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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : J.W. c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 20, [2019] 2 R.C.S. 224

Appel entendu : 10 octobre 2018

Jugement rendu : 12 avril 2019

Dossier : 37725

 

 

Entre :

J.W. et REO Law Corporation

Appelants

 

et

 

Procureur général du Canada, Adjudicateur en chef, Secrétariat d’adjudication des pensionnats indiens et Assemblée des Premières Nations

Intimés

 

- et -

 

Avocats indépendants et K.B.

Intervenants

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs :

(par. 1 à 55)

La juge Abella (avec l’accord du juge en chef Wagner et de la juge Karakatsanis)

 

 

Motifs concordants :

(par. 56 à 174)

La juge Côté (avec l’accord du juge Moldaver)

 

 

Motifs dissidents :

(par. 175 à 196)

Le juge Brown (avec l’accord du juge Rowe)

 

 

 

 

 


J.W. c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 20, [2019] 2 R.C.S. 224

J.W. et REO Law Corporation                                                                     Appelants

c.

Procureur général du Canada,

Adjudicateur en chef, Secrétariat

d’adjudication des pensionnats indiens et

Assemblée des Premières Nations                                                                     Intimés

et

Avocats indépendants et K.B.                                                                   Intervenants

Répertorié : J.W. c. Canada (Procureur général)

2019 CSC 20

No du greffe : 37725.

2018 : 10 octobre; 2019 : 12 avril.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel du manitoba

 

 

                    Procédure civile — Recours collectifs — Règlement — Administration et mise en œuvre — Convention de règlement des recours collectifs intentés par d’anciens élèves autochtones pour les torts subis aux pensionnats — Convention prévoyant une procédure de règlement des réclamations individuelles par le biais d’un processus juridictionnel — Les tribunaux peuvent‑ils modifier des décisions d’adjudication lorsque les mécanismes de révision interne sont épuisés? — Portée appropriée du recours aux tribunaux.

                    La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (« Convention ») représente le règlement négocié de milliers de recours collectifs et d’actions individuelles visant la gestion des pensionnats indiens. Neuf cours supérieures provinciales et territoriales ont approuvé la Convention. La Convention prévoit une procédure de règlement des réclamations individuelles par le biais d’un processus juridictionnel, le Processus d’évaluation indépendant (« PÉI »). Celui‑ci énumère les sévices indemnisables. La Convention établit aussi un mécanisme de révision interne. Il n’y a aucun droit d’interjeter appel devant les tribunaux. Cependant, des juges surveillants de chaque province surveillent l’administration et la mise en œuvre de la Convention.

                    W a présenté une demande d’indemnisation conformément au PÉI, soutenant qu’à l’époque où il fréquentait un pensionnat, il a été victime d’un incident qui constitue un sévice sexuel indemnisable au sens du PÉI. La demande de W a été rejetée par la première adjudicatrice parce que, même si elle ajoutait foi au récit des faits de W, elle n’était pas convaincue que l’auteure avait agi dans un but sexuel, un élément qu’il devait établir, selon elle, pour démontrer que l’incident donnait ouverture à une indemnité. W avait droit à deux paliers de révision interne, mais il a été débouté chaque fois. Après avoir épuisé tous les recours internes, W a présenté une demande de directives à un juge surveillant en vertu de la Convention. Le juge surveillant a relevé dans l’interprétation donnée par l’adjudicatrice au PÉI des erreurs justifiant l’intervention judiciaire et a renvoyé la demande de W pour nouvel examen. Une adjudicatrice de réexamen a accueilli la demande de W et lui a accordé une indemnité. Avant que la décision de réexamen ne soit mise en œuvre, le Canada a porté en appel la décision du juge surveillant. La Cour d’appel a conclu que rien ne permettait au juge surveillant d’intervenir, et elle a infirmé sa décision.

                    Arrêt (les juges Brown et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et l’indemnité accordée par l’adjudicatrice de réexamen est rétablie.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella et Karakatsanis : L’intervention judiciaire était nécessaire vu que la Convention avait fait l’objet d’une modification non autorisée, contrairement à l’intention des parties. C’est précisément le type de demande donnant droit à une indemnité qu’avaient en tête les parties à la Convention. Refuser de corriger les erreurs commises en l’espèce par la première adjudicatrice contrecarrerait de façon inacceptable l’objectif global de la Convention.

                    La jurisprudence des cours d’appel indique que les tribunaux peuvent intervenir à l’égard des décisions prises dans le cadre du PÉI en présence de circonstances exceptionnelles. Il existe des raisons impérieuses de fixer des exigences rigoureuses pour encadrer l’intervention judiciaire dans le contexte du PÉI. Les parties se sont donné beaucoup de mal pour faire de la Convention un code complet en prévoyant divers paliers de révision interne et en s’abstenant d’y insérer toute disposition accordant l’accès aux tribunaux.

                    En revanche, la nécessité d’une surveillance judiciaire continue a été reconnue lorsque la Convention a été approuvée par les tribunaux. Il existe un lien fondamental entre la surveillance judiciaire et la Convention. L’existence de la Convention était subordonnée à l’approbation judiciaire, laquelle dépendait à son tour d’une surveillance judiciaire continue. Étant donné les objectifs de la Convention, une surveillance judiciaire continue et rigoureuse était nécessaire. Sans surveillance judiciaire continue, la Convention n’aurait pas été reconnue. Lorsqu’ils supervisent l’administration et la mise en œuvre de la Convention, les tribunaux ont l’obligation de s’assurer que les demandeurs reçoivent les avantages qu’ils ont négociés. Bien que les parties n’aient pas le droit général de s’adresser aux tribunaux, elles possèdent effectivement le droit de faire exécuter les modalités du règlement.

                    Pour ce qui est de savoir dans quels cas des juges exerçant leur fonction de surveillance devraient intervenir dans un dossier du PÉI, il faut surveiller en permanence l’administration et la mise en œuvre de la Convention, y compris du PÉI. Lorsqu’ils exercent cette fonction de surveillance, les juges peuvent intervenir en cas de défaut d’appliquer et de mettre en œuvre les modalités de la Convention. Pour décider s’il y a eu pareil défaut, les juges surveillants se concentrent sur le libellé de la Convention, pour que les avantages promis aux demandeurs leur soient effectivement accordés. Donner une interprétation trop étroite de cette fonction empêche toute véritable surveillance judiciaire des décisions rendues dans le cadre du PÉI. Il est primordial que les modalités convenues du PÉI soient appliquées et mises en œuvre conformément à l’intention des parties.

                    En l’espèce, la décision de la première adjudicatrice constituait une modification non autorisée du PÉI. En remplaçant les termes du PÉI par ses propres mots et en ajoutant une exigence d’intention sexuelle de l’auteur que le libellé du PÉI ne justifiait pas, l’adjudicatrice s’est fondée sur des exigences supplémentaires dont les parties n’avaient pas convenu. Elle a aggravé ces erreurs en interprétant mal la jurisprudence en matière d’agression sexuelle, ce qui a contribué à modifier sans autorisation le PÉI. Cela constituait un défaut d’appliquer ou de mettre en œuvre les modalités de la Convention qui justifiait l’intervention judiciaire pour s’assurer que les avantages promis dans la Convention sont effectivement accordés. En intervenant, le juge surveillant en l’espèce n’a pas usurpé le rôle confié aux adjudicateurs du PÉI en évaluant de nouveau les conclusions de fait. Il a plutôt relevé à juste titre un défaut d’appliquer la Convention dans l’examen de la demande de W.

                    Les juges Moldaver et Côté : Le contrôle judiciaire suivant une analyse fondée sur le droit administratif n’est pas applicable aux décisions rendues dans le cadre du PÉI. Comme le contrôle judiciaire a pour objet d’assurer la légalité des décisions prises par l’État, ce recours n’est possible que lorsqu’un pouvoir étatique a été exercé et que l’exercice de ce pouvoir présente une nature suffisamment publique. La Convention est, à la base, un contrat. Elle n’a pas été créée par une mesure quelconque prise par le pouvoir exécutif ou par le pouvoir législatif; elle constitue plutôt un règlement contractuel portant sur des réclamations de droit privé fondées sur la responsabilité délictuelle auquel des tribunaux ont donné effet au moyen d’ordonnances judiciaires. Les adjudicateurs du PÉI exercent des pouvoirs qui leur sont conférés par contrat et ils n’ont aucun pouvoir d’origine législative. Le pouvoir général de supervision des tribunaux permet à ceux‑ci de veiller au respect de cet engagement contractuel, mais les adjudicateurs du PÉI ne sont pas pour autant des représentants de l’État. Cette analyse ne change pas non plus simplement parce que le Canada est l’une des parties à la Convention. La possibilité de se pourvoir en contrôle judiciaire dépend de la source du pouvoir du décideur et non de l’identité des parties. Dans le cas qui nous occupe, le pouvoir des adjudicateurs du PÉI leur est conféré par les parties à la Convention et non par une loi ou l’exercice de pouvoirs de prérogative. De plus, le fait que le contrat ait été approuvé au moyen d’une ordonnance judiciaire ne fait pas de l’application de ce règlement privé un acte public.

                    Même si elles ne peuvent se pourvoir en contrôle judiciaire à l’égard des décisions rendues dans le cadre du PÉI, les parties peuvent déposer une demande de directives auprès d’un tribunal de supervision pour faire trancher toute question relative à la mise en œuvre et à l’administration de la Convention, et ce, après avoir épuisé tous les mécanismes de révision interne prévus par la Convention. La possibilité d’exercer un recours devant les tribunaux de supervision est énoncée dans la Convention, dans les ordonnances d’approbation et de mise en œuvre, ainsi que dans la législation provinciale sur les recours collectifs. La Convention prévoit le recours aux tribunaux de supervision dans certaines circonstances spécifiques — à savoir lorsque les pertes subies peuvent excéder l’indemnité maximale permise par le PÉI ou lorsque la preuve est trop complexe. Cela offre une solution de rechange pour examiner les réclamations qui seraient autrement entendues par les adjudicateurs du PÉI, sans pour autant permettre l’intervention des tribunaux dans les décisions rendues dans le cadre du PÉI. La compétence des tribunaux de supervision trouve également appui dans les ordonnances d’approbation et de mise en œuvre. Ces ordonnances définissent les pouvoirs des tribunaux en termes généraux. Enfin, la législation provinciale sur les recours collectifs confère de vastes pouvoirs de supervision pour veiller à ce que le recours collectif se déroule de manière juste et efficace. Cependant, le contenu de cette vaste attribution de pouvoirs et la forme qu’elle prend dépendent des faits de chaque recours collectif. Dans le contexte de la supervision d’une convention de règlement, les modalités de la convention sont déterminantes. Bien qu’il ne soit pas loisible aux juges superviseurs d’approuver une convention qui leur retire tout pouvoir de supervision, leur pouvoir est limité et modulé par les modalités de la convention.

                    Bien qu’il soit clair que les tribunaux conservent de vastes pouvoirs de supervision aux termes de la Convention elle‑même, des ordonnances d’approbation et de mise en œuvre et de la législation sur les recours collectifs, il convient d’établir une distinction entre, d’une part, le fait de donner des directives quant à la mise en œuvre et l’administration de la Convention et, d’autre part, celui de réviser l’interprétation du PÉI faite par les adjudicateurs. Seules les directives quant à la mise en œuvre et l’administration de la Convention relèvent de la compétence des tribunaux. Les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux que lorsque l’adjudicateur du PÉI a omis d’appliquer les modalités de la Convention, car, en pareil cas, l’adjudicateur a omis de se conformer à la Convention et au PÉI. Dès lors que l’on peut affirmer que l’adjudicateur a examiné la catégorie d’indemnisation invoquée par le demandeur, il a appliqué les modalités de la Convention. Comme les parties ont clairement exprimé leur volonté de conférer aux adjudicateurs du PÉI une compétence exclusive en matière d’interprétation des modalités de la Convention et du PÉI, il faut accepter que l’interprétation que l’adjudicateur fait des modalités en question, même si elle est déraisonnable selon le tribunal, ne constitue pas un défaut d’appliquer ces modalités. Le test en ce qui concerne le recours aux tribunaux consiste donc à savoir s’il y a eu défaut de l’adjudicateur du PÉI d’appliquer les modalités du PÉI et, par voie de conséquence, de mettre en œuvre la Convention.

                    La jurisprudence impose aux tribunaux de supervision chargés d’examiner les décisions rendues dans le cadre du PÉI un test rigoureux en ce qui concerne leur compétence. Les décisions illustrent diverses raisons pour lesquelles il convient d’interpréter de façon restrictive l’accès au recours judiciaire à l’égard des décisions rendues dans le cadre du PÉI. Premièrement, cette approche respecte l’intention des parties à la Convention. Deuxièmement, en signant la Convention, les demandeurs ont renoncé à leur droit de faire trancher leurs demandes par les tribunaux au profit d’un processus comportant divers avantages liés — ou pas — à l’indemnisation; par conséquent, tout désaccord au sujet des conclusions des adjudicateurs, qu’il s’agisse de questions de fait ou de l’interprétation des modalités du PÉI, doit être réglé dans le cadre de la procédure de révision prévue par le PÉI et, au besoin, au moyen d’instructions exécutoires destinées aux adjudicateurs. Troisièmement, le régime n’a pas à être infaillible. Quatrièmement, le fait de permettre aux tribunaux d’intervenir dans les décisions rendues dans le cadre du PÉI irait à l’encontre de l’objectif visant le règlement rapide, efficace et définitif des différends. Cinquièmement, un droit général d’exercer un recours judiciaire contre les décisions rendues dans le cadre du PÉI permettrait au Canada — et non seulement aux demandeurs — de contester les conclusions des adjudicateurs avec lesquelles il est en désaccord. Sixièmement, selon une interprétation large du rôle de supervision des tribunaux, les juges superviseurs se livreraient au même exercice que celui accompli par les adjudicateurs de révision en vertu du PÉI.

                    Malgré le besoin de respecter l’intention qu’avaient les parties en créant la Convention et le PÉI, il surviendra inévitablement des situations que les parties n’ont pas envisagées et qui ne sont donc pas prévues par la Convention. S’il survient une situation que les parties n’ont pas envisagée, les tribunaux doivent être autorisés à intervenir de manière à ce que les parties reçoivent les avantages de la Convention, c’est‑à‑dire en retirent les avantages qui ont été négociés. Les tribunaux ont compétence pour s’assurer que la Convention protège, tant sur le fond que sur la forme, l’accès à la justice. S’il se présente une situation non prévue par la Convention qui est susceptible d’avoir une incidence sur l’issue de la demande, il serait incompatible avec l’objet du règlement de refuser d’accorder une réparation au demandeur. Toutefois, les parties n’ont pas automatiquement droit à la réouverture de la demande dès qu’elles réussissent à signaler une lacune dans le PÉI. Une analyse au cas par cas s’impose et divers facteurs peuvent alors entrer en ligne de compte, notamment la preuve que la partie qui sollicite l’intervention judiciaire a subi un préjudice. Les situations dans lesquelles il est possible de rouvrir une demande sont rares. En fin de compte, il faut trouver un équilibre entre, d’une part, le règlement efficace des demandes et l’aboutissement du processus pour les parties et, d’autre part, la garantie de résultats justes et équitables.

                    En l’espèce, le juge superviseur a commis une erreur en analysant l’interprétation que la première adjudicatrice avait faite du PÉI et en y substituant sa propre interprétation. Le juge superviseur n’était autorisé qu’à vérifier si l’adjudicatrice avait interprété les bonnes modalités. Au lieu de cela, il s’est livré à une analyse que les parties ont réservée aux adjudicateurs du PÉI et il est arrivé à un résultat différent. Bien que l’adjudicatrice ait interprété la catégorie de sévices sexuels du PÉI différemment, on ne peut pour autant conclure qu’elle a omis d’appliquer les modalités du PÉI. La décision de refuser la demande de W reposait sur une interprétation consciente de la catégorie de sévices sexuels du PÉI et sur l’application de cette dernière. L’adjudicatrice a tenu compte des facteurs de cette catégorie et les a appliqués, et sa décision a été confirmée, conformément au mécanisme de révision prévu par le PÉI. Même si le juge superviseur était en désaccord avec le résultat, on ne peut pour autant en conclure que l’adjudicatrice a omis d’appliquer les modalités du PÉI. Le juge superviseur a outrepassé sa compétence en proposant sa propre interprétation du PÉI et en ordonnant que la demande soit réexaminée selon sa propre interprétation.

                    Or, bien que le juge superviseur ait commis une erreur dans son analyse, il s’agit d’un cas exceptionnel où il convient de procéder à un nouvel examen. La réclamation de W pose un dilemme unique pour lequel la Convention ne prévoit aucun recours interne et la présente situation exige donc que la Cour élabore une réparation. Certaines concessions faites à l’audience de la Cour ont fait ressortir une lacune dans la Convention. Plus précisément, l’adjudicateur en chef du Secrétariat d’adjudication des pensionnats indiens a admis que les décisions prises par la première adjudicatrice et les adjudicateurs de révision en l’espèce étaient aberrantes, et qu’il n’a pas le pouvoir nécessaire pour rouvrir la réclamation de W malgré cette conclusion. L’incapacité de l’adjudicateur en chef de corriger une telle erreur dans des décisions rendues dans le cadre du PÉI est manifestement incompatible avec la mission que lui ont confiée les parties, qui voulaient que l’adjudicateur en chef incarne le dernier palier de révision afin d’assurer la cohérence entre toutes les décisions rendues dans le cadre du PÉI. L’effet concret de cette situation est que W n’a pas obtenu les avantages qui ont été négociés et acceptés. Puisque la Convention ne prévoit aucun recours dont W ou l’adjudicateur en chef puisse se prévaloir, les tribunaux doivent intervenir pour combler cette lacune. Il convient tout particulièrement que la Cour intervienne étant donné que la Convention représente le règlement d’un recours collectif et qu’il y a lieu de présumer que toutes les personnes se trouvant dans une situation semblable ont droit au même traitement dans le cadre du régime.

                    Il s’agit d’une situation dans laquelle les tribunaux peuvent intervenir pour accorder une réparation en conformité avec l’objectif de la Convention de résoudre pour de bon et de manière juste et globale les séquelles laissées par les pensionnats indiens. Il y a lieu d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’ordonnance rendue par le juge superviseur portant que la demande de W soit renvoyée à un adjudicateur de premier palier du PÉI pour réexamen. Compte tenu du fait que la demande de W a déjà fait l’objet d’un réexamen et que l’adjudicateur en chef s’est dit convaincu que l’adjudicatrice de réexamen avait bien appliqué le régime du PÉI, il convient de rétablir l’indemnité accordée, avec les intérêts.

                    Les juges Brown et Rowe (dissidents) : Il y a lieu de rejeter le pourvoi. La juge Côté énonce correctement l’état du droit au nom de la majorité de la Cour en ce qui concerne la compétence des tribunaux de surveillance sur les décisions rendues dans le cadre du PÉI. Lorsqu’il y a une lacune dans la Convention, le tribunal est peut‑être en mesure de la combler conformément à l’intention des parties. Or, comme il n’y a pas de lacune en l’espèce, il n’est pas justifié de récrire les modalités de la Convention.

                    La Convention est un contrat. L’interprétation de ses modalités oblige par conséquent le tribunal à discerner l’intention des parties. En l’espèce, les parties ne voulaient pas conférer à l’adjudicateur en chef le pouvoir d’intervenir pour corriger les interprétations erronées du PÉI en rouvrant les demandes. L’adjudicateur en chef détient plutôt un droit de révision finale des décisions rendues au terme du PÉI et il peut remédier pour l’avenir à des interprétations erronées du PÉI en soumettant des instructions au Comité de surveillance du PÉI.

                    La Convention interdit expressément aux tribunaux d’intervenir, même lorsque le PÉI a été mal interprété et mal appliqué. Il s’agit d’un code complet qui limite l’accès aux tribunaux, protège le caractère définitif des décisions prises dans le cadre du PÉI et respecte l’expertise des adjudicateurs du PÉI. Le règlement des demandes présentées dans le cadre du PÉI se limite à une audience en personne et à deux paliers de révision interne sans recours judiciaire. Compte tenu du caractère définitif garanti par le PÉI, les parties auraient jugé indésirable de voir s’éterniser devant les tribunaux les litiges touchant les demandes présentées dans le cadre du PÉI. Le mécanisme de révision interne que l’on trouve dans la Convention a de toute évidence été conçu pour permettre le recours judiciaire dans certaines situations précises, mais celles‑ci ne comprennent pas les cas d’interprétation inexacte du PÉI.

                    Lorsque, dans leur contrat, les parties n’ont pas prévu une situation particulière survenant au cours de leurs rapports, le tribunal peut conclure à l’existence d’une disposition contractuelle implicite. Ce pouvoir ne permet pas au tribunal d’insérer dans le contrat une condition implicite contraire à l’intention exprimée clairement par les parties. Chercher à tout prix à trouver une lacune dans la Convention pour y déceler un cas d’ouverture à un recours judiciaire alors que les parties entendaient manifestement exclure cette possibilité va à l’encontre de la volonté des parties et porte atteinte à l’intégrité du processus sur lequel elles se sont entendues. Le simple fait que l’on ne retrouve pas certains termes dans la Convention ne signifie pas pour autant que celle‑ci comporte une lacune que les juges doivent s’empresser de combler. Il y a une différence entre le fait de ne pas accorder un pouvoir et le fait de décider de ne pas accorder ce pouvoir. L’examen de la Convention révèle que l’absence de stipulation autorisant l’adjudicateur en chef à rouvrir des demandes constitue clairement un exemple de cette dernière catégorie. En outre, la concession faite par l’adjudicateur en chef en l’espèce ne révèle aucune lacune dans la Convention, encore moins un motif d’intervention judiciaire permettant de la combler. Quoi qu’il en soit, l’adjudicateur en chef n’a pas clairement convenu qu’une telle lacune existait en l'espèce. Le refus d’indemniser W ne découle pas d’une lacune en raison de laquelle il était nécessaire de recourir aux tribunaux pour faire rouvrir la demande; il résulte plutôt du défaut de l’adjudicateur en chef de s’acquitter correctement de ses obligations de révision finale.

Jurisprudence

Citée par la juge Abella

                    Arrêt expliqué : R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293; arrêt examiné : Fontaine c. Duboff Edwards Haight & Schachter, 2012 ONCA 471, 111 O.R. (3d) 461; arrêts mentionnés : Baxter c. Canada (Attorney General) (2006), 83 O.R. (3d) 481; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2017 ONCA 26, 137 O.R. (3d) 90; N.N. c. Canada (Attorney General), 2018 BCCA 105, 6 B.C.L.R. (6th) 335; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330.

Citée par la juge Côté

                    Distinction d’avec l’arrêt : Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205; arrêts examinés : Fontaine c. Canada (Attorney General), 2016 BCSC 2218, [2017] 1 C.N.L.R. 104; Fontaine c. Duboff Edwards Haight & Schachter, 2012 ONCA 471, 111 O.R. (3d) 461; N.N. c. Canada (Attorney General), 2018 BCCA 105, 6 B.C.L.R. (6th) 335; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2017 ONCA 26, 137 O.R. (3d) 90; arrêts mentionnés : Fontaine c. Canada (Attorney General), 2016 ONCA 241, 130 O.R. (3d) 1; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2014 ONSC 4024, [2014] 4 C.N.L.R. 67; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293; Fontaine et al. c. Canada (Attorney General) et al., 2014 MBQB 200, 311 Man. R. (2d) 17; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2015 ABQB 225, [2015] 4 C.N.L.R. 69; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2016 ONSC 4326, [2016] 4 C.N.L.R. 40; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750; Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23; Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633; Fontaine et al. c. Canada (Attorney General) et al., 2014 MBCA 93, 310 Man. R. (2d) 162; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2014 ONSC 283, [2014] 2 C.N.L.R. 86; Baxter c. Canada (Attorney General) (2006), 83 O.R. 481; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 946; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331.

Citée par le juge Brown (dissident)

                    Fontaine c. Canada (Attorney General), 2017 ONCA 26, 137 O.R. (3d) 90; Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205; M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619; Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711; Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2016 BCSC 2218, [2017] 1 C.N.L.R. 104; N.N. c. Canada (Attorney General), 2018 BCCA 105, 6 B.C.L.R. (6th) 335; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2014 ONSC 283, [2014] 2 C.N.L.R. 86; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2018 ONSC 103; Spencer c. Continental Insurance Co., [1945] 4 D.L.R. 593.

Lois et règlements cités

Loi sur la Cour du Banc de la Reine, C.P.L.M., c. C280, partie XIV.

Loi sur les recours collectifs, C.P.L.M., c. C130, art. 12.

Traités et ententes

Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (2006), préambule, art. 1.01, 4.11, 5, 5.09, 6, 6.03, 7.01, 12.01, 13.08, ann. D, art. I, II, III, ann. V, IX, X, XII, XIII.

Doctrine et autres documents cités

Hall, Geoff R. Canadian Contractual Interpretation Law, 3rd ed., Toronto, LexisNexis, 2016.

Le très honorable Stephen Harper au nom du gouvernement du Canada. « Présentation d’excuses aux anciens élèves des pensionnats indiens », Ottawa, 11 juin 2008 (en ligne : https://www.aadnc‑aandc.gc.ca/DAM/DAM‑INTER‑HQ/STAGING/texte‑text/rqpi_apo_pdf_1322167347706_eng.pdf; version archivée : http://www.scc‑csc.ca/cso‑dce/2019SCC‑CSC20_2_fra.pdf).

