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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Modern Concept d’entretien inc. c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec, 2019 CSC 28, [2019] 2 R.C.S. 406

 

Appel entendu : 13 novembre 2018

Jugement rendu : 3 mai 2019

Dossier : 37813

 

Entre :

Modern Concept d’entretien inc.

Appelante

 

et

 

Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec

Intimé

 

- et -

 

Conseil québécois de la franchise

Intervenant

 

Traduction française officielle : Motifs de la juge Abella

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 61)

La juge Abella (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin)

 

Motifs conjoints dissidents :

(par. 62 à 138)

Les juges Côté, Brown et Rowe

 

 

 


Modern Concept d’entretien inc. c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec, 2019 CSC 28, [2019] 2 R.C.S. 406

Modern Concept d’entretien inc.                                                                 Appelante

c.

Comité paritaire de l’entretien d’édifices

publics de la région de Québec                                                                           Intimé

et

Conseil québécois de la franchise                                                               Intervenant

Répertorié : Modern Concept d’entretien inc. c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec

2019 CSC 28

No du greffe : 37813.

2018 : 13 novembre; 2019 : 3 mai.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du québec

 

                    Relations du travail — Conventions collectives — Extension juridique par décret du gouvernement — Franchises — Conditions d’emploi minimales garanties par une loi provinciale du fait de l’extension d’une convention collective à tous les salariés et à tous les employeurs professionnels visés par le champ d’application défini par un décret du gouvernement — Comité paritaire chargé d’administrer et de surveiller le régime créé par décret — Engagement du franchisé envers le franchiseur de fournir des services d’entretien ménager — Salaires impayés et autres avantages réclamés par le Comité paritaire au nom du franchisé en vertu du décret applicable — Le décret s’applique‑t‑il à la relation entre le franchiseur et le franchisé? — Le franchisé était‑il un salarié du franchiseur? — Loi sur les décrets de convention collective, RLRQ, c. D‑2, art. 1g) « employeur professionnel », j) « salarié » — Décret sur le personnel d’entretien d’édifices publics de la région de Québec, RLRQ, c. D‑2, r. 16.

                    La prestation de services d’entretien ménager dans les édifices publics situés dans la région de Québec est régie par une convention collective, le Décret sur le personnel d’entretien d’édifices publics de la région de Québec. Ce décret prévoit des normes minimales notamment en matière de salaire, d’heures de travail, de vacances et d’heures supplémentaires en milieu de travail, et est régi par la Loi sur les décrets de convention collective. En vertu de la Loi, le Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec (« Comité ») est chargé de surveiller l’observation du Décret et il peut donc prendre, au nom des salariés, toute mesure découlant du Décret.

 

                    En 2014, le Comité a introduit une procédure contre Modern Concept d’entretien inc. dans laquelle il réclamait 9 219,32 $ pour les salaires impayés et d’autres avantages liés aux services d’entretien ménager fournis par B. Modern offre de tels services dans la région de Québec par l’entremise d’un réseau de franchises. Elle négocie des contrats-cadres d’entretien ménager avec ses clients et cède des contrats d’entretien ménager pour des sites déterminés à ses franchisés, lesquels effectuent le travail d’entretien. B est devenu un franchisé en janvier 2014, acceptant de fournir des services d’entretien ménager exclusivement dans le cadre de la relation de franchise. Après cinq mois de travail dans le réseau de Modern, B a résilié son contrat de franchise. Le Comité a enquêté sur la relation qui liait B et Modern. Il était d’avis que le libellé du contrat en question n’était pas déterminant quant à la réalité de la relation entre B et Modern, et que B était en fait un « salarié » au sens de la Loi, et non un entrepreneur indépendant. Il était donc en droit de recevoir la rémunération et les avantages prescrits par le Décret.

                    Le juge du procès a conclu qu’il y avait une intention commune voulant que B soit un entrepreneur indépendant et non un salarié. Par conséquent, celui‑ci n’avait pas droit au montant que le Comité réclamait en son nom. En accueillant l’appel, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu qu’en ne tenant pas compte de la nature des cessions des contrats d’entretien ménager de Modern à B, le juge du procès avait commis une erreur manifeste et déterminante, et qu’en ne reconnaissant pas que Modern demeurait contractuellement responsable envers ses clients, il avait commis une erreur dans son analyse de la question de savoir si B était un salarié ou un entrepreneur indépendant. Les juges majoritaires ont statué que B était un salarié et ont ordonné à Modern de verser au Comité les 9 219,32 $ réclamés au nom de B.

                    Arrêt (les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin : L’omission du juge de première instance de prendre en compte la nature tripartite du modèle de gestion de Modern constituait une erreur manifeste et déterminante justifiant une intervention en appel. En raison de cette erreur, le juge a mal apprécié la question de savoir si B était un salarié ou un entrepreneur indépendant. B est un « salarié » au sens de la Loi et Modern est en conséquence un « employeur professionnel ». Les dispositions impératives de la Loi et du Décret régissent donc la relation entre Modern et B, et ce dernier a droit au salaire et aux avantages que réclame en son nom le Comité.

                    Le Décret peut s’appliquer à tout contrat dont on peut conclure qu’il lie une personne à titre de salarié au sens de la Loi. Des travailleurs peuvent être considérés comme des « salariés » pour l’application de la Loi et du Décret même s’ils ne sont pas considérés comme des salariés aux termes d’autres textes législatifs québécois. Le fait que le contrat de franchise qualifie B de franchisé n’est pas déterminant, non plus que le fait qu’il soit qualifié d’entrepreneur indépendant de Modern. Le Décret peut s’appliquer aux relations autres que celles régies par des contrats de travail. La présence d’un contrat de franchise ne peut servir à camoufler la nature véritable de la relation entre un salarié et un employeur professionnel au sens de la Loi. Dans la mesure où la réalité de la relation entre les parties révèle qu’un franchisé n’a pas en fait assumé le risque d’entreprise et n’avait pas réellement la possibilité de réaliser un profit, ce franchisé est un salarié et cette relation est assujettie au Décret.

                    La structure de l’entreprise de Modern doit être examinée dans son ensemble pour déterminer qui a assumé le risque d’entreprise et espérait en retour réaliser un profit. La relation d’entreprise en l’espèce faisait intervenir trois parties : le client, qui demande les services d’entretien ménager, le franchiseur, Modern, qui garantit la qualité et la prestation des services, et le franchisé, qui fournit effectivement ceux‑ci. Dans les contrats de services d’entretien ménager conclus entre Modern et ses clients, ces derniers ont consenti à l’avance à la cession des contrats d’entretien ménager à des franchisés, mais Modern n’était pas dégagée de ses responsabilités envers ses clients si la prestation des services d’entretien ménager ne respectait pas le contrat qu’ils avaient conclu. En ne prenant pas en compte la relation tripartite, le juge du procès n’a pas considéré l’entreprise dans son ensemble et a donc conclu à tort que B assumait le risque d’entreprise et, partant, n’était pas un salarié. En raison de son modèle de gestion tripartite et de sa responsabilité continue envers ses clients, Modern exerçait d’importants contrôles sur B. Ce dernier n’assumait pas le risque d’entreprise et, par conséquent, ne pouvait être considéré comme un entrepreneur indépendant, ce qui faisait de lui un salarié aux termes de la Loi.

                    Les juges Côté, Brown et Rowe (dissidents): Le pourvoi devrait être accueilli et le jugement de première instance rétabli. Le juge du procès n’a commis aucune erreur révisable en concluant que B n’était pas un salarié au sens de la Loi, car le caractère imparfait des cessions de contrats entre Modern et B n’a pas d’incidence significative sur le risque d’entreprise assumé par B. De plus, même en supposant que B ait été un salarié, Modern n’aurait pu être considérée comme son employeur professionnel.

                    La détermination du statut de B au regard de la Loi soulève une question mixte de fait et de droit puisqu’il s’agit d’appliquer un critère juridique aux faits du dossier, en l’occurrence le critère du risque d’entreprise. Sauf exception, les questions mixtes de fait et de droit sont soumises à la norme d’intervention de l’erreur manifeste et déterminante, une norme qui commande un degré élevé de retenue. Si l’existence d’une erreur manifeste et déterminante n’est pas dûment établie, il incombe à la Cour de rétablir la décision de première instance.

                    La Loi permet l’extension juridique, par décret du gouvernement, d’une convention collective de manière à lier tous les salariés et tous les employeurs œuvrant dans un secteur d’activité précis. Elle vise à garantir des conditions minimales de travail et à prévenir les situations d’abus dans les industries visées. Pour déterminer si un travailleur bénéficie des conditions prévues dans un décret, il faut, dans un premier temps, se demander (1) si ce travailleur est un salarié au sens de la Loi et, dans l’affirmative, (2) s’il est visé par le champ d’application défini dans le décret. Dans un deuxième temps, il faut identifier un débiteur lié par le décret, soit un employeur professionnel qui emploie le salarié visé par le champ d’application du décret.

                    La notion de salarié au sens de la Loi déborde la notion de salarié au sens du droit commun compte tenu de l’inclusion du terme « artisan » dans la définition de « salarié » de la Loi. Contrairement au salarié au sens du Code civil, l’artisan n’est pas subordonné à un employeur au sens propre dans l’exécution de son travail. De façon générale, l’artisan est une personne physique qui travaille manuellement pour son propre compte, seul ou aidé des membres de sa famille, de compagnons, ouvriers ou apprentis. Un artisan sera généralement, au regard du droit civil, un entrepreneur. La subordination juridique, qui distingue le contrat de travail et le contrat d’entreprise en droit commun, n’est pas essentielle au statut de salarié en vertu de la Loi. L’artisan qui est un entrepreneur et non un salarié au sens du Code civil pourra donc être considéré comme un salarié assujetti à la Loi.

                    Cependant, tout entrepreneur qui exerce lui‑même, à son compte, un travail manuel visé par un décret n’est pas pour autant un artisan au sens de la Loi. Certains entrepreneurs qui correspondent à première vue à la définition d’artisan échappent à l’application de la Loi, car leurs activités sont organisées à des fins de profit et présentent, corollairement, un risque d’entreprise. Ce risque d’entreprise doit aller au‑delà du risque que tout artisan assume lui aussi, par exemple la défectuosité de ses outils de travail ou des méthodes de travail inefficaces. En outre, le tribunal doit se demander si le travailleur avait dans les faits et à la lumière de la preuve l’intention d’accepter un véritable risque d’entreprise, et ce, afin de réaliser un profit.

                    Dans son appréciation du critère du risque d’entreprise, le tribunal doit tenir compte d’un ensemble de facteurs. Parmi les indices secondaires pertinents, on compte notamment la propriété des outils de travail, le mode de rémunération et le degré de liberté dans l’exécution du travail, dans la mesure où ces indices témoignent du risque assumé. Les termes des contrats conclus entre le travailleur et ses donneurs d’ouvrage ou ses partenaires d’affaires sont pertinents, mais ne sont pas en eux-mêmes déterminants. Le critère du risque d’entreprise demeure le même que les relations contractuelles en cause soient bilatérales ou tripartites, y compris dans le contexte d’un contrat de franchise. Dans tous les cas, l’analyse vise simplement à déterminer si le travailleur assume ou non un risque d’entreprise. Il ne s’agit pas d’établir qui, parmi les parties à un contrat, assume le risque d’entreprise, comme s’il ne pouvait y en avoir qu’un seul. Chaque partie s’expose à de tels risques en parallèle. Fondamentalement, la qualification à titre d’artisan au sens de la Loi repose sur le niveau de risque assumé par celui qui exécute le travail, indépendamment du fait qu’une autre partie s’expose également à un risque d’entreprise, par exemple en engageant sa responsabilité pour les mêmes obligations contractuelles.

