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R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61

 

Sa Majesté la Reine                                                                          Appelante

 

c.

 

Jeromie Keith D. Proulx                                                                  Intimé

 

et

 

Le procureur général du Canada et

le procureur général de l’Ontario                                                   Intervenants

 

Répertorié:  R. c. Proulx

 

Référence neutre:  2000 CSC 5.

 

No du greffe:  26376.

 

1999:  25 et 26 mai; 2000:  31 janvier.

 

Présents:  Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory*, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

 

en appel de la cour d’appel du manitoba

 


Droit criminel – Détermination de la peine – Emprisonnement avec sursis – L’accusé a plaidé coupable à une accusation de conduite dangereuse ayant causé la mort et à une accusation de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles et  a été condamné à 18 mois d’incarcération – La Cour d’appel a-t-elle fait erreur en substituant l’emprisonnement avec sursis à la peine d’incarcération infligée initialement – Façon dont il convient d’interpréter et d’appliquer le régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement – Distinction entre l’emprisonnement avec sursis et le sursis au prononcé de la peine avec probation – Sens de l’expression «sécurité de la collectivité» – Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 742.1 , 742.3 .

 


Après une nuit de fête au cours de laquelle il avait consommé une certaine quantité d’alcool, l’accusé a décidé d’aller reconduire ses amis chez eux en automobile, même s’il savait que le véhicule n’était pas en bon état mécanique.  Pendant une période de 10 à 20 minutes, l’accusé, qui ne comptait que sept semaines d’expérience au volant depuis l’obtention de son permis de conduire, a conduit de manière erratique, zigzaguant, talonnant les véhicules qui le précédaient et tentant de dépasser sans actionner son clignotant, et ce malgré la chaussée glissante et le flot constant de véhicules venant en sens inverse.  Finalement, pendant que l’accusé tentait de doubler un autre véhicule, son automobile s’est retrouvée dans une voie réservée à la circulation en sens inverse, elle a frappé latéralement une première voiture, puis elle est entrée en collision avec une deuxième.  Le conducteur de ce second véhicule a été grièvement blessé, et l’une des personnes à bord de la voiture de l’accusé a perdu la vie.  Quant à l’accusé, il est demeuré  pendant un certain temps dans le coma, entre la vie et la mort, puis il s’est finalement rétabli.  Il a plaidé coupable à un chef d’accusation de conduite dangereuse ayant causé la mort ainsi qu’à un chef d’accusation de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles.  Il a été condamné à une peine d’incarcération de 18 mois devant être purgée concurremment pour les deux chefs d’accusation.  Le juge qui a déterminé la peine a estimé que la peine d’emprisonnement avec sursis prévue à l’art. 742.1  du Code criminel , qui peut être purgée au sein de la collectivité, n’était pas une sanction appropriée puisqu’une telle mesure serait incompatible avec les objectifs de dénonciation et de dissuasion générale.  La Cour d’appel a accueilli l’appel et substitué l’emprisonnement avec sursis à la peine d’incarcération infligée initialement.

 

Arrêt:  Le pourvoi est accueilli.

 

Les réformes apportées en 1996 au régime de détermination de la peine («projet de loi C‑41») ont réformé en profondeur la partie XXIII du Code, notamment en énonçant expressément les objectifs et les principes de la détermination de la peine, en établissant des mesures de rechange pour les délinquants adultes ainsi qu’un nouveau type de sanction, la condamnation à l’emprisonnement avec sursis.  Le projet de loi C‑41 en général et les dispositions créant la peine d’emprisonnement avec sursis en particulier ont été adoptés à la fois pour réduire le recours à l’incarcération comme sanction et pour élargir l’application des principes de la justice corrective au moment de la détermination de la peine.

 

L’emprisonnement avec sursis doit être distingué des mesures probatoires.  La probation est principalement une mesure de réinsertion sociale.  Par comparaison, le législateur a voulu que l’emprisonnement avec sursis vise à la fois des objectifs punitifs et des objectifs de réinsertion sociale.  Par conséquent, une ordonnance de sursis à l’emprisonnement devrait généralement être assortie de conditions punitives restreignant la liberté du délinquant.  Des conditions comme la détention à domicile devraient être la règle plutôt que l’exception.

 


Aucune infraction n’est exclue du champ d’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement à l’exception de celles pour lesquelles une peine minimale d’emprisonnement est prévue.  De plus, il n’existe pas de présomption d’applicabilité ou d’inapplicabilité du sursis à l’emprisonnement à certaines infractions données.

 

L’article 742.1 du Code énumère quatre critères que le tribunal doit prendre en compte avant d’infliger une condamnation à l’emprisonnement avec sursis: (1) le délinquant doit être déclaré coupable d’une infraction autre qu’une infraction pour laquelle une peine minimale d’emprisonnement est prévue; (2) le tribunal doit infliger au délinquant une peine d’emprisonnement de moins de deux ans; (3) le fait que le délinquant purge sa peine au sein de la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle‑ci; (4) le prononcé d’une ordonnance d’emprisonnement avec sursis est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2.

 


L’exigence, à l’art. 742.1, que le juge inflige une peine d’emprisonnement de moins de deux ans ne signifie pas que celui‑ci doit d’abord infliger un emprisonnement d’une durée déterminée avant d’envisager la possibilité que cette même peine soit purgée au sein de la collectivité.  Bien que le texte de l’art. 742.1 suggère cette démarche, elle n’est pas réaliste et pourrait entraîner des peines inappropriées dans certains cas.  Il faut plutôt donner une interprétation téléologique à l’art. 742.1.  Dans un premier temps, le juge appelé à déterminer la peine doit avoir conclu que ni l’emprisonnement dans un pénitencier ni des mesures probatoires ne sont des sanctions appropriées.  Après avoir déterminé que la peine appropriée est un emprisonnement de moins de deux ans, le juge se demande s’il convient que le délinquant purge sa peine dans la collectivité.  Comme corollaire de l’interprétation téléologique de l’art. 742.1, il n’est pas nécessaire qu’il y ait équivalence entre la durée de l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement et la durée de la peine d’emprisonnement qui aurait autrement été infligée.  La seule exigence est que, par sa durée et les modalités dont elle est assortie, l’ordonnance de sursis soit une peine juste et appropriée.

 

L’exigence, à l’art. 742.1, que le juge soit convaincu que la sécurité de la collectivité ne serait pas mise en danger si le délinquant y purgeait sa peine est un préalable à l’octroi du sursis à l’emprisonnement, et non le principal élément à prendre en considération pour décider si cette sanction est appropriée.  Pour évaluer le danger pour la collectivité, le juge prend en compte le risque que fait peser le délinquant en cause, et non le risque plus général évoqué par la question de savoir si l’octroi du sursis à l’emprisonnement mettrait en danger la sécurité de la collectivité en ne produisant pas un effet dissuasif général ou en compromettant le respect de la loi en général.  Deux facteurs doivent être pris en compte:  (1) le risque que le délinquant récidive; (2) la gravité du préjudice susceptible de découler d’une récidive.  L’examen du risque que fait peser le délinquant doit inclure les risques créés par toute activité criminelle, et ne doit pas se limiter exclusivement aux risques d’atteinte à l’intégrité physique ou psychologique de la personne.

 

Dans tous les cas où les préalables prévus par l’art. 742.1 sont réunis, le tribunal doit envisager sérieusement la possibilité de prononcer l’emprisonnement avec sursis en se demandant si pareille sanction est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2.  Cette conclusion découle du message clair que le législateur a lancé au tribunaux, savoir qu’il faut réduire le recours à l’incarcération comme sanction.

 


L’emprisonnement avec sursis peut avoir un effet dénonciateur et dissuasif appréciable.  En règle générale, plus l’infraction est grave, plus la durée de l’ordonnance de sursis devrait être longue et les conditions de celle‑ci rigoureuses.  Toutefois, il peut survenir des cas où le besoin de dénonciation ou de dissuasion est si pressant que l’incarcération est alors la seule peine qui convienne pour exprimer la réprobation de la société à l’égard du comportement du délinquant ou pour décourager des comportements analogues dans le futur.

 

L’emprisonnement avec sursis est généralement plus propice que l’incarcération à la réalisation des objectifs correctifs de réinsertion sociale des délinquants, de réparation par ceux‑ci des torts causés aux victimes et à la collectivité et de prise de conscience par les délinquants de leurs responsabilités, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité.

 

Lorsqu’il est possible de combiner des objectifs punitifs et des objectifs correctifs, l’emprisonnement avec sursis sera vraisemblablement une sanction plus appropriée que l’incarcération.  Lorsque des objectifs tels que la dénonciation et la dissuasion sont particulièrement pressants, l’incarcération sera généralement la sanction préférable, et ce en dépit du fait que l’emprisonnement avec sursis pourrait permettre la réalisation d’objectifs correctifs.  Cependant, selon la nature des conditions imposées dans l’ordonnance de sursis, la durée de celle‑ci et la situation du délinquant et de la collectivité au sein de laquelle il purgera sa peine, il est possible que l’emprisonnement avec sursis ait un effet dénonciateur et dissuasif suffisant, même dans les cas où les objectifs correctifs présentent moins d’importance.  Le sursis à l’emprisonnement peut être octroyé même dans les cas où il y a des circonstances aggravantes, quoique la présence de telles circonstances augmente le besoin de dénonciation et de dissuasion.

 


Aucune partie n’a la charge d’établir si l’emprisonnement avec sursis est une sanction appropriée ou non dans les circonstances.  Le juge doit prendre en considération tous les éléments de preuve pertinents, peu importe qui les a produits.  Toutefois, il est dans l’intérêt du délinquant de faire la preuve des éléments militant en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement.

 

Les juges disposent d’un large pouvoir discrétionnaire pour choisir la peine appropriée.  Les cours d’appel doivent faire preuve de beaucoup de retenue à l’égard de ce choix.  Sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle est manifestement inappropriée.

 


En l’espèce, le juge qui a infligé la peine a estimé qu’un emprisonnement de 18 mois était une peine appropriée et a refusé de permettre à l’accusé de purger sa peine au sein de la collectivité.  Le juge a conclu que le fait que l’accusé purge sa peine d’emprisonnement avec sursis au sein de la collectivité ne mettrait pas en danger la sécurité de celle‑ci, mais qu’une telle sanction ne serait pas conforme aux objectifs visés à l’art. 718.  À son avis, même si l’incarcération n’était pas indispensable pour dissuader l’accusé de récidiver ou pour favoriser sa réinsertion sociale, elle était toutefois nécessaire pour dénoncer le comportement de l’accusé et pour dissuader d’autres personnes de se comporter pareillement.  Quoique le juge qui a imposé la peine semble avoir suivi une démarche rigide en deux étapes distinctes, contrairement à l’approche exposée dans les présents motifs, une peine de 18 mois d’emprisonnement n’était pas manifestement inappropriée pour les infractions et le délinquant en cause.  Les infractions en cause étaient très graves et elles ont causé un décès et des lésions corporelles graves.  De plus, il est possible que la conduite dangereuse et la conduite avec les facultés affaiblies soient des infractions à l’égard desquelles il est plus plausible que l’infliction de peines sévères ait un effet dissuasif général.  La Cour d’appel a commis une erreur en statuant que le juge qui a infligé la peine avait accordé trop de poids à l’objectif de dénonciation.   En l’absence de preuve que la peine infligée était manifestement inappropriée, la Cour d’appel n’aurait pas dû intervenir et substituer sa propre opinion à celle du juge qui a infligé cette peine.  Le juge qui a infligé la peine n’a pas commis d’erreur de principe justifiant l’infirmation de sa décision et a tenu compte de tous les facteurs pertinents.   En conséquence, la peine de 18 mois d’incarcération infligée par le juge du procès devrait être rétablie.  Étant donné que l’accusé a déjà purgé entièrement la peine d’emprisonnement avec sursis infligée par la Cour d’appel et que, au cours des plaidoiries, le ministère public a concédé qu’il ne sollicitait pas de sanction additionnelle, il y a lieu de surseoir à l’exécution de la peine d’incarcération.

 

Jurisprudence

 


Arrêt examiné:  R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; arrêts mentionnés:  R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368; R. c. Chaisson, [1995] 2 R.C.S. 1118; R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Taylor (1997), 122 C.C.C. (3d) 376; R. c. Ziatas (1973), 13 C.C.C. (2d) 287; R. c. Caja (1977), 36 C.C.C. (2d) 401; R. c. Lavender (1981), 59 C.C.C. (2d) 551; R. c. L. (1986), 50 C.R. (3d) 398; R. c. McDonald (1997), 113 C.C.C. (3d) 418; R. c. Brady (1998), 121 C.C.C. (3d) 504; R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; R. c. Wismayer (1997), 115 C.C.C. (3d) 18; Gagnon c. La Reine, [1998] R.J.Q. 2636; R. c. Pierce (1997), 114 C.C.C. 23; R. c. Ursel (1997), 96 B.C.A.C. 241; R. c. O’Keefe (1968), 53 Cr. App. R. 91; R. c. Maheu, [1997] R.J.Q. 410; R. c. Parker (1997), 116 C.C.C. (3d) 236; R. c. Horvath, [1997] 8 W.W.R. 357;  R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948; Kwiatkowsky c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 2 R.C.S. 856; Gravel c. Cité de St-Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660; Pfizer Co. c. Sous-ministre du Revenu national pour les douanes et l’accise, [1977] 1 R.C.S. 456; Tupper c. The Queen, [1967] R.C.S. 589; Goodyear Tire and Rubber Co. of Canada c. T. Eaton Co., [1956] R.C.S. 610; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Fleet (1997), 120 C.C.C. (3d) 457; R. c. W. (G.), [1999] 3 R.C.S. 597; R. c. McVeigh (1985), 22 C.C.C. (3d) 145; R. c. Biancofiore (1997), 119 C.C.C. (3d) 344; R. c. Blakeley (1998), 40 O.R. (3d) 541; R. c. Hollinsky (1995), 103 C.C.C. (3d) 472; R. c. R.A.R., [2000] 1 R.C.S. 163, 2000 CSC 8.

 

Lois et règlements cités

 

Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 259(2) , partie XXIII [rempl. 1995, ch. 22, art. 6], art. 718, 718.1, 718.2 [mod. 1997, ch. 23, art. 17], 718.3, 722, 723, 732.1(2), (3)g.1) [aj. 1999, ch. 32, art. 6], g.2) [idem], h), 732.2(5), 733.1(1), 734(2), 742.1 [rempl. 1997, ch. 18, art. 107.1], 742.3(1), (2)f), 742.6(9).

 

Loi modifiant le Code criminel  (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, ch. 22.

 

Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition , L.C. 1992, ch. 20, art. 112(1) , 133 .

 

Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620, art. 161.

 

Doctrine citée

 

Canada.  Chambre des communes.  Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général.  Rapport du Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général sur la détermination de la peine, la mise en liberté sous condition et d’autres aspects du système correctionnel.  Des responsabilités à assumer, août 1988.

 

Canada.  Comité de la réforme pénale et correctionnelle.  Rapport.  Justice pénale et correction:  un lien à forger.  Ottawa: Imprimeur de la Reine, 1969.

 

Canada.  Commission canadienne sur la détermination de la peine.  Réformer la sentence:  une approche canadienne ‑‑ Rapport de la Commission canadienne sur la détermination de la peine.  Ottawa:  La Commission, 1987.

 

Canada.  Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales.  Rapport final.  Ottawa:  Information Canada, 1973.

 

Canada.  Débats de la Chambre des communes, vol. IV, 1re sess., 35e lég., 20 septembre 1994, p. 5873.

 

Canada.  Service correctionnel Canada.  Résumé et analyse de quelques grandes enquêtes sur le processus correctionnel de 1938 à 1977.  Ottawa: Service correctionnel Canada, mai 1977 (réimprimé août 1982).


Côté, Pierre-André.  Interprétation des lois, 3e éd.  Montréal:  Thémis, 1999.

 

Gemmell, Jack.  «The New Conditional Sentencing Regime» (1997), 39 Crim. L.Q. 334.

 

Roberts, Julian V.  «Conditional Sentencing:  Sword of Damocles or Pandora’s Box?» (1997), 2 Rev. can. D.P. 183.

 

Roberts, Julian V.  «The Hunt for the Paper Tiger:  Conditional Sentencing after Brady» (1999), 42 Crim. L.Q. 38.

 

Rosenberg, Marc.  «Recent Developments in Sentencing», a paper prepared for the National Judicial Institute’s Supreme Court of Nova Scotia Education Seminar in Halifax, February 25-26, 1999.

 

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (1997), 123 Man. R. (2d) 107, 159 W.A.C. 107, 121 C.C.C. (3d) 68, [1998] 5 W.W.R. 1, [1997] M.J. No. 563 (QL), qui a accueilli l’appel interjeté par l’accusé contre la peine de 18 mois d’incarcération infligée par le juge Keyser.  Pourvoi accueilli.

 

Matthew Britton, pour l’appelante.

 

Sandra L. Chapman et Wanda Garreck, pour l’intimé.

 

S. Ronald Fainstein, c.r., pour l’intervenant le procureur général du Canada.

 

Kenneth L. Campbell et Gregory J. Tweney, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

 

Version française du jugement de la Cour rendu par

 


1                                   Le Juge en chef — En adoptant la Loi modifiant le Code criminel (détermination de la peine) et d’autres lois en conséquence, L.C. 1995, ch. 22 (le «projet de loi C‑41»), le Parlement a lancé un message clair à tous les juges du Canada:  beaucoup trop de gens sont envoyés en prison.  En vue de remédier au problème du recours excessif à l’incarcération, le Parlement a créé un nouveau type** de peine, la condamnation à l’emprisonnement avec sursis.

 

2                                   Conformément à une pratique établie et à une politique judicieuse, notre Cour entend rarement des pourvois visant la peine infligée par un tribunal:  voir R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368, à la p. 404; R. c. Chaisson, [1995] 2 R.C.S. 1118, au par.  1123; et R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, au par. 33.  Toutefois, nous avons décidé de le faire dans le présent cas et dans quatre dossiers connexes parce que ces affaires donnent à la Cour l’occasion d’exposer les principes qui régissent le nouveau régime de condamnation à l’emprisonnement avec sursis.  Étant donné l’inévitable longueur des présents motifs, j’ai résumé les éléments essentiels au par. 127. 

