Arsenault‑Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, [2000] 1 R.C.S. 3
Noëlla Arsenault‑Cameron, Madeleine Costa‑Petitpas et
la Fédération des Parents de l’Île‑du‑Prince‑Édouard Inc. Appelantes
c.
Le gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard Intimé
et
Le procureur général du Canada,
le procureur général de l’Ontario,
le procureur général du Manitoba,
la Commission scolaire de langue française de l’Île‑du‑Prince‑Édouard,
la Commission nationale des parents francophones,
la Société St‑Thomas d’Aquin ‑‑ Société acadienne de l’Île‑du‑Prince‑Édouard,
et le Commissaire aux langues officielles du Canada Intervenants
Répertorié: Arsenault‑Cameron c. Île-du-Prince-Édouard
Référence neutre: 2000 CSC 1.
No du greffe: 26682.
1999: 4 novembre; 2000: 13 janvier.
Présents: Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et Arbour.
en appel de la cour suprême de l’île-du-prince édouard, section d’appel
Droit constitutionnel – Charte des droits – Droits à l’instruction dans la langue de la minorité – Établissement d’enseignement – Emplacement des écoles de la minorité linguistique – Droit de gestion et de contrôle des établissements d’enseignement – Les droits à l’instruction dans la langue de la minorité prévus à l’art. 23 de la Charte comprennent‑ils le droit à l’instruction dans un établissement d’enseignement situé dans la région même où le nombre justifie la prestation de l’instruction dans la langue de la minorité? – Détermination du droit de gestion et de contrôle exercé par la commission scolaire de la langue de la minorité en ce qui a trait à l’emplacement des écoles de la minorité linguistique – Pouvoir discrétionnaire du ministre de l’Éducation d’approuver les décisions de la commission concernant les services d’enseignement dans la langue de la minorité.
Les appelantes, qui sont des particuliers, sont titulaires de droits à l’instruction dans la langue de la minorité en vertu de l’art. 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Elles ont demandé à la Commission scolaire de langue française la création d’une école française pour les classes de première à sixième années dans la région de Summerside pour l’année scolaire 1995‑1996. Les résultats de la préinscription remplissaient le critère minimal énoncé dans le règlement et la commission a décidé d’offrir conditionnellement l’enseignement en français langue première à Summerside. Le ministre de l’Éducation a admis que les enfants des titulaires des droits prévus à l’art. 23 habitant dans la région de Summerside avaient droit à un enseignement en français et que le nombre d’enfants justifiait la prestation de cet enseignement sur les fonds publics, mais il a refusé d’approuver l’offre de la commission, proposant à la place de maintenir les services de transport jusqu’à une école de langue française dans le village d’Abram. La durée moyenne du trajet en autobus de la région de Summerside à cette école est de 57 minutes. Il a également rejeté la proposition ultérieure de la commission d’offrir un enseignement en français à Summerside par l’entremise de l’école de langue française du village d’Abram. Les appelantes ont intenté des poursuites contre le gouvernement provincial afin d’obtenir un jugement déclaratoire portant qu’elles avaient le droit de faire instruire leurs enfants en français langue première au niveau primaire dans un établissement situé à Summerside. La Section de première instance de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard a fait droit à leur demande, mais la Section d’appel a annulé ce jugement et a rétabli la décision du ministre.
Arrêt: Le pourvoi est accueilli.
L’article 23 de la Charte prescrit que les gouvernements provinciaux doivent faire ce qui est pratiquement faisable pour maintenir et promouvoir l’instruction dans la langue de la minorité. Cet article a en partie un caractère réparateur et n’a pas pour objet de renforcer le statu quo par l’adoption d’une conception formelle de l’égalité qui viserait principalement à traiter de la même façon les groupes majoritaires et minoritaires de langue officielle. Une interprétation fondée sur l’objet des droits prévus à l’art. 23 repose sur le véritable objectif de cet article qui est de remédier à des injustices passées et d’assurer à la minorité linguistique officielle un accès égal à un enseignement de grande qualité dans sa propre langue, dans des circonstances qui favoriseront le développement de la communauté. L’analyse historique et contextuelle est importante pour les tribunaux qui doivent déterminer si un gouvernement n’a pas respecté les obligations imposées par l’art. 23 et devrait guider les acteurs gouvernementaux qui prennent les décisions requises pour donner effet à l’art. 23. Le fait que les droits linguistiques constitutionnels découlent d’un compromis politique n’est pas une caractéristique attachée uniquement à ces droits et ce fait n’a aucune incidence sur leur portée.
En vertu du par. 23(3) de la Charte, la province a l’obligation d’assurer l’enseignement dans la langue de la minorité linguistique officielle lorsque le nombre le justifie. Le nombre pertinent se situe entre la demande connue et le nombre total de personnes qui pourraient éventuellement se prévaloir du service. Étant donné que l’art. 23 favorise le développement de la communauté et associe le droit à l’instruction à l’endroit géographique où existent les conditions d’exercice de ce droit, le calcul du nombre pertinent ne se limite pas aux subdivisions scolaires existantes. Lorsqu’une commission scolaire de la langue de la minorité a été établie, la définition de la région se fait cas par cas et est assujettie aux pouvoirs exclusifs de gestion et de contrôle de la minorité, sous réserve des normes et directives provinciales objectives compatibles avec l’art. 23. Sans cela, le caractère réparateur et protecteur de l’art. 23 serait grandement affaibli. En l’espèce, le nombre pertinent dans la région de Summerside se situe entre 49 et 155. La Section d’appel a commis une erreur en adoptant une norme différente plus restrictive qui se limite uniquement à la demande réelle.
Pour déterminer ce que l’art. 23 exige, il faut définir les services appropriés, sur le plan pédagogique, pour le nombre d’élèves en cause et examiner les coûts du service envisagé. Il n’est pas nécessaire que les services éducatifs fournis à la minorité soient identiques à ceux fournis à la majorité. Aux termes de l’art. 23, l’égalité réelle exige que les minorités de langue officielle soient traitées différemment, si nécessaire, suivant leur situation et leurs besoins particuliers, afin de leur assurer un niveau d’éducation équivalent à celui de la majorité de langue officielle. En raison des situations différentes dans lesquelles se trouvent diverses écoles et des exigences de l’enseignement dans la langue de la minorité, il peut n’être ni pratique ni souhaitable de fournir le même système d’enseignement à la minorité et à la majorité. Mettre l’accent sur le droit individuel à l’instruction au détriment des droits linguistiques et culturels de la communauté minoritaire restreint dans les faits les droits collectifs de la communauté minoritaire. En l’espèce, par l’utilisation de normes objectives pour évaluer les besoins des enfants de la minorité linguistique principalement par référence aux besoins pédagogiques des enfants de la majorité linguistique, le ministre n’a pas tenu compte des exigences particulières des titulaires des droits garantis par l’art. 23. De plus, bien que des modalités de transport puissent parfois satisfaire aux exigences de l’art. 23, le ministre n’a pas tenu compte du fait que les enfants visés par l’art. 23 devaient faire un choix entre fréquenter une école locale dans la langue de la majorité et fréquenter une école moins accessible dans la langue de la minorité, un choix qui aurait une incidence sur l’assimilation des enfants de la minorité linguistique. En outre, l’école est l’institution la plus importante pour la survie de la minorité linguistique officielle, qui est elle‑même un véritable bénéficiaire en vertu de l’art. 23; on n’a pas accordé une importance suffisante à ce facteur. Le ministre a admis que les considérations d’ordre financier n’étaient pas en jeu en l’espèce.
La gestion et le contrôle sont essentiels à l’exercice des droits garantis par l’art. 23 et, lorsque le nombre justifie la création d’un établissement, les représentants de la communauté de langue officielle ont droit à un certain degré de direction de cet établissement. Ce droit de gestion et de contrôle est présent indépendamment de l’existence d’une commission de la langue de la minorité. À l’extrémité supérieure de l’échelle variable des droits, lorsqu’une commission scolaire de la langue de la minorité est requise, elle possédera les pouvoirs de gestion prévus par la loi, de même que tout autre pouvoir conféré par l’art. 23. Bien que le ministre soit responsable de l’élaboration de la politique applicable en matière d’enseignement, son pouvoir discrétionnaire est assujetti à la Charte, notamment en ce qui a trait au caractère réparateur de l’art. 23, aux besoins particuliers de la communauté linguistique minoritaire et au droit exclusif des représentants de la minorité de gérer l’enseignement et les établissements d’enseignement de la minorité. La réglementation des pouvoirs conférés à la commission est permise, sous réserve des paramètres de l’art. 23. Le gouvernement devrait disposer du pouvoir discrétionnaire le plus vaste possible dans le choix des moyens institutionnels dont il usera pour remplir ses obligations en vertu de l’art. 23. La province a un intérêt légitime dans le contenu et les normes qualitatives des programmes d’enseignement pour les communautés de langues officielles, et elle peut imposer des programmes dans la mesure où ceux‑ci ne portent pas atteinte aux intérêts linguistiques et culturels légitimes de la minorité.
En l’espèce, la Commission scolaire de langue française a l’obligation de dispenser l’enseignement en français là où le nombre le justifie et de déterminer l’emplacement des classes ou établissements requis, sous réserve de l’approbation du ministre. La décision du ministre de ne pas offrir de services à Summerside est inconstitutionnelle parce que l’offre de classes ou d’un établissement relevait du pouvoir exclusif de gestion de la minorité et satisfaisait à toutes les exigences provinciales et constitutionnelles. Le pouvoir discrétionnaire du ministre se limitait à vérifier si la commission avait satisfait aux exigences provinciales; il n’était pas habilité à substituer ses propres critères ou sa propre décision. Le ministre n’a pas adéquatement pesé l’effet de sa décision sur la promotion et la préservation de la communauté linguistique minoritaire de Summerside et n’a pas reconnu, comme il l’aurait dû, le rôle de la commission de langue française à cet égard.