                    Le caractère imparfait des cessions de contrats n’a qu’une incidence limitée, sinon nulle, sur le risque d’entreprise de B. En l’espèce, l’omission de traiter de cet élément ne constitue pas une erreur manifeste et déterminante. En l’absence d’une telle erreur, on ne peut remettre en question les conclusions auxquelles le juge du procès est parvenu. En dépit de la relation tripartite entre Modern, B et leurs clients, il était loisible au juge du procès de conclure que B assumait un risque d’entreprise afin d’en retirer un profit, et qu’il n’était pas un « salarié » pour l’application de la Loi. La déférence s’impose à l’égard de cette conclusion.

                    Un contrat de franchise ne peut servir à occulter la réalité d’une relation salarié-employeur au sens de la Loi. Le juge du procès partageait cette préoccupation en l’espèce. Loin de s’en remettre aveuglément aux termes du contrat, celui‑ci a rendu sa décision en tenant compte d’une preuve abondante sur la réalité de la relation entre B et Modern.

                    Qui plus est, toute personne qui fait exécuter un travail prévu dans un décret par un « salarié » ne peut, de ce seul fait, se voir imposer le statut d’employeur professionnel et les obligations qui en découlent. Certains « salariés » au sens de la Loi n’ont tout simplement aucun employeur professionnel. Pour qu’un « employeur professionnel » soit tenu aux obligations prévues à un décret, le travail doit être effectué dans le cadre d’une relation suffisamment apparentée à une relation de travail au sens du droit commun, c’est‑à‑dire qu’un certain degré de contrôle ou de dépendance économique doit être présent. En l’espèce, même en supposant que la notion d’ « employeur professionnel » ait un sens plus large que celle d’employeur au sens du Code civil, le contrat de franchise permet difficilement de conclure que Modern était assujettie au Décret, puisque la surveillance exercée par Modern était insuffisante pour que cette dernière puisse être qualifiée d’employeur professionnel. Ses pouvoirs à titre de franchiseur ne peuvent être confondus avec le lien de subordination qui caractérise le contrat de travail. De plus, B ne se trouvait pas, par ailleurs, dans une situation de dépendance économique à l’égard de Modern.

Jurisprudence

Citée par la juge Abella

                    Arrêts appliqués : Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics c. Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec, [1985] C.A. 17; Confection Coger Inc. c. Comité paritaire du vêtement pour dames, [1986] R.J.Q. 153; arrêts mentionnés : Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec c. Station de ski Le Valinouët inc. (1994), 63 Q.A.C. 143; Québec (Office municipal d’habitation de) c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec, 2009 QCCA 2428; Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics c. Caisse populaire Immaculée Conception de Sherbrooke (1991), 43 Q.A.C. 1; Groupe d’entretien Salibec Inc. c. Québec (Procureur général), 1993 CanLII 4298; Parity Committee for the Building Services (Montreal Region) c. 4523423 Canada Inc. (Sani‑Vie‑Tech), 2011 QCCQ 12209; Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1.

Citée par les juges Côté, Brown et Rowe (dissidents)

                    Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663; Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro‑Québec, 2018 CSC 46, [2018] 3 R.C.S. 101; 3091‑5177 Québec inc. (Éconolodge Aéroport) c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard, 2018 CSC 43, [2018] 3 R.C.S. 8; Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352; South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167; Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014; Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138; H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Salomon c. Matte‑Thomson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729; Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254; Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Potash, [1994] 2 R.C.S. 406; Comité paritaire d’installation d’équipement pétrolier du Québec c. Entreprises Nipo Inc. (1994), 65 Q.A.C. 29; Comité paritaire des agents de sécurité c. Société de services en signalisation SSS inc., 2008 QCCS 335, conf. par 2009 QCCA 1787; Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec c. Station de ski Le Valinouët Inc. (1994), 63 Q.A.C. 143; Comité paritaire de l’industrie de l’automobile des régions Saguenay‑Lac St‑Jean c. Soucy (1993), 60 Q.A.C. 76; Cabiakman c. Industrielle‑Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, 2004 CSC 55, [2004] 3 R.C.S. 195; Dicom Express inc. c. Paiement, 2009 QCCA 611, [2009] R.J.Q. 924; Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics c. Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec, [1985] C.A. 17; Confection Coger Inc. c. Comité paritaire du vêtement pour dames, [1986] R.J.Q. 153; Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics c. Caisse populaire Immaculée Conception de Sherbrooke (1991), 43 Q.A.C. 1; Québec (Procureur général) c. Groupe d’entretien Salibec Inc., 1993 CanLII 4298; Bérubé c. Tracto Inc., [1998] R.J.Q. 93; Provigo Distribution Inc. c. Supermarché A.R.G. Inc., [1998] R.J.Q. 47; Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1; Québec (Procureur général) c. Lazarovitch (1940), 69 B.R. 214; Comité paritaire de l’industrie de l’automobile de Montréal et du district c. Giguère, [1987] R.J.Q. 1176; Québec (Commission de l’industrie de la construction) c. C.T.C.U.M., [1986] 2 R.C.S. 327; Comité Paritaire de l’Industrie de l’Imprimerie de Montréal et du District c. Dominion Blank Book Co., [1944] R.C.S. 213; McKee c. Reid’s Heritage Homes Ltd., 2009 ONCA 916, 315 D.L.R. (4th) 129.

Lois et règlements cités

Code canadien du travail , L.R.C. 1985, c. L-2, art. 3(1) .

Code civil du Québec, art. 9, 2085, 2098, 2098 et suiv., 2099.

Code du travail, RLRQ, c. C‑27.

Décret sur l’industrie du camionnage de la région de Québec, RLRQ, c. D-2, r. 3.

Décret sur le personnel d’entretien d’édifices publics de la région de Québec, RLRQ, c. D‑2, r. 16.

Décret sur les coiffeurs de la région de l’Outaouais, RLRQ, c. D‑2, r. 4.

Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, c. 1, ann. A, art. 1(1).

Loi relative à l’extension des conventions collectives de travail, S.Q. 1934, c. 56.

Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, c. P‑40.1.

Loi sur les décrets de convention collective, RLRQ, c. D‑2, art. 1f), g), j), 2, 3, 5, 6, 11, 12, 13, 16, 22 al. 2a), e), i), 24, 52.

Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N‑1.1, art. 1(10).

Doctrine et autres documents cités

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Coutu, Michel. Droit des rapports collectifs du travail au Québec, vol. 2, Les régimes particuliers, 2e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2013.

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Gagnon, Jean H. La franchise du Québec, Montréal, Wilson & Lafleur, 2003 (feuilles mobiles mises à jour septembre 2007, envoi no 32).

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Lluelles, Didier, et Benoît Moore. Droit des obligations, 3e éd., Montréal, Thémis, 2018.

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Kasirer, Morin et Bélanger), 2017 QCCA 1237, [2017] AZ‑51418252, [2017] J.Q. no 10958 (QL), 2017 CarswellQue 7138 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Lavoie, 2016 QCCQ 1789, [2016] AZ‑51267820, [2016] J.Q. no 2589 (QL), 2016 CarswellQue 2561 (WL Can.). Pourvoi rejeté, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents.

                    Marc-André Fabien, Frédéric Gilbert, Alain Gutkin et Christine Provencher, pour l’appelante.

                    Jacques Cantin, pour l’intimé.

                    Paul‑André Mathieu, pour l’intervenant.

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin rendu par

[1]                              La juge Abella — La prestation de services d’entretien ménager dans les édifices publics situés dans la région de Québec est régie par une convention collective, le Décret sur le personnel d’entretien d’édifices publics de la région de Québec, RLRQ, c. D‑2, r. 16. Ce Décret, ou convention collective, prévoit des normes minimales notamment en matière de salaire, d’heures de travail, de vacances et d’heures supplémentaires en milieu de travail.

[2]                              Le Décret est quant à lui régi par la Loi sur les décrets de convention collective, RLRQ, c. D‑2. Cette loi avait pour objet d’encourager la négociation de conventions collectives en vue d’améliorer les conditions de travail d’un plus grand nombre de travailleurs. Elle visait aussi à uniformiser les conditions de travail dans une même industrie et région. En vertu de l’art. 22 al. 2a) de la Loi, le Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec est chargé de surveiller l’observation du Décret et peut exercer les recours qui naissent du Décret « en faveur des salariés qui n’ont pas fait signifier de poursuite ». Suivant l’art. 12 de la Loi, les employeurs ne peuvent payer un salaire inférieur au salaire minimum prévu dans un décret.

[3]                              Étant donné que la Loi poursuit des objectifs réparateurs et qu’elle vise à conférer des avantages, la Cour d’appel du Québec a jugé que la Loi et les décrets qu’elle régit devaient recevoir une interprétation large et libérale (Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec c. Station de ski Le Valinouët Inc. (1994), 63 Q.A.C. 143; Québec (Office municipal d’habitation de) c. Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec, 2009 QCCA 2428). À son apogée, la Loi régissait environ 100 conventions collectives. Elle s’applique maintenant à 15 conventions collectives, dont celle en cause en l’espèce.

[4]                              Conformément à ses objectifs de protection et de promotion des conventions collectives en vue d’améliorer les conditions de travail, la Loi précise en son art. 11 que les dispositions d’un décret sont « d’ordre public ». L’article 9 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») prévoit quant à lui que les dispositions intéressant l’ordre public ne peuvent être modifiées, ce qui signifie que, si elles sont applicables, les dispositions du Décret sont impératives et ne peuvent être modifiées.

[5]                              Le litige à l’origine du présent pourvoi porte sur la question de savoir si le Décret s’applique à la relation liant Modern Concept d’entretien inc. à Francis Bourque au motif que ce dernier est un « salarié » au sens de la Loi. Pour le résoudre, la Cour doit déterminer si les juges majoritaires de la Cour d’appel (2017 QCCA 1237) étaient justifiés d’intervenir parce que le juge de première instance (2016 QCCQ 1789) a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que le Décret ne s’appliquait pas à cette relation.

[6]                              Modern fournit des services d’entretien ménager dans la région de Québec par l’entremise d’un réseau d’environ 450 franchises. Ses clients sont généralement des petites ou moyennes entreprises qui ont besoin de tels services à plusieurs endroits.

[7]                              Selon son modèle de gestion, Modern négocie un contrat-cadre d’entretien ménager avec ses clients. Elle cède ensuite des contrats d’entretien ménager pour des sites déterminés à ses divers franchisés, lesquels effectuent le travail d’entretien proprement dit. Les franchisés ne prennent pas part aux négociations des contrats conclus avec les clients de Modern.

[8]                              Modern a négocié un contrat de services d’entretien ménager avec la Banque Nationale du Canada en 2012 pour environ 400 sites. L’entente intervenue entre Modern et la Banque prévoyait que Modern céderait le contrat à des franchisés, lesquels effectueraient le travail d’entretien proprement dit. Modern resterait toutefois responsable envers la Banque de la mise en œuvre des contrats dans chacun des sites. L’entente stipulait en outre que le prix des services d’entretien ménager de Modern augmenterait si les salaires prévus au Décret augmentaient. Modern avait une relation contractuelle semblable avec la Société des alcools du Québec (SAQ).

[9]                              Francis Bourque était propriétaire de sa propre entreprise d’entretien ménager, Nettoyage Francis Bourque, qu’il exploitait à temps partiel avec l’aide de sa femme, Jocelyne Fortin. M. Bourque a contacté pour la première fois Modern en 2013, après avoir appris qu’elle cherchait un remplaçant pour l’entretien ménager d’une succursale de la SAQ. Il a d’abord effectué ce travail à titre de sous‑traitant. Plusieurs mois plus tard, M. Bourque a décidé de devenir un franchisé. Il a signé le contrat de franchise avec Modern le 1er janvier 2014.

