la Cour a implicitement conclu dans l’arrêt Levigne que l’effet combiné des par. (3) et (4) était de créer deux voies distinctes pouvant conduire à une déclaration de culpabilité dans les situations où l’autre personne est présentée à l’accusé comme n’ayant pas atteint l’âge fixé. Dans de telles circonstances, par application du par. (3), l’accusé est présumé avoir cru que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé, à moins que la preuve ne démontre que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne. En fait, la mens rea requise est donc établie lorsque la Couronne prouve (1) que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé ou (2) qu’il n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne.

[77]                          Le juge du procès s’est prononcé en se fondant sur le fait que, même si le par. 172.1(3) contrevenait à l’al. 11 d )  de la Charte  et, de ce fait, qu’il était inopérant dans l’affaire dont il était saisi, ces deux voies pouvant conduire à une déclaration de culpabilité étaient néanmoins ouvertes. Comme un doute raisonnable subsistait dans son esprit quant à savoir si M. Morrison croyait que « Mia » n’avait pas atteint l’âge fixé, il a choisi la deuxième voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité, en déclarant M. Morrison coupable au motif qu’il n’avait pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de « Mia », comme l’exigeait le par. 172.1(4). La Cour d’appel a souscrit à cette façon de procéder.

[78]                          Monsieur Morrison soutient que les tribunaux de juridictions inférieures ont commis une erreur en ne concluant pas que le par. 172.1(4) contrevient à l’art. 7  de la Charte . Il prétend qu’en laissant la porte ouverte à une déclaration de culpabilité fondée sur le défaut de prendre des mesures raisonnables, le par. (4) confère à l’infraction de leurre la qualité d’infraction à mens rea objective, ouvrant ainsi la porte à des déclarations de culpabilité fondées sur la simple négligence. Il affirme que cela contrevient aux principes de justice fondamentale, parce que les stigmates et la peine rattachés à l’infraction de leurre sont si graves que seule une mens rea subjective sera suffisante pour justifier une déclaration de culpabilité.

[79]                          Je conviens avec M. Morrison qu’un haut niveau de stigmatisation et une peine potentiellement sévère sont rattachés à une déclaration de culpabilité pour leurre. L’infraction de leurre est passible d’un emprisonnement maximal de 14 ans, et le délinquant est aussi assujetti à une longue période d’inscription au registre des délinquants sexuels. Le leurre est un crime grave qui sape la sécurité des enfants et qui s’attaque à leur vulnérabilité. Les stigmates et la peine rattachés à une déclaration de culpabilité sont donc, à juste titre, élevés et sévères. Cela dit, je doute fortement que cette stigmatisation et que cette peine soient importantes au point d’exiger une mens rea purement subjective. Quoi qu’il en soit, pour des motifs qui ressortiront de l’analyse qui suit, je conclus qu’il est inutile de trancher cette question en l’espèce.

[80]                          En somme, je rejette l’argument de M. Morrison selon lequel le par. 172.1(4)  viole l’art. 7  de la Charte [2]. En parvenant à cette conclusion, je diverge d’opinion avec les tribunaux de juridictions inférieures au sujet de l’aspect fondamental suivant : à mon avis, l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) ne fournit pas, en l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3), une deuxième voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité. Comme je l’expliquerai plus loin, elle ne fait plutôt que restreindre un moyen de défense.

[81]                          Comme il a été mentionné plus tôt, dans le contexte d’une opération d’infiltration policière à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe, le par. 172.1(1) constitue en infraction pour une personne le fait de communiquer, par un moyen de télécommunication, avec quelqu’un que l’accusé croit ne pas avoir atteint l’âge fixé en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction énumérée. En incluant expressément une présomption au par. 172.1(3) en ce qui a trait à la croyance de l’accusé à cet égard — encore qu’il s’agisse d’une présomption que j’ai déclarée inconstitutionnelle —, le législateur a signalé que l’exigence de prouver la croyance était essentielle dans ce contexte.

[82]                          Le paragraphe 172.1(4) ne rend pas cette exigence moins essentielle. En réalité, en l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3), cette disposition a pour effet d’empêcher les accusés de soulever, comme moyen de défense, le fait qu’ils croyaient que l’autre personne avait atteint l’âge légal dans les cas où ils ont omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de son âge. Autrement dit, cette disposition n’offre pas une voie indépendante pouvant conduire à une déclaration de culpabilité; elle ne fait que restreindre un moyen de défense. Cela ressort clairement du par. (4), avec le passage ainsi libellé : « . . . ne constitue un moyen de défense . . . ». Pour être clair, bien que le mot « défense » puisse être interprété de façon plus générale ou plus précise selon le contexte, je suis d’avis que ce mot renvoie ici à une défense affirmative avancée par l’accusé, quant à la croyance de ce dernier, qui lui donnerait droit à un acquittement si le juge des faits y ajoutait foi ou si elle devait laisser ce dernier dans un état de doute raisonnable.

[83]                          Par conséquent, si la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables, le juge des faits ne peut alors pas examiner le moyen de défense selon lequel l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal. Mais cela ne dispense pas la Couronne de son fardeau ultime consistant à prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Ainsi, à titre d’illustration, si le juge des faits peut uniquement conclure, en fonction de la preuve, que l’accusé a fait preuve de négligence ou d’insouciance relativement à l’âge de l’autre personne, la Couronne ne se sera pas acquittée de son fardeau et l’accusé aura droit à un acquittement. Il en est ainsi parce que la négligence et l’insouciance constituent des états d’esprit qui n’entraînent pas une réelle croyance au sujet de l’âge de l’autre personne. En somme, il n’existe qu’une seule voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité : la preuve hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Rien de moins ne saurait suffire.

[84]                          En toute déférence, dans la mesure où ma collègue la juge Abella arrive à une conclusion différente, je ne saurais y souscrire. Dans le contexte d’une opération d’infiltration à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe réellement, la notion selon laquelle « le par. 172.1(4) permet le prononcé d’une déclaration de culpabilité si la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge (la voie objective vers la responsabilité) » ne tient tout simplement pas : motifs de la juge Abella, par. 214. S’il suffisait de prouver l’absence de mesures raisonnables pour étayer une déclaration de culpabilité dans ce contexte, la présomption établie au par. (3) n’aurait, au départ, aucune raison d’être. Comme il a été expliqué précédemment, en l’absence de cette présomption, le par. (4) ne fait rien de plus que restreindre un moyen de défense. Le principal effet du par. (4), qui sera analysé en détail plus loin, est d’imposer à l’accusé un fardeau de présentation relativement aux mesures raisonnables prises lorsqu’il affirme qu’il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal : voir Levigne, par. 32(3). Toutefois, le fardeau de persuasion repose sur la Couronne : voir par. 32(3). À mon humble avis, rien dans ces dispositions n’empêche l’accusé de présenter une défense pleine et entière.

[85]                          Il est bien établi que le défaut de l’accusé de s’acquitter du fardeau de présentation qui lui incombe relativement à un moyen de défense ne peut, à lui seul, servir de fondement à une déclaration de culpabilité, dans le cas où la Couronne n’a pas fait la preuve de l’infraction hors de tout doute raisonnable. S’il en était autrement, l’un des principes fondamentaux du droit criminel — à savoir que, pour obtenir une déclaration de culpabilité, la Couronne doit prouver tous les éléments essentiels de l’infraction hors de tout doute raisonnable — serait dénué de tout sens : voir R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521, p. 532. Dans le contexte d’une opération d’infiltration à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe réellement, soit le contexte qui nous intéresse en l’espèce, ce principe exige que la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé.

[86]                          En concluant ainsi, je ne fais pas abstraction des commentaires formulés dans l’arrêt R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 8, sur lesquels s’appuie par analogie la juge Abella pour conclure que dans la cadre de l’affaire qui nous intéresse, la Couronne peut obtenir une « déclaration de culpabilité si [elle] prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge (la voie objective vers la responsabilité) » : par. 213‑214. Le paragraphe 8 de l’arrêt George est ainsi rédigé :

                    En common law, les [traduction] « crimes véritables » — du genre de ceux en cause dans la présente affaire — comportent un élément de faute purement subjectif. Toutefois, par voie de dispositions législatives, le Parlement a importé dans l’analyse de la faute un élément objectif afin d’accorder une protection accrue aux jeunes personnes (Stewart, p. 4‑23 et 4‑24). Par conséquent, pour que soit déclaré coupable un accusé qui démontre que sa défense d’erreur sur l’âge possède une « apparence de vraisemblance », le ministère public doit alors prouver hors de tout doute raisonnable soit que l’accusé (1) ne croyait pas sincèrement que le plaignant était âgé d’au moins 16 ans (l’élément subjectif), soit que l’accusé (2) n’a pas pris « toutes les mesures raisonnables » pour s’assurer de l’âge du plaignant (l’élément objectif) (Stewart, p. 4‑24; M. Manning, c.r., et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (5e éd. 2015), p. 1113 (« Manning, Mewett & Sankoff »)).

[87]                          En toute déférence, je ne puis souscrire à l’analyse de ma collègue. Dans l’arrêt George, Mme George était accusée de contacts sexuels et d’agression sexuelle à l’égard d’une personne âgée de moins de 16 ans. Puisque le plaignant ne pouvait pas légalement consentir, la seule défense que pouvait faire valoir Mme George était qu’elle croyait — bien qu’erronément — que le plaignant âgé de 14 ans avait au moins 16 ans. Ainsi, si le juge avait conclu que Mme George croyait honnêtement que le plaignant était âgé d’au moins 16 ans, ou s’il avait un doute raisonnable en ce sens, Mme George aurait eu droit à un acquittement. Autrement dit, pour que la Couronne obtienne une déclaration de culpabilité, il lui fallait réfuter la défense de croyance erronée.

[88]                          C’est dans ce contexte que le passage précité du par. 8 de l’arrêt George explique que la Couronne disposait de deux façons différentes de renverser la défense de croyance erronée quant à l’âge, une fois qu’il avait été satisfait au test de la vraisemblance. Ou bien la Couronne pouvait prouver que l’accusée ne croyait pas honnêtement que le plaignant avait au moins 16 ans; ou bien elle pouvait prouver que l’accusée n’avait pas pris « toutes les mesures raisonnables » pour s’assurer de l’âge du plaignant. Même si la Couronne devait prouver au moins l’un de ces deux éléments afin de renverser la défense de croyance erronée, le simple fait d’y parvenir n’aurait pas, en droit, mené inévitablement à une déclaration de culpabilité. Sur le plan juridique, pour que l’accusée soit déclarée coupable de contacts sexuels ou d’agression sexuelle à l’égard d’une personne âgée de moins de 16 ans, la Couronne devait en faire davantage et prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusée croyait le plaignant âgé de moins de 16 ans. Sur le plan pratique, une fois sa seule défense renversée, il était presque certain que Mme George allait être déclarée coupable.

[89]                          Les mêmes principes juridiques s’appliquent à l’infraction de leurre. La présomption établie au par. 172.1(3), que le législateur a intégré à la déposition en matière de leurre, en est la plus belle preuve. Comme je l’ai indiqué au par. 84, si, pour obtenir une déclaration de culpabilité dans un tel contexte, il suffisait de prouver l’absence de mesures raisonnables et d’ainsi réfuter la défense de la croyance honnête à l’âge légal, le législateur n’aurait pas eu à ajouter, au départ, la présomption du par. 172.1(3). Une telle situation contreviendrait à la présomption selon laquelle le législateur ne parle pas pour rien dire : voir Procureur général du Québec c. Carrières Ste‑Thérèse Ltée, [1985] 1 R.C.S. 831, p. 838; Canada (Procureur général) c. JTI‑Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610, par. 87.

[90]                          Dit simplement, en droit, un accusé ne peut pas être déclaré coupable du simple fait qu’il n’a pas su établir de défense; il ne pourra être déclaré coupable que si la Couronne parvient à renverser une défense dûment invoquée et à établir, au vu de l’ensemble de la preuve, que tous les éléments essentiels de l’infraction en cause ont été prouvés hors de tout doute raisonnable.

[91]                          J’apporte cette précision tout en notant que les commentaires formulés au par. 8 de l’arrêt George n’étaient clairement pas déterminants pour régler cette affaire. En réalité, la question de savoir si un accusé pouvait être déclaré coupable parce qu’il n’a pas été en mesure de prouver qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge du plaignant n’a pas été soulevée ni débattue par les parties. En l’absence d’un débat exhaustif et d’une analyse réfléchie, le passage en question ne devrait pas être interprété de façon à écarter un principe fondamental du droit criminel.

(2)         Conclusion

[92]                          Il s’ensuit, d’après l’analyse qui précède, que le par. 172.1(4) ne contrevient pas à l’art. 7  de la Charte . Il en est ainsi parce que, même en tenant pour acquis, pour les besoins de la discussion, que le leurre fait partie du groupe d’infractions très restreint exigeant une mens rea purement subjective, le par. 172.1(4) ne s’éloigne pas de cette norme : il ne crée pas une situation dans laquelle un accusé peut être déclaré coupable en raison de la simple négligence — en l’espèce, le défaut de prendre des mesures raisonnables. Il n’y a plutôt que la mens rea subjective — en l’espèce, la croyance — qui sera suffisante.

[93]                          Il s’ensuit aussi que le juge du procès a inscrit un verdict de culpabilité à partir d’un fondement non valide en droit. Pour que la déclaration de culpabilité prononcée par le juge du procès à l’égard de M. Morrison ait été valide, il aurait dû avoir été convaincu hors de tout doute raisonnable que M. Morrison croyait que « Mia » était âgée de moins de 16 ans. Il n’était pas convaincu d’une telle chose. Cela commande une réparation.

[94]                          Mais avant d’analyser la question de la réparation, il est nécessaire de décrire tout d’abord comment l’art. 172.1 doit être appliqué dans les dossiers ultérieurs en l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3), présomption que j’ai déclarée inopérante.

D.                L’application de l’art. 172.1 sans le par. 172.1(3)

(1)         La croyance quant à l’âge

[95]                          Dans le contexte d’une infiltration policière à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe, l’infraction de leurre comporte trois éléments essentiels : (1) une communication intentionnelle par un moyen de télécommunications; (2) avec une personne dont l’accusé croit qu’elle n’a pas atteint l’âge exigé par la loi; (3) dans le dessein de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction énumérée (voir Levigne, par. 23; Legare, par. 36). La Couronne doit établir chacun de ces éléments hors de tout doute raisonnable : voir Legare, par. 37. L’analyse ci‑dessous sera axée sur le deuxième élément.

[96]                          La présomption établie au par. 172.1(3) étant désormais inopérante, la Couronne ne peut pas obtenir une déclaration de culpabilité en démontrant que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne dès que cette dernière a été présentée comme ayant un certain âge. La Couronne doit plutôt prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé.

[97]                          Pour s’acquitter de ce fardeau, la Couronne doit démontrer (1) que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé ou (2) qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire quant à savoir si l’autre personne avait ou non atteint l’âge fixé. Les deux possibilités s’équivalent en droit.