 

I.  Les faits

 


3                                   Le matin du 1er novembre 1995, après une nuit de fête au cours de laquelle il avait consommé une certaine quantité d’alcool, l’intimé a décidé d’aller reconduire ses amis chez eux en automobile, même s’il savait que le véhicule n’était pas en bon état mécanique.  Pendant une période de 10 à 20 minutes, l’intimé, qui ne comptait que sept semaines d’expérience au volant depuis l’obtention de son permis de conduire, a conduit de manière erratique, zigzaguant, talonnant les véhicules qui le précédaient et tentant de dépasser sans actionner son clignotant, et ce malgré la chaussée glissante et le flot constant de véhicules venant en sens inverse.  Finalement, pendant que l’intimé tentait de doubler un autre véhicule, son automobile s’est retrouvée dans une voie réservée à la circulation en sens inverse, elle a frappé latéralement une première voiture, puis elle est entrée en collision avec une deuxième.  Le conducteur de ce second véhicule a été grièvement blessé, et l’une des personnes à bord de la voiture de l’intimé a perdu la vie.  Quant à l’intimé, il est demeuré pendant un certain temps dans le coma, entre la vie et la mort, puis il s’est finalement rétabli.  Il a plaidé coupable à un chef d’accusation de conduite dangereuse ayant causé la mort ainsi qu’à un chef d’accusation de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles.

 

II.  L’historique des procédures judiciaires

 

A.  Cour du Banc de la Reine du Manitoba

 

4                                   Le 5 juin 1997, Madame le juge Keyser a condamné l’intimé à une peine d’emprisonnement de 18 mois devant être purgée concurremment pour les deux chefs d’accusation.  Dans ses motifs, elle a expliqué qu’il n’y avait pas lieu d’infliger une peine d’emprisonnement de deux ans ou plus (qui aurait été purgée dans un pénitencier) étant donné que l’intimé n’avait que 18 ans au moment de l’accident, qu’il n’avait pas d’antécédents judiciaires et qu’il avait lui‑même été grièvement blessé dans l’accident.  Elle a en outre souligné que l’intimé avait un emploi et que sa petite amie et lui attendaient le venue d’un premier enfant.  Elle a concédé que la quantité d’alcool consommée — une bière et demie à deux bières — n’avait probablement pas été un facteur important dans l’accident.  Elle a toutefois estimé que le fait que l’intimé savait qu’il conduisait un véhicule en mauvais état de marche ainsi que le fait que, peu avant l’accident, il avait évité de justesse de heurter l’arrière d’un autre véhicule, et, de manière générale, son comportement inqualifiable au volant le matin en question justifiaient la peine qu’elle lui infligeait.

 


5                                   Madame le juge Keyser s’est ensuite demandée s’il convenait de permettre à l’intimé de purger sa peine au sein de la collectivité, conformément à l’art. 742.1  du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 .  Elle a pris acte de la modification apportée à cette disposition le 2 mai 1997 et qui y ajoutait un renvoi exprès à l’objectif essentiel et aux principes de la détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2 du Code.  Elle a jugé que, compte tenu de cette modification, elle devait tenir compte de cet objectif et de ces principes en décidant s’il y avait lieu de prononcer une condamnation à l’emprisonnement avec sursis.  En l’espèce, elle a statué que, même si l’intimé ne mettait pas en danger la sécurité de la collectivité et qu’une peine d’emprisonnement n’était pas nécessaire pour le dissuader de récidiver ou pour favoriser sa réinsertion sociale, l’emprisonnement avec sursis n’était pas la sanction appropriée puisqu’une telle mesure serait incompatible avec les objectifs de dénonciation et de dissuasion générale.

 

6                                   Madame le juge Keyser a condamné l’intimé à 18 mois d’incarcération et, en vertu du par. 259(2) du Code, elle a rendu une ordonnance lui interdisant de conduire un véhicule à moteur pendant une période de cinq ans.

 

B.  Cour d’appel du Manitoba (1997), 123 Man. R. (2d) 107

 


7                                   La Cour d’appel a accueilli l’appel et substitué une peine d’emprisonnement avec sursis à la peine d’incarcération infligée initialement.  S’exprimant au nom de la Cour d’appel, Madame le juge Helper a fait valoir que le juge qui avait déterminé la peine avait commis une erreur dans l’application de l’art. 742.1 en accordant une importance excessive à l’objectif de dénonciation.  Le juge Helper a expliqué que la modification qui venait d’être apportée à l’art. 742.1 ne changeait rien au fait que le Parlement avait indiqué que la sécurité de la collectivité était la considération principale pour statuer sur l’opportunité de prononcer l’emprisonnement avec sursis.  Madame le juge Helper a ajouté que les principes de détermination de la peine jouent un rôle différent selon que le tribunal décide s’il y a lieu d’ordonner l’emprisonnement avec sursis ou qu’il détermine la durée d’une peine d’emprisonnement.  Voici ce qu’elle a dit, aux pp. 111 et 112:

 

[traduction]  Toutefois, à l’art. 742.1, le Parlement dit au juge qui détermine la peine de tenir compte des principes applicables en la matière à seule fin de s’assurer de la compatibilité entre ces principes et l’octroi du sursis à l’emprisonnement au délinquant visé.  La modification n’oblige pas le juge à prendre chaque principe en considération et à déterminer s’il est compatible avec le fait que le délinquant purge sa peine au sein de la collectivité.  Pour rendre une décision en application de l’art. 742.1, le juge doit examiner les principes de détermination de la peine globalement.  Il serait contraire à l’intention du législateur d’isoler un facteur en particulier et de lui accorder un poids considérable sans tenir compte des autres facteurs énumérés.

 

8                                   Selon le juge Helper, les remarques du juge qui a déterminé la peine laissaient supposer que l’emprisonnement avec sursis ne serait jamais une sanction appropriée pour l’infraction de conduite dangereuse — même lorsque le délinquant ne constitue pas un danger potentiel pour la collectivité — étant donné que cette infraction commande que l’on accorde une grande importance à l’objectif de dissuasion générale.  Madame le juge Helper a estimé qu’il s’agissait là d’une erreur puisqu’une telle interprétation rendrait l’art. 742.1 inopérant à l’égard de certaines infractions, ce qui irait à l’encontre de l’intention du législateur.  Elle a estimé que, dans la présente affaire, le juge du procès avait omis de reconnaître que l’octroi du sursis à l’emprisonnement avait un certain effet dénonciateur.

 


9                                   Madame le juge Helper est venue à la conclusion que, de façon générale, lorsque le juge accorde le poids qui convient à chacun des principes de détermination de la peine applicables, qu’il détermine que la peine appropriée est un emprisonnement de moins de deux ans et qu’il estime que le délinquant ne met pas en danger la sécurité de la collectivité, l’infliction d’une peine d’emprisonnement avec sursis est conforme aux art. 718 à 718.2.

 

III.  Les dispositions législatives pertinentes

 

10                Code criminel , L.R.C. (1985), ch. C‑46 

 

718.  Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants:

 

a)  dénoncer le comportement illégal;

 

b)  dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;

 

c)  isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;

 

d)  favoriser la réinsertion sociale des délinquants;

 

e)  assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;

 

f)  susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité.

 

718.1  La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.

 

718.2  Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants:

 

a)  la peine devrait être adaptée aux circonstances aggravantes ou atténuantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant; sont notamment considérées comme des circonstances aggravantes des éléments de preuve établissant:

 

(i)  que l’infraction est motivée par des préjugés ou de la haine fondés sur des facteurs tels que la race, l’origine nationale ou ethnique, la langue, la couleur, la religion, le sexe, l’âge, la déficience mentale ou physique ou l’orientation sexuelle,

 

(ii)  que l’infraction perpétrée par le délinquant constitue un mauvais traitement de son conjoint ou de ses enfants;

 


(iii)  que l’infraction perpétrée par le délinquant constitue un abus de la confiance de la victime ou un abus d’autorité à son égard;

 

(iv)  que l’infraction a été commise au profit ou sous la direction d’un gang, ou en association avec lui;

 

b)  l’harmonisation des peines, c’est‑à‑dire l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables;

 

c)  l’obligation d’éviter l’excès de nature ou de durée dans l’infliction de peines consécutives;

 

d)  l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient;

 

e)  l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.

 

 

732.1  . . .

 

(2)  Le tribunal assortit l’ordonnance de probation des conditions suivantes, intimant au délinquant:

 

a)  de ne pas troubler l’ordre public et d’avoir une bonne conduite;

 

b)  de répondre aux convocations du tribunal;

 

c)  de prévenir le tribunal ou l’agent de probation de ses changements d’adresse ou de nom et de les aviser rapidement de ses changements d’emploi ou d’occupation.

 

(3)  Le tribunal peut assortir l’ordonnance de probation de l’une ou de plusieurs des conditions suivantes, intimant au délinquant:

 

a)  de se présenter à l’agent de probation:

 

(i)  dans les deux jours ouvrables suivant l’ordonnance, ou dans le délai plus long fixé par le tribunal,

 

(ii)  par la suite, selon les modalités de temps et de forme fixées par l’agent de probation;

 

b)  de rester dans le ressort du tribunal, sauf permission écrite d’en sortir donnée par le tribunal ou par l’agent de probation;

 

c)  de s’abstenir de consommer:

 

(i)  de l’alcool ou d’autres substances toxiques,

 


(ii)  des drogues, sauf sur ordonnance médicale;

 

d)  de s’abstenir d’être propriétaire, possesseur ou porteur d’une arme;

 

e)  de prendre soin des personnes à sa charge et de subvenir à leurs besoins;

 

f)  d’accomplir au plus deux cent quarante heures de service communautaire au cours d’une période maximale de dix‑huit mois;

 

g)  si le délinquant y consent et le directeur du programme l’accepte, de participer activement à un programme de traitement approuvé par la province;

 

g.1)  si le lieutenant‑gouverneur en conseil de la province où doit être rendue l’ordonnance de probation a institué un programme de traitement curatif pour abus d’alcool ou de drogue, de subir, à l’établissement de traitement désigné par celui‑ci, l’évaluation et la cure de désintoxication pour abus d’alcool ou de drogue qui sont recommandées dans le cadre de ce programme;

 

g.2)  si le lieutenant‑gouverneur en conseil de la province où est rendue l’ordonnance de probation a institué un programme visant l’utilisation par le délinquant d’un antidémarreur avec éthylomètre et s’il accepte de participer au programme, de se conformer aux modalités de ce programme;

 

h)  d’observer telles autres conditions raisonnables que le tribunal considère souhaitables, sous réserve des règlements d’application du paragraphe 738 (2), pour assurer la protection de la société et faciliter la réinsertion sociale du délinquant.

 

 

732.2 . . .

 

(5)  Lorsque le délinquant soumis à une ordonnance de probation est déclaré coupable d’une infraction, y compris une infraction visée à l’article 733.1, et que, selon le cas:

 

a)  le délai durant lequel un appel de cette déclaration de culpabilité peut être interjeté est expiré ou le délinquant n’a pas interjeté appel,

 

b)  il a interjeté appel de cette déclaration de culpabilité et l’appel a été rejeté,

 

c)  il a donné avis écrit au tribunal qui l’a déclaré coupable qu’il a choisi de ne pas interjeter appel de cette déclaration de culpabilité ou d’abandonner son appel, selon le cas,

 

en sus de toute peine qui peut être infligée pour cette infraction, le tribunal qui a rendu l’ordonnance de probation peut, à la demande du poursuivant, ordonner au délinquant de comparaître devant lui et, après audition du poursuivant et du délinquant:


d)  lorsque l’ordonnance de probation a été rendue aux termes de l’alinéa 731(1)a), révoquer l’ordonnance et infliger toute peine qui aurait pu être infligée si le prononcé de la peine n’avait pas été suspendu;

 

e)  apporter aux conditions facultatives les modifications qu’il estime souhaitables ou prolonger la durée d’application de l’ordonnance pour la période, d’au plus un an, qu’il estime souhaitable.

 

Dès lors, le tribunal vise l’ordonnance de probation en conséquence et, s’il modifie les conditions facultatives de l’ordonnance ou en prolonge la durée d’application, il en informe le délinquant et lui remet une copie de l’ordonnance ainsi visée.

 

733.1 (1)  Le délinquant qui, sans excuse raisonnable, omet ou refuse de se conformer à l’ordonnance de probation à laquelle il est soumis est coupable:

 

a)  soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans;

 

b)  soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de dix‑huit mois et d’une amende maximale de deux mille dollars, ou de l’une de ces peines.

 

 

742.1  Lorsqu’une personne est déclarée coupable d’une infraction — autre qu’une infraction pour laquelle une peine minimale d’emprisonnement est prévue — et condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans, le tribunal peut, s’il est convaincu que le fait de purger la peine au sein de la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle‑ci et est conforme à l’objectif et aux principes visés aux articles 718 à 718.2, ordonner au délinquant de purger sa peine dans la collectivité afin d’y surveiller le comportement de celui‑ci, sous réserve de l’observation des conditions qui lui sont imposées en application de l’article 742.3.

 

                                                                    

742.3 (1)  Le tribunal assortit l’ordonnance de sursis des conditions suivantes, intimant au délinquant:

 

a)  de ne pas troubler l’ordre public et d’avoir une bonne conduite;

 

b)  de répondre aux convocations du tribunal;

 

c)  de se présenter à l’agent de surveillance:

 

(i)  dans les deux jours ouvrables suivant la date de l’ordonnance, ou dans le délai plus long fixé par le tribunal,

 

(ii)  par la suite, selon les modalités de temps et de forme fixées par l’agent de surveillance;

 


d)  de rester dans le ressort du tribunal, sauf permission écrite d’en sortir donnée par le tribunal ou par l’agent de surveillance;

 

e)  de prévenir le tribunal ou l’agent de surveillance de ses changements d’adresse ou de nom et de les aviser rapidement de ses changements d’emploi ou d’occupation.

 

(2)  Le tribunal peut assortir l’ordonnance de sursis de l’une ou de plusieurs des conditions suivantes, intimant au délinquant:

 

a)  de s’abstenir de consommer:

 

(i)  de l’alcool ou d’autres substances toxiques,

 

(ii)  des drogues, sauf sur ordonnance médicale;

 

b)  de s’abstenir d’être propriétaire, possesseur ou porteur d’une arme;

 

c)  de prendre soin des personnes à sa charge et de subvenir à leurs besoins;

 

d)  d’accomplir au plus deux cent quarante heures de service communautaire au cours d’une période maximale de dix‑huit mois;

 

e)  de suivre un programme de traitement approuvé par la province;

 

f)  d’observer telles autres conditions raisonnables que le tribunal considère souhaitables, sous réserve des règlements d’application du paragraphe 738(2), pour assurer la bonne conduite du délinquant et l’empêcher de commettre de nouveau la même infraction ou de commettre d’autres infractions.

 

 

742.6  . . .

 

(9)  Le tribunal peut, s’il est convaincu, par une preuve prépondérante, que le délinquant a enfreint, sans excuse raisonnable dont la preuve lui incombe, une condition de l’ordonnance de sursis:

 

a)  ne pas agir;

 

b)  modifier les conditions facultatives;

 

c)  suspendre l’ordonnance et ordonner:

 

(i)  d’une part, au délinquant de purger en prison une partie de la peine qui reste à courir,

 

(ii)  d’autre part, que l’ordonnance s’applique à compter de la libération du délinquant, avec ou sans modification des conditions facultatives;

 


d)  mettre fin à l’ordonnance de sursis et ordonner que le délinquant soit incarcéré jusqu’à la fin de la peine d’emprisonnement.

 

IV.  Les questions en litige

 

11                               Le présent pourvoi porte sur la façon dont il convient d’interpréter et d’appliquer le régime de sursis à l’emprisonnement établi par l’art. 742.1 et les dispositions suivantes du Code criminel .

 

12                               Depuis leur entrée en vigueur le 3 septembre 1996, les dispositions relatives à l’emprisonnement avec sursis ont suscité de nombreux débats.  En édictant l’art. 742.1, le Parlement a clairement prescrit que certains délinquants, qui auparavant étaient emprisonnés, purgeront désormais leur peine au sein de la collectivité.  En effet, l’art. 742.1 rend admissible à l’octroi du sursis à l’emprisonnement une sous‑catégorie de délinquants non dangereux qui, avant l’entrée en vigueur du nouveau régime, auraient été incarcérés pendant moins de deux ans à la suite de la perpétration d’une infraction pour laquelle aucune peine minimale d’emprisonnement n’était prévue.

 


13                               À mon avis, pour être en mesure d’examiner efficacement les questions complexes d’interprétation que soulève le présent pourvoi, il est important de situer  ce nouveau type de peine dans le contexte plus large de la réforme globale apportée en la matière par le projet de loi C‑41.  Je vais également examiner la nature de la condamnation à l’emprisonnement avec sursis, en comparant cette sanction à la probation ainsi qu’à l’incarcération.  Je vais ensuite aborder les questions particulières d’interprétation que soulève l’art. 742.1.  D’abord, je vais analyser les préalables prévus par la loi en matière d’emprisonnement avec sursis.  Par la suite, je vais m’interroger sur la façon dont les tribunaux doivent, lorsque tous ces préalables sont réunis, déterminer si l’emprisonnement avec sursis est la peine appropriée.  Je terminerai par quelques commentaires généraux sur la retenue dont il y a lieu de faire montre à l’égard de la décision du juge du procès en matière de détermination de la peine et, enfin, je vais trancher le cas qui nous occupe conformément aux principes exposés dans les présents motifs.

 

V.  L’analyse

 

A.  Les réformes de 1996 en matière de détermination de la peine (le projet de loi C‑41)

 

14                               En septembre 1996, le projet de loi C‑41 est devenu loi.  Il a réformé en profondeur la partie XXIII du Code, notamment en énonçant expressément les objectifs et les principes de la détermination de la peine, et en établissant des mesures de rechange pour les délinquants adultes ainsi qu’un nouveau type de sanction, la condamnation à l’emprisonnement avec sursis.

 

15                               Comme l’ont expliqué mes collègues les juges Cory et Iacobucci dans R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, au par. 39, «[l]’adoption de la nouvelle partie XXIII a marqué une étape majeure, soit la première codification et la première réforme substantielle des principes de détermination de la peine dans l’histoire du droit criminel canadien».  Ils ont signalé deux des principaux objectifs que visait le législateur en édictant ces nouvelles mesures législatives:  (i) réduire le recours à l’emprisonnement comme sanction, (ii) élargir l’application des principes de justice corrective au moment du prononcé de la peine (au par. 48).