Secrétariat d’adjudication des pensionnats indiens. Statistiques du Processus d’évaluation indépendant (PEI) (en ligne : http://www.iap‑pei.ca/stats‑fra.php?act=20181031; version archivée : http://www.scc‑csc.ca/cso‑dce/2019SCC‑CSC20_1_fra.pdf).

Swan, Angela, Jakub Adamski and Annie Y. Na. Canadian Contract Law, 4th ed., Toronto, LexisNexis, 2018.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba (les juges Monnin, Beard et leMaistre), 2017 MBCA 54, 413 D.L.R. (4th) 521, [2017] 3 C.N.L.R. 85, [2017] AZ‑51399218, [2017] M.J. No. 163 (QL), 2017 CarswellMan 247 (WL Can.), qui a annulé une décision du juge Edmond, 2016 MNQB 159, [2016] 4 C.N.L.R. 23, [2016] M.J. No. 232 (QL). Pourvoi accueilli, les juges Brown et Rowe sont dissidents.

                    Martin U. Kramer et Richard E. Olschewski, pour les appelants.

                    Mitchell R. Taylor, c.r., et Dayna Anderson, pour l’intimé le procureur général du Canada.

                    Joseph J. Arvay, c.r., Susan E. Ross et David W. L. Wu, pour l’intimé l’Adjudicateur en chef, Secrétariat d’adjudication des pensionnats indiens.

                    Stuart Wuttke et Julie McGregor, pour l’intimée l’Assemblée des Premières Nations.

                    David Schulze, Maryse Décarie‑Daigneault et David P. Taylor, pour l’intervenant Avocats indépendants.

                    Karim Ramji, pour l’intervenant K.B.

                    Version française des motifs du juge en chef Wagner et des juges Abella et Karakatsanis rendus par

[1]                              La juge abella — Les années de sévices infligés de façon soutenue dans les pensionnats indiens représentent une ère profondément honteuse de l’histoire du Canada. L’héritage de ces sévices a causé de profondes blessures non seulement à ceux qui ont été forcés de fréquenter ces établissements, mais aussi à notre conscience collective. Le processus de rétablissement, lorsqu’il est possible, est long et pénible. Mais au moins il existe un processus, et il tient compte de façon respectueuse des torts durables qui ont été causés et de la nécessité de les réparer. La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (2006) fait partie de ce processus de guérison.

[2]                              J.W. était un jeune garçon qui fréquentait un de ces pensionnats, lorsqu’une religieuse a touché ses organes génitaux par‑dessus ses vêtements. Il attendait en file pour la douche. Il portait ce qu’il a appelé un [traduction] « petit tablier ».

[3]                              En 2014, J.W. a présenté une demande d’indemnisation conformément au Processus d’évaluation indépendant (PÉI), le volet juridictionnel de la Convention, soutenant que les actes en question entraient dans la catégorie suivante de sévices :

Tout contact physique avec un élève, avec ou sans objet, par un employé ou un autre adulte autorisé à être présent sur les lieux, qui excède les normes généralement reconnues de contact physique parental et viole l’intégrité sexuelle de l’étudiant. [art. II]

[4]                              La demande de J.W. a été instruite au Manitoba. L’adjudicatrice d’audition a conclu que le demandeur devait démontrer l’intention « sexuelle » de la religieuse. Même si elle a accepté que l’incident s’était produit tel que J.W. l’avait relaté, l’adjudicatrice d’audition a refusé sa demande parce qu’il n’avait pas été en mesure de démontrer l’intention sexuelle de la religieuse.

[5]                              La question en litige dans le présent pourvoi est de savoir si J.W. a droit à un recours judiciaire.

Contexte

[6]                              La Convention représente le règlement négocié de milliers de recours collectifs et d’actions individuelles intentés contre plusieurs défendeurs, dont le gouvernement du Canada et diverses Églises, relativement à la gestion des pensionnats indiens.

[7]                              La Convention prévoit une procédure de règlement des réclamations individuelles par le biais d’un processus juridictionnel. Elle prévoit également des services de soutien pour les anciens élèves, en plus d’établir un mécanisme national de guérison, d’éducation et de réconciliation par l’entremise de la Commission de vérité et de réconciliation, ainsi qu’un mécanisme pour la mise en œuvre générale de programmes publics visant à reconnaître et à commémorer les torts graves et durables qui ont été causés par le régime des pensionnats.

[8]                              Sans admettre leur responsabilité, les défendeurs reconnaissent que des sévices et des torts ont été causés aux enfants autochtones qui ont fréquenté ces établissements. Les personnes qui entraient dans les diverses catégories de demandeurs et de demandeurs éventuels avaient la possibilité de se retirer de la Convention et d’exercer leurs propres recours devant les tribunaux, mais perdaient leur droit de s’adresser aux tribunaux si elles acceptaient une indemnité en vertu de la Convention.

[9]                              La Convention offre deux voies d’indemnisation : le paiement « d’expérience commune » auquel ont droit tous les anciens élèves admissibles, et les indemnités accordées aux demandeurs qui font la preuve qu’ils ont subi certains sévices indemnisables. Ces demandes individuelles sont tranchées par le truchement du PÉI. Les règles régissant ces demandes sont énoncées à l’annexe D de la Convention.

[10]                          L’annexe en question énumère les sévices indemnisables, ce dont le demandeur doit faire la preuve, et elle fixe un barème d’indemnisation. Elle comporte un volet ordinaire et un volet complexe. Certaines réclamations relevant du volet complexe peuvent être renvoyées aux tribunaux par l’adjudicateur en chef du Secrétariat d’adjudication des pensionnats indiens, qui est de façon générale chargé de guider, de former et d’encadrer les adjudicateurs. C’est la seule catégorie de demandes qui permet de recourir aux tribunaux.

[11]                          Il existe un mécanisme de révision interne. Si l’erreur dont serait entachée la décision de l’adjudicateur est une erreur de fait manifeste et dominante, le régime ne prévoit qu’un seul palier de révision interne. Si l’erreur reprochée consiste en un défaut d’appliquer le modèle du PÉI aux faits de l’affaire, on peut recourir à deux paliers de révision interne.

[12]                          La demande de J.W. relève du volet ordinaire. Il avait donc droit à une audience en personne et à la possibilité de deux paliers de révision interne. Il n’avait cependant pas le droit d’interjeter appel devant les tribunaux.

[13]                          Puisque la Convention constitue le règlement d’actions en instance, il était nécessaire d’obtenir une approbation judiciaire. Les parties ont soumis le règlement proposé aux cours supérieures pour approbation et, en décembre 2006 et janvier 2007, neuf cours supérieures provinciales et territoriales ont approuvé la Convention par le biais d’ordonnances d’approbation.

[14]                          L’Ontario a été la première province à approuver la Convention, sous réserve de certaines conditions, en décembre 2006. Dans Baxter c. Canada (Attorney General) (2006), 83 O.R. (3d) 481 (C.S.J.), la décision accompagnant la première ordonnance d’approbation, le juge Winkler a insisté sur les séquelles durables laissées par les pensionnats indiens à l’origine de la Convention :

[traduction] Pendant plus de 100 ans, le Canada a pratiqué une politique obligeant les enfants autochtones à fréquenter des pensionnats qui étaient en grande partie gérés par des organisations religieuses sous la supervision du gouvernement fédéral. Les enfants étaient forcés de vivre dans ces établissements, isolés de leurs familles et de leurs communautés, pendant des périodes plus ou moins longues. Cette politique, dont il a depuis été largement reconnu qu’elle était un grave échec, a finalement été abolie en 1996 avec la fermeture du dernier pensionnat indien. Par les mesures qu’il prévoit en vue de réparer les torts causés par cette politique qui a été en vigueur pendant une aussi longue période, le règlement vise à aider les anciens résidents des pensionnats et leur famille à tourner la page.

     Les lacunes et les failles de cette politique et de sa mise en œuvre sont à l’origine des allégations de sévices subis par les membres du groupe. La Commission royale sur les peuples autochtones a constaté que des enfants avaient été extirpés de leurs familles et de leurs communautés dans le cadre d’une « campagne concertée [. . .] pour faire disparaître les habitudes, les souvenirs, les langues, les traditions et les croyances autochtones » dans le but de réaliser un « projet de resocialisation radicale » visant à inculquer aux enfants les valeurs d’une civilisation eurocentrique. Le règlement proposé se veut une mesure concrète visant à aider les victimes à tourner la page et elle intègre par conséquent des aspects qui prévoient à la fois l’indemnisation des individus et des mesures de réparation plus larges visant à réparer les torts subis par la communauté autochtone dans son ensemble. [Italiques ajoutés; par. 2‑3.]

[15]                          Comme le juge Winkler l’a souligné, compte tenu des objectifs de la Convention, une surveillance judiciaire continue et rigoureuse était nécessaire. Ainsi qu’il l’a déclaré, les tribunaux de surveillance doivent [traduction] « veiller à ce que l’administration et la mise en œuvre du règlement se fassent de manière à procurer les avantages promis aux membres du groupe [. . . ] Une fois engagé, le tribunal ne peut se soustraire à ses obligations » (Baxter, par. 12). De plus, « le tribunal doit être en mesure d’évaluer efficacement la gestion et le rendement de l’administrateur et être habilité à effectuer tout changement qu’il juge nécessaire pour s’assurer que les avantages promis par le règlement sont effectivement accordés » (par. 51).

[16]                          Le juge Winkler a insisté sur le fait que, comme pour tout autre recours collectif, le tribunal doit s’efforcer de protéger les membres du groupe et veiller à ce que les avantages sur lesquels ils se sont entendus leur soient effectivement accordés. Afin d’assurer la surveillance judiciaire efficace et coordonnée de la Convention, qui ressortit à la compétence de plusieurs tribunaux, le juge Winkler a suggéré que chaque tribunal de surveillance approuve un protocole des tribunaux régissant l’administration de l’entente.

[17]                          Les ordonnances d’approbation de toutes les autres provinces étaient essentiellement semblables et prévoyaient que les juges des cours supérieures avaient le droit d’instruire des « demandes de directives » concernant l’administration et la mise en œuvre continues de la Convention. L’article 31 de l’ordonnance d’approbation du Manitoba prévoit par exemple ce qui suit :

[traduction]

LA COUR DÉCLARE que les représentants des demandeurs, les défendeurs, les organismes religieux quittancés, les avocats du recours collectif, le Comité d’administration national ou le fiduciaire, ou toute autre personne ou entité autorisée par la Cour, peuvent, après avoir épuisé tous les mécanismes de règlement des différends prévus par la Convention, s’adresser au tribunal pour obtenir des directives sur la mise en application, l’administration ou la modification de la Convention ou la mise en œuvre du présent jugement après avis à toutes les parties concernées, le tout conformément aux modalités de la Convention. [Italiques ajoutés.]

L’inclusion dans les ordonnances d’approbation d’une disposition relative à la possibilité de demander des directives au tribunal fait en sorte qu’il est possible de recourir aux tribunaux lorsque tous les mécanismes de règlement des différends internes ont été épuisés et qu’il est nécessaire de demander des directives au sujet de la mise en application de la Convention.

[18]                          Les ordonnances d’approbation qui ont été rendues dans les provinces ont eu pour effet d’attester les actions en tant que recours collectif, sous réserve de certaines modifications apportées à la Convention.

[19]                          En mars 2007, les neuf provinces et territoires visés par la Convention avaient tous franchi l’étape suivante et mis en œuvre la Convention au moyen d’ordonnances judiciaires. Ces ordonnances de mise en œuvre incorporaient la Convention et abordaient certaines questions concernant son administration.

[20]                          Fait à noter, l’ordonnance de mise en œuvre du Manitoba se termine par le passage suivant : [traduction] « la Cour supervisera la mise en œuvre de la Convention et de la présente ordonnance et, sans limiter la portée générale de ce qui précède, elle peut rendre les autres ordonnances et ordonnances accessoires nécessaires pour mettre en œuvre et exécuter les modalités de la Convention » (par. 23).

[21]                          Comme le juge Winkler l’a proposé dans la décision Baxter, un protocole des tribunaux régissant l’administration de la Convention a été annexé à l’ordonnance de mise en œuvre de chaque province pour préciser que deux juges administratifs seraient nommés pour travailler de concert avec les juges surveillants de chaque province afin de surveiller l’administration et la mise en œuvre de la Convention. Le protocole déclarait que chaque demande de directives présentée par une partie serait d’abord soumise à l’un des deux juges administratifs, qui se chargerait de la transmettre ensuite à un juge surveillant qui tiendrait au besoin une audience.

[22]                          Complétées par les règles de droit applicables sur les recours collectifs de tous les territoires et provinces touchés ainsi que la compétence inhérente des cours supérieures, les ordonnances d’approbation et de mise en œuvre confèrent aux tribunaux de vastes pouvoirs de surveillance et d’administration en ce qui concerne l’encadrement de l’application et de la mise en œuvre de la Convention. Ces pouvoirs faisaient partie intégrante de l’objectif de la Convention de s’attaquer aux graves séquelles laissées par les pensionnats indiens et constituaient une condition préalable fondamentale à toute approbation judiciaire. Une surveillance judiciaire continue était jugée nécessaire pour veiller à ce que les avantages promis aux demandeurs — avantages en contrepartie desquels ils avaient renoncé à leur droit de s’adresser aux tribunaux — leur soient accordés conformément aux modalités de la Convention (Baxter, par. 12 et 51).

[23]                          Ce survol historique démontre le lien fondamental qui existe entre la surveillance judiciaire et la Convention. L’existence de la Convention était subordonnée à l’approbation judiciaire, laquelle dépendait à son tour d’une surveillance judiciaire continue.

[24]                          La Cour d’appel de l’Ontario a expliqué, dans Fontaine c. Duboff Edwards Haight & Schachter (2012), 111 O.R. (3d) 461 (Schachter), les modalités d’exercice de cette surveillance judiciaire continue. Cet arrêt portait sur un litige relatif à des frais juridiques, dont les tribunaux avaient été saisis par le biais d’une demande de directives. Tout en concluant qu’il n’y avait pas ouverture au contrôle judiciaire au sens du droit administratif, la Cour d’appel a expliqué la portée qu’il convient de donner au recours judiciaire. Le juge Rouleau a reconnu que les adjudicateurs [traduction] « ne peuvent ignorer » les dispositions des ordonnances de mise en œuvre et qu’ils sont tenus d’appliquer les facteurs requis par la Convention. Mais selon lui, « [d]ans le cas peu probable où la décision finale de l’adjudicateur en chef révèle qu’il n’a pas tenu compte des modalités de la [Convention] et des ordonnances de mise en œuvre [. . .] les parties [à la Convention] voulaient selon moi qu’il y ait un recours judiciaire » (par. 53). Il a conclu que ce recours judiciaire était nécessaire pour s’assurer que l’entente intervenue entre les parties soit respectée, ce qui était un facteur essentiel compte tenu de la vulnérabilité des demandeurs. Il a toutefois jugé que le recours judiciaire ne pouvait être exercé que dans des « circonstances très exceptionnelles » parce que les parties souhaitaient que la mise en œuvre de la Convention soit expéditive et que la Convention vise à créer un processus juridictionnel ayant un caractère définitif.

[25]                          La Cour d’appel de l’Ontario s’est penchée de nouveau sur la portée du pouvoir de surveillance des tribunaux dans l’arrêt Fontaine c. Canada (Attorney General) (2017), 137 O.R. (3d) 90, où elle a conclu que le critère préalable des « circonstances exceptionnelles » s’appliquait aux décisions juridictionnelles rendues dans le cadre du PÉI. S’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Sharpe a conclu que les juges surveillants ne devaient pas procéder à [traduction] « un examen détaillé des conclusions de fait tirées par l’adjudicateur » parce qu’ils s’arrogeraient alors le rôle des adjudicateurs de révision du PÉI (par. 55). Ce n’est pas parce que le tribunal n’est pas d’accord avec la décision qui a été rendue que la Convention n’a pas été appliquée ou exécutée.

[26]                          La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a également adopté le critère préalable des « circonstances exceptionnelles » dans N.N. c. Canada (Attorney General) (2018), 6 B.C.L.R. (6th) 335. Dans cet arrêt, la majorité a conclu à l’existence de circonstances exceptionnelles si une « lacune » était constatée dans la Convention. L’impossibilité pour les adjudicateurs de rouvrir des réclamations réglées lorsqu’il existe de nouveaux éléments de preuve substantiels constituait une telle « lacune » et, partant, une « circonstance exceptionnelle » justifiant une intervention judiciaire.

[27]                          Les juridictions d’appel de l’Ontario et de la Colombie‑Britannique se sont par conséquent dites d’avis que les tribunaux pouvaient intervenir à l’égard des décisions prises dans le cadre du PÉI en présence de circonstances exceptionnelles, ajoutant que ce critère préalable était rempli soit en cas de défaut d’application des modalités de la Convention, y compris des ordonnances d’approbation et de mise en œuvre, soit en cas de « lacune » constatée dans la Convention.

[28]                          Je conviens qu’il existe des raisons impérieuses de fixer des exigences rigoureuses pour encadrer l’intervention judiciaire dans le contexte du PÉI. Les parties se sont donné beaucoup de mal pour faire de la Convention un « code complet » en prévoyant une formation spécialisée pour les adjudicateurs, divers paliers de révision interne, la création d’un Comité de surveillance du PÉI chargé d’encadrer la mise en application du PÉI et l’absence de toute disposition accordant l’accès aux tribunaux dans le cas des décisions relevant du volet ordinaire du PÉI.

[29]                          En revanche, la nécessité d’une surveillance judiciaire continue a été reconnue lorsque la Convention a été approuvée, comme l’a fait remarquer le juge Winkler dans Baxter.

[30]                          Sans surveillance judiciaire continue, la Convention n’aurait pas été reconnue. Donc, lorsqu’ils supervisent l’administration et la mise en œuvre de la Convention, les tribunaux ont l’obligation de s’assurer que les demandeurs reçoivent les avantages qu’ils ont négociés. Les dispositions des ordonnances d’approbation et de mise en œuvre prévoient la possibilité de recourir de façon permanente aux tribunaux et chargent les juges de surveiller la Convention pour s’assurer que sa mise en œuvre et son administration s’effectuent conformément à l’entente intervenue entre les parties.

[31]                          Bien que les parties n’aient pas le droit général de s’adresser aux tribunaux, elles possèdent effectivement le droit de faire exécuter les modalités du règlement qu’elles ont négocié. La surveillance judiciaire joue un rôle essentiel pour s’assurer que les demandeurs obtiennent les avantages qui leur ont été promis. Les obligations de la Convention doivent être interprétées en fonction de l’esprit de la Convention : réparer [traduction] « les torts causés par, ou imputables à, la politique [des pensionnats indiens] qui a été en vigueur longtemps [au Canada] » (Baxter, par. 2).

Analyse

[32]                          La question qui se pose en l’espèce est de savoir dans quels cas un juge exerçant sa fonction de surveillance devrait intervenir dans un dossier du PÉI. L’arrêt Schachter constitue un bon point de départ : le juge devrait intervenir lorsqu’il y a eu défaut d’appliquer ou de mettre en œuvre les modalités de la Convention. Les modifications non autorisées de la Convention relèvent de ce critère préalable. Si l’adjudicateur modifie les modalités ou les exigences du texte clair de la Convention, il y a défaut d’appliquer ou de mettre en œuvre les dispositions de la Convention[1]. Les tribunaux ont l’obligation de veiller à ce que la Convention soit mise en œuvre conformément à l’intention des parties, telle que cette intention a été exprimée dans les modalités de la Convention. Pour déterminer si une décision juridictionnelle satisfait à ce critère préalable, les juges surveillants doivent s’en tenir au libellé clair de la Convention, eu égard à ses objectifs réparateurs et aux avantages qu’elle est censée procurer.

[33]                          Étant donné les objectifs de la Convention et les pouvoirs de surveillance continue prévus par le règlement, je ne suis, avec égards, pas d’accord avec la décision rendue en l’espèce par la Cour d’appel du Manitoba selon laquelle, dès lors que l’adjudicateur mentionne les articles pertinents du PÉI, rien ne permet au juge surveillant d’intervenir, peu importe comment ces articles sont interprétés ou appliqués. Donner une interprétation aussi étroite des termes « appliquer » et « mettre en œuvre » empêche toute véritable surveillance judiciaire des décisions rendues dans le cadre du PÉI. Compte tenu des objectifs de la Convention, notamment de ceux de « résoudre pour de bon et de manière juste et globale les séquelles laissées par les pensionnats indiens » et de « promouvoir la guérison, l’éducation, la vérité, la réconciliation et la commémoration »[2], une telle approche réduirait la surveillance judiciaire à la recherche de l’application du bon article du PÉI plutôt qu’au respect des droits garantis par l’article applicable.

[34]                          Bien que le caractère définitif des décisions et la célérité du processus soient des objectifs importants, il est également essentiel de reconnaître que les demandeurs ont accepté de renoncer à leur droit de s’adresser aux tribunaux en ne se retirant pas de la Convention. Vu ce compromis, il est primordial que les modalités convenues du modèle du PÉI soient appliquées et mises en œuvre conformément à l’intention des parties. Le pouvoir de surveillance des tribunaux doit permettre l’intervention judiciaire lorsque celle‑ci est nécessaire pour s’assurer que les parties obtiennent effectivement les avantages qui leur ont été promis.

[35]                          Bref, les juges ont le devoir permanent de surveiller l’administration et la mise en œuvre de la Convention, y compris du PÉI. Lorsqu’ils exercent cette fonction de surveillance dans le cadre d’une demande de directives, les juges peuvent intervenir en cas de défaut d’appliquer et de mettre en œuvre les modalités de la Convention. Pour décider s’il y a eu pareil défaut, le juge surveillant se concentre sur le libellé de la Convention, pour que les avantages promis aux membres du groupe leur soient effectivement accordés.

[36]                          Dans le cas qui nous occupe, la réclamation présentée par J.W. relevait de la catégorie « SL1.4 » du PÉI, laquelle est définie comme suit dans la Convention :

Tout contact physique avec un élève, avec ou sans objet, par un employé ou un autre adulte autorisé à être présent sur les lieux, qui excède les normes généralement reconnues de contact physique parental et viole l’intégrité sexuelle de l’étudiant.

[37]                          La demande de J.W. a été rejetée par l’adjudicatrice d’audition parce que, même si elle ajoutait foi au récit des faits de J.W., elle n’était pas convaincue selon la prépondérance des probabilités que l’auteure avait agi dans un but sexuel lorsqu’elle avait commis l’acte en question. Cette conclusion portait un coup fatal à la demande de J.W. puisque les adjudicateurs du PÉI [traduction] « doivent être convaincus, s’agissant de toute allégation d’agression sexuelle, que les actes reprochés ont été commis dans un but sexuel » (par. 24). Pour rendre cette décision, l’adjudicatrice s’est fondée sur l’arrêt rendu par notre Cour dans R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293. L’adjudicatrice a estimé que le but sexuel constituait une exigence technique de la catégorie SL1.4.

[38]                          J.W. a demandé la révision de la décision de l’adjudicatrice d’audition. L’adjudicateur de révision a conclu que l’adjudicatrice d’audition n’avait pas mal appliqué la catégorie SL1.4 en exigeant que J.W. établisse la motivation sexuelle de l’auteure de l’acte. La demande de deuxième révision présentée par J.W. a également été rejetée. L’adjudicatrice de deuxième révision a conclu que l’adjudicateur de révision n’avait pas mal appliqué le modèle du PÉI. Après avoir épuisé tous les recours internes, J.W. a présenté une demande de directives au juge surveillant, le juge Edmond.

[39]                          Le juge surveillant, le juge Edmond, a expliqué son rôle dans les termes suivants :

[traduction] . . . j’ai le pouvoir de réviser la décision rendue par l’adjudicatrice de deuxième révision pour décider si elle a omis d’appliquer les modalités de la [Convention] et, plus précisément, les Règles d’indemnisation du PÉI. Je reconnais qu’il s’agit d’une forme limitée d’examen judiciaire, réservé aux cas exceptionnels, et que je dois m’assurer de ne pas réécrire la [Convention] en accordant effectivement aux demandeurs un droit d’appel et/ou de révision qu’ils n’ont pas négocié. [par. 35]

Le juge Edmond a poursuivi en expliquant que la norme de contrôle applicable dans le cas d’une demande de directives consistait à [traduction] « s’assurer que l’adjudicatrice de deuxième révision n’a pas adopté une interprétation légale qui est si déraisonnable qu’elle équivaut au défaut d’appliquer correctement le PÉI aux faits d’une affaire donnée » (par. 40).

[40]                          Le juge Edmond a relevé trois erreurs justifiant l’intervention judiciaire : l’adjudicatrice d’audition avait remplacé les mots « [t]out contact physique » à la catégorie SL1.4 par les mots [traduction] « contact sexuel »; l’adjudicatrice d’audition avait ajouté une exigence d’intention sexuelle de la part de l’auteure de l’acte, contrairement au libellé clair de la catégorie SL1.4; elle avait mal interprété l’arrêt Chase de notre Cour en estimant qu’il exigeait un but sexuel comme élément nécessaire à la preuve de l’agression sexuelle.

[41]                          Selon l’adjudicatrice d’audition, la question dont elle était saisie était [traduction] « celle de savoir si les actes reprochés constituaient des contacts sexuels qui excèdent les normes généralement reconnues de contact physique parental ». Comme le juge Edmond l’a fait observer à juste titre, la catégorie SL1.4. n’exige pas que le contact reproché soit d’ordre « sexuel ». Il a également signalé à bon droit que la formulation sur laquelle se fondait l’adjudicatrice menait à la proposition illogique selon laquelle il pouvait y avoir des contacts sexuels qui n’excèdent pas les paramètres reconnus de conduite parentale.