[98]                          Il y a aveuglement volontaire lorsqu’un accusé « a des doutes au point de vouloir se renseigner davantage, mais [. . . ] choisit délibérément de ne pas le faire » : R. c. Briscoe, 2010 CSC 13, [2010] 1 R.C.S. 411, par. 21 (en italique dans l’original). L’aveuglement volontaire a été décrit comme une forme d’« ignorance délibérée », étant donné qu’elle évoque l’idée [traduction] « d’un processus réel de suppression des soupçons » : D. Stuart, Canadian Criminal Law: A Treatise (7e éd. 2014), p. 261. « Une cour peut valablement conclure à l’ignorance volontaire seulement lorsqu’on peut presque dire que le défendeur connaissait réellement le fait » : Briscoe, par. 23, citant G. Williams, Criminal Law: The General Part (2e éd. 1961), p. 159. La Cour a statué à maintes reprises que, s’il est conclu que l’accusé a fait preuve d’aveuglement volontaire, cet état d’esprit peut se substituer à la connaissance réelle : Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570, p. 584‑585; Briscoe, par. 21. En fait, l’aveuglement volontaire « équivaut à la connaissance » : Briscoe, par. 23, citant Williams, p. 159.

[99]                          En outre, pour les besoins de l’application du droit,  lorsqu’une personne sait quelque chose, elle y croit nécessairement : États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, par. 69. Si l’aveuglement volontaire est suffisant pour établir la connaissance, il s’ensuit alors logiquement qu’il peut aussi se substituer à la croyance. Par conséquent, si le juge des faits est convaincu que l’accusé avait fait preuve d’aveuglement volontaire quant à savoir si l’autre personne avait ou non atteint l’âge fixé, il sera alors nécessairement convaincu que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint cet âge.

[100]                      Pour une meilleure compréhension, je m’arrête ici pour faire remarquer que, bien que les deux concepts soient souvent confondus, l’insouciance est distincte de l’aveuglement volontaire : Sansregret, p. 584‑585; Briscoe, par. 23. L’insouciance renvoie à l’état d’esprit de celui qui, « conscient que sa conduite risque d’engendrer le résultat prohibé par le droit criminel, persiste néanmoins malgré ce risque » : Sansregret, p. 582. Par contraste, l’aveuglement volontaire « se produit lorsqu’une personne qui a ressenti le besoin de se renseigner refuse de le faire, parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité. Elle préfère rester dans l’ignorance » : p. 584.

[101]                      Dans le contexte d’une infiltration policière à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe, le fait de démontrer que l’accusé a fait preuve de simple insouciance, plutôt que d’aveuglement volontaire, quant à savoir si l’autre personne avait atteint ou non l’âge fixé, ne pourra servir de fondement à une déclaration de culpabilité. Dans un sens, cela distingue l’infraction de leurre de celle d’agression sexuelle. La mens rea nécessaire pour l’agression sexuelle est établie lorsque l’accusé a fait preuve d’insouciance relativement à l’absence de consentement de la part de la personne qui subit les attouchements sexuels : R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 42; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440, par. 24. Le fait qu’un accusé soit au courant de l’existence d’un risque que la personne ayant porté plainte n’a pas consenti aux attouchements sexuels, ainsi que la persistance de l’accusé malgré ce risque, suffisent pour établir l’élément moral requis. Cependant, dans le contexte du leurre, le fait de prouver que l’accusé avait une simple connaissance du risque que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé n’établit pas que l’accusé croyait que la personne n’avait pas atteint l’âge fixé, ce que nécessite le par. 172.1(1) dans le contexte d’une infiltration policière à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe.

[102]                      En résumé, pour établir le deuxième élément énoncé ci‑dessus dans le contexte d’une infiltration policière à laquelle aucune personne n’ayant pas atteint l’âge fixé ne participe, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable (1) que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé ou (2) qu’il a fait preuve d’aveuglement volontaire quant à cette question.

(2)            Le moyen de défense fondé sur la croyance selon laquelle l’autre personne avait atteint l’âge légal

[103]                      Dans l’arrêt Levigne, la Cour a affirmé que, s’il subsiste un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits quant à savoir si l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal, l’accusé a alors droit à un acquittement : voir par. 32(5). Cependant, le par. 172.1(4) prévoit que le moyen de défense selon lequel l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal peut uniquement être soulevé si l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de la personne. En clair, cette disposition n’exige pas que la croyance de l’accusé soit à la fois honnête et raisonnable; en fait, il suffit que l’accusé présente des éléments de preuve objectifs pouvant démontrer que sa croyance était honnête.

[104]                      Dans cette perspective, la question nouvelle que la Cour est appelée à trancher est la manière dont ce moyen de défense fonctionne en l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3), laquelle, faut‑il le répéter, est désormais inopérante.

a)               Quelles sont les mesures raisonnables visées au par. 172.1(4)?

[105]                      Je suis d’avis que les « mesures raisonnables » que l’accusé doit prendre pour l’application du par. (4) sont les mesures qu’une personne raisonnable prendrait, dans les circonstances dont l’accusé avait alors connaissance, pour s’assurer de l’âge de l’autre personne : voir R. c. Dragos, 2012 ONCA 538, 111 O.R. (3d) 481, par. 31‑32. L’obligation de prendre des mesures raisonnables comporte donc à la fois une dimension objective et une dimension subjective : les mesures doivent être objectivement raisonnables, et le caractère raisonnable de ces mesures doit être apprécié au regard des circonstances dont l’accusé avait alors connaissance. Bien que l’expression « dans les circonstances dont il avait alors connaissance » ne soit pas employée au par. 172.1(4), les tribunaux ont dressé une analogie entre cette disposition et l’exigence prévue à l’al. 273.2b) selon laquelle l’accusé doit prendre les « mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait alors connaissance » pour pouvoir établir le moyen de défense de croyance erronée au consentement relativement à une accusation d’agression sexuelle : voir Dragos, par. 39‑41. Selon moi, il est approprié d’intégrer ce critère, parce que l’obligation de prendre des mesures raisonnables est fortement liée au contexte et que ce qui peut constituer une mesure raisonnable dans un cas peut ne pas l’être dans un autre : voir R. c. Thain, 2009 ONCA 223, 243 C.C.C. (3d) 230, par. 37; Dragos, par. 32 et 41; Pengelley, par. 9.

[106]                      Dans l’arrêt Levigne, la Cour a statué que l’objectif de l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) est d’empêcher l’accusé de soulever un moyen de défense fondé sur l’allégation de croyances « dénuées de tout fondement probatoire objectif » : par. 31. Si l’on tient compte de cet objectif, les mesures raisonnables sont, selon moi, celles qui permettent l’obtention de renseignements pouvant raisonnablement appuyer la croyance de l’accusé selon laquelle l’autre personne avait atteint l’âge légal. En termes simples, les mesures raisonnables doivent être valables. Par exemple, se fonder sur le fait qu’un clavardoir public est surveillé par des modérateurs qui peuvent en expulser les enfants ne peut pas constituer une mesure raisonnable lorsque l’accusé utilisait un clavardoir privé pour procéder aux communications en cause : voir Levigne, par. 42. Une telle mesure n’est nullement valable.

[107]                      Dans la même veine, une mesure se soldant par l’obtention de renseignements n’appuyant pas de façon raisonnable la croyance selon laquelle l’autre personne a atteint l’âge légal ne peut constituer une mesure raisonnable. Si l’accusé a demandé à l’autre personne de lui donner son âge — ce qui, selon la réponse, pourrait constituer une preuve de la prise de mesures raisonnables —, mais que l’autre personne lui a mentionné qu’elle était âgée de 13 ans, cette demande de renseignements ne peut constituer une mesure raisonnable : voir Levigne, par. 43. Là aussi, une telle mesure n’est pas valable. Elle ne peut appuyer une croyance selon laquelle l’autre personne a atteint l’âge légal. La même chose s’applique lorsque l’accusé reçoit une réponse ambiguë ou qu’il ne reçoit aucune réponse. Par conséquent, on ne doit pas uniquement tenir compte de la nature des mesures prises, mais aussi des renseignements qu’elles permettent d’obtenir, ou de l’absence de renseignements : voir R. c. Ghotra, 2016 ONSC 1324, 334 C.C.C. (3d) 222, par. 106 et 108.

[108]                      Dans le même ordre d’idées, si l’accusé prend quelques mesures initiales qui pourraient raisonnablement appuyer une croyance selon laquelle l’autre personne a atteint l’âge légal, mais que des [traduction] « signaux d’alarme » donnant à penser que ce n’est pas le cas apparaissent subséquemment, l’accusé pourrait alors devoir prendre des mesures additionnelles pour s’assurer de l’âge de l’autre personne : voir Dragos, par. 62‑64 et 66. Si l’accusé ne prend pas de telles mesures additionnelles, nous pourrions alors conclure qu’il ne s’est pas acquitté de son obligation de prendre des mesures raisonnables. L’obligation est donc continue.

[109]                      Les mesures raisonnables ne sont pas nécessairement des mesures [traduction] « actives » : voir Dragos, par. 62; Ghotra, par. 105, 139 et 153. Il n’est pas toujours facile d’établir la distinction entre une mesure active et une mesure passive, et cette distinction peut ne constituer guère plus qu’une question de sémantique. Que nous disions de certaines mesures qu’elles sont « passives » ou « actives » importe peu. À mon avis, aucune raison impérieuse ne commande de limiter, dans un contexte d’infiltration policière ou autre, la notion suivant laquelle les mesures que l’on pourrait qualifier de « passives » — comme la réception et l’examen de renseignements non sollicités — peuvent se solder par l’obtention de renseignements pouvant raisonnablement appuyer la croyance de l’accusé que l’autre personne avait atteint l’âge légal.

[110]                      En outre, le législateur n’a pas enjoint à l’accusé de prendre « toutes » les mesures raisonnables : voir Pengelley, par. 11; Ghotra, par. 139. Par conséquent, l’accusé n’a pas l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables possibles pour invoquer le moyen de défense. Il n’existe pas de nombre magique de mesures que l’accusé doit prendre. Dans certains cas, une seule mesure décisive pourra suffire; dans d’autres, de multiples mesures peuvent être nécessaires. Comme c’est le cas pour tous les critères juridiques qui s’appliquent à l’échelle d’un vaste ensemble de circonstances factuelles, le contexte est d’une importance capitale.

[111]                      Il convient aussi de mettre l’accent sur le fait que l’obligation de prendre des mesures raisonnables doit être appliquée avec une généreuse dose de bon sens. Les juges de première instance et les jurys doivent se pencher sur l’obligation de prendre des mesures raisonnables dans une démarche pratique et empreinte de bon sens, en gardant à l’esprit son objectif premier : empêcher un accusé de soulever un moyen de défense fondé sur une allégation de croyances « dénuées de tout fondement probatoire objectif » (Levigne, par. 31).

[112]                      Sans prétendre que la liste ci‑après est exhaustive, voici, selon les circonstances, des mesures raisonnables qui peuvent être prises : demander à l’autre personne son âge et recevoir une réponse qui appuie sa croyance alléguée; prendre note du fait que l’autre personne a été présentée comme ayant atteint l’âge légal ou non, que ce renseignement ait été sollicité ou non; demander et recevoir une preuve d’identité selon laquelle l’autre personne a atteint l’âge légal; demander et recevoir une photo donnant à penser que l’autre personne a atteint l’âge légal, ou examiner des photos de profil indiquant une telle chose; observer une conduite ou un comportement donnant à penser que l’autre personne a atteint l’âge légal; choisir de communiquer au moyen d’un site Web qui fait respecter les restrictions quant à l’âge; dans le cas d’une annonce personnelle, inclure des informations selon lesquelles on cherche uniquement à parler à des adultes. L’ultime question est de savoir si, selon toutes les circonstances, les mesures prises par l’accusé pour s’assurer de l’âge de l’autre personne étaient suffisantes pour constituer des « mesures raisonnables », à savoir des mesures appelant à l’obtention de renseignements pouvant raisonnablement appuyer la croyance de l’accusé que l’autre personne avait atteint l’âge légal.

[113]                      En somme, la méthode pour apprécier les mesures raisonnables dépend largement du contexte et tient compte du cadre dans lequel les communications ont lieu : Internet.

[114]                      Dans la mesure où ma collègue la juge Abella maintient qu’il « peut se révéler impossible » de satisfaire à l’obligation de prendre des mesures raisonnables (motifs de la juge Abella, par. 196), je ne puis être d’accord avec elle. Comme je l’ai expliqué, l’expression « mesures raisonnables » doit être interprétée dans son sens large. Ainsi, elle est bien loin de créer un « un obstacle quasiment infranchissable à la capacité de l’accusé d’invoquer en défense sa croyance de bonne foi » (motifs de la juge Abella, par. 217). Ma collègue pose la question suivante : « Quelles mesures un accusé peut‑il possiblement prendre sur Internet pour s’assurer raisonnablement que l’interlocuteur avait atteint l’âge applicable [. . .]? » (motifs de la juge Abella, par. 217). En toute déférence, je suis d’avis que la réponse se trouve aux par. 105 à 112 de mes motifs.

[115]                      En outre, en toute déférence, je ne partage pas l’inquiétude de ma collègue pour qui les communications de bonne foi visant à vérifier si l’autre personne a atteint l’âge légal pourraient elles‑mêmes être considérées comme constituant un leurre : voir les motifs de la juge Abella, par. 222‑223. Pour être visée par le par. 172.1(1), la communication en cause doit avoir été établie en vue de faciliter la perpétration d’une infraction secondaire énumérée. Les communications de bonne foi visant à vérifier si l’autre personne a atteint l’âge légal ne sont pas visées par cette interdiction. Par exemple, si on demande simplement une photo par mesure de précaution pour s’assurer que l’autre personne a atteint l’âge légal, cette demande ne serait pas visée par le par. 172.1(1) et pourrait être considérée comme une preuve que l’accusé a pris des mesures raisonnables. En revanche, cette même demande, si elle est faite en vue de faciliter la perpétration d’une infraction secondaire énumérée, tomberait sous le coup du par. 172.1(1). Bien que ces deux scénarios illustrent la même action, les fins pour lesquelles cette action est menée sont complètement opposées, et la preuve nécessaire pour étayer une inférence que la demande a été faite en vue de faciliter la perpétration d’une infraction secondaire énumérée serait absente dans le cas où la demande serait faite de bonne foi.

[116]                      En gardant tous ces éléments à l’esprit, j’estime que le moyen de défense selon lequel l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal fonctionnerait, en pratique, de la manière suivante :

1)            Premièrement, pour que l’accusé puisse soulever le moyen de défense, il lui incombe de faire ressortir en preuve certains éléments qui permettraient de conclure qu’il a pris des mesures raisonnables et qu’il croyait honnêtement que l’autre personne avait atteint l’âge légal : voir Levigne, par. 32(3). En d’autres termes, l’accusé doit démontrer que le moyen de défense est « vraisemblable ».