 


(1)  Réduire le recours à l’emprisonnement comme sanction

 

16                               Le projet de loi C‑41 est, dans une large mesure, une réaction au problème du recours excessif à l’incarcération au Canada. Il a été souligné, dans Gladue, au par. 52, que le taux d’incarcération d’environ 130 détenus pour 100 000 habitants au Canada plaçaient notre pays au deuxième ou troisième rang au sein des démocraties industrialisées à cet égard. Dans leurs motifs dans cet arrêt, les juges Cory et Iacobucci ont fait une revue de nombreuses études dans lesquelles on a uniformément conclu que l’incarcération était une mesure coûteuse et dans bien des cas indûment dure et «inefficac[e], non seulement eu égard à ses objectifs proclamés de réinsertion sociale, mais aussi relativement à ses objectifs publics plus généraux» (par. 54).  Voir également:  Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, Justice pénale et correction:  un lien à forger (1969); Commission canadienne sur la détermination de la peine, Réformer la sentence:  une approche canadienne (1987), à la p. xxiv; Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général, Des responsabilités à assumer (1988), à la p. 81.  Certains ont dit des prisons qu’elles sont des écoles du crime et qu’elles préparent mal les prisonniers à leur réinsertion sociale:  voir, de façon générale, Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, op. cit., à la p. 336; Service correctionnel du Canada, Résumé et analyse de quelques grandes enquêtes sur le processus correctionnel — de 1938 à 1977 (1982), à la p. iv. Dans Gladue, les juges Cory et Iacobucci ont tiré la conclusion suivante, au par. 57:

 


Ainsi, il appert que même si l’emprisonnement vise les objectifs traditionnels d’isolement, de dissuasion, de dénonciation et de réinsertion sociale, il est généralement admis qu’il n’a pas réussi à réaliser certains d’entre eux.  Le recours excessif à l’incarcération est un problème de longue date dont l’existence a été maintes fois reconnue sur la place publique mais que le Parlement n’a jamais abordé de façon systématique.  Au cours des dernières années, le Canada, comparativement à d’autres pays, a enregistré une augmentation alarmante des peines d’emprisonnement. Les réformes introduites en 1996 dans la partie XXIII, et l’al. 718.2e) en particulier, doivent être comprises comme une réaction au recours trop fréquent à l’incarcération comme sanction, et il faut par conséquent en reconnaître pleinement le caractère réparateur.  [Je souligne.]

 

17                               En adoptant les al. 718.2d) et e), le législateur a voulu accorder une plus grande importance au principe de la modération dans le recours à l’emprisonnement comme sanction.  L’alinéa 718.2d) impose au tribunal «l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient», et l’al. 718.2e) prévoit «l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones».  La volonté du législateur de réduire le recours à l’emprisonnement ressort d’autres dispositions du projet de loi C‑41:  l’al. 718c) tempère l’application de l’objectif d’isolement des délinquants du reste de la société en précisant qu’il faut y recourir «au besoin», indiquant par là aux tribunaux de faire montre de circonspection dans l’emprisonnement des délinquants; le par. 734(2) enjoint au tribunal de s’assurer que le délinquant est en mesure de payer une amende avant de lui en infliger une, dans le but de réduire le nombre de délinquants emprisonnés pour non‑paiement d’une amende; et, évidemment, l’art. 742.1, qui crée la sanction de condamnation à l’emprisonnement avec sursis.  Dans l’arrêt Gladue, au par. 40, notre Cour a jugé que  «[l]a création de la condamnation avec sursis, comme telle, traduit le désir de diminuer le recours à l’incarcération».

 

(2)      Élargir l’application des principes de justice corrective en matière de détermination de la peine

 


18                               La justice corrective vise à la réparation des torts causés aux personnes touchées par la perpétration d’une infraction.  Généralement, un crime a des effets sur trois catégories de personnes:  la victime, la collectivité et le délinquant.  La justice corrective tend à remédier aux effets néfastes de la criminalité, et ce d’une manière qui tienne compte des besoins de tous les intéressés.  Cet objectif est réalisé en partie par la réinsertion sociale du délinquant, la réparation des torts causés aux victimes et à la collectivité et la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités, notamment par la reconnaissance du tort qu’il a causé aux victimes et à la collectivité.

 

19                               La jurisprudence canadienne en matière de détermination de la peine a traditionnellement mis l’accent sur les objectifs de dénonciation, de dissuasion, d’isolement du délinquant du reste de la société et de réinsertion sociale, ce dernier objectif étant relativement récent dans l’analyse:  voir Gladue, au par. 42.  Toutefois, en adoptant le projet de loi C‑41, le Parlement a voulu accorder une importance nouvelle aux objectifs liés à la justice corrective.  L’article 718 énonce l’objectif essentiel de la détermination de la peine ainsi que les différents objectifs auxquels devraient tendre la peine infligée au délinquant.  Dans Gladue, précité, les juges Cory et Iacobucci ont dit ceci (au par. 43):

 

Manifestement, l’art. 718 est, en partie, une reformulation des objectifs de base du prononcé de la peine, qui sont énumérés aux al. a) à d).  Ce qui est nouveau, toutefois, se trouve aux al. e) et f) qui, avec l’al. d), mettent l’accent sur les objectifs correctifs que sont la réparation des torts subis par les victimes individuelles et l’ensemble de la collectivité, l’éveil de la conscience des responsabilités, la reconnaissance du tort causé et les efforts de réinsertion sociale ou de guérison du délinquant.  Le concept de justice corrective qui sous‑tend les al. d), e) et f) fait l’objet d’un bref examen plus loin, mais de façon générale, la justice corrective comporte une forme de restitution et de réinsertion dans la collectivité.  La nécessité pour les délinquants d’assumer la responsabilité de leurs actes est un élément central au processus de détermination de la peine  [. . .] Les objectifs correctifs ne concordent habituellement pas avec le recours à l’emprisonnement.  À notre avis, la décision du Parlement d’ajouter les al. e) et f) aux objectifs traditionnels de la détermination de la peine témoigne d’une intention d’élargir les paramètres de l’analyse de la peine pour tous les délinquants. [Je souligne; référence omise.]

 


20                               Le législateur a prescrit le recours accru aux principes de justice corrective en matière de détermination de la peine en raison de l’incapacité générale de l’emprisonnement à assurer la réadaptation du délinquant et sa réinsertion sociale.  En insistant davantage que par le passé sur les principes de justice corrective, le législateur compte réduire le taux d’incarcération et accroître l’efficacité du processus de détermination de la peine.  Durant la seconde lecture du projet de loi C‑41, le 20 septembre 1994 (Débats de la Chambre des communes, vol. IV, 1re sess., 35e lég., à la p. 5873), le ministre de la Justice, Allan Rock, a fait les déclarations suivantes:

 

[traduction]  On retrouve, tout au long du projet de loi C‑41, un principe général voulant que l’on n’emprisonne que les personnes qui méritent d’être emprisonnées.  Il faudrait prévoir d’autres solutions pour les personnes qui commettent des infractions ne nécessitant pas une incarcération.

 

                                                                   . . .

 

Les prisons seront là pour ceux qui en ont besoin, ceux qui devraient être punis de cette façon ou exclus de la société [. . .]  [L]e projet de loi crée un climat qui encourage les sanctions communautaires et la réinsertion sociale des délinquants parallèlement à la réparation accordée aux victimes, en plus d’amener les criminels à mieux assumer la responsabilité de leurs actes.

 

Ce n’est pas simplement en étant plus stricts que nous nous doterons d’un système de justice pénale plus efficace.  Nous devons utiliser nos ressources limitées de façon judicieuse.

 

B.  La nature de l’emprisonnement avec sursis

 


21                               La peine d’emprisonnement avec sursis a été établie précisément en tant que sanction visant à la réalisation de ces deux objectifs du législateur.  Elle constitue une solution de rechange à l’incarcération de certains délinquants non dangereux.  Au lieu d’être incarcérés, les délinquants qui satisfont aux critères fixés par l’art. 742.1 purgent leur peine sous stricte surveillance au sein de la collectivité.  Leur liberté est restreinte par les conditions dont est assortie leur ordonnance de sursis à l’emprisonnement en vertu de l’art. 742.3*** du Code.  Suivant l’art. 742.6, le délinquant qui manque à ces conditions est ramené devant le tribunal.  Si le délinquant ne peut apporter d’excuse raisonnable pour justifier le manquement aux conditions de son ordonnance, le tribunal peut ordonner son incarcération pour le reste de la peine, puisque le législateur entendait faire peser une menace concrète d’incarcération en vue d’accroître le respect des conditions assortissant les ordonnances de sursis à l’emprisonnement.

 

22                               La condamnation à l’emprisonnement avec sursis intègre certains aspects des mesures substitutives à l’incarcération et certains aspects de l’incarcération.  Parce qu’elle est purgée dans la collectivité, la peine d’emprisonnement avec sursis permet généralement de réaliser plus efficacement que l’incarcération les objectifs de justice corrective que sont la réinsertion sociale du délinquant, la réparation des torts causés aux victimes et à la collectivité et la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités.  Cependant, elle est également une sanction punitive propre à permettre la réalisation des objectifs de dénonciation et de dissuasion.  C’est cette dimension punitive qui distingue l’emprisonnement avec sursis de la probation, question que je vais maintenant aborder.

 

(1)      Comparaison de l’emprisonnement avec sursis et de la probation

 


23                               Il existe, tant au sein des membres de la magistrature que du grand public, une certaine confusion relativement à la différence entre le sursis à l’emprisonnement et le sursis au prononcé de la peine avec mise en probation.  Cette confusion n’est pas surprenante compte tenu du libellé très semblable des dispositions législatives  régissant les conditions qui assortissent l’ordonnance d’emprisonnement avec sursis et l’ordonnance de probation, c’est‑à‑dire les art. 742.3 et 732.1 respectivement.  Malgré ces similitudes, il existe une distinction importante entre ces deux sanctions.  Alors que le sursis au prononcé de la peine avec mise en probation est principalement une mesure de réinsertion sociale, il semblerait que le législateur entendait  que le sursis à l’emprisonnement vise à la fois des objectifs punitifs et des objectifs de réinsertion sociale.

 

a)  Examen comparatif des dispositions pertinentes

 

24                               La comparaison des dispositions régissant l’emprisonnement avec sursis et de celles régissant la probation ne révèle que trois différences.  Premièrement, une ordonnance de probation n’est assortie que de trois conditions obligatoires — ne pas troubler l’ordre public et avoir une bonne conduite, répondre aux convocations du tribunal et prévenir le tribunal ou l’agent de probation de tout changement d’adresse ou d’emploi —, alors qu’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement en compte cinq.  Toutefois, les deux conditions obligatoires supplémentaires de l’ordonnance d’emprisonnement avec  sursis — se présenter à l’agent de surveillance et demeurer dans le ressort du tribunal, sauf permission écrite d’en sortir — figurent au nombre des conditions facultatives dont peut être assortie l’ordonnance de probation.

 


25                               La deuxième différence concerne le pouvoir du juge d’ordonner au délinquant de suivre un programme de traitement.  Dans le cadre du sursis à l’emprisonnement, le juge qui détermine la peine peut ordonner au délinquant de suivre un programme de traitement, que ce dernier y consente ou non.  Dans le cadre d’une ordonnance de probation, le juge ne peut prononcer une ordonnance de participation à un programme de traitement qu’avec le consentement du délinquant (sauf s’il s’agit de programmes de traitement pour abus d’alcool ou de drogue, depuis la modification apportée en 1999 à l’art. 732.1:  L.C. 1999, ch. 32, art. 6).  Dans la pratique, toutefois, la distinction n’est pas très importante, car il est peu probable que le délinquant à qui l’on présente la possibilité, au lieu de l’emprisonnement, d’un sursis au prononcé de sa peine avec comme condition de probation l’obligation de suivre un traitement, refuse de participer à ce traitement.

 


26                               La troisième différence se trouve dans le libellé de la clause résiduaire des dispositions prévoyant les conditions facultatives dont peuvent être assorties les ordonnances.  Dans le cas de  l’emprisonnement avec sursis, l’al. 742.3(2)f) autorise le tribunal à intimer au délinquant d’observer telles autres conditions raisonnables que le premier considère souhaitables «pour assurer la bonne conduite du délinquant et l’empêcher de commettre de nouveau la même infraction ou de commettre d’autres infractions».  Par comparaison, l’al. 732.1(3)h) précise que le tribunal peut assortir l’ordonnance de probation d’autres conditions raisonnables «pour assurer la protection de la société et faciliter la réinsertion sociale du délinquant».

 

27                               A priori, ces trois différences n’indiquent pas que l’emprisonnement avec sursis est une mesure plus sévère que le sursis au prononcé de la peine assorti d’une ordonnance de probation.  En outre, la sanction susceptible d’être infligée en cas d’inobservation d’une ordonnance de probation est plus sévère que les conséquences du manquement aux conditions d’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement.  Selon le par. 733.1(1), l’inobservation d’une ordonnance de probation constitue une nouvelle infraction, punissable d’un emprisonnement maximal de deux ans, alors que le manquement aux conditions d’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement ne constitue pas en soi une nouvelle infraction.  Les peines maximales diffèrent également.  Le délinquant qui ne se conforme pas à son ordonnance de probation peut voir cette dernière révoquée et être condamné à toute peine applicable à l’égard de l’infraction initiale (s’il y a eu sursis au prononcé de la peine): voir le par. 732.2(5).  Par comparaison, en cas de manquement aux conditions d’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement, la sanction maximale applicable est l’incarcération pour le reste de la période d’emprisonnement infligée initialement (par. 742.6(9)).  Vraisemblablement, si une ordonnance de sursis à l’emprisonnement est une sanction plus sévère qu’une ordonnance de probation, les conséquences d’un manquement à ces conditions devraient l’être également.


 

b) La condamnation à l’emprisonnement avec sursis doit avoir un effet plus punitif qu’une ordonnance de probation

 

28                               Malgré les similitudes qui existent entre les dispositions qui régissent ces deux types de mesures et le fait que la sanction applicable en cas de manquement à une ordonnance de probation pourrait être plus sévère que celle applicable en cas de manquement à une ordonnance de sursis à l’emprisonnement, il y a de fortes indications que le législateur a voulu que l’emprisonnement avec sursis ait un effet plus punitif que la probation.  Suivant un principe d’interprétation législative reconnu,  une disposition législative ne devrait jamais être interprétée de façon telle qu’elle devienne  superfétatoire.  Il serait absurde que le législateur ait voulu que le sursis à l’emprisonnement équivaille simplement à une ordonnance de probation sous un autre nom.  Quoique cet argument ne soit évidemment pas décisif, il tend à indiquer que le législateur voulait qu’il y ait une distinction utile entre les deux sanctions.  Je vais maintenant examiner des arguments plus spécifiques au soutien de cette thèse.

 


29                               Le sursis à l’emprisonnement est décrit dans le Code comme une peine d’emprisonnement.  En effet, l’intertitre précédant l’art. 742 est «Condamnations à l’emprisonnement avec sursis».  En outre, aux termes de l’art. 742.1, le délinquant doit avoir été condamné à une peine d’emprisonnement de moins de deux ans avant que le tribunal puisse se demander si cette peine peut être purgée au sein de la collectivité, sous réserve de l’application de conditions appropriées.  Le législateur a voulu que l’emprisonnement — sous forme d’incarcération — ait un caractère plus punitif que la probation, puisque la première mesure est davantage restrictive de la liberté du délinquant que la seconde.  Comme l’emprisonnement avec sursis est, à tout le moins en principe, une peine d’emprisonnement, il s’ensuit qu’il devrait lui aussi être considéré comme une mesure plus punitive que la probation.

 

30                               Dans le même ordre d’idée, en adoptant l’art. 742.1, le législateur a prescrit que certains délinquants non dangereux, qui autrement auraient été incarcérés pendant des périodes de moins de deux ans, purgent désormais leur peine au sein de la collectivité.  Si aucune distinction n’est établie entre l’emprisonnement avec sursis et la probation, ces délinquants se verront infliger non pas une peine d’emprisonnement mais plutôt, dans les faits, une ordonnance de probation considérablement moins sévère.  Des peines aussi clémentes n’auraient pas un effet suffisamment dénonciateur et dissuasif, et elles ne seraient pas acceptées par le public. L’article 718 précise que l’objectif essentiel de la détermination de la peine est «de contribuer [. . .] au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre».  L’infliction de peines inadéquates nuit au respect de la loi.  En conséquence, il importe de distinguer l’emprisonnement avec sursis de la probation en assortissant l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement de conditions à caractère punitif.

 

31                               J’ai souligné, plus tôt, la différence subtile qui existe entre la clause résiduaire des dispositions prévoyant les conditions facultatives dont peuvent être assorties les ordonnances de probation et la clause correspondante concernant les ordonnances de sursis à l’emprisonnement.  Bien que subtile, cette différence n’en est pas moins importante.  Pour bien la saisir, il est nécessaire d’examiner la jurisprudence et la pratique en matière de probation.

 


32                               La probation a traditionnellement été considérée comme une mesure de réinsertion sociale du délinquant.  Récemment, la Cour d’appel de la Saskatchewan a expliqué en quoi l’ordonnance de probation tend à la réinsertion sociale dans R. c. Taylor (1997), 122 C.C.C. (3d) 376. Le juge en chef Bayda a dit ce qui suit, à la p. 394:

 

[traduction] Indépendamment du libellé de la disposition, l’ordonnance de probation vise foncièrement à influencer le comportement ultérieur du délinquant.  Plus précisément, elle tend à assurer «la bonne conduite» du délinquant et à le dissuader de perpétrer d’autres infractions.  Elle n’a pas spécialement pour objet de refléter la gravité de l’infraction ou le degré de culpabilité du délinquant.  Son but n’est pas non plus de dénoncer l’infraction ou de dissuader généralement autrui de perpétrer la même infraction ou d’en commettre d’autres.  Selon les conditions précises dont elle assortie, l’ordonnance peut avoir un aspect punitif, mais la punition n’est pas son objectif dominant ou intrinsèque, ni même, peut‑être, un objectif secondaire.  L’aspect punitif participe plutôt d’une conséquence de l’observation, par le délinquant, d’une ou de plusieurs conditions précises qu’il peut trouver difficiles à respecter.  [Je souligne.]