La Section d’appel a fait erreur en statuant que la méthode du critère variable était régie par l’«accessibilité raisonnable» des services sans examiner quels services favoriseraient le mieux l’épanouissement et la préservation de la minorité linguistique francophone. Elle a aussi fait erreur en concluant que le ministre pouvait trancher unilatéralement la question du niveau de service approprié. Les priorités de la communauté minoritaire doivent avoir préséance parce qu’elles sont au cœur même de la gestion et du contrôle conférés par l’art. 23 aux titulaires de droits linguistiques minoritaires et à leurs représentants légitimes.
Jurisprudence
Arrêt suivi: Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342; arrêts mentionnés: Reference re: School Act (1988), 49 D.L.R. (4th) 499; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839; R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Lavoie c. Nova Scotia (Attorney-General) (1988), 50 D.L.R. (4th) 405; Reference re Education Act of Ontario and Minority Language Education Rights (1984), 10 D.L.R. (4th) 491.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 23.
School Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. S‑2.1, art. 2(1) [mod. 1994, ch. 56, art. 2], 7(1)a), b), 27(1), 49 [idem, art. 14], 112, 121(1), (2), (3), (4), 122(2), (3), 128(1) [idem, art. 28], (2).
School Act Regulations, EC674/76 [mod. EC108/90], art. 6.01b), f), 6.05(1), (4), 6.07, 6.08, 6.11.
POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard, Section d’appel (1998), 162 Nfld. & P.E.I.R. 329, 500 A.P.R. 329, 160 D.L.R. (4th) 89, [1998] P.E.I.J. No. 38 (QL), qui infirmait un jugement de la Section de première instance (1997), 147 Nfld. & P.E.I.R. 308, 459 A.P.R. 308, [1997] P.E.I.J. No. 7 (QL). Pourvoi accueilli.
Robert A. McConnell, pour les appelantes.
Roger B. Langille, c.r., pour l’intimé.
Claude Joyal, Warren J. Newman et Marc Tremblay, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Robert Earl Charney, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Deborah L. Carlson, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
Pierre Foucher, pour l’intervenante la Commission scolaire de langue française de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
Paul S. Rouleau, pour l’intervenante la Commission nationale des parents francophones.
Christian E. Michaud, pour l’intervenante la Société St‑Thomas d’Aquin -- Société acadienne de l’Île‑du‑Prince‑Édouard.
Daniel Mathieu et Richard L. Tardif, pour l’intervenant le Commissaire aux langues officielles du Canada.
Version française du jugement de la Cour rendu par
1 Les juges Major et Bastarache — En décembre 1982, un groupe de parents représentant 17 enfants qui fréquentaient des écoles situées dans la région de Summerside ont demandé à l’unité 2 de la commission scolaire régionale, une commission scolaire de langue anglaise, d’ouvrir une classe à Summerside où l’enseignement serait dispensé en français, en vertu de l’art. 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. La commission régionale a refusé la demande, mais a offert soit d’inscrire les enfants admissibles à un enseignement en français dans des classes d’immersion en français existantes soit de leur fournir le transport en autobus à l’école Évangéline, une école gérée par l’unité 5 de la commission scolaire régionale dans le village d’Abram, où l’enseignement était dispensé en français. D’autres demandes ont été faites en 1983 et 1985; la réponse a été la même. Une action a été intentée devant la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, puis abandonnée après un renvoi soumis à la Section d’appel de la Cour le 19 septembre 1985. Dans Reference re: School Act (1988), 49 D.L.R. (4th) 499, la Section d’appel a conclu que les articles de la Loi et de nombreuses dispositions du Règlement mentionnées dans le renvoi étaient inconstitutionnels. La Loi et son règlement d’application ont été modifiés par la suite et prévoyaient notamment que l’unité 5 de la commission scolaire régionale devait être réorganisée et chargée de promouvoir et de dispenser l’enseignement en français dans la province.
2 En novembre 1994, les particuliers qui sont parties appelantes dans le présent pourvoi ont demandé à la Commission scolaire de langue française la création d’une école française pour les classes de première à sixième années dans la région de Summerside pour l’année scolaire 1995‑1996. Des dirigeants de la commission ont rencontré des représentants du ministre de l’Éducation afin de discuter de la possibilité de créer une école. En janvier 1995, 34 élèves s’étaient préinscrits, dont un total de 17 enfants visés par l’art. 23 dans les classes de première et de deuxième années. Vingt‑neuf enfants venaient de Summerside, quatre de Miscouche et un de Kensington. S’appuyant sur les résultats de la préinscription, la commission a décidé d’offrir conditionnellement l’enseignement en français langue première à Summerside. Elle n’a pas offert de transporter les enfants à l’école Évangéline, située au village d’Abram, parce que la majorité des parents ne voulaient pas envoyer leurs enfants à l’extérieur de leur communauté. Le village d’Abram est situé à 28 km de Summerside, 20 km de Miscouche, 40 km de Kensington et Bedeque, et à 46 km de Kinkora. La commission savait que le transport qui était offert depuis 20 ans n’avait pas été accepté comme solution aux besoins de la communauté francophone. Pour l’année 1995‑1996, des 34 élèves préinscrits et des 13 autres prêts à fréquenter une école française à Summerside, 15 étaient inscrits en immersion française dans des écoles anglaises de la région de Summerside parce que leurs parents jugeaient que le trajet était trop long pour de jeunes enfants.
3 En février 1995, le ministre de l’Éducation a refusé d’approuver l’offre de la commission, proposant à la place de maintenir les services de transport jusqu’au village d’Abram. Tentant de trouver une solution acceptable pour le ministre, la commission a proposé d’offrir un enseignement en français à Summerside grâce à l’école Évangéline. Le ministre a aussi rejeté cette proposition. En juin 1995, les appelantes ont donné un avis à la Couronne et, dans une déclaration déposée en novembre 1995, ont intenté des poursuites contre le gouvernement de l’Île‑du‑Prince‑Édouard afin d’obtenir un jugement déclaratoire portant qu’elles avaient le droit de faire instruire leurs enfants en français langue première au niveau primaire dans un établissement situé à Summerside.
4 La Section de première instance de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard a statué que le nombre d’enfants des classes de première à sixième années qui pourraient être regroupés pour suivre leurs cours à Summerside était suffisant pour justifier la prestation, sur les fonds publics, de l’enseignement en langue française à Summerside et que les parents de ces enfants avaient le droit de recevoir ce service dans la région de Summerside. La Section d’appel de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard a accueilli l’appel et a statué que les avantages qui pourraient résulter de l’établissement d’une école française à Summerside ne l’emportaient pas sur le désavantage que constituerait un enseignement qui, de l’avis du ministre, serait inférieur sur le plan pédagogique à celui dispensé aux enfants de la majorité linguistique officielle. La cour a ajouté qu’on pouvait considérer que le transport par autobus était assimilable à un établissement d’enseignement et ne constituait pas un obstacle à l’exercice de leurs droits par les parents de la région de Summerside puisque le temps moyen de transport n’excédait pas la moyenne provinciale. Nous sommes d’avis que la décision du juge de première instance, qui a tiré toutes les conclusions de fait nécessaires et qui n’a commis aucune erreur de droit, doit être rétablie.
I. Les questions en litige
5 Aucune question constitutionnelle n’a été formulée dans le présent pourvoi. Les questions en litige ont été libellées de la manière suivante pour les parties:
1. L’alinéa 23(3)a) de la Charte doit‑il être interprété comme signifiant que, lorsque le nombre d’enfants concernés justifie la prestation de l’instruction dans la langue de la minorité dans une région donnée, ce droit comprend automatiquement le droit à l’instruction dans un établissement d’enseignement situé dans cette région?
2. Ou bien, eu égard aux facteurs appropriés, y compris le nombre d’élèves qui pourraient éventuellement avoir droit à l’instruction dans la langue de la minorité, est‑ce que le recours à la méthode de l’échelle variable pour l’application de l’art. 23 de la Charte autorise la prestation de l’instruction dans la langue de la minorité dans un établissement situé à l’extérieur de la région où le nombre d’enfants justifie la prestation de ce service?
6 Après avoir entendu les plaidoiries des parties et des intervenants, nous sommes d’avis que la principale question en litige dans le présent pourvoi est la détermination du droit de gestion et de contrôle exercé par la commission scolaire de langue française en ce qui a trait à l’emplacement des écoles de la minorité linguistique et du pouvoir discrétionnaire du ministre d’approuver les décisions de la commission à cet égard.
II. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes
7 Charte canadienne des droits et libertés
23. (1) Les citoyens canadiens:
a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,
b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province,
ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.
(2) Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.
(3) Le droit reconnu aux citoyens canadiens par les paragraphes (1) et (2) de faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de la minorité francophone ou anglophone d’une province:
a) s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité;
b) comprend, lorsque le nombre de ces enfants le justifie, le droit de les faire instruire dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique financés sur les fonds publics.
School Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. S‑2.1
[traduction]
2. (1) Le ministre est chargé de l’administration de la présente loi, de la prestation des services d’enseignement par l’intermédiaire du ministère et des commissions scolaires, et de la direction générale du système d’éducation dans la province.
. . .
7. (1) Le ministre:
a) définit les objectifs, les normes, les directives, les politiques et les priorités applicables à l’enseignement à l’Île‑du‑Prince‑Édouard;
b) documente et évalue les tendances, les méthodes et les besoins changeants dans le domaine de l’éducation, et élabore et met en œuvre des plans stratégiques;
. . .