2)            Deuxièmement, si l’accusé s’acquitte de son fardeau de présentation, le moyen de défense est soumis au juge des faits, et la Couronne a alors le fardeau de persuasion de réfuter hors de tout doute raisonnable le moyen de défense : voir Levigne, par. 32(3). Toutefois, cela ne signifie pas que, pour obtenir une déclaration de culpabilité, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables.

3)            Troisièmement, sans égard à la question de savoir si le moyen de défense peut être examiné, le juge des faits doit ultimement juger si la Couronne a prouvé hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Ainsi, au bout du compte, le fait que l’accusé soit déclaré coupable ou acquitté ne dépend pas de la question de savoir s’il a pris des mesures raisonnables; cela repose sur celle de savoir si la Couronne peut prouver la croyance coupable hors de tout doute raisonnable.

[117]                      Je traiterai de ces étapes à tour de rôle.

b)       La première étape : le moyen de défense est‑il vraisemblable?

[118]                      À la première étape, le juge du procès doit décider si le moyen de défense est « vraisemblable ». Un moyen de défense est vraisemblable s’il peut permettre à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant raisonnablement d’acquitter l’accusé : voir R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 2. Si le moyen de défense n’est pas vraisemblable, c’est‑à‑dire lorsqu’il n’existe aucun fondement probatoire sur lequel le moyen de défense peut s’appuyer, il ne doit donc pas être soumis au jury : voir Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, p. 126‑127; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, p. 648, la juge McLachlin (dissidente, mais non sur ce point); R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836, par. 11‑13.

[119]                      Selon moi, le moyen de défense selon lequel l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal est vraisemblable uniquement si le juge des faits pouvait conclure, selon la preuve, que l’accusé a pris des mesures pouvant constituer des « mesures raisonnables » dans les circonstances pour s’assurer de l’âge de l’autre personne et qu’il croyait honnêtement que l’autre personne avait atteint l’âge légal. En d’autres termes, l’accusé ne satisfera au critère de la vraisemblance que s’il peut produire des éléments de preuve pouvant appuyer des conclusions conformes à tous les points qui suivent :

(1)      l’accusé a pris des mesures pour s’assurer de l’âge de l’autre personne;

(2)      ces mesures étaient raisonnables;

(3)      l’accusé croyait honnêtement que l’autre personne avait atteint l’âge légal.

[120]                      En particulier, cela signifie que le moyen de défense de croyance honnête à l’âge légal n’entrera pas en jeu s’il n’existe pas de preuve susceptible de satisfaire à l’exigence du « caractère raisonnable » (2). Si l’accusé ne peut s’acquitter de ce fardeau de présentation, le moyen de défense ne sera pas soumis au juge des faits. Dans ces circonstances, dans le contexte d’un procès devant jury, le juge du procès devrait donner une directive restrictive selon laquelle, parce que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne, le jury ne peut, en droit, tenir compte du moyen de défense de croyance honnête à l’âge légal. Dans ce cas, comme il est décrit plus en détail à la « troisième étape » ci‑dessous, la seule question que le jury doit examiner est de savoir si — selon l’ensemble de la preuve, y compris les éléments de preuve relatifs au défaut de l’accusé de prendre des mesures raisonnables — la Couronne a établi, hors de tout doute raisonnable, que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé.

[121]                      Lorsque l’accusé n’a pas su présenter quelque mesure que ce soit pouvant constituer une mesure raisonnable dans les circonstances, cela pourrait être un bon indice que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé ou qu’il avait fait preuve d’aveuglement volontaire quant à ce fait. Cependant, même si le moyen de défense n’est pas vraisemblable, cela n’est pas nécessairement déterminant de la croyance de l’accusé. Il incombe toujours à la Couronne de prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Lorsque ce moyen de défense ne peut pas être invoqué, même si le juge des faits n’aura pas la possibilité d’en tenir compte, l’ensemble de la preuve peut entraîner des lacunes ou des faiblesses dans le dossier de la Couronne qui pourraient soulever un doute raisonnable quant à savoir si la Couronne s’est acquittée de son fardeau de démontrer que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé.

[122]                      En revanche, si le juge du procès conclut que le moyen de défense est vraisemblable, celui‑ci sera alors soumis au juge des faits. L’accusé n’aura pas nécessairement à témoigner pour s’acquitter de ce fardeau de présentation; il peut évoquer les éléments de preuve produits par la Couronne, comme le contenu des télécommunications pertinentes ou les interrogatoires de la police, qui démontrent que le moyen de défense est vraisemblable.

c) La deuxième étape : la Couronne a‑t‑elle réfuté le moyen de défense?

[123]                      Si l’accusé s’acquitte de son fardeau de présentation et que le moyen de défense selon lequel il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal est soumis au juge des faits, la Couronne a alors le fardeau de persuasion de réfuter le moyen de défense : voir Levigne, par. 32(3); voir aussi M. Manning et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff: Criminal Law (5e éd. 2015), p. 397. Suivant cette exigence, pour renverser le moyen de défense — celui de la croyance honnête à l’âge légal —, la Couronne doit le réfuter hors de tout doute raisonnable. Toutefois, il est important de comprendre l’incidence qu’ont les mesures raisonnables sur cette analyse ainsi que celle qu’elles n’ont pas.

[124]                      Si la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables, ce dernier ne pourra pas invoquer le moyen de défense de la croyance honnête à l’âge légal. Ceci est conforme au libellé du par. (4), qui utilise l’expression « ne constitue un moyen de défense ». Par conséquent, seule la capacité de l’accusé de soulever le moyen de défense est touchée lorsque la Couronne réfute la prise de mesures raisonnables, ce qui n’allège pas le fardeau lui incombant de prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé.

[125]                      En revanche, si la Couronne ne peut pas réfuter la prise de mesures raisonnables hors de tout doute raisonnable, l’accusé peut invoquer le moyen de défense de croyance honnête à l’âge légal. Cependant, même lorsque le moyen de défense est en jeu, la Couronne obtiendra quand même une déclaration de culpabilité si elle prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. En d’autres termes, la Couronne n’est pas tenue de réfuter la prise de mesures raisonnables hors de tout doute raisonnable pour obtenir une déclaration de culpabilité.

[126]                      Ainsi, en termes simples, le fait que l’accusé soit déclaré coupable ou soit acquitté ne dépend pas de la question de savoir s’il a pris des mesures raisonnables, mais bien de savoir si la Couronne peut prouver la croyance de l’accusé hors de tout doute raisonnable. Que des mesures raisonnables soient prises ou non n’est pas essentiel pour que l’accusé soit déclaré coupable ou acquitté; bref, ce n’est pas la panacée. Plutôt, l’exigence des mesures raisonnables n’est que la condition préalable pour que soit soulevé le moyen de défense de la croyance honnête à l’âge légal. Pour ainsi dire, elle limite un moyen de défense qui, si on y ajoutait foi ou s’il soulevait un doute raisonnable, justifierait l’acquittement de l’accusé. Sans le par. 172.1(4), il serait possible d’invoquer le moyen de défense de croyance honnête à l’âge légal, que l’accusé ait pris ou non des mesures raisonnables.

[127]                      Pour illustrer la façon dont ces principes s’appliqueraient dans la pratique, si la Couronne ne parvient pas à réfuter la prise de mesures raisonnables, ce moyen de défense est alors à la disposition de l’accusé, et le juge des faits peut — ou non — inférer de la preuve, y compris des éléments de preuve relatifs aux mesures raisonnables, que l’accusé croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal. Le simple fait de ne pas réfuter la prise de mesures raisonnables ne garantit pas, cependant, que le moyen de défense de la croyance honnête à l’âge légal sera retenu. En effet, le juge des faits peut ne pas croire l’accusé en se fondant sur des conclusions quant à la crédibilité ou sur l’examen de l’ensemble de la preuve. Par exemple, lorsque l’accusé a pris des mesures raisonnables, mais que la preuve démontre qu’il a déclaré à un tiers être en relation avec une personne de 14 ans, la Couronne pourrait bien réussir à établir que l’accusé avait la croyance nécessaire pour justifier une déclaration de culpabilité.

[128]                      En revanche, si la Couronne réussit à réfuter la prise de mesures raisonnables, le moyen de défense de la croyance honnête à l’âge légal échouera. Dans ce cas, dans le contexte d’un procès devant jury, le juge du procès devrait donner la directive restrictive énoncée au par. 120, ci‑dessus.

d) La troisième étape : la Couronne a‑t‑elle prouvé que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé?

[129]                      Comme il a été expliqué précédemment, lorsque la Couronne établit que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables, le par. 172.1(4) empêche les personnes accusées de soulever, à titre de moyen de défense, le fait qu’elles croyaient que l’autre personne avait atteint l’âge légal. Toutefois, une déclaration de culpabilité ne peut pas reposer uniquement sur ce fondement; en l’absence de la présomption établie au par. (3), l’obligation de prendre des mesures raisonnables prévue au par. (4) n’ouvre pas à elle seule la voie à une déclaration de culpabilité. Par conséquent, l’analyse ne prend pas fin dès lors que la Couronne établit que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables. Le juge des faits devra plutôt examiner l’ensemble de la preuve, y compris les éléments de preuve relatifs au défaut de l’accusé de prendre des mesures raisonnables, non pas en vue de soulever de nouveau le moyen de défense de la croyance honnête à l’âge légal, mais bien pour juger si la Couronne s’est acquittée de son fardeau consistant à établir que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Ce n’est que si cet élément est établi qu’une déclaration de culpabilité peut être inscrite.

[130]                      Cela étant posé, lorsque l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables, le juge de première instance doit donner comme directive au jury de ne pas prendre en compte la preuve de l’accusé tendant à montrer qu’il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal pour décider si la Couronne a établi la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cette directive est essentielle : elle permet d’éviter le risque qu’un acquittement soit prononcé sur la foi d’une affirmation dénuée de tout fondement probatoire objectif. Par conséquent, en clair, dans les cas où l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables, la preuve selon laquelle ce dernier croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal n’a aucune valeur, et le jury ne peut s’en servir pour évaluer la solidité de la preuve de la Couronne.

[131]                      Il existe des circonstances dans lesquelles, malgré l’absence de mesures raisonnables, la Couronne peut néanmoins échouer à établir hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Par exemple, le juge des faits peut conclure que l’accusé avait simplement connaissance du risque que l’autre personne n’ait pas atteint l’âge fixé (c’est‑à‑dire, que l’accusé a fait preuve d’insouciance), ou qu’il était simplement négligent. Une déclaration de culpabilité ne peut s’appuyer sur ni l’une ni l’autre de ces conclusions.

[132]                      De même, il y a des circonstances dans lesquelles, même s’il est satisfait à l’exigence relative aux mesures raisonnables, la Couronne peut toujours réussir à prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé. Par exemple, comme il a été précédemment illustré, il peut y avoir des éléments de preuve selon lesquels l’accusé a fait des déclarations à un tiers qui indiquent qu’il avait la croyance nécessaire pour justifier une déclaration de culpabilité.

[133]                      Bref, c’est la troisième étape de l’analyse — la question de savoir si la Couronne a prouvé hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas atteint l’âge fixé — qui entraîne la conséquence ultime.

E.        Application et réparation

[134]                      Après cette description de l’approche qu’il convient d’adopter en ce qui a trait à l’interprétation et à l’application de l’art. 172.1 en l’absence de la présomption établie au par. 172.1(3), je reviens au dossier de M. Morrison.

[135]                      Comme il a été mentionné, malgré le doute raisonnable qui subsistait dans son esprit quant à savoir si M. Morrison croyait que « Mia » était âgée de moins de 16 ans, le juge du procès a néanmoins déclaré M. Morrison coupable au motif que ce dernier avait omis de prendre des mesures raisonnables. Cependant, comme je l’ai signalé, cette conclusion n’était pas valide en droit. Le défaut de prendre des mesures raisonnables ne constitue pas une voie indépendante pouvant conduire à la déclaration de culpabilité en l’absence de la présomption établie au par. (3). Pour appuyer une déclaration de culpabilité, la Couronne devait prouver, hors de tout doute raisonnable, que M. Morrison croyait que « Mia » était âgée de moins de 16 ans, ce qu’elle n’a pas fait, selon le juge du procès. La déclaration de culpabilité prononcée à l’encontre de M. Morrison ne peut donc pas être maintenue.

[136]                      Il reste donc à trancher la question de la réparation, c’est‑à‑dire celle de savoir si M. Morrison a droit à un acquittement ou s’il doit subir un nouveau procès, dans l’éventualité où la Couronne opte pour une telle solution[3]. Pour les motifs qui suivent, j’ordonnerais la tenue d’un nouveau procès, et ce, même si le juge du procès a conclu que la preuve était [traduction] « suffisante, quoiqu’à peine, pour susciter un doute raisonnable concernant la croyance subjective [de M. Morrison] concernant l’âge de la personne avec qui il communiquait » : 2015 ONCJ 599, par. 28.

[137]                      Comme je l’ai expliqué, le juge du procès est allé de l’avant en se fondant sur l’interprétation erronée qu’il avait selon laquelle M. Morrison pouvait être déclaré coupable au motif qu’il avait omis de prendre des mesures raisonnables. Le cadre juridique appliqué par le juge du procès était donc incorrect. Selon moi, il s’ensuit que sa conclusion selon laquelle il subsistait chez lui un doute raisonnable quant à savoir si M. Morrison croyait que « Mia » était âgée de moins de 16 ans — une conclusion qui se solderait en temps normal par un acquittement — doit être traitée avec une prudence considérable, puisqu’elle pourrait bien avoir été viciée par son interprétation erronée du droit quant à la possibilité qu’une déclaration de culpabilité puisse néanmoins être inscrite pour un autre motif. Cette préoccupation est bien réelle en l’espèce, car, comme je l’expliquerai plus loin, non seulement la conclusion du juge du procès selon laquelle M. Morrison avait fait preuve [traduction] « d’indifférence » à l’égard de l’âge de « Mia » reposait‑elle sur aucun élément de preuve objectif, mais elle allait aussi à l’encontre du témoignage sous serment de M. Morrison, qui constituait la seule assise à la conclusion du juge du procès.

[138]                      Dans ses motifs, le juge du procès a fait remarquer que [traduction] « la supposition formulée par [M. Morrison] selon laquelle il avait affaire à une adulte déterminée à demeurer dans son personnage » n’était « aucunement fondée : par. 23 (je souligne). Il a aussi reconnu que le témoignage de M. Morrison à cet égard était la « seule chose faisant obstacle » à la conclusion portant que ce dernier croyait que « Mia » n’avait pas atteint l’âge fixé : par. 24 (je souligne). Le reste de la preuve « donn[ait] à penser que [M.] Morrison croyait qu’il communiquait effectivement avec une personne de sexe féminin âgée de quatorze ans » : par. 23.