[42]                          Je suis d’accord avec le juge Edmond pour dire qu’en ajoutant l’exigence que les contacts soient « sexuels », l’adjudicatrice d’audition a modifié le PÉI sans y être autorisée et qu’elle a inséré de façon illégitime à la catégorie SL1.4 une nouvelle condition préalable. Cette façon d’agir constitue un défaut d’appliquer et de mettre en œuvre la Convention.

[43]                          Pour expliquer ce que J.W. devait établir pour démontrer que les contacts violaient l’intégrité sexuelle de l’élève, l’adjudicatrice d’audition a également déclaré : [traduction] « dans le cadre de ce processus, l’adjudicateur doit être convaincu, s’agissant de toute allégation d’agression sexuelle, que les actes reprochés ont été commis dans un but sexuel ». Comme l’a fait observer le juge Edmond, rien dans le libellé clair de la catégorie SL1.4 n’indique que l’intention sexuelle de l’auteur de l’acte est pertinente et que [traduction] « [d]e toute évidence, une analyse du libellé clair et simple de la catégorie SL1.4 montre que l’intégrité sexuelle de l’enfant peut être violée sans que l’auteur de l’acte ait eu la moindre intention sexuelle » (par. 48).

[44]                          L’effet des deux erreurs qu’elle a commises est le même : la décision de l’adjudicatrice d’audition constituait une modification non autorisée de la catégorie SL1.4. En remplaçant les termes « [t]out contact physique » par les mots [traduction] « contact sexuel » et en ajoutant une exigence d’intention sexuelle que le libellé de la disposition ne justifiait pas, l’adjudicatrice d’audition s’est fondée sur des exigences supplémentaires dont les parties n’avaient pas convenu. Les modifications non autorisées ainsi apportées au modèle du PÉI constituaient un défaut d’appliquer ou de mettre en œuvre les modalités de la Convention qui justifiait l’intervention du tribunal de surveillance pour s’assurer que les avantages promis dans la Convention sont effectivement accordés.

[45]                          L’adjudicatrice d’audition a aggravé ces erreurs en interprétant mal l’arrêt Chase de notre Cour. Il s’agit de la troisième et dernière erreur relevée par le juge Edmond. L’arrêt Chase portait sur le sens de l’expression « agression sexuelle » dans le Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 . La Cour a affirmé que « [l]’agression sexuelle est une agression [. . .] qui est commise dans des circonstances de nature sexuelle, de manière à porter atteinte à l’intégrité sexuelle de la victime » (p. 302).

[46]                          Les faits de l’affaire Chase étaient les suivants. L’accusé était un voisin de la plaignante, une fille âgée de 15 ans. Il s’est introduit dans le domicile de la plaignante où celle‑ci jouait au billard avec son frère de 11 ans. Il l’a agrippée par les épaules et les bras et lui a saisi les seins. La plaignante et son frère ont fini par téléphoner à un autre voisin pour demander de l’aide.

[47]                          L’accusé a été reconnu coupable d’agression sexuelle en Cour provinciale. La Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick a rejeté son appel, mais a substitué un verdict de culpabilité de voies de fait simple à sa déclaration de culpabilité pour agression sexuelle. Pour justifier cette substitution, la Cour d’appel a expliqué que le qualificatif « sexuelle » dans l’expression « agression sexuelle » devait être interprété comme visant des parties précises du corps, en particulier les organes génitaux. D’autres parties de l’anatomie ayant « des caractéristiques sexuelles secondaires » — comme les seins — ne répondaient pas à cette définition.

[48]                          Le juge McIntyre, qui s’exprimait au nom de notre Cour, a rejeté l’opinion que l’agression sexuelle se limitait au « contact avec des parties précises de l’anatomie » et estimé que le critère applicable en matière d’agression sexuelle devait être objectif :

     Appliquant ces principes et la jurisprudence citée, je fais les observations suivantes. L’agression sexuelle est une agression, au sens de l’une ou l’autre des définitions de ce concept au par. 244(1)  du Code criminel , qui est commise dans des circonstances de nature sexuelle, de manière à porter atteinte à l’intégrité sexuelle de la victime. Le critère qui doit être appliqué pour déterminer si la conduite reprochée comporte la nature sexuelle requise est objectif : « Compte tenu de toutes les circonstances, une personne raisonnable peut‑elle percevoir le contexte sexuel ou charnel de l’agression? » (Taylor, précité, le juge en chef Laycraft, à la p. 269). La partie du corps qui est touchée, la nature du contact, la situation dans laquelle cela s’est produit, les paroles et les gestes qui ont accompagné l’acte, et toutes les autres circonstances entourant la conduite, y compris les menaces avec ou sans emploi de la force, constituent des éléments pertinents (voir S. J. Usprich, « A New Crime in Old Battles: Definitional Problems with Sexual Assault » (1987), 29 Crim. L.Q. 200, à la p. 204.) L’intention ou le dessein de la personne qui commet l’acte, dans la mesure où cela peut ressortir des éléments de preuve, peut également être un facteur à considérer pour déterminer si la conduite est sexuelle. Si le mobile de l’accusé était de tirer un plaisir sexuel, dans la mesure où cela peut ressortir de la preuve, il peut s’agir d’un facteur à considérer pour déterminer si la conduite est sexuelle. Toutefois, il faut souligner que l’existence d’un tel mobile constitue simplement un des nombreux facteurs dont on doit tenir compte et dont l’importance variera selon les circonstances. [Italiques ajoutés; p. 302.]

[49]                          Appliquant ce raisonnement aux faits de cette affaire, le juge McIntyre a conclu que le juge du procès disposait d’éléments de preuve amplement suffisants pour pouvoir décider qu’une agression sexuelle avait été commise : « [s]i l’on examine de façon objective la conduite de [M. Chase] en fonction de toutes les circonstances, il est évident que le fait de mettre ses mains sur les seins de la plaignante constituait une agression de nature sexuelle » (p. 303).

[50]                          L’arrêt Chase appuie donc le principe que le caractère sexuel de l’agression est déterminé de façon objective. Le ministère public n’a pas besoin de prouver que l’accusé avait quelque mens rea que ce soit pour ce qui est de la nature sexuelle de son comportement (voir également R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 25, le juge Major). Dans le cas de J.W., l’adjudicatrice d’audition a toutefois mal interprété l’arrêt Chase en croyant qu’il obligeait le plaignant à prouver l’intention sexuelle. Elle s’est fondée sur l’arrêt Chase pour ajouter une exigence en matière de mens rea que l’on ne trouve ni dans l’arrêt Chase ni dans la catégorie SL1.4 du PÉI.

[51]                          Je suis d’accord avec le juge Edmond pour dire que la jurisprudence peut être utile, mais que c’est le libellé clair de la Convention qui doit guider le raisonnement de l’adjudicateur. On ne peut recourir à la jurisprudence pour modifier le libellé du PÉI, comme l’adjudicatrice d’audition l’a fait en l’espèce. L’interprétation inexacte qu’elle a donnée de l’arrêt Chase a ainsi contribué à modifier sans autorisation le modèle du PÉI. Comme l’ancien adjudicateur en chef Ish l’a conclu à juste titre dans une autre décision en révision du volet juridictionnel du PÉI, [traduction] « le PÉI n’exige pas que l’auteur de l’acte ait eu une intention sexuelle avant que sa responsabilité puisse être établie dans le cas d’une agression sexuelle ».

[52]                          La Convention vise à corriger les sévices causés par le régime des pensionnats, et la surveillance permanente des tribunaux en ce qui concerne l’application du règlement doit permettre aux juges d’intervenir au besoin pour s’assurer que les avantages promis par le règlement sont effectivement accordés. À mon avis, le juge Edmond a conclu à juste titre que le modèle du PÉI n’avait pas été appliqué dans l’examen de la demande de J.W. Ce défaut a été confirmé lors de la révision et de la deuxième révision. En intervenant, le juge Edmond n’a pas usurpé le rôle confié aux adjudicateurs du PÉI en évaluant de nouveau les conclusions de fait. En fait, compte tenu du défaut d’appliquer les modalités de la Convention convenues par les parties, il est intervenu et a renvoyé la demande de J.W. pour nouvel examen. Par conséquent, avec égards, je ne suis pas d’accord pour dire qu’il est nécessaire de trouver une « lacune » dans la Convention en l’espèce. L’intervention judiciaire était nécessaire vu que la Convention avait fait l’objet d’une modification non autorisée, contrairement à l’intention des parties.

[53]                          En l’espèce, le comportement qu’a eu la religieuse en touchant les parties génitales de J.W. non seulement « viol[ait] l’intégrité sexuelle de l’étudiant » d’une façon objective au sens de la définition de l’agression sexuelle prévue à la catégorie SL1.4 de la Convention, mais « excéd[ait] [aussi] les normes généralement reconnues de contact physique parental ». Par conséquent, la demande de J.W. donne ouverture à une indemnité au sens de la catégorie SL1.4. C’est le seul constat que l’on peut tirer des conclusions de fait de l’adjudicatrice d’audition. Je signale que l’adjudicatrice de réexamen, qui a entendu de nouveau et accueilli la demande de J.W. avant que la Cour d’appel du Manitoba ne rende sa décision, est arrivée à la même conclusion.

[54]                          La demande de J.W. est précisément le type de demande donnant droit à une indemnité qu’avaient en tête les parties à la Convention. Refuser de corriger l’interprétation de l’adjudicatrice d’audition en l’espèce contrecarrerait de façon inacceptable l’objectif global de la Convention.

[55]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi avec dépens et de rétablir la décision par laquelle l’adjudicatrice de réexamen a fait droit à la demande de J.W., plus les intérêts.

                    Version française des motifs des juges Moldaver et Côté rendus par

                    La juge Côté —

I.              Introduction

[56]                          À compter des années 1860 jusqu’aux années 1990, plus de 150 000 enfants — Premières Nations, Inuits et Métis — ont fréquenté des pensionnats indiens dirigés par des organismes religieux et financés par le gouvernement du Canada. Comme le Canada l’a reconnu dans ses excuses officielles, ce système avait pour objectif « [d’]isoler les enfants et [de] les soustraire à l’influence de leurs foyers, de leurs familles, de leurs traditions et leur culture » (« Présentation d’excuses aux anciens élèves des pensionnats indiens » par le très honorable Stephen Harper au nom du Canada, 11 juin 2008 (en ligne)). Des milliers de ces enfants furent victimes de sévices physiques, psychologiques et sexuels pendant leur séjour dans ces pensionnats (Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205 (« Décision de la CSC sur les documents »), par. 1).

[57]                          La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (« CRRPI »3 ou « Convention ») a été signée le 8 mai 2006. Elle a réglé un grand nombre de recours collectifs intentés par d’anciens élèves contre le gouvernement du Canada et divers organismes religieux pour les sévices subis dans les pensionnats. L’objet de la CRRPI était de « résoudre pour de bon et de manière juste et globale les séquelles laissées par les pensionnats indiens » (CRRPI, préambule). En 2006 et 2007, la CRRPI a reçu l’approbation de neuf cours supérieures provinciales et territoriales, qui ont rendu des ordonnances d’approbation et de mise en œuvre prévoyant une supervision judiciaire continue de sa mise en œuvre et de son administration.

[58]                          La CRRPI est une convention à volets multiples. En plus de promouvoir la guérison, l’éducation et la réconciliation, elle instaure un processus d’évaluation indépendant (« PÉI »), une procédure spécialisée visant le règlement extrajudiciaire des réclamations individuelles. Bien que le régime du PÉI comporte un mécanisme de révision interne, il ne prévoit pas de droit d’appel devant les tribunaux à l’égard des décisions rendues par les adjudicateurs du PÉI.

[59]                          Le présent pourvoi concerne la possibilité pour les cours de justice d’intervenir à l’égard des décisions définitives rendues par des adjudicateurs dans le cadre du PÉI. La demande de J.W. a été rejetée par l’adjudicatrice du PÉI chargée de l’audition initiale, et cette décision a été confirmée à deux paliers de révision interne. Cependant, le juge superviseur chargé de traiter une demande de directives relativement à la décision concernant J.W. dans le cadre du PÉI s’est dit en désaccord avec les conclusions tirées par les adjudicateurs, a substitué sa propre interprétation du régime du PÉI à celle des adjudicateurs et a renvoyé l’affaire à un adjudicateur de premier palier pour nouvel examen. La Cour d’appel du Manitoba a infirmé cette décision et conclu qu’il n’y avait pas ouverture au contrôle judiciaire des décisions rendues dans le cadre du PÉI et qu’il n’était possible de s’adresser à un tribunal de supervision qu’en cas de défaut d’appliquer les modalités du régime du PÉI. J.W. et son avocat (ensemble, « appelants ») se pourvoient devant la Cour à l’encontre de cette décision. Ils invitent la Cour à conclure que les décisions des adjudicateurs du PÉI sont susceptibles de contrôle judiciaire selon les principes du droit administratif. À titre subsidiaire, ils affirment que les pouvoirs de supervision des tribunaux en ce qui a trait à la mise en œuvre de la CRRPI comprennent la compétence requise pour contrôler les décisions rendues dans le cadre du PÉI et que cette compétence vise aussi l’interprétation du PÉI.

[60]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir l’ordonnance par laquelle le juge superviseur a renvoyé la demande de J.W. pour nouvel examen (et je rétablirais la décision de l’adjudicatrice de réexamen faisant droit à la demande de J.W. et lui accordant une indemnité), mais pour des motifs différents de ceux du juge superviseur. En effet, je ne suis pas d’accord avec la décision du juge superviseur de substituer sa propre interprétation du régime du PÉI à celle des adjudicateurs du PÉI, et je me rallierais plutôt à l’approche préconisée par la Cour d’appel du Manitoba, qui limiterait la portée des recours judiciaires pouvant être exercés contre les décisions rendues dans le cadre du PÉI. Bien que la compétence des tribunaux chargés de superviser la mise en œuvre de la CRRPI les oblige à s’assurer que les adjudicateurs du PÉI rendent des décisions conformes aux modalités du PÉI, les parties à la Convention souhaitaient manifestement que l’interprétation de cette dernière relève de la compétence exclusive des adjudicateurs du PÉI. Les juges ne peuvent s’arroger un rôle que les parties ont confié à ces adjudicateurs.

[61]                          La présente affaire implique une situation unique qui n’est visée par aucune des modalités de la CRRPI. L’adjudicateur en chef du Secrétariat d’adjudication des pensionnats indiens (« adjudicateur en chef ») admet que la décision concernant la demande de J.W. est erronée et que les décisions rendues par les adjudicateurs dans cette affaire étaient [traduction] « aberrantes ». Bien que l’adjudicateur en chef représente le dernier palier du processus de révision interne dans le cadre du PÉI, il n’est pas en mesure de lui‑même rouvrir le dossier d’une demande et de s’acquitter du rôle que lui confère la CRRPI consistant à veiller à l’application cohérente du PÉI. Il y a donc lieu pour la Cour d’intervenir, non pas pour proposer sa propre interprétation du régime du PÉI, mais pour combler cette lacune procédurale et pour assurer à J.W. une solution équitable qui est conforme à l’objet de la CRRPI.

II.           Contexte

A.           Aperçu de la CRRPI

(1)           La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens

[62]                          La CRRPI instaure deux régimes d’indemnisation : le Paiement d’expérience commune (« PEC ») et le Processus d’évaluation indépendant. Le PEC est un mécanisme d’indemnisation dont peuvent se prévaloir tous les anciens élèves admissibles en fonction du nombre d’années où ils ont fréquenté un pensionnat indien (« PI »). Pour avoir droit à une indemnité sous le régime du PEC, il n’est pas nécessaire de faire la preuve d’un préjudice physique, sexuel ou psychologique (CRRPI, art. 5). Le PÉI, en revanche, est un processus décisionnel instauré pour résoudre les « demandes continues » portant sur des sévices physiques ou sexuels graves, spécifiques et démontrés, ou sur d’autres actes fautifs subis individuellement par les élèves des pensionnats indiens (CRRPI, art. 6 et ann. D; m.i. (procureur général), par. 9).

(2)           Le processus d’évaluation indépendant

[63]                          L’annexe D de la CRRPI énonce le régime du PÉI. Il existe trois catégories de demandes continues ouvrant droit à une indemnité aux termes du PÉI : (1) les agressions physiques ou sexuelles commises par un employé adulte du gouvernement ou d’une Église qui dirigeait le PI ou par tout autre adulte autorisé à être présent au pensionnat; (2) les agressions physiques ou sexuelles commises au pensionnat par un élève contre un autre élève; (3) tout autre acte fautif commis par un employé adulte ou par tout autre adulte autorisé à être présent au pensionnat (ann. D, art. I). Les demandes continues sont traitées en détail dans les Règles d’indemnisation du PÉI (art. II) et dans les Instructions aux adjudicateurs (ann. IX). Les adjudicateurs sont liés par les critères des préjudices indemnisables et celui de l’évaluation de l’indemnité, définis dans le PÉI (art. III). La catégorie SL1.4, la catégorie invoquée par J.W. à l’appui de sa demande, correspond au premier degré d’agression sexuelle prévue par le mécanisme d’indemnisation du PÉI (art. II).

[64]                          Les demandes présentées dans le cadre du PÉI peuvent être traitées selon le volet ordinaire ou selon le volet complexe et tous les demandeurs ont droit à une audience devant un adjudicateur spécialement formé (art. III(n) et (s); voir également ann. V). L’audience se déroule à l’endroit choisi par le demandeur, et les frais sont payés, ce qui permet au demandeur de se faire accompagner par une personne de confiance. Des services de consultation psychosociale sont offerts et des cérémonies culturelles peuvent être intégrées aux procédures, à la demande du demandeur (art. III(c)). Ces caractéristiques font partie de ce qui distingue le processus décisionnel du PÉI d’une audience judiciaire habituelle.

[65]                          Dans le jugement Fontaine c. Canada (Attorney General), 2016 BCSC 2218, [2017] 1 C.N.L.R. 104 (« Décision relative aux demandes de directives regroupées »), par. 11, la juge Brown, la juge superviseure pour la Colombie‑Britannique, a bien expliqué en quoi consistait le PÉI, le décrivant comme : [traduction] « a) un processus d’évaluation des demandes postérieur au litige; b) un volet contractuel de la CRRPI qui résulte des négociations des parties; c) un processus décisionnel à huis clos qui relève d’adjudicateurs indépendants et qui n’est pas assorti d’un droit d’appel ou d’un contrôle judiciaire ».

(3)           Le rôle des adjudicateurs du PÉI

[66]                          Le PÉI se veut une procédure inquisitoire qui oblige les adjudicateurs à veiller au bon déroulement de l’audience, à recueillir les témoignages et en vérifier le contenu, à rencontrer les parties pour s’entendre sur les orientations des interrogatoires et à tirer les conclusions de fait et de droit nécessaires pour trancher les demandes. Seuls les adjudicateurs peuvent interroger les demandeurs et vérifier au besoin le contenu des témoignages (art. III(e)). Ils ont le pouvoir de tirer des conclusions quant à la crédibilité qui lient les parties, de se prononcer sur le bien‑fondé des demandes et d’accorder le cas échéant des indemnités (art. III(a)). Le régime du PÉI expose en détail les procédures que doivent suivre les adjudicateurs, les demandeurs et les avocats (art. III(e) à (g)). L’adjudicateur doit rendre sa décision dans les 30 jours, dans le cas des audiences tenues selon le volet ordinaire, et dans un délai de 45 jours, pour ce qui est des audiences relevant du volet complexe. La décision de l’adjudicateur doit respecter un format particulier, qui figure à l’ann. XII de l’ann. D; en particulier, l’adjudicateur doit exposer ses principales conclusions de fait et les motiver et il doit justifier le montant de l’indemnité accordée, le cas échéant (ann. D, art. III).

[67]                          Les adjudicateurs sont choisis à l’unanimité par un jury de sélection nommé par le Comité de surveillance du PÉI et composé d’un représentant de chacun des groupes suivants : anciens élèves, avocats des demandeurs, Églises et gouvernement (ann. XIII). Reconnaissant que le rôle de l’adjudicateur exige un mélange unique d’habiletés, les parties à la CRRPI ont convenu que tous les adjudicateurs devaient posséder un diplôme en droit, ou une combinaison de formation connexe et d’expérience pertinente, ou les deux, et une connaissance de la culture et de l’histoire autochtones et des questions liées aux sévices physiques et sexuels, ainsi qu’une sensibilité à leur égard, en plus d’avoir une aptitude à travailler efficacement avec des employés et des participants de milieux variés, une connaissance du droit en matière de préjudices corporels et de l’évaluation des dommages‑intérêts, et diverses compétences généralement requises de la part des décideurs œuvrant dans les milieux juridictionnels et administratifs (ann. V; Décision relative aux demandes de directives regroupées, par. 17). Les adjudicateurs reçoivent une formation qui est approuvée par le Comité de surveillance du PÉI, ainsi qu’un encadrement suivi de la part de l’adjudicateur en chef et des autres adjudicateurs principaux (ann. D, art. III(s); m.i. (adjudicateur en chef), par. 22).

[68]                          Dans le cadre de l’examen de questions émanant du PÉI, les tribunaux de supervision et les juridictions d’appel ont formulé de nombreux commentaires quant à l’expertise des adjudicateurs du PÉI. Ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait observer dans l’arrêt Fontaine c. Canada (Attorney General), 2016 ONCA 241, 130 O.R. (3d) 1, p. 15, [traduction] « [l]es adjudicateurs sont spécialement formés pour diriger l’audience d’une manière qui respecte le demandeur et qui permet à celui‑ci de donner sa version complète des faits ». Dans l’arrêt Fontaine c. Duboff Edwards Haight & Schachter, 2012 ONCA 471, 111 O.R. (3d) 461 (« Schachter »), la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu le [traduction] « vaste pouvoir discrétionnaire » et « l’expertise relative » de l’adjudicateur en chef en ce qui concerne la supervision du PÉI (par. 54 et 78). La juge Brown a déclaré, dans la Décision relative aux demandes de directives regroupées, que le PÉI confère [traduction] « aux adjudicateurs indépendants une compétence exclusive qui leur permet de veiller au bon déroulement des audiences du PÉI, d’établir les faits et d’évaluer les demandes présentées dans le cadre du PÉI, grâce à quoi ces derniers ont développé une expertise considérable » (par. 20). Je suis d’accord avec le juge Perell, le juge administratif de l’Est, pour dire que [traduction] « [d]ans le cadre de la CRRPI, les adjudicateurs sont –– comme leur nom l’indique –– chargés d’exercer des fonctions judiciaires conformément aux modalités de la CRRPI » (Fontaine c. Canada (Attorney General), 2014 ONSC 4024, [2014] 4 C.N.L.R. 67, par. 15).

(4)           La révision interne des décisions rendues dans le cadre du PÉI

[69]                          L’annexe D de la CRRPI prévoit que toute partie insatisfaite de la décision d’un adjudicateur du PÉI peut exiger la révision de cette décision pour l’un ou l’autre des deux motifs prévus par la CRRPI (voir art. III(1)). Tout d’abord, une partie peut demander la révision de la décision au motif que la décision de l’adjudicateur contient une erreur manifeste et déterminante. Alors que les demandeurs peuvent invoquer ce motif pour demander la révision tant selon le volet ordinaire que selon le volet complexe, les défendeurs ne peuvent demander de révision sur ce fondement qu’en ce qui concerne les décisions rendues selon le volet complexe. Ensuite, toute partie peut demander à l’adjudicateur en chef ou à un adjudicateur en chef désigné de vérifier si l’adjudicateur a (selon l’un ou l’autre volet) appliqué correctement le régime du PÉI dans sa décision.

[70]                          Il existe par ailleurs un deuxième palier de révision (la deuxième révision) fondé sur le deuxième motif. Cette révision est effectuée par l’adjudicateur en chef ou par un adjudicateur en chef désigné. Les adjudicateurs qui procèdent à cette deuxième révision sont désignés et approuvés par le Comité de surveillance du PÉI, sur recommandation de l’adjudicateur en chef, « pour exercer le pouvoir de révision de l’adjudicateur en chef » (ann. D, art. III(r)(iii)). Ces révisions procèdent toutes à partir de la preuve documentaire et aucune représentation n’est entendue (art. III; m.i. (adjudicateur en chef), par. 27‑30).

[71]                          On ne trouve ni à l’ann. D ni dans la CRRPI de modalités prévoyant la possibilité de porter en appel devant les tribunaux les décisions rendues dans le cadre du PÉI, ce qui contraste avec certaines dispositions de la CRRPI, qui prévoient expressément le droit de s’adresser aux tribunaux :

      L’article 4.11 prévoit la création du Comité d’administration national (« CAN ») et en définit le mandat :

o   En cas de différend entourant la nomination ou les services d’une personne comme membre du CAN, le groupe ou l’individu en cause peut s’adresser à un tribunal de supervision pour obtenir des directives (art. 4.11(6));

o   Si l’on n’arrive pas à obtenir l’appui d’une majorité de cinq membres du CAN afin de régler un différend, celui‑ci pourra être soumis par le CAN à un tribunal de supervision (art. 4.11(9));

o   Le CAN peut soumettre les renvois faits par la Commission de vérité et de réconciliation (« CVR ») à un tribunal de supervision pour qu’il les tranche (art. 4.11(12)j));

o   Le CAN doit s’adresser à un tribunal de supervision afin qu’il tranche le refus d’ajouter un établissement comme le prévoit l’art. 12.01 (art. 4.11(12)(l) et 12.01);

o   Le CAN doit demander aux tribunaux de supervision des ordonnances en vue de modifier le PÉI, conformément à l’art. 6.03(3) (art. 4.11(12)q) et 6.03(3));

o   Lorsqu’un désaccord quant aux conditions des ordonnances d’approbation oppose le fiduciaire au CAN, l’un ou l’autre peut soumettre le désaccord à un tribunal de supervision (art. 4.11(13)).