 

33                               De nombreuses cours d’appel ont invalidé des conditions de probation qui avaient été imposées dans le but de punir le délinquant plutôt que de favoriser sa réinsertion sociale:  voir R. c. Ziatas (1973), 13 C.C.C. (2d) 287 (C.A. Ont.), à la p. 288; R. c. Caja (1977), 36 C.C.C. (2d) 401 (C.A. Ont.), aux pp. 402 et 403; R. c. Lavender (1981), 59 C.C.C. (2d) 551 (C.A.C.‑B.), aux pp. 552 et 553, et R. c. L. (1986), 50 C.R. (3d) 398 (C.A. Alb.), aux pp. 399 et 400.  Les conditions de l’ordonnance de probation contestées dans ces affaires avaient été imposées en application de la clause résiduaire qui était en vigueur à l’époque et dont le texte était virtuellement identique à celui de l’actuel al. 742.3(2)f).

 


34                               Malgré le fait que le texte de l’al. 742.3(2)f) soit virtuellement identique à celui de l’ancienne clause résiduaire concernant les conditions des ordonnances de probation, il serait erroné de conclure que l’al. 742.3(2)f) ne permet pas d’imposer des conditions à caractère punitif.  Le Parlement a modifié la clause résiduaire concernant les conditions des ordonnances de probation, l’al. 732.1(3)h), qui parle maintenant de conditions jugées souhaitables par le tribunal «pour assurer la protection de la société et faciliter la réinsertion sociale du délinquant» (je souligne).  Le législateur a apporté cette modification pour indiquer clairement que la probation a pour objet la réinsertion sociale du délinquant et pour distinguer l’al. 742.3(2)f) de l’al. 732.1(3)h).  Il a distingué ces deux alinéas en formulant le premier d’une manière qui ne s’attache pas principalement à la réadaptation et à la réinsertion sociale du délinquant.  Si on donnait à l’al. 742.3(2)f) une interprétation empêchant l’application de conditions à caractère punitif, on se trouverait à faire obstacle à l’intention du législateur de distinguer ces deux types de mesures.  Le législateur n’aurait pas établi de distinction entre ces deux clauses s’il avait voulu qu’elles tendent au même objet.

 

35                               À la lumière de ce qui précède, il est évident que le législateur voulait que le sursis à l’emprisonnement ait un caractère plus punitif que le sursis au prononcé de la peine avec mise en probation, malgré les similitudes qui existent entre les deux sanctions du point de vue de leur fonction de réinsertion sociale du délinquant.  Je souscris entièrement à l’opinion exprimée par le juge Vancise, dans ses motifs de dissidence dans R. c. McDonald (1997), 113 C.C.C. (3d) 418 (C.A. Sask.), à la p. 443, et selon laquelle le sursis à l’emprisonnement vise à [traduction] «permettre à l’accusé d’éviter l’emprisonnement, mais non la punition».

 

36                               Par conséquent, une ordonnance de sursis à l’emprisonnement devrait généralement être assortie de conditions punitives restreignant la liberté du délinquant.  Des conditions comme la détention à domicile ou des couvre‑feux stricts devraient être la règle plutôt que l’exception.  Comme l’a souligné le ministre de la Justice lors de la deuxième lecture du projet de loi C‑41 (Débats de la Chambre des communes, op. cit., à la p. 5873) «[c]ette sanction vise manifestement les personnes [...] qui seraient autrement en prison, mais qu’on peut maintenir dans la collectivité en exerçant des contrôles serrés» (je souligne).


 

37                               Le juge qui rend une ordonnance de sursis à l’emprisonnement sans l’assortir de conditions punitives devrait exposer la raison particulière expliquant cette décision.  En effet, le juge qui détermine la peine ne doit jamais oublier que le sursis à l’emprisonnement ne doit être prononcé qu’à l’égard des délinquants qui autrement iraient en prison.  S’il est d’avis qu’il est inutile d’imposer des conditions punitives, c’est alors la probation, et non le sursis à l’emprisonnement, qui est selon toute vraisemblance la mesure appropriée.

 

38                               Le caractère punitif de l’ordonnance d’emprisonnement avec sursis devrait également se refléter dans le traitement des manquements aux conditions dont elle est assortie.  Comme je l’ai mentionné précédemment, la peine maximale infligée en cas de manquement aux conditions d’une ordonnance de probation est susceptible d’être plus sévère qu’en cas de manquement aux conditions d’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement.  En pratique, toutefois, les manquements aux conditions d’une telle ordonnance peuvent être punis plus sévèrement que les manquements à une ordonnance de probation.  Sans me prononcer sur la constitutionnalité des dispositions concernées, je remarque que, selon le par. 742.6(9), le manquement à une ordonnance de sursis à l’emprisonnement ne doit être prouvé que suivant la prépondérance des probabilités, alors que le manquement à une ordonnance de probation doit être prouvé hors de tout doute raisonnable.

 


39                               Remarque plus importante, lorsque le délinquant enfreint sans excuse raisonnable une condition de son ordonnance de sursis à l’emprisonnement, il devrait y avoir présomption qu’il doit alors purger le reste de sa peine en prison.  Cette menace constante d’incarcération est de nature à inciter le délinquant à respecter les conditions qui lui ont été imposées:  voir R. c. Brady (1998), 121 C.C.C. (3d) 504 (C.A. Alb.); J. V. Roberts, «Conditional Sentencing:  Sword of Damocles or Pandora’s Box?» (1997), 2 Rev. can. D.P. 183.  Elle contribue en outre à distinguer l’emprisonnement avec sursis de la probation en rendant plus sévères les conséquences d’un manquement aux conditions d’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement.

 

(2)  Emprisonnement avec sursis et incarcération

 

40                               Quoique l’emprisonnement avec sursis soit décrit dans la loi comme une forme d’emprisonnement, dans R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227, au par. 21, notre Cour a reconnu qu’«il y a une différence très grande entre être derrière les barreaux et vivre dans la société en bénéficiant d’une libération conditionnelle».  Voir également Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, à la p. 150, le juge McLachlin.  Ces commentaires s’appliquent également à l’emprisonnement avec sursis.  En effet, le délinquant qui purge une telle peine au sein de la collectivité n’est que partiellement privé de sa liberté.  Même si sa liberté est restreinte par les conditions assortissant son ordonnance de sursis, le délinquant n’est pas détenu dans un établissement et il peut continuer de vaquer à ses activités professionnelles ou éducationnelles ordinaires.  Il n’est pas dépouillé de sa vie privée dans la même mesure que s’il était incarcéré.  Il n’est pas non plus soumis à un horaire strict ou à un régime alimentaire institutionnel.

 

41                               Cela ne signifie pas pour autant que l’emprisonnement avec sursis est une peine clémente, qu’elle n’a pas un effet dénonciateur et dissuasif appréciable ou qu’elle ne peut jamais être une peine aussi sévère que l’incarcération.  Comme a dit notre Cour dans Gladue, précité, au par. 72:

 


À notre avis cependant une peine axée sur l’approche corrective n’est pas nécessairement un châtiment moins sévère.  Certains tenants de la justice corrective soutiennent que, combinée à des conditions de probation, elle peut imposer dans certains cas un fardeau plus lourd au délinquant qu’une peine d’emprisonnement.

 

L’emprisonnement avec sursis peut s’avérer une peine aussi sévère, voire plus sévère que l’emprisonnement comme tel, particulièrement dans les cas où le délinquant est tenu d’assumer la responsabilité de ses actes et de réparer les torts qu’il a causés à la victime et à la collectivité, tout en vivant au sein de celle‑ci et en étant assujetti à des mesures de contrôle serrées.

 

42                               En outre, l’emprisonnement avec sursis n’ouvre droit à aucune réduction de peine par voie de libération conditionnelle.  C’est ce qui semble découler du par. 112(1)  de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition , L.C. 1992, ch. 20 , qui donne compétence à la commission provinciale des libérations conditionnelles à l’égard des délinquants «qui purgent une peine d’emprisonnement dans un établissement correctionnel provincial» (R. c. Wismayer (1997), 115 C.C.C. (3d) 18 (C.A. Ont.), à la p. 33).

 

43                               J’ajouterais que fait que la durée d’application d’une ordonnance d’emprisonnement avec sursis ne puisse être écourtée par une libération conditionnelle ne permet pas en soi de conclure que, de manière générale, cette peine est aussi sévère, voire plus sévère qu’un emprisonnement de durée équivalente.  S’il n’y a pas ouverture à libération conditionnelle, c’est tout simplement parce que le délinquant n’est jamais incarcéré et qu’il n’est par conséquent pas nécessaire de le réinsérer dans la société.  En outre, même lorsqu’un délinquant est mis en liberté sous condition, la peine initiale continue de s’appliquer.  Comme je l’ai expliqué dans M. (C.A.), précité, au par. 62:

 


Bref, l’histoire, la structure et les pratiques actuelles du système de liberté sous condition indiquent collectivement que l’octroi de la libération conditionnelle représente une modification des conditions aux termes desquelles la peine imposée par le tribunal doit être purgée plutôt qu’une réduction de la peine elle‑même.  [. . .] Toutefois, même si les conditions d’incarcération sont susceptibles de changer par l’octroi d’une libération conditionnelle au délinquant, sa peine reste pleinement en vigueur.  Le délinquant reste assujetti à la surveillance stricte du système de libération conditionnelle, et sa liberté continue d’être considérablement restreinte pendant toute la durée de sa peine d’emprisonnement chiffrée ou de sa peine d’emprisonnement à perpétuité.  [Souligné dans l’original.]

 

Le délinquant qui bénéficie d’une libération conditionnelle doit purger la dernière partie de sa peine sous des conditions similaires à celles imposées dans le cadre d’un emprisonnement avec sursis, et qui peuvent même être plus rigoureuses encore, dans la mesure où il peut lui être ordonné de demeurer dans un «établissement résidentiel communautaire»:  voir l’art. 133  de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition , et l’art. 161 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620.

 

44                               À la lumière de ces observations, une ordonnance d’emprisonnement avec sursis, même assortie de conditions rigoureuses, est généralement une peine plus clémente qu’un emprisonnement de même durée:  voir également Gagnon c. La Reine, [1998] R.J.Q. 2636 (C.A.), à la p. 2645; Brady, précité, aux par. 36, 48, 49 et 50.  Le fait que la menace d’incarcération pèse sur les délinquants qui manquent aux conditions de leur ordonnance de sursis à l’emprisonnement vient étayer davantage cette conclusion.  Pour que l’incarcération puisse constituer une sanction en cas de manquement à une ordonnance d’emprisonnement avec sursis, il faut logiquement que l’incarcération soit une peine plus sévère.

 


C.  Application de l’art. 742.1  du Code criminel 

 

45                               Par souci de commodité, je reproduis à nouveau le texte de l’art. 742.1:

 

742.1  Lorsqu’une personne est déclarée coupable d’une infraction — autre qu’une infraction pour laquelle une peine minimale d’emprisonnement est prévue — et condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans, le tribunal peut, s’il est convaincu que le fait de purger la peine au sein de la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle‑ci et est conforme à l’objectif et aux principes visés aux articles 718 à 718.2, ordonner au délinquant de purger sa peine dans la collectivité afin d’y surveiller le comportement de celui‑ci, sous réserve de l’observation des conditions qui lui sont imposées en application de l’article 742.3.

 

46                               Cette disposition énumère quatre critères que le tribunal doit prendre en compte avant d’infliger une condamnation à l’emprisonnement avec sursis:

 

(1) le délinquant doit être déclaré coupable d’une infraction autre qu’une infraction pour laquelle une peine minimale d’emprisonnement est prévue;

 

(2) le tribunal doit infliger au délinquant une peine d’emprisonnement de moins de deux ans;

 

(3) le fait que le délinquant purge sa peine au sein de la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle‑ci;

 

(4) le prononcé d’une ordonnance d’emprisonnement avec sursis est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2.

 


47                               À mon avis, les trois premiers critères sont des préalables au prononcé de toute condamnation à l’emprisonnement avec sursis.  La présence de ces préalables répond à la question de savoir si une telle peine peut être infligée dans les circonstances.  Lorsque ces conditions sont réunies, il faut ensuite se demander si l’emprisonnement avec sursis est la sanction appropriée.  Pour répondre à cette question, il faut prendre en compte l’objectif essentiel et les principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2.  Je vais maintenant examiner chacun de ces éléments à tour de rôle.

 

(1)      Le délinquant doit être déclaré coupable d’une infraction autre qu’une infraction pour laquelle une peine minimale d’emprisonnement est prévue

 

48                               Ce préalable est clair.  L’infraction dont le délinquant est déclaré coupable ne doit pas être une infraction pour laquelle une peine minimale d’emprisonnement est prévue.  Ces infractions sont les seules que la loi exclut du champ d’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement.

 

(2)      Le tribunal doit infliger au délinquant une peine d’emprisonnement de moins de deux ans

 

49                               Le législateur a voulu que l’emprisonnement avec sursis ne soit envisagé qu’à l’égard des délinquants qui, autrement, seraient emprisonnés pendant des périodes de moins de deux ans.  Il existe une certaine controverse relativement à la question de savoir si cela veut dire que le juge doit dans les faits infliger un emprisonnement d’une durée déterminée avant d’envisager la possibilité d’accorder le sursis pour cette période.  Loin d’être un simple problème méthodologique, cette question a des implications quant au rôle des art. 718 à 718.2 dans la détermination de la peine appropriée, la durée de cette peine, l’endroit où elle sera purgée et ses autres modalités d’exécution.


 

50                               Une interprétation littérale de l’art. 742.1 tend à indiquer que la décision de prononcer l’emprisonnement avec sursis devrait être prise en deux étapes distinctes.  Premièrement, le tribunal devrait déterminer la peine appropriée en conformité avec les principes et les objectifs généraux de la détermination de la peine (maintenant énoncés aux art. 718 à 718.2).  Deuxièmement, lorsqu’il a jugé qu’une peine d’emprisonnement de moins de deux ans est justifiée, le tribunal devrait décider si cette peine doit être purgée au sein de la collectivité conformément à l’art. 742.1.  À première vue, comme le législateur a dit:  «Lorsqu’une personne est déclarée coupable [. . .] et condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans, le tribunal peut», il semble que le tribunal doive tout d’abord infliger une peine d’emprisonnement d’une durée déterminée avant d’envisager la possibilité qu’elle soit purgée au sein de la collectivité.

 

51                               La Cour d’appel du Manitoba a souscrit à cette démarche en deux étapes dans la présente affaire.  Toutefois, cette interprétation littérale de l’art. 742.1 et la démarche en deux étapes qu’elle implique amènent une rigidité qui n’est ni souhaitable ni applicable en pratique.

 

a)  Impossibilité de dissocier la durée de la peine de l’endroit où celle-ci est purgée

 


52                               Cette démarche en deux étapes ne correspond pas à la réalité de la détermination des peines.  En pratique, la détermination de la durée d’une peine d’emprisonnement et la détermination du lieu où elle sera purgée par le délinquant sont inextricablement liées.  Le juge n’inflige pas un emprisonnement de «x mois» dans l’abstrait, sans se demander où cette peine sera purgée (voir Brady, précité, au par. 86; R. c. Pierce (1997), 114 C.C.C. 23 (C.A. Ont.), à la p. 39; R. c. Ursel (1997), 96 B.C.A.C. 241, à la p. 284 (le juge Ryan), aux pp. 291 et 292 (le  juge Rowles)).  De plus, lorsque le tribunal opte pour l’emprisonnement avec sursis, sa durée dépend du genre de conditions dont elle est assortie.  La durée de la peine ne peut donc pas être déterminée indépendamment du lieu où celle‑ci sera purgée.

 

b)  Le «paradoxe pénologique»

 

53                               Cette démarche rigide en deux étapes comporte une contradiction inhérente.  Après avoir appliqué, à la première étape, les art. 718 à 718.2 et avoir déterminé que la peine appropriée est un emprisonnement d’une durée déterminée (de moins de deux ans dans tous les cas), le tribunal devrait ensuite décider si le fait que le délinquant purge la peine en question au sein de la collectivité est également conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2, comme l’exige l’art. 742.1.  Il n’est pas réaliste de croire que le tribunal va examiner deux fois cet objectif et ces principes ou faire, dans son esprit, une nette distinction entre l’application des art. 718 à 718.2 à la première étape et à la seconde étape.  D’ailleurs, même si c’était possible, cela conduirait au «paradoxe pénologique» décrit par J. Gemmell dans «The New Conditional Sentencing Regime» (1997), 39 Crim. L.Q. 334, à la p. 337:

 

[traduction]  . . . le tribunal doit tout d’abord déterminer si l’emprisonnement est la seule sanction justifiée dans les circonstances, puis décider si le délinquant devrait néanmoins purger cette sanction au sein de la collectivité.  La décision de prononcer une condamnation à l’emprisonnement avec sursis constitue presque une sorte de reductio ad absurdum de la décision initiale qui commandait l’emprisonnement.  [Note omise.]

 


54                               Cette seconde étape de la démarche analytique aurait concrètement pour effet de compromettre l’application des principes de détermination de la peine faite initialement et qui a mené à l’infliction de la peine d’emprisonnement.  Par exemple, le principe de la proportionnalité — principe fondamental en matière de détermination de la peine énoncé à l’art. 718.1 — exige que la peine soit proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.  Lorsque, à la première étape, le tribunal détermine qu’une peine d’emprisonnement de «x mois» est justifiée, cela signifie que cette peine est proportionnelle.  Si, à la seconde étape, il décide que la peine en question peut être purgée au sein de la collectivité, il est possible que la peine ne soit plus proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant, puisqu’une peine d’emprisonnement avec sursis est généralement une peine plus clémente qu’un emprisonnement de même durée.  Par conséquent, une telle démarche en deux étapes donne au processus de détermination de la peine une rigidité qui pourrait entraîner l’infliction d’une peine inappropriée. 

 

c)  Interprétation téléologique de l’art. 742.1

 

55                               Il est possible de remédier à ces problèmes en adoptant une interprétation téléologique de l’art. 742.1.  Pour les raisons exposées précédemment, la condition que le délinquant soit «condamn[é] à un emprisonnement de moins de deux ans» ne peut avoir été prescrite dans le but d’imposer aux tribunaux le recours à une démarche rigide en deux étapes.  Elle a plutôt été établie en vue d’indiquer le type de délinquants admissibles au sursis à l’emprisonnement.  À une extrémité du spectre, le législateur a refusé le bénéfice de cette sanction aux délinquants qui devraient recevoir une peine d’emprisonnement dans un pénitencier.  À l’autre extrémité du spectre, il a voulu faire en sorte que les délinquants admissibles à une sanction communautaire plus clémente — telle qu’un sursis au prononcé de la peine avec mise en probation — ne soient pas condamnés à l’emprisonnement avec sursis, sanction plus sévère dans le régime législatif.