[139]                      Bien qu’il ait formulé ces observations, le juge du procès a néanmoins conclu, en se fondant uniquement sur le témoignage non étayé de M. Morrison, que ce dernier avait fait preuve [traduction] « d’indifférence » à l’égard de l’âge de « Mia », en ce sens qu’il « ne s’était tout simplement jamais penché sur la question avec sérieux » : par. 26‑27. Par conséquent, il subsistait chez lui un doute raisonnable quant à la croyance de M. Morrison : par. 27‑28.

[140]                      La conclusion fondamentale du juge du procès portant que M. Morrison avait fait preuve d’indifférence à l’égard de l’âge de « Mia » ne trouvait aucun fondement dans le témoignage de M. Morrison, soit le seul élément de preuve sur lequel il a dit s’être fondé. Monsieur Morrison n’a en aucun temps, lors de son témoignage, affirmé ne pas s’être attardé à l’âge de « Mia ». Il n’a pas non plus fait de concessions en ce sens en contre‑interrogatoire. Monsieur Morrison a constamment affirmé qu’il croyait que « Mia » était une adulte, et le juge du procès a conclu que cette croyance était dépourvue de fondement. Donc, en concluant que M. Morrison avait fait preuve d’indifférence à l’égard de l’âge de « Mia », non seulement le juge du procès s’est fondé exclusivement sur une preuve qui, d’après lui, n’était pas étayée, mais il s’est servi de cette preuve comme fondement d’une conclusion qu’elle ne pouvait pas, en toute logique, soutenir et que, dans les faits, elle contredisait directement. Il est impossible de faire fi de cette lacune en matière de logique lorsque vient le temps d’établir la réparation appropriée.

[141]                      S’il s’agissait d’une situation dans laquelle le dossier de la Couronne était faible, on pourrait prétendre qu’il ne serait pas justifié d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Toutefois, le dossier de la Couronne en l’espèce était tout sauf faible. Je remarque, sans en dire davantage, que le dossier révèle une preuve indiquant fortement qu’un juge des faits pourrait conclure, hors de tout doute raisonnable, que M. Morrison croyait que « Mia » n’avait pas atteint l’âge fixé ou qu’il avait fait preuve d’aveuglement volontaire quant à cette question. À titre d’exemple, comme il est mentionné aux par. 19-24 ci‑dessus :

                                 « Mia » a mentionné à de nombreuses reprises qu’elle était âgée de 14 ans.

                                 Elle utilisait un langage et discutait de sujets qui correspondaient à celui des jeunes de cet âge.

                                 Monsieur Morrison a offert d’aller chercher « Mia » près de son école pour qu’ils se livrent à des actes sexuels.

                                 Une fois arrêté, M. Morrison a formulé plusieurs déclarations qui pourraient raisonnablement être interprétées comme démontrant qu’il croyait que « Mia » n’avait pas atteint l’âge fixé.

                                 En contre‑interrogatoire, M. Morrison a admis que l’obligation pour les usagers de la partie du site de Craigslist qui est en cause d’indiquer qu’ils sont âgés de plus de 18 ans afin d’y avoir accès est en réalité inutile.

                                 Monsieur Morrison a aussi reconnu qu’il avait demandé à « Mia » de lui donner une photo pour apprécier sa beauté, et non pour déterminer son âge.

[142]                      Pour ces motifs, les considérations relatives à l’équité — dont l’équité envers le public et l’intégrité du système de justice — favorisent la tenue d’un nouveau procès, lequel devra se dérouler conformément au bon cadre juridique. Par conséquent, j’ordonnerais la tenue d’un nouveau procès.

F.            La peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a)

[143]                      Enfin, M. Morrison conteste la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a), au motif qu’elle porte atteinte au droit à la protection contre les peines cruelles et inusitées que lui garantit l’art. 12  de la Charte . La barre est haute lorsqu’il s’agit d’établir qu’une peine est cruelle et inusitée pour l’application de l’art. 12 : R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 39; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 24. Une peine minimale obligatoire contrevient à l’art. 12 si elle inflige une peine exagérément disproportionnée — c’est‑à‑dire une peine qui est « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine », de même qu’« odieuse ou intolérable » socialement. Il ne s’agit pas d’une peine qui est simplement excessive : R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1072, citant Miller c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680, p. 688; Lloyd, par. 24, citant R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 26.

[144]                      Comme l’a expliqué la Cour dans l’arrêt Nur, deux questions se posent lorsqu’une peine minimale obligatoire est contestée sur le fondement de l’art. 12. Premièrement, le tribunal doit se demander si la disposition a pour effet d’infliger une peine exagérément disproportionnée dans le cas du délinquant qui se trouve devant lui. Dans la négative, le tribunal doit ensuite se demander si les applications raisonnablement prévisibles de la disposition infligeront à d’autres délinquants des peines exagérément disproportionnées : voir par. 77.

[145]                      À mon sens, il serait peu judicieux de statuer sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) dans le cadre du présent pourvoi. Les cours de juridictions inférieures sont parties du principe erroné que M. Morrison pouvait être déclaré coupable sur le fondement d’une simple négligence, c’est‑à‑dire son défaut de prendre des mesures raisonnables, et leurs conclusions sur la question de l’art. 12 reposaient, du moins en partie, sur ce raisonnement erroné : voir 2015 ONCJ 598, par. 70, 72, 91 et 93‑94, motifs de la C.A., par. 121 et 131‑134. De même, la décision du juge du procès d’infliger une peine de quatre mois a été influencée par le fait que ce dernier croyait à tort que le par. 172.1(4) pouvait être interprété de façon à permettre une déclaration de culpabilité en l’absence de la preuve de la mens rea subjective. Je souligne également que les parties n’ont pas eu l’occasion de présenter des observations sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire en disposant d’un énoncé clair de la Cour quant à la mens rea requise pour une déclaration de culpabilité. Dans ces circonstances, il vaut mieux laisser au juge présidant le nouveau procès le soin de trancher définitivement la question de l’art. 12, dans le cas où M. Morrison serait à nouveau déclaré coupable.

[146]                      Toutefois, j’aimerais formuler les commentaires suivants. D’une part, plusieurs aspects de l’art. 172.1 semblent, à tout le moins, jeter un doute sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. (2)a). Le paragraphe 172.1(2) « s’applique à une vaste gamme de comportements potentiels », ce qui le rend potentiellement vulnérable sur le plan constitutionnel, compte tenu de l’éventail d’applications raisonnablement prévisibles de la peine minimale obligatoire : Nur, par. 82; Lloyd, par. 35. La peine minimale obligatoire se rattache à toutes les infractions prévues au par. 172.1(1), et celles‑ci varient à un certain nombre d’égards. Elles comprennent le leurre dans le contexte de communications avec des personnes d’âges variés ou que l’accusé croit telles — moins de 18 ans dans le cas de l’al. 172.1(1)a), moins de 16 ans dans le cas de l’al. b), et moins de 14 ans dans le cas de l’al. c). En outre, la portée de l’art. 172.1 englobe différentes situations, lesquelles peuvent aller d’un seul message texte envoyé par un jeune adulte de 21 ans à un adolescent de 15 ans aux nombreuses conversations qui durent des semaines ou des mois entre un adulte d’âge mûr et un enfant de 13 ans.

[147]                      Le paragraphe 172.1(1) criminalise également les communications envoyées en vue de faciliter la perpétration d’un large éventail d’infractions secondaires énumérées. Il s’agit notamment des contacts sexuels avec une personne âgée de moins de 16 ans (art. 151), de l’exploitation sexuelle (par. 153(1)), de l’inceste (art. 155), de la bestialité en présence d’une personne âgée de moins de 16 ans (par. 160(3)), de l’exhibitionnisme devant une personne âgée de moins de 16 ans (par. 173(2)), de l’agression sexuelle grave (art. 273) et de l’enlèvement (art. 280 et 281). La gravité des infractions secondaires diffère, comme le démontre la grande variété de peines que le législateur a prévu pour les diverses infractions figurant sur cette liste. Par exemple, une déclaration de culpabilité pour agression sexuelle grave sur une personne âgée de moins de 16 ans emporte une peine d’emprisonnement minimale obligatoire de cinq ans et une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité (al. 273(2)a.2)). En revanche, une déclaration de culpabilité pour exhibitionnisme devant une personne âgée de moins de 16 ans emporte une peine d’emprisonnement minimale obligatoire de 90 jours et une peine d’emprisonnement maximale de deux ans lorsque la Couronne procède par mise en accusation (al. 173(2)a)), ainsi qu’une peine d’emprisonnement minimale obligatoire de 30 jours et une peine d’emprisonnement maximale de six mois lorsque la Couronne opte pour la procédure sommaire (al. 173(2)b)) — ces deux peines minimales obligatoires étant moins strictes que celles prévues au par. 172.1(2). De plus, certaines infractions secondaires énumérées ne sont assorties d’aucune peine minimale obligatoire.

[148]                      Comme le démontre cet aperçu, le comportement et les circonstances que vise le par. 172.1(1) varient considérablement. Pourtant, malgré cette variation, le législateur n’a pas prévu de « mécanisme » dans la disposition qui permettrait aux juges d’écarter la peine minimale obligatoire dans certains cas précis où une peine nettement moindre conviendrait mieux, rendant ainsi la disposition sur la peine minimale obligatoire vulnérable sur le plan constitutionnel : voir Lloyd, par. 36.

[149]                      De plus, le fait que le leurre soit une infraction mixte peut susciter d’autres préoccupations au regard de l’art. 12. Si la Couronne procède par mise en accusation, la peine d’emprisonnement minimale obligatoire est d’un an (al. 172.1(2)a)). Toutefois, si elle opte pour la procédure sommaire, la peine d’emprisonnement minimale obligatoire est de six mois (al. 172.1(2)b)). En créant une infraction mixte, le législateur a reconnu que les circonstances de l’infraction peuvent commander une peine nettement moindre[4].

[150]                      Il est important de souligner que, dans l’arrêt Nur, les juges majoritaires de la Cour ont rejeté l’argument selon lequel, lorsqu’il examine la question de savoir si une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée, le tribunal devrait tenir compte du pouvoir discrétionnaire du poursuivant de procéder par voie sommaire plutôt que par mise en accusation, pour ainsi éviter la peine minimale obligatoire associée à ce dernier mode de poursuite : voir par. 85‑86 et 92. Par conséquent, au vu de la jurisprudence de la Cour, le tribunal ne peut présumer que la Couronne cherchera à obtenir la peine minimale obligatoire la plus sévère uniquement lorsqu’il serait inadéquat d’opter pour la procédure sommaire, compte tenu de la gravité du comportement reproché.

[151]                      Ainsi, au regard de l’art. 12, les infractions mixtes soulèvent la préoccupation principale suivante : si nous présumons — comme l’a manifestement fait le législateur — que la peine plancher formant la peine minimale obligatoire sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire est une peine appropriée dans au moins certains cas raisonnablement prévisibles, et que la Cour ne peut se fonder sur le pouvoir discrétionnaire du poursuivant pour s’assurer que la peine minimale obligatoire la plus lourde n’est invoquée que lorsqu’il ne conviendrait pas d’opter pour la procédure sommaire, il semblerait donc que, dans certains cas raisonnablement prévisibles, l’application de la peine minimale obligatoire la plus lourde sera forcément disproportionnée (c.‑à‑d. trop sévère). Autrement dit, en prévoyant une peine plancher consacrée par une peine minimale sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, le législateur a ouvertement reconnu que, dans certaines circonstances, l’application de la peine minimale obligatoire la plus lourde sera plus sévère que nécessaire. Pourtant, suivant l’arrêt Nur, le tribunal ne peut se fonder sur le pouvoir discrétionnaire du poursuivant pour écarter le risque que la peine minimale obligatoire la plus lourde soit appliquée dans un cas où la peine minimale obligatoire la moins sévère aurait dû être appliquée.

[152]                      Dans le contexte d’une infraction mixte, lorsqu’une peine minimale obligatoire à deux niveaux est contestée au motif que le niveau le plus sévère est exagérément disproportionné, il est important de juger si la différence entre la peine plancher sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire (c.‑à‑d. la peine minimale obligatoire la moins sévère) et la peine minimale obligatoire sur déclaration de culpabilité par mise en accusation (c.‑à‑d. la peine minimale obligatoire la plus sévère) est importante au point de rendre la peine minimale obligatoire la plus sévère « exagérément » disproportionnée dans les cas où la peine plancher sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire serait appropriée.

[153]                      Cela étant posé, certains facteurs peuvent inciter à conclure que la peine minimale obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a) ne contrevient pas à l’art. 12. Suivant les directives énoncées par la Cour dans l’arrêt Lloyd, il faut se demander en définitive si une peine d’un an d’emprisonnement serait exagérément disproportionnée, eu égard à la nature de l’infraction et à la situation du délinquant et, au besoin, à celle d’autres personnes dans des situations raisonnablement prévisibles : par. 22. Dans certaines situations hypothétiques raisonnables, il se peut bien qu’une peine d’un an d’emprisonnement pour un délinquant ne soit pas « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » ni « odieuse ou intolérable » socialement, et que la décision de la Couronne de demander une peine moindre en procédant par voie sommaire — ce qui, dans un sens, pourrait être perçu comme une forme de clémence envers l’accusé — n’ait aucune incidence sur cette conclusion : voir Lloyd, par. 24. Le leurre est une infraction grave qui cible l’un des groupes les plus vulnérables au sein de la société canadienne : nos enfants. Elle requiert un niveau élevé de mens rea et suppose un degré élevé de culpabilité morale. Et bien que l’infraction puisse être commise de différentes façons et dans un large éventail de circonstances — ce qui est généralement le cas pour la plupart des infractions criminelles — il n’en demeure pas moins que, pour obtenir une déclaration de culpabilité, la Couronne doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé a communiqué intentionnellement avec une personne qui n’avait pas atteint l’âge fixé, ou qu’il croyait telle, avec l’intention précise de faciliter la perpétration à l’égard de l’autre personne d’une infraction à caractère sexuel ou de l’infraction d’enlèvement. Ainsi, il est à tout le moins possible de soutenir que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an n’est pas exagérément disproportionnée en ce qui concerne ses applications raisonnablement prévisibles.

[154]                      Retournant à l’importance que peut revêtir le fait pour l’art. 172.1 d’être une infraction mixte, j’ajouterais que, dans l’arrêt Nur, la Cour n’est pas allée jusqu’à déclarer que, dans le contexte d’une infraction mixte où une déclaration de culpabilité par procédure sommaire emporte une peine minimale obligatoire moindre ou aucune peine minimale, toutes les peines minimales obligatoires rattachées à une déclaration de culpabilité par mise en accusation sont forcément exagérément disproportionnées et, donc, contraires à l’art. 12. À cet égard, sans me prononcer sur le bien‑fondé de l’arrêt, je remarque que la Cour d’appel de l’Alberta a récemment confirmé la constitutionnalité d’une peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an sur déclaration de culpabilité par mise en accusation pour exploitation sexuelle, une infraction visée au par. 153(1)  du Code  qui, comme le leurre, est une infraction mixte : voir R. c. EJB, 2018 ABCA 239, 72 Alta. L.R. (6th) 29. D’un autre côté, et encore une fois sans faire de commentaires sur le fond, il y a des arrêts récents de cours d’appel qui vont dans l’autre sens : voir, p. ex., R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 45 C.R. (7th) 269, où la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a déclaré inconstitutionnelles les peines d’emprisonnement minimales obligatoires d’un an pour l’exploitation sexuelle, les contacts sexuels et le leurre, qui sont tous des infractions mixtes.