      L’article 5.09 prévoit la procédure d’appel des demandes faites au titre du PEC :

o   Si le CAN rejette l’appel d’une décision sur une demande faite au titre du PEC, le demandeur peut s’adresser à un tribunal de supervision afin qu’il tranche la question (art. 5.09(2));

o   Dans des circonstances exceptionnelles, le CAN peut s’adresser à un tribunal de supervision afin d’obtenir une ordonnance selon laquelle le Canada devra assumer les frais d’un appel (art. 5.09(3)).

      L’article 6.03 traite des ressources à consacrer au PÉI :

o   Advenant que les demandes continues ne soient pas traitées dans les délais prévus à l’art. 6.03(1), le CAN peut demander aux tribunaux de supervision les ordonnances qui permettront de respecter ces délais (art. 6.03(3)).

      L’article 7.01 a trait à la vérité et à la réconciliation :

o   À la suite d’une décision rendue par le CAN relativement à un différend concernant la CVR, l’organisme religieux en cause ou le Canada, ou encore les deux, peuvent s’adresser à un tribunal de supervision pour obtenir une nouvelle audition (art. 7.01(3)).

      L’article 13.08 a trait aux honoraires :

o   En cas de désaccord quant au montant payable pour les débours, le représentant du gouvernement fédéral doit renvoyer la question à un tribunal de supervision (art. 13.08(4)).

[72]                          De toute évidence, les parties souhaitaient accorder un accès aux tribunaux dans des circonstances spécifiques. Il est particulièrement intéressant de signaler que la CRRPI prévoit la possibilité d’interjeter appel des décisions rendues au sujet des demandes présentées dans le cadre du PEC, mais non des décisions rendues sous le régime du PÉI.

[73]                          La CRRPI permet toutefois à l’auteur d’une demande présentée dans le cadre du PÉI de faire trancher sa demande par le tribunal dans certaines circonstances limitées. Voici ce que prévoit le régime du PÉI :

Sur demande du demandeur, l’adjudicateur en chef peut permettre au demandeur de s’adresser aux tribunaux pour régler une demande continue, si ce dernier est convaincu que :

         Dans le cas d’une réclamation pour perte de revenus réelle ou perte d’occasion, une preuve suffisante établit que l’indemnité pourrait excéder le maximum permis par le PÉI;

         Dans le cas d’une réclamation pour sévices physiques, une preuve suffisante établit que le demandeur a subi un préjudice physique tellement grave que l’indemnité que pourrait lui octroyer un tribunal peut dépasser le maximum permis par le PÉI;

         Dans le cas d’une réclamation fondée sur un autre acte fautif, la preuve requise pour étudier le préjudice subi est à ce point complexe et vaste que le recours au tribunal est plus approprié.

Dans de tels cas, les ordonnances d’approbation auront pour effet d’exclure ces demandes continues de la quittance réputée, le tribunal devant par la suite traiter ces demandes selon ses propres critères et règles de preuve et de procédure.

(ann. D, art. III(b)(iii))

[74]                          Il est important de noter que cette disposition de la CRRPI ne permet pas aux tribunaux d’intervenir à l’égard des décisions des adjudicateurs du PÉI. Un demandeur peut choisir de faire trancher sa demande par les tribunaux plutôt que par le truchement du processus décisionnel du PÉI lorsque sa demande est particulièrement complexe ou qu’elle justifie l’octroi d’une indemnité qui dépasse le maximum permis par le PÉI.

[75]                          En résumé, le PÉI instaure, pour le règlement des demandes, un processus fermé comportant une audience en personne et deux paliers de révision interne (Décision relative aux demandes de directives regroupées, par. 23; N.N. c. Canada (Attorney General), 2018 BCCA 105, 6 B.C.L.R. (6th) 335, par. 78; Fontaine c. Canada (Attorney General), 2017 ONCA 26, 137 O.R. (3d) 90 (« PI de Spanish, C.A. »), par. 53).

(5)           La surveillance du PÉI

[76]                          Bien que les parties à la CRRPI n’aient pas prévu le droit de porter en appel devant les tribunaux de supervision les décisions rendues dans le cadre du PÉI, elles se sont entendues pour qu’elles puissent elles‑mêmes se donner des directives quant à l’interprétation et l’application du régime du PÉI, par l’entremise du Comité de surveillance du PÉI (m.i. (adjudicateur en chef), par. 32). Le Comité est constitué sous le régime de l’ann. D. Il est composé d’un président et de huit membres, dont d’anciens élèves (désignés par l’Assemblée des Premières Nations et des représentants des Inuits), ainsi que d’avocats des demandeurs, d’Églises et du gouvernement. Le Comité examine les instructions proposées par l’adjudicateur en chef, prépare ses propres instructions, surveille la mise en œuvre du PÉI et formule des recommandations au CAN relativement aux modifications devant être faites au PÉI, s’il y a lieu. Les instructions sont assujetties à l’approbation du CAN avant d’être publiées (CRRPI, art. 1.01; ann. D, art. III(r)).

[77]                          L’adjudicateur en chef est également chargé de superviser l’administration du PÉI. Il est nommé par le Comité de surveillance du PÉI et sa nomination est approuvée par ordonnance judiciaire. Une liste détaillée des fonctions de l’adjudicateur en chef figure à l’art. III(s) de l’ann. D. Parmi ces fonctions, mentionnons celles d’assister dans la sélection des adjudicateurs, d’assurer la cohérence entre les décisions rendues dans le cadre du PÉI par la mise en œuvre de programmes de formation et de mesures administratives, et de préparer et soumettre pour examen au Comité de surveillance du PÉI des instructions pour faciliter l’application des dispositions du PÉI (art. III(s)). L’adjudicateur en chef possède de vastes pouvoirs discrétionnaires et une [traduction] « expertise relative » sous le régime du PÉI en plus d’être encadré et guidé par le Comité de surveillance du PÉI (Schachter, par. 54 et 78; Décision relative aux demandes de directives regroupées, par. 19; N.N., par. 81).

(6)           Le PÉI : des statistiques récentes

[78]                          En date du 31 octobre 2018, 26 669 audiences avaient été tenues dans le cadre du PÉI, ce qui correspond à 99,95 p. 100 de toutes les audiences prévues. De plus, des quelque 38 000 demandes déposées, 99 p. 100 d’entre elles avaient été réglées. Cent quatre‑vingt‑dix‑neuf (199) demandes étaient toujours en cours de traitement, dont 36 avaient une date d’audience fixée à une date ultérieure et une dont la date était à fixer, 34 dont on s’attendait à ce qu’elles puissent être réglées par d’autres mécanismes et 128 étaient en attente d’une décision. Plus de 3,1 milliards de dollars avaient été versés aux demandeurs ayant obtenu gain de cause et près de 90 p. 100 des demandes présentées dans le cadre du PÉI et ayant fait l’objet d’une audience ou d’un règlement s’étaient soldées par le versement d’une indemnité au demandeur (Secrétariat d’adjudication des pensionnats indiens, Statistiques du Processus d’évaluation indépendant (PEI) (en ligne)).

(7)           Le rôle des tribunaux de supervision

[79]                          En décembre 2006, des tribunaux de neuf provinces et territoires ont simultanément rendu des motifs autorisant un seul recours collectif national découlant du régime des pensionnats indiens et approuvant la CRRPI à titre de règlement proposé. Les juges des cours supérieures provinciales et territoriales qui ont certifié le recours collectif ont été désignés comme juges superviseurs. En 2007, des ordonnances d’approbation et de mise en œuvre ont été rendues par chacun de ces neuf tribunaux de supervision pour donner effet au règlement (d.a., vol. I, p. 85‑97 (« ordonnance d’approbation du juge Schulman »); d.a., vol. I, p. 98‑107 (« ordonnance de mise en œuvre du juge Schulman »)). Les ordonnances d’approbation incorporent par renvoi les modalités de la CRRPI et prévoient que les lois provinciales et territoriales applicables en matière de recours collectifs s’appliquent à la supervision, à l’application et à la mise en œuvre de la CRRPI. Elles précisent également que les tribunaux supervisent la mise en œuvre de la CRRPI et qu’ils peuvent [traduction] « rendre les ordonnances nécessaires à la mise en œuvre et à l’application des modalités de la Convention et du présent jugement » (ordonnance d’approbation du juge Schulman, par. 13). Les ordonnances de mise en œuvre comprennent le Protocole des tribunaux régissant l’administration de l’entente, aux termes duquel une demande de directives peut être soumise au tribunal de supervision quant à la mise en œuvre, l’administration ou la modification de la CRRPI et la mise en œuvre des ordonnances (ordonnance de mise en œuvre du juge Schulman, ann. A).

[80]                          Comme la Cour l’a indiqué dans la Décision de la CSC sur les documents, les vastes pouvoirs dont sont investis les juges superviseurs sont à la fois des pouvoirs administratifs et des pouvoirs de supervision, et ces pouvoirs trouvent appui dans la législation sur les recours collectifs, qui confère aux tribunaux « un vaste pouvoir discrétionnaire [. . .] leur permett[ant], au besoin, de rendre des ordonnances et d’imposer des conditions afin de parvenir à un règlement juste et expéditif des recours collectifs » (par. 31‑32).

B.            Les faits

[81]                          Les faits à l’origine de la demande de J.W. ne sont pas contestés. En 2014, J.W. a présenté une demande d’indemnisation dans le cadre du PÉI en alléguant qu’alors qu’il fréquentait un PI, une religieuse avait touché ses organes génitaux par‑dessus ses vêtements pendant qu’il attendait en file pour la douche. Selon lui, les actes de la religieuse entraient dans la catégorie SL1.4 du PÉI, qui prévoit le versement d’une indemnité pour les préjudices subis à la suite de :

Tout contact physique avec un élève, avec ou sans objet, par un employé ou un autre adulte autorisé à être présent sur les lieux, qui excède les normes généralement reconnues de contact physique parental et viole l’intégrité sexuelle de l’étudiant.

(ann. D, art. II)

III.        Adjudication dans le cadre du PÉI et historique des procédures judiciaires

A.           Décision de l’adjudicatrice d’audition

[82]                          La demande de J.W. a été entendue le 26 mai 2014. L’adjudicatrice d’audition a rendu sa décision le 7 avril 2015. Bien qu’elle ait accepté le témoignage de J.W. et estimé que les faits allégués s’étaient produits tels que J.W. les avait relatés, elle a refusé la demande au motif qu’elle n’était pas convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que la religieuse avait commis l’acte reproché à des [traduction] « fins d’ordre sexuel » (d.a., vol. I, p. 4). Elle a conclu, en se fondant sur l’arrêt R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, que les adjudicateurs du PÉI « doivent être convaincus, s’agissant de toute allégation d’agression sexuelle, que les actes reprochés ont été commis à des fins d’ordre sexuel » (ibid.). Dans l’affaire Chase, qui mettait en cause un individu accusé d’avoir saisi les seins d’une jeune fille, la Cour a énoncé les facteurs suivants permettant de juger si les actes reprochés comportaient la nature sexuelle requise :

L’agression sexuelle est une agression [. . .] qui est commise dans des circonstances de nature sexuelle, de manière à porter atteinte à l’intégrité sexuelle de la victime. Le critère qui doit être appliqué pour déterminer si la conduite reprochée comporte la nature sexuelle requise est objectif : « Compte tenu de toutes les circonstances, une personne raisonnable peut‑elle percevoir le contexte sexuel ou charnel de l’agression? » La partie du corps qui est touchée, la nature du contact, la situation dans laquelle cela s’est produit, les paroles et les gestes qui ont accompagné l’acte, et toutes les autres circonstances entourant la conduite, y compris les menaces avec ou sans emploi de la force, constituent des éléments pertinents. [Je souligne; p. 293‑294.]

[83]                          Pour appliquer l’arrêt Chase, l’adjudicatrice d’audition a reconnu que le pénis était un organe sexuel, mais a ajouté qu’elle n’était pas convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l’on pouvait associer des fins d’ordre sexuel aux agissements de la religieuse, compte tenu du contexte dans lequel les attouchements avaient eu lieu et de l’incapacité de J.W. de citer des éléments de preuve ou des circonstances permettant de conclure à la présence de telles fins (d.a., vol. I, p. 4‑5). En fin de compte, elle a interprété les fins d’ordre sexuel comme étant une des [traduction] « exigences techniques » de la catégorie SL1.4 et a conclu que J.W. ne s’était pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait à cet égard (p. 5).

B.            Décision de l’adjudicateur de révision

[84]                          Les appelants ont demandé la révision de la décision de l’adjudicatrice d’audition. Dans une décision datée du 5 juillet 2015, l’adjudicateur de révision a conclu que l’adjudicatrice d’audition n’avait pas mal appliqué le PÉI en obligeant J.W. à prouver les fins d’ordre sexuel. L’adjudicateur de révision a par conséquent conclu que la décision appartenait aux issues raisonnables (d.a., vol. I, p. 11). Dans son analyse, l’adjudicateur de révision se proposait d’appliquer la décision rendue par l’ancien adjudicateur en chef Ish à l’égard d’une demande similaire présentée dans le cadre du PÉI (que j’appellerai la décision « B ») et qui est considérée comme une décision de principe s’agissant du PÉI (transcription, p. 74, 76 et 82). En appliquant cette décision, l’adjudicateur de révision a déclaré ce qui suit : [traduction] « . . . l’ancien adjudicateur en chef a déclaré que ces deux catégories de sévices visées à la catégorie SL1 commandent une analyse objective de leurs conséquences sur la victime [. . .] et une analyse objective de l’intention de l’auteur de l’acte de commettre une agression sexuelle » (d.a., vol. I, p. 9 (souligné dans l’original)). Abordant la demande sous cet angle, l’adjudicateur de révision a conclu que l’adjudicatrice d’audition avait correctement appliqué les facteurs de l’arrêt Chase et qu’elle n’avait pas mal appliqué le régime du PÉI lorsqu’elle a évalué la présence ou l’absence de motivation sexuelle chez l’auteure de l’acte (p. 10).

C.            Décision de l’adjudicatrice de deuxième révision

[85]                          Les appelants ont demandé la révision de la décision de l’adjudicateur de révision. Le 22 novembre 2015, l’adjudicatrice de deuxième révision a confirmé la décision de révision en concluant que l’adjudicateur de révision avait effectué sa révision correctement et n’avait pas mal appliqué le régime du PÉI (d.a., vol. I, p. 18). Elle a conclu que l’adjudicateur de révision avait bien examiné la question de savoir s’il fallait tenir compte des fins d’ordre sexuel lors de l’examen des demandes présentées au titre de la catégorie SL1.4 : [traduction] « [l’]adjudicateur de révision a fait observer à juste titre que l’ancien adjudicateur en chef Ish avait conclu que la première et la quatrième catégories de sévices prévus à la catégorie SL1 commandaient une analyse objective des conséquences des attouchements sur la victime, ainsi qu’une analyse objective de l’intention de l’auteur de l’acte » (p. 16 (note en bas de page omise)). Ultimement, l’adjudicatrice de deuxième révision n’a relevé aucune erreur dans la façon dont l’adjudicateur de révision avait appliqué le régime du PÉI, estimant qu’il avait effectué « une révision approfondie et réfléchie » de la décision de l’adjudicatrice d’audition (p. 18).

D.           Cour du Banc de la Reine du Manitoba (le juge Edmond), 2016 MBQB 159, [2016] 4 C.N.L.R. 23

[86]                          Les appelants ont par la suite déposé une demande de directives devant le tribunal de supervision du Manitoba en vertu du Protocole des tribunaux régissant l’administration de l’entente de la CRRPI, en faisant valoir que [traduction] « J.W. s’est vu refuser à tort une indemnité dans le cadre du PÉI par suite du défaut des adjudicateurs du PÉI d’appliquer les dispositions de la [CRRPI] » (d.a., vol. II, p. 2).

[87]                          Saisi de la demande de directives des appelants, le juge Edmond, le juge superviseur du Manitoba, a fait observer qu’il tirait ses pouvoirs de supervision continue à l’égard des décisions d’adjudication rendues dans le cadre du PÉI des sources suivantes : (1) la compétence inhérente d’une cour supérieure; (2) la législation manitobaine sur les recours collectifs; (3) l’ordonnance d’approbation et l’ordonnance de mise en œuvre prononcées par la Cour du Banc de la Reine du Manitoba en mars 2007; (4) les modalités expresses de la CRRPI (motifs de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, par. 25). Le juge Edmond a également accepté que les principes énoncés par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Schachter constituaient le point de départ lorsqu’il s’agit d’analyser la compétence des tribunaux en matière de contrôle des décisions des adjudicateurs de deuxième révision dans le cadre du PÉI.

[88]                          Après avoir examiné l’arrêt Schachter et la jurisprudence ultérieure relative à l’étendue des pouvoirs de contrôle conférés aux tribunaux de supervision, le juge Edmond a conclu que les adjudicateurs du PÉI [traduction] « ont l’obligation d’appliquer les modalités de la CRRPI et que, pour ce faire, il ne leur est pas loisible d’appliquer une interprétation déraisonnable des modalités de la CRRPI pour décider si une demande ouvrant droit à indemnisation a été présentée » (par. 33). Le juge Edmond s’est penché sur les décisions Fontaine et al c. Canada (Attorney General) et al, 2014 MBQB 200, 311 Man. R. (2d) 17, Fontaine c. Canada (Attorney General), 2015 ABQB 225, [2015] 4 C.N.L.R. 69, et Fontaine c. Canada (Attorney General), 2016 ONSC 4326, [2016] 4 C.N.L.R. 40 (« PI de Spanish, C.S. »), et il est arrivé à la conclusion suivante en ce qui concerne sa compétence en matière de contrôle des décisions rendues dans le cadre du PÉI (par. 35) :

[traduction] . . . j’ai le pouvoir de réviser la décision rendue par l’adjudicatrice de deuxième révision pour décider si elle a omis d’appliquer les modalités de la CRRPI et, plus précisément, les Règles d’indemnisation du PÉI. Je reconnais qu’il s’agit d’une forme limitée d’examen judiciaire, réservé aux cas exceptionnels, et que je dois m’assurer de ne pas réécrire la CRRPI en accordant effectivement aux demandeurs un droit d’appel et/ou de révision qu’ils n’ont pas négocié.

[89]                          Le juge Edmond a énoncé la norme de contrôle applicable dans le cas d’une demande de directives concernant une décision rendue dans le cadre du PÉI en précisant qu’elle consistait à [traduction] « s’assurer que l’adjudicatrice de deuxième révision n’a pas adopté une interprétation légale qui est si déraisonnable qu’elle équivaut au défaut d’appliquer correctement le PÉI aux faits d’une affaire donnée » (par. 40). Pour appliquer ce critère, le juge Edmond a conclu qu’en l’espèce, « dans sa constatation des faits, l’adjudicatrice a omis d’appliquer les modalités de la CRRPI et celles du PÉI » et que, par la suite, « ce problème n’a pas été corrigé lors de la révision ou de la deuxième révision » (par. 42). À son avis, l’interprétation par l’adjudicatrice d’audition de la disposition de la CRRPI portant sur les sévices sexuels indemnisables était « fondamentalement incompatible » avec le libellé clair de cette disposition, ainsi qu’avec la jurisprudence générale du droit pénal concernant l’agression sexuelle, et l’adjudicateur de révision ainsi que l’adjudicatrice de deuxième révision avaient commis une erreur en confirmant cette interprétation. Le juge Edmond a par conséquent conclu que l’interprétation retenue n’était « tout simplement pas raisonnable », et ce, pour trois motifs (par. 44). D’abord, l’adjudicatrice d’audition avait remplacé les mots « tout contact physique » à la catégorie SL1.4 par les mots « contact sexuel », ce qui ne correspondait pas à une formulation raisonnable du test applicable (par. 45). Ensuite, l’adjudicatrice d’audition avait ajouté une exigence selon laquelle l’auteure de l’acte devait avoir agi à des fins d’ordre sexuel, ce qui va à l’encontre du libellé clair de la catégorie SL1.4 (par. 46). Enfin, elle avait mal interprété l’arrêt Chase en estimant qu’il exigeait que des fins d’ordre sexuel soient établies pour qu’une agression sexuelle soit prouvée (par. 47).

[90]                          Par conséquent, le juge Edmond a ordonné que la demande de J.W. soit renvoyée à un adjudicateur de premier palier du PÉI pour être examinée de nouveau.

E.            Décision de l’adjudicatrice de réexamen

[91]                          Le 30 septembre 2016, l’adjudicatrice de réexamen a tranché en faveur de J.W. (d.a., vol. II, p. 143‑161). Pour évaluer la demande de J.W., elle s’est fondée sur la décision rendue par l’adjudicatrice Ross dans le dossier no T‑12783, une demande qui portait sur des faits similaires. Elle a déclaré ce qui suit au par. 46 :

[traduction] . . . [L’adjudicatrice Ross] a souligné à juste titre que, dans l’arrêt Chase, la Cour avait conclu que le test applicable était un test objectif qui tient compte de l’intention générale. Autrement dit, bien que l’on puisse tenir compte de la gratification sexuelle que retire l’auteur de l’acte, ni l’intention charnelle ni la gratification sexuelle ne sont des critères essentiels pour prouver l’agression sexuelle. . .

[92]                          L’adjudicatrice de réexamen a également mentionné la décision « B » de l’adjudicateur en chef Ish, décision dont il a été question précédemment, notamment sa conclusion portant que [traduction] « les catégories relatives aux attouchements et à l’atteinte à l’intégrité sexuelle prévues à la catégorie SL1 sont mesurées de façon objective et ne peuvent reposer sur les perceptions subjectives du demandeur ou les intentions subjectives de l’auteur de l’acte » (d.a., vol. II, p. 153, note 12). Après avoir examiné les facteurs de l’arrêt Chase et l’analyse de l’adjudicatrice Ross dans le dossier no T‑12783 (y compris le fait pour cette dernière de s’être appuyée sur la décision de l’adjudicateur en chef Ish), l’adjudicatrice de réexamen a conclu que J.W. avait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait été satisfait aux exigences énoncées à la catégorie SL1.4, et elle lui a accordé une indemnité de 12 720 $ (p. 161).

[93]                          Avant que la décision de réexamen ne soit mise en œuvre, le procureur général du Canada (« procureur général ») a porté en appel la décision du juge superviseur devant la Cour d’appel du Manitoba et a obtenu du juge superviseur une ordonnance sursoyant à l’exécution de l’ordonnance initiale renvoyant la demande de J.W. pour réexamen (d.a., vol. II, p. 162).

F.             Cour d’appel du Manitoba (les juges Monnin, Beard et leMaistre), 2017 MBCA 54, 413 D.L.R. (4th) 521

[94]                          La Cour d’appel du Manitoba a accueilli à l’unanimité l’appel interjeté par le procureur général, au motif que le juge superviseur avait outrepassé la compétence que lui conférait la CRRPI. La juge Beard a tout d’abord fait observer que la compétence du juge superviseur à l’égard de la demande de directives de J.W. était une question de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (par. 24). Elle a fait sienne la démarche suivie dans l’arrêt Schachter et confirmé qu’il n’existait aucun droit d’appel ou de contrôle judiciaire des décisions rendues dans le cadre du PÉI. Selon elle, il ne serait possible d’exercer un recours judiciaire sous le régime du PÉI que dans des [traduction] « circonstances très exceptionnelles » (par. 36‑37). Elle a souligné la distinction qu’il convenait d’établir entre, d’une part, le défaut d’appliquer les modalités de la CRRPI ou des ordonnances de mise en œuvre et, d’autre part, l’interprétation ou l’application incorrecte ou déraisonnable de ces modalités (par. 42). Seul le défaut d’appliquer relèverait des « circonstances très limitées dans lesquelles une partie pourrait avoir recours aux tribunaux » (ibid.).

[95]                          La juge Beard a ensuite conclu que les juges superviseurs n’ont pas le droit d’assumer le rôle d’adjudicateur de révision (par. 43). Le simple fait de ne pas être d’accord avec la décision d’un adjudicateur ne signifie pas que ce dernier a omis de mettre en œuvre la CRRPI ou d’appliquer le régime du PÉI. Les juges ne peuvent donc pas intervenir à ce titre. Ce raisonnement s’applique, peu importe que le désaccord porte sur les conclusions de fait tirées par l’adjudicateur, son interprétation des modalités du PÉI ou son application des modalités aux faits (ibid.). Dans l’ensemble, la juge Beard a souscrit à la thèse du procureur général suivant laquelle la CRRPI est un « code complet limitant l’accès aux tribunaux » qui ne prévoit aucun droit d’appel ou de contrôle judiciaire relativement aux décisions rendues par les adjudicateurs de deuxième révision (par. 48).