[10]                          Le contrat de franchise intervenu entre Modern et M. Bourque est un document volumineux renfermant de nombreuses annexes. Selon le préambule, le franchisé, M. Bourque, conservait « l’entier contrôle sur la gestion de son exploitation, laquelle comporte un risque d’affaires comme tout autre commerce dont LE FRANCHISEUR n’est pas garant d’aucune façon » (en caractères gras dans l’original).

[11]                          Le contrat stipulait que M. Bourque acceptait de se voir céder des contrats d’entretien ménager et qu’il était un « entrepreneur indépendant ». Modern devait être indemnisée advenant toute poursuite, réclamation ou autre demande liée au non‑respect d’une quelconque obligation prévue au contrat. Modern avait aussi le droit d’annuler les contrats d’entretien ménager de M. Bourque sur « simple avis ».

[12]                          M. Bourque a accepté de fournir des services d’entretien ménager exclusivement dans le cadre de la relation de franchise, de ne pas faire concurrence au réseau de Modern et d’utiliser ses propres outils et son propre matériel. Il devait se présenter comme partie au réseau de Modern pour toutes les activités relatives à son entreprise et signaler immédiatement à Modern toute plainte reçue des clients. Tout employé de M. Bourque jugé inacceptable par Modern ou l’un de ses clients devait être renvoyé. Les représentants de Modern avaient le droit d’effectuer des contrôles de qualité en tout temps et sans préavis. Pour pouvoir négocier les contrats, Modern devait être informée de toute nouvelle possibilité d’entretien ménager.

[13]                          Conformément au contrat de franchise, Modern facturait les services rendus aux clients au nom de M. Bourque. Elle payait celui‑ci par dépôt direct, après déduction des diverses sommes qu’il lui devait. À tout moment, M. Bourque pouvait devoir verser à Modern jusqu’à 43 % de ses revenus : 25 %, payables d’avance, pour le droit de franchise et les frais d’acquisition du premier contrat, 7 % de ses revenus bruts, 10 % pour des frais d’administration et jusqu’à 1 % de ses revenus annuels bruts pour des frais de publicité. En outre, M. Bourque avait conclu avec Modern des ententes de prêt qui l’aidaient à acquérir les contrats d’entretien ménager et à payer les coûts de franchise. Ces ententes étaient annexées au contrat de franchise.

[14]                          M. Bourque s’est initialement vu céder des contrats d’entretien ménager pour un site de la Banque et une succursale de la SAQ. Au cours des mois qui ont suivi, de tels contrats lui ont été cédés pour trois autres sites de la Banque. Il avait des interactions limitées avec les clients des sites où il fournissait ses services d’entretien. Sa femme, Mme Fortin, l’aidait dans la prestation de ceux‑ci.

[15]                          Le 31 mai 2014, après environ cinq mois de travail dans le réseau de Modern, M. Bourque, de plus en plus frustré par l’absence de profits et son incapacité à développer son entreprise à sa guise, a résilié son contrat de franchise et a recommencé à exploiter sa propre entreprise d’entretien ménager.

[16]                          Après la résiliation du contrat de franchise, le Comité a enquêté sur la relation qui liait M. Bourque et Modern. Il a conclu que le libellé du contrat de franchise n’était pas déterminant quant à la réalité de la relation entre M. Bourque et Modern, et que, malgré ce libellé, M. Bourque était en fait un « salarié » au sens de la Loi, et non un entrepreneur indépendant. M. Bourque était donc en droit de recevoir la rémunération et les avantages prescrits par le Décret.

[17]                          Le 12 novembre 2014, le Comité a introduit devant la Cour du Québec une procédure contre Modern dans laquelle il réclamait 9 219,32 $ pour les salaires impayés et d’autres avantages liés aux services d’entretien ménager fournis par M. Bourque et Mme Fortin.

[18]                          Le juge de première instance a examiné la relation entre Modern et M. Bourque pour déterminer si ce dernier était un salarié ou un entrepreneur indépendant. Il a conclu que les facteurs suivants tendaient à indiquer que M. Bourque était un entrepreneur indépendant : il était propriétaire de sa propre entreprise d’entretien ménager, il a agi comme sous‑traitant de Modern avant de devenir un franchisé et il espérait agrandir son entreprise. Les facteurs qui, selon le juge du procès, appuyaient la thèse selon laquelle M. Bourque était un salarié comprenaient l’incapacité de celui‑ci à négocier les conditions du contrat de franchise, la surveillance continue de son travail par Modern et le fait que ses clients payaient Modern, qui, ensuite, le rémunérait.

[19]                          Pour déterminer si M. Bourque était dans les faits un salarié ou un entrepreneur indépendant, le juge de première instance a toutefois insisté sur l’intention de M. Bourque. Il a conclu que ce dernier s’était clairement engagé dans la relation de franchise dans le but d’élargir sa propre entreprise d’entretien ménager. Selon le juge, le fait que les choses ne se soient pas déroulées comme prévu — en raison de l’insatisfaction de M. Bourque quant au rôle de Modern comme franchiseur — ne changeait en rien le véritable objectif poursuivi par M. Bourque, à savoir élargir sa propre entreprise.

[20]                          Se fondant sur le libellé du contrat de franchise, le juge de première instance a conclu qu’il y avait une intention commune voulant que M. Bourque soit un entrepreneur indépendant et non un salarié. Par conséquent, en tant qu’entrepreneur indépendant, celui‑ci n’avait pas droit au montant total que le Comité réclamait en son nom. Il avait toutefois droit à 2 877,28 $, somme que Modern a reconnu qu’elle lui devait toujours au titre du contrat de franchise.

[21]                          Exposant l’opinion majoritaire de la Cour d’appel, le juge Kasirer a accueilli l’appel. Il a estimé que le juge du procès avait mal compris la nature de la relation contractuelle tripartite qui liait Modern, ses clients et son franchisé, M. Bourque. Plus précisément, le juge Kasirer s’est dit d’avis qu’il avait commis une erreur manifeste et déterminante en ne tenant pas compte de la nature des cessions des contrats d’entretien ménager de Modern à M. Bourque. En ne reconnaissant pas que Modern demeurait contractuellement responsable envers ses clients, le juge de première instance a commis une erreur dans son analyse de la question de savoir si M. Bourque était un salarié ou un entrepreneur indépendant. Divers éléments de ce modèle tripartite ont amené la Cour d’appel à conclure que M. Bourque était un salarié et non un entrepreneur indépendant, et à ordonner à Modern de verser au Comité les 9 219,32 $ réclamés au nom de M. Bourque et de Mme Fortin.

[22]                          Pour les motifs qui suivent, je conviens avec le juge Kasirer que l’omission du juge de première instance de prendre en compte la nature tripartite du modèle de gestion de Modern constituait une erreur manifeste et déterminante justifiant une intervention en appel. En raison de cette erreur, le juge du procès a mal apprécié la question de savoir si M. Bourque était un salarié ou un entrepreneur indépendant.

Analyse

[23]                          Il y a principalement deux dispositions en cause dans le présent pourvoi, les art. 1g) et j) de la Loi, qui définissent respectivement les termes « employeur professionnel » et « salarié » :

1. g«employeur professionnel» désigne: un employeur qui a à son emploi un ou des salariés visés par le champ d’application d’un décret;

1. j) «salarié» signifie: tout apprenti, manœuvre ou ouvrier non spécialisé, ouvrier qualifié ou compagnon, artisan, commis ou employé qui travaille individuellement, en équipe ou en société;

[24]                          Les définitions de « salarié » et d’« employeur professionnel » sont liées : un employeur professionnel est un employeur qui emploie un ou des salariés visés par un décret (voir F. Morin et autres, Le droit de l’emploi au Québec (4e éd. 2010), par. III‑508; Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics c. Caisse populaire Immaculée Conception de Sherbrooke, 43 Q.A.C. 1, par. 13‑15, le juge Proulx). Je conviens avec le juge Kasirer que la définition d’« employeur professionnel » doit, comme celle de « salarié », recevoir une interprétation large et libérale à la lumière des objectifs réparateurs de la Loi et du Décret.

[25]                          Conformément à ces objectifs, la définition de « salarié » prévue dans la Loi est plus large que celle qui figure dans le C.c.Q. Des travailleurs peuvent donc être considérés comme des « salariés » pour l’application de la Loi et du Décret même s’ils ne sont pas considérés comme des salariés aux termes d’autres textes législatifs québécois. Le fait que le contrat de franchise qualifie M. Bourque de franchisé n’est pas déterminant. Cela signifie également que, contrairement aux opinions exprimées par le juge dissident de la Cour d’appel, le Décret peut s’appliquer aux relations autres que celles régies par des contrats de travail. Il peut, en fait, s’appliquer à tout contrat dont on peut conclure qu’il lie une personne à titre de « salarié » au sens de la Loi.

[26]                          La tâche consiste donc en partie à interpréter le terme « artisan » mentionné dans la définition de « salarié » prévue par la Loi. Les artisans sont un exemple de catégorie de travailleurs qui ne sont généralement pas considérés comme des salariés dans les lois québécoises du travail parce que, comme les entrepreneurs indépendants, ils jouissent souvent d’une grande autonomie (A. Perrault, Traité de droit commercial (1936), t. II, p. 225). Comme le professeur Carol Jobin l’a fait remarquer, l’inclusion des artisans dans la définition de « salarié » indique que la notion de salarié en vertu de la Loi a une portée plus étendue que celle qui découle du seul contrat de travail  (« Statuts de salarié et d’employeur dans les lois du travail » dans JurisClasseur Québec — Rapports individuels et collectifs du travail (feuilles mobiles), vol. 1, par G. Vallée et K. Lippel, dir., fasc. 8, par. 145). Le libellé de la version française de la Loi précise davantage l’élargissement de la catégorie des salariés en définissant le terme « salarié » (« employee » en anglais) comme incluant l’« employé », et non pas simplement, comme dans la version anglaise, en reprenant, de façon tautologique, le mot « employee » dans la définition d’« employee ». L’inclusion de l’« artisan » dans la définition de « salarié » figurant dans la Loi démontre clairement que la Loi et le Décret s’appliquent aux relations autres que celles régies par des contrats de travail.

[27]                          L’inclusion apparemment anormale de l’ « artisan » dans la définition de « salarié » prévue dans la Loi a donné lieu à une jurisprudence où il s’agissait de déterminer si un travailleur donné était un artisan qui était donc visé par la Loi, ou un entrepreneur indépendant. La Cour d’appel du Québec a été saisie de la question de cette distinction dans deux arrêts. Dans Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics c. Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec, [1985] C.A. 17, elle a établi le critère permettant de faire la distinction entre un artisan et un entrepreneur indépendant au regard de l’art. 1j) de la Loi.

[28]                          Dans l’affaire Desjardins, la Caisse populaire de St‑Pascal‑de‑Maizerets avait conclu une entente avec un travailleur pour l’entretien ménager de ses locaux. Le travailleur en question possédait sa propre entreprise d’entretien ménager et utilisait son propre matériel. Il devait aussi s’assurer qu’il disposait d’un nombre adéquat d’employés pour exécuter le travail. Quelques années plus tard, il a vendu son entreprise et les contrats qu’il avait conclus avec la Caisse populaire à Louis‑Émile Girard, qui faisait affaire sous le nom de « Service d’Entretien Ménager Louis‑Émile Girard Enr. ». Le litige dans Desjardins portait essentiellement sur la question de savoir si la Caisse populaire était un employeur au sens de la Loi. Pour répondre à cette question, il fallait déterminer si les travailleurs étaient des « salariés » visés par la Loi.