[155]                      Pour bien apprécier la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a), il faut tenir compte des divers facteurs que j’ai énumérés. Peu de ces facteurs, s’il en est, ont été examinés par les cours de juridictions inférieures ou débattus à fond devant la Cour. Ainsi, au vu du dossier dont nous disposons et des arguments qui ont été présentés, je suis d’avis qu’il serait peu judicieux, voire inapproprié, pour la Cour de trancher définitivement la question de l’art. 12 dans le présent pourvoi.

VII.          Dispositif

[156]                      Pour les motifs qui précèdent, j’arrive aux conclusions qui suivent.

[157]                      Le pourvoi de la Couronne concernant la constitutionnalité du par. 172.1(3)  du Code  est rejeté. Le paragraphe (3) contrevient à l’al. 11 d )  de la Charte , et cette contravention ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Il est donc inopérant par application du par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 .

[158]                      Le pourvoi incident de M. Morrison est accueilli en partie. Les arguments de ce dernier concernant la constitutionnalité du par. 172.1(4)  du Code  sont rejetés. Le paragraphe (4) ne contrevient pas à l’art. 7  de la Charte .

[159]                      Toutefois, à la lumière des erreurs commises par le juge du procès, j’annule la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Morrison et j’ordonne la tenue d’un nouveau procès.

[160]                      Enfin, je refuse de statuer sur la question de savoir si la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) contrevient à l’art. 12  de la Charte . Dans cette mesure, j’accueille le pourvoi de la Couronne et j’annule la conclusion contraire de la Cour d’appel.

Version française des motifs rendus par

[161]                      La juge Karakatsanis — J’ai lu les motifs de mon collègue le juge Moldaver et je souscris à son analyse et à ses conclusions sur l’interprétation à donner aux par. 172.1(3)  et (4)  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , et la constitutionnalité de ces dispositions. Je suis aussi d’accord avec lui pour dire que la déclaration de culpabilité devrait être annulée et la tenue d’un nouveau procès ordonnée.

[162]                      Mes motifs portent uniquement sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a), qui exige que les tribunaux infligent une peine d’emprisonnement minimale d’un an à quiconque commet un acte criminel visé au par. 172.1(1). Douglas Morrison a contesté la constitutionnalité de cette disposition au fil des instances et, à mon avis, il incombe à la Cour d’examiner cette question. Les deux cours de juridictions inférieures ont déclaré la disposition inconstitutionnelle. Si la Cour refuse de trancher cette question et que M. Morrison est déclaré coupable à l’issue d’un nouveau procès, il pourrait se trouver dans la fâcheuse situation de devoir plaider à nouveau une question constitutionnelle qui a déjà été tranchée en sa faveur devant les cours de juridictions inférieures, mais qui n’a pas été examinée dans le cadre du pourvoi final. Monsieur Morrison, comme d’autres individus reconnus coupables de l’infraction de leurre punissable par voie de mise en accusation, pourrait se voir condamné à une peine minimale obligatoire invalide sur le plan constitutionnel.

[163]                      Pour les motifs qui suivent, je conclurais que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) viole l’art. 12  de la Charte canadienne des droits et libertés  et ne peut être justifiée au regard de l’article premier.

A.           Juger si une disposition viole l’art. 12  de la Charte 

[164]                      Aux termes de l’art. 12  de la Charte , « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». Pour être qualifiée de « cruelle et inusitée », la peine minimale obligatoire doit être exagérément disproportionnée (R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 22‑23; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1072‑1073).

[165]                      La norme de la disproportion exagérée est exigeante. Une peine exagérément disproportionnée doit être plus que simplement excessive. Elle doit être excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine et tellement disproportionnée que les Canadiens la considéreraient comme odieuse ou intolérable (Smith, p. 1072; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 26; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 14).

[166]                      Pour juger si une peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée, les tribunaux se livrent à un exercice comparatif qui consiste à comparer la peine minimale obligatoire relative à l’infraction en cause à la peine juste et proportionnée que commanderait l’application des principes de détermination de la peine établis par le Code criminel . Au bout du compte, si elle contraint le tribunal à infliger une peine qui est exagérément disproportionnée au regard de ce que constituerait une peine juste et proportionnée, la peine minimale obligatoire est incompatible avec l’art. 12 (Lloyd, par. 23).

[167]                      Cette analyse comporte souvent deux étapes. Premièrement, le juge établit si la peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée en tenant compte de la situation particulière du délinquant concerné. Dans l’affirmative, la peine minimale obligatoire viole l’art. 12 (Smith, p. 1073; Ferguson, par. 13‑14; Morrisey, par. 27‑29 et 41; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 39).

[168]                      Deuxièmement, même si la peine minimale obligatoire ne viole pas l’art. 12 au regard des faits propres à l’affaire qui lui a été présentée, le juge doit chercher à savoir si elle serait exagérément disproportionnée dans d’autres cas raisonnablement prévisibles. La primauté du droit commande la certitude; personne ne devrait purger une peine d’emprisonnement en raison d’une disposition inconstitutionnelle (voir Nur, par. 51 et 63‑64). Le tribunal doit par conséquent se demander s’il est raisonnablement prévisible que l’application de la peine minimale obligatoire à d’autres personnes violera l’art. 12. Pour ce faire, il faut évaluer la portée de l’infraction, le genre de délinquants et de situations qu’elle peut viser, ainsi que la gamme de peines justes et proportionnées qui pourraient donc être infligées. Il découle de cette analyse que si l’infliction de la peine minimale obligatoire donnait lieu à une peine exagérément disproportionnée dans un cas raisonnablement prévisible, la peine minimale obligatoire viole l’art. 12 (R. c. Goltz, [1991] 3 R.C.S. 485, p. 505‑506; Ferguson, par. 30; Nur, par. 51; Lloyd, par. 25‑37).

[169]                      Lorsqu’on évalue une peine minimale obligatoire au regard des cas raisonnablement prévisibles, il est souvent utile de commencer par examiner les décisions publiées. Ces décisions nous donnent des exemples de l’étendue des actes susceptibles de tomber concrètement sous le coup de l’infraction, ainsi que des caractéristiques des personnes qui ont été reconnues coupables de cette infraction (voir Nur, par. 72‑76). Les scénarios factuels servent à leur tour à démontrer la gamme de peines justes et proportionnées pour l’infraction. Comme toujours, les juges devraient suivre leur bon sens et leur expérience judiciaire lorsqu’ils examinent la portée d’une disposition créatrice d’infraction et la gamme de peines proportionnées qui peuvent y être associées (par. 75). Par ailleurs, les juges ne sont pas tenus de restreindre leur analyse aux faits des décisions publiées (Morrisey, par. 33).

[170]                      Dans le passé, la Cour a renvoyé aux circonstances « hypothétiques raisonnables » dans lesquelles une disposition donnée s’appliquerait pour juger si la peine minimale obligatoire qui y est associée serait exagérément disproportionnée (voir Morrisey, par. 2 et 30‑33; Goltz, p. 515). Or, comme la Cour l’a récemment fait observer, le mot « hypothétique » créait de la confusion et a souvent dominé l’analyse, ce qui a mené à des débats inutiles quant à savoir à quel point la situation hypothétique devrait être générale ou réaliste (voir Nur, par. 57 et 61). Par conséquent, dans l’arrêt Lloyd, les juges majoritaires ont mis l’accent sur les « applications raisonnablement prévisibles » de la disposition législative (voir par. 22 et 25).

[171]                      Je trouve ce changement terminologique utile. À mon avis, discuter des « hypothèses raisonnables » ne reflète pas l’idée maîtresse de l’examen fondé sur l’art. 12. Évaluer la conduite visée par une infraction et la gamme des peines appropriées qui peuvent en découler ne requiert pas que les juges se livrent à un nouvel exercice imaginatif. L’article 12 exige plutôt des tribunaux qu’ils examinent la portée de l’infraction, les types d’activités qu’elle sanctionne et les circonstances raisonnablement prévisibles dans lesquelles elle peut survenir. Comme la juge en chef McLachlin l’a souligné dans l’arrêt Nur : « Quelle est la portée de la loi? Quels actes pourraient raisonnablement tomber sous le coup de la loi? Quelle est l’incidence raisonnablement prévisible de la loi? Telles sont les questions que les tribunaux se posent toujours pour délimiter la portée d’une disposition créant une infraction et se prononcer sur sa constitutionnalité » (par. 61).

B.            La peine d’emprisonnent minimale obligatoire d’un an prévue à l’al. 172.1(2)a) viole‑t‑elle l’art. 12  de la Charte ?

[172]                      Monsieur Morrison soutient que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) est exagérément disproportionnée, tant dans son cas qu’au regard d’autres applications raisonnablement prévisibles de cette disposition. Les cours de juridictions inférieures ont conclu que M. Morrison devrait être condamné à un emprisonnement de quatre mois. Par conséquent, elles ont toutes deux conclu qu’il serait exagérément disproportionné de le condamner à une peine d’emprisonnent minimale obligatoire d’un an (2015 ONCJ 598, 341 C.R.R. (2d) 25, par. 89 et 98; 2017 ONCA 582, par. 129‑130).

[173]                      Vu les circonstances particulières de la présente affaire, il ne convient plus de juger si l’infliction de la peine minimale obligatoire à l’égard de M. Morrison constituerait une peine exagérément disproportionnée. Comme le souligne mon collègue le juge Moldaver, la déclaration de culpabilité de M. Morrison repose sur la mauvaise compréhension par le juge du procès de l’infraction décrite à l’art. 172.1 et de la mens rea requise (voir par. 135).

[174]                      Comme M. Morrison pourrait avoir à subir un nouveau procès, il n’est pas prudent de juger si ces erreurs ont eu une incidence sur sa déclaration de culpabilité ou la peine juste qui peut être infligée en l’espèce. Dans ces circonstances, et comme je conclus que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) serait exagérément disproportionnée dans d’autres cas raisonnablement prévisibles, il n’est pas nécessaire d’évaluer la proportionnalité de la peine minimale obligatoire au regard de la peine juste et proportionnée qui serait infligée à M. Morrison.

[175]                      Les principes de droit constitutionnel exigeant un examen de la nature et de la portée d’une disposition allant au‑delà de la situation d’un simple accusé sont particulièrement pertinents en l’espèce. Comme l’a souligné la Cour dans l’arrêt Nur, « [s]e demander si une peine minimale obligatoire se révèle inconstitutionnelle pour d’autres personnes permet d’éviter que des dispositions inconstitutionnelles ne demeurent malencontreusement en vigueur » (par. 64). Dans l’affaire qui nous occupe, M. Morrison pourrait lui‑même vivre ces conséquences malencontreuses. Comme je l’ai déjà indiqué, s’il est déclaré coupable au terme d’un éventuel nouveau procès, M. Morrison pourrait se voir infliger cette peine minimale obligatoire même s’il a réussi par deux fois à la contester sur le fondement de l’art. 12 devant les juridictions inférieures. D’une manière plus générale, les décisions des juridictions inférieures mettent en doute la constitutionnalité de l’al. 172.1(2)a). Personne ne devrait être assujetti à une disposition inconstitutionnelle et « [c]ontrôler la loi au regard d’applications raisonnablement prévisibles permet d’éviter que des justiciables ne soient condamnés à des peines cruelles et inusitées avant que la peine minimale obligatoire ne soit déclarée inconstitutionnelle » (par. 63). Ces préoccupations nous invitent fortement à examiner les applications raisonnablement prévisibles de la disposition législative même si, dans l’affaire qui nous intéresse, la Cour n’a pas affaire à un délinquant ayant été déclaré coupable. J’examinerai maintenant la question des applications raisonnablement prévisibles de l’al. 172.1(2)a).

[176]                      Le leurre est une infraction très grave qui requiert que l’accusé croie subjectivement qu’il communique avec une personne n’ayant pas atteint l’âge fixé par la loi afin de faciliter la perpétration à son égard de l’une des infractions énumérées aux al. 172.1(1)a), b) ou c). L’article 172.1 a été adopté par le législateur « en vue de démasquer et d’arrêter les prédateurs adultes qui rôdent dans l’Internet pour appâter des enfants et des adolescents vulnérables, généralement à des fins sexuelles illicites » (R. c. Levigne, 2010 CSC 25, [2010] 2 R.C.S. 3, par. 24). Il protège les enfants susceptibles de devenir victimes en permettant l’application de dispositions pénales avant qu’un préjudice ne soit réellement causé par la perpétration des infractions sous‑jacentes (R. c. Alicandro, 2009 ONCA 133, 95 O.R. (3d) 173, par. 20).

[177]                      Étant donné la gravité de l’infraction en cause, il ne fait aucun doute que, dans bien des cas, la peine appropriée sera une peine d’emprisonnement dont la durée s’inscrira dans le cadre prévu à l’al. 172.1(2)a). Par exemple, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé que, pour la plupart des infractions de leurre, les objectifs de dénonciation et de dissuasion qui sous‑tendent la peine commandent une incarcération en établissement (R. c. Jarvis (2006), 211 C.C.C. (3d) 20 (C.A. Ont.), par. 27 et 31; R. c. Folino, 2005 ONCA 258, 77 O.R. (3d) 641, par. 25; Alicandro, par. 49; mais voir R. c. Woodward, 2011 ONCA 610, 107 O.R. (3d) 81, par. 58). Dans la plupart des poursuites intentées par voie de mise en accusation, la durée de peine appropriée variera entre 12 et 24 mois (Jarvis, par. 31).

[178]                      Cela ne veut toutefois pas dire qu’une telle peine sera appropriée dans d’autres cas raisonnablement prévisibles (voir R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 57‑61), ni que cette disposition établissant une peine minimale obligatoire est compatible avec l’art. 12  de la Charte . Pour les motifs qui suivent, je conclurais qu’elle ne l’est pas.

[179]                      L’infraction de leurre peut être commise de plusieurs façons, dans des circonstances très variées et par des personnes qui peuvent avoir divers degrés de culpabilité morale. Ces caractéristiques suffisent à rendre la disposition en cause vulnérable sur le plan constitutionnel parce qu’il est presque inévitable qu’il existera des situations tombant sous le coup de telles dispositions législatives où la peine minimale obligatoire sera exagérément disproportionnée (voir, p. ex., Lloyd, par. 35; Nur, par. 82; Smith, p. 1078). En termes simples, une infraction qui ratisse large augmente la probabilité que tombent dans ses mailles des individus dont la conduite ne justifie aucunement l’infliction de la peine minimale obligatoire.