[96]                          Appliquant ces principes à la demande de J.W., la juge Beard a conclu que le juge superviseur avait, en l’espèce, commis une erreur en modifiant l’étendue de la compétence du tribunal énoncée dans l’arrêt Schachter lorsqu’il a conclu qu’il avait compétence pour examiner la question de savoir si l’adjudicatrice d’audition avait commis une erreur dans son interprétation des modalités du PÉI. Même si l’adjudicateur ne peut refuser ou omettre d’appliquer les modalités de la CRRPI, il a le droit de les interpréter, et cela relève de ses fonctions décisionnelles. L’interprétation de ces modalités, « même si elle est déraisonnable, ne constitue pas un défaut de tenir compte de la CRRPI et du régime du PÉI selon les paramètres de la compétence établis dans l’arrêt [Schachter] » (par. 51). Le juge superviseur avait commis une erreur en exerçant la même fonction que celle qui l’aurait été dans un appel de la décision prise dans le cadre du PÉI et en se concentrant sur l’interprétation que l’adjudicatrice avait faite du PÉI, au lieu de se demander si l’adjudicatrice avait examiné les bonnes modalités du PÉI (par. 52‑53). Son interprétation de la compétence des tribunaux de supervision donnerait ouverture à une intervention judiciaire dans une foule de situations, plutôt que dans des cas limités ou exceptionnels. En outre, une telle approche irait à l’encontre de l’objectif de la CRRPI consistant à veiller au règlement rapide des différends (par. 62).

[97]                          La juge Beard a conclu que la compétence du juge superviseur se limitait à juger si l’adjudicatrice d’audition avait mis en œuvre les dispositions du PÉI en s’en tenant strictement à la question de savoir si elle s’était penchée sur les bonnes modalités. Dès lors qu’il avait conclu que l’adjudicatrice d’audition avait examiné la catégorie SL1.4, le juge Edmond n’avait plus compétence et il aurait dû rejeter la demande de directives (par. 72). Par conséquent, l’ordonnance du juge Edmond a été annulée et la décision de l’adjudicatrice de deuxième révision a été rétablie (d.a., vol. I, p. 83).

IV.        Questions en litige

[98]                          Bien que les appelants aient soulevé plusieurs questions interreliées, le présent pourvoi se résume essentiellement aux deux questions suivantes :

1.                  Les décisions rendues par les adjudicateurs dans le cadre du PÉI   sont‑elles susceptibles de contrôle judiciaire?

2.                  Dans la négative, quelle est l’étendue des recours judiciaires que peuvent exercer les parties qui cherchent à faire intervenir les tribunaux de supervision à l’égard des décisions rendues dans le cadre du PÉI?

V.           Analyse

[99]                          Pour dissiper toute équivoque, je tiens à insister sur la distinction qui existe entre la possibilité de se pourvoir en contrôle judiciaire selon les principes du droit administratif et celle d’exercer un recours judiciaire trouvant sa source dans le pouvoir de supervision continue des tribunaux en ce qui concerne la mise en œuvre et l’administration de la CRRPI.

A.           La possibilité de se pourvoir en contrôle judiciaire

[100]                      Les appelants affirment que la possibilité de demander le contrôle judiciaire des décisions rendues dans le cadre du PÉI tire sa source dans les ordonnances judiciaires approuvant la CRRPI, dans la législation sur les recours collectifs applicable à la CRRPI, ainsi que dans la compétence inhérente des cours supérieures. À mon avis, faire valoir cet argument, c’est se méprendre quant à la nature du contrôle judiciaire. Je suis par conséquent d’accord avec les intimés, le procureur général et l’adjudicateur en chef, pour dire que le contrôle judiciaire suivant une analyse fondée sur le droit administratif n’est pas applicable aux décisions rendues dans le cadre du PÉI.

[101]                      Le contrôle judiciaire permet aux cours de justice « de s’assurer que les pouvoirs légaux sont exercés dans les limites fixées par le législateur » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 28). La Cour a récemment énoncé les facteurs à appliquer pour déterminer les cas d’ouverture au contrôle judiciaire dans l’arrêt Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c. Wall, 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750. Comme le contrôle judiciaire a pour objet d’assurer la légalité des décisions prises par l’État, ce recours n’est possible que « lorsqu’un pouvoir étatique a été exercé et que l’exercice de ce pouvoir présente une nature suffisamment publique » (par. 14).

[102]                      Les appelants affirment que le PÉI tire son origine de la législation — en l’occurrence la législation provinciale relative aux recours collectifs —, d’une entente et d’ordonnances judiciaires (m.a., par. 33‑35). En toute déférence, je ne partage pas leur avis. Comme l’a statué la Cour dans la Décision de la CSC sur les documents, la CRRPI est, à la base, un contrat (par. 35). La CRRPI n’a pas été créée par une mesure quelconque prise par le pouvoir exécutif ou par le pouvoir législatif; elle constitue plutôt un règlement contractuel portant sur des réclamations de droit privé fondées sur la responsabilité délictuelle auquel des tribunaux ont donné effet au moyen d’ordonnances judiciaires. Les adjudicateurs du PÉI exercent des pouvoirs qui leur sont conférés par contrat et ils n’ont aucun pouvoir d’origine législative. Leur nomination et leurs fonctions sont fixées par les parties au contrat et ils appliquent les Règles d’indemnisation convenues par les parties. Les pouvoirs de l’adjudicateur en chef découlent de la Convention intervenue entre les parties, et il n’exerce pas de pouvoir décisionnel conféré par une loi ou de pouvoir conféré par l’exécutif. Les rôles distincts que jouent les tribunaux et les adjudicateurs du PÉI sous le régime de la CRRPI ne sont pas établis en fonction du partage des pouvoirs législatif, ou exécutif, et judiciaire, mais dépendent de la volonté des parties (m.i. (adjudicateur en chef), par. 53, 60 et 62).

[103]                      Les appelants font fausse route lorsqu’ils laissent entendre que le pouvoir de supervision des tribunaux oblige ceux‑ci à s’assurer que les membres du groupe reçoivent les avantages prévus par la CRRPI et que cette obligation donne aux tribunaux le droit de procéder au contrôle judiciaire des décisions rendues dans le cadre du PÉI (m.a., par. 41‑44). Cet argument constitue une interprétation erronée des avantages que les parties souhaitaient que la CRRPI leur confère. Ce que la CRRPI et les ordonnances de mise en œuvre promettent aux différents demandeurs, c’est [traduction] « un droit contractuel de faire juger leurs réclamations indemnisables sous le régime du PÉI, qui a été négocié » (N.N., par. 83). Le pouvoir général de supervision des tribunaux permet à ceux‑ci de veiller au respect de cet engagement contractuel, mais les adjudicateurs du PÉI ne sont pas pour autant des représentants de l’État (m.i. (adjudicateur en chef), par. 65; m.i. (procureur général), par. 86).

[104]                      Comme l’adjudicateur en chef le souligne dans ses observations écrites, cette analyse ne change pas simplement parce que le Canada est l’une des parties à la CRRPI. Si la participation du Canada à titre de partie contractante suffisait pour donner ouverture au contrôle judiciaire, toute décision arbitrale mettant en cause le Canada serait également susceptible de contrôle judiciaire. La possibilité de se pourvoir en contrôle judiciaire dépend de la source du pouvoir du décideur et non de l’identité des parties (m.i. (adjudicateur en chef), par. 61). Dans le cas qui nous occupe, le pouvoir des adjudicateurs du PÉI leur est conféré par les parties à la CRRPI et non par une loi ou l’exercice de pouvoirs de prérogative.

[105]                      De plus, le fait que le contrat ait été approuvé au moyen d’une ordonnance judiciaire ne fait pas de l’application de ce règlement privé un acte public. Ce règlement est plutôt le fruit de négociations longues et complexes menées entre des parties privées et, comme la Cour d’appel du Manitoba l’a fait observer en l’espèce, ce règlement englobe [traduction] « une indemnisation globale que les tribunaux n’ont pas la compétence de créer » (motifs de la C.A. du Man., par. 60). De plus, et contrairement à ce que prétendent les appelants, le fait que les tribunaux aient le pouvoir de superviser la mise en œuvre de la CRRPI en vertu de la législation sur les recours collectifs n’a rien à avoir avec la possibilité de se pourvoir en contrôle judiciaire. Le facteur déterminant n’est pas la source du pouvoir du tribunal, mais bien la source du pouvoir des adjudicateurs dont les décisions sont en cause (m.i. (adjudicateur en chef), par. 63).

[106]                      Cette conclusion est conforme à l’arrêt Schachter de la Cour d’appel de l’Ontario. Dans cet arrêt, le juge Rouleau a déclaré ce qui suit sur la question de savoir s’il était possible de faire contrôler par les tribunaux la décision rendue par l’adjudicateur en chef saisi d’une demande de révision d’honoraires :

         [traduction] Le juge administratif a également conclu à juste titre qu’il n’existait pas de droit de se pourvoir en contrôle judiciaire contre la décision rendue par l’adjudicateur en chef au sujet de la révision des honoraires. La compétence du tribunal pour rendre un jugement déclaratoire en vertu de la disp. 2(1)2 de la Loi sur la procédure de révision judiciaire, L.R.O. 1990, c. J.1 (« LPRJ »), ne porte que sur « l’exercice réel, projeté ou prétendu d’une compétence légale ou [sur le] refus de l’exercer ». Comme le juge administratif l’a expliqué, l’adjudicateur en chef n’exerce pas un pouvoir décisionnel conféré par une loi, mais rend plutôt sa décision d’appel en matière de révision des honoraires en vertu du pouvoir que lui confèrent les ordonnances de mise en œuvre approuvées par les cours supérieures provinciales et territoriales compétentes.

       Par ailleurs, l’appelante soutient que le bureau de l’adjudicateur en chef est un organisme public quasi judiciaire susceptible de contrôle judiciaire par voie de demande présentée en vue d’obtenir une ordonnance de la nature d’un mandamus ou d’un certiorari au titre de la disp. 2(1)2 de la LPRJ. Je ne suis pas de cet avis. Le recours au contrôle judiciaire n’est pas possible relativement à l’exercice du pouvoir d’un organisme créé par voie judiciaire à qui ont été confiées certaines fonctions précisées par la CRRPI et par les ordonnances de mise en œuvre. Le bureau de l’adjudicateur en chef a été créé par une ordonnance judiciaire approuvant les modalités négociées du règlement des recours collectifs. Ce bureau exerce ses pouvoirs à l’égard des membres du groupe qui ont choisi de faire valoir leurs réclamations dans le cadre du PÉI et de leurs avocats. Les modalités de la CRRPI et des ordonnances de mise en œuvre établissent le processus de révision des décisions des adjudicateurs du PÉI. Il n’est possible de s’adresser aux tribunaux que dans la mesure prévue par la CRRPI ou par les ordonnances de mise en œuvre. [Je souligne; par. 51‑52.]

[107]                      Les tribunaux de supervision et les juridictions d’appel ont suivi ce raisonnement pour confirmer que les décisions des adjudicateurs du PÉI n’étaient pas susceptibles de contrôle judiciaire (voir m.i. (adjudicateur en chef), par. 56, pour une liste de plus d’une vingtaine de décisions). La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a confirmé très récemment ce principe dans l’arrêt N.N. (par. 214). En l’espèce, le juge superviseur (par. 28) et la Cour d’appel du Manitoba (par. 48) ont tous les deux conclu à bon droit que J.W. ne pouvait se pourvoir en contrôle judiciaire.

[108]                      Comme le contrôle judiciaire a pour objet d’assurer la légalité des décisions prises par l’État (Highwood Congregation, par. 13) et comme les pouvoirs des adjudicateurs du PÉI ne leur sont pas conférés par l’État mais qu’ils trouvent plutôt leur source dans un contrat, il n’est donc pas possible de faire contrôler par les tribunaux les décisions rendues dans le cadre du PÉI.

B.            La possibilité d’exercer un recours judiciaire

[109]                      Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la question de la possibilité d’exercer un recours judiciaire est celle de la décision correcte. J’abonde dans leur sens.

[110]                      La question en litige porte sur la compétence du juge superviseur pour instruire et trancher une demande de directives. Pour conclure que la norme de la décision correcte s’appliquait, la juge Beard a comparé la CRRPI à un contrat type. Ainsi, même si un demandeur pouvait se retirer du régime du PÉI et faire trancher sa réclamation par les tribunaux, il demeurait tenu par les modalités de la CRRPI et ne pouvait négocier un règlement différent s’il n’avait pas exercé son droit de retrait dans le délai prescrit (motifs de la C.A. du Man., par. 22). La juge Beard a correctement appliqué l’arrêt rendu par la présente Cour dans l’affaire Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23. Dans cet arrêt, le juge Wagner (maintenant juge en chef) a conclu qu’en matière d’interprétation des contrats types, les cours d’appel sont chargées « [d’]assurer la cohérence du droit » (voir également Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, par. 51). Lorsque l’interprétation d’un contrat type par une cour a une valeur de précédent qui ne se limite pas aux parties au différend, cette interprétation commande l’application de la norme de la décision correcte (Ledcor, par. 39). Voici ce que le juge Wagner a conclu (par. 46) :

. . . Lorsque, comme en l’espèce, l’appel porte sur l’interprétation d’un contrat type, que l’interprétation en litige a valeur de précédent et que l’exercice d’interprétation ne repose sur aucun fondement factuel significatif qui est propre aux parties concernées, il est plus juste de dire que cette interprétation constitue une question de droit assujettie à un contrôle selon la norme de la décision correcte.

[111]                      La question de la compétence des tribunaux de supervision pour évaluer les décisions rendues dans le cadre du PÉI aura valeur de précédent, et ce, pour bien plus que l’espèce, parce qu’elle concerne toutes les demandes visées par le PÉI. De plus, la juge Beard a conclu à bon droit qu’il n’y avait pas de fondement factuel significatif qui est propre à la demande de J.W. qui faciliterait l’interprétation de la CRRPI en vue de déterminer la compétence des tribunaux de supervision (motifs de la C.A. du Man., par. 23). S’il est vrai que la question s’est posée au cours du traitement et de la révision de la demande de J.W., les faits de la demande n’ont aucune incidence sur cette question.

[112]                      Il y a lieu d’établir une distinction entre la présente affaire et la Décision de la CSC sur les documents, dans laquelle la Cour a conclu que la norme de contrôle applicable à l’interprétation de la CRRPI par un juge superviseur était celle de savoir si la décision faisant l’objet du contrôle était entachée d’une erreur manifeste et déterminante. Dans cette affaire, la norme de l’erreur manifeste et déterminante a été appliquée à l’interprétation que le juge superviseur avait faite de la CRRPI afin de juger si elle permettait la destruction des documents du PÉI et non pas à la question de la compétence du juge superviseur pour rendre l’ordonnance de destruction. Dans le cas qui nous occupe, la Cour n’est pas appelée à se pencher sur l’interprétation que le juge Edmond a faite du régime du PÉI et l’application de celui‑ci aux faits de la demande de J.W. Nous sommes plutôt appelés à décider si le juge Edmond avait compétence pour proposer sa propre interprétation de la CRRPI et la substituer à celle des adjudicateurs du PÉI. Pour cette raison, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

(1)           Les sources du pouvoir des tribunaux de supervision

[113]                      Même s’il est clair qu’elles ne peuvent se pourvoir en contrôle judiciaire à l’égard des décisions rendues dans le cadre du PÉI, les parties peuvent déposer une demande de directives auprès d’un tribunal de supervision pour faire trancher toute question relative à la mise en œuvre et à l’administration de la CRRPI. En effet, après avoir épuisé tous les mécanismes prévus par la CRRPI, certains groupes ou individus peuvent s’adresser aux tribunaux de supervision pour obtenir des directives au sujet de la mise en œuvre, de l’administration ou de la modification de la CRRPI. Ces demandes sont présentées conformément au Protocole des tribunaux régissant l’administration de l’entente, qui prévoit que toutes les questions nécessitant une ordonnance ou des directives doivent faire l’objet d’une demande de directives (d.a., vol. I, p. 93 et 96; m.i. (procureur général), par. 27‑28). La Cour est appelée à préciser la portée de la compétence des tribunaux de supervision lorsqu’ils répondent à une demande de directives découlant d’une décision dans le cadre du PÉI.

[114]                      La possibilité d’exercer un recours devant les tribunaux de supervision est énoncée dans la CRRPI, dans les ordonnances d’approbation et de mise en œuvre, ainsi que dans la législation provinciale sur les recours collectifs. Je me pencherai sur chacune de ces sources à tour de rôle.

[115]                      Bien qu’elle mette en place un processus complet à paliers multiples pour le règlement des demandes présentées dans le cadre du PÉI, la CRRPI prévoit le recours aux tribunaux de supervision dans certaines circonstances spécifiques. Comme je l’ai déjà indiqué, aucun de ces possibles recours judiciaires ne permet aux tribunaux d’intervenir dans les décisions rendues dans le cadre du PÉI, et la seule disposition du régime du PÉI qui puisse permettre au demandeur de s’adresser aux tribunaux — à savoir lorsque les pertes subies peuvent excéder l’indemnité maximale permise par le PÉI ou lorsque la preuve est trop complexe — offre une solution de rechange pour examiner les réclamations qui seraient autrement entendues par les adjudicateurs du PÉI. La CRRPI ne permet pas l’intervention des tribunaux dans les décisions rendues dans le cadre du PÉI (ann. D, art. III(b); voir, par exemple, Fontaine et al. c. Canada (Attorney General) et al., 2014 MBCA 93, 310 Man. R. (2d) 162).

[116]                      La compétence des tribunaux de supervision trouve également appui dans les ordonnances d’approbation et de mise en œuvre. Le paragraphe 13 de l’ordonnance d’approbation du juge Schulman pour le Manitoba4 prévoit ce qui suit :

     [traduction]

     LA COUR ORDONNE ET DÉCLARE que la Cour supervisera la mise en œuvre de la Convention et du présent jugement et, sans limiter la portée générale de ce qui précède, elle peut rendre les autres ordonnances nécessaires pour mettre en œuvre et exécuter les modalités de la Convention et le présent jugement. [Je souligne.]

(d.a., vol. I, p. 93)

Dans le même ordre d’idées, le par. 23 de l’ordonnance de mise en œuvre du juge Schulman énonce ce qui suit :

     [traduction]

LA COUR ORDONNE que la Cour supervisera la mise en œuvre de la Convention et de la présente ordonnance et, sans limiter la portée générale de ce qui précède, elle peut rendre les autres ordonnances et ordonnances accessoires nécessaires pour mettre en œuvre et exécuter les modalités de la Convention, ainsi que le jugement du 15 décembre 2006 et la présente ordonnance. [Je souligne.]

(d.a., vol. I, p. 104)

[117]                      Ces vastes pouvoirs de supervision conférés par les ordonnances en question contrastent nettement avec le recours limité aux tribunaux prévu par la CRRPI. Bien que la CRRPI prévoie quelques cas bien précis où il est possible de recourir aux tribunaux de supervision, les ordonnances définissent les pouvoirs des tribunaux en termes beaucoup plus généraux. Dans la Décision de la CSC sur les documents, la Cour a expliqué que les tribunaux de supervision jouaient un « rôle vital » dans la CRRPI du fait qu’ils exercent à la fois un pouvoir administratif et un pouvoir de supervision en vertu des ordonnances (par. 31).

[118]                      La dernière source de la compétence des tribunaux concernant la supervision de la mise en œuvre de la CRRPI est la législation provinciale sur les recours collectifs. L’article 12 de la Loi sur les recours collectifs du Manitoba, C.P.L.M., c. C130, est ainsi libellé :

     Le tribunal peut en tout temps rendre toute ordonnance qu’il estime indiquée concernant le déroulement du recours collectif afin de parvenir à une décision juste et rapide; à cette fin, il peut imposer à une ou à plusieurs parties les conditions qu’il estime indiquées.

[119]                      Cet article confère de vastes pouvoirs de supervision pour veiller à ce que le recours collectif se déroule de manière juste et efficace (Fontaine c. Canada (Attorney General), 2014 ONSC 283, [2014] 2 C.N.L.R. 86 (« Fontaine 283 »)). La Cour a fait observer que les vastes pouvoirs conférés aux tribunaux de supervision par les ordonnances d’approbation et de mise en œuvre trouvaient également appui dans la législation relative au recours collectifs, et que les tribunaux devaient disposer « d’un vaste pouvoir discrétionnaire » afin d’être en mesure de rendre les ordonnances qui s’imposent pour parvenir à un règlement juste et expéditif des recours collectifs (Décision de la CSC sur les documents, par. 32).

[120]                      Lorsque l’on examine la situation dans l’abstrait, il existe une tension apparente entre, d’une part, les cas peu nombreux où la CRRPI permet de recourir aux tribunaux et, d’autre part, la compétence plus vaste conférée aux tribunaux par les ordonnances d’approbation et de mise en œuvre et la législation sur les recours collectifs. Cependant, le contenu de cette vaste attribution de pouvoirs et la forme qu’elle prend dépendent des faits de chaque recours collectif. Dans le contexte de la supervision d’une convention de règlement, les modalités de la convention sont déterminantes. Bien qu’il ne soit pas loisible aux juges superviseurs d’approuver une convention qui leur retire tout pouvoir de supervision, leur pouvoir est limité et modulé par les modalités de la convention, dès lors que celle‑ci a été approuvée et déclarée juste, raisonnable et dans l'intérêt supérieur du groupe qu’elle vise.

[121]                      Ma collègue la juge Abella souligne que, dans le cas de la CRRPI, le processus de demande de directives constituait une condition à l’approbation du règlement, donnant ainsi à penser que les modalités de la Convention ne sont pas déterminantes, à elles seules, lorsque vient le temps d’établir la compétence d’un juge superviseur à l’égard d’une quelconque décision rendue dans le cadre du PÉI (motifs de la juge Abella, par. 17). Toutefois, il faut se rappeler les raisons ayant mené à ces conditions lorsqu’on en évalue l’incidence. Les préoccupations relatives à la CRRPI et au PÉI soulevées par le juge Winkler dans la décision par laquelle la CRRPI a été approuvée en Ontario, soit Baxter c. Canada (Attorney General) (2006), 83 O.R. (3d) 481 (C.S.J.), ne portent pas sur les modalités propres à l’adjudication, à la révision et au règlement des demandes, mais bien sur la question de l’indépendance quant à la surveillance de la Convention par l’exécutif et sur celle de l’allocation suffisante de ressources pour que les demandes soient réglées rapidement, comme promis aux membres du groupe, qui est vieillissant. Je soulignerais également les propos suivants du juge Winkler : [traduction] « les changements à la Convention exigés par la Cour ne sont ni importants ni substantiels si l’on tient compte de la portée et du niveau de complexité de la Convention » (Baxter, par. 85). Puisqu’aucune condition n’a été imposée ou recommandée en ce qui concerne précisément les mécanismes du processus de règlement des demandes, il convient d’interpréter ce processus comme ayant reçu l’approbation des tribunaux.

[122]                      Bien qu’il soit clair que les tribunaux conservent de vastes pouvoirs de supervision aux termes des ordonnances d’approbation et de mise en œuvre et de la législation sur les recours collectifs, il convient d’établir une distinction entre, d’une part, le fait de donner des directives quant à la mise en œuvre et l’administration de la CRRPI et, d’autre part, celui de réviser l’interprétation du régime du PÉI faite par les adjudicateurs. Comme je l’explique plus en détail plus loin, seules les directives quant à la mise en œuvre et l’administration de la CRRPI relèvent de la compétence des tribunaux.

(2)           Le recours judiciaire n’est possible que si l’adjudicateur a omis d’appliquer les modalités du PÉI

[123]                      Sur la question de la compétence des tribunaux de supervision pour examiner les erreurs d’interprétation du PÉI, je confirmerais l’approche suivie par la Cour d’appel du Manitoba. Les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux que lorsque l’adjudicateur du PÉI a omis d’appliquer les modalités de la CRRPI, car, en pareil cas, l’adjudicateur a omis de se conformer à la CRRPI et au régime du PÉI (motifs de la C.A. du Man., par. 51; Schachter, par. 53 et 57; Décision relative aux demandes de directives regroupées, par. 183). Bien que la décision de l’adjudicateur puisse faire l’objet d’un contrôle lorsque ce dernier a appliqué une modalité inapplicable ou a omis d’appliquer une modalité applicable, l’interprétation des modalités de la CRRPI relève carrément de leurs fonctions décisionnelles (ann. D, art. III(a)(v) et ann. X).

[124]                      Autrement dit, dès lors que l’on peut affirmer que l’adjudicateur a examiné la catégorie d’indemnisation invoquée par le demandeur, il a appliqué les modalités de la CRRPI. Comme les parties ont clairement exprimé leur volonté de conférer aux adjudicateurs du PÉI une compétence exclusive en matière d’interprétation des modalités de la CRRPI et du PÉI, nous devons accepter que l’interprétation que l’adjudicateur fait des modalités en question, même si elle est déraisonnable selon le tribunal, ne constitue pas un défaut d’appliquer ces modalités (motifs de la C.A. du Man., par. 51).

[125]                      La jurisprudence impose aux tribunaux de supervision chargés d’examiner les décisions rendues dans le cadre du PÉI un test rigoureux en ce qui concerne leur compétence. J’estime que les décisions suivantes sont révélatrices à cet égard.

[126]                      Dans l’affaire Schachter, la Cour d’appel de l’Ontario a entendu l’appel interjeté à l’égard de la décision rendue par un juge superviseur en réponse à une demande de directives concernant des modalités du PÉI et d’une ordonnance de mise en œuvre au sujet d’honoraires. Le juge Rouleau a déclaré que la CRRPI ne conférait ni un droit d’appel ni celui de demander le contrôle judiciaire des décisions rendues dans le cadre du PÉI (par. 50‑52). Il a expliqué ce qui suit au sujet du droit des parties d’obtenir des directives de la part des tribunaux de supervision :

     [traduction] . . . Les modalités de la CRRPI et des ordonnances de mise en œuvre établissent le processus de révision des décisions des adjudicateurs du PÉI. Il n’est possible d’exercer un recours judiciaire que lorsque la CRRPI ou l’ordonnance de mise en œuvre le prévoit.