 


56                               Conjugué aux al. 718.2d) et e), l’art. 742.1 met les tribunaux en garde contre l’«extension de l’application» du régime d’emprisonnement avec sursis aux délinquants qui n’auraient autrement pas été emprisonnés (Gagnon, précité, à la p. 2645; McDonald, précité, aux pp. 437 à 439).  Comme le dit le juge Rosenberg, dans Wismayer, précité, à la p. 42:

 

[traduction]  L’objectif du législateur  de réduire le nombre de délinquants non violents détenus en prison et d’accroître le recours aux sanctions communautaires sera contré si les tribunaux refusent de rendre des ordonnances d’emprisonnement avec sursis à l’égard des infractions qui donnent lieu normalement à des peines d’emprisonnement et n’y recourent que pour les infractions jusqu’ici sanctionnées par des mesures autres que l’emprisonnement.

 

La réalisation de l’objectif du législateur qui est de réduire le recours à l’emprisonnement pour les délinquants non dangereux pourrait être compromise si des ordonnances de sursis à l’emprisonnement étaient prononcées à tort.

 

57                               L’expérience des tribunaux anglais dans l’application d’une peine semblable, appelée «suspended sentence» («conditional sentence» au Canada), illustre bien les préoccupations susmentionnées.  Comme l’a expliqué le lord juge en chef Parker, au nom de la Cour d’appel (Division criminelle), dans R. c. O’Keefe (1968), 53 Cr. App. R. 91, aux pp. 94 et 95:

 

[traduction]  Notre Cour tient à préciser, aussi catégoriquement que possible, qu’une condamnation avec sursis ne doit pas être prononcée lorsque, n’eût été le pouvoir d’infliger cette peine, une ordonnance de probation aurait été la décision appropriée.  Après tout, la condamnation avec sursis est une peine d’emprisonnement . . .

 


Notre Cour estime donc que, avant de prononcer une condamnation avec sursis, le tribunal doit écarter toute autre sanction possible, comme l’absolution inconditionnelle, l’absolution sous condition, l’ordonnance de probation et l’amende, puis se demander s’il s’agit d’un cas commandant l’emprisonnement et, dans l’affirmative, s’il doit y avoir emprisonnement  immédiat ou s’il est possible d’y surseoir?

 

58                               Les tribunaux canadiens devraient suivre une démarche analogue.  Partant, l’interprétation téléologique de l’art. 742.1 ne commande pas le recours à une démarche rigide en deux étapes dans le cadre de laquelle le tribunal devrait d’abord infliger une peine d’emprisonnement d’une durée déterminée puis décider si cette peine même peut être purgée au sein de la collectivité.  À mon avis, le tribunal peut s’acquitter de l’obligation qui lui est faite de condamner le délinquant à un emprisonnement de moins de deux ans en déterminant de façon préliminaire la fourchette des peines applicables.  En conséquence, suivant la démarche que je propose, le juge doit encore accomplir deux étapes.  Toutefois, il n’a pas à infliger une peine d’emprisonnement d’une durée déterminée à la première étape de l’analyse.  À ce stade, le tribunal n’a  simplement qu’à déterminer s’il y a lieu d’écarter deux possibilités:  a) les mesures probatoires, et b) l’emprisonnement dans un pénitencier.  Si l’une ou l’autre de ces sanctions est appropriée, l’emprisonnement avec sursis ne devrait pas être prononcé.

 

59                               Pour rendre cette décision préliminaire, il suffit au tribunal de prendre en compte l’objectif essentiel et les principes de la détermination de la peine énoncés aux art. 718 à 718.2, dans la mesure nécessaire pour délimiter la fourchette des peines applicables au délinquant.  Quoiqu’elles ne lient pas le tribunal, les observations des parties peuvent s’avérer utiles à cet égard.  Par exemple, les deux parties peuvent convenir que la peine appropriée est l’emprisonnement pour une période de moins de deux ans.

 


60                               Une fois qu’il a pris cette décision préliminaire, et en supposant que tous les autres préalables prévus par la loi sont réunis, le tribunal passe alors à la seconde étape de l’analyse et se demande si le prononcé d’une condamnation à l’emprisonnement avec sursis est conforme à l’objectif essentiel et aux principes visés aux art. 718 à 718.2.  Contrairement à la première étape, les principes de détermination de la peine sont alors examinés de manière exhaustive.  De plus, c’est au cours de cette seconde étape que le tribunal doit fixer la durée de la peine d’emprisonnement et l’endroit où elle sera purgée, et, s’il rend une ordonnance de sursis à l’emprisonnement, la nature des conditions dont elle sera assortie.

 

61                               L’interprétation téléologique de l’art. 742.1 permet d’éviter les écueils découlant de l’interprétation littérale dont nous avons parlé plus tôt, tout en tenant compte constamment des principes et objectifs de la détermination de la peine.  Comme je l’ai souligné dans M. (C.A.), précité, au par. 82:

 

En dernière analyse, le devoir général du juge qui inflige la peine est de faire appel à tous les principes légitimes de détermination afin de fixer une peine «juste et appropriée», qui reflète la gravité de l’infraction commise et la culpabilité morale du contrevenant.

 

(3)      Le fait pour le délinquant de purger sa peine au sein de la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle‑ci

 

62                               Ce critère, énoncé à l’art. 742.1,  a suscité énormément de débats devant les tribunaux et au sein des auteurs.  Je vais examiner les questions suivantes:

 

a)  La sécurité de la collectivité est‑elle une condition préalable au prononcé de toute condamnation à l’emprisonnement avec sursis?

 

b)  La notion de «danger pour la sécurité de la collectivité» s’entend‑elle uniquement de la menace que constitue le délinquant en cause?


c)  Comment les tribunaux devraient‑ils apprécier le danger pour la sécurité de la collectivité?

 

d)  Les risques de préjudice pécuniaire doivent‑ils être pris en considération dans l’appréciation du danger pour la sécurité de la collectivité?

 

a)        Un préalable au prononcé de toute condamnation à l’emprisonnement avec sursis

 

63                               Comme condition préalable au prononcé de toute condamnation à l’emprisonnement avec sursis, le tribunal doit être convaincu que le fait de purger la peine au sein de la collectivité ne met pas en danger la sécurité de celle‑ci: voir Brady, précité, au par. 58; R. c. Maheu, [1997] R.J.Q. 410, à la p. 415; Gagnon, précité, à la p. 2641; Pierce, précité, à la p. 39; Ursel, précité, aux pp. 284 à 286 (le juge Ryan).  Le tribunal qui n’est pas convaincu que la sécurité de la collectivité peut être sauvegardée ne peut en aucun cas prononcer l’emprisonnement avec sursis.

 

64                               En toute déférence, la Cour d’appel du Manitoba a eu tort, dans la présente affaire, de juger que la sécurité de la collectivité était le principal élément à prendre en considération pour décider de l’opportunité de prononcer l’emprisonnement avec sursis.  Comme l’a souligné la Cour d’appel de l’Alberta dans Brady, précité, au par. 58:

 

[traduction]  Il est par conséquent tendancieux de prétendre que le danger pour la sécurité est le principal élément à prendre en considération.  Cette proposition suppose à tort que l’absence de danger prime les autres principes de détermination de la peine.  Soit que le délinquant satisfait au critère de l’absence de danger, soit qu’il n’y satisfait pas.  S’il y satisfait, l’examen de ce facteur est terminé et il faut alors se pencher sur les autres principes et objectifs de la détermination de la peine.

 


65                               Je suis d’accord.  Ce n’est que lorsque le tribunal est convaincu que la sécurité de la collectivité ne serait pas mise en danger — conformément aux explications données aux par. 66 à 76 qui suivent — qu’il peut se demander si le prononcé de l’emprisonnement avec sursis «est conforme à l’objectif et aux principes visés aux articles 718 à 718.2».  En d’autres mots, le critère du danger pour la sécurité de la collectivité n’est pas le facteur prédominant pour décider s’il convient de prononcer l’emprisonnement avec sursis, mais il doit plutôt être considéré comme un préalable à l’examen de la question de savoir si cette peine est une sanction juste et appropriée dans les circonstances.

 

b) La notion de «danger pour la sécurité de la collectivité» s’entend de la menace que constitue le délinquant en cause

 

66                               La question qui se pose ici est de savoir si la notion de «danger pour la sécurité de la collectivité» s’entend uniquement de la menace posée par le délinquant en cause ou si elle s’entend également du risque plus général de menace au respect de la loi.  Les tenants de l’interprétation plus extensive font valoir que, dans certains cas où l’emprisonnement avec sursis est une sanction qui peut être infligée, le fait de l’infliger pourrait donner l’impression que les délinquants reçoivent des peines clémentes et insuffisamment dissuasives pour les personnes qui pourraient être tentées de commettre des infractions similaires, situation qui à son tour mettrait en danger la sécurité de la collectivité.

 


67                               Indépendamment du fait qu’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement bien conçue peut également servir les objectifs de dissuasion générale et de dénonciation, je crois que le débat est devenu en grande partie théorique depuis la modification qui a été apportée à l’art. 742.1 (L.C. 1997, ch. 18, art. 107.1), et qui a précisé que le tribunal doit prendre en considération l’objectif et les principes visés aux art. 718 à 718.2 pour décider de l’opportunité d’octroyer le sursis à l’emprisonnement.  Cette modification garantit que les objectifs de dénonciation et de dissuasion sont alors pris en compte.  Comme ces facteurs sont pris en considération plus tard dans l’analyse, il n’est pas nécessaire de les intégrer à l’examen de la question du danger pour la sécurité de la collectivité.

 

68                               À mon avis, à ce stade de l’analyse, il faut clairement s’attacher à l’examen du risque que poserait le délinquant en cause s’il purgeait sa peine au sein de la collectivité.  Je tiens à souligner que la majorité des cours d’appel ont jugé que ce critère visait uniquement la menace posée par le délinquant en cause:  voir Gagnon, précité, aux pp. 2640 et 2641 (le juge Fish); R. c. Parker (1997), 116 C.C.C. (3d) 236 (C.A.N.‑É.), aux pp. 247 et 248; Ursel, précité, à la p. 260; R. c. Horvath, [1997] 8 W.W.R. 357 (C.A. Sask.), à la p. 374; Brady, précité, aux par. 60 et 61; Wismayer, précité, à la p. 44.

 

c)  Comment les tribunaux devraient‑ils apprécier le danger pour la sécurité de la collectivité?

 


69                               À mon avis, pour apprécier le risque que le délinquant poserait pour la collectivité s’il purgeait sa peine au sein de celle‑ci, deux facteurs doivent être pris en compte:  (1) le risque que le délinquant récidive; (2) la gravité du préjudice susceptible de découler d’une récidive.  Si le tribunal conclut que le risque de récidive est réel, le délinquant doit être incarcéré.  Il est évident qu’il y a toujours un certain risque que le délinquant récidive.  Si le tribunal estime que ce risque est minime, la gravité du préjudice susceptible de découler d’une récidive doit également être prise en considération.  Dans certains cas, quoique le risque de récidive soit minime, la possibilité d’un préjudice considérable aura pour effet de faire obstacle au prononcé de l’emprisonnement avec sursis.

 

(i)  Risque de récidive

 

70                               Divers facteurs sont pertinents pour évaluer le risque de récidive.  Dans Brady, précité, aux par. 117 à 127, le juge en chef Fraser de la Cour d’appel de l’Alberta suggère de vérifier si le délinquant a respecté les ordonnances des tribunaux dans le passé et, de manière plus générale, s’il a des antécédents judiciaires tendant à indiquer qu’il ne respectera pas les conditions de son ordonnance de sursis à l’emprisonnement.  Dans Maheu, précité, à la p. 418, Madame le juge Rousseau‑Houle a énuméré certains autres facteurs qui pourraient être pertinents:

 

. . . 1)  la nature de l’infraction, 2) les circonstances pertinentes de celle‑ci, ce qui peut mettre en cause les événements antérieurs et postérieurs, 3) le degré de participation de l’inculpé, 4) la relation de l’inculpé avec la victime, 5) le profil de l’inculpé, c’est‑à‑dire son occupation, son mode de vie, ses antécédents judiciaires, son milieu familial, son état mental, 6) sa conduite postérieurement à la commission de l’infraction, 7) le danger que représente pour la communauté particulièrement visée par l’affaire, la mise en liberté de l’inculpé.

 

71                               Cette liste est fort utile, mais elle ne doit pas être considérée comme exhaustive.  Le risque que pose un délinquant donné pour la collectivité doit être apprécié au cas par cas, selon les faits propres à chaque affaire.  De plus, les facteurs énumérés précédemment ne devraient pas être appliqués de façon mécanique. Comme a conclu le juge en chef Fraser dans Brady, précité, au par. 124:

 


[traduction]  Le fait qu’un délinquant a oublié de comparaître devant le tribunal une fois il y a dix ans ne le rend pas d’office inadmissible à l’octroi du sursis à l’emprisonnement.  Le simple fait de se présenter à son procès ne garantit pas non plus au délinquant l’obtention du sursis.  Le tribunal doit évidemment tenir compte de tous les aspects des manquements antérieurs aux ordonnances des tribunaux, notamment la fréquence des manquements, l’âge et la maturité du délinquant, le temps écoulé depuis les derniers manquements, leur gravité et leurs circonstances.

 

72                               Le risque de récidive devrait aussi être apprécié à la lumière des conditions assortissant l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement.  Dans les cas où il y a un certain risque que le délinquant puisse mettre en danger la sécurité de la collectivité, il est possible de réduire ce risque au minimum en assortissant l’ordonnance de conditions appropriées:  voir Wismayer, précité, à la p. 32; Brady, précité, au par. 62; Maheu, précité, à la p. 418.  De fait, une telle mesure est envisagée par l’al. 742.3(2)f), qui habilite le tribunal à imposer au délinquant l’obligation d’observer «telles autres conditions raisonnables que le tribunal considère souhaitables [. . .] pour assurer la bonne conduite du délinquant et l’empêcher de commettre de nouveau la même infraction ou de commettre d’autres infractions».  Par exemple, il est possible que le tribunal veuille prononcer, à l’endroit d’un délinquant souffrant d’une dépendance à la drogue, une condamnation à l’emprisonnement avec sursis assortie d’une ordonnance de participation à un programme de traitement, malgré le fait que le délinquant possède de nombreux antécédents judiciaires liés à cette dépendance, dans la mesure toutefois où il estime que les chances de réadaptation sont bonnes et que le degré de surveillance sera suffisant pour assurer l’observation par le délinquant des conditions de son ordonnance de sursis à l’emprisonnement.

 

73                               Il convient d’insister sur l’observation qui précède en ce qui a trait au degré de surveillance au sein de la collectivité.  Comme l’a souligné la Cour d’appel de l’Alberta dans Brady, précité, au par. 135:

 


[traduction]  Une ordonnance de sursis à l’emprisonnement rédigée dans l’abstrait, sans savoir quelles sont les ressources — mesures concrètes de surveillance, établissements et programmes — disponibles et si elles conviennent dans le cas du délinquant concerné est souvent pire qu’une peine symbolique:  elle n’est qu’une mascarade.

 

Par conséquent, le tribunal doit être au fait des mesures de surveillance existantes au sein de la collectivité ou en être informé par l’agent de surveillance ou par les avocats.  Dans les cas où le degré de surveillance exercée au sein de la collectivité n’est pas suffisant pour assurer la sécurité de celle‑ci, le tribunal devrait ordonner l’incarcération.

 

(ii)      Gravité du préjudice susceptible d’être causé en cas de récidive

 

74                               Une fois que le tribunal a conclu que le risque de récidive est minime, le deuxième facteur qu’il doit prendre en considération est la gravité du préjudice susceptible d’être causé par une récidive.  Dans le cas des délinquants violents en particulier, un risque minime de perpétration d’un crime aux conséquences très graves peut fort bien justifier la conclusion que le préalable concernant la sécurité de la collectivité n’est pas satisfait:  Brady, précité, au par. 63.

 

d) Les risques de préjudice pécuniaire peuvent être pris en considération

 

75                               L’expression «ne met pas en danger la sécurité de [la collectivité]» ne devrait pas s’entendre uniquement des risques d’atteinte à l’intégrité physique ou psychologique de la personne.  À mon avis, ce passage de l’art. 742.1 ne saurait recevoir cette interprétation étroite.  Comme l’a mentionné le juge Finch dans Ursel, précité, à la p. 264 (dans ses motifs de dissidence, auxquels la majorité a toutefois souscrit sur ce point, à la p. 287):


[traduction]  Je ne donnerais pas à ce passage le sens restreint avancé par la défense. Les membres de notre collectivité ont des attentes raisonnables non seulement quant à la sécurité de leur personne, mais aussi quant à la sécurité de leurs biens et de leurs ressources financières.  Lorsqu’on entre par effraction dans les demeures, qu’on vole des véhicules, qu’on détourne les fonds d’un employeur ou qu’on contrefait des documents financiers, la sécurité de la collectivité est à mon avis mise en danger.  Nous déployons des efforts considérables pour nous prémunir contre les pertes susceptibles de découler de tels crimes, et je crois que, pour la plupart, les citoyens ordinaires se sentent menacés ou en danger lorsque leurs biens ou leurs ressources financières sont exposés à un risque de perte.

 

76                               Je souscris à ce raisonnement.  Les mots «ne met pas en danger la sécurité de [la collectivité]» devraient être interprétés largement, et ils visent les risques créés par toute activité criminelle.  Cette interprétation large englobe les risques de préjudice pécuniaire.

 

(4)      Conformité avec l’objectif et les principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2

 

77                               Lorsque le tribunal a déclaré le délinquant coupable d’une infraction pour laquelle aucune peine minimale d’emprisonnement n’est prévue, qu’il a jugé que ni une mesure probatoire ni l’emprisonnement dans un pénitencier n’étaient des sanctions appropriées et qu’il est convaincu que le délinquant ne mettrait pas la sécurité de la collectivité en danger s’il y purgeait sa peine, il doit ensuite se demander si l’octroi du sursis à l’emprisonnement est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2.