[180]                      Les trois éléments essentiels du leurre pour l’application du par. 172.1(1) sont : a) une communication intentionnelle par un moyen de télécommunication; b) avec une personne qui est âgée — ou dont l’accusé croit qu’elle est âgée — de moins de 18, 16 ou 14 ans (selon l’alinéa en cause); c) en vue de faciliter la perpétration de l’une des infractions sous‑jacentes énumérées (en l’espèce, l’incitation à des contacts sexuels en contravention de l’art. 152  du Code criminel ) (voir R. c. Legare, 2009 CSC 56, [2009] 3 R.C.S. 551, par. 3).

[181]                      L’éventail des comportements qui constituent une infraction pour l’application de cet article est extrêmement vaste. Comme l’a déclaré la Cour dans Legare, pour être reconnu coupable de leurre, le prévenu n’a pas besoin d’avoir commis l’infraction sous‑jacente sur laquelle repose l’accusation de leurre ni même avoir eu l’intention de rencontrer la victime. En effet, il n’a qu’à communiquer avec la victime en vue de faciliter la perpétration de l’infraction sous‑jacente, en aidant à provoquer la perpétration de l’infraction ou en la rendant plus facile ou plus probable (par. 25 et 28). Il n’est pas nécessaire que les communications en question soient sexuellement explicites ni objectivement susceptibles de faciliter la perpétration de l’infraction sous‑jacente (par. 29 et 42). De plus, la nature et la gravité des infractions secondaires énumérées varient énormément (voir les motifs du juge Moldaver, par. 147).

[182]                      Comme nous l’avons vu, le par. 172.1(1) vise une grande variété de communications. L’infraction peut être commise par des personnes qui utilisent Internet pour cibler des enfants en vue de les exploiter physiquement ou, à l’inverse, par des personnes qui n’ont aucune intention de rencontrer leurs victimes en personne. De même, la durée de la communication peut considérablement varier. Alors que, dans certaines affaires, le délinquant peut avoir engagé un long dialogue avec la victime pour la manipuler, dans d’autres affaires, l’infraction peut être commise en quelques minutes à peine lors d’un échange d’une série de courts messages. Comme le souligne mon collègue, il peut s’agir d’un unique message texte envoyé par un adulte de 21 ans à un adolescent de 15 ans, comme de multiples conversations qui se déroulent sur une longue période entre un adulte mûr et un enfant de 13 ans (motifs du juge Moldaver, par. 146). Enfin, la communication peut aussi avoir lieu avec un enfant qui n’a pas atteint l’âge fixé par la disposition ou, comme en l’espèce, avec un policier qui se fait passer pour un mineur de cet âge (voir R. c. Rafiq, 2015 ONCA 768, 342 O.A.C. 193, par. 47‑49). Ces facteurs peuvent avoir une incidence sur le niveau de préjudice causé par la perpétration de l’infraction et nous éclairent donc sur ce qui constitue une peine juste et proportionnée (voir l’art. 718  du Code criminel ).

[183]                      La situation personnelle du délinquant et sa relation avec la victime peuvent aussi grandement varier. Il ressort de la jurisprudence que les infractions de leurre sont parfois commises par des personnes qui n’ont pas une grande différence d’âge avec leurs victimes, qui ont des troubles cognitifs ou des maladies mentales ou encore qui ont elles‑mêmes déjà été agressées (voir, p. ex., R. c. Hood, 2018 NSCA 18, 409 C.R.R. (2d) 70; R. c. S. (S.), 2014 ONCJ 184, 307 C.R.R. (2d) 147; R. c. Crant, 2017 ONCJ 192). Ces facteurs peuvent atténuer la culpabilité morale associée à l’infraction (voir art. 718.1  du Code criminel ).

[184]                      Vu la diversité des situations tombant sous le coup de l’infraction, il n’est pas surprenant que la jurisprudence relative au par. 172.1(1) démontre qu’une peine juste et proportionnée puisse être beaucoup moins lourde que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an requise par le Code criminel . Les tribunaux qui appliquent les principes de détermination de la peine du Code criminel  ont jugé que la peine juste et proportionnée dans certains cas de leurre devait être moins lourde; elle pourrait consister en une brève incarcération de 90 jours ou moins en établissement (Alicandro, par. 2 et 49; R. c. Read, 2008 ONCJ 732, par. 29 (CanLII); voir aussi R. c. Dehesh, [2010] O.J. No. 2817 (C.S.J.), par. 9; S. (S.), par. 91), en une peine d’emprisonnement avec sursis (R. c. El‑Jamel, 2010 ONCA 575, 261 C.C.C. (3d) 293, par. 2 et 20; Folino, par. 33; R. c. B. and S., 2014 BCPC 94, par. 42 (CanLII); R. c. Danielson, 2013 ABPC 26, par. 89 (CanLII)), voire en une absolution sous condition (R. c. Pelletier, 2013 QCCQ 10486, par. 73 (CanLII)). Bien que la Couronne ait procédé par voie sommaire dans certaines de ces affaires (Dehesh; S. (S.); Danielson), ces décisions démontrent que l’infraction peut commander de telles peines. Comme la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse l’a récemment indiqué, dans certains cas raisonnablement prévisibles, il pourrait même être indiqué de surseoir au prononcé de la peine (Hood, par. 154).

[185]                      Le fait que le par. 172.1(1) prévoit une infraction mixte est aussi une considération importante. Lors de la période visée par le présent pourvoi, la peine minimale obligatoire pour une personne reconnue coupable de leurre sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire consistait en un emprisonnement de 90 jours, alors que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire pour la personne reconnue coupable d’un acte criminel était d’un an (par. 172.1(2))5. L’existence de la peine minimale obligatoire de 90 jours pour les infractions punissables par procédure sommaire montre clairement que le législateur comprenait que, dans certaines situations, des peines beaucoup moins lourdes que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an seraient appropriées.

[186]                      En l’espèce, la disparité entre les deux peines minimales obligatoires tend fortement à indiquer que l’al. 172.1(2)a) viole l’art. 12  de la Charte . Le fait que la disposition elle‑même prévoyait qu’une peine d’emprisonnement de 90 jours, soit une peine d’emprisonnement équivalant au quart de la durée de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a), puisse parfois être appropriée étaye solidement l’affirmation selon laquelle la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an est exagérément disproportionnée. Par ailleurs, comme la Cour l’a clairement dit, une peine minimale obligatoire inconstitutionnelle ne peut être sauvegardée par le fait que les poursuivants peuvent opter pour la procédure sommaire et ainsi écarter les effets exagérément disproportionnés de la disposition (Nur, par. 85‑98).

[187]                      Pour ces motifs, je conclurais que l’al. 172.1(2)a) viole l’art. 12  de la Charte . Étant donné sa grande portée et sa nature mixte, la disposition relative au leurre englobe des situations qui peuvent être radicalement différentes en ce qui concerne la culpabilité morale du délinquant et le préjudice susceptible d’être causé à la victime. Il ressort clairement de l’examen de la portée de l’infraction et de ses possibles applications, effectué à la lumière de la jurisprudence élaborée par les tribunaux de juridictions inférieures, que des courtes périodes d’emprisonnement — voire des peines d’emprisonnement avec sursis, des absolutions sous condition ou des sursis au prononcé de la peine — peuvent constituer, dans certaines situations, des peines justes et proportionnées. À l’époque, le législateur a par ailleurs lui‑même considéré qu’une incarcération de 90 jours serait parfois appropriée pour l’infraction. Condamner une personne à un an de prison, lorsque la peine juste et proportionnée serait un emprisonnement de 90 jours — ou une peine moins lourde encore —, est intolérable et serait choquant pour les Canadiens. Une telle peine est cruelle et inusitée et viole l’art. 12  de la Charte .

C.            La violation est‑elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte ?

[188]                      La Couronne n’a pas soutenu que la justification de la peine minimale obligatoire requise par l’al. 172.1(2)a) peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il est effectivement difficile de concevoir comment une peine minimale obligatoire qui a été jugée exagérément disproportionnée parce qu’elle est incompatible avec le principe de la dignité humaine cher à la société canadienne pourrait constituer une atteinte justifiable au regard de l’article premier de la Charte  (voir Nur, par. 111). Je conclurais par conséquent que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) est inconstitutionnelle.

D.           Réparation

[189]                      La Couronne fait valoir qu’au lieu de déclarer inopérant l’al. 172.1(2)a), la Cour devrait intégrer dans l’acte criminel la peine d’emprisonnement minimale associée à une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. Elle ajoute qu’une telle interprétation serait une réparation moins intrusive qui se rapprocherait davantage de la volonté du législateur.

[190]                      Je ne suis pas d’accord. Dans l’arrêt Ferguson, la Cour a réitéré que, lorsqu’une disposition prévoit une peine obligatoire cruelle et inusitée en contravention de l’art. 12  de la Charte , la réparation consiste habituellement en un jugement déclaratoire portant que cette disposition est inopérante (par. 36).

[191]                      Dans le cas qui nous occupe, rien ne donne à penser que le législateur aurait adopté une disposition prévoyant la même peine d’emprisonnement minimale obligatoire pour les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et pour les actes criminels, s’il avait su que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire d’un an associée aux actes criminels, prévue à l’al. 172.1(2)a), était inconstitutionnelle. Le législateur a en effet à sa disposition d’autres façons de remédier à ce type de vice constitutionnel. Il pourrait, par exemple, accorder un pouvoir discrétionnaire aux tribunaux pour qu’ils puissent prévoir des peines adaptées dans les cas où la peine minimale obligatoire ne serait pas constitutionnelle. Il n’appartient pas à la Cour de réécrire la disposition pour qu’elle soit conforme à la Charte . Conformément à l’arrêt Ferguson, je suis d’avis de conclure que, si la Cour accordait une telle réparation, elle empiéterait de façon injustifiée sur le rôle du législateur.

E.            Conclusion

[192]                      Pour les motifs qui précèdent, je ne modifierais pas la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’al. 172.1(2)a) est inopérant par application de l’art. 52  de la Loi constitutionnelle de 1982 .

[193]                      Comme la Cour l’a reconnu précédemment et comme le démontre la présente affaire, plus l’éventail de comportements auxquels s’applique une peine minimale obligatoire est grand, plus cette peine risque d’être jugée exagérément disproportionnée dans certaines situations, et, partant, contraire à l’art. 12  de la Charte  (Lloyd, par. 35; Nur, par. 82‑83).

[194]                      Il est cependant possible d’éviter de tels vices constitutionnels. Le préjudice associé aux peines minimales obligatoires inconstitutionnelles découle de la rigidité des dispositions, qui enlèvent aux juges la flexibilité nécessaire qui leur permettrait d’éviter d’infliger des peines exagérément disproportionnées. La construction d’une soupape — l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire résiduel — pour les dispositions prévoyant une peine minimale obligatoire remédierait au problème en permettant aux juges de faire une exception dans les cas où la peine minimale obligatoire s’avérerait inconstitutionnelle. Une telle approche permettrait au législateur d’envoyer le message clair et sans équivoque suivant : les peines minimales sont présumées être appropriées, mais les juges peuvent néanmoins s’écarter des balises qu’elles donnent dans les cas où la peine minimale obligatoire serait excessive et inacceptable.

Version française des motifs rendus par

[195]                      La juge Abella (dissidente en partie) — Le présent pourvoi porte sur la preuve que doit faire la Couronne pour établir l’infraction de leurre par un moyen de télécommunication, prévue à l’art. 172.1  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , et, surtout, comment un accusé peut se défendre contre une telle accusation. Je suis d’accord pour dire que la présomption de croyance à l’âge établie au par. 172.1(3)  du Code criminel  est une violation de l’al. 11 d )  de la Charte canadienne des droits et libertés . Toutefois, soit dit en tout respect, j’estime que l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) offre une deuxième voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité en introduisant un élément objectif dans la mens rea de l’infraction lorsque l’erreur sur l’âge est en cause. En conséquence, cette disposition est inconstitutionnelle elle aussi.

[196]                      Bien que l’infraction repose sur la croyance de l’accusé qu’il communiquait avec un enfant, l’accusé est empêché de s’appuyer sur sa croyance de bonne foi lorsqu’aucune mesure raisonnable n’a été prise pour déterminer l’âge de l’interlocuteur. Dans le contexte d’Internet, cette obligation de prendre des mesures raisonnables peut se révéler impossible à satisfaire et la preuve concernant ces « mesures raisonnables » peut même avoir pour effet de prendre l’accusé au piège dans la toile de responsabilité créée par l’infraction. Il en résulte une atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière et au droit à la présomption d’innocence garantis par l’art. 7 et l’al. 11 d )  de la Charte .

[197]                      Le leurre par Internet désigne le processus délibéré et méthodique par lequel un prédateur « espèr[e] gagner la confiance de [ses] proies » en ligne avant de tenter « de les amener, par [. . .] la ruse, à se livrer à des activités sexuelles sur Internet ou, pire encore, en personne » (R. c. Legare, [2009] 3 R.C.S. 551, par. 2). Les prédateurs ont recours à l’anonymat dans l’Internet pour entrer en rapport et interagir avec des enfants par des façons qui ne seraient pas possibles dans le monde réel. Généralement, l’adulte prédateur emploie une messagerie privée pour établir un degré de familiarité avec l’enfant avant de graduellement sexualiser la relation par l’utilisation de pornographie, de conversations sexuelles en ligne, de conversations téléphoniques et, dans certains cas, par l’organisation d’un rendez‑vous en personne.

[198]                      La criminalisation du leurre a pour but d’empêcher les prédateurs d’employer ces méthodes pour attirer les enfants dans des situations où ces derniers sont susceptibles d’être exploités sexuellement. Suivant l’art. 172.1, commet une infraction quiconque communique par un moyen de télécommunication avec une personne dont l’accusé sait ou croit qu’elle n’a pas atteint l’un des âges précisés à l’art. 172.1 en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction sous‑jacente énumérée, à savoir l’enlèvement ou l’une des infractions sexuelles mentionnées. Les trois éléments essentiels sont, premièrement, une communication en ligne, deuxièmement, le fait pour l’accusé de savoir ou de croire que l’interlocuteur n’avait pas atteint l’âge applicable et, troisièmement, l’intention de l’accusé de faciliter la perpétration d’une infraction sous‑jacente (Legare, par. 3; R. c. Levigne, [2010] 2 R.C.S. 3, par. 23).

[199]                      Dans l’arrêt Legare, le juge Fish a souligné que tenter de classer ces éléments comme s’inscrivant soit dans l’actus reus soit dans la mens rea pouvait se révéler peu utile pour rendre le verdict qui convient (par. 39). Pour apprécier la culpabilité, il suffit que les trois éléments énoncés ci‑dessus expriment fidèlement l’acte interdit qui constitue l’infraction de leurre (par. 40‑41). Toutefois, dans le présent pourvoi, pour bien comprendre si les paramètres de l’infraction sont conformes aux droits garantis par la Charte , il faut pousser l’analyse plus loin.