27. (1) Le ministre établit le nombre d’unités scolaires qu’il juge nécessaires, chacune de celles‑ci ayant les limites territoriales prescrites par règlement et étant administrée par une commission scolaire conformément à la présente loi.
. . .
49. Sous réserve des règlements et des directives du ministre, la commission scolaire:
a) dispense l’enseignement dans un programme éducatif aux personnes inscrites dans ses écoles et en droit de les fréquenter en vertu de la Loi et du Règlement;
b) veille au recrutement, à l’embauche, à la gestion et à l’évaluation du personnel de la commission scolaire et détermine les besoins de perfectionnement du personnel;
c) fournit et administre les installations et équipements nécessaires au fonctionnement efficace et sûr de l’unité scolaire;
d) assure le transport des élèves;
e) assure la gestion efficace et efficiente des affaires financières de la commission scolaire;
f) surveille et évalue l’efficacité des écoles;
g) élabore et approuve les programmes d’amélioration des écoles;
h) favorise de bons rapports entre les écoles, les parents et la communauté, et fait la promotion au sein des familles et des communautés de l’importance de l’éducation.
. . .
112. (1) Sous réserve de la preuve de leur admissibilité conformément aux règlements, les parents qui résident dans l’Île‑du‑Prince‑Édouard ont le droit de faire instruire leurs enfants en français langue première là où le nombre le justifie, si l’une des conditions suivantes est remplie:
a) la première langue apprise et encore comprise par le parent est le français;
b) le parent a reçu son instruction, au niveau primaire, au Canada, en français langue première;
c) un enfant du parent a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, au Canada, en français langue première.
(2) Là où le nombre le justifie, l’enseignement en français langue première prévu au paragraphe (1) est dispensé dans un établissement d’enseignement de langue française conformément aux règlements.
(3) Les résidents de la province qui remplissent les conditions prévues au paragraphe (1) ont le droit de participer à la gestion et à l’administration de l’enseignement en français langue première, qu’ils aient ou non des enfants.
. . .
121. (1) Le ministre met au point un programme de financement des commissions scolaires.
(2) Chaque commission scolaire présente au ministre des renseignements budgétaires conformément aux règlements et aux directives du ministre.
(3) Le ministre rencontre annuellement les commissions scolaires pour discuter des questions budgétaires.
(4) Au plus tard à la date fixée dans ses directives, le ministre approuve le budget de chaque commission scolaire en faisant les recommandations ou en imposant les conditions qu’il estime nécessaires.
. . .
122. . . .
(2) Une commission scolaire ne peut prévoir un déficit au cours d’une année financière si cela entraînerait un déficit accumulé.
(3) En cas de déficit, la contribution allouée à la commission scolaire au titre du deuxième exercice financier suivant doit d’abord servir à combler le déficit et la commission doit établir son budget en conséquence.
. . .
128. (1) Après consultation avec la commission scolaire concernée, le ministre peut recommander au ministre des Transports et des Travaux publics:
a) l’achat, la location ou l’acceptation de terrains ou d’immeubles devant servir à des écoles;
b) la construction et l’équipement de bâtiments scolaires;
c) des rajouts immobiliers aux bâtiments scolaires.
(2) La commission scolaire détermine l’emplacement des bâtiments scolaires avec l’approbation du ministre.
Règlement pris en vertu de la School Act, EC674/76
[traduction]
PARTIE VI
ENSEIGNEMENT EN FRANÇAIS
. . .
6.01 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.
. . .
b) «école française» Bâtiment ou partie de bâtiment qui
(i) est désigné à titre d’école par le ministre conformément à l’article 6.11, et
(ii) est utilisé, pendant les heures de classe, pour dispenser un enseignement en français à des classes de divers niveaux;
. . .
f) «là où le nombre le justifie» Au moins quinze enfants de deux niveaux consécutifs qui sont visés par l’article 23 et qui peuvent être raisonnablement regroupés aux fins de recevoir leur enseignement en français.
. . .
6.05 (1) La commission scolaire de langue française est responsable de l’enseignement en français dans la province et l’administre conformément à la Loi et aux règlements.
. . .
(4) La commission scolaire de langue française est chargée de la promotion de l’enseignement en français dans la province et de la diffusion de renseignements à cet égard.
. . .
6.07 Là où le nombre le justifie, la commission scolaire de langue française offre un enseignement en français dans une région donnée en y ouvrant des classes ou en offrant de transporter les élèves à un endroit où des cours sont dispensés en français.
6.08 (1) Lorsqu’elle prend des dispositions préliminaires pour ouvrir une nouvelle classe dans une région ou pour offrir le transport à une classe, la commission scolaire de langue française doit tenir compte de la proximité des classes ou établissements existants, du nombre projeté d’élèves visés par l’article 23 et d’autres facteurs pertinents; elle peut faire une préinscription des élèves visés par l’article 23 afin de déterminer la demande d’enseignement en français dans la région.
(2) Avant d’offrir conditionnellement l’enseignement en français, la commission scolaire de langue française obtient l’approbation du ministre en ce qui a trait:
a) au nombre projeté d’enfants visés par l’article 23 qui fréquenteront la classe;
b) à leur regroupement pour former une classe.
(3) Aux fins de déterminer si un nombre suffisant d’élèves peuvent être raisonnablement regroupés, le ministre peut examiner si les enfants visés par l’article 23 sont suffisamment concentrés sur le plan géographique et suivant les niveaux scolaires, en tenant compte des facteurs suivants:
a) la proximité des classes et des établissements existants par rapport à la région,
b) le nombre d’enfants visés par l’article 23 dans la région,
c) la possibilité d’admissions futures,
d) la distance de transport,
e) l’âge des enfants.
(4) Une offre conditionnelle d’inscription à l’enseignement en français peut viser:
a) soit l’ouverture d’une nouvelle classe dans la région;
b) soit le transport d’enfants visés par l’article 23 vers une autre région.
(5) Lorsqu’une offre conditionnelle est faite conformément au paragraphe (4), les parents retournent les formulaires d’inscription à la commission scolaire de langue française au plus tard le 1er mars de l’année scolaire pendant laquelle l’offre est faite.
. . .
6.11 (1) Le ministre peut désigner une école à titre d’école française.
(2) Aux fins du paragraphe (1), le ministre tient compte des facteurs suivants:
a) le nombre d’élèves;
b) le nombre de niveaux;
c) le regroupement raisonnable des élèves dans un endroit.
III. Historique judiciaire
A. Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard -‑ Section de première instance (1997), 147 Nfld. & P.E.I.R. 308
8 Le juge DesRoches examine l’arrêt Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, et le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839. Il analyse aussi l’historique du litige tel qu’il a été exposé dans l’arrêt Reference re: School Act, précité, ainsi que la preuve dont il a été saisi. Il étudie la preuve produite par les représentants de la communauté et un expert en sociolinguistique relativement à l’assimilation linguistique et culturelle de la minorité linguistique officielle, et il reconnaît l’importance des écoles locales pour la préservation de la communauté minoritaire. Il note aussi que les parents s’opposent à de longs déplacements non seulement en raison de leurs inconvénients pour les enfants, mais aussi parce que le transport les empêche de participer aux activités parascolaires et créent des problèmes pour les parents lorsqu’ils ont besoin de rencontrer des enseignants, d’aller chercher un enfant malade ou d’emmener un enfant à un rendez‑vous.
9 Le juge DesRoches souligne que les parties ont reconnu que le nombre d’enfants visés par l’art. 23 est suffisant pour justifier la prestation de l’enseignement en français. La principale question en litige consiste donc à déterminer si le nombre d’enfants justifie la création, sur les fonds publics, d’un établissement d’enseignement en français dans la région de Summerside. Il fait remarquer que, conformément à l’objet du droit garanti par l’art. 23 tel qu’il a été défini dans l’arrêt Mahe, la réponse à cette question devrait idéalement être guidée par ce qui favoriserait le mieux l’épanouissement et la préservation du français dans la province et, en particulier, dans la région de Summerside. L’article 23 a été conçu comme une disposition réparatrice et, pour qu’il puisse corriger les erreurs du passé, il faut lui donner une interprétation large et libérale.
10 En l’espèce, les parties ont admis que 34 élèves visés par l’art. 23 s’étaient préinscrits à l’école primaire et que 140 enfants visés par l’art. 23 fréquentaient des écoles primaires anglaises dans la région de Summerside au cours de l’année scolaire 1995‑1996. Un expert en sociolinguistique, Mme Angéline Martel, a extrapolé que 155 enfants visés par l’art. 23 pourraient fréquenter des classes françaises à Summerside au cours de l’année scolaire 1996‑1997 et l’intimé a accepté ces chiffres. Elle a en outre calculé qu’environ 151 autres enfants rempliraient les conditions requises pour fréquenter une école primaire française au cours des cinq années suivantes. Le juge DesRoches souligne, à la p. 340, que le nombre pertinent est [traduction] «le nombre de personnes qui se prévaudront en définitive du programme ou de l’établissement envisagés» et que ce droit ne se limite pas aux subdivisions scolaires existantes. Il conclut que 306 élèves pourraient éventuellement se prévaloir de l’enseignement en français (155 élèves alors admissibles plus 151 élèves qui s’ajouteraient au système scolaire). Il estime que le nombre relativement peu élevé de préinscriptions est compréhensible, et il déduit de l’augmentation du nombre d’inscriptions à l’école François‑Buôte à Charlottetown qu’il est raisonnable de s’attendre à une augmentation de la demande une fois que des services en français seraient dispensés à Summerside.