 

78                               L’examen des principes visés aux art. 718 à 718.2 permet de déterminer s’il y a lieu que le délinquant purge sa peine au sein de la collectivité ou en prison.  Ces principes guident également le tribunal dans la détermination de la durée de la peine dans l’un ou l’autre cas et, lorsqu’il s’agit d’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement, dans la détermination de la nature des conditions dont elle sera assortie.

 


a)  Y a-t-il une présomption d’exclusion de l’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement à l’égard de certaines infractions?

 

79                               L’article 742.1 n’exclut du champ d’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement aucune infraction autre que celles pour lesquelles une peine minimale d’emprisonnement est prévue.  Le législateur aurait pu facilement exclure certaines autres infractions, mais il a choisi de ne pas le faire.  Comme a conclu le juge Rosenberg dans Wismayer, précité, à la p. 31:

 

[traduction]  Le législateur a clairement voulu qu’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement puisse être prononcée même dans le cas des crimes violents pour lesquels aucune peine minimale d’emprisonnement n’est prévue.  Ainsi, suivant l’article 742.2, le tribunal doit, avant d’octroyer le sursis, déterminer si l’ordonnance d’interdiction prévue à l’art. 100  du Code criminel  en matière d’armes à feu s’applique.  Une telle ordonnance ne peut être rendue qu’à l’égard d’un acte criminel punissable d’une peine maximale d’emprisonnement égale ou supérieure à dix ans et «perpétré avec usage, tentative ou menace de violence contre la personne» (par. 100(1)) et de certaines infractions relatives aux armes à feu et à la drogue (par. 100(2)).

 

En conséquence, une ordonnance de sursis à l’emprisonnement peut, en principe, être rendue à l’égard de toute infraction pour laquelle les préalables prévus par la loi sont réunis.

 


80                               Plusieurs parties aux pourvois dont nous sommes saisis ont plaidé que l’objectif essentiel et les principes de la détermination de la peine étayent l’existence d’une présomption d’inapplicabilité du sursis à l’emprisonnement à certaines infractions.  Le procureur général du Canada et le procureur général de l’Ontario ont soutenu que le sursis à l’emprisonnement sera rarement la sanction appropriée pour certaines infractions telles que les infractions d’ordre sexuel commises contre des enfants, les agressions sexuelles graves, l’homicide involontaire coupable, les fraudes ou vols graves, les actes graves contraires aux bonnes mœurs, la conduite dangereuse ou la conduite avec les facultés affaiblies causant la mort ou des lésions corporelles et le trafic ou la possession de certains stupéfiants.  Ils ont affirmé que cette conclusion découle du principe de la proportionnalité des peines et de la prise en compte des objectifs de dénonciation et de dissuasion.  Plusieurs arrêts émanant de cours d’appel appuient cette thèse.

 

81                               À mon avis, bien que la gravité de ces infractions soit clairement pertinente pour déterminer si l’octroi du sursis à l’emprisonnement est justifié dans les circonstances d’une affaire donnée, il serait à la fois inutile et peu avisé que les tribunaux créent des présomptions d’inapplicabilité du sursis à l’emprisonnement à certaines infractions.  Des présomptions propres à certaines infractions introduisent une rigidité injustifiée dans l’examen de la question de savoir si le sursis à l’emprisonnement est une sanction juste et appropriée.  De telles présomptions sont incompatibles avec le principe de proportionnalité énoncé à l’art. 718.1 ainsi qu’avec la valeur accordée à l’individualisation de la peine, et elles ne sont pas non plus nécessaires pour réaliser les objectifs importants que sont l’uniformité et la cohérence dans le recours à l’emprisonnement avec sursis.

 


82                               Notre Cour a statué à maintes reprises que la détermination de la peine est un processus individualisé, dans le cadre duquel le juge du procès dispose d’un pouvoir discrétionnaire considérable pour déterminer la peine appropriée.  La justification de cette approche individualisée réside dans le principe de proportionnalité, principe fondamental de détermination de la peine suivant lequel la peine doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.  Afin que «la peine corresponde au crime», le principe de proportionnalité commande l’examen de la situation particulière du délinquant et des circonstances particulières de l’infraction.  La conséquence de l’application d’une telle démarche individualisée est qu’il existera inévitablement des écarts entre les peines prononcées pour des crimes donnés.  Dans M. (C.A.), précité, j’ai dit ceci, au par. 92:

 

On a à maintes reprises souligné qu’il n’existe pas de peine uniforme pour un crime donné.  [. . .] La détermination de la peine est un processus intrinsèquement individualisé, et la recherche d’une peine appropriée applicable à tous les délinquants similaires, pour des crimes similaires, sera souvent un exercice stérile et théorique.  De même, il faut s’attendre que les peines infligées pour une infraction donnée varient jusqu’à un certain point dans les différentes communautés et régions du pays, car la combinaison «juste et appropriée» des divers objectifs reconnus de la détermination de la peine dépendra des besoins de la communauté où le crime est survenu et des conditions qui y règnent.

 

83                               À mon avis, la lacune dont souffre la thèse selon laquelle le principe de  proportionnalité exclurait présomptivement certaines infractions du champ d’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement est qu’une telle approche met démesurément l’accent sur la gravité de l’infraction et pas assez sur la culpabilité morale du délinquant.  Elle découle d’une méprise fondamentale en ce qui concerne la nature du principe.  La proportionnalité commande un examen exhaustif des deux facteurs.  Comme le précise l’art. 718.1:

 

La peine est proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.  [Je souligne.]

 

84                               Certaines cours d’appel ont jugé que, dès que les préalables prévus par la loi sont réunis, il devrait y avoir une présomption en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement.  Dans la présente affaire, le juge Helper a tiré la conclusion suivante, à la p. 112:

 


[traduction]  Généralement (mais certainement pas dans tous les cas), lorsque le juge qui détermine la peine a bien pesé chacun des principes pertinents en déterminant que la peine appropriée serait un emprisonnement de moins de deux ans et qu’il a estimé que le délinquant ne mettrait pas la sécurité de la collectivité en danger, la décision de permettre à ce dernier de purger sa peine au sein de la collectivité sera conforme aux art. 718 à 718.2.

 

85                               Il est possible d’interpréter ces commentaires comme signifiant que, lorsque le tribunal a jugé que les préalables à l’octroi du sursis à l’emprisonnement sont réunis, cette sanction serait présumément conforme à l’objectif essentiel et aux principes de la détermination de la peine déjà pris en compte à la première étape.  Si le juge Helper a voulu dire qu’il devrait y avoir présomption en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement dès que les préalables sont réunis, je dois, en toute déférence, exprimer mon désaccord.  Pour les mêmes raisons que celles sur lesquelles je me suis fondé pour rejeter le recours à de telles présomptions d’inapplicabilité du sursis à l’emprisonnement, je rejette l’utilisation des présomptions en faveur de l’application de cette sanction.  Dans chaque affaire, il faut tenir compte de la situation propre à chaque délinquant ainsi que des circonstances particulières de l’infraction.

 

b)  Faut‑il établir des peines servant de points de départ?

 


86                               Un régime individualisé de détermination de la peine entraînera nécessairement un certain degré de disparité dans les peines infligées.  Je reconnais qu’il est important que les cours d’appel réduisent autant que possible «la disparité entre les peines infligées à des contrevenants similaires, pour des infractions similaires commises dans les diverses régions du Canada»:  M. (C.A.), précité, au par. 92.  Dans R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948, notre Cour a jugé que, à cette fin, des «peines servant de point de départ» peuvent être établies pour guider les juridictions inférieures afin d’assurer une plus grande uniformité et une plus grande cohérence des peines qu’elles infligent.  Je suis en outre bien conscient du besoin de donner des indications aux juridictions inférieures en ce qui concerne le recours au sursis à l’emprisonnement, puisqu’il s’agit d’une sanction nouvelle, qui a déjà suscité beaucoup de controverse et de confusion depuis le peu de temps qu’elle existe.

 

87                               Cela dit, je n’estime pas qu’il soit nécessaire, pour certaines infractions, de recourir à des points de départ afin de donner des indications sur la façon dont il convient d’utiliser le sursis à l’emprisonnement.  À mon avis, les risques que présente le recours à des points de départ, sous forme de présomptions d’incarcération dans le cas d’infractions précises, l’emportent sur ses avantages potentiels.  Des points de départ sont très utiles lorsqu’il y a risque d’importante disparité entre les peines infligées pour un crime donné, du fait que la fourchette des peines prévues par le Code est particulièrement large.  Cependant, dans le cas du sursis à l’emprisonnement, les préalables fixés par l’art. 742.1 restreignent considérablement le nombre de cas dans lesquels cette sanction peut être prononcée.  Le sursis à l’emprisonnement ne peut être octroyé qu’aux délinquants non dangereux qui seraient autrement emprisonnés pendant moins de deux ans.  Par conséquent, la disparité potentielle entre la sanction infligée aux délinquants qui auraient pu se voir accorder le sursis mais qui ont plutôt été emprisonnés, et celle infligée aux délinquants auxquels le sursis à l’emprisonnement a été octroyé est relativement mince.

 

88                               Les avantages minimes que procure l’uniformité dans ces circonstances sont annihilés par les coûts associés à la perte correspondante au titre de l’individualisation de la peine.  En créant des points de départ applicables à des infractions précises, il y a un risque que ces points de départ deviennent dans les faits des peines minimales d’emprisonnement.  Une telle situation irait à l’encontre de la volonté du législateur de n’exclure aucune catégorie particulière d’infractions du champ d’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement; elle pourrait également entraîner l’infliction de peines disproportionnées dans certains cas.


 

89                               Vu le champ d’application restreint des ordonnances de sursis à l’emprisonnement, je suis d’avis que l’examen des principes de détermination de la peine eux‑mêmes, sans présomptions applicables à l’égard d’infractions précises, peut fournir des indications suffisantes pour décider de l’opportunité de rendre une telle ordonnance.  Certains principes militent en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement, tandis que d’autres militent en faveur de l’incarcération.  Il appartient à notre Cour de formuler, en termes généraux, les principes qui favorisent chaque sanction.  Bien que la formulation de ces principes ne puisse pas garantir l’uniformité des résultats, elle permet au moins d’assurer l’utilisation d’une approche uniforme dans l’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement.  C’est à cette tâche que je m’attaque maintenant.

 

c)  Les principes favorables et défavorables à l’octroi du sursis à l’emprisonnement

 

90                               Premièrement, l’examen des al. 718.2d) et e) m’amène à conclure que le tribunal doit envisager sérieusement la possibilité de prononcer l’emprisonnement avec sursis dans tous les cas où les trois premiers préalables prévus par la loi sont réunis.  Les alinéas 718.2d) et e) codifient le principe important de la modération dans la détermination des peines et, avec l’art. 742.1, ils ont été adoptés précisément en vue d’aider à réduire le taux d’incarcération au Canada.  Par conséquent, constituerait une erreur de principe le fait de ne pas envisager sérieusement la possibilité de rendre une ordonnance de sursis à l’emprisonnement lorsque les préalables prévus par la loi sont réunis.  L’omission de faire allusion à la possibilité d’une telle ordonnance dans les motifs de détermination de la peine, lorsqu’il existe des motifs raisonnables permettant de conclure que les trois premiers préalables fixés par la loi sont réunis, peut fort bien constituer une erreur justifiant l’infirmation de la décision.


 

91                               J’ouvre ici une parenthèse pour examiner un problème d’interprétation que pose la version anglaise de l’al. 718.2e).  Aux termes de cette version, le tribunal doit envisager «all available sanctions other than imprisonment that are reasonable in the circumstances» (je souligne).  Le sursis à l’emprisonnement est toutefois décrit comme étant une peine d’emprisonnement et, en tant que tel, il ne peut donc constituer une sanction autre que l’emprisonnement.  Il semblerait donc que, suivant sa version anglaise, l’al. 718.2e) ne joue aucun rôle lorsque le tribunal décide s’il y a lieu de condamner le délinquant à l’emprisonnement ou de lui octroyer le sursis.  De fait, si on interprète la version anglaise de cet alinéa en donnant à l’emprisonnement le sens technique auquel on l’entend à la partie XXIII du Code, cette disposition ne serait pertinente qu’à l’égard de la décision préalable du tribunal d’infliger une peine d’emprisonnement plutôt que de rendre une ordonnance de probation.  À partir du moment où le tribunal écarte le recours à la probation parce qu’il s’agirait d’une sanction inappropriée, il serait possible d’affirmer que l’al. 718.2e) n’est plus pertinent.

 

92                               Cette interprétation semble aller à l’encontre de l’intention qu’avait le législateur en édictant l’al. 718.2e) — savoir réduire le taux d’incarcération.  Comme a jugé notre Cour dans Gladue, précité, au par. 40:

 

La possibilité de prononcer une condamnation avec sursis, en particulier, modifie le paysage de telle manière qu’elle donne un sens entièrement nouveau au principe du recours à l’emprisonnement dans le seul cas où aucune autre option n’est justifiée dans les circonstances.  La création de la condamnation avec sursis, comme telle, traduit le désir de diminuer le recours à l’incarcération.  C’est dans cet esprit qu’il faut interpréter et appliquer le principe général énoncé à l’al. 718.2e).  [Je souligne.]

 


Qui plus est, si cette interprétation de la version anglaise de l’al. 718.2e) était retenue, elle pourrait entraîner des résultats absurdes dans le cas des délinquants autochtones.  Les circonstances particulières aux délinquants autochtones ne seraient pertinentes qu’afin de décider s’il y a lieu de prononcer des mesures probatoires, et non afin de décider s’il faut prononcer le sursis à l’emprisonnement plutôt que l’incarcération.  Cela aurait pour effet de miner considérablement l’objectif réparateur qui animait le législateur lorsqu’il a édicté cet alinéa, qui envisage le recours accru au sursis à l’emprisonnement et aux autres mesures de rechange à l’incarcération dans le cas des délinquants autochtones.

 

93                               La version française de l’al. 718.2e) évite cette difficulté.  Voici le texte français de cette disposition:

 

                       718.2   Le tribunal détermine la peine à infliger compte tenu également des principes suivants:

 

                                                                   . . .

 

e) l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones.  [Je souligne.]

 

94                               L’emploi de l’expression «sanctions substitutives» dans le texte français de l’al. 718.2e) pour rendre l’expression «sanctions other than imprisonment» de la version anglaise emporte que cette disposition joue non seulement un rôle dans la décision de prononcer l’emprisonnement ou des mesures probatoires (première étape de l’analyse), mais également dans la décision de prononcer ou non une ordonnance de sursis à l’emprisonnement, puisque ces ordonnances sont clairement des «sanctions substitutives» à l’incarcération.

 


95                               Il y a donc conflit entre les versions anglaise et française de l’al. 718.2e).  Conformément à un principe d’interprétation bien établi, pour résoudre un conflit entre les deux versions officielles, il faut chercher à dégager le sens qui est commun aux deux versions:  voir, par exemple, Kwiatkowsky c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1982] 2 R.C.S. 856, aux pp. 863 et 864; Gravel c. Cité de St‑Léonard, [1978] 1 R.C.S. 660, à la p. 669; Pfizer Co. c. Sous‑ministre du Revenu national pour les douanes et l’accise, [1977] 1 R.C.S. 456, aux pp. 464 et 465; Tupper c. The Queen, [1967] R.C.S. 589, à la p. 593; Goodyear Tire and Rubber Co. of Canada c. T. Eaton Co., [1956] R.C.S. 610, à la p. 614; P.‑A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 1999), aux pp. 412 à 415.  Par conséquent, il faut donner au mot «imprisonment» du texte anglais de l’al. 718.2e) le sens d’«incarceration» («incarcération») plutôt que son sens technique qui englobe à la fois l’idée d’incarcération et celle de «conditional sentence» («condamnation à l’emprisonnement avec sursis»).  Considéré sous cet éclairage, même dans sa version anglaise, l’al.  718.2e) joue clairement un rôle dans la décision du tribunal de prononcer le sursis à l’emprisonnement plutôt que l’incarcération.

 

96                               Les alinéas 718.2d) et e) tendent tous deux à la réalisation de l’important objectif de modération dans le recours à l’incarcération, mais pas à n’importe quel prix cependant.  L’alinéa 718.2d) impose au tribunal «l’obligation, avant d’envisager la privation de liberté, d’examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes lorsque les circonstances le justifient» (je souligne).  L’alinéa 718.2e) prévoit «l’examen de toutes les sanctions substitutives applicables qui sont justifiées dans les circonstances» (je souligne).  À mon avis, pour décider si les circonstances «justifient» des sanctions moins contraignantes ou si des sanctions substitutives sont «justifiées», il faut prendre en compte les autres principes de détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2.

 


97                               Pour déterminer quels sont, d’une part, les principes qui militent en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement et, d’autre part, ceux qui militent en faveur de l’incarcération, il faut à nouveau se pencher sur la nature et l’objectif de l’emprisonnement avec sursis.  En saisissant mieux l’objectif que poursuivait le législateur lorsqu’il a établi cette nouvelle sanction, ainsi que le problème que celle‑ci vise à corriger, les tribunaux seront plus à même d’utiliser de manière appropriée cette mesure novatrice.

 

98                               Comme je l’ai déjà signalé, l’emprisonnement avec sursis est une mesure qui faisait partie des modifications apportées à la partie XXIII du Code.  Deux des principaux objectifs de la réforme de la partie XXIII étaient de réduire le recours à l’incarcération comme sanction et d’accorder une plus grande importance aux principes de justice corrective dans la détermination de la peine — savoir la réinsertion sociale du délinquant, la réparation des torts causés aux victimes et à la collectivité et la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités.

 

99                               L’emprisonnement avec sursis facilite la réalisation des deux objectifs du législateur.  Il donne au tribunal la possibilité de façonner une peine assortie de conditions appropriées qui pourra mener — d’une manière que ne permettrait pas l’incarcération — à la réinsertion sociale du délinquant, à la réparation des torts causés à la collectivité et à la prise de conscience par le délinquant de ses responsabilités.  Toutefois, il s’agit également d’une sanction punitive.  De fait, c’est son aspect punitif qui distingue l’emprisonnement avec sursis de la probation.  Comme nous l’avons vu plus tôt, le législateur n’entendait pas qu’un délinquant qui aurait autrement été incarcéré pendant une période de moins de deux ans bénéficie désormais de la probation ou d’une  mesure équivalente.