[200]                      En ce qui concerne d’abord l’élément du comportement, l’actus reus du leurre sera établi si l’accusé communique avec une autre personne par un moyen de télécommunication. Ceci inclut manifestement un vaste ensemble d’actes légaux, puisque la grande majorité des gens ont recours à des moyens de télécommunication tous les jours pour une multitude de fins légitimes. Toutefois, la définition large de l’élément du comportement est essentielle, parce qu’un aspect fondamental du leurre est la capacité du prédateur d’établir une relation avec la victime par des conversations apparemment anodines sur la vie familiale et les intérêts personnels de l’enfant (Legare, par. 29). Le leurre est une infraction « inchoative » ou « préliminaire » qui criminalise un comportement qui précède la perpétration ou la tentative de perpétration d’une infraction substantielle d’ordre sexuel. Permettre aux autorités policières d’intervenir en amont et de « fermer la porte du cyberespace avant que le prédateur ne la franchisse pour traquer sa proie » (par. 25) protège les enfants en empêchant les préjudices de l’exploitation sexuelle qui se manifestent lorsque l’accusé a commis l’infraction substantielle ou a commis des actes qui suffisent à établir les infractions inchoatives de tentative ou de conseil (H. C. Stewart, « Legare: Mens Rea Matters » (2010), 70 C.R. (6th) 12, p. 13).

[201]                      Les communications en ligne deviennent un leurre criminel lorsqu’elles s’accompagnent des éléments moraux exigés : la croyance de l’accusé qu’il communique avec un enfant et l’intention de l’accusé de faciliter la perpétration d’une infraction mentionnée contre cet enfant. Plus une infraction est éloignée de l’infliction des préjudices réels que l’on veut prévenir, plus l’élément subjectif devient important pour que la criminalisation soit justifiée (Legare, par. 32‑33, citant A. Ashworth, Principles of Criminal Law (6e éd. 2009), p. 456; Stewart (2010), p. 15). En conséquence, pour constituer un leurre, il est essentiel que les communications en ligne soient faites en vue de faciliter la perpétration d’une infraction subséquente et que l’accusé croie que l’interlocuteur est un enfant. Ces éléments constituent la mens rea de l’infraction (Stewart (2010), p. 16‑17). En tant que crime préparatoire, le leurre est constitué d’actes par ailleurs légaux — les communications en ligne — qui sont subjectivement censés mener à la perpétration d’un crime complet (Legare, par. 25 et 32).

[202]                      Un élément clé de cette intention subjective est la croyance de l’accusé, qui est expressément identifiée comme l’élément de faute suffisant. De ce fait, la Couronne peut établir sa preuve en fonction de la compréhension subjective de l’accusé que la victime n’avait pas atteint l’âge applicable, que la croyance soit conforme à la réalité ou non (Stewart (2010), p. 16; États‑Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, par. 68‑71). En précisant que l’élément de faute est la « croyance », on permet les opérations d’infiltration, dans lesquelles les policiers se font passer pour des enfants « en vue de démasquer et d’arrêter les prédateurs adultes » qui « rôdent dans l’Internet pour appâter des enfants et des adolescents vulnérables » (Levigne, par. 24‑25). Ces opérations d’infiltration jouent un rôle essentiel dans l’application des lois relatives au leurre, car, comme l’a exprimé de façon convaincante le juge Doherty, [traduction] « [o]n ne peut s’attendre à ce que les enfants assurent le maintien de l’ordre dans Internet » (R. c. Alicandro (2009), 95 O.R. (3d) 173 (C.A.), par. 38).

[203]                      Il est donc clair que l’infraction de leurre est presque entièrement fondée sur l’intention et la croyance de l’accusé. Et, bien que les deux éléments doivent être prouvés pour établir l’infraction, il arrivera souvent que la croyance joue un rôle essentiel dans la preuve de l’intention. Il en est ainsi parce que l’exercice qui consiste à inférer l’intention à partir du dossier des communications faites en ligne dépend presque entièrement du contexte. Les conversations entre adultes prennent un ton différent lorsqu’un des adultes croit communiquer avec un enfant. En conséquence, lorsqu’il est établi que l’accusé croyait que l’interlocuteur n’avait pas atteint l’âge précisé, les communications qui peuvent être interprétées comme cultivant une relation de confiance ou qui revêtent un caractère sexuel témoigneront presque inévitablement d’une intention de faciliter la perpétration d’une infraction sous‑jacente. La croyance de l’accusé selon laquelle l’interlocuteur est un enfant constitue souvent la seule différence entre une discussion anodine en ligne et le leurre criminel. C’est pour cette raison que la croyance est la seule question en litige dans la vaste majorité d’affaires de leurre.

[204]                      Bien que la croyance soit au cœur de l’infraction de leurre, deux autres dispositions, toutes deux en cause dans le présent pourvoi, ont une incidence sur la manière dont cet élément peut être prouvé par la Couronne (et faire l’objet d’une défense par l’accusé). La première est la présomption relative à l’âge, établie au par. 172.1(3), qui édicte ce qui suit :

                    Présomption

                    (3) La preuve que la personne visée aux alinéas (1)a), b) ou c) a été présentée à l’accusé comme ayant moins de dix‑huit, seize ou quatorze ans, selon le cas, constitue, sauf preuve contraire, la preuve que l’accusé la croyait telle.

[205]                      Le paragraphe 172.1(3) crée une présomption fondée sur des faits établis qui permet à la Couronne de s’acquitter de son fardeau consistant à prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé croyait communiquer avec un enfant en prouvant simplement que l’interlocuteur avait été présenté comme n’ayant pas atteint l’un des âges précisés à l’art. 172.1. En l’espèce, par exemple, « Mia Andrews », dans sa première réponse par courriel à M. Morrison, a affirmé être âgée de quatorze ans. Par application du par. 172.1(3), cette affirmation constituerait une preuve que M. Morrison croyait communiquer avec une personne qui n’était âgée que de quatorze ans.

[206]                      La présomption est réfutable par une « preuve contraire ». Généralement, il faut une « preuve capable de susciter un doute raisonnable quant au fait présumé » (R. c. Gibson, [2008] 1 R.C.S. 397, par. 53; R. c. Boucher, [2005] 3 R.C.S. 499, par. 15). Toutefois, cette réalité est modifiée par la deuxième disposition en cause, le par. 172.1(4), qui est ainsi libellé :

                    Moyen de défense

                    (4) Le fait pour l’accusé de croire que la personne visée aux alinéas (1)a), b) ou c) était âgée d’au moins dix‑huit, seize ou quatorze ans, selon le cas, ne constitue un moyen de défense contre une accusation fondée sur le paragraphe (1) que s’il a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de la personne.

[207]                      Dans l’arrêt Levigne, le juge Fish a interprété l’effet combiné des par. 172.1(3) et (4). Lorsque l’accusé communique avec une personne qui se présente comme n’ayant pas atteint l’un des âges précisés, l’accusé est présumé, en application du par. 172.1(3), avoir cru communiquer avec une personne n’ayant pas atteint cet âge. Cette présomption est réfutable par une preuve contraire qui, suivant le libellé du par. 172.1(4), doit notamment établir que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’autre personne (Levigne, par. 32). Lorsque la présomption de croyance est réfutée par une preuve contraire et que l’accusé a pris des mesures raisonnables, le juge des faits doit se demander si, sur le fondement de l’ensemble de la preuve, l’accusé croyait que la personne n’avait pas atteint l’âge mentionné et prononcer l’acquittement s’il subsiste dans son esprit un doute raisonnable quant à la croyance coupable de l’accusé (par. 32). Si aucune mesure raisonnable n’a été prise et que tous les autres éléments ont été prouvés, l’accusé sera déclaré coupable.

[208]                      Je conviens, pour les motifs exposés par les juges majoritaires, que la présomption relative à l’âge viole l’al. 11 d )  de la Charte  et qu’elle ne peut être sauvegardée en application de l’article premier. En toute déférence, je ne partage pas l’avis selon lequel l’invalidation de la présomption établie au par. 172.1(3) a pour effet d’éliminer une deuxième voie pouvant conduire à une déclaration de culpabilité par application du par. 172.1(4), voie suivant laquelle un accusé peut être déclaré coupable si la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge de l’interlocuteur. Un tel verdict de culpabilité est possible en raison de l’interaction entre le libellé de la disposition et la manière dont la Cour a interprété l’erreur de fait. Je serais donc d’avis de conclure que le par. 172.1(4) est lui aussi inconstitutionnel.

[209]                      À première vue, l’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) limite la capacité de l’accusé d’invoquer le moyen de défense d’erreur de fait. Toutefois, comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, rendu avant l’entrée en vigueur de la Charte , l’erreur de fait n’est pas une « défense » à proprement parler, mais plutôt l’absence de mens rea (ou, plus exactement, un doute raisonnable quant à la mens rea). Pour soulever un doute raisonnable quant à la mens rea, les paramètres de l’erreur doivent correspondre à l’élément de faute de l’infraction. Ceci signifie que la mens rea subjective peut être renversée par une erreur honnête, alors que la mens rea objective ne peut être renversée que par une erreur honnête et raisonnable (D. Stuart, Canadian Criminal Law: A Treatise (7e éd. 2014), p. 311 et 317; K. Roach, Criminal Law (7e éd. 2018), p. 18‑19 et 202‑204, Pappajohn, p. 152). En raison de la relation symbiotique entre la mens rea et l’erreur de fait, la mens rea est nécessairement influencée lorsque la loi limite la possibilité d’invoquer la « défense » d’erreur de fait par un aspect objectif, à savoir, en l’espèce, l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge.

[210]                      La jurisprudence en droit criminel a reconnu l’effet des dispositions exigeant la prise de mesures raisonnables sur l’élément de faute d’une infraction. Les infractions qui présentent de telles limites ont été décrites comme étant « subjectives et objectives », puisque la réponse à la question de savoir si un accusé a pris des « mesures raisonnables » pour s’assurer de l’âge de l’autre personne repose sur les mesures que prendrait une personne raisonnable dans les circonstances dont avait alors connaissance l’accusé (R. c. George, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 9; R. c. Saliba (2013), 304 C.C.C. (3d) 133 (C.A. Ont.), par. 27‑28; R. c. Duran (2013), 306 O.A.C. 301 (C.A.), par. 53‑54; R. c. P. (L.T.) (1997), 113 C.C.C. (3d) 42 (C.A. C.‑B.), par. 20; H.C. Stewart, Sexual Offences in Canadian Law (feuilles mobiles), p. 4‑26.2). Bien que l’analyse dépende de l’information dont disposait subjectivement l’accusé, l’analyse demeure objective puisqu’elle est réalisée du point de vue d’une personne raisonnable : l’accusé est [traduction] « tenu à la norme du comportement raisonnable » (R. c. Sinclair, 92 Alta L.R. (5th) 64 (B.R.), par. 40; R. c. Malcolm (2000), 148 Man. R. (2d) 143 (C.A.), par. 13; R. c. Darrach (1998), 38 O.R. (3d) 1 (C.A.), p. 24-25, confirmé pour d’autres motifs par [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Cornejo (2003), 68 O.R. (3d) 117 (C.A.), par. 19 et 30‑34; Duran, par. 51‑55; R. Cairns Way, « Bill C‑49 and the Politics of Constitutionalized Fault » (1993), 42 U.N.B.L.J. 325, p. 329‑330).

[211]                      Nous pouvons voir comment l’obligation de prendre des mesures raisonnables ajoute une certaine objectivité à la mens rea en examinant comment cette « défense » s’applique en pratique. Pour établir la vraisemblance de la défense d’erreur de fait lorsqu’il y a une obligation de prendre des mesures raisonnables, que l’erreur porte sur l’âge ou le consentement, il doit exister une preuve qui appuie la croyance sincère de l’accusé que le plaignant avait atteint l’âge applicable/était consentant et que l’accusé a pris toutes les mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge ou des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement. En conséquence, dès que l’erreur de fait est invoquée, la Couronne peut avoir gain de cause en prouvant soit que l’accusé croyait que le plaignant n’avait pas atteint l’âge applicable/n’était pas consentant, soit que l’accusé a omis de prendre toutes les mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge ou des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement (George, par. 8; Stewart (feuilles mobiles), p. 4‑26.2 à 4‑26.3; M. Manning et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff: Criminal Law (5e éd. 2015), p. 1113). Il s’ensuit que la mens rea de l’infraction peut être établie sur le seul fondement du défaut pour l’accusé de prendre des mesures raisonnables.

[212]                      Reconnaître que le par. 172.1(4) a une incidence sur la mens rea de l’infraction s’accorde avec l’interprétation des limites analogues prévues ailleurs dans le Code criminel , qui incorporent elles aussi une certaine objectivité dans l’élément de faute de l’infraction (pour ce qui est de l’erreur sur l’âge, voir les par. 150.1(4)  et (5)  du Code criminel ; George, par. 8; Roach, p. 233‑234; Stewart (feuilles mobiles), p. 4‑26.2 à 4‑26.3; pour ce qui est de la croyance erronée au consentement, voir l’al. 273.2b)  du Code criminel ; Malcolm, par. 13; Darrach, p. 24‑25; Cornejo, par. 19 et 30‑34).

[213]                      La Cour a récemment reconnu qu’une obligation en matière de prise de mesures raisonnables ajoute une certaine objectivité à l’élément de faute de l’infraction, dans la décision qu’elle a rendue à l’unanimité dans l’affaire George, qui portait sur la manière dont les limites apportées à l’erreur sur l’âge par le par. 150.1(4)  du Code criminel  ont une incidence sur les voies disponibles pouvant conduire à une déclaration de culpabilité dans le contexte des infractions sexuelles générales. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Gascon a affirmé ce qui suit :

                    . . . le seul moyen de défense [que l’accusée] pouvait invoquer — ou, pour être plus précis, le seul moyen dont elle disposait pour réfuter qu’elle avait eu l’intention criminelle (mens rea) d’avoir des rapports sexuels avec un mineur — était de faire valoir qu’elle avait commis une « erreur sur l’âge », c’est‑à‑dire qu’elle croyait que C.D. avait au moins 16 ans. Cependant, le Code criminel  limite l’ouverture de la défense d’erreur sur l’âge en exigeant d’un accusé qu’il ait pris « toutes les mesures raisonnables » pour s’assurer de l’âge du plaignant :

                    150.1 . . .

                    Inadmissibilité de l’erreur

                         (4) Le fait que l’accusé croyait que le plaignant était âgé de seize ans au moins au moment de la perpétration de l’infraction reprochée ne constitue un moyen de défense contre une accusation portée en vertu des articles 151 ou 152, des paragraphes 160(3) ou 173(2) ou des articles 271, 272 ou 273 que si l’accusé a pris toutes les mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge du plaignant.