[29]                          Après avoir examiné les définitions du mot « artisan » dans des dictionnaires, la Cour d’appel a précisé que les artisans exercent un métier ou un art mécanique ou manuel et qu’ils travaillent généralement seuls ou au sein d’une petite entreprise. Le juge Jacques a souligné que, malgré les similitudes entre les artisans et les entrepreneurs indépendants, la Loi incluait les artisans dans la définition de « salarié » pour leur conférer des avantages plus étendus et de meilleures conditions de travail. L’indépendance habituellement invoquée pour faire la distinction entre des entrepreneurs indépendants et des salariés ne pourrait donc pas être déterminante pour décider qui peut bénéficier des normes d’emploi établies par la loi.

[30]                          Dans cette affaire, il a été jugé que le facteur crucial pour différencier les artisans des entrepreneurs indépendants tenait au degré respectif de risque assumé et à la capacité correspondante de réaliser un profit. En essayant de générer un profit, l’entrepreneur indépendant accepte le risque d’entreprise, mais pas l’artisan. Le juge Jacques a fait remarquer que cette distinction est aussi présente en droit français et qu’elle sert à différencier le contrat d’entreprise du contrat de travail (voir B. Boubli, « Contrat d’entreprise », dans É. Savaux, dir., Encyclopédie juridique Dalloz : Répertoire de droit civil (2e éd. 1979), t. IV, mise à jour juin 2018, par. 11 et suiv.).

[31]                          Il a donc été conclu que l’acceptation du risque et la capacité correspondante de réaliser un profit constituaient les premiers indices permettant de distinguer les artisans des entrepreneurs indépendants — les entrepreneurs indépendants assument le risque d’entreprise, mais pas les artisans. Des indices secondaires sont aussi utiles pour distinguer les artisans des entrepreneurs indépendants, notamment la possibilité d’établir les heures de travail et de déterminer les méthodes de travail et le mode de paiement.

[32]                          Appliquant cela aux faits de l’affaire, la Cour d’appel a conclu que le risque d’entreprise était assumé par le travailleur. Celui‑ci était libre d’établir son propre horaire et d’utiliser ses propres méthodes pour effectuer les travaux nécessaires, et il recevait une rémunération forfaitaire. Le risque d’entreprise — notamment celui lié au fait d’avoir plus ou moins de travail et à la capacité de contrôler le rythme de travail — incombait au travailleur, lequel était donc un entrepreneur indépendant et non un artisan. En conséquence, le travailleur n’était pas un salarié, la Caisse populaire n’était pas un employeur professionnel, et ni la Loi ni le Décret ne s’appliquait.

[33]                          La Cour d’appel s’est penchée de nouveau sur la question dans Confection Coger Inc. c. Comité paritaire du vêtement pour dames, [1986] R.J.Q. 153 (C.A.). Elle a alors été appelée à déterminer si la relation entre Coger et un groupe de travailleuses de l’industrie de la confection était une relation d’emploi, ou si les travailleuses étaient plutôt des entrepreneures indépendantes. Les travailleuses sollicitaient parfois elles‑mêmes du travail et recevaient parfois du travail de Coger. Elles ne pouvaient fixer le prix de leur travail. Il leur était toutefois loisible de décider de leurs heures de travail et d’accomplir celui‑ci soit à l’atelier de Coger, soit à leur domicile. Elles possédaient par ailleurs leur propre matériel.

[34]                          Pour décider si ces travailleuses étaient des artisanes, et donc des salariées au sens de la Loi, la Cour d’appel est revenue au critère du « risque et profit » de l’arrêt Desjardins. Encore une fois, c’est le juge Jacques qui a rédigé les motifs de la cour. Il a souligné que le risque pertinent est le risque d’entreprise, et non simplement tout risque qu’accepte le travailleur en ce qui touche ses conditions de travail. En raison de leur indépendance, les artisans auront toujours un certain degré d’autonomie et accepteront vraisemblablement un certain risque dans l’organisation de leur travail. Même dans des circonstances où le travailleur possède son propre matériel et est considéré comme un entrepreneur indépendant en droit fiscal, comme c’était le cas des femmes en cause dans cette affaire, le travailleur peut quand même, pour l’application de l’art. 1j) de la Loi, être considéré comme un artisan et, partant, comme un « salarié ». La relation de travail doit être examinée dans son intégralité lorsqu’il s’agit de déterminer qui assume le risque d’entreprise. Si c’est le travailleur, celui‑ci peut être considéré à bon droit comme un entrepreneur indépendant. Dans le cas contraire, le travailleur est un artisan et, par conséquent, un salarié pour l’application de la Loi.

[35]                          Appliquant la loi aux faits dont elle était saisie, la Cour d’appel a conclu que les travailleuses n’assumaient pas le risque d’entreprise et étaient donc des salariées de Coger. Cette entreprise dictait le travail à accomplir et les prix. Elle ne contrôlait pas les menus détails des activités quotidiennes des travailleuses, mais elle fixait les délais de livraison, ce qui dans les faits créait des échéances pour l’accomplissement du travail. Le Décret s’appliquait donc à la relation.

[36]                          La jurisprudence qui distingue les entrepreneurs indépendants des artisans exige donc une analyse hautement contextuelle et factuelle de la nature de la relation pour déterminer quelle partie assume le risque d’entreprise. Il ne s’agit pas de comparer les risques, mais plutôt de savoir quelle partie assume véritablement le risque d’entreprise.

[37]                          Bien qu’à première vue, la présence d’une relation de franchise dans le présent pourvoi distingue celui‑ci des affaires Desjardins et Coger, la qualité de franchisé de M. Bourque n’est pas déterminante pour l’application de la Loi. Il faut plutôt, suivant les arrêts Desjardins et Coger, évaluer la nature véritable de la relation entre les parties, sans égard aux termes et dénominations utilisés dans le contrat de franchise. Je suis d’accord avec le juge Kasirer pour dire que la structure de l’entreprise de Modern doit être examinée dans son ensemble pour déterminer qui a assumé le risque d’entreprise et espérait en retour réaliser un profit. Cet examen s’inscrit dans la plus longue tradition judiciaire au Québec consistant à aller au‑delà du contrat pour déterminer la nature véritable de la relation entre les parties (P. de Niverville et H. Ouimet, Loi annotée sur les décrets de convention collective (feuilles mobiles), p. 27).

[38]                          La question pertinente en l’espèce est de savoir si M. Bourque a assumé le risque d’entreprise et avait la capacité correspondante de réaliser un profit, ce qui permettrait de le considérer comme un entrepreneur indépendant. La présence d’un contrat de franchise ne peut servir à camoufler la présence d’une relation entre un « salarié » et un « employeur professionnel » au sens de la Loi. Cela est compatible avec le principe général selon lequel le désir de se soustraire à l’application d’un décret ne saurait l’emporter sur la réalité de la relation contractuelle (Groupe d’entretien Salibec Inc. c. Québec (Procureur général), 1993 CanLII 4298 (C.A. Qc)). Ce principe ne change pas dans le cas des contrats de franchise (voir Parity Committee for the Building Services (Montreal Region) c. 4523423 Canada Inc. (Sani‑Vie‑Tech), 2011 QCCQ 12209, par. 38 (CanLII)). Dans la mesure où la réalité de la relation entre les parties révèle que M. Bourque n’a pas en fait assumé le risque d’entreprise et n’avait pas réellement la possibilité de réaliser un profit, cette relation est assujettie au Décret.

[39]                          Selon son modèle de gestion, Modern doit conclure deux types de contrats : des contrats de services d’entretien ménager avec ses clients, comme la Banque, et des contrats de franchise avec des individus qui s’occupent de l’entretien ménager, comme M. Bourque. Le contrat conclu entre Modern et la Banque stipulait que le contrat de services serait cédé à un franchisé. Après l’« acquisition » du contrat d’entretien ménager auprès de Modern, M. Bourque a accepté, à titre de franchisé, d’exécuter le travail conformément aux conditions convenues par Modern et la Banque en tant que cliente. Le juge Kasirer a correctement décrit cette relation d’entreprise comme étant de nature tripartite, car elle fait intervenir trois parties : le client, qui demande les services d’entretien ménager, Modern, qui garantit la qualité et la prestation des services, et le franchisé, qui fournit effectivement ceux‑ci.

[40]                          Pour bien comprendre cette relation, il est nécessaire d’examiner la nature des cessions faites par Modern. Comme l’a souligné le juge Kasirer, le droit québécois établit une distinction entre les cessions parfaites et les cessions imparfaites. Dans une cession parfaite — ou véritable —, le cédant transfère à un cessionnaire les droits et les obligations qu’il a en vertu du contrat. Le cédant est libéré du contrat cédé, et le cessionnaire devient lié par celui‑ci comme s’il avait été la partie initiale au contrat (voir J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet, Théorie des obligations (4e éd. 2001), par J. Pineau et S. Gaudet, no 505.1).

[41]                          Cependant, dans une cession imparfaite, le cédant n’est pas libéré de ses obligations en vertu du contrat : « Il n’y a [pas] substitution d’une partie contractante [. . .] mais, plutôt, adjonction d’un nouveau contractant » (D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (3e éd. 2018), n3217 (premier italique ajouté, deuxième italique dans l’original)). Le cédant reste donc lié par le contrat et l’autre partie au contrat cédé aura deux parties contre qui exercer un recours en ce qui a trait à l’exécution des obligations du contrat : le cédant et le cessionnaire (voir J. Carbonnier, Droit civil, vol. II, Les biens, Les obligations (2004), no 1240; J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, nos 1028 et 1047‑1048).

[42]                          Dans les contrats de services d’entretien ménager conclus entre Modern et ses clients, ces derniers ont consenti à l’avance à la cession des contrats d’entretien ménager à des franchisés, mais ils n’ont pas consenti à libérer Modern du contrat de services initial. Les dispositions du contrat de services indiquaient que, malgré toute sous‑traitance, cession ou franchise, Modern devait continuer de s’assurer de la prestation des services d’entretien ménager et de la qualité de ceux‑ci. L’inclusion d’une clause d’indemnisation dans le contrat de franchise entre Modern et M. Bourque ne change pas le fait que Modern n’était pas dégagée de ses responsabilités envers ses clients si la prestation des services d’entretien ménager ne respectait pas le contrat conclu entre Modern et ses clients. La cession des contrats d’entretien ménager par Modern constitue donc une « cession imparfaite » parce qu’il subsiste un lien contractuel direct entre Modern et ses clients. Cette cession « imparfaite » a eu pour effet de créer une relation tripartite continue entre Modern (franchiseur), M. Bourque (franchisé) et la Banque (cliente). Du point de vue de la Banque, Modern et M. Bourque avaient l’obligation d’exécuter le contrat.

[43]                          Il faut examiner le contrat de services d’entretien ménager et le contrat de franchise pour comprendre le modèle de gestion de Modern. En raison de la cession imparfaite, le contrat de services d’entretien ménager et le contrat de franchise — que Modern a conclus respectivement avec la Banque et M. Bourque — sont indissociables. La non‑exécution du contrat d’entretien ménager par M. Bourque permettait à Modern de résilier le contrat de franchise. De même, le renouvellement du contrat de franchise entre M. Bourque et Modern dépendait du respect par M. Bourque des obligations envers la Banque, lesquelles étaient énoncées dans le contrat de services d’entretien ménager.

[44]                          Cela n’a toutefois pas été pris en considération par le juge de première instance. Ce dernier s’est plutôt uniquement demandé si M. Bourque assumait certains risques, et non pas s’il assumait le risque d’entreprise. Dans l’arrêt Desjardins, le juge Jacques a souligné que les artisans auront toujours un certain degré d’autonomie. Cependant, le fait qu’un salarié dispose d’un certain degré d’autonomie et assume un certain degré de risque ne signifie pas qu’il assume le risque d’entreprise, c’est‑à‑dire qu’il est capable d’organiser son entreprise en vue de réaliser un profit. En ne prenant pas en compte la relation tripartite, le juge du procès n’a pas considéré l’entreprise dans son ensemble et a donc conclu à tort que M. Bourque assumait le risque d’entreprise.