      J’en viens maintenant à la question de savoir s’il existe d’autres mécanismes que celui de l’appel ou du contrôle judiciaire pour réviser les décisions de l’adjudicateur en chef. Le juge administratif a confirmé à juste titre que les adjudicateurs du PÉI « ne peuvent ignorer » les modalités des ordonnances de mise en œuvre et qu’« ils sont toujours tenus d’appliquer les facteurs requis » lorsqu’ils révisent les honoraires en première instance. Dans le cas peu probable où la décision finale de l’adjudicateur en chef révèle qu’il n’a pas tenu compte des modalités de la CRRPI et des ordonnances de mise en œuvre, et notamment des facteurs énoncés au par. 18 des ordonnances de mise en œuvre, les parties à la CRRPI voulaient selon moi qu’il y ait un recours judiciaire. Cela dit, je tiens à souligner que je souscris aux propos exprimés par le juge administratif, au par. 22 de ses motifs, suivant lesquels « il n’y a pas de droit implicite de faire appel de chaque décision prise dans le cadre du processus d’administration ou d’évaluation des demandes à titre d’aspect accessoire du rôle de surveillance du tribunal ». Comme je vais l’expliquer plus loin, le droit d’exercer un recours judiciaire ne peut être exercé que dans des circonstances très exceptionnelles.

      Les parties souhaitaient que la mise en œuvre de la CRRPI soit rapide et qu’elle ne s’embourbe pas dans des querelles et des délais procéduraux. Comme l’adjudicateur en chef l’a fait observer, il existe déjà de nombreux mécanismes qui visent à établir un certain équilibre et à s’assurer que le processus est administré équitablement et en conformité avec les modalités de la CRRPI. L’adjudicateur en chef jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire aux termes de la CRRPI. [Je souligne; par. 52‑54.]

[127]                      Parmi les « circonstances très limitées » dans lesquelles il est possible d’exercer un recours judiciaire, mentionnons les situations où l’adjudicateur en chef confirme la décision d’un adjudicateur qu’il considère comme juste et raisonnable, même si l’adjudicateur en question a omis d’appliquer les facteurs appropriés prévus par la CRRPI pour rendre sa décision (par. 57, 66 et 78). Cette approche se veut une tentative de concilier les « objectifs divergents » de la CRRPI et du PÉI :

     [traduction] Avant de passer à un autre sujet, je tiens à signaler que je suis d’accord avec l’adjudicateur en chef pour dire que le fait de permettre à une partie de demander des directives lorsqu’on reproche à l’adjudicateur en chef d’avoir rendu une décision qui révèle qu’il a omis d’appliquer les modalités des ordonnances de mise en œuvre soulève des questions en ce qui concerne le caractère définitif et l’efficacité de ses décisions et qu’il y a un risque de surcharger les juges administratifs. Je suis toutefois convaincu que ces craintes sont apaisées par les limites claires imposées quant aux circonstances où ce type de demande est permis. De plus, les juges administratifs qui sont saisis de ces demandes sont bien conscients des enjeux qui ont motivé l’adoption des ordonnances de mise en œuvre, à savoir la nécessité de protéger les demandeurs vulnérables et de régler rapidement les différends, compte tenu de l’âge avancé d’un grand nombre de demandeurs : voir Baxter, par. 74 et 85. [Je souligne; par. 58.]

 

 

[128]                      La Cour d’appel de l’Ontario a également conclu, dans l’arrêt PI de Spanish, C.A., que le juge superviseur avait outrepassé les limites de ses pouvoirs en infirmant des conclusions de fait et en accordant une indemnité et les dépens au demandeur au lieu de renvoyer l’affaire à l’adjudicateur en chef. Le juge Sharpe a conclu que le juge superviseur qui procède à [traduction] « un examen détaillé des conclusions de fait tirées par l’adjudicateur » s’arroge alors « un rôle que le PÉI a confié explicitement à l’adjudicateur de révision » (par. 55). Le juge Sharpe a rejeté l’idée que l’arrêt Schachter conférait aux tribunaux une « compétence judiciaire générale » relativement au PÉI (par. 52). Il a également jugé que « ce n’est pas parce que le tribunal n’est pas d’accord avec la décision qui a été rendue qu’il y a lieu de conclure que la CRRPI n’a pas été mise en œuvre ou que le régime du PÉI n’a pas été appliqué, et que le tribunal est, de ce fait, justifié d’intervenir. Si tel était le cas, toutes les décisions rendues dans le cadre du PÉI seraient susceptibles d’appel devant les tribunaux, ce que l’arrêt Schachter interdit précisément » (par. 55).

[129]                      Dans la Décision relative aux demandes de directives regroupées, la juge Brown était saisie de demandes de directives soumises par cinq demandeurs insatisfaits des résultats de leurs demandes présentées dans le cadre du PÉI. Elle a confirmé que le test à appliquer en ce qui concerne les recours judiciaires était celui énoncé dans l’arrêt Schachter (par. 7) et elle a expliqué comme suit l’approche non interventionniste ainsi appliquée en matière de conclusions de fait sous le régime du PÉI : [traduction] « [m]algré toutes ces années que j’ai passées à administrer la CRRPI, il me serait impossible d’en savoir davantage que ceux qui ont un contact quotidien avec les rouages du PÉI [. . .] Les tribunaux ne sont tout simplement pas bien placés pour tirer des conclusions de fait » (par. 180). Dans une autre décision, elle a ajouté ce qui suit au sujet de la possibilité d’exercer un recours judiciaire :

                 [traduction] Les principes qui régissent les demandes de directives [. . .] à l’encontre des décisions rendues dans le cadre du PÉI ont été regroupés dans un certain nombre de décisions judiciaires récentes. Ces décisions font suite à l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Fontaine c. Duboff Edwards Haight and Schachter, 2012 ONCA 471. Elles confirment toutes l’idée que le PÉI était conçu par les parties comme un « code complet ». Autoriser un accès immédiat aux tribunaux par voie d’appel ou de contrôle judiciaire compromettrait sérieusement le caractère définitif du PÉI et ne tiendrait pas dûment compte de l’expertise que possèdent les adjudicateurs du PÉI. Le recours judiciaire se limite donc à des cas « très exceptionnels », où la décision rendue dans le cadre du PÉI révèle une « non‑observation flagrante » du régime du PÉI.

     Au risque d’affirmer l’évidence, il s’agit d’une norme très exigeante. Ce critère très rigoureux témoigne d’au moins deux facteurs. Le premier correspond à une reconnaissance de la compétence limitée du tribunal lorsqu’il examine une décision rendue dans le cadre du PÉI. Comme je l’ai déjà fait observer dans la « Décision relative aux demandes de directives regroupées », la CRRPI est essentiellement un contrat. Il n’est pas du ressort des tribunaux de créer un autre palier de révision des décisions en question qui n’est pas déjà prévu par le libellé de cette convention. Le tribunal doit respecter l’intention des parties de créer un processus décisionnel ayant un caractère définitif.

    Le second facteur correspond à un choix de principe — qui a été officialisé dans les modalités de la CRRPI et du processus du PÉI lui‑même — suivant lequel il convient de faire preuve de retenue à l’égard des décisions des adjudicateurs du PÉI. Ce principe est le même que celui qui favorise une attitude de déférence envers les juges de première instance et les tribunaux administratifs. En termes simples, ces organismes, qui rendent des décisions en première instance, sont les mieux placés pour rendre certaines décisions, et ils possèdent une expertise qu’une juridiction de contrôle ne possède pas nécessairement. . . [Je souligne; notes en bas de page omises.]

(Fontaine c. Canada (Attorney General), 2017 BCSC 946, par. 65‑67 (CanLII))

[130]                      Ces décisions illustrent diverses raisons pour lesquelles il convient d’interpréter de façon restrictive l’accès au recours judiciaire à l’égard des décisions rendues dans le cadre du PÉI. Premièrement, cette approche respecte l’intention des parties à la CRRPI. Les parties se sont donné beaucoup de mal pour que le PÉI soit un code complet. Le régime du PÉI énonce clairement les rôles et attributions des adjudicateurs et des parties, la procédure qu’ils doivent suivre, ainsi que l’expertise et les compétences exigées des adjudicateurs. Les adjudicateurs doivent suivre une formation spécialisée et ils sont habilités à tirer des conclusions contraignantes et définitives sur la crédibilité, la responsabilité et l’indemnisation. Les parties ont prévu un mécanisme de révision interne clair et complet et elles n’ont pas inséré de mécanisme d’appel devant les tribunaux de supervision. Ces mesures démontrent clairement l’intention des parties de garder le contrôle de ce processus spécialisé et d’accorder aux adjudicateurs la juridiction exclusive sur l’interprétation des modalités du PÉI (m.i. (adjudicateur en chef), par. 39). Comme la juge Brown l’a fait observer dans la Décision relative aux demandes de directives regroupées (par. 178) :

     [traduction] . . . La CRRPI est essentiellement un contrat. Le PÉI est le fruit de négociations et il constitue un code complet. Autrement dit, lors des négociations du régime du PÉI, les parties ont essentiellement mis un « point final » au processus une fois qu’est achevée la deuxième révision effectuée par l’adjudicateur en chef ou un adjudicateur en chef désigné. Le tribunal doit respecter l’intention des parties. En limitant l’accès aux tribunaux, on protège le caractère définitif des décisions et on reconnaît l’expertise de l’adjudicateur en chef et des personnes qui sont sous sa gouverne.

 

[131]                      Comme le PÉI est un processus fermé, tout désaccord concernant l’interprétation de ses modalités doit être réglé à l’interne. Les parties avaient envisagé la nécessité de régler de tels différends en créant le Comité de surveillance du PÉI, qui est spécialement conçu pour surveiller la mise en œuvre du PÉI et modifier au besoin le processus, sous réserve de l’approbation du CAN. Les parties ont également prévu que, si des directives d’interprétation s’avéraient nécessaires, ce rôle devait être confié au Comité de surveillance du PÉI et non aux tribunaux de supervision.

[132]                      Deuxièmement, en signant la CRRPI, les demandeurs ont renoncé à leur droit de faire trancher leurs demandes par les tribunaux au profit d’un processus comportant divers avantages liés — ou pas — à l’indemnisation. Les demandeurs ont droit à une audience à huis clos au lieu de leur choix et au remboursement des frais de leur présence et de ceux de leur accompagnateur, et ils peuvent demander que l’on tienne compte de leurs traditions culturelles, en plus d’avoir droit à des services de consultation psychosociale (motifs de la C.A. du Man., par. 47; Décision relative aux demandes de directives regroupées, par. 14). Comme la juge Beard l’a fait observer, ce processus comporte également des avantages pour les demandeurs sur le plan procédural, en raison notamment du fait que la procédure est inquisitoire et non contradictoire, de sorte que les demandeurs n’ont pas à subir un contre‑interrogatoire, et qu’ils n’ont pas à témoigner en présence de l’auteur de l’acte. Si l’adjudicateur devait trancher la demande sans tenir compte des modalités du régime du PÉI, le demandeur se verrait privé des avantages de la CRRPI. Toutefois, tout désaccord au sujet des conclusions des adjudicateurs, qu’il s’agisse de questions de fait ou de l’interprétation des modalités du PÉI, doit être réglé dans le cadre de la procédure de révision prévue par le PÉI et, au besoin, au moyen d’instructions exécutoires destinées aux adjudicateurs, selon l’ann. D (m.i. (adjudicateur en chef), par. 115). Il s’agit des caractéristiques du régime du PÉI qui ont été négociées.

[133]                      Troisièmement, aucune des parties à la CRRPI ne peut prétendre que le régime devrait, pour reprendre les termes de l’avocat de l’adjudicateur en chef, [traduction] « être infaillible » (transcription, p. 83). Comme le juge Winkler l’a déclaré dans la décision Baxter, par. 21 :

    [traduction] . . . Bien qu’il ne soit pas parfait à tous les égards, ou peut‑être même à quelque égard que ce soit, le règlement ne doit pas être évalué en fonction de la norme de la perfection. Le règlement se veut un compromis entre les parties et il faut s’attendre à ce que le résultat ne soit pas entièrement satisfaisant pour toutes les parties ou pour tous les membres du groupe. . .

[134]                      Quatrièmement, le fait de permettre aux tribunaux d’intervenir dans les décisions rendues dans le cadre du PÉI irait à l’encontre de l’objectif visant le règlement rapide, efficace et définitif des différends (motifs de la C.A. du Man., par. 63; PI de Spanish, C.A., par. 51, 53 et 60; Décision relative aux demandes de directives regroupées, par. 12 et 178; Schachter, par. 58). Plus de 150 000 élèves ont fréquenté un PI. En 2008, environ 80 000 d’entre eux vivaient encore. Plusieurs années de négociations ont précédé la signature de la CRRPI. Un grand nombre d’élèves étaient alors âgés ou sont décédés avant d’avoir pu toucher une indemnité (motifs de la C.A. du Man., par. 62). Si l’on prend le cas de J.W. comme exemple, le processus décisionnel dans le cadre du PÉI a débuté en 2014 et la décision de l’adjudicatrice d’audition n’a été rendue qu’en avril 2015. Il a fallu encore sept mois et demi pour que la demande franchisse toutes les étapes de la révision et de la deuxième révision. Nous sommes maintenant en 2019 et l’issue de la demande de J.W. est toujours incertaine, étant donné que les décisions rendues à son sujet dans le cadre du PÉI font toujours l’objet d’un examen de la part des tribunaux. Les parties n’avaient sûrement pas en tête de tels délais lorsqu’elles ont soigneusement négocié le PÉI (Décision relative aux demandes de directives regroupées, par. 3, 10 et 12).

[135]                      De plus, les statistiques déjà citées indiquent clairement que le régime du PÉI a dans une large mesure permis de régler en temps opportun et de manière efficace les réclamations présentées : plus de 99 % des réclamations ont été réglées et près de 90 % des réclamations se sont soldées par le versement d’une indemnité aux survivants. La CRRPI est le règlement de recours collectif le plus important et le plus complexe au Canada et il peut servir de modèle pour les parties à de futurs recours collectifs (Décision relative aux demandes de directives regroupées, par. 3). Le fait de passer outre aux intentions qu’avaient les parties lorsqu’elles ont négocié le PÉI pourrait avoir un effet dissuasif lors de futurs règlements de recours collectif de même nature (m.i. (procureur général), par. 71).

[136]                      Cinquièmement, un droit général d’exercer un recours judiciaire contre les décisions rendues dans le cadre du PÉI permettrait au Canada — et non seulement aux demandeurs — de contester les conclusions des adjudicateurs avec lesquelles il est en désaccord, ce qui nuirait encore plus à l’efficacité et au caractère définitif du PÉI et imposerait un fardeau supplémentaire aux demandeurs, qui devraient affronter le Canada à plusieurs paliers judiciaires afin de faire confirmer leur droit à une indemnité (m.i. (adjudicateur en chef), par. 3). Tout cela irait sûrement à l’encontre de l’intention qu’avaient les parties en créant un processus non contradictoire pour régler les réclamations présentées dans le cadre du PÉI.

[137]                      La juge Beard a bien expliqué la situation en déclarant ce qui suit (motifs de la C.A. du Man., par. 64) :

      [traduction] Lorsque l’objectif consistant à indemniser les différents demandeurs est examiné à la lumière de l’ensemble de la CRRPI, du processus très complet et spécialisé d’adjudication et de révision en deux étapes prévus par le PÉI et de l’objectif de règlement rapide des demandes, j’estime que l’on devrait continuer à interpréter de façon restrictive le droit limité au recours judiciaire énoncé dans l’arrêt [Schachter] et l’appel Perell.

[138]                      Sixièmement, si la Cour devait retenir l’interprétation du rôle de supervision des tribunaux proposée par les appelants, les juges superviseurs se livreraient au même exercice que celui accompli par les adjudicateurs de révision en vertu des modalités de révision du PÉI, ce qui créerait un niveau de révision de plus que ce qui existe déjà dans le cadre d’un processus que les parties souhaitaient nettement fermé. Pour cette raison, le juge superviseur ne devrait pas substituer sa propre décision à celle de l’adjudicateur du PÉI. Même si un tribunal devait conclure qu’un adjudicateur du PÉI a rendu sa décision sans tenir compte des modalités du PÉI, la réparation appropriée consisterait à annuler sa décision et à renvoyer la demande pour qu’elle soit réexaminée conformément aux critères du PÉI (m.i. (adjudicateur en chef), par. 39).

[139]                      Les vastes pouvoirs de supervision conférés aux tribunaux permettraient toutefois au juge superviseur d’accorder des réparations qui débordent le cadre de la compétence exclusive des adjudicateurs du PÉI si cela s’avère nécessaire pour s’assurer que le PÉI est administré d’une façon juste. Par exemple, dans l’arrêt N.N., sur lequel je reviens de façon plus détaillée plus loin, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a jugé que, comme la CRRPI était muette quant à l’admission de nouveaux éléments de preuve après qu’une demande a été entendue, le tribunal de supervision avait compétence pour rouvrir la demande et ordonner que les éléments de preuve en question soient admis et que l’adjudicateur en chef les examine (par. 195).

[140]                      Avant de poursuivre, j’ouvre une parenthèse pour aborder le concept des « circonstances exceptionnelles ». À plusieurs reprises dans les observations écrites et orales, l’expression [traduction] « circonstances exceptionnelles » a été qualifiée de « critère » ou de « test ». Je tiens à signaler que ces mots n’apparaissent qu’une seule fois dans l’arrêt Schachter, par. 53 : [traduction] « . . . le droit d’exercer un recours judiciaire ne peut être exercé que dans des circonstances très exceptionnelles ». En tenant ces propos, la Cour d’appel de l’Ontario n’établissait pas un test auquel satisfaire afin de pouvoir exercer un recours judiciaire à l’encontre des décisions rendues dans le cadre du PÉI. Le juge Rouleau précisait simplement que les cas justifiant l’intervention judiciaire étaient rares. Il n’est pas utile d’employer l’expression « circonstances exceptionnelles » comme test, critère ou norme, car elle renvoie seulement au caractère limité des recours judiciaires possibles contre les décisions rendues dans le cadre du PÉI. Au risque de me répéter, je confirmerais le test énoncé par la Cour d’appel du Manitoba en l’espèce en ce qui concerne le recours aux tribunaux, à savoir que celui‑ci ne peut être exercé qu’en cas de défaut de l’adjudicateur du PÉI d’appliquer le régime du PÉI et, par voie de conséquence, de mettre en œuvre la CRRPI (motifs de la C.A. du Man., par. 42 et 51; Schachter, par. 53; PI de Spanish, C.A., par. 55 et 59-60).

(3)           Lorsque la CRRPI ne prévoit pas de recours interne, il est possible de demander aux tribunaux de supervision de combler cette lacune

[141]                      Malgré le besoin de respecter l’intention qu’avaient les parties en créant la CRRPI et le PÉI, il faut également reconnaître qu’il surviendra inévitablement des situations que les parties n’ont pas envisagées et qui ne sont donc pas prévues par leur convention. Comme l’adjudicateur en chef l’a fait observer, les parties s’attendaient à ce que l’intervention du tribunal puisse s’avérer nécessaire, non pas pour interpréter le régime du PÉI, mais pour veiller à ce que les adjudicateurs soient effectivement en mesure de mettre le PÉI en œuvre pour obtenir les résultats escomptés (m.i. (adjudicateur en chef), par. 100). Comme je l’ai déjà mentionné, les parties se sont de toute évidence penchées sur la question de savoir s’il existait un droit d’appel ou de révision des décisions rendues dans le cadre du PÉI. Toutefois, s’il survient une situation que les parties n’ont pas envisagée, les tribunaux doivent être autorisés à intervenir de manière à ce que les parties reçoivent les avantages de la Convention, c’est‑à‑dire en retirent les avantages qui ont été négociés.

[142]                      Un bon exemple de l’utilisation du pouvoir de supervision des tribunaux visant à combler une lacune de la CRRPI se trouve dans l’arrêt récent N.N. de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. Dans cette affaire, l’une des demanderesses avait réclamé une deuxième révision après que sa demande eut été refusée par le premier adjudicateur et que cette décision eut été confirmée au terme d’une première révision. Après avoir déposé sa demande de deuxième révision, l’avocat de la demanderesse a pris connaissance des nouveaux renseignements qui avaient trait à la demande et il les a soumis à l’adjudicateur de deuxième révision. Ce dernier a conclu que, même s’il était possible que ces renseignements aient donné lieu à une décision favorable à la demanderesse s’ils avaient été connus à l’audience, toutes les révisions étaient faites à partir de la preuve au dossier et aucune nouvelle preuve n’était autorisée. Comme il avait conclu qu’il n’avait pas le pouvoir de régler cette question, l’adjudicateur a déclaré que la demanderesse devait s’adresser au tribunal de supervision pour obtenir des directives, étant donné que les tribunaux de supervision peuvent rouvrir des demandes au cas par cas (N.N., par. 122‑126). La demanderesse a par la suite adressé une demande de directives au tribunal de supervision. La juge superviseure a conclu que les nouveaux renseignements n’étaient pas suffisants pour justifier l’exercice d’un recours judiciaire, mais sa décision a été infirmée par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique.

[143]                      Tout en réaffirmant que les tribunaux ne devaient pas procéder à un examen détaillé des conclusions de fait tirées par les adjudicateurs du PÉI, la juge MacKenzie a conclu que, lorsque de nouveaux renseignements étaient portés à l’attention d’un tribunal, ce dernier devait décider si la demande devait être renvoyée à l’adjudicateur pour être examinée de nouveau (N.N., par. 157). Cette façon de voir est conforme aux objectifs de la CRRPI :

    [traduction] . . . Je constate que, dans l’arrêt Schachter, au par. 57, le juge Rouleau définit comme suit les circonstances exceptionnelles : « lorsque la décision finale de l’adjudicateur en chef révèle qu’il ne s’est pas conformé aux modalités de la [CRRPI] ou des ordonnances de mise en œuvre » (italique ajouté) . . .

      Tout examen des circonstances exceptionnelles doit tenir compte des objectifs de la CRRPI — laquelle a été négociée — énoncés dans son préambule, soit de « résoudre pour de bon et de manière juste et globale les séquelles laissées par les pensionnats indiens » et promouvoir « la guérison, l’éducation, la vérité, la réconciliation et la commémoration ».

      À mon avis, il peut être nécessaire pour le tribunal saisi d’une demande de recours judiciaire d’examiner les nouveaux renseignements et de décider si la demande doit être renvoyée à l’adjudicateur en chef pour réexamen, mais cela ne conviendra que dans des situations très rares et exceptionnelles. [En italique dans l’original; par. 155‑157.]

[144]                      La juge MacKenzie a fait sienne l’approche suivie par le juge Perell dans la décision Fontaine 283, dans laquelle ce dernier avait conclu que les tribunaux de supervision avaient compétence pour ordonner au cas par cas la réouverture des demandes réglées dans le cadre du PÉI (N.N., par. 164; Fontaine 283, par. 225). Bien que le juge Perell ait fait les déclarations qui suivent dans le contexte d’un manquement par le Canada à ses obligations en matière de communication de la preuve, je souscris également à son raisonnement :

     [traduction] . . . la demande de directives présentée par les demandeurs soulève la question de savoir si le tribunal peut ordonner la réouverture des réclamations réglées dans le cadre du PÉI au motif que le Canada a manqué à ses obligations en matière de communication de la preuve.

    À mon avis, la réponse à cette question est affirmative. Le tribunal a effectivement compétence pour rouvrir les réclamations réglées, mais cette compétence doit être exercée au cas par cas.

      Si nous souhaitons atteindre les objectifs de vérité et de réconciliation et si nous le regrettons, we are sorry, nimitataynan, niminchinowesamin, mamiattugut expriment véritablement la demande de pardon du Canada pour avoir si grandement manqué à ses obligations envers les peuples autochtones, le caractère juste du système d’indemnisation des victimes doit être protégé. L’accès à la justice que garantit la CRRPI, tant sur le fond que sur le plan procédural, doit également être protégé et garanti, comme dans le cas de toute action collective. Le tribunal a compétence pour s’assurer que la CRRPI protège, tant sur le fond que sur la forme, l’accès à la justice.

                        . . .

     Je conclus par conséquent que le tribunal a effectivement compétence pour rouvrir une demande déjà réglée dans le cadre du PÉI, mais que l’opportunité de la rouvrir dépend des circonstances de l’espèce. [Je souligne; par. 224‑232.]

[145]                      S’il se présente une situation non prévue par la CRRPI qui est susceptible d’avoir une incidence sur l’issue de la demande, il serait incompatible avec l’objet du règlement de refuser d’accorder une réparation au demandeur. C’était de toute évidence le cas dans l’affaire N.N., alors que le régime du PÉI ne prévoyait aucune procédure pour l’admission de nouveaux éléments de preuve lors de la révision, et que les éléments de preuve en question auraient pu avoir une incidence sur le résultat.