11 Le juge DesRoches estime inutile de trancher si le par. 6.08(2) du Règlement confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il y a lieu d’ouvrir des classes ou d’assurer le transport des enfants, ou si un tel pouvoir discrétionnaire contrevient à l’art. 23, et il s’abstient expressément de se prononcer sur la constitutionnalité du Règlement.
12 Le juge DesRoches fait remarquer que le ministre n’a pas vraiment tenu compte du nombre de préinscriptions, du nombre d’enfants visés par l’art. 23 à Summerside, de la possibilité d’admissions futures ou de la distance du transport scolaire. En particulier, le ministre n’a pas tenu compte de l’objet de l’art. 23, de son caractère réparateur ni du rôle qu’il joue dans la préservation et l’épanouissement de la culture de la minorité linguistique. Le juge DesRoches estime que le ministre aurait dû soupeser les effets des deux options qu’il pensait avoir — le transport scolaire ou la création d’un établissement — sur la minorité linguistique francophone dans la région de Summerside. Cette considération était particulièrement importante puisque l’expert en sociolinguistique a témoigné que l’option du transport scolaire répondait aux besoins des individus, mais ne permettait ni de renforcer ni de maintenir la culture et la langue françaises dans une région où l’on trouve le deuxième groupe minoritaire francophone en importance de la province.
13 Le juge DesRoches conclut que l’enseignement en français pour les élèves des écoles primaires de Summerside n’est pas raisonnablement accessible, le trajet en autobus étant trop long pour des enfants de l’école primaire. Même si 19 des 34 élèves préinscrits fréquentent l’école Évangéline, leurs parents s’inquiètent du long trajet en autobus. Pour ce qui est des parents des 15 élèves préinscrits qui ont décidé en fin de compte de fréquenter des écoles anglaises, l’école française existante est située trop loin. De plus, il souligne que la plupart des enfants qui fréquentent l’école Évangéline ne peuvent pas participer aux activités parascolaires de l’école en raison de la distance entre leur domicile et l’école.
14 Le juge DesRoches conclut que si le nombre d’enfants justifie la création d’un établissement conformément à l’art. 23, comme c’est le cas en l’espèce, cet établissement doit être situé de manière à être raisonnablement accessible et à éliminer, lorsque cela est possible, les trajets trop longs en autobus pour les enfants des écoles primaires. Cela est particulièrement vrai lorsque la preuve montre que les enfants des écoles primaires de la majorité linguistique du district scolaire de l’Est ne parcourent pas des distances comparables. Le juge DesRoches estime que l’ouverture à Summerside, sur les fonds publics, de classes en français organisées et offertes par l’école Évangéline, en vertu du mandat qui lui est conféré, offrirait aux parents de la région de Summerside visés par l’art. 23 une meilleure garantie de leurs droits que le transport des enfants à l’école Évangéline. Il statue que [traduction] «le critère de la “justification par le nombre” appliqué aux faits particuliers de la présente espèce exige une réparation située à l’extrémité supérieure de l’échelle variable proposée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Mahe» (p. 346).
15 Le juge DesRoches affirme donc que, suivant l’art. 24 de la Charte, (1) le nombre des enfants de la région de Summerside que les parents ont le droit de faire instruire en français de la première à la sixième année était suffisant pour justifier la prestation de l’instruction sur les fonds publics conformément à l’al. 23(3)b) de la Charte, et (2) que les appelantes ont le droit, en vertu de l’al. 23(3)b), de faire instruire leurs enfants en français au niveau primaire (de la première à la sixième année) dans des établissements d’enseignement de langue française financés sur les fonds publics dans la région de Summerside.
16 Tout en reconnaissant que des dépens sur la base avocat‑client ne devraient être accordés que dans des cas exceptionnels, le juge DesRoches conclut qu’ils doivent l’être en l’espèce. Après avoir entendu d’autres arguments sur la question des dépens, le juge DesRoches confirme les dépens sur la base avocat‑client dans un jugement supplémentaire rendu en février 1997.
B. Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, Section d’appel (1998), 162 Nfld. & P.E.I.R. 329
17 Le juge McQuaid, au nom de la Section d’appel, note en préliminaire qu’il faut considérer que le jugement déclaratoire du juge de première instance conférait aux appelantes le droit d’avoir une ou des classes dans la région de Summerside, mais pas nécessairement, comme le pensent maintenant les appelantes, une école séparée, c’est‑à‑dire un établissement physique distinct. Il conclut que le juge du procès a fait erreur en droit parce qu’il n’a pas appliqué correctement la méthode du critère variable pour interpréter l’art. 23, et qu’il a fait des erreurs manifestes ou dominantes dans l’évaluation de la preuve et dans certaines déductions qu’il en a tirées.
18 La Section d’appel fait remarquer que le ministre a admis que les enfants des titulaires des droits prévus à l’art. 23 habitant dans la région de Summerside avaient droit à un enseignement en français et que le nombre d’enfants justifiait la prestation de cet enseignement sur les fonds publics. C’est à la création d’un établissement d’enseignement séparé dans la région de Summerside que le ministre s’opposait.
19 Sur l’interprétation de l’art. 23 de la Charte, le juge McQuaid souligne que, même si une interprétation fondée sur l’objet s’impose et que cet article doit être interprété de façon réparatrice, il faut considérer d’autres importants principes d’interprétation. Premièrement, différentes méthodes d’interprétation peuvent s’appliquer dans des ressorts différents en raison de la dynamique linguistique particulière à chacune des provinces. Deuxièmement, une interprétation prudente de cet article est recommandée étant donné que les droits linguistiques sont fondamentalement différents des autres droits protégés par la Charte parce qu’ils reposent sur un compromis politique. Troisièmement, le droit conféré à chaque titulaire du droit est le droit à un système d’éducation.
20 Le juge McQuaid estime que la cour doit examiner les exigences situées à l’extrémité inférieure ou au milieu de l’échelle variable. Il reconnaît que le nombre pertinent pour les titulaires des droits garantis par l’art. 23 ne peut être déterminé qu’approximativement par un examen de la demande connue et du nombre des personnes qui, dans la région, satisfont aux par. 23(1) et (2). De plus, le critère de la «justification par le nombre» comporte l’examen de facteurs subtils et complexes, les plus importants étant les exigences pédagogiques et le coût des services, le premier ayant préséance sur le second. Le juge McQuaid statue que l’art. 23 n’a pas pour but d’obliger les provinces à construire des écoles ou à créer des établissements qui pourraient être considérablement sous‑utilisés. Ainsi, il juge qu’il incombe aux personnes demandant l’enseignement de prouver que, suivant la prépondérance des probabilités, le nombre justifie en réalité l’enseignement et le type d’établissement d’enseignement de la minorité linguistique demandés.
21 La Section d’appel statue que le juge de première instance a commis des erreurs manifestes ou dominantes en concluant que 306 enfants visés par l’art. 23 pourraient éventuellement se prévaloir de l’enseignement dispensé en français langue première au primaire dans la région de Summerside. Le juge McQuaid dit en outre que le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu’avec la création d’un établissement, la demande d’enseignement en français langue première dans la région de Summerside augmenterait au même rythme que dans la région de Charlottetown. Il estime qu’aucune preuve soumise au juge de première instance ou au ministre n’indiquait que le nombre d’enfants qui pourraient en définitive se prévaloir de l’enseignement en français langue première dans la région de Summerside était supérieur à 50, en 1996‑1997, 15 enfants devant s’ajouter à ce nombre au cours des deux années suivantes. Le juge McQuaid conclut que les appelantes, auxquelles il incombait de prouver que les actes du ministre constituaient une dénégation de ce droit et que le nombre des enfants visés par l’art. 23 qui pourraient en fin de compte se prévaloir de l’enseignement en français langue première justifiait la création d’un établissement dans la région de Summerside, n’avaient pas établi que ce nombre était supérieur à 65 élèves pour aucune année. Le juge de première instance a donc commis une erreur en concluant que ce nombre était plus élevé.
22 Le juge McQuaid estime que les besoins pédagogiques des élèves doivent être la principale considération pour déterminer le niveau de service requis. À cet égard, il faut tenir compte du nombre minimal d’élèves nécessaire pour dispenser un enseignement adéquat et il incombait aux appelantes d’établir le nombre minimal d’élèves requis sur le plan pédagogique. Même si le nombre d’élèves requis pour mettre sur pied un programme dans la langue de la minorité pourrait être inférieur au nombre requis dans le cas d’un programme dans la langue de la majorité, les autres considérations seraient par ailleurs les mêmes. Le juge McQuaid estime qu’à l’exception de celle fournie par le ministre, aucune preuve ne concernait les considérations pédagogiques. À cet égard, le ministre a déclaré qu’il serait difficile de répondre à tous les besoins pédagogiques des enfants, notamment en musique, éducation physique, bibliothèque et autres ressources, si le nombre des élèves était inférieur à 100. Le juge McQuaid déclare qu’étant donné que le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité emporte le droit à un enseignement sensiblement équivalent à celui offert à la majorité, la création pour la minorité d’un système d’éducation de qualité inférieure à celui offert à la majorité serait incompatible avec l’objet de l’art. 23.
23 Le juge McQuaid dit que, lorsque le nombre qui justifierait la prestation de l’enseignement est déterminé, il faut ensuite examiner les établissements qui sont requis pour recevoir cet enseignement. À ce sujet, il conclut qu’il faut tenir compte de la qualité du programme des établissements d’enseignement de la minorité linguistique existants, de l’espace physique disponible, de l’emplacement de l’établissement existant et de la question de savoir si le transport pourrait constituer un obstacle qui priverait effectivement les enfants de leur droit de s’instruire dans la langue de la minorité.