[45]                          Comme l’a souligné le juge Kasirer, en raison de ses cessions imparfaites, le modèle de gestion tripartite de Modern se distingue de la plupart des modèles de franchise dans lesquels le franchisé a une relation directe et autonome avec ses clients, indépendante de celle avec le franchiseur. Dans ces modèles de franchise, seul le franchisé a une responsabilité contractuelle envers les clients, et c’est par conséquent celui‑ci qui assumera généralement le risque d’entreprise. En effectuant des « cessions imparfaites » de contrats d’entretien ménager à des franchisés comme M. Bourque, Modern maintenait toutefois une relation directe avec ses clients. À l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, je suis d’avis qu’une caractérisation du risque d’entreprise auquel s’expose M. Bourque uniquement à la lumière du contrat de franchise, comme l’a fait le juge de première instance, constituait une erreur manifeste et déterminante, car il s’agit d’une caractérisation indûment étroite et restrictive occultant la relation contractuelle continue qu’entretenait Modern avec sa cliente, relation contractuelle qui faisait peser le risque d’entreprise directement sur les épaules de Modern. La compréhension de cette relation tripartite constitue le contexte indispensable dont il faut tenir compte pour appliquer le critère exposé dans les arrêts Desjardins et Coger. La question que pose ce critère demeure la même, c’est‑à‑dire celle de savoir si la relation est ou non de nature bilatérale ou tripartite.

[46]                          Compte tenu de la responsabilité continue de Modern envers la Banque, le fait que M. Bourque et Modern ont convenu d’une clause portant que M. Bourque serait un entrepreneur indépendant n’a pas, contrairement à ce qu’a conclu le juge de première instance, d’incidence importante sur l’analyse.

[47]                          Par l’effet du contrat de franchise, M. Bourque a accepté certains risques, dont une clause d’indemnisation prévoyant que Modern pouvait se faire indemniser par celui‑ci pour tout manquement aux conditions des contrats d’entretien ménager. Il assumait aussi certains risques liés à une mauvaise utilisation du temps, du matériel et des produits. Cependant, comme la Cour d’appel du Québec l’a fait remarquer dans l’arrêt Coger, les artisans acceptent habituellement, en raison de leur indépendance, certains risques associés à leurs conditions de travail. Il existe toutefois une distinction fondamentale entre les risques assumés par les travailleurs quant aux conditions de travail et le risque d’entreprise.

[48]                          En raison de sa cession imparfaite à M. Bourque et des conditions de son contrat de services d’entretien ménager avec la Banque, Modern a continué d’assumer le risque de la non‑exécution du contrat. Du point de vue de la Banque — en tant que cliente de Modern —, la participation continue de Modern était cruciale. Par ailleurs, la capacité de Modern d’exiger que M. Bourque l’indemnise n’intéressait aucunement la Banque — en tant que partie étrangère au contrat de franchise conclu avec M. Bourque. En cas d’inexécution du contrat d’entretien ménager par un franchisé, la stratégie privilégiée de Modern consistait en fait à prendre les devants en lui enlevant le contrat et en le cédant à un autre franchisé. Cette stratégie permettait à Modern de maintenir de bonnes relations avec ses clients tout en évitant d’avoir à intenter des procédures en indemnisation potentiellement coûteuses contre le franchisé en défaut. En raison de cette stratégie préventive et du désir de Modern de maintenir une relation positive avec ses clients, le contrat de franchise imposait à M. Bourque d’importants contrôles pour que toute éventuelle inexécution de contrat puisse être détectée aussitôt que possible.

[49]                          La responsabilité continue de Modern envers ses clients du fait des cessions imparfaites est inexorablement liée aux contrôles qu’elle exerçait sur M. Bourque au moyen du contrat de franchise. Modern demeurait en tout temps responsable envers ses clients. Les contrôles qu’elle exerçait sur M. Bourque visaient à limiter cette responsabilité. La stratégie de Modern consistant à contrôler strictement ses franchisés, comme M. Bourque, constitue le contexte dont il faut tenir compte dans l’examen du risque assumé par Modern. Ces contrôles étaient cruciaux parce que, du point de vue de la Banque, c’était Modern, et non M. Bourque, qui assumait le risque de la non‑exécution du contrat. Comme l’a souligné le juge Kasirer, Modern était bien dédommagée du risque qu’elle assumait, car M. Bourque pouvait devoir verser à cette entreprise jusqu’à 43 % de ses revenus.

[50]                          Le régime élaboré par Modern limitait la capacité de M. Bourque d’organiser sa propre entreprise et donc aussi sa possibilité de réaliser un profit. Les conditions de l’entente limitaient le pouvoir de M. Bourque de transférer ses contrats d’entretien ménager à des tiers. Bien qu’il ait payé pour obtenir les contrats en question, il ne lui était pas loisible de les transférer, ni par vente ni par cession. Après que M. Bourque a eu mis fin à sa relation avec Modern, c’est Modern, et non M. Bourque, qui a recédé les contrats pour l’obtention desquels ce dernier avait payé. Modern avait la possibilité de racheter le contrat d’entretien ménager si un franchisé décidait qu’il voulait cesser d’exploiter une franchise donnée ou quitter complètement son réseau, et conservait le droit de s’opposer au transfert ou à la vente d’un contrat d’entretien ménager à un tiers. Ces mesures permettaient à Modern de conserver le contrôle de son réseau de franchises, contrôle crucial pour la relation contractuelle continue de Modern avec ses clients d’entreprise et sa responsabilité envers eux.

[51]                          De plus, le contrat de franchise contrôlait rigoureusement la façon dont les franchisés pouvaient obtenir de nouveaux clients. M. Bourque était lié par une clause de non‑concurrence. Tout nouveau contrat d’entretien ménager que M. Bourque voulait obtenir devait être soumis à Modern. Cette dernière pouvait alors négocier le contrat de services-cadres avec le nouveau client. Le franchisé pouvait ensuite acheter les droits à l’égard du nouveau client, même si c’était lui qui avait en premier lieu présenté le client à Modern.

[52]                          Outre l’imposition de ces limites à la capacité de M. Bourque d’organiser sa propre entreprise, Modern assurait la surveillance continue du travail de celui‑ci. Modern pouvait se rendre en tout temps sur les sites où M. Bourque fournissait ses services. Ce dernier avait aussi l’obligation de documenter le travail effectué. La surveillance continue permettait à Modern de minimiser son risque d’entreprise à l’égard de ses clients, ce qui était crucial pour le succès de son modèle de gestion, puisqu’elle demeurait directement responsable envers ses clients de la non‑exécution des contrats. Pour sa part, M. Bourque avait des interactions limitées avec les employés de la Banque, lesquels adressaient leurs plaintes à Modern, et non à lui. Lorsqu’une succursale de la Banque se plaignait à Modern des services de M. Bourque, c’était Modern qui pouvait effectuer une déduction sur la rémunération de M. Bourque — et elle l’a effectivement fait — sans discuter de la plainte avec celui‑ci.

[53]                          De plus, les paiements que M. Bourque recevait de Modern s’apparentaient beaucoup plus à un salaire qu’à un revenu d’entreprise. M. Bourque ne recevait aucun paiement direct des clients, qui payaient Modern. Cette dernière rémunérait M. Bourque au moyen d’un dépôt direct, après avoir déduit les sommes dues pour les redevances de franchise, les prêts et les produits que Modern vendait à M. Bourque.

[54]                          En raison des cessions imparfaites, Modern demeurait responsable envers ses clients. La surveillance et les restrictions importantes imposées à M. Bourque par le contrat de franchise, qui limitaient la capacité de ce dernier de contrôler, d’organiser et d’agrandir sa propre entreprise, avaient pour but de protéger Modern d’une éventuelle responsabilité découlant de la conduite de M. Bourque. Modern fait toutefois valoir de façon peu convaincante que les conditions du contrat de franchise qu’elle a conclu avec M. Bourque visaient tout simplement à respecter ses obligations en tant que franchiseur, c’est‑à‑dire à contrôler M. Bourque, un franchisé, de manière à s’acquitter de son devoir de promouvoir et de rehausser sa marque.

[55]                          Aucune disposition du C.c.Q. ou de tout autre texte législatif québécois ne porte précisément sur les contrats de franchise. Dans l’arrêt Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc. (2015), 41 B.L.R. (5th) 1, la Cour d’appel du Québec a énoncé les obligations du franchiseur envers ses franchisés dans une relation de franchise. S’exprimant au nom de la cour, le juge Kasirer a insisté sur le fait que les franchiseurs ont l’obligation implicite de prendre des mesures raisonnables pour appuyer leurs franchisés et maintenir la force et la pertinence de la marque, notamment des mesures pour préserver la clientèle de la marque au sein du marché. Le franchiseur a cette obligation envers chaque franchisé à titre individuel et tout son réseau de franchisés afin de préserver l’intégrité de la franchise. Pour rehausser la marque, le franchiseur est tenu d’aider les franchisés à s’adapter à un marché en évolution, en mettant en œuvre des mesures raisonnables pour demeurer concurrentiel et en favorisant l’innovation continue.

[56]                          Il ne fait aucun doute que les contrôles mis en place par Modern concordent en partie avec le pouvoir de surveillance prévu dans l’affaire Dunkin’ Brands, étant donné que Modern, en tant que franchiseur, avait l’obligation envers tous ses franchisés de protéger et de rehausser la marque Modern. Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, le fait que Modern avait une relation de franchiseur‑franchisé avec M. Bourque ne répond pas à la question de savoir qui assumait l’acceptation et la rémunération du risque d’entreprise. Comme le précisent les arrêts Desjardins et Coger, c’est le fond, et non la forme, qui est déterminant. En l’espèce, l’étendue des contrôles exercés par Modern sur M. Bourque était nécessaire pour permettre à celle‑ci d’organiser et de surveiller le risque d’entreprise puisqu’elle continuait d’avoir une relation contractuelle directe avec ses clients. Modern a limité la capacité de M. Bourque d’organiser sa propre entreprise afin de limiter son propre risque dans le cadre de sa relation continue avec ses clients, risque qu’elle a continué d’assumer en raison de sa cession imparfaite des contrats d’entretien ménager. La question de savoir si l’arrangement est également compatible avec les obligations du franchiseur énoncées dans Dunkin’ Brands est non pertinente.

[57]                          Pour déterminer qui assume le risque d’entreprise, il faut évidemment effectuer une analyse factuelle et contextuelle. Il peut y avoir d’autres circonstances où il est possible de soutenir que les risques assumés par le franchisé sont suffisants pour permettre de considérer que celui‑ci assume le risque d’entreprise et est donc un entrepreneur indépendant.

[58]                          Dans la présente affaire, l’omission du juge de première instance d’examiner l’effet de la cession imparfaite des contrats d’entretien ménager de Modern à M. Bourque l’a amené à commettre une erreur dans son application du critère énoncé dans les arrêts Desjardins et Coger. Le contrat de services d’entretien ménager et le contrat de franchise régissaient en tout temps le modèle de gestion de Modern. Suivant ce modèle de gestion, c’était Modern, et non M. Bourque, qui assumait les « risque et profit » de l’entreprise. En raison de son modèle de gestion tripartite et de sa responsabilité continue envers ses clients, Modern exerçait d’importants contrôles sur M. Bourque pour limiter son propre risque d’entreprise. M. Bourque n’assumait pas le risque d’entreprise et, par conséquent, ne pouvait être considéré comme un entrepreneur indépendant. Comme les juges majoritaires de la Cour d’appel, je suis d’avis que l’omission du juge du procès d’examiner la nature des cessions imparfaites au cœur du modèle de gestion de Modern, ainsi que la nature tripartite de la relation entre Modern, ses clients et M. Bourque qui en découle, constituait une erreur manifeste et déterminante qui a mené à une application irrégulière des critères établis dans les arrêts Desjardins et Coger.