[146]                      Il ne s’ensuit pas pour autant que les parties ont automatiquement droit à la réouverture de la demande dès qu’elles réussissent à signaler une lacune dans le régime du PÉI ou à fournir de nouveaux renseignements qui n’avaient pas été portés à l’attention de l’adjudicateur du PÉI. Une analyse au cas par cas s’impose et divers facteurs peuvent alors entrer en ligne de compte, notamment la preuve que la partie qui sollicite l’intervention judiciaire a subi un préjudice (Fontaine 283, par. 228). Les situations dans lesquelles il est possible de rouvrir une demande sont rares. Dans l’affaire N.N., par exemple, la juge MacKenzie a entrepris un examen approfondi des nouveaux éléments de preuve et de leur importance et a tenu compte du fait que l’on ne pouvait reprocher la communication tardive à la demanderesse et que cette dernière ne demandait pas d’indemnisation supplémentaire en conséquence (par. 171‑187).

[147]                      Dans son mémoire, l’adjudicateur en chef reconnaît la nécessité pour les tribunaux de supervision de [traduction] « combler les lacunes » des dispositions du PÉI, ajoutant qu’il s’agirait d’un exercice approprié du pouvoir de supervision des tribunaux (par. 95). L’issue de l’affaire N.N. ne dépendait pas du fait que le juge superviseur s’était arrogé le rôle de l’adjudicateur ou s’était livré à un exercice d’interprétation à l’égard des dispositions de la CRRPI ou du PÉI. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a estimé qu’il lui incombait non pas de vérifier si l’adjudicateur avait commis une erreur manifeste et déterminante, mais de déterminer s’il y avait lieu de rouvrir la demande, compte tenu des nouveaux renseignements (N.N., par. 152).

[148]                      En fin de compte, il faut trouver un équilibre entre, d’une part, le règlement efficace des demandes et l’aboutissement du processus pour les parties et, d’autre part, la garantie de résultats justes et équitables (N.N., par. 167). Cette façon de voir donne effet à l’intention de parties à la CRRPI que cette dernière vise à « résoudre pour de bon et de manière juste et globale les séquelles laissées par les pensionnats indiens » en veillant au respect des règles de justice naturelle.

C.            Application en l’espèce

(1)           Le juge superviseur a commis une erreur en proposant sa propre interprétation de la catégorie SL1.4

[149]                      Comme je l’ai déjà indiqué, le juge Edmond a déclaré que sa compétence se limitait à « s’assurer que l’adjudicatrice de deuxième révision n’a pas adopté une interprétation légale qui est si déraisonnable qu’elle équivaut à un défaut d’appliquer correctement le PÉI aux faits d’une affaire donnée » (motifs de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, par. 40). Il a poursuivi en procédant à un examen détaillé de la décision de l’adjudicatrice d’audition, relevant ce qu’il estimait être des erreurs dans son analyse de la catégorie SL1.4. Après avoir conclu au caractère déraisonnable de ces erreurs, il a estimé que le défaut de l’adjudicateur de révision et de l’adjudicatrice de deuxième révision de les corriger était suffisant pour justifier l’annulation de la décision rendue au terme de la deuxième révision et pour ordonner un nouvel examen de la demande.

[150]                      Je suis d’accord avec la Cour d’appel du Manitoba pour dire que le juge Edmond a commis une erreur en analysant l’interprétation que l’adjudicatrice d’audition avait faite de la catégorie SL1.4 et en y substituant sa propre interprétation. Le juge Edmond n’était autorisé qu’à vérifier si l’adjudicatrice d’audition avait interprété les bonnes modalités de la CRRPI, et non à chercher l’interprétation appropriée à donner à la catégorie SL1.4. Au lieu de cela, il s’est livré à une analyse que les parties ont réservée aux adjudicateurs du PÉI et il est arrivé à un résultat différent (m.i. (adjudicateur en chef), par. 107). Dans l’affaire PI de Spanish, C.S., le juge superviseur, le juge Perell, s’est livré à un exercice semblable en examinant une décision rendue dans le cadre du PÉI. Les appelants et l’Assemblée des Premières Nations s’appuient sur la démarche retenue par le juge Perell dans cette décision. Cependant, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision du juge Perell, et le juge d’appel Sharpe a formulé les observations suivantes :

     [traduction] Le juge administratif semble avoir considéré que si, à son avis, M.F. avait droit à une indemnité, toute autre conclusion révélait immanquablement un défaut d’appliquer le régime du PÉI. À mon humble avis, cette approche révèle un défaut de respecter les contraintes imposées par l’arrêt Schachter en ce qui a trait au recours aux tribunaux à l’encontre des décisions rendues dans le cadre du PÉI. De plus, si on l’acceptait, cette approche serait susceptible de nuire considérablement au caractère définitif et à l’intégrité du PÉI.

(PI de Spanish, C.A., par. 60)

[151]                      Ma collègue la juge Abella fait observer à juste titre que l’adjudicatrice d’audition a estimé que la question dont elle était saisie était « celle de savoir si les actes reprochés constituaient des contacts sexuels qui excèdent les normes généralement reconnues de contact physique parental » et que la catégorie SL1.4 emploie l’expression « tout contact » sans mention du mot « sexuel » (par. 36 et 41 (en italique dans l’original)). Elle affirme que l’ajout de l’exigence voulant que les contacts soient d’ordre sexuel constitue un défaut d’appliquer et de mettre en œuvre la CRRPI. Avec égards, je ne partage pas son avis. L’adjudicatrice d’audition a tenu compte des exigences de la catégorie SL1.4, comme en fait foi l’analyse détaillée à laquelle elle s’est livrée. Bien qu’elle ait interprété cette catégorie différemment du juge Edmond, on ne peut pour autant conclure qu’elle a omis d’appliquer la catégorie SL1.4. Qui plus est, la demande de directives découlait de la décision de l’adjudicatrice de deuxième révision, qui avait signalé à juste titre que l’art. SL1.4 exigeait qu’il y ait un « contact physique », mais non un contact d’ordre « sexuel » (d.a., vol. I, p. 14 et 16). L’adjudicatrice de deuxième révision a expressément souscrit à l’évaluation de l’adjudicateur de révision en concluant que l’adjudicatrice d’audition avait appliqué correctement le régime du PÉI, ce qui démontrait que la décision de refuser la demande de J.W. reposait sur une interprétation consciente de la catégorie SL1.4 et sur l’application de cette dernière (p. 18).

[152]                      En l’espèce, l’adjudicatrice d’audition a tenu compte des facteurs de la catégorie SL1.4 et les a appliqués, et sa décision a été confirmée par l’adjudicateur de révision et l’adjudicatrice de deuxième révision, conformément au mécanisme prévu par le régime du PÉI. Même si le juge superviseur était en désaccord avec le résultat, on ne peut pour autant en conclure que les adjudicateurs ont omis d’appliquer les modalités de la CRRPI. Dès lors qu’il avait conclu que les adjudicateurs avaient appliqué les bonnes modalités et dispositions du PÉI (soit la catégorie SLI.4) et qu’il avait convenu que l’adjudicatrice d’audition était [traduction] « autorisée à contextualiser et à interpréter le libellé du PÉI » (par. 56), le juge superviseur n’avait plus compétence et il n’aurait pas dû se prononcer sur le caractère raisonnable de l’interprétation retenue par l’adjudicatrice d’audition. Ainsi que la juge Beard de la Cour d’appel du Manitoba l’a conclu dans l’affaire qui nous intéresse, le juge Edmond a outrepassé sa compétence en proposant sa propre interprétation de la catégorie SL1.4 et en ordonnant que la demande soit réexaminée selon sa propre interprétation.

(2)           L’adjudicateur en chef admet que J.W. a droit à une réparation, mais ajoute que la CRRPI ne lui permet aucun recours

[153]                      Bien que je sois d’accord avec la Cour d’appel du Manitoba pour dire que le juge superviseur a commis une erreur dans son analyse, j’estime qu’il s’agit d’un cas exceptionnel où il convient de procéder à un nouvel examen. Je ne fonde pas cette conclusion sur le raisonnement du juge Edmond, ce qui obligerait les tribunaux à réinterpréter le PÉI. J’estime en effet que la réclamation de J.W. pose un dilemme unique pour lequel la CRRPI ne prévoit aucun recours interne et que la présente situation exige donc que la Cour élabore une réparation. Certaines concessions faites par l’adjudicateur en chef à l’audience de la Cour ont fait ressortir une lacune dans la CRRPI. Plus précisément, l’adjudicateur en chef n’a pas le pouvoir nécessaire pour rouvrir la réclamation de J.W. malgré sa conclusion que les décisions rendues relativement à la demande de J.W. sont [traduction] « aberrantes ». L’incapacité de l’adjudicateur en chef de corriger une telle erreur dans des décisions rendues dans le cadre du PÉI est manifestement incompatible avec la mission que lui ont confiée les parties d’assurer une application cohérente du PÉI. Il s’agit certainement d’une situation dans laquelle les tribunaux peuvent intervenir pour accorder une réparation en conformité avec l’objectif de la CRRPI de « résoudre pour de bon et de manière juste et globale les séquelles laissées par les pensionnats indiens » (voir le point B de l’attendu de la CRRPI).

[154]                      Pour en arriver à cette conclusion, il est nécessaire de revoir le fil des événements qui ont permis de révéler cette lacune de la CRRPI.

[155]                      Dans leurs observations écrites, ni le procureur général ni l’adjudicateur en chef n’ont directement abordé le fond des décisions des adjudicateurs du PÉI ni l’interprétation qu’il convient de donner à la catégorie SL1.4. Ils ont chacun plutôt fait valoir que les tribunaux ne devaient pas intervenir dans l’interprétation des modalités du PÉI, étant donné que les parties voulaient que ce rôle relève de la compétence exclusive des adjudicateurs du PÉI. À l’audience, le procureur général a toutefois semblé défendre le bien‑fondé de la décision de l’adjudicatrice d’audition en faisant valoir que l’interprétation qu’elle avait faite de la catégorie SL1.4 appartenait aux issues possibles. Le procureur général s’est fondé sur la décision « B » de l’ancien adjudicateur en chef Ish rendue à l’égard d’une demande similaire présentée dans le cadre du PÉI, et il a fait valoir que celle‑ci appuyait l’argument suivant lequel on doit tenir compte des fins d’ordre sexuel (transcription, p. 55‑58; Recueil condensé (procureur général), p. ii‑iii).

[156]                      En réponse à ces observations, l’adjudicateur en chef a signalé à l’attention de la Cour la décision de l’ancien adjudicateur en chef Ish, qui déclarait : [traduction] « . . . j’estime que le PÉI n’exige pas que l’auteur de l’acte ait eu une intention sexuelle avant que sa responsabilité puisse être établie dans le cas d’une agression sexuelle » (d.a., vol. II, p. 70 (je souligne)). Lors de l’audience devant la Cour, l’adjudicateur en chef s’est dit d’avis que les décisions rendues en l’espèce par l’adjudicatrice d’audition, l’adjudicateur de révision et l’adjudicatrice de deuxième révision étaient « aberrantes » et que leur interprétation de la catégorie SL1.4 ne révélait pas l’existence d’un problème systémique en ce qui concerne le PÉI :

[traduction]

     Me Arvay, c.r. : Ces décisions sont aberrantes.

     La juge Karakatsanis : Y a‑t‑il d’autres décisions aberrantes? . . .

. . .

     Me Arvay, c.r. : La meilleure réponse que je peux vous donner est la suivante. Après la décision du juge Edmond, une décision qui allait dans le sens contraire a été rendue à la suite d’un nouvel examen. Et, évidemment, l’exécution de cette décision a été suspendue lorsqu’elle a été portée en appel devant la Cour d’appel. À notre connaissance, il n’y a plus jamais eu d’autres décisions comme celle‑ci par la suite parce que cette décision rendue à l’issue d’un nouvel examen reconnaissait le caractère approprié -- le bien‑fondé de l’interprétation proposée par M. Ish.

     La juge Karakatsanis : Alors, à votre connaissance, il n’y a pas d’autres demandeurs dont les demandes ont été refusées pour la même raison, sur le fondement de la même interprétation? . . .

     Me Arvay, c.r. : Il y a sept autres demandeurs qui entrent dans la catégorie SL1.4. [et dont le dossier est toujours en cours]. À notre connaissance -- du moins à ma connaissance --, aucun de ces dossiers ne porte sur cette question bien précise.

(transcription, p. 76‑77)

[157]                      Je tiens par ailleurs à reproduire l’échange suivant, au cours duquel l’adjudicateur en chef a convenu que la CRRPI ne prévoyait aucun mécanisme qui permettrait à l’adjudicateur en chef de rouvrir un dossier s’il n’est pas d’accord avec le résultat :

[traduction]

      La juge Karakatsanis : Je reconnais cela, mais l’adjudicateur en chef, lorsque quelque chose est porté à l’attention de l’adjudicateur en chef. Ma question pour vous est la suivante : si l’annexe exige que les décisions rendues soient cohérentes entre elles, n’existe‑t‑il aucun recours pour l’adjudicateur en chef? Ne pouvez‑vous pas vous adresser au comité et obtenir une interprétation? N’y a‑t‑il pas quelque chose que l’adjudicateur en chef puisse faire pour s’assurer que les demandeurs qui ont droit à une indemnité en vertu des modalités dont ils ont convenu reçoivent effectivement cette indemnité?

      Me Arvay, c.r. : Tout ça ne vaut que pour les dossiers futurs, Madame la Juge.

                        . . .

    Le juge Moldaver : La situation est encore plus flagrante, il me semble, étant donné que vous reconnaissez que le dossier de cette personne aurait dû être examiné et que vous nous apprenez maintenant qu’il n’y a aucune réparation possible.

     Me Arvay, c.r. : C’est vrai [. . .] Cela arrive. Dans un système qui permet jusqu’à 38 000 adjudications, il est possible que soient commises des erreurs qui ne peuvent être réparées.

(transcription, p. 84-87)

[158]                      L’adjudicateur en chef a également reconnu que, dans les cas où la CRRPI ne prévoit pas de recours interne, les tribunaux peuvent intervenir pour combler cette lacune :

[traduction]

     Le juge Moldaver : Si, après avoir résolu [les problèmes d’interprétation] [en respectant les limites établies par la Convention], on constate qu’il y a un hiatus, une lacune, il est alors impossible de rendre justice dans ce cas particulier --

     Me Arvay, c.r. : Oui.

     Le juge Moldaver : -- vous devriez alors pouvoir vous adresser à la cour pour combler cette lacune.

     Me Arvay, c.r. : Je suis d’accord.

(transcription, p. 92; voir également m.i. (adjudicateur en chef), par. 95)

[159]                      Compte tenu du rôle que joue l’adjudicateur en chef dans le cadre du PÉI, j’accorde beaucoup de poids à ces affirmations. Comme je l’ai déjà expliqué, l’adjudicateur en chef est chargé, sous le régime de la CRRPI, de mettre en œuvre des programmes de formation et des mesures administratives pour assurer la cohérence dans les décisions des adjudicateurs et dans leur interprétation et leur application du régime du PÉI (ann. D, art. III(m)). Il lui est également loisible de proposer des instructions au Comité de surveillance du PÉI pour faciliter l’application du PÉI (ann. D, art. III(r)).

[160]                      Outre ces mécanismes « qui valent pour les dossiers futurs », l’adjudicateur en chef assure également la cohérence dans l’application du PÉI grâce au rôle qu’il joue au sein du processus de révision interne. Comme je l’ai déjà mentionné, c’est l’adjudicateur en chef ou un adjudicateur en chef qu’il désigne qui intervient au dernier palier de révision, soit la deuxième révision. Bien qu’en l’espèce, la deuxième révision ait été effectuée non pas par l’adjudicateur en chef, mais par un adjudicateur en chef désigné, les « adjudicateurs en chef désignés » sont décrits par le régime comme ayant reçu l’approbation du Comité de surveillance du PÉI dans le but d’exercer ce que le PÉI appelle « le pouvoir de révision de l’adjudicateur en chef ». Il est évident que le processus place l’adjudicateur en chef au sommet du processus de révision et lui confie le pouvoir de s’assurer que les adjudicateurs appliquent correctement le régime du PÉI.

[161]                      L’adjudicateur en chef a admis que les décisions prises par les adjudicateurs en l’espèce étaient [traduction] « aberrantes » et qu’elles ne correspondaient pas aux orientations données par l’ancien adjudicateur en chef Ish. Comme mon collègue le juge Brown le fait observer, l’adjudicateur en chef n’est pas allé jusqu’à admettre qu’il y avait en l’espèce une lacune qui justifierait l’intervention des tribunaux (motifs du juge Brown, par. 194‑195). Cela n’est toutefois pas déterminant quant à l’issue du présent pourvoi. Compte tenu du rôle et des attributions que le PÉI confie à l’adjudicateur en chef, sa conclusion portant que la deuxième révision a donné lieu à une décision « aberrante » représente une importante concession. Elle révèle que le mécanisme s’est enrayé à un point tel que l’adjudicateur en chef n’a pas été en mesure de s’assurer que les modalités du PÉI étaient appliquées correctement en l’espèce.

[162]                      De plus, l’adjudicateur en chef n’est pas une des parties à la CRRPI ou au PÉI, mais, comme mon collègue le juge Brown le fait remarquer, il en est la créature (par. 190). Par conséquent, même si la concession de l’adjudicateur en chef suivant laquelle une demande présentée dans le cadre du PÉI a fait l’objet d’une décision mal fondée a une grande importance, la question de savoir si l’adjudicateur en chef estime qu’il en résulte ou non une « lacune » n’a aucune incidence sur l’interprétation que la Cour fait de l’intention des parties à cet égard. Ainsi que ma collègue la juge Abella le souligne, les tribunaux ont l’obligation de s’assurer que les demandeurs obtiennent les avantages qu’ils ont négociés (motifs de la juge Abella, par. 30). À mon avis, le fil des événements a, dans le cas qui nous occupe, fait ressortir l’existence d’une lacune dans la CRRPI et il incombe à la Cour d’intervenir pour la combler.

[163]                      En l’espèce, cette « lacune » ne découle pas de la conclusion de la Cour suivant laquelle J.W. a droit à une indemnité en raison de l’interprétation que la Cour fait elle‑même des modalités du PÉI. Cette lacune découle plutôt de l’intention des parties, qui voulaient que ce soit les adjudicateurs qui décident quels demandeurs recevraient ou non une indemnité et que l’adjudicateur en chef incarne le dernier palier de révision afin d’assurer la cohérence entre toutes les décisions rendues dans le cadre du PÉI. L’iniquité précise que la Cour doit corriger découle du fait que, même si l’adjudicateur en chef est d’avis qu’une erreur a été commise à l’étape de la révision finale, il n’existe aucun mécanisme permettant de rouvrir une demande ou d’accorder autrement réparation à un demandeur.

[164]                      Comme le PÉI exige que l’adjudicateur en chef ait le dernier mot dans le cadre du mécanisme de révision, l’effet concret de cette situation est que J.W. n’a pas obtenu les avantages qui ont été négociés et acceptés. Puisque la CRRPI ne prévoit aucun recours dont J.W. ou l’adjudicateur en chef puisse se prévaloir, les tribunaux doivent intervenir pour combler cette lacune. Il convient tout particulièrement que la Cour intervienne étant donné que la CRRPI représente le règlement d’un recours collectif et qu’il y a lieu de présumer que toutes les personnes se trouvant dans une situation semblable ont droit au même traitement dans le cadre du régime. Il est de toute évidence conforme au régime de conclure qu’une injustice est commise lorsque l’adjudicateur en chef admet devant la Cour qu’un demandeur a été injustement débouté de sa demande en raison de décisions « aberrantes » ou d’une erreur isolée commise par des adjudicateurs.

[165]                      Contrairement à ce que conclurait mon collègue le juge Brown, cette conclusion n’est pas incompatible avec la disposition de la CRRPI suivant laquelle le stare decisis ne s’applique pas au PÉI (ann. D, ann. X, art. 5; motifs du juge Brown, par. 185). Peu importe la demande dont il est saisi, il n’est jamais interdit à l’adjudicateur d’audition initial de refuser de suivre une décision antérieure et de décider de proposer sa propre interprétation du PÉI, et il est loisible à l’adjudicateur en chef de souscrire ou non à la conclusion tirée par l’adjudicateur de deuxième révision. Le régime du PÉI permet ainsi aux adjudicateurs du PÉI de tirer leurs propres conclusions et de veiller à ce que justice soit faite dans chaque cas, tout en permettant à l’adjudicateur en chef de s’acquitter du mandat qui lui est confié d’assurer la cohérence entre toutes les décisions rendues dans le cadre du PÉI. La difficulté en l’espèce ne découle pas du fait que les adjudicateurs n’ont pas suivi les précédents, mais bien du fait que, de l’aveu de l’adjudicateur en chef, J.W. s’est vu refuser à tort une indemnité au dernier palier de révision dans une décision dont l’adjudicateur en chef a reconnu le caractère aberrant.

[166]                      Tout comme dans l’affaire N.N., cette lacune de la CRRPI a causé un grave préjudice à J.W., qui s’est vu refuser une indemnité malgré le fait que l’adjudicateur en chef ait reconnu à l’audience devant notre Cour que ce résultat était incompatible avec l’application régulière du régime du PÉI. Je reconnais que ni le juge superviseur ni la Cour d’appel du Manitoba n’ont eu l’avantage de prendre connaissance des concessions faites par l’adjudicateur en chef dans les observations orales qu’il a formulées devant nous. Il est regrettable que ces admissions n’aient été faites qu’à l’audience devant notre Cour. Si l’adjudicateur en chef avait exprimé son désaccord avec la décision de l’adjudicatrice de deuxième révision sur la demande de J.W. à un stade antérieur des procédures et s’il avait sollicité une réparation au juge superviseur, J.W. aurait peut‑être évité les délais importants et les difficultés associés au fait de devoir porter cette question devant plusieurs juridictions successives. Toutefois, refuser d’accorder une réparation à J.W. dans ces conditions causerait une injustice flagrante. La Cour se doit par conséquent d’intervenir.

[167]                      Je tiens à préciser que, même si je conclus que la demande de J.W. devrait être renvoyée pour réexamen, je ne fonde pas cette décision sur les mêmes motifs que ceux sur lesquels le juge superviseur a fondé son ordonnance. Le juge Edmond a commis une erreur en appliquant sa propre interprétation du régime du PÉI.

VI.        Réparation

[168]                      Pour les motifs qui précèdent, je rétablirais l’ordonnance rendue le 3 août 2016 par le juge Edmond portant que la demande de J.W. soit renvoyée à un adjudicateur de premier palier du PÉI pour réexamen (d.a., vol. I, p. 48‑51).

[169]                      Compte tenu du fait que la demande de J.W. a déjà fait l’objet d’un réexamen et que l’adjudicateur en chef s’est dit convaincu que l’adjudicatrice de réexamen avait bien appliqué le régime du PÉI, je donnerais effet à la décision de l’adjudicatrice de réexamen (d.a., vol II, p. 143‑161). L’indemnité de 12 720 $ alors accordée est rétablie, avec les intérêts calculés à compter de la date de la décision de l’adjudicatrice de réexamen. Le taux d’intérêt à appliquer est fixé selon les règles provinciales applicables, à savoir, en l’espèce, celles de la partie XIV de la Loi sur la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, C.P.L.M., c. C280.

VII.     Dépens

[170]                      J’adjugerais les dépens à J.W. selon la règle habituelle. Je tiens cependant à signaler que J.W. a sollicité l’adjudication des dépens sur une base avocat‑client tant devant la présente Cour que devant les juridictions inférieures. Selon lui, la présente affaire soulève des questions d’intérêt public touchant la mise en œuvre de la CRRPI. Le procureur général affirme que les dépens devraient être adjugés aux appelants, mais s’oppose à l’adjudication des dépens sur une base avocat‑client en faisant valoir que les appelants n’ont pas prouvé l’existence de motifs justifiant de s’écarter de la règle habituelle, qui prévoit que les dépens sont adjugés sur la base partie‑partie.

[171]                      Dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, la Cour a relevé deux facteurs qui peuvent guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire lorsque le tribunal est saisi d’une requête en dépens spéciaux dans une affaire concernant l’intérêt public :

     . . . Premièrement, l’affaire doit porter sur des questions d’intérêt public véritablement exceptionnelles. Il ne suffit pas que les questions soulevées n’aient pas encore été tranchées ou qu’elles dépassent le cadre des intérêts du plaideur qui a gain de cause : elles doivent aussi avoir une incidence importante et généralisée sur la société. Deuxièmement, en plus de démontrer qu’ils n’ont dans le litige aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire qui justifierait l’instance pour des raisons d’ordre économique, les demandeurs doivent démontrer qu’il n’aurait pas été possible de poursuivre l’instance en question avec une aide financière privée. Dans ces rares cas, il est contraire à l’intérêt de la justice de demander aux plaideurs individuels (ou, ce qui est plus probable, aux avocats bénévoles) de supporter la majeure partie du fardeau financier associé à la poursuite de la demande. [Je souligne; par. 140.]

[172]                      À mon avis, aucune de ces considérations ne justifie l’octroi de dépens spéciaux à J.W. D’abord, la question soulevée dans le présent pourvoi n’est pas « véritablement exceptionnelle ». Même si les questions relatives à la mise en œuvre de la CRRPI auront une incidence sur les parties à cette Convention et sur les tribunaux chargés d’en superviser la mise en œuvre, elles n’ont pas une incidence suffisamment importante et généralisée sur la société pour justifier l’adjudication des dépens sur une base avocat‑client. Compte tenu du caractère sui generis de la CRRPI, les indications données par la Cour sur la portée du rôle de supervision que jouent les tribunaux à l’égard du PÉI auront peu d’impact en dehors de ce cadre restreint. Ensuite, en ce qui concerne le deuxième facteur, J.W. a nettement un « intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire qui justifierait l’instance pour des raisons d’ordre économique », étant donné que son droit à une indemnisation dans le cadre du PÉI est au cœur de la présente instance.