24 Le juge McQuaid reconnaît que, même s’il est important que les enfants de la majorité et de la minorité aient la possibilité de s’instruire dans leurs communautés respectives, la preuve démontre que des enfants de la province doivent être transportés de leur communauté à des établissements situés dans d’autres communautés et équipés pour dispenser un enseignement approprié. Il convient avec le ministre que, lorsque le nombre le justifie, l’enseignement peut être dispensé dans un établissement d’enseignement de la minorité linguistique situé à l’extérieur de la région, à la condition qu’un tel établissement soit «raisonnablement accessible» et offre un programme d’enseignement pédagogiquement adapté. Il conclut que le mot «établissements» à l’art. 23 a un sens large et ne se limite pas aux installations physiques telles les salles de classe ou les écoles, mais comprendrait aussi les autobus servant à assurer le transport scolaire.
25 En conclusion, le juge McQuaid note que le ministre était justifié, vu les chiffres qui lui étaient soumis et l’échec deux ans auparavant d’un projet pilote d’enseignement en français langue première pour des classes de première à troisième année, de donner la priorité aux considérations pédagogiques et de décider que le meilleur enseignement serait dispensé à l’école Évangéline, une école vraiment homogène. Le juge McQuaid a fait droit à l’appel et a rejeté l’appel incident. Vu que les exigences prévues au bas de l’échelle variable étaient invoquées pour la première fois et que le litige était peut‑être inévitable, il a statué que les parties paieraient leurs propres frais en première instance et en appel.
IV. Analyse
A. Le caractère réparateur de l’art. 23
26 L’article 23 impose à la province l’obligation constitutionnelle de fournir un enseignement dans la langue de la minorité officielle aux enfants des parents visés par l’art. 23 lorsque le nombre le justifie. Dans l’arrêt Mahe, précité, aux pp. 362 et 364, notre Cour a affirmé que les droits linguistiques sont indissociables d’une préoccupation à l’égard de la culture véhiculée par la langue et que l’art. 23 vise à remédier, à l’échelle nationale, à l’érosion historique progressive de groupes de langue officielle et à faire des deux groupes linguistiques officiels des partenaires égaux dans le domaine de l’éducation; voir aussi le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), précité, à la p. 849. L’article 23 prescrit donc que les gouvernements provinciaux doivent faire ce qui est pratiquement faisable pour maintenir et promouvoir l’instruction dans la langue de la minorité; voir Mahe, à la p. 367.
27 Comme notre Cour l’a récemment fait remarquer dans l’arrêt R. c. Beaulac, [1999] 1 R.S.C. 768, au par. 24, le fait que les droits linguistiques constitutionnels découlent d’un compromis politique n’est pas une caractéristique attachée uniquement à ces droits et ce fait n’a aucune incidence sur leur portée. Comme d’autres dispositions de la Charte, l’art. 23 a un caractère réparateur; voir Mahe, précité, à la p. 364. Il est donc important de comprendre le contexte historique et social de la situation à corriger, notamment les raisons pour lesquelles le système d’éducation ne répondait pas aux besoins réels de la minorité linguistique officielle en 1982 et pourquoi il n’y répond peut‑être toujours pas aujourd’hui. Il faut clairement tenir compte de l’importance de la langue et de la culture dans le domaine de l’enseignement ainsi que de l’importance des écoles de la minorité linguistique officielle pour le développement de la communauté de langue officielle lorsque l’on examine les mesures prises par le gouvernement pour répondre à la demande de services à Summerside. Comme notre Cour l’a récemment expliqué dans l’arrêt Beaulac, au par. 25, «[l]es droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada» (souligné dans l’original). Une interprétation fondée sur l’objet des droits prévus à l’art. 23 repose sur le véritable objectif de cet article qui est de remédier à des injustices passées et d’assurer à la minorité linguistique officielle un accès égal à un enseignement de grande qualité dans sa propre langue, dans des circonstances qui favoriseront le développement de la communauté.
28 Compte tenu de l’importance de ce caractère réparateur, le juge de première instance a commencé à juste titre ses motifs en retraçant l’histoire de la minorité linguistique officielle à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et à Summerside, comme l’avait fait la cour dans Reference re: School Act, précité. Après cette analyse, le juge de première instance était prêt à déterminer s’il y avait eu atteinte aux droits garantis par l’art. 23.
29 L’analyse historique et contextuelle est importante pour les tribunaux qui doivent déterminer si un gouvernement n’a pas respecté les obligations imposées par l’art. 23. Elle devrait aussi guider les acteurs gouvernementaux qui prennent les décisions requises pour donner effet à l’art. 23. En l’espèce, le ministre a estimé qu’il serait plus avantageux pour les enfants de recevoir leur instruction dans une école homogène située au cœur de la communauté acadienne. Insistant sur le droit individuel à l’instruction, le ministre semble ne pas avoir tenu compte de l’assimilation linguistique et culturelle de la communauté francophone à Summerside, restreignant ainsi le droit collectif des parents des enfants d’âge scolaire. Le juge de première instance a expliqué la position du ministre de la manière suivante (à la p. 337):
[traduction] . . . même s’il reconnaît qu’une école est un élément considérable de la préservation de la langue et de la culture, l’emplacement de l’école, à son avis n’a pas d’importance. Il a déclaré que les élèves sont transportés partout dans la province aujourd’hui: l’endroit n’est pas la clé, c’est le programme offert qui est essentiel.
Le ministre a toutefois admis qu’une école française à Summerside préserverait la culture et la langue françaises dans cette région. Il a dit qu’il savait que certains des élèves qui s’étaient préinscrits ne fréquentaient pas l’école Évangéline et que la durée du transport en était probablement la principale raison. [. . .] On a demandé au ministre s’il avait examiné les solutions qui préserveraient le mieux la culture et la langue françaises à Summerside. Il a répondu qu’il ne s’était pas attardé spécifiquement à ce point; suivant son interprétation, il était tenu d’offrir l’enseignement et il croyait qu’il l’avait fait dans la mesure requise par la loi. Il a déclaré qu’il cherchait simplement à rendre accessible l’éducation en français, et il n’a pas examiné les répercussions de chacun des choix s’offrant à lui sur la préservation et l’épanouissement de la culture française.
Le ministre a accordé une certaine importance à l’environnement culturel que procure l’école Évangéline pour les élèves individuellement. Il a signalé aussi l’existence de plusieurs institutions culturelles de langue française à Summerside, mais cela pour étayer la proposition selon laquelle un établissement de langue française était inutile au développement culturel de la communauté minoritaire. À notre avis, cette interprétation est incompatible avec celle qui a été adoptée dans l’arrêt Mahe. En fait, l’existence d’institutions culturelles à Summerside fait ressortir l’incongruité de l’absence d’école à cet endroit et ne peut pas servir à étayer l’argument avancé par le ministre. Le témoignage d’expert de Mme Angéline Martel, étayé par tous les autres témoins des appelantes, indique que l’école est l’institution la plus importante pour la survie de la minorité linguistique officielle, qui est elle‑même un véritable bénéficiaire en vertu de l’art. 23.
30 Le ministre a l’obligation d’exercer son pouvoir discrétionnaire conformément à ce que prévoit la Charte; voir Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038. Lorsqu’il a pris sa décision, le ministre n’a pas accordé une importance suffisante à la promotion et à la préservation de la culture de la minorité linguistique et au rôle de la commission de langue française en soupesant les considérations d’ordre pédagogique et culturel. Il était essentiel de tenir pleinement compte du caractère réparateur du droit. La méthode adoptée par le ministre a donc augmenté les risques que sa décision ne puisse résister à une révision constitutionnelle par les tribunaux.
B. La notion d’égalité
31 Comme nous l’avons dit, l’art. 23 a un caractère réparateur. Il n’a pas pour objet de renforcer le statu quo par l’adoption d’une conception formelle de l’égalité qui viserait principalement à traiter de la même façon les groupes majoritaires et minoritaires de langue officielle; Mahe, précité, à la p. 378. L’utilisation de normes objectives pour évaluer les besoins des enfants de la minorité linguistique principalement par référence aux besoins pédagogiques des enfants de la majorité linguistique, ne tient pas compte des exigences particulières des titulaires des droits garantis par l’art. 23. Le ministre et la Section d’appel ont insisté à tort sur l’incidence de trois éléments sur l’égalité entre les deux communautés linguistiques: la durée des trajets en autobus, la taille des écoles et la qualité de l’enseignement. L’article 23 repose sur la prémisse que l’égalité réelle exige que les minorités de langue officielle soient traitées différemment, si nécessaire, suivant leur situation et leurs besoins particuliers, afin de leur assurer un niveau d’éducation équivalent à celui de la majorité de langue officielle. Avant d’approfondir cette question, il est toutefois important d’examiner brièvement la «justification par le nombre» dont il a été question en première instance et en appel.
C. La détermination du nombre en vertu de l’art. 23
32 La province a l’obligation d’assurer l’enseignement dans la langue de la minorité linguistique officielle lorsque le nombre le justifie. Comme le juge en chef Dickson l’a souligné dans Mahe, précité, la méthode du «critère variable» appliquée à l’art. 23 signifie que la norme numérique devra être précisée par l’examen des faits propres à chaque situation qui est soumise aux tribunaux. Le nombre pertinent est le nombre de personnes qui se prévaudront éventuellement du service, c’est‑à‑dire un nombre se situant approximativement entre la demande connue et le nombre total de personnes qui pourraient éventuellement se prévaloir du service; voir Mahe, à la p. 384. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), précité, le juge en chef Lamer a défini ce chiffre de la manière suivante, à la p. 850: «le nombre de personnes qui se prévaudront finalement du programme ou de l’établissement envisagés».