 


100                           L’emprisonnement avec sursis peut donc permettre la réalisation d’objectifs punitifs et correctifs.  Dans la mesure où ces deux types d’objectifs peuvent être atteints dans un cas donné, l’emprisonnement avec sursis est probablement une sanction préférable à l’incarcération.  Par contre, lorsque le besoin de punition est particulièrement pressant et qu’il y a peu de chances de réaliser des objectifs correctifs, l’incarcération constitue vraisemblablement la sanction la plus intéressante.  Cependant, même dans les cas où la réalisation d’objectifs correctifs ne serait pas une tâche facile, l’emprisonnement avec sursis est préférable à l’incarcération lorsqu’il permet de réaliser aussi efficacement que celle‑ci les objectifs de dénonciation et de dissuasion.  C’est ce qui ressort du principe de modération qui est exprimé aux al. 718.2d) et e) et qui milite en faveur de l’application de sanctions autres que l’incarcération lorsque les circonstances le justifient.

 

101                           Je vais maintenant examiner, au regard des six objectifs de la détermination de la peine énoncés à l’art. 718, la question de savoir dans quelles circonstances l’emprisonnement avec sursis est une mesure appropriée.

 

(i)  Dénonciation

 

102                           La dénonciation est l’expression de la condamnation par la société du comportement du délinquant.  Dans M. (C.A.), précité, au par. 81, j’ai écrit ce qui suit:

 

Bref, une peine assortie d’un élément réprobateur représente une déclaration collective, ayant valeur de symbole, que la conduite du contrevenant doit être punie parce qu’elle a porté atteinte au code des valeurs fondamentales de notre société qui sont constatées dans notre droit pénal substantiel.  Comme l’a dit le lord juge Lawton dans R. c. Sargeant (1974), 60 Cr. App. R. 74, à la p. 77:  [traduction] «la société doit, par l’entremise des tribunaux, communiquer sa répulsion à l’égard de certains crimes, et les peines qu’ils infligent sont le seul moyen qu’ont les tribunaux de transmettre ce message».

 


L’incarcération produit habituellement un effet dénonciateur plus grand que l’emprisonnement avec sursis, mesure généralement plus clémente qu’une peine d’emprisonnement de durée équivalente.  Cela dit, l’emprisonnement avec sursis peut néanmoins avoir un effet dénonciateur appréciable, particulièrement dans les cas où l’ordonnance de sursis est assortie de conditions rigoureuses et que sa durée d’application est plus longue que la peine d’emprisonnement qui aurait ordinairement été infligée dans les circonstances.  Je vais examiner chacun de ces points à tour de rôle.

 

103                           Premièrement, les conditions imposées devraient comporter un aspect punitif.  De fait, la nécessité d’imposer des conditions punitives est la raison même pour laquelle le tribunal a écarté la probation et infligé une peine d’emprisonnement de moins de deux ans.  Comme il a été indiqué précédemment, des conditions telles que la détention à domicile devraient être la règle et non l’exception.  Cela veut dire que le délinquant devrait être confiné à son domicile, sauf lorsqu’il travaille, qu’il suit des cours ou qu’il remplit d’autres conditions qui lui ont été imposées, par exemple lorsqu’il exécute des travaux communautaires, se présente aux rendez‑vous fixés par l’agent de surveillance ou participe à des programmes de traitement.  Il va de soi que des exceptions devront être prévues pour les urgences médicales, la pratique religieuse et autres situations du genre.

 


104                           Deuxièmement, quoique l’interprétation littérale de l’art. 742.1 tende à indiquer que l’emprisonnement avec sursis doit avoir une durée équivalente à la peine d’emprisonnement qui aurait autrement été infligée, j’ai expliqué plus tôt pourquoi pareille interprétation ne saurait être retenue.  Il est préférable que, après avoir d’abord déterminé que ni la probation ni l’emprisonnement dans un pénitencier ne sont des peines justifiées dans les circonstances, le tribunal se demande si le prononcé d’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement de moins de deux ans est conforme à l’objectif essentiel et aux principes de la détermination de la peine, dans la mesure où les préalables prévus par la loi sont réunis.  Cette démarche n’exige pas qu’il y ait équivalence entre la durée de l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement et la durée de l’emprisonnement qui aurait autrement été infligée.  La seule exigence est que, par sa durée et les conditions dont elle est assortie, l’ordonnance de sursis soit une peine juste et appropriée:  voir Brady, précité, au par. 111; Ursel, précité, aux pp. 284, 285, 286, 291 et 292; Pierce, précité, à la p. 39; J. V. Roberts, «The Hunt for the Paper Tiger:  Conditional Sentencing after Brady» (1999), 42 Crim. L.Q. 38, aux pp. 47 à 52.

 

105                           Il ne faut pas sous-estimer les stigmates d’une ordonnance de sursis à l’emprisonnement assortie de la détention à domicile.  Le fait que le délinquant vive dans la collectivité sous des conditions strictes et que ses voisins soient bien au fait de son comportement criminel peut, dans bien des cas, produire un effet dénonciateur suffisant.  Dans certaines circonstances, en raison de la honte que le délinquant ressent lorsqu’il rencontre des membres de la collectivité, il peut même être plus difficile pour ce dernier de purger sa peine au sein de la collectivité qu’en prison.

 

106                           Le degré de dénonciation produit par une ordonnance de sursis à l’emprisonnement est largement tributaire de la situation du délinquant, de la nature des conditions assortissant l’ordonnance et de la collectivité au sein de laquelle la peine est purgée.  En règle générale, plus l’infraction est grave et le besoin de dénonciation important, plus la durée de l’ordonnance de sursis devrait être longue et les conditions de celle‑ci rigoureuses.  Toutefois, il peut survenir des cas où la nécessité de dénoncer est si pressante que l’incarcération est alors la seule peine qui convienne pour exprimer la réprobation de la société à l’égard du comportement du délinquant.

 


(ii)  Dissuasion

 

107                           L’incarcération, qui est habituellement une sanction plus sévère, peut avoir un effet plus dissuasif que l’emprisonnement avec sursis.  Les juges doivent cependant prendre soin de ne pas accorder un poids excessif à la dissuasion quand ils choisissent entre l’incarcération et l’emprisonnement avec sursis:  voir Wismayer, précité, à la p. 36.  La preuve empirique suggère que l’effet dissuasif de l’incarcération est incertain:  voir, généralement, Réformer la sentence:  une approche canadienne, op. cit.,  aux pp. 150 et 151.  Qui plus est, l’emprisonnement avec sursis peut avoir un effet dissuasif général appréciable si l’ordonnance est assortie de conditions suffisamment punitives et si le public est informé de la sévérité de ces sanctions.  Un autre moyen de réaliser l’objectif de dissuasion générale est le recours à des ordonnances de service communautaire, notamment des ordonnances dans le cadre desquelles le délinquant serait tenu de parler à des membres du public des maux engendrés par son comportement criminel, dans la mesure où le délinquant est ouvert à une telle condition.  Néanmoins, il peut y avoir des circonstances où le besoin de dissuasion justifie l’incarcération du délinquant.  Une telle décision dépend en partie de la question de savoir s’il s’agit d’une infraction pour laquelle les conséquences de l’incarcération sont susceptibles d’avoir un effet dissuasif réel, ainsi que des circonstances propres à  la collectivité au sein de laquelle l’infraction a été perpétrée.

 

(iii)  Isolement du délinquant du reste de la société

 


108                           L’objectif d’isolement du délinquant du reste de la société ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de décider si la condamnation de celui‑ci à l’emprisonnement avec sursis serait compatible avec l’objectif essentiel et les principes de la détermination de la peine, puisqu’un préalable à l’infliction de cette sanction est que le délinquant ne mette pas en danger la sécurité de la collectivité.  En conséquence, il n’est pas nécessaire d’isoler complètement le délinquant du reste de la société.  Dans la mesure où l’incarcération — qui implique l’isolement complet des délinquants — est justifiée lorsque les préalables prévus par la loi sont réunis, c’est en raison des objectifs de dénonciation et de dissuasion, et non du besoin d’isolement comme tel.

 

(iv)  Objectifs correctifs

 

109                           Bien que l’incarcération puisse produire des effets dénonciateurs et dissuasifs plus grands que l’emprisonnement avec sursis, cette dernière mesure sera généralement plus propice à la réalisation des objectifs correctifs de réinsertion sociale des délinquants, de réparation des torts causés et de prise de conscience par les délinquants de leurs responsabilités.  Comme l’a mentionné notre Cour dans Gladue, précité, au par. 43, «[l]es objectifs correctifs ne concordent habituellement pas avec le recours à l’emprisonnement».  Il ne faut pas sous‑estimer l’importance de ces objectifs, car ils sont le principal facteur d’abaissement du taux de récidive.  En conséquence, lorsque les objectifs de réinsertion sociale, de réparation des torts causés et de prise de conscience des responsabilités peuvent réalistement être atteints dans le cas d’un délinquant donné, l’emprisonnement avec sursis sera vraisemblablement la sanction appropriée, sous réserve de la prise en compte des considérations de dénonciation et de dissuasion exposées plus tôt.

 


110                           Je vais maintenant examiner certains exemples de conditions tendant à la réalisation de ces objectifs.  Un juge peut assortir une ordonnance d’une multitude de conditions visant à la réinsertion sociale du délinquant.  Des ordonnances de participation obligatoire à un traitement peuvent être rendues, notamment en matière de counseling psychologique et de désintoxication.  Il est notoire que le fait de condamner un délinquant à l’incarcération par suite d’une infraction reliée à la dépendance à la drogue sans s’attaquer à ce problème n’aboutira probablement pas à la réinsertion sociale de l’intéressé.  Dans le Rapport final de la Commission d’enquête sur l’usage des drogues à des fins non médicales (1973), on a fait l’observation suivante, aux pp. 55 et 56:

 

Ces effets néfastes de la prison sont particulièrement manifestes dans le cas des délits relatifs aux stupéfiants.  D’après nos recherches, les stupéfiants sont très répandus dans les établissements pénitentiaires, les détenus s’y asservissent davantage à leur habitude et dans nombre de cas ils font même la découverte de nouveaux emplois de la drogue. La prison ne coupe pas le détenu du monde de la drogue, mais l’expose au contraire à l’influence de toxicomanes et d’usagers des drogues dangereuses.

 

111                           La détention à domicile est une autre mesure qui peut contribuer, dans une certaine mesure, à la réinsertion sociale du délinquant, en ce qu’elle l’empêche de maintenir ses fréquentations antisociales en plus de favoriser des comportements socialement souhaitables tels que l’assiduité au travail ou aux cours:  voir Roberts, «The Hunt for the Paper Tiger:  Conditional Sentencing after Brady», loc. cit., à la p. 65.

 


112                           L’emprisonnement avec sursis peut aussi favoriser l’atteinte de l’objectif de réparation des torts causés à la victime et à la collectivité, et de l’objectif de prise de conscience par les délinquants de leurs responsabilités, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité. Dans certains cas, par exemple, l’ordonnance de sursis peut être assortie de l’obligation de dédommager la victime.  En outre, le fait d’imposer au délinquant une ordonnance de service communautaire peut l’aider à réparer les torts qu’il a causés à la collectivité et l’amener à prendre conscience de ses responsabilités.  À cet égard, constituerait une possibilité intéressante une ordonnance l’obligeant à parler en public des conséquences malheureuses de sa conduite, dans la mesure où le délinquant est ouvert à une telle condition.  Non seulement une telle ordonnance pourrait‑elle amener le délinquant à prendre conscience de ses responsabilités et à reconnaître les torts qu’il a causés, mais elle pourrait également favoriser la réalisation de l’objectif de dissuasion générale, comme je l’ai indiqué précédemment.  À mon avis, il y a lieu d’encourager le recours aux ordonnances de service communautaire, dans la mesure évidemment où il existe des programmes appropriés pour le délinquant dans la collectivité concernée.  Si les tribunaux recourent davantage aux ordonnances de service communautaire, le public considérera que les délinquants s’acquittent de leur dette envers la société.  Une telle mesure aura également pour effet d’aider à accroître le respect de la loi par le public.

 

(v)  Sommaire

 

113                           En résumé, au moment de décider si l’octroi du sursis à l’emprisonnement est conforme à l’objectif essentiel et aux principes de la détermination de la peine, le juge qui détermine la peine doit se demander quels sont les objectifs qui apparaissent prépondérants au regard des faits du cas dont il est saisi.  Lorsqu’il est possible de combiner des objectifs punitifs et des objectifs correctifs, l’emprisonnement avec sursis sera vraisemblablement une sanction plus appropriée que l’incarcération.  Pour décider s’il est possible de réaliser des objectifs correctifs dans une affaire donnée, le juge doit étudier les chances de réinsertion sociale du délinquant, notamment en tenant compte de tout plan de réadaptation proposé par ce dernier, de l’existence de programmes appropriés de service communautaire et de traitement dans la collectivité, de la question de savoir si le délinquant reconnaît ses torts et manifeste des remords, ainsi que des souhaits exprimés par la victime dans sa déclaration (que le tribunal doit prendre en considération suivant l’art. 722 du Code).  Cette liste n’est pas exhaustive. 

 


114                           Lorsque des objectifs punitifs tels que la dénonciation et la dissuasion sont particulièrement pressants, par exemple en présence de circonstances aggravantes, l’incarcération sera généralement la sanction préférable, et ce en dépit du fait que l’emprisonnement avec sursis pourrait également permettre la réalisation d’objectifs correctifs.  À l’inverse, selon de la nature des conditions imposées dans l’ordonnance de sursis, la durée de celle‑ci et la situation du délinquant et de la collectivité au sein de laquelle il purgera sa peine, il est possible que l’emprisonnement avec sursis ait un effet dénonciateur et dissuasif suffisant, même dans les cas où les objectifs correctifs présentent moins d’importance.

 

115                           Finalement, il convient de souligner que le sursis à l’emprisonnement peut être octroyé même dans les cas où il y a des circonstances aggravantes liées à la perpétration de l’infraction ou à la situation du délinquant.  Il va de soi que la présence de circonstances aggravantes augmentera le besoin de dénonciation et de dissuasion.  Toutefois, il serait erroné d’écarter d’emblée la possibilité de l’octroi du sursis à l’emprisonnement pour cette seule raison.  Je le répète, il faut apprécier chaque cas individuellement.

 

116                           Il arrive fréquemment que le juge qui détermine la peine se trouve devant une situation où certains objectifs militent en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement et d’autres en faveur de l’emprisonnement.  En pareils cas, le juge du procès doit soupeser ces divers objectifs pour déterminer la peine appropriée.  Comme a expliqué le juge La Forest dans R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 329, «[d]ans un système rationnel de détermination des peines, l’importance respective de la prévention, de la dissuasion, du châtiment et de la réinsertion sociale variera selon la nature du crime et la situation du délinquant».  Le juge ne dispose pas d’un critère ou d’une formule d’application simple à cet égard.  Il faut s’en remettre au jugement et à la sagesse du juge qui détermine la peine, que le législateur a investi d’un pouvoir discrétionnaire considérable à cet égard à l’art. 718.3.


 

d)  Conditions appropriées

 

117                           Le juge qui décide de prononcer l’emprisonnement avec sursis doit assortir l’ordonnance des cinq conditions obligatoires énumérées au par. 742.3(1). Le paragraphe 742.3(2) lui attribue en outre un large pouvoir discrétionnaire l’autorisant à imposer d’autres conditions, facultatives celles‑là.  Un certain nombre de principes devraient le guider dans l’exercice de ce pouvoir.  Premièrement, les conditions dont il assortit l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement doivent être propres à assurer la sécurité de la collectivité.  Deuxièmement, les conditions doivent être adaptées à la situation particulière du délinquant et à l’infraction commise.  Le type de conditions qu’imposera le juge sera fonction de sa créativité.  Toutefois, ces conditions seront sans effet si le délinquant est incapable de les respecter et, en plus, elles accroîtront la probabilité qu’il soit emprisonné pour les avoir violées.  Troisièmement, les conditions punitives comme la détention à domicile doivent être la règle et non l’exception.  Quatrièmement, il faut qu’il soit réalistement possible de faire respecter les conditions imposées.  Pour cela, il faut donc tenir compte des ressources qui existent dans la collectivité au sein de laquelle la peine sera purgée.  Je souscris aux observations suivantes, formulées par le juge  Rosenberg de la Cour d’appel de l’Ontario dans «Recent Developments in Sentencing», document préparé pour le Supreme Court of Nova Scotia Education Seminar qui s’est déroulé à Halifax les 25 et 26 février 1999, sous l’égide de l’Institut national de la magistrature, à la p. 63:

 


[traduction] . . .  les tribunaux doivent prendre soin de ne pas imposer de conditions de pure forme qu’il sera impossible de faire respecter efficacement.  Par exemple, je crois que toute condition qui ne pourrait être appliquée qu’au prix d’une immixtion intolérable dans la vie privée de personnes innocentes poserait problème.  Des conditions qui imposeraient un fardeau inacceptable à l’agent de surveillance seraient aussi d’une utilité douteuse.  Si les conditions imposées par le tribunal sont irréalistes, elles auront pour effet de déconsidérer le système de justice.

 

D.  Le fardeau de la preuve

 

118                           Le procureur général de l’Ontario intervenant soutient qu’il incombe au délinquant de prouver qu’on doit lui octroyer le sursis à l’emprisonnement en vertu de l’art. 742.1.  D’affirmer le procureur général:

[traduction]  [U]ne fois que le tribunal qui prononce la peine a décidé qu’il convient d’infliger une peine d’emprisonnement, il y a en fait une présomption réfutable que c’est la peine qui sera infligée, à moins que le délinquant ne convainque le tribunal de le condamner à l’emprisonnement «avec sursis».  [Souligné dans l’original.]

 

119                           La position du procureur général de l’Ontario semble être fondée sur  une démarche rigide en deux étapes, démarche que j’ai rejetée pour les raisons exposées plus tôt.  Le procureur général fait valoir que le délinquant doit établir les éléments suivants:  a) il ne mettrait pas en danger la sécurité de la collectivité si le sursis à l’emprisonnement lui était octroyé; b) le prononcé de l’emprisonnement avec sursis est conforme à l’objectif et aux principes visés aux art. 718 à 718.2.