[173]                      Je ne suis par conséquent pas convaincue qu’il serait opportun de faire droit à la demande de J.W. en ce qui concerne l’adjudication des dépens sur une base avocat‑client.

VIII.  Dispositif

[174]                      Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, de rétablir l’indemnité de 12 270 $ accordée par l’adjudicatrice de réexamen, avec intérêts calculés conformément à la partie XIV de la Loi sur la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, et d’adjuger les dépens à J.W. suivant la règle habituelle.

Version française des motifs des juges Brown et Rowe rendus par

 

[175]                      Le juge Brown (dissident) — Je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Les paragraphes 56-138, 140 et 149-152 des motifs de ma collègue la juge Côté énoncent correctement l’état du droit au nom de la majorité de notre Cour en ce qui concerne la compétence des tribunaux de surveillance. Je partage donc l’avis de ma collègue sur ce point, et je conclurais que le juge Edmond a commis une erreur en analysant l’interprétation que l’adjudicatrice d’audition a faite de la catégorie SL1.4 (Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (2006) (« CRRPI »), ann. D, art. II) et en substituant son interprétation à la sienne (motifs de la juge Côté, par. 150). Je ne suis toutefois pas d’accord pour dire qu’il existe dans la CRRPI une « lacune » qui permet à notre Cour de renvoyer la demande de J.W. pour nouvel examen. Bien que ma collègue la juge Côté se soit admirablement efforcée de justifier la conclusion à laquelle elle est arrivée, les parties à la CRRPI ne se sont pas mises d’accord sur une interprétation particulière d’une disposition contractuelle, mais bien sur un processus particulier, que compromettent les motifs de ma collègue par la manière dont elle tranche le présent pourvoi.

[176]                      La CRRPI nous interdit explicitement d’intervenir dans le Processus d’évaluation indépendant (« PÉI »), même lorsque nous pourrions être d’avis qu’il a été mal interprété et mal appliqué. Il s’agit d’un [traduction] « “code complet” qui limite l’accès aux tribunaux, protège le caractère définitif des décisions prises dans le cadre du PÉI et respecte l’expertise des adjudicateurs du PÉI » (Fontaine c. Canada (Attorney General), 2017 ONCA 26, 137 O.R. (3d) 90 (« PI de Spanish, CA »), par. 53). Chercher à tout prix à trouver une « lacune » dans la CRRPI pour y déceler un cas d’ouverture à un recours judiciaire alors que les parties entendaient manifestement exclure cette possibilité va à l’encontre de la volonté des parties et — je le répète — porte atteinte à l’intégrité du processus sur lequel elles se sont entendues.

[177]                      Pour appuyer sa conclusion que cette prétendue lacune existe, la juge Côté souligne la concession de l’adjudicateur en chef selon laquelle (1) l’adjudicatrice d’audition a mal statué ([traduction] « aberrante ») sur la demande de J.W., décision qu’ont confirmée à tort deux adjudicateurs de révision, et (2) il n’avait pas compétence pour rouvrir la demande de J.W. (par. 153). Il s’ensuit, d’après ma collègue, que les tribunaux peuvent intervenir pour accorder réparation. Toutefois, comme je l’expliquerai plus loin, la concession de l’adjudicateur en chef ne révèle aucune « lacune » dans la CRRPI, encore moins un motif d’intervention judiciaire permettant de la combler, cette intervention judiciaire étant contraire à l’intention expresse des parties. Ma collègue n’est tout simplement pas justifiée de récrire les modalités de la CRRPI.

I.              Réécriture des modalités de la CRRPI

[178]                      La CRRPI est un contrat (Canada (Procureur général) c. Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 R.C.S. 205 (« Décision de la CSC sur les documents »), par. 35. L’interprétation de ses modalités oblige par conséquent le tribunal à discerner l’intention des parties et à faire exécuter le marché qu’elles ont conclu (G. R. Hall, Canadian Contractual Interpretation Law (3e éd. 2016), p. 174; Décision de la CSC sur les documents, par. 35).

[179]                      Certes, il est vrai que lorsque, dans leur contrat, les parties n’ont pas prévu une situation particulière survenant au cours de leurs rapports, le tribunal peut conclure à l’existence d’une disposition contractuelle implicite (M.J.B. Enterprises Ltd. c. Construction de Défense (1951) Ltée, [1999] 1 R.C.S. 619, par. 27, citant Société hôtelière Canadien Pacifique Ltée c. Banque de Montréal, [1987] 1 R.C.S. 711, p. 775). Ce pouvoir n’est cependant pas illimité. Plus précisément, il ne permet pas au tribunal de récrire le contrat ou d’y insérer une condition implicite contraire à l’intention exprimée clairement par les parties (Hall, p.180‑183; M.J.B. Enterprises, par. 29; et Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, p. 1097).

[180]                      Il est particulièrement important ici de faire preuve d’une certaine circonspection avant de conclure à l’existence implicite d’une modalité autorisant l’exercice d’un recours judiciaire. Compte tenu du caractère définitif garanti par le PÉI, il est facile de comprendre pourquoi les parties ont peut‑être jugé indésirable de voir s’éterniser devant les tribunaux les litiges touchant les demandes présentées dans le cadre du PÉI (voir PI de Spanish, CA, par. 51, 53 et 60; motifs de la juge Côté, par. 134). Il vaut donc la peine de s’arrêter sur la raison pour laquelle ma collègue la juge Côté estime qu’il s’agit d’un cas dans lequel il est possible de prolonger le présent litige, en l’occurrence le fait que les modalités de la CRRPI ne donnent aucun pouvoir à l’adjudicateur en chef de rouvrir la demande de J.W., malgré sa conclusion que la demande de J.W. a entraîné une erreur « aberrante ». Mais le simple fait que l’on ne retrouve pas certains termes dans la CRRPI ne signifie pas pour autant que celle‑ci comporte une « lacune » que les juges doivent s’empresser de combler (voir A. Swan, J. Adamski et A. Y. Na, Canadian Contract Law (4e éd. 2018), p. 793). Tout dépend de la raison pour laquelle les termes en question n’y ont pas été insérés. Il y a une différence entre le fait de ne pas accorder un pouvoir que les parties auraient conféré (ce qui serait une véritable « lacune »), et le fait de décider de ne pas accorder ce pouvoir. De plus, à mon humble avis, l’examen des modalités de la CRRPI révèle que l’absence de stipulation autorisant l’adjudicateur en chef à rouvrir des demandes constitue clairement un exemple de cette dernière catégorie.

[181]                      Le PÉI se veut un « processus décisionnel fermé qui relève d’adjudicateurs indépendants et qui n’est pas assorti d’un droit d’appel ou d’un contrôle judiciaire » (motifs de la juge Côté, par. 65, citant Fontaine c. Canada (Attorney General), 2016 BCSC 2218, [2017] 1 C.N.L.R. 104, par. 11 (je souligne)). Par conséquent, le règlement des demandes présentées dans le cadre du PÉI se limite à une audience en personne et à deux paliers de révision interne sans recours judiciaire (ann. D, art. III(1); motifs de la juge Côté, par. 69 et 75), contrairement à la procédure de révision du paiement d’expérience commune, qui prévoit clairement la possibilité d’exercer un recours judiciaire en cas de rejet d’une demande (CRRPI, art. 5.09).

[182]                      La CRRPI n’est pas non plus muette en ce qui concerne les situations dans lesquelles il est possible de recourir aux tribunaux dans le cadre du PÉI. Elle indique que l’adjudicateur en chef peut permettre au demandeur de s’adresser aux tribunaux lorsque le préjudice ou la perte excède l’indemnité maximale permise ou que la preuve est trop complexe (ann. D, art. III(b)(iii); motifs de la juge Côté, par. 73‑74). Le mécanisme de révision interne que l’on trouve dans la CRRPI a de toute évidence été conçu pour permettre le recours aux tribunaux dans certaines situations précises, lesquelles ne comprennent pas les cas d’interprétation inexacte du PÉI.

[183]                      L’intention des parties de ne pas conférer à l’adjudicateur en chef le pouvoir d’intervenir pour corriger les interprétations erronées du PÉI en rouvrant les demandes ressort également de la façon dont la CRRPI habilite effectivement l’adjudicateur en chef à réagir face à une interprétation erronée. Bien que ce dernier ne puisse rouvrir une demande en cas d’interprétation erronée du PÉI, il (ou l’adjudicateur en chef désigné) détient, comme le reconnaît la juge Côté, un droit de révision finale des décisions rendues au terme du PÉI (motifs de la juge Côté, par. 69, 70 et 160). Ce « pouvoir de révision » finale permet à l’adjudicateur en chef de corriger une erreur d’interprétation commise dans l’application du PÉI par l’adjudicateur d’audition ou l’adjudicateur de révision. Comme l’indique l’annexe D de la CRRPI :

                    . . . [T]oute partie peut demander à l’adjudicateur en chef, ou à l’adjudicateur en chef désigné, de déterminer si la décision de l’adjudicateur au dossier ou de l’adjudicateur de révision applique correctement les critères du PÉI aux faits déterminés par l’adjudicateur et, s’il y a lieu, de corriger celle‑ci pour qu’elle se conforme à ces critères. L’adjudicateur en chef ou l’adjudicateur en chef désigné peut faire une telle révision. [Je souligne; art. III(1)(i).]

[184]                      De plus, même si l’adjudicateur en chef ou l’adjudicateur en chef désigné n’a pas (comme en l’espèce) exercé son pouvoir de révision finale pour corriger une erreur dans l’interprétation du PÉI, il peut remédier pour l’avenir à cette interprétation erronée du PÉI qui est portée à son attention. Plus précisément, il est autorisé à soumettre au Comité de surveillance du PÉI des instructions dans le but d’aider les adjudicateurs à mieux donner effet aux dispositions de la CRRPI (ann. D, art. III(s)). Bien que, comme je l’affirme, ces dispositions ne vaillent que pour l’avenir, en ce sens que les instructions ne lient que les participants qui en ont été avisés au moins deux semaines avant leur audition (ann. D, art. III(r)(iii)), le pouvoir en question, conjugué au pouvoir de révision finale de l’adjudicateur en chef, confirme néanmoins que les parties à la CRRPI se sont penchées sur les pouvoirs de l’adjudicateur en chef relativement aux interprétations incorrectes du PÉI. Ce faisant, elles ont refusé de conférer ces pouvoirs comme le ferait ma collègue la juge Côté.

[185]                      De plus, en précisant que le principe de l’autorité de la chose jugée ne s’applique pas aux décisions rendues dans le cadre du PÉI (ann. D, ann. X, point 5), la CRRPI envisage nettement la possibilité que les divers adjudicateurs du PÉI donnent de celui‑ci des interprétations contradictoires, voire erronées. Comme l’adjudicateur en chef l’a fait observer devant notre Cour, les négociations des parties à la CRRPI ne visaient pas à instaurer un système infaillible. Avec 38 000 dossiers à traiter et 80 000 demandeurs, [traduction] « personne n’a imaginé que ce système produirait des décisions à l’abri de toute erreur » (transcription, p. 83).

[186]                      Tant mes collègues la juge Abella (par. 26‑27) que la juge Côté (par. 139 et 141-148) citent les motifs majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt N.N. c. Canada (Attorney General), 2018 BCCA 105, 6 B.C.L.R. (6th) 335, par. 83‑85, à l’appui de la proposition suivant laquelle les tribunaux peuvent intervenir pour corriger des « lacunes » lorsque la CRRPI est muette. En toute déférence, mis à part son application du critère préalable des « circonstances exceptionnelles » (à l’égard de laquelle je souscris aux motifs de la juge Côté au par. 140), je préfère les motifs dissidents énoncés dans cet appel par le juge Hunter, qui écrivait ce qui suit (par. 227) :

                    [traduction] . . . Un juge surveillant ne peut intervenir que dans des circonstances très exceptionnelles lorsque l’adjudicateur en chef ou l’adjudicateur en chef désigné n’a pas appliqué les modalités de la CRRPI ou les ordonnances de mise en œuvre. Ce genre d’intervention judiciaire n’a pas pour objet de contrôler le bien‑fondé de la décision à l’examen, mais bien de s’assurer que le processus de règlement des différends sur lequel les parties se sont entendues a été suivi.

[187]                      À l’instar de la majorité dans l’arrêt N.N., la juge Côté table fortement (par. 144‑146) sur la décision rendue par le juge Perell, de la Cour supérieure de l’Ontario, dans l’affaire Fontaine c. Canada (Attorney General), 2014 ONSC 283, [2014] 2 C.N.L.R. 86, pour affirmer qu’il est possible de rouvrir « au cas par cas » des réclamations réglées. Mais comme le juge d’appel Hunter le souligne (par. 260 de l’arrêt N.N.), le juge Perell a ultérieurement reconnu, dans Fontaine c. Canada (Attorney General), 2018 ONSC 103, par. 51 et 170 (CanLII), [traduction] « [qu’]une grande partie de ce que j’ai dit au sujet de la réouverture des demandes présentées dans le cadre du PÉI a été infirmée trois ans plus tard dans l’arrêt [PI de Spanish, CA] » et qu’« il n’est possible d’exercer un recours judiciaire que si la décision de l’adjudicateur en chef ou de l’adjudicateur en chef désigné révèle un défaut évident d’appliquer le modèle du PÉI ». Plus particulièrement, il a reconnu (par. 170) que « les juges surveillants ne peuvent connaître en appel des décisions rendues dans le cadre du PÉI ni corriger les erreurs qu’elles contiennent ».

[188]                      Il est donc évident qu’en imposant un processus dont les parties n’ont pas convenu (et qu’elles auraient rejeté si l’on se fie à ce qu’elles ont effectivement stipulé dans la CRRPI), ma collègue la juge Côté récrit la CRRPI. Malgré l’interdiction explicite et tacite qui lui est faite de récrire la CRRPI, elle invoque les princes de « justice naturelle » (par. 148), sans expliquer en quoi ces principes entrent en jeu dans le cas qui nous occupe, sauf pour affirmer que refuser d’accorder une réparation à J.W. causerait « une injustice flagrante » telle que « [l]a Cour se doit [. . .] d’intervenir » (par. 166). Je rejette toutefois la prémisse suivant laquelle ma collègue corrige une « injustice ». Corriger une injustice — autrement dit, rendre justice — ne signifie pas qu’il faut en arriver à la solution la plus acceptable. Dans le cas qui nous occupe, justice est rendue en respectant et en faisant exécuter les modalités d’une entente conclue de plein gré par les parties, y compris les règles de procédure et de fond et les limites de compétence sur lesquelles elles se sont entendues (PI de Spanish, CA, par. 63).

II.           La concession de l’adjudicateur en chef

[189]                      Je passe maintenant à la concession à laquelle ma collègue la juge Côté s’accroche pour justifier la réécriture du contrat intervenu entre les parties. Lors de l’audition, l’avocat de l’adjudicateur en chef a fait observer que l’adjudicatrice d’audition et les adjudicateurs de révision avaient donné à la catégorie SL1.4 une interprétation qui contredisait une décision antérieure de l’ancien adjudicateur en chef Ish. L’avocat de l’adjudicateur en chef a dit que c’était une erreur « aberrante », c’est‑à‑dire une erreur qui s’écarte de l’interprétation acceptée de la catégorie SL1.4. Comme je l’ai déjà dit, il s’agit de la « lacune » que ma collègue a constatée en expliquant que la CRRPI ne permettait pas à l’adjudicateur en chef d’accorder une réparation au demandeur lorsqu’il découvre une erreur dans la révision finale (motifs de la juge Côté, par. 163).

[190]                      Je tiens d’entrée de jeu à faire observer que l’adjudicateur en chef n’est pas une des parties à la CRRPI, mais qu’il en est une créature (ann. D, art. III(s)). Toute concession qu’il pourrait faire sur l’étendue de ses pouvoirs n’a donc qu’une valeur limitée lorsqu’un tribunal est appelé à se prononcer sur l’intention qu’avaient les parties relativement à ses pouvoirs.

[191]                      En outre, comme je l’ai déjà mentionné, l’adjudicateur en chef a compétence pour réagir à des interprétations erronées du PÉI en exerçant son pouvoir de révision finale. Je reconnais qu’il n’a pas relevé l’erreur ici, car les adjudicateurs qu’il avait désignés n’ont pas constaté l’interprétation erronée donnée par l’adjudicatrice d’audition à la catégorie SL1.4. Ce que cela signifie, toutefois, ce n’est pas que le refus d’indemniser J.W. découle d’une « lacune » ou « enrayement » dans la convention en raison de laquelle il était nécessaire de recourir aux tribunaux pour faire rouvrir la demande (motifs de la juge Côté, par. 161‑162), mais qu’il résulte du défaut de l’adjudicateur en chef de s’acquitter correctement de ses obligations de révision finale prévues dans la CRRPI.

[192]                      C’est ce qui ressort de l’argument avancé par l’adjudicateur en chef devant notre Cour suivant lequel les tribunaux ne pouvaient pas accorder de réparation en l’espèce malgré l’interprétation aberrante du PÉI :

                    [traduction]

     Me Arvay, c.r. : . . . Nous rejetons cette approche. Nous rejetons toute approche qui permettrait à un tribunal de surveillance d’annuler la décision d’un adjudicateur lorsque le désaccord porte sur une question d’interprétation d’une disposition du PÉI. Cela ne constitue pas une des circonstances exceptionnelles justifiant un recours judiciaire. Et je suis d’accord avec le juge Rowe pour dire qu’il s’agit en fait d’une question qui mérite d’être posée.

     Nous sommes également d’accord pour dire que ce type de recours judiciaire ne devrait être exercé que rarement et qu’il devrait en réalité être limité aux cas où, pour reprendre les propos de la Cour d’appel du Manitoba, on n’a même pas tenu compte des dispositions de la convention. Non pas qu’il y ait eu une mauvaise interprétation ou une interprétation déraisonnable, ni même une interprétation totalement déraisonnable ou une interprétation témoignant d’une négligence flagrante; on n’a tout simplement pas tenu compte des modalités de la convention. . .  [Je souligne; p. 80‑81.]

[193]                      Je constate qu’en réponse aux questions du tribunal, l’adjudicateur en chef est allé plus loin. Voici la teneur de cet échange :

[traduction]

     Le juge Moldaver : Pourquoi adoptez‑vous une position aussi technique à ce sujet quand vous dites que, s’il s’agit de nouveaux éléments de preuve, on peut revenir devant le tribunal, même si la procédure est terminée, alors que si c’est un point de vue nouveau et une vision juste de l’interprétation qui aurait permis à l’intéressé de faire valoir ses droits, on ne peut pas le faire.

     Me Arvay, c.r. : D’accord.

     Le juge Moldaver : Vraiment, avec tout le respect que je vous dois, c’est une position absurde.

     Me Arvay, c.r. : D’accord. J’ai peut‑être tort alors. Je me trompe peut‑être. Peut‑être que cela permettrait -- cela pourrait être permis, je ne sais pas. Cela n’a pas été fait.

. . .

     Le juge Moldaver : -- et maintenant vous dites qu’on ne peut rien faire. Vous avez seulement fait un peu marche arrière et vous dites : « Eh bien, peut‑être qu’on peut faire quelque chose », ce qui reviendrait à demander au juge surveillant de rendre une ordonnance, je suppose, pour rouvrir l’affaire.

     Êtes‑vous prêt à admettre que ce serait une solution raisonnable au problème?

     Me Arvay, c.r. : Eh bien, comme vous pouvez le voir, mon opinion est plutôt mitigée à ce sujet.

     Ma première impression, ma première réaction était qu’on ramenait simplement l’interprétation du caractère raisonnable. Je vois ce que vous voulez dire, c’est peut‑être différent. C’est peut‑être autre chose.

. . .

     Le juge Moldaver : . . . Si, après avoir résolu [les problèmes d’interprétation] [en respectant les limites établies par la Convention], on constate qu’il y a un hiatus, une lacune, il est alors impossible de rendre justice dans ce cas particulier --

     Me Arvay, c.r. : Oui.

     Le juge Moldaver : -- vous devriez alors pouvoir vous adresser au tribunal pour combler cette lacune.

     Me Arvay, c.r. : Je suis d’accord. [Je souligne; p. 87‑89 et 92.]

[194]                      En résumé, l’adjudicateur en chef a admis qu’il avait [traduction] « peut‑être tort » et que son « opinion [était] plutôt mitigée ». Il a également convenu que, lorsqu’il y a une « lacune », le tribunal est peut‑être en mesure de la combler. Sur ce dernier point, sous réserve de ce que j’ai déjà dit au sujet du respect de la volonté des parties, j’abonde dans son sens. Mais l’adjudicateur en chef n’a pas clairement convenu qu’une telle lacune existait en l’espèce. Lorsqu’on lui a demandé si un tribunal pouvait rouvrir la demande de J.W. pour rectifier l’interprétation que l’adjudicatrice d’audition avait donnée de la catégorie SL1.4, l’adjudicateur en chef a répondu que, même si ce résultat était envisageable, il n’était pas certain que les modalités de la CRRPI le permettaient.

[195]                      Si l’on peut défendre l’idée que cet échange n’exclut pas la possibilité qu’il existe une lacune, cette possibilité a été écartée immédiatement après, lorsque l’adjudicateur en chef a semblé prendre ses distances par rapport à cette suggestion en répondant à la série de questions suivantes de la Cour :

[traduction]

     Le juge Rowe : . . . [L]es circonstances devant lesquelles nous nous trouvons en l’espèce peuvent constituer des circonstances exceptionnelles telles qu’un juge surveillant pourrait être confronté à une application très problématique -- une application fondamentalement troublante de la convention qui justifie un réexamen, mais demander l’intervention d’un juge surveillant est‑elle le seul moyen de soumettre de nouveau la demande à un adjudicateur?

     Me Arvay, c.r. : Mais la différence entre ce que je pense que vous postulez est -- ce n’est pas ce qui s’est passé ici, n’est‑ce pas? Ce que je pense que vous postulez, c’est ce que le juge Moldaver dit qu’il aurait peut‑être dû se produire, c’est‑à‑dire que l’adjudicateur en chef ou quelqu’un d’autre aurait dû soumettre une demande de directives au tribunal. . .

     Je ne pense pas que c’est ce qui a été fait ici. Le juge Edmond s’est contenté de réinterpréter lui‑même la convention; il ne s’est pas fondé sur la décision de M. Ish.

     Le juge Rowe : Par conséquent, vous n’êtes pas d’accord avec son approche générale, qui consiste à proposer son interprétation à la place de celle de l’adjudicateur, même si vous semblez dire que ce serait -- cela servirait les fins de la justice si l’affaire était renvoyée pour nouvel examen.

     Me Arvay, c.r. : Je ne sais pas si j’irais aussi loin. Comme le juge Sharpe l’a dit, vous savez, dans ce cas particulier, la justice respecte le processus, les limites et les modalités de cette convention.

     Le juge Brown : Il faut donc revenir -- juste pour être sûr qu’on se comprend bien, il faut donc respecter rigoureusement le processus établi?

     Me Arvay, c.r. : Oui, il faut respecter le processus qui a été établi. [Je souligne; p. 94‑95.]

III.        Conclusion

[196]                      Ma collègue la juge Côté est tout simplement allée trop loin, avec trop peu. La concession de l’adjudicateur en chef selon laquelle il a été mal statué sur la demande de J.W. ne justifie pas un tribunal de récrire les modalités d’une convention de règlement complexe qui exprimait l’intention commune des parties, surtout lorsque sa concession accompagne l’argument que la CRRPI n’autorise pas le recours aux tribunaux en pareilles circonstances. J’admets qu’il est difficile de s’abstenir d’intervenir pour corriger l’interprétation manifestement erronée de la catégorie SL1.4 qu’a retenue l’adjudicatrice d’audition et qui a été — sans qu’on sache trop comment — confirmée par deux adjudicateurs de révision, mais c’est le résultat que la loi commande, même si nous sommes contraints de le faire à contrecœur (Spencer c. Continental Insurance Co., [1945] 4 D.L.R. 593, p. 609, le juge Wilson (plus tard juge en chef de la Colombie‑Britannique)).

ANNEXE

CAN               Comité d’administration national

CRRPI                        Convention de règlement relative aux pensionnats indiens

CVR                Commission de vérité et de réconciliation

PEC                 Paiement d’expérience commune

PÉI                  Processus d’évaluation indépendant

PI                    Pensionnat indien

 

                    Pourvoi accueilli avec dépens, les juges Brown et Rowe sont dissidents.

                    Procureurs des appelants : Olschewski Davie, Winnipeg.

                    Procureur de l’intimé le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Vancouver.

                    Procureurs de l’intimé l’Adjudicateur en chef, Secrétariat d’adjudication des pensionnats indiens : Arvay Finlay, Vancouver; Susan E. Ross Law Corporation, Victoria.

                    Procureur de l’intimée l’Assemblée des Premières Nations : Assemblée des Premières Nations, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenant Avocats indépendants : Dionne Schulze, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenant K.B. : Donovan & Company, Vancouver.

 



[1]   Les adjudicateurs doivent appliquer la norme relative aux sévices indemnisables et celle concernant l’évaluation de l’indemnité établies par le PÉI (art. II).

[2]   Voir points B et C de l’attendu de la Convention.

3 Une liste complète des acronymes utilisés dans les présents motifs figure en annexe.

4 On trouve un libellé semblable ou identique dans les ordonnances d’approbation de mise en œuvre des neuf tribunaux de surveillance.

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