33 La Section d’appel a commis une erreur en adoptant une norme différente plus restrictive. Au lieu d’examiner les données démographiques pour évaluer la demande éventuelle, le juge McQuaid s’est attaché uniquement à la demande réelle (à la p. 350):
[traduction] Le sondage effectué par les intimés, qui constitue la meilleure preuve de la demande éventuelle, a révélé que 49 enfants des classes de première à sixième année se prévaudraient de l’enseignement en français dans la région de Summerside au cours de l’année scolaire 1996‑1997, auxquels s’ajouteront 15 autres enfants sur une période de deux ans.
Le juge de première instance avait conclu, se fondant sur l’inscription actuelle d’enfants âgés de 6 à 11 ans visés par l’art. 23 et sur les projections démographiques pour les enfants de 5 ans et moins dans la région, que le nombre pertinent d’enfants qui pourraient éventuellement se prévaloir de l’enseignement en français était de 306. Cette projection couvrait une période de dix ans. En l’espèce, le nombre éventuel d’élèves qui pourraient fréquenter l’établissement chaque année doit être estimé à 155, le chiffre donné par le témoin expert, Mme Angéline Martel, qui n’a pas été contesté. Par conséquent, suivant la méthode préconisée dans l’arrêt Mahe, il semblerait que le nombre pertinent se situerait entre 49 et 155. Le juge de première instance a aussi accordé une certaine importance à l’expérience vécue par des parents à Charlottetown, où les chiffres prévus ont été dépassés après la création de l’établissement d’enseignement. Il a comparé la population de chacune des localités et en a déduit qu’on pouvait s’attendre à la même réaction. Cette conclusion n’était pas déraisonnable. Nous convenons avec les appelantes que la preuve était suffisante pour justifier cette conclusion, vu en particulier qu’aucun élément de preuve n’a été produit pour la réfuter.
34 Même si les demandeurs doivent établir leurs droits en vertu de l’art. 23, y compris la justification par le nombre, il n’est pas possible pour les titulaires d’un droit de minorité d’obtenir des renseignements plus précis et plus complets sur les prévisions d’inscriptions que ceux présentés en l’espèce, pas plus qu’il n’est raisonnable de leur en demander plus. La province a l’obligation de promouvoir activement des services éducatifs dans la langue de la minorité et d’aider à déterminer la demande éventuelle. Cette obligation est en fait incluse à l’al. 7(1)b) de la School Act et a été reconnue par le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), précité, aux pp. 862 et 863. La province ne peut pas se soustraire à son obligation constitutionnelle en invoquant une preuve numérique insuffisante, surtout si elle n’est pas prête à faire ses propres études ni à recueillir et présenter d’autres éléments de preuve sur la demande connue et éventuelle.
D. La détermination de ce que justifie le nombre en vertu de l’art. 23
35 En fait, on n’a jamais contesté l’existence d’un nombre suffisant d’élèves répondant aux conditions pour justifier l’enseignement dans la langue de la minorité. Il est important de souligner que le seuil d’au moins [traduction] «quinze enfants de deux niveaux consécutifs qui sont visés par l’article 23 et qui peuvent être raisonnablement regroupés aux fins de recevoir leur enseignement en français», conformément à l’al. 6.01f) du Règlement, a été respecté en l’espèce et que la Commission s’est conformée aux exigences de l’art. 6.08 dans l’évaluation des besoins en classes locales.
36 Le juge de première instance conclut, à la p. 343, que le refus par le ministre d’un enseignement local ne résultait pas du nombre d’élèves, mais reposait exclusivement sur l’espace disponible à l’école Évangéline. Le nombre d’élèves admissibles est néanmoins pertinent parce que les demandeurs sollicitaient un établissement d’enseignement local. Aucune mention n’est faite dans la description des pouvoirs de la commission de langue française du nombre requis d’élèves admissibles en ce qui a trait aux établissements. Les parties semblent toutefois avoir implicitement reconnu que la commission pouvait demander l’approbation du ministre pour une école ou pour un établissement. Cela concorde avec le libellé général de la School Act (al. 49c) et f), par. 112(2), al. 128(1)b) et par. 128(2)) et avec l’arrêt Mahe, précité, eu égard au droit de la communauté linguistique minoritaire de gérer et de contrôler l’enseignement et les établissements dans la langue de la minorité.
37 Le Règlement n’ajoute pas grand‑chose à la description du rôle de la commission à cet égard. L’article 6.11 prévoit simplement que seul le ministre est habilité à désigner une école française, compte tenu du nombre d’élèves, du nombre de niveaux et du regroupement raisonnable des élèves dans un endroit. Le Règlement ne prescrit aucun critère régissant l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.
38 L’arrêt Mahe explique que la justification par le nombre requiert l’examen de deux facteurs pour déterminer les exigences de l’art. 23. Tout d’abord, il faut déterminer les services appropriés, sur le plan pédagogique, pour le nombre d’élèves en cause. Il faut ensuite examiner les coûts du service envisagé. Pour le premier facteur, les exigences pédagogiques, il est important de considérer la valeur de l’enseignement dans la langue de la minorité comme un élément de la détermination des services appropriés pour le nombre d’élèves. On ne peut pas se servir des exigences pédagogiques établies pour répondre aux besoins des élèves de la majorité linguistique pour mettre en échec les considérations culturelles et linguistiques applicables aux élèves de la minorité linguistique.
39 La Section d’appel a approuvé le raisonnement du ministre et a dit qu’il ne fallait pas permettre que les avantages culturels qui découlent de la présence d’une école française dans la communauté l’emportent sur les inconvénients de ce que le ministre considère être un enseignement de qualité inférieure. À notre avis, le juge DesRoches a correctement soupesé les besoins pédagogiques et les avantages culturels et linguistiques de la présence d’une école locale dans le cas de la minorité. Il a conclu que, suivant l’interprétation fondée sur l’objet de l’art. 23, un enseignement local était justifié. Malgré le témoignage du ministre selon lequel les petites écoles ont en règle générale plus de difficulté à répondre à toutes les exigences du programme d’études, nous soulignons que rien dans la preuve ne permettait de conclure que les considérations pédagogiques ne pourraient pas être respectées ou qu’une petite école serait synonyme d’enseignement inférieur à la norme. Il n’a pas été démontré que la commission ne serait pas en mesure de satisfaire à ces exigences en l’espèce. Le seul nombre minimal requis par la province en vertu du Règlement a été respecté, savoir l’al. 6.01f) concernant l’enseignement en français. La conclusion logique est que ce nombre est suffisant pour satisfaire aux normes pédagogiques provinciales. Le Règlement ne prévoit aucune exigence minimale en ce qui a trait aux établissements. Cela semble indiquer qu’il appartient à la commission de déterminer le nombre suffisant en s’acquittant de son obligation de fournir des établissements (voir, en particulier, l’al. 128(1)b) et le par. 128(2)).
40 Au lieu de motiver son refus de créer une école en se fondant sur le raisonnement de la commission, le ministre a annoncé qu’il fallait un minimum de 100 élèves pour qu’une école soit viable. Ce chiffre reposait uniquement sur l’expérience personnelle du ministre en tant qu’éducateur. Le ministre a dit dans son témoignage qu’il est difficile de fournir dans de petites écoles un éventail complet de services éducatifs, notamment l’encadrement, la musique, la gymnastique et les services de professeurs consultants. Néanmoins, le nombre d’élèves proposé par le ministre n’a aucun rapport avec la situation et les besoins particuliers de la minorité linguistique officielle dans la région de Summerside. La preuve indiquait aussi qu’il existait dans le district scolaire de l’Est de petites écoles anglaises de moins de 100 élèves, mais le ministre n’était disposé à fermer aucune de celles‑ci ni à affirmer qu’elles ne satisfaisaient pas aux normes pédagogiques du ministère. Bien que le ministre soit responsable de l’élaboration de la politique applicable en matière d’enseignement, son pouvoir discrétionnaire est assujetti à la Charte. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le ministre n’a pas adéquatement pesé l’effet de sa décision sur la promotion et la préservation de la communauté linguistique minoritaire de Summerside et n’a pas reconnu, comme il l’aurait dû, le rôle de la commission de langue française à cet égard.
41 Le deuxième facteur à considérer est le coût des services envisagés. La province a expliqué, à l’audience de notre Cour, que les coûts n’étaient pas une considération dans la décision du ministre. Cela concorde avec le fait que le ministre a soutenu, en première instance, que le projet de la commission d’offrir un enseignement en français à un si petit groupe d’élèves n’était pas viable sur le plan pédagogique. Le juge de première instance a conclu que le ministre avait tout simplement décidé que la création d’un établissement à Summerside n’était pas une [traduction] «solution pratique». Cette conclusion, comme nous l’avons déjà mentionné, reposait sur le fait qu’il y avait de la place à l’école Évangéline (pp. 336 et 337). On peut donc présumer, aux fins de l’analyse, que le deuxième facteur énoncé dans l’arrêt Mahe pour déterminer si le nombre est suffisant, c’est‑à‑dire les coûts, n’est pas en litige en l’espèce.
42 Dans l’arrêt Mahe, la Cour a statué que, lorsque le nombre justifie la création d’un établissement, les représentants de la communauté de langue officielle ont droit à un certain degré de direction de cet établissement. Ce droit de gestion et de contrôle est présent indépendamment de l’existence d’une commission de la langue de la minorité qui, en fait, est requise à l’extrémité supérieure de l’échelle variable des droits. En l’espèce, où il existe une commission de langue française, il est essentiel d’analyser le droit à un établissement à Summerside en tenant compte du rôle et des pouvoirs de cette commission.