                     En common law, les [traduction] « crimes véritables » — du genre de ceux en cause dans la présente affaire — comportent un élément de faute purement subjectif. Toutefois, par voie de dispositions législatives, le Parlement a importé dans l’analyse de la faute un élément objectif afin d’accorder une protection accrue aux jeunes personnes. Par conséquent, pour que soit déclaré coupable un accusé qui démontre que sa défense d’erreur sur l’âge possède une « apparence de vraisemblance », le ministère public doit alors prouver hors de tout doute raisonnable soit que l’accusé (1) ne croyait pas sincèrement que le plaignant était âgé d’au moins 16 ans (l’élément subjectif), soit que l’accusé (2) n’a pas pris « toutes les mesures raisonnables » pour s’assurer de l’âge du plaignant (l’élément objectif). [Italiques ajoutés; références omises; par. 7‑8.]

[214]                      Ces mots sont clairs et sans équivoque, et ils confirment que les obligations en matière de prise de mesures raisonnables introduisent une certaine objectivité dans la mens rea des infractions criminelles. L’analyse dans l’arrêt George au sujet des obligations en matière de prise de mesures raisonnables s’applique avec autant de vigueur au par. 172.1(4). Lorsque l’erreur sur l’âge est en cause, le par. 172.1(4) permet le prononcé d’une déclaration de culpabilité si la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé a omis de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge (la voie objective vers la responsabilité) ou si elle prouve que l’accusé croyait subjectivement que l’interlocuteur n’avait pas atteint l’âge applicable (la voie subjective vers la responsabilité). Parce que la définition par voie législative des paramètres de l’erreur de fait acceptable a nécessairement pour effet, en outre, de transformer l’élément de faute de l’infraction, la Couronne, en prouvant hors de tout doute raisonnable l’une ou l’autre de ces voies pouvant conduire à une déclaration de culpabilité — objective ou subjective —, se trouvera également à avoir établi la mens rea hors de tout doute raisonnable.

[215]                      Les obligations en matière de prise de mesures raisonnables ne me paraissent pas suspectes sur le plan constitutionnel d’une manière générale. Ces obligations ont pour objectif « d’accorder une protection accrue aux jeunes personnes » dans le contexte de l’erreur sur l’âge (George, par. 8) et d’interdire le recours aux stéréotypes et aux suppositions dans le contexte du consentement (voir, p. ex., R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 95, la juge L’Heureux‑Dubé, dans des motifs concordants). Cependant, dans le contexte particulier du leurre par Internet, les restrictions sur la capacité de l’accusé d’alléguer la croyance erronée à l’âge qui est visée au par. 172.1(4) sont, à mon avis, incompatibles avec les garanties prévues à l’art. 7  et à l’al. 11 d )  de la Charte , dont le texte suit :

Vie, liberté et sécurité

     7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Affaires criminelles et pénales

     11. Tout inculpé a le droit :

. . .

     d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable.

[216]                      Il est un principe de justice fondamentale visé à l’art. 7 selon lequel l’accusé a le droit de présenter une défense pleine et entière contre une accusation criminelle (R. c. Lyttle, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 41 et 43). Pour être en mesure de le faire, l’accusé doit pouvoir établir sa défense et contester la preuve présentée par la poursuite. À son tour, le droit à une défense pleine et entière maintient le droit de la personne innocente de ne pas être déclarée coupable, un droit qui est lui‑même consacré à l’al. 11 d )  de la Charte . Lorsqu’une disposition a pour effet de nuire à la capacité d’un accusé de présenter une défense pleine et entière contre l’accusation portée contre lui, elle constituera une violation à la fois de l’art. 7 et de l’al. 11d).

[217]                      Le paragraphe 172.1(4) empêche l’accusé de plaider qu’il ne croyait pas que l’interlocuteur en ligne était un enfant, à moins qu’il ait pris des mesures pour s’assurer de l’âge de l’interlocuteur qui étaient objectivement raisonnables dans les circonstances. À mon avis, toute défense sera largement illusoire dans le cas où l’accusé croyait communiquer avec un adulte. Quelles mesures un accusé peut‑il possiblement prendre sur Internet pour s’assurer raisonnablement que l’interlocuteur avait atteint l’âge applicable afin d’échapper à la responsabilité objective? Il en résulte un obstacle quasiment infranchissable à la capacité de l’accusé d’invoquer en défense sa croyance de bonne foi.

[218]                      L’obligation de prendre des « mesures raisonnables » pour s’assurer de l’âge, visée au par. 172.1(4), a été interprétée, à bon droit à mon avis, d’une manière qui rappelle l’obligation à peu près semblable de prendre « toutes les mesures raisonnables » pour s’assurer de l’âge du plaignant en application des par. 150.1(4)  et (5)  du Code criminel  afin de pouvoir invoquer la défense de la croyance erronée à l’âge en lien avec une infraction sexuelle générale (R. c. Thain (2009), 243 C.C.C. (3d) 230 (C.A. Ont.), par. 36‑37; R. c. Dragos (2012), 111 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 61‑62; R. c. Pengelley (2010), 261 C.C.C. (3d) 93 (C.S.J. Ont.), par. 10‑11). Cette analyse s’appuie sur les mesures qu’une personne raisonnable prendrait dans les circonstances dont l’accusé avait subjectivement connaissance à l’époque (George, par. 9; Saliba, par. 27‑28; Duran, par. 53‑54; P. (L.T.), par. 20). Cette analyse a été qualifiée d’« éminemment contextuelle et tributaire des faits » (George, par. 9; Stewart (feuilles mobiles), p. 4‑26.3).

[219]                      Sous le régime des par. 150.1(4) et (5), le juge des faits doit se demander si, eu égard aux indices disponibles concernant l’âge et dont l’accusé avait connaissance, une personne raisonnable accepterait l’âge du plaignant sans s’informer davantage (P. (L.T.), par. 20 et 27; Duran, par. 52). Les indices concernant l’âge comprennent les renseignements que l’accusé est susceptible d’avoir observés passivement, notamment l’apparence physique, le comportement et la conduite du plaignant et d’autres représentations externes (R. c. Osborne (1992), 102 Nfld. & P.E.I.R. 194 (C.A.T.-N.), par. 22). S’il existe un facteur concluant qui rend inutile une enquête plus poussée par l’accusé, l’obligation de prendre des mesures raisonnables aura été remplie. Toutefois, lorsque ces facteurs appellent une enquête plus poussée, le juge des faits doit ensuite se demander si l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge, ou s’il devait faire davantage (R. c. Mastel (2011), 268 C.C.C. (3d) 224 (C.A. Sask.), par. 22). Comme a conclu la Cour dans l’arrêt George, « plus la perception qu’a l’accusé de l’âge du plaignant est raisonnable, moins le nombre de mesures raisonnablement requises de la part du premier sera élevé » (par. 9). Une analyse similaire s’applique dans le contexte de la croyance erronée au consentement pour l’application de l’al. 273.2b) (voir Malcolm, par. 21 et 24; Darrach, p. 24‑25; Cornejo, par. 19 et 30‑34).

[220]                      Toutefois, il est difficile, voire impossible, de faire une telle enquête dans le contexte du leurre par Internet. Contrairement aux indices objectifs concernant l’âge qui sont disponibles dans une rencontre en personne, par exemple, l’apparence ou le comportement du plaignant, l’accusé doit s’appuyer exclusivement sur les renseignements présentés dans Internet, où la tromperie est souvent impossible à détecter. Il arrive fréquemment que, en ligne, les profils, les maniérismes et les apparences soient artificiellement construits ou exagérés. Comment peut‑on s’attendre à ce qu’une personne raisonnable s’assure de l’âge de son interlocuteur lorsqu’elle ne peut même pas confirmer l’identité de ce dernier?

[221]                      Et même s’il était raisonnable qu’un accusé accepte que les renseignements présentés en ligne sont ceux de l’interlocuteur, quelles mesures peuvent être raisonnablement prises pour s’assurer de l’âge? Des documents d’identification ou des données de carte de crédit peuvent être envoyés par voie électronique, mais un individu ne dispose d’aucun moyen de vérifier ces renseignements. Ce problème est amplifié lorsque les interlocuteurs sont de jeunes personnes qui, au départ, n’ont pas accès à des documents aussi fiables. Comment fait‑on la différence, en ligne, entre une personne âgée de 14 ans et une personne qui en a 45, et a fortiori entre des personnes âgées de 15, 16 ou 17 ans? Le caractère anonyme et invérifiable des identités en ligne est, comme le reconnaît la Couronne, la raison précise pour laquelle l’infraction est fondée sur ce que l’accusé croyait au moment de la communication, et non sur la question de savoir si cette croyance était bien fondée.

[222]                      Qui plus est, les communications supplémentaires faites dans le but de s’assurer de l’âge feront nécessairement courir à l’accusé un risque accru d’être inculpé de l’infraction même qu’il tentait d’éviter. Des conversations sur la famille, l’école et les activités, ayant pour but de vérifier si l’interlocuteur est suffisamment âgé, figurent parmi les techniques qu’emploient les prédateurs pour identifier de jeunes personnes et exercer sur elles une manipulation psychologique en ligne (voir Legare, par. 29; R. c. Adams (2016), 45 Alta. L.R. (6th) 171 (B.R.), par. 90). De même, le fait pour l’accusé de demander une photo ou une vidéo, dans bien des cas, est associé au leurre (Legare, par. 10‑11; jugement de première instance, par. 35; Pengelley, par. 54; R. c. Bayat (2011), 108 O.R. (3d) 420 (C.A.), par. 20; R. c. Froese, 2015 ONSC 1075, par. 74 (CanLII)).

[223]                      La similitude inhérente de la preuve relative à la prise de « mesures raisonnables » et de celle du leurre par Internet pourrait faire en sorte qu’il est impossible pour un accusé d’échapper à la responsabilité objective, même s’il croit honnêtement que son interlocuteur a atteint l’âge précisé. Il en est ainsi parce que les tentatives visant à s’assurer de l’âge d’une personne peuvent être perçues par le juge des faits comme une preuve selon laquelle l’accusé croyait que son interlocuteur était un enfant. L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) a donc pour conséquence de rendre illusoire la possibilité pour un accusé de faire valoir une croyance honnête, quoiqu’erronée, à l’âge. À mon avis, il s’agit là d’une atteinte au droit fondamental de présenter une défense pleine et entière que l’art. 7 garantit à l’accusé et à la présomption d’innocence que lui garantit l’al. 11d).

[224]                      Comme l’a expliqué clairement le juge Fish dans l’arrêt Legare, ce qui importe, « c’est de déterminer si la preuve dans son ensemble établit hors de tout doute raisonnable que l’accusé a communiqué au moyen d’un ordinateur avec une victime qui n’a pas atteint l’âge fixé en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction d’ordre sexuel énumérée » (par. 42 (en italique dans l’original)). La Couronne doit prouver chaque élément de l’infraction hors de tout doute raisonnable, y compris la croyance, et l’accusé doit avoir la possibilité pleine et entière de se défendre contre l’accusation, que ce soit en plaidant que la Couronne ne s’est pas acquittée de son fardeau ou en présentant une preuve positive appuyant son innocence. Toute autre situation violera la Charte .

[225]                      Je ne crois pas non plus que le par. 172.1(4) puisse être sauvegardé en application de l’article premier de la Charte , essentiellement pour les motifs exposés par les juges majoritaires en lien avec le par. 172.1(3). Je reconnais que le fait d’empêcher l’accusé de présenter des arguments relatifs à l’erreur sur l’âge en l’absence de fondement objectif a un lien rationnel avec l’objectif urgent et réel, comme le définit l’arrêt Levigne, « de faire obstacle aux allégations disculpatoires d’ignorance ou d’erreur dénuées de tout fondement probatoire objectif » (par. 31). Cependant, à mon avis, les effets préjudiciables de la disposition l’emportent sur ses effets bénéfiques. L’obligation de prendre des mesures raisonnables visée au par. 172.1(4) porte sérieusement atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière et à la présomption d’innocence, des droits fondamentaux dans notre système de justice criminelle, et elle érode ces droits d’une manière qui risque de faire déclarer coupables des personnes innocentes. La gravité des préjudices l’emporte sur tout effet bénéfique. En conséquence, le par. 172.1(4) est inconstitutionnel.

[226]                      Je suis donc d’avis d’annuler la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Morrison et d’ordonner l’acquittement.

[227]                      Enfin, je suis d’accord avec la juge Karakatsanis pour dire que la peine minimale obligatoire prévue à l’al. 172.1(2)a) viole l’art. 12  de la Charte .

 

                    Pourvoi principal et pourvoi incident accueillis en partie, la juge Abella est dissidente en partie.

                    Procureur de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé/appelant au pourvoi incident : Rusonik, O’Connor, Robbins, Ross, Gorham & Angelini, Toronto; Caramanna, Friedburg, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan,

                    Regina.Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Berkes Newton‑Smith, Toronto; Daniel Brown Law, Toronto.

 



[1] Au moment où l’arrêt Levigne a été rendu, la disposition faisait référence à des communications « au moyen d’un ordinateur ». Toutefois, comme nous l’avons indiqué précédemment, la disposition fait désormais référence à des communications « par un moyen de télécommunication ».

[2] Aucun argument n’a été soumis à la Cour quant à savoir si la restriction imposée relativement à la capacité de l’accusé de soulever le moyen de défense selon lequel il croyait que l’autre personne avait atteint l’âge légal viole la présomption d’innocence garantie par l’al. 11 d )  de la Charte . Fait important, nous ne bénéficions pas des arguments de la Couronne à cet égard, ce qui fait en sorte qu’il n’est pas approprié que la Cour se prononce sur cette question : voir Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873, par. 28. Monsieur Morrison a fait valoir que le par. 172.1(4) était inconstitutionnel parce qu’il ouvrait la porte aux déclarations de culpabilité fondées sur la simple négligence.

[3]   Il existe, en fait, une troisième solution : la déclaration de culpabilité prononcée à l’encontre de M. Morrison pourrait être maintenue au titre du sous-al. 686(1)b)(iii) du Code . Cependant, je suis d’avis que cette solution serait inappropriée en l’espèce, étant donné que la Couronne n’a pas demandé à la Cour d’appliquer la disposition réparatrice et que M. Morrison n’a pas eu la possibilité de présenter des observations fondées sur la façon dont le bon cadre juridique devrait être appliqué à sa cause.

[4] Avant d’être modifié en juillet 2015, et au moment où M. Morrison a été accusé, l’al. 172.1(2)b) prévoyait une peine d’emprisonnement minimale obligatoire de 90 jours et une peine d’emprisonnement maximale de 18 mois lorsque la Couronne optait pour la procédure sommaire. À cette époque, l’al. 172.1(2)a) prévoyait une peine d’emprisonnement minimale d’un an et une peine d’emprisonnement maximale de 10 ans si la Couronne procédait par mise en accusation.

5 La disposition a ensuite été modifiée pour que la peine d’emprisonnement minimale obligatoire sur déclaration sommaire de culpabilité soit une peine d’emprisonnement de six mois (par. 172.1(2)).

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