[59]                          Lorsque le modèle de gestion tripartite de Modern est dûment pris en considération dans l’analyse, il devient manifeste, comme l’a conclu la Cour d’appel, que c’était Modern qui assumait le risque d’entreprise et pouvait réaliser un profit. M. Bourque était donc un artisan, ce qui faisait de lui un salarié aux termes de la Loi. Comme M. Bourque et Mme Fortin sont des salariés au sens de la Loi, Modern est en conséquence un « employeur professionnel ».

[60]                          Les dispositions impératives de la Loi et du Décret régissent donc la relation entre Modern et M. Bourque. En conséquence, M. Bourque et Mme Fortin ont tous deux droit au salaire et aux avantages que réclame en leur nom le Comité.

[61]                          Par conséquent, la Cour d’appel est intervenue à bon droit. Je rejetterais le pourvoi avec dépens.

Les motifs suivants ont été rendus par

                    Les juges Côté, Brown et Rowe (dissidents) —

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphe

 

I.          Contexte et historique judiciaire

63

II.        Questions en litige et normes d’intervention

66

III.       Le cadre législatif de la LDCC

72

A.        L’historique et l’économie de la LDCC

72

B.        Le champ d’application d’un décret

77

IV.       Le statut de M. Bourque au regard de la LDCC

81

A.        La notion de salarié au sens de la LDCC

81

B.        Le critère du risque d’entreprise

87

C.        Application aux faits

96

(1)        L’analyse de la preuve par le juge du procès

98

(2)        L’incidence de la cession imparfaite des contrats d’entretien sur le risque d’entreprise

106

V.        Le statut de Modern au regard de la LDCC

116

A.        La notion d’employeur professionnel dans la LDCC

117

B.        Application aux faits

128

 

(1)        La surveillance exercée par le franchiseur

129

(2)        La dépendance économique

136

VI.       Conclusion

138

 

[62]                         Nous avons lu avec attention les motifs de notre collègue, lesquels reprennent en substance la position exprimée par la Cour d’appel du Québec à la majorité quant à l’incidence des cessions imparfaites de contrats. Avec égards, nous croyons que le raisonnement qui sous-tend cette position est erroné. Le caractère imparfait des cessions de contrats entre Modern Concept d’entretien inc. (« Modern ») et M. Bourque n’a pas d’incidence significative sur le risque d’entreprise assumé par celui-ci, si bien que l’omission par le juge du procès de traiter de cet aspect de la relation contractuelle entre Modern et M. Bourque ne constitue pas une erreur révisable. Le pourvoi devrait être accueilli et le jugement de première instance rétabli.

I.               Contexte et historique judiciaire

[63]                         L’appelante, Modern, exploite un vaste réseau de franchises dans le milieu de l’entretien ménager. M. Francis Bourque, un entrepreneur dans ce même secteur d’activités, décide d’adhérer au réseau à titre de franchisé dans l’espoir de développer sa clientèle et de faire croître sa propre entreprise. Modern lui cède alors des contrats d’entretien ménager auprès de clients commerciaux, notamment des succursales de la Banque Nationale (« Banque »). Après quelques mois seulement, insatisfait des résultats, M. Bourque abandonne sa franchise et poursuit ses affaires sous son propre nom.

[64]                         L’intimé, le Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec (« Comité paritaire »), soutient que M. Bourque, ainsi que sa conjointe Mme Jocelyne Fortin, qui travaillait avec lui, étaient en fait des « salariés » de Modern pour l’application d’une loi particulière, la Loi sur les décrets de convention collective, RLRQ, c. D-2 (« LDCC »). Sur cette base, le Comité paritaire réclame en leur nom une somme de 9 219,32$ en salaires qui n’auraient pas été payés.

[65]                         La Cour du Québec a rejeté l’action, estimant que M. Bourque était engagé dans un projet d’affaires qui comportait un risque d’entreprise incompatible avec le statut de « salarié » au sens de la LDCC (2016 QCCQ 1789). La Cour d’appel a infirmé cette décision après avoir conclu que le juge du procès avait commis une erreur dans l’appréciation de ce risque en ne prenant pas en considération le caractère imparfait des cessions de contrats entre Modern et ses franchisés (2017 QCCA 1237). Le juge Morin, dissident, a estimé pour sa part que M. Bourque ne pouvait pas être qualifié de salarié pour l’application de la LDCC en l’absence d’un contrat de travail au sens du droit commun.

II.            Questions en litige et normes d’intervention

[66]                         Le pourvoi devant la Cour soulève essentiellement deux questions : M. Bourque est-il un salarié au sens de la LDCC et, dans l’affirmative, Modern est-elle son « employeur professionnel » pour l’application de cette loi ?

[67]                         En ce qui concerne d’abord le statut de Modern au regard de la LDCC, le juge n’a pas analysé directement cette seconde question. Il n’y a donc pas lieu de débattre de la norme d’intervention applicable à cet égard, autrement que pour rappeler que la Cour doit faire preuve de déférence à l’endroit des conclusions de fait pertinentes du juge du procès.

[68]                          La détermination du statut de M. Bourque au regard de la LDCC soulève une question mixte de fait et de droit puisqu’il s’agit d’appliquer un critère juridique aux faits du dossier, en l’occurrence le critère du risque d’entreprise (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 26-37; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 66). L’un des principaux aspects à prendre en considération a trait à la détermination de l’intention des parties au contrat de franchise, notamment quant au risque que M. Bourque entendait assumer. À cet égard, notre Cour a rappelé récemment dans l’arrêt Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec, 2018 CSC 46, [2018] 3 R.C.S. 101, par. 49 et 147, que l’interprétation d’un contrat est en règle générale une question mixte de fait et de droit. Il en est de même de la qualification du contrat lorsque celle-ci repose sur la recherche de l’intention commune des parties, du moins s’il est nécessaire de recourir à des éléments de preuve extrinsèques, comme c’est le cas en l’espèce (3091‑5177 Québec inc. (Éconolodge Aéroport) c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard, 2018 CSC 43, [2018] 3 R.C.S. 8, par. 18 et 59).

[69]                          Sauf exception, les questions mixtes de fait et de droit sont soumises à la norme d’intervention de l’erreur manifeste et déterminante, une norme qui commande un « degré élevé de retenue » (Benhaim c. St‑Germain, 2016 CSC 48, [2016] 2 R.C.S. 352, par. 38, citant South Yukon Forest Corp. c. R., 2012 CAF 165, 4 B.L.R. (5th) 31, par. 46). En vertu de cette norme, le rôle d’une cour d’appel ne consiste pas à réexaminer la preuve globalement et à tirer ses propres conclusions, mais simplement à s’assurer que les conclusions du juge du procès — y compris ses inférences juridiques — trouvent appui dans la preuve (Housen, par. 1, 4, 22-23 et 26; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 55; J.G. c. Nadeau, 2016 QCCA 167, par. 79 (CanLII)).

[70]                         Il convient de rappeler que « l’omission d’examiner en profondeur un facteur pertinent, voire de ne pas l’examiner du tout, n’est pas en soi un fondement suffisant pour justifier une cour d’appel de réexaminer la preuve » (Housen, par. 39). De fait, le juge du procès est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve (Housen, par. 72). Comme l’a signalé la Cour dans Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014, par. 15, « une omission ne constitue une erreur importante que si elle donne lieu à la conviction rationnelle que le juge de première instance doit avoir oublié, négligé d’examiner ou mal interprété la preuve de telle manière que sa conclusion en a été affectée ».

[71]                          L’intervention d’une cour d’appel n’est justifiée que dans la mesure où il est démontré qu’une erreur manifeste, c’est-à-dire « évidente », a eu une incidence sur le résultat (Nelson (City) c. Mowatt, 2017 CSC 8, [2017] 1 R.C.S. 138, par. 38). Si l’existence d’une erreur manifeste et déterminante n’est pas dûment établie, il incombe à la Cour de rétablir la décision de première instance, et ce, même si les conclusions tirées par la cour d’appel lui paraissent à certains égards plus convaincantes (H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 74; voir aussi Nelson (City), par. 38; Salomon c. Matte-Thomson, 2019 CSC 14, [2019] 1 R.C.S. 729, par. 33 et 110; Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254, par. 36).

III.         Le cadre législatif de la LDCC

A.           L’historique et l’économie de la LDCC

[72]                          La LDCC vise à permettre l’extension juridique, par décret du gouvernement, d’une convention collective de manière à lier tous les salariés et tous les employeurs œuvrant dans un secteur d’activité précis. D’inspiration européenne, la première mouture de la loi a été adoptée au Québec en 1934[1], à une époque où le mouvement syndical était encore relativement faible et les normes minimales du travail établies par voie législative peu contraignantes. À l’origine, le but visé par la loi était de favoriser la mise en place de conditions de travail décentes, tout en assurant aux employeurs ayant consenti des concessions à leurs salariés qu’ils demeureraient concurrentiels. En permettant au gouvernement d’imposer par décret à l’ensemble d’un secteur d’activité des conditions de travail négociées entre une association de salariés et un employeur, la loi était le fruit d’un compromis entre, d’une part, l’intervention de l’État et, d’autre part, la négociation sur une base volontaire entre travailleurs et employeurs (voir J.‑L. Dubé, Décrets et comités paritaires : L’extension juridique des conventions collectives (1990), p. 5-22).

[73]                          Le mécanisme de l’extension juridique des conventions collectives a perdu en importance au fil du temps. Si, en 1948, près de 100 décrets encadraient au Québec les relations de travail entre environ 18 000 employeurs et 200 000 salariés (Dubé, p. 21), seulement 15 décrets sont aujourd’hui en vigueur sous le régime de la LDCC. Dans des secteurs d’activités, tels la coiffure, les services automobiles, le camionnage ou l’entretien ménager, pour ne nommer que ceux-là, l’extension juridique vise, encore aujourd’hui, à maintenir des conditions de travail décentes pour certaines catégories de salariés, tout en préservant une saine concurrence entre employeurs.

[74]                          Le mécanisme de l’extension juridique fonctionne de la façon suivante. Lorsqu’une convention collective est conclue entre une association de salariés et un employeur, toute partie à la convention peut demander au gouvernement d’en imposer le contenu aux autres acteurs de l’industrie pour une région donnée (LDCC, art. 3). Si la demande est jugée recevable à première vue, le ministre publie un avis donnant 45 jours (ou moins dans certains cas) pour manifester toute objection au projet d’extension de la convention collective (LDCC, art. 5). À l’expiration de ce délai, le ministre peut recommander au gouvernement de décréter l’extension de la convention collective, avec ou sans modifications, s’il estime que les conditions de l’art. 6 LDCC sont respectées, notamment en ce qui a trait au champ d’application du décret, à l’importance prépondérante des conditions de travail proposées et à l’absence d’inconvénients sérieux pour les entreprises visées. S’il y a lieu, le gouvernement pourra alors décréter que la convention collective liera par extension juridique tous les salariés et employeurs compris à l’intérieur des limites géographiques et sectorielles prévues au décret (LDCC, art. 2).