E. Le rôle de la commission de langue française
43 La question essentielle en l’espèce consiste à déterminer l’opinion qui devrait prévaloir dans de telles circonstances. Dans l’arrêt Mahe, précité, à la p. 372, la Cour a formulé la question de la manière suivante:
En outre, comme l’indique le contexte historique dans lequel l’art. 23 a été adopté, les minorités linguistiques ne peuvent pas être toujours certaines que la majorité tiendra compte de toutes leurs préoccupations linguistiques et culturelles. Cette carence n’est pas nécessairement intentionnelle: on ne peut attendre de la majorité qu’elle comprenne et évalue les diverses façons dont les méthodes d’instruction peuvent influer sur la langue et la culture de la minorité.
Lorsqu’une commission de la minorité linguistique a été établie en vue de satisfaire à l’art. 23, il revient à la commission, parce qu’elle représente la communauté de la minorité linguistique officielle, de décider ce qui est le plus approprié d’un point de vue culturel et linguistique. Le rôle principal du ministre est de mettre en place des structures institutionnelles et des politiques et règlements qui répondent à la dynamique linguistique particulière à la province (voir par exemple le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), précité, à la p. 863).
44 Lorsque le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire pour refuser une proposition conformément au Règlement, ce pouvoir est restreint par le caractère réparateur de l’art. 23, les besoins particuliers de la communauté linguistique minoritaire et le droit exclusif des représentants de la minorité de gérer l’enseignement et les établissements d’enseignement de la minorité. L’analyse cas par cas de l’application de l’art. 23, qui est envisagée dans l’arrêt Mahe, exige que le contexte particulier joue un rôle important dans l’analyse du tribunal. En l’espèce, par suite du Reference re: School Act, précité, le gouvernement a pris des mesures concrètes pour s’acquitter de ses obligations en vertu de l’art. 23. Il a estimé que la meilleure façon de respecter l’élément gestion du droit à des établissements dans la langue de la minorité était de transformer l’unité 5 de la commission administrative régionale de langue française en commission provinciale de langue française. Le Règlement a été pris en février 1990 afin de prévoir un cadre institutionnel. Ces mesures ont précédé la publication des motifs de l’arrêt Mahe. Les appelantes font valoir que l’on peut raisonnablement considérer que le Règlement est conforme à l’art. 23. Nous devons donc commencer notre analyse en reconnaissant que chaque commission scolaire possède les pouvoirs de gestion qui sont expressément prévus par la Loi et le Règlement. De plus, une commission de la langue de la minorité, en tant que représentant des titulaires des droits prévus par l’art. 23, possédera en outre les pouvoirs conférés par l’art. 23 conformément à l’échelle variable.
45 Dans l’arrêt Mahe, aux pp. 371 et 372, le juge en chef Dickson a formulé deux raisons pour lesquelles la gestion et le contrôle sont essentiels à l’exercice des droits garantis par l’art. 23. Premièrement, ils sont essentiels au maintien et à la valorisation de l’instruction et de la culture de la minorité. Il dit, à la p. 372, que la gestion et le contrôle sont nécessaires «parce que plusieurs questions de gestion en matière d’enseignement (programmes d’études, embauchage et dépenses, par exemple) peuvent avoir des incidences sur les domaines linguistique et culturel». Deuxièmement, le droit à la gestion et au contrôle sert l’objectif réparateur de l’art. 23. L’habilitation est essentielle pour redresser les injustices du passé et pour garantir que les besoins spécifiques de la communauté linguistique minoritaire constituent la première considération dans toute décision touchant des questions d’ordre linguistique ou culturel.
46 Quant au degré de gestion et de contrôle requis, la Cour a statué que les titulaires des droits garantis par l’art. 23 doivent avoir un contrôle sur «les aspects de l’éducation qui concernent ou qui touchent [leur] langue et [leur] culture» (p. 375). Il n’est pas possible de donner des détails exhaustifs principalement en raison de l’échelle variable des droits et du besoin d’adapter les modalités à la situation particulière de chaque province ou territoire.
47 La question en l’espèce est de savoir si l’emplacement de l’établissement d’enseignement dans la langue de la minorité est un aspect de l’éducation relatif à la préservation et à l’épanouissement de la communauté linguistique minoritaire. Le problème est que cette question peut mettre en cause des questions financières et pédagogiques qui peuvent avoir été décidées par le ministère de l’Éducation indépendamment de toute considération d’ordre culturel ou linguistique.
48 La solution à ce problème se trouve à la p. 378 de l’arrêt Mahe, précité, où le juge en chef Dickson dit:
. . . il n’est pas nécessaire que la forme précise du système d’éducation fourni à la minorité soit identique à celle du système fourni à la majorité. Les situations différentes dans lesquelles se trouvent diverses écoles, de même que les exigences de l’enseignement dans la langue de la minorité rendent une telle exigence peu pratique et peu souhaitable.
Parce qu’il pensait que les programmes dispensés par les sept petites écoles qui avaient entre 55 et 83 élèves n’étaient pas bénéfiques sur le plan pédagogique, le ministre n’a pas reconnu qu’en refusant un établissement de taille similaire à la communauté linguistique minoritaire de Summerside, il privait les élèves francophones d’un accès égal à un enseignement de qualité dans leur propre langue.
49 Ce qui semblait logique pour la communauté linguistique minoritaire et sa commission ne l’était pas pour le ministre parce que les besoins pédagogiques n’étaient pas compris de la même manière. Le fait qu’il n’était pas nécessaire de répondre aux exigences pédagogiques de la minorité de la même manière qu’à ceux de la majorité ne semble pas avoir été un facteur dans la décision du ministre. Cela est vrai aussi de l’évaluation des exigences en transport. Le ministre a appliqué une norme de 40 à 50 minutes de durée de transport, mais il s’agissait d’une évaluation de la durée du temps de transport pour la province, ne tenant pas compte de l’âge des élèves et ne traduisant pas la durée du transport dans la région de Summerside, au sujet de laquelle aucun élément de preuve n’a été présenté. Même si la durée de ces trajets peut être raisonnable pour des élèves de la minorité linguistique officielle dans certaines circonstances, elle ne pouvait absolument pas régir la décision en l’espèce.
50 Les questions de transport auraient dû être appliquées différemment dans le cas des enfants de la minorité linguistique pour au moins deux raisons. Premièrement, contrairement aux enfants de la majorité linguistique, les enfants visés par l’art. 23 devaient faire un choix entre fréquenter une école locale dans la langue de la majorité et fréquenter une école moins accessible dans la langue de la minorité. La décision du ministre créait une situation qui avait pour effet de dissuader de nombreux enfants visés par l’art. 23 de fréquenter l’école de la minorité linguistique en raison de la durée du transport. Un tel facteur dissuasif n’existerait pas dans le cas des enfants de la majorité. Deuxièmement, le choix de transporter les élèves aurait une incidence sur l’assimilation des enfants de la minorité linguistique tandis que les modalités de transport n’avaient aucune répercussion culturelle sur les enfants de la majorité linguistique. Pour la minorité, il s’agissait en grande partie d’une question culturelle et linguistique; il s’agissait non seulement de la durée des trajets, mais aussi des distances parcourues du fait qu’il fallait envoyer les enfants à l’extérieur de leur communauté et qu’il n’y avait pas d’établissement d’enseignement au sein de la communauté même. Comme nous venons tout juste de le mentionner, le transport est un moyen possible d’assurer des services aux enfants de la minorité linguistique officielle, mais il faut l’examiner dans le contexte des considérations pédagogiques et des coûts liés à l’application de l’art. 23.
51 À notre avis, la Section d’appel a fait erreur en statuant que la méthode du critère variable était régie par l’«accessibilité raisonnable» des services sans examiner quels services favoriseraient le mieux l’épanouissement et la préservation de la minorité linguistique francophone; voir le Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), précité, à la p. 850. Elle a aussi fait erreur en concluant que le ministre pouvait trancher unilatéralement cette question. Nous serions plutôt d’avis de confirmer la conclusion du juge Hallett dans une affaire similaire Lavoie c. Nova Scotia (Attorney-General) (1988), 50 D.L.R. (4th) 405 (C.S.N.-É. 1re inst.), à la p. 415, où il a dit: [traduction] «Si on tient compte des vraies priorités, il n’est pas raisonnable de faire faire à des enfants de l’école primaire des trajets en autobus d’une durée de 30 à 45 minutes dans chaque sens lorsque cela n’est pas nécessaire.» La question est aussi, les priorités de qui? Il est évident qu’il doit s’agir des priorités de la communauté minoritaire parce que la détermination de ces priorités est au cœur même de la gestion et du contrôle conférés par l’art. 23 aux titulaires de droits linguistiques minoritaires et à leurs représentants légitimes. Évidemment, ces priorités doivent être déterminées et exercées en fonction du rôle du ministre.
F. Le rôle du ministre
52 Cela ne veut pas dire que le rôle du ministre n’est pas important. Dans l’arrêt Mahe, précité, le juge en chef Dickson a reconnu, à la p. 393, que «le gouvernement devrait disposer du pouvoir discrétionnaire le plus vaste possible dans le choix des moyens institutionnels dont il usera pour remplir ses obligations en vertu de l’art. 23». Ce pouvoir discrétionnaire est toutefois assujetti à l’obligation positive du gouvernement de changer ou de créer d’«importantes structures institutionnelles» afin d’assurer la prestation de l’enseignement dans la langue de la minorité et le contrôle parental suivant l’échelle justifiée par le nombre pertinent d’enfants de la minorité (voir Mahe, à la p. 365).