 

120                           Je ne suis pas d’accord.  Le texte de l’art. 742.1 n’impose à aucune des parties la charge de prouver qu’il y a lieu ou non d’octroyer au délinquant le sursis à l’emprisonnement.  Pour décider de la peine appropriée, le juge peut prendre en considération tous les éléments de preuve, peu importe qui les a produits (Ursel, précité, aux pp. 264, 265 et 287).

 


121                           En matière de détermination de la peine, quoique l’on attende de chaque partie qu’elle produise des éléments au soutien de sa position en ce qui concerne la peine appropriée, la décision finale quant à ce qui constitue la meilleure peine est laissée à l’appréciation du juge.  C’est le message qui ressort explicitement des par. 718.3(1) et (2):

 

718.3 (1)  Lorsqu’une disposition prescrit différents degrés ou genres de peine à l’égard d’une infraction, la punition à infliger est, sous réserve des restrictions contenues dans la disposition, à la discrétion du tribunal qui condamne l’auteur de l’infraction.

 

(2)  Lorsqu’une disposition prescrit une peine à l’égard d’une infraction, la peine à infliger est, sous réserve des restrictions contenues dans la disposition, laissée à l’appréciation du tribunal qui condamne l’auteur de l’infraction, mais nulle peine n’est une peine minimale à moins qu’elle ne soit déclarée telle.

 

122                           Le juge qui détermine la peine peut prendre en considération les observations et les éléments de preuve que lui présentent les avocats (art. 723), mais il n’est aucunement lié par ceux‑ci lorsqu’il prend sa décision.  Cependant, en pratique, le délinquant est généralement celui qui est le mieux placé pour convaincre le juge que la l’emprisonnement avec sursis est effectivement une peine appropriée.  Par conséquent, il est dans l’intérêt du délinquant de faire la preuve des éléments qui militent en faveur de l’application de cette sanction:  voir Ursel, précité, aux pp. 264 et 265; R. c. Fleet (1997), 120 C.C.C. (3d) 457 (C.A. Ont.), au par. 26.  Par exemple, le délinquant devrait indiquer au juge qu’il éprouve des remords, qu’il désire réparer les torts qu’il a causés et qu’il reconnaît sa responsabilité, en plus de proposer un plan visant à sa réinsertion sociale.  Le délinquant pourrait également s’efforcer de convaincre le juge qu’il ne mettrait pas en danger la collectivité si des conditions appropriées étaient imposées.  Le délinquant a tout avantage à présenter des observations sur ces questions.  Je tiens également à souligner l’importance du rôle de l’agent de surveillance pour ce qui est de renseigner le juge à cet égard.

 


E.  La norme de contrôle à l’égard de la peine infligée par le juge du procès

 

123                           Au cours des dernières années, notre Cour a maintes fois réaffirmé que les cours d’appel doivent faire montre de beaucoup de retenue à l’égard de la peine infligée par le juge du procès:  voir Shropshire, précité, aux par. 46 à 50; M. (C.A.), précité, aux par. 89 à 94; McDonnell, précité, aux par. 15 à 17 (motifs de la majorité); R. c. W. (G.), [1999] 3 R.C.S. 597, aux par. 18 et 19.  Dans M. (C.A.), j’ai écrit ceci, au par. 90:

 

Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée.  Le législateur fédéral a conféré expressément aux juges chargés de prononcer les peines le pouvoir discrétionnaire de déterminer le genre de peine qui doit être infligée en vertu du Code criminel  et l’importance de celle‑ci.  [Souligné dans l’original.]

 

124                           Plusieurs dispositions de la partie XXIII confirment que le législateur a voulu conférer un large pouvoir discrétionnaire au juge qui détermine la peine.  La règle générale se trouve aux par. 718.3(1) et (2) qui prévoient que la décision quant au type de peine et à sa sévérité est laissée à l’appréciation du tribunal qui condamne le délinquant.  De plus, les premiers mots de l’art. 718 précisent que le tribunal doit chercher à réaliser l’objectif essentiel du prononcé des peines «par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants» (je souligne).  Dans le contexte de l’emprisonnement avec sursis, l’art. 742.1 indique que le tribunal «peut» prononcer cette sanction et qu’il dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour l’établissement des conditions appropriées visées au par. 742.3(2).

 


125                           Bien qu’une cour d’appel puisse ne pas avoir la même opinion que le juge du procès sur les objectifs qu’il convient de poursuivre et sur la meilleure façon de les réaliser, une telle divergence d’opinion ne constitue généralement pas une erreur de droit lui permettant d’intervenir.  En outre, des erreurs mineures dans la séquence d’application de l’art. 742.1 ne justifient pas toujours l’intervention des cours d’appel.  Encore une fois, je souligne que les cours d’appel ne doivent pas remettre en question la décision du juge qui prononce la peine à moins que celle‑ci ne soit manifestement inappropriée.

 

126                           Comme je l’ai expliqué dans M. (C.A.), au par. 91:

 

Cette norme de contrôle, qui appelle à la retenue, a de profondes justifications fonctionnelles.  Comme l’a expliqué le juge Iacobucci, au par. 46 de l’arrêt Shropshire, lorsque le juge qui inflige la peine a eu l’avantage de présider le procès du délinquant, il a alors profité de l’avantage comparatif d’avoir vu et entendu les témoins du crime.  Toutefois, lorsqu’il n’y a pas procès complet, dans les cas où le contrevenant a plaidé coupable à une infraction et où le juge chargé de la détermination de la peine n’a bénéficié que d’observations orales et écrites sur cette question (comme ce fut le cas dans l’arrêt Shropshire et en l’espèce), les arguments appelant à la retenue restent convaincants.  Le juge qui inflige la peine jouit d’un autre avantage par rapport au juge d’appel en ce qu’il peut apprécier directement les observations présentées par le ministère public et le contrevenant relativement à la détermination de la peine.  Du fait qu’il sert en première ligne de notre système de justice pénale, il possède également une qualification unique sur le plan de l’expérience et de l’appréciation.  Fait peut‑être le plus important, le juge qui impose la peine exerce normalement sa charge dans la communauté qui a subi les conséquences du crime du délinquant ou à proximité de celle‑ci.  De ce fait, il sera à même de bien évaluer la combinaison particulière d’objectifs de détermination de la peine qui sera «juste et appropriée» pour assurer la protection de cette communauté.  La détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent.  Il ne faut pas intervenir à la légère dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge chargé de la détermination de la peine.  [Je souligne.]

 

Cette dernière justification est particulièrement pertinente dans le cas des condamnations à l’emprisonnement avec sursis.  Pour établir les conditions appropriées, il faut connaître tant les besoins de la collectivité que les ressources dont elle dispose.


 

VI.  Résumé

 

127                           Il serait utile à ce moment‑ci de résumer brièvement les présents motifs:

 

1.        Le projet de loi C‑41 en général et les dispositions créant la peine d’emprisonnement avec sursis en particulier ont été adoptés à la fois pour réduire le recours à l’incarcération comme sanction et pour élargir l’application des principes de la justice corrective au moment de la détermination de la peine.

 

2.        L’emprisonnement avec sursis doit être distingué des mesures  probatoires.  La probation est principalement une mesure de réinsertion sociale.  Par comparaison, le législateur a voulu que l’emprisonnement avec sursis vise à la fois des objectifs punitifs et des objectifs de réinsertion sociale.  Par conséquent, une ordonnance de sursis à l’emprisonnement devrait généralement être assortie de conditions punitives restreignant la liberté du délinquant.  Des conditions comme la détention à domicile devraient être la règle plutôt que l’exception.

 

3.        Aucune infraction n’est exclue du champ d’application du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement à l’exception de celles pour lesquelles une peine minimale d’emprisonnement est prévue.  De plus, il n’existe pas de présomption d’applicabilité ou d’inapplicabilité du sursis à l’emprisonnement à certaines infractions données.

 


4.        L’exigence, à l’art. 742.1, que le juge inflige une peine d’emprisonnement de moins de deux ans ne signifie pas que celui‑ci doit d’abord infliger un emprisonnement d’une durée déterminée avant d’envisager la possibilité que cette même peine soit purgée au sein de la collectivité.  Bien que le texte de l’art. 742.1 suggère cette démarche, elle n’est pas réaliste et pourrait entraîner des peines inappropriées dans certains cas.  Il faut plutôt donner une interprétation téléologique à l’art. 742.1.  Dans un premier temps, le juge appelé à déterminer la peine doit avoir conclu que ni l’emprisonnement dans un pénitencier ni des mesures probatoires ne sont des sanctions appropriées.  Après avoir déterminé que la peine appropriée est un emprisonnement de moins de deux ans, le juge se demande s’il convient que le délinquant purge sa peine dans la collectivité.

 

5.        Comme corollaire de l’interprétation téléologique de l’art. 742.1, il n’est pas nécessaire qu’il y ait équivalence entre la durée de l’ordonnance de sursis à l’emprisonnement et la durée de la peine d’emprisonnement qui aurait autrement été infligée.  La seule exigence est que, par sa durée et les modalités dont elle est assortie, l’ordonnance de sursis soit une peine juste et appropriée.

 


6.        L’exigence, à l’art. 742.1, que le juge soit convaincu que la sécurité de la collectivité ne serait pas mise en danger si le délinquant y purgeait sa peine est un préalable à l’octroi du sursis à l’emprisonnement, et non le principal élément à prendre en considération pour décider si cette sanction est appropriée.  Pour évaluer le danger pour la collectivité, le juge prend en compte le risque que fait peser le délinquant en cause, et non le risque plus général évoqué par la question de savoir si l’octroi du sursis à l’emprisonnement mettrait en danger la sécurité de la collectivité en ne produisant pas un effet dissuasif général ou en compromettant le respect de la loi en général.  Deux facteurs doivent être pris en compte:  (1) le risque que le délinquant récidive; (2) la gravité du préjudice susceptible de découler d’une récidive.  L’examen du risque que fait peser le délinquant doit inclure les risques créés par toute activité criminelle, et ne doit pas se limiter exclusivement aux risques d’atteinte à l’intégrité physique ou psychologique de la personne.

 

7.        Dans tous les cas où les préalables prévus par l’art. 742.1 sont réunis, le tribunal doit envisager sérieusement la possibilité de prononcer l’emprisonnement avec sursis en se demandant si pareille sanction est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine visés aux art. 718 à 718.2.  Cette conclusion découle du message clair que le législateur a lancé au tribunaux, savoir qu’il faut réduire le recours à l’incarcération comme sanction.

 

8.        L’emprisonnement avec sursis peut avoir un effet dénonciateur et dissuasif appréciable.  En règle générale, plus l’infraction est grave, plus la durée de l’ordonnance de sursis devrait être longue et les conditions de celle‑ci rigoureuses.  Toutefois, il peut survenir des cas où le besoin de dénonciation ou de dissuasion est si pressant que l’incarcération est alors la seule peine qui convienne pour exprimer la réprobation de la société à l’égard du comportement du délinquant ou pour décourager des comportements analogues dans le futur.

 


9.        L’emprisonnement avec sursis est généralement plus propice que l’incarcération à la réalisation des objectifs correctifs de réinsertion sociale des délinquants, de réparation par ceux‑ci des torts causés aux victimes et à la collectivité et de prise de conscience par les délinquants de leurs responsabilités, notamment par la reconnaissance du tort qu’ils ont causé aux victimes et à la collectivité.

 

10.      Lorsqu’il est possible de combiner des objectifs punitifs et des objectifs correctifs, l’emprisonnement avec sursis sera vraisemblablement une sanction plus appropriée que l’incarcération.  Lorsque des objectifs tels que la dénonciation et la dissuasion sont particulièrement pressants, l’incarcération sera généralement la sanction préférable, et ce en dépit du fait que l’emprisonnement avec sursis pourrait permettre la réalisation d’objectifs correctifs.  Cependant, selon la nature des conditions imposées dans l’ordonnance de sursis, la durée de celle‑ci et la situation du délinquant et de la collectivité au sein de laquelle il purgera sa peine, il est possible que l’emprisonnement avec sursis ait un effet dénonciateur et dissuasif suffisant, même dans les cas où les objectifs correctifs présentent moins d’importance.

 

11.      Le sursis à l’emprisonnement peut être octroyé même dans les cas où il y a des circonstances aggravantes, quoique la présence de telles circonstances augmente le besoin de dénonciation et de dissuasion.

 


12.      Aucune partie n’a la charge d’établir si l’emprisonnement avec sursis est une sanction appropriée ou non dans les circonstances.  Le juge doit prendre en considération tous les éléments de preuve pertinents, peu importe qui les a produits.  Toutefois, il est dans l’intérêt du délinquant de faire la preuve des éléments militant en faveur de l’octroi du sursis à l’emprisonnement.

 

13.      Les juges disposent d’un large pouvoir discrétionnaire pour choisir la peine appropriée.  Les cours d’appel doivent faire montre de beaucoup de retenue à l’égard de ce choix.  Comme il a été expliqué dans M. (C.A.), précité, au par. 90:  «Plus simplement, sauf erreur de principe, omission de prendre en considération un facteur pertinent ou insistance trop grande sur les facteurs appropriés, une cour d’appel ne devrait intervenir pour modifier la peine infligée au procès que si elle n’est manifestement pas indiquée».

 

VII.  Application au présent cas

 

128                           En l’espèce, Madame le juge Keyser a estimé qu’un emprisonnement de 18 mois était une peine appropriée et elle a refusé de permettre à l’intimé de purger sa peine au sein de la collectivité.  Elle a jugé que le fait que l’intimé purge sa peine d’emprisonnement avec sursis au sein de la collectivité ne mettrait pas en danger la sécurité de celle‑ci, mais qu’une telle sanction ne serait pas conforme aux objectifs visés à l’art. 718.  À son avis, même si l’incarcération n’était pas indispensable pour dissuader l’intimé de récidiver ou pour favoriser sa réinsertion sociale, elle était toutefois nécessaire pour dénoncer le comportement de l’intimé et pour dissuader d’autres personnes de se comporter pareillement.

 


129                           Quoique, en l’occurrence, le juge Keyser semble avoir suivi une démarche rigide en deux étapes distinctes contrairement à l’approche que j’ai exposée, je ne suis pas convaincu qu’une peine de 18 mois d’emprisonnement était manifestement inappropriée pour les infractions en cause et le délinquant concerné.  Je souligne que ces infractions étaient très graves et qu’elles ont causé un décès et des lésions corporelles graves.  De plus, il est possible que la conduite dangereuse et la conduite avec les facultés affaiblies soient des infractions à l’égard desquelles il est plus plausible que l’infliction de peines sévères ait un effet dissuasif général.  Souvent, ces crimes sont commis par des citoyens qui respectent par ailleurs la loi, qui sont de bons travailleurs et qui ont un conjoint et des enfants.  Il est possible de supposer qu’il s’agit là des personnes les plus susceptibles d’être dissuadées par la menace de peines sévères:  R. c. McVeigh (1985), 22 C.C.C. (3d) 145 (C.A. Ont.), à la p. 150; R. c. Biancofiore (1997), 119 C.C.C. (3d) 344 (C.A. Ont.), aux par. 18 à 24; R. c. Blakeley (1998), 40 O.R. (3d) 541 (C.A.), aux pp. 542 et 543.

 

130                           Je m’empresse toutefois d’ajouter qu’il ne faut pas voir dans ces observations une directive indiquant que l’emprisonnement avec sursis ne peut jamais être prononcé à l’égard d’infractions comme la conduite dangereuse et la conduite avec les facultés affaiblies.  En fait, si j’avais présidé ce procès, j’aurais peut‑être jugé qu’il s’agissait de la peine appropriée en l’espèce.  L’intimé est encore très jeune, il n’avait pas d’antécédents judiciaires et n’a fait l’objet d’aucune déclaration de culpabilité depuis l’accident, il semble avoir réussi sa réinsertion sociale, il veut reprendre ses études, il a beaucoup souffert d’avoir causé la mort d’un ami et il a lui‑même été dans le coma pendant quelque temps.  Pour répondre adéquatement aux objectifs de dénonciation et de dissuasion générale, j’aurais peut‑être imposé des conditions telles que la détention à domicile et rendu une ordonnance de service communautaire intimant au délinquant de parler devant des groupes désignés des conséquences de la conduite dangereuse, comme l’a fait le tribunal dans les affaires Parker, précité, à la p. 239, et R. c. Hollinsky (1995), 103 C.C.C. (3d) 472 (C.A. Ont.).

 


131                           Toutefois, les juges qui président les procès vivent plus près de leur collectivité et savent davantage ce qui y serait acceptable.  En l’absence de preuve que la peine infligée par le juge du procès était manifestement inappropriée, la Cour d’appel n’aurait pas dû intervenir et substituer sa propre opinion à celle du juge qui a prononcé la peine.  Le juge du procès n’a pas commis d’erreur de principe justifiant l’infirmation de sa décision et a tenu compte de tous les facteurs pertinents.  Bien qu’il faille démontrer une certaine retenue à l’endroit de la décision de la Cour d’appel (voir R. c. R.A.R., [2000] 1 R.C.S. 163,  2000 CSC 8, aux par. 20 et 21), je suis d’avis que celle‑ci a commis une erreur en statuant que le juge du procès avait accordé trop de poids à l’objectif de dénonciation.  Je ne vois aucune raison justifiant l’intervention de la Cour d’appel.

 

VIII.  Le dispositif

 

132                           J’accueillerais le pourvoi.  En conséquence, la peine de 18 mois d’incarcération infligée par le juge du procès devrait être rétablie.  Toutefois, étant donné que l’intimé a déjà purgé entièrement la peine d’emprisonnement avec sursis infligée par la Cour d’appel et que le ministère public a concédé au cours des plaidoiries qu’il ne sollicitait pas de sanction additionnelle, je surseoirais à l’exécution de la peine d’incarcération.

 

Pourvoi accueilli.

 

Procureur de l’appelante:  Justice Manitoba, Winnipeg.

 

Procureurs de l’intimé:  Killeen Chapman Garreck, Winnipeg.

 


Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada: Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.

 

Procureurs de l’intervenant le procureur général de l’Ontario:  Le ministère du Procureur général, Toronto.

 

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario: Le ministère du Procureur général, Toronto.

 



* Le juge Cory n’a pas pris part au jugement.

** Voir Erratum [2000] 2 R.C.S. iv

*** Voir Erratum [2000] 2 R.C.S. iv

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