[75]                          Une fois en vigueur, les conditions de travail ainsi décrétées deviennent des normes minimales d’ordre public auxquelles les employeurs et les salariés visés ne peuvent déroger (LDCC, art. 11 à 12). Comme c’est le cas pour la Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1, il sera toutefois loisible aux parties de prévoir par contrat de travail des conditions plus avantageuses pour les salariés (LDCC, art. 13). Un comité paritaire constitué de représentants des employeurs et des salariés est chargé de surveiller et d’assurer l’observation du décret (LDCC, art. 16). Celui-ci peut, notamment, recevoir les plaintes formulées par les employeurs et les salariés (LDCC, art. 24), percevoir des cotisations (LDCC, art. 22 al. 2i)), procéder à des inspections sur les lieux de travail (LDCC, art. 22 al. 2e)), effectuer des réclamations au nom des salariés (LDCC, art. 22 al. 2a)) ou intenter des poursuites pénales (LDCC, art. 52).

[76]                         La LDCC est considérée comme une loi remédiatrice puisqu’elle vise à garantir des conditions minimales de travail et à prévenir les situations d’abus dans les industries visées (voir Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Potash, [1994] 2 R.C.S. 406, p. 419; Comité paritaire d’installation d’équipement pétrolier du Québec c. Entreprises Nipo Inc. (1994), 65 Q.A.C. 29; Comité paritaire des agents de sécurité c. Société de services en signalisation SSS inc., 2008 QCCS 335, par. 31 (CanLII), conf. par 2009 QCCA 1787). À ce titre, la LDCC fait l’objet d’une interprétation large et libérale (Société de services en signalisation SSS inc. (C.S. Qc), par. 38, citant Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec c. Station de ski Le Valinouët Inc. (1994), 63 Q.A.C. 143).

B.            Le champ d’application d’un décret

[77]                          En 1996, le gouvernement a procédé à une importante réforme de la LDCC visant à moderniser et à harmoniser cette loi avec le Code du travail, RLRQ, c. C-27, et la Loi sur les normes du travail (Loi modifiant la Loi sur les décrets de convention collective, L.Q. 1996, c. 71). L’une des préoccupations du législateur au moment de la réforme était de contrer le phénomène dit de « l’extension horizontale », par lequel les décrets s’étendaient au-delà des secteurs envisagés au moment de leur adoption (Commission permanente de l’économie et du travail, « Étude détaillée du projet de loi n° 75 — Loi modifiant la Loi sur les décrets de convention collective », Journal des débats, vol. 35, no 30, 2e sess., 35e lég., 6 décembre 1996, p. 1-2; ministère du Travail, Rapport sur l’application de la Loi modifiant la Loi sur les décrets de convention collective (2000), p. 28-29). Pour régler ce problème, le législateur a modifié la LDCC et fait en sorte que le mécanisme de l’extension juridique ne puisse être utilisé qu’à l’égard des salariés et employeurs inclus dans le champ d’application du décret.

[78]                          Depuis cette réforme, la portée d’un décret de convention collective est définie par l’interaction des art. 1g),  j) et 2 de la LDCC, et par les paramètres sectoriels et géographiques prévus au décret. L’article 2 prévoit que l’extension juridique d’une convention collective liera tous les salariés et tous les employeurs professionnels visés par le champ d’application défini dans le décret. L’article 1j) définit le salarié comme « tout apprenti, manœuvre ou ouvrier non spécialisé, ouvrier qualifié ou compagnon, artisan, commis ou employé qui travaille individuellement, en équipe ou en société ». Selon l’art. 1g), l’employeur professionnel est l’employeur qui a à son emploi un ou des salariés visés par le champ d’application d’un décret.

[79]                          Pour déterminer si un travailleur bénéficie des conditions prévues dans un décret, il faut donc dans un premier temps se demander (1) si ce travailleur est un salarié au sens de la LDCC et, dans l’affirmative, (2) s’il est visé par le champ d’application défini dans le décret. Dans un deuxième temps, il faut identifier un débiteur lié par le décret, soit un employeur professionnel qui emploie le salarié visé par le champ d’application du décret.

[80]                          Dans le présent dossier, il n’est pas contesté que les activités de Modern et de ses franchisés entrent dans les paramètres prévus au Décret sur le personnel d’entretien d’édifices publics de la région de Québec, RLRQ, c. D-2, r. 16 (« Décret »), c’est-à-dire le travail d’entretien effectué pour autrui dans la région de Québec. Les seules questions auxquelles le juge du procès devait répondre étaient donc de savoir si M. Bourque était un salarié au sens de la LDCC et, dans l’affirmative, si Modern était son « employeur professionnel ». Le juge a conclu que M. Bourque ne pouvait être qualifié de « salarié ».

IV.         Le statut de M. Bourque au regard de la LDCC

A.           La notion de salarié au sens de la LDCC

[81]                         La LDCC définit ainsi le terme « salarié » :

Dans la présente loi et son application, à moins que le contexte ne s’y oppose, les termes suivants ont le sens qui leur est ci-après donné :

 

. . .

 

« salarié » signifie : tout apprenti, manœuvre ou ouvrier non spécialisé, ouvrier qualifié ou compagnon, artisan, commis ou employé qui travaille individuellement, en équipe ou en société; [art. 1j)]

 

 

[82]                         La notion de salarié au sens de la LDCC a fait couler beaucoup d’encre étant donné la définition large et pour le moins imprécise de l’art. 1j). Cela dit, tant la doctrine que la jurisprudence considèrent que celle-ci déborde la notion de salarié au sens du droit commun compte tenu de l’inclusion du terme « artisan » dans la définition de salarié de la LDCC (Comité paritaire de l’industrie de l’automobile des régions Saguenay Lac St-Jean c. Soucy (1993), 60 Q.A.C. 76, p. 77-79; Dubé, p. 54; R. P. Gagnon, L. LeBel et P. Verge, Droit du travail (2e éd. 1991), p. 556).

[83]                          Aux termes du Code civil (« C.c.Q. »), la notion de salarié renvoie à une personne qui s’oblige, moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’un employeur en vertu d’un contrat de travail (art. 2085 C.c.Q.). Une convention peut être qualifiée de contrat de travail lorsque sont réunies les trois composantes suivantes : la prestation de travail du salarié, le versement du salaire par l’employeur et le lien de subordination qui prévaut entre les parties (Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, 2004 CSC 55, [2004] 3 R.C.S. 195, par. 27; R. P. Gagnon, Le droit du travail du Québec (7e éd. 2013), p. 88; F. Morin et autres, Le droit de l’emploi au Québec (4e éd. 2010), par. II-52). La caractéristique la plus importante du contrat de travail est la subordination juridique du salarié à son employeur. C’est elle qui permet de distinguer le contrat de travail du contrat d’entreprise ou de service régi par les art. 2098 et suiv. C.c.Q. (voir Cabiakman, par. 28; Dicom Express inc. c. Paiement, 2009 QCCA 611, [2009] R.J.Q. 924, par. 15; R. P. Gagnon (2013), p. 90; M.‑F. Bich, « Le contrat de travail », dans La réforme du Code civil, t. 2, Obligations, contrats nommés (1993), 741, p. 752).

[84]                          Contrairement au salarié au sens du Code civil, l’artisan n’est pas subordonné à un employeur au sens propre dans l’exécution de son travail. De façon générale, l’artisan est une personne physique qui travaille manuellement pour son propre compte, seul ou aidé des membres de sa famille, de compagnons, ouvriers ou apprentis (C. Jobin, « Statuts de salarié et d’employeur dans les lois du travail », dans JurisClasseur Québec — Rapports individuels et collectifs du travail (feuilles mobiles), vol. 1, par G. Vallée et K. Lippel, dir., fasc. 8, par. 146; Dubé, p. 40-43; M.-L. Beaulieu, Les Conflits de Droit dans les Rapports Collectifs du Travail (1955), p. 143-144).

[85]                          En fait, un « artisan » sera généralement, au regard du droit civil, un « entrepreneur » (A. Perrault, Traité de droit commercial (1936), t. II, p. 225-226). Le Code civil définit le contrat d’entreprise (ou de service) comme « celui par lequel une personne, selon le cas l’entrepreneur ou le prestataire de service, s’engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s’oblige à lui payer » (art. 2098 C.c.Q.). Comme l’artisan travaille à son compte, c’est généralement un contrat d’entreprise (ou de service) qu’il conclut avec le donneur d’ouvrage. À titre d’entrepreneur, il a le libre choix des moyens d’exécution du contrat et aucun lien de subordination n’existe entre lui et le client (art. 2099 C.c.Q.). En d’autres termes, il est juridiquement indépendant de son donneur d’ouvrage.

[86]                          Pourtant, à partir du moment où il effectue un travail visé par un décret, l’artisan devient, malgré le fait qu’il jouisse d’un certain niveau d’indépendance, un « salarié » au sens de la LDCC. La présence du terme « artisan » à l’art. 1j) signifie donc que la notion de « salarié » en vertu de la LDCC a une portée plus large que celle qui découle du seul contrat de travail en vertu du Code civil (Jobin, par. 145). Notamment, la « subordination juridique », qui distingue le contrat de travail et le contrat d’entreprise en droit commun, n’est pas essentielle au statut de « salarié » en vertu de la LDCC (Dubé, p. 43-44). En somme, l’artisan qui est un entrepreneur — et non un salarié — au sens du Code civil pourra être considéré comme un salarié assujetti à la LDCC.

B.            Le critère du risque d’entreprise

[87]                         Cependant, tout entrepreneur qui exerce lui-même, à son compte, un travail manuel visé par un décret n’est pas pour autant un « artisan » au sens de la LDCC. La jurisprudence dominante de la Cour d’appel du Québec reconnaît que certains entrepreneurs qui correspondent à première vue à la définition d’artisan échappent à l’application de la LDCC, car leurs activités sont organisées à des fins de profit et présentent, corollairement, un « risque d’entreprise » (Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics c. Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec, [1985] C.A. 17 (Qc); Confection Coger Inc. c. Comité paritaire du vêtement pour dames, [1986] R.J.Q. 153; Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics c. Caisse populaire Immaculée Conception de Sherbrooke (1991), 43 Q.A.C. 1; Québec (Procureur général) c. Groupe d’entretien Salibec Inc., 1993 CanLII 4298 (C.A. Qc)).

[88]                         Certaines définitions de l’« artisan » font d’ailleurs écho au risque limité auquel s’expose celui-ci. Le Dictionnaire de droit québécois et canadien (2016), par exemple, le définit comme une personne « qui travaille à son compte et vit du profit de son travail manuel et qui, contrairement au commerçant, ne spécule pas sur la main-d’œuvre qu’elle emploie ni sur les matériaux qu’elle utilise » (p. 34; voir aussi Bérubé c. Tracto Inc., [1998] R.J.Q. 93 (C.A.), p. 99-100, sur la distinction entre l’artisan et le commerçant au sens de la Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, c. P-40.1). Pour l’application de la LDCC, il existe donc une distinction entre l’artisan, qui est un entrepreneur au sens du Code civil, mais néanmoins un salarié assujetti à la Loi, et les autres entrepreneurs qui ne sont pas considérés comme des artisans en raison du degré d’organisation de leurs activités et du risque d’entreprise qu’ils assument.

[89]                         C’est dans Desjardins que la Cour d’appel a retenu comme principal critère de démarcation l’« organisation dans un but de profit; i.e. l’acceptation et la rémunération du risque », laquelle serait incompatible avec la notion d’artisan au sens de la LDCC :

Le contrat d’entreprise se rapproche cependant beaucoup de celui que conclut l’artisan, l’artisan et l’entrepreneur étant indépendants juridiquement du donneur d’ouvrage [Antonio Perrault. Traité de droit commercial. Tome II. Montréal: Albert Lévesque, 1936, p. 225]. C’est là une caractéristique commune.