53 La province a un intérêt légitime dans le contenu et les normes qualitatives des programmes d’enseignement pour les communautés de langues officielles, et elle peut imposer des programmes dans la mesure où ceux‑ci n’affectent pas de façon négative les préoccupations linguistiques et culturelles légitimes de la minorité. La taille des écoles, les établissements, le transport et les regroupements d’élèves peuvent être réglementés, mais tous ces éléments influent sur la langue et la culture et doivent être réglementés en tenant compte de la situation particulière de la minorité et de l’objet de l’art. 23.
54 L’alinéa 23(3)a) dit «partout dans la province», ce qui signifie que les calculs pertinents ne se limitent pas aux subdivisions scolaires existantes. L’application du critère numérique sur une base locale a été examinée pour la première fois dans l’arrêt Reference re Education Act of Ontario and Minority Language Education Rights (1984), 10 D.L.R. (4th) 491 (C.A. Ont.), aux pp. 521 et 522, approuvé dans l’arrêt Mahe, à la p. 386. Lorsqu’une commission linguistique minoritaire a été établie, la définition de la région est assujettie aux pouvoirs exclusifs de gestion et de contrôle de la minorité sur l’enseignement et les établissements de la minorité linguistique, sous réserve des normes et directives provinciales objectives compatibles avec l’art. 23. Sans cela, le caractère réparateur et protecteur de l’art. 23 serait grandement affaibli. Comme nous l’avons signalé plus haut, divers facteurs complexes et subtils entrent en ligne de compte en dehors du calcul du nombre d’élèves et de l’évaluation de la durée du transport vers d’autres écoles. On ne peut pas s’attendre à ce que les représentants de la majorité comprennent totalement les ramifications et les conséquences des choix faits par la minorité à cet égard.
55 En l’espèce, la commission de langue française a l’obligation, en vertu de l’art. 6.07 du Règlement, de dispenser l’enseignement en français là où le nombre le justifie et, conformément au par. 128(2) de la Loi, de déterminer l’emplacement des classes ou établissements requis, sous réserve de l’approbation du ministre. Ce dernier a reconnu que, suivant le Règlement et les facteurs énumérés à l’art. 23, le nombre d’enfants justifiait la prestation de l’enseignement, mais s’est opposé à ce qu’il soit dispensé à Summerside. La décision du ministre est inconstitutionnelle parce que l’offre de classes ou d’un établissement relevait du pouvoir exclusif de gestion de la minorité et satisfaisait à toutes les exigences provinciales et constitutionnelles. Le pouvoir discrétionnaire du ministre se limitait à vérifier si la commission avait satisfait aux exigences provinciales. Il n’y avait aucun paramètre pédagogique ou financier auquel n’avait pas satisfait la commission. En fait, le ministre a confirmé lors de l’appel, comme il l’a fait tout au long du litige, qu’il n’y avait aucun obstacle d’ordre financier. Le ministre n’était pas habilité à imposer ses propres critères en remplacement. Il ne pouvait pas non plus substituer sa décision à celle de la commission simplement parce qu’il ne pensait pas qu’elle avait pris une bonne décision.
G. Le besoin d’établissements locaux
56 L’obligation de promouvoir la langue et la culture françaises à l’Île‑du‑Prince‑Édouard ne peut pas signifier que le gouvernement peut imposer la concentration de tous les élèves de la minorité linguistique dans une seule région essentiellement francophone. Il ressort d’une analyse textuelle et fondée sur l’objet du par. 23(3) de la Charte que, lorsque le nombre d’enfants visés par l’art. 23 dans une région donnée justifie la prestation de l’enseignement dans la langue de la minorité, cet enseignement devrait être dispensé dans un établissement situé dans la communauté où résident ces enfants. L’alinéa 23(3)a) porte que le droit à l’instruction dans la langue de la minorité s’exerce «partout dans la province» (nous soulignons) où le nombre des enfants est suffisant pour justifier la prestation de cette instruction. Les mots «partout dans la province» lient le droit à l’instruction à l’endroit géographique où existent les conditions permettant l’exercice de ce droit. Comme on l’a fait remarquer dans Reference re: School Act, précité, à la p. 516, lorsqu’ils sont interprétés en corrélation avec la justification par le nombre, les termes «partout dans la province» [traduction] «délimiteront une région dans la province où l’enseignement dans la langue de la minorité devra être dispensé».
57 D’aucuns font valoir que les limites géographiques sont difficiles à définir, qu’elles peuvent changer et qu’on ne devrait pas restreindre la capacité des autorités scolaires de définir la région où il est raisonnable de regrouper les élèves. On a allégué que même les commissions de la minorité linguistique devraient être libres de prendre des décisions à cet égard sans craindre qu’une communauté locale exigera l’ouverture d’une école. Notre Cour a reconnu la diversité des circonstances et a évité d’adopter une formule rigide pour régler ces questions. La région où seront assurées la prestation de l’enseignement et la création d’établissements dans la langue de la minorité doit être déterminée dans chaque cas en tenant dûment compte du nombre d’enfants en cause ainsi que des facteurs importants spécifiques à chaque cas. Il est toutefois important de signaler que la norme prévue à l’art. 23 n’est pas neutre, mais favorise le développement de la communauté. C’est pourquoi le juge en chef Dickson dit dans l’arrêt Mahe, précité, à la p. 386: «Dans certains cas, il pourra être nécessaire d’assurer le transport des élèves, ou peut‑être prévoir des pensionnats, pour répondre aux exigences de l’art. 23» (nous soulignons). Une autre considération importante est que l’art. 23 était destiné en partie à protéger la minorité contre l’effet des mesures adoptées pour répondre aux besoins de la majorité. Il est donc évident que les parents de la minorité linguistique et leurs représentants sont les mieux placés pour identifier les besoins locaux lorsqu’il s’agit de définir les régions pertinentes. Cette décision fera intervenir des facteurs historiques, sociaux et géographiques complexes.
58 Cela ne signifie pas que, dans une situation donnée, le titulaire des droits garantis par l’art. 23 ne pourrait pas contester la décision d’une commission de la minorité linguistique; cela signifie simplement que la décision est assujettie aux pouvoirs exclusifs de la minorité sur la gestion et le contrôle de l’enseignement et des établissements d’enseignement dans la langue de la minorité en vertu de l’art. 23, et que c’est dans ce contexte qu’il faudra contester cette décision. La province peut aussi réglementer ce domaine, comme nous l’avons déjà mentionné, en fixant des paramètres légitimes à l’exercice du droit de gestion de la commission. Le Règlement peut donc autoriser le ministre à intervenir de la manière appropriée pour faire appliquer les normes provinciales.
V. Conclusion
59 Le nombre d’élèves qui a donné lieu à la demande d’enseignement et d’établissement aux termes de l’art. 23 de la Charte se situait entre 49 et 155. La demande éventuelle de services pouvait être déterminée en postulant que la demande établie augmenterait une fois les services offerts, comme cela avait été le cas à Charlottetown. La Section d’appel a fait une erreur dans l’application du critère numérique lorsqu’elle a conclu que seulement 65 enfants se prévaudraient en définitive de l’enseignement en français au primaire à Summerside au cours de l’année scolaire 1996‑1997.
60 Le ministre a commis une erreur en concluant que le transport des enfants à l’école Évangéline permettait de respecter l’obligation du gouvernement d’assurer un enseignement en français à Summerside. Il a en outre omis de déférer à la décision de la commission de langue française qui avait été prise régulièrement dans le cadre du mandat conféré par les règlements provinciaux et conformément aux exigences constitutionnelles.
61 Le ministre n’était pas fondé en droit de refuser la demande de la commission puisque cette demande répondait à toutes les exigences provinciales et constitutionnelles. Les arguments pédagogiques et les moyennes provinciales de durée du transport scolaire ne pouvaient pas justifier une intervention à l’égard de la décision de la commission. La Section d’appel a commis une erreur en concluant que la décision du ministre respectait l’obligation imposée par l’art. 23 à la province de promouvoir l’instruction et de fournir des établissements dans la langue de la minorité, et que des autobus pouvaient être considérés comme des établissements d’enseignement.
62 En particulier, la Section d’appel n’a pas tenu compte de la situation particulière des enfants de la minorité linguistique et de l’importance de la commission de langue française pour trancher des questions ayant des répercussions sur le développement linguistique et culturel de la communauté. La commission de langue française est exclusivement habilitée à décider comment elle assurera les services à la minorité dans la région de Summerside, dans le respect des contraintes légitimes imposées par la province, ses décisions étant assujetties également aux droits individuels de personnes visées par l’art. 23.
63 Pour ces motifs, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la décision de la Section d’appel, de rétablir la décision du juge DesRoches, avec dépens sur la base avocat‑client dans toutes les cours, comme l’avait statué le juge DesRoches.
Pourvoi accueilli avec dépens.
Procureurs des appelantes: Campbell, Lea, Michael, McConnell & Pigot, Charlottetown.
Procureur de l’intimé: Le procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard, Charlottetown.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario: Le ministère du Procureur général, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba: Le ministère de la Justice, Winnipeg.
Procureur de l’intervenante la Commission scolaire de langue française de l’Île‑du‑Prince‑Édouard: Pierre Foucher, Dieppe, Nouveau-Brunswick.
Procureurs de l’intervenante la Commission nationale des parents francophones: Genest Murray DesBrisay Lamek, Toronto.
Procureurs de l’intervenante la Société St‑Thomas d’Aquin -‑ Société acadienne de l’Île‑du‑Prince‑Édouard: Patterson Palmer Hunt Murphy, Moncton.
Procureur de l’intervenant le Commissaire aux langues officielles du Canada: Le Commissiariat aux langues officielles du Canada, Ottawa.