 

Nonobstant cette coïncidence d’une caractéristique, le législateur a inclus les artisans dans sa définition de salariés, et cela, afin de leur assurer des conditions de travail conformes à « l’équité » [voir le préambule de la loi originaire Loi du salaire minimum, S.Q. 1940, c. 39].

 

Ce n’est donc pas cette caractéristique qui permet de distinguer le cas de l’artisan soumis au décret de celui de l’entrepreneur qui ne l’est pas.

 

L’indice le plus important qui différencie le contrat de l’entrepreneur de celui de l’artisan est que l’entreprise comporte une organisation dans un but de profit, i.e. l’acceptation et la rémunération du risque, alors que cet aspect est absent du contrat que conclut l’artisan. C’est là l’une des distinctions retenues par la jurisprudence française pour différencier le contrat d’entreprise du contrat de travail [Dalloz. Répertoire de droit civil. Tome III. Publié sous la direction de Pierre Raynaud. Paris : Jurisprudence générale Dalloz. Voir contrat d’entreprise, section 2, paragraphe II] :

 

Néanmoins la rémunération selon le travail fourni est souvent révélatrice du contrat d'entreprise (Soc. 2 déc. 1970, Bull. civ. V, no 683), alors que « l’absence de supplément » en contrepartie d’une responsabilité ou d’un risque est de « nature à exclure l’existence d’un tel contrat » (Soc. 19 juill. 1968, Bull. civ. V, no 400).

 

Je suis d’avis que l’acceptation et la rémunération du risque s’appliquent pour différencier l’artisan de l’entrepreneur proprement dit lorsque la loi assimile l’artisan à un salarié sans pour autant toucher l’entrepreneur.

 

D’autres indices secondaires sont la liberté des horaires et des méthodes de travail, le paiement global et forfaitaire. Ils peuvent permettre de qualifier le contrat s’il y a corrélation avec le risque de l’affaire. [Nous soulignons; p. 20.]

[90]                         Dans Coger, la Cour d’appel a précisé qu’un travailleur qui assume le « risque de l’entreprise » ne pourra être qualifié d’artisan au sens de la LDCC. Bien que ce ne soit pas mentionné explicitement dans la jurisprudence pertinente, il va de soi que ce risque d’entreprise doit aller au-delà du risque que tout artisan assume lui aussi, par exemple la défectuosité de ses outils de travail ou des méthodes de travail inefficaces.

[91]                         En outre, nous sommes d’avis que le risque d’entreprise doit être réel et que, par ailleurs, le travailleur doit avoir l’intention de l’assumer. Autrement dit, le tribunal doit se demander si le travailleur avait — dans les faits et à la lumière de la preuve — l’intention d’accepter un véritable risque d’entreprise, et ce, afin de réaliser un profit. 

[92]                         Dans son appréciation du critère du risque d’entreprise, le tribunal doit tenir compte d’un ensemble de facteurs. Parmi les indices secondaires pertinents, on compte notamment la propriété des outils de travail, le mode de rémunération et le degré de liberté dans l’exécution du travail, dans la mesure où ces indices témoignent du risque assumé (voir Desjardins et Coger).

[93]                         À cet égard, les termes des contrats conclus entre le travailleur et ses donneurs d’ouvrage ou ses partenaires d’affaires sont pertinents, mais ne sont pas en eux-mêmes déterminants : « [L]a volonté des appelants de se soustraire à l’application du décret ne peut faire obstacle à la réalité qui transparaît au travers du rempart contractuel » (Salibec, p. 3). Comme l’a résumé le juge du procès en l’espèce, « au-delà de l’organisation juridique de l’activité de travail qui est exercée, il y a une nette prédominance des faits, soit la réalité in concreto, pour découvrir [. . .] la véritable organisation du travail » (par. 123 (en caractères gras dans l’original)).

[94]                         Le critère du risque d’entreprise demeure le même que les relations contractuelles en cause soient bilatérales ou tripartites, y compris dans le contexte d’un contrat de franchise. Dans tous les cas, l’analyse vise simplement à déterminer si le travailleur assume ou non un risque d’entreprise. Contrairement à ce que notre collègue suggère (par. 37-38), il ne s’agit pas d’établir qui, parmi les parties à un contrat, assume le risque d’entreprise, comme s’il ne pouvait y en avoir qu’un seul. Chaque partie s’expose à de tels risques en parallèle. Avec égards, il est tout à fait artificiel de soutenir qu’un risque d’entreprise pèse toujours sur une seule des parties à un contrat, quelle que soit la nature de la relation d’affaires.

[95]                         Les arrêts Desjardins et Coger n’appuient pas l’approche de notre collègue. Le premier dossier traitait de la relation entre un entrepreneur et son client, et le second, de celle entre un employeur et ses salariées au sens du droit commun. Dans les deux cas, une seule des deux parties assumait véritablement un risque d’entreprise. On ne peut toutefois pas en inférer que ce sera toujours le cas, en particulier lorsqu’il est question de relations tripartites. Fondamentalement, la qualification à titre d’artisan au sens de la LDCC repose sur le niveau de risque assumé par celui qui exécute le travail, indépendamment du fait qu’une autre partie s’expose également à un risque d’entreprise, par exemple en engageant sa responsabilité pour les mêmes obligations contractuelles.

C.            Application aux faits

[96]                         Le juge du procès a conclu que M. Bourque et sa conjointe, Mme Fortin, n’étaient pas des salariés au sens de la LDCC et a rejeté la réclamation faite en leur nom par le Comité[2]. Son analyse de la preuve montre que M. Bourque s’est engagé envers Modern dans un contrat où il assumait un risque d’entreprise en vue d’en retirer un profit. Il ne pouvait donc être qualifié d’artisan ni, par le fait même, de salarié. Il en est de même de Mme Fortin, qui assistait ponctuellement son conjoint dans son travail.

[97]                         La Cour d’appel à la majorité a estimé que le juge du procès avait commis une erreur manifeste et déterminante en omettant de relever le caractère imparfait de la cession des contrats d’entretien entre M. Bourque et Modern, laquelle demeurait pleinement responsable de l’exécution des contrats envers les clients (motifs de la C.A. Qc, par. 147 et 173-76 (CanLII)). Même à supposer qu’il s’agissait là d’une erreur manifeste, nous sommes d’avis que cette omission ne justifiait pas l’intervention de la Cour d’appel puisqu’elle ne pouvait avoir d’incidence sur l’analyse du juge du procès. Si ce dernier avait traité de la cession imparfaite des contrats d’entretien, il serait arrivé au même résultat.

(1)          L’analyse de la preuve par le juge du procès

[98]                         Il ressort des motifs du juge du procès que M. Bourque avait véritablement l’intention de « poursuivre [un] projet d’entreprise de services d’entretien ménager » et de « faire [. . .] des affaires » avec Modern, et qu’il ne pouvait en conséquence être qualifié de salarié au sens de la LDCC (motifs de la C.Q., par. 176-180 (CanLII); voir aussi les motifs du juge Morin, dissident en Cour d’appel, par. 42 et 63).

[99]                          Pour parvenir à ses conclusions, le juge du procès a pris en considération un ensemble d’éléments et a procédé à une analyse minutieuse de la preuve (voir notamment les par. 169-180). Comme le dit si bien le juge Morin, dissident en Cour d’appel, au par. 70, « le juge de première instance ne s’est pas contenté d’interpréter le contrat de franchise à partir de ses termes, mais il a tenu compte de l’ensemble de la preuve, notamment des témoignages de M. Bourque et de sa conjointe, pour tirer ses conclusions ».

[100]                      Plus particulièrement, afin de déterminer si M. Bourque était un salarié au sens de la LDCC, le juge du procès a analysé la preuve en trois étapes : avant, pendant et après la conclusion de la convention de franchise. Dans cette optique, il a affirmé que les gestes suivants constituaient, à son avis, des indices que M. Bourque n’était pas un salarié visé par le Décret :

a)                  avant le contrat, M. Bourque possédait sa propre entreprise immatriculée à son nom et exécutait même un contrat en sous-traitance pour Modern (par. 171);

b)                  au moment de la signature, M. Bourque avait l’intention de développer son entreprise, d’engager des employés et d’en faire sa principale source de revenus (par. 172);

c)                  en cours d’exécution du contrat, M. Bourque a cherché à obtenir de nouveaux clients et a voulu lettrer son véhicule au nom de sa franchise; il a même sous-traité une partie des travaux à un tiers (par. 173).

[101]                      En revanche, le juge du procès a déclaré que les gestes suivants se rapprochaient davantage de ceux d’un salarié (par. 174) :

a)                  il a adhéré au contrat de franchise sans en négocier les termes;

b)                  son travail était surveillé par le coordonnateur du franchiseur;

c)                  il s’approvisionnait chez le fournisseur du franchiseur, lequel recevait directement les factures;

d)                  il ne négociait pas directement avec les clients;

e)                  il devait respecter un horaire de travail prévu dans un devis qu’il n’avait pas négocié;

f)                   il devait verser jusqu’à 43 % de ses revenus au franchiseur.

[102]                      Selon le juge du procès, ces éléments doivent être pondérés afin de découvrir la réelle intention de M. Bourque. En tenant compte de l’ensemble de la preuve, le juge du procès a déterminé que M. Bourque et sa conjointe poursuivaient un projet d’affaires qui n’a malheureusement pas donné les résultats escomptés. De l’avis du juge du procès, l’échec de ce projet d’affaires ne suffit pas à qualifier M. Bourque de salarié au sens de la LDCC :

La fin prématurée de l’entreprise commerciale de Francis Bourque liée à son insatisfaction des services d’encadrement de la défenderesse ainsi qu’à une certaine impatience de voir fructifier ses affaires ne doit pas servir à dénaturer l’objectif commercial qu’il poursuivait au moment de s’engager contractuellement envers la défenderesse. D’ailleurs, la preuve nous apprend qu’après sa rupture avec elle, il a poursuivi ses activités d’entretien ménager sous la même forme qu’antérieurement, soit en utilisant son nom en guise de raison sociale enregistrée. [par. 177]

 

 

[103]                     Par ailleurs, d’après le témoignage non contredit du vice-président et directeur général de Modern de l’époque, Louis Clavet, le faible rendement obtenu par M. Bourque sur son investissement était dû au fait que ce dernier prenait le double du temps requis selon les normes de l’industrie pour exécuter son travail (motifs de la C.Q., par. 76; motifs de la C.A., par. 78).

[104]                      Enfin, le juge du procès était bien conscient du fait que certains arrangements contractuels pouvaient servir à masquer le statut de salarié d’un travailleur afin de contourner l’application des dispositions d’ordre public de la LDCC. Il a considéré cette possibilité et l’a expressément rejetée :

 . . . la trame factuelle établissant les rapports entre la défenderesse et Francis Bourque témoigne de l’existence d’un véritable contrat, certes d’adhésion mais résultant de la volonté franche de deux parties de faire ensemble des affaires au bénéfice de chacune d’elle. À l’instar de la bonne foi qui se présume, la preuve ne justifie pas d’écarter le fondement contractuel à la base de l’entente entre la défenderesse et Francis Bourque comme s’il s’agissait d’un simple stratagème pour contourner les exigences d’une loi d’ordre public. [Nous soulignons; par. 180.]

[105]                     Nous sommes entièrement d’accord avec notre collègue lorsqu’elle affirme qu’un contrat de franchise ne peut servir à occulter la réalité d’une relation salarié-employeur au sens de la LDCC (par. 38). Comme le démontrent les passages cités ci-haut, le juge du procès partageait également cette préoccupation. Loin de s’en remettre aveuglément aux termes du contrat, celui-ci a rendu sa décision en tenant compte d’une preuve abondante sur la réalité de la relation entre M. Bourque et Modern. En l’absence d’une erreur manifeste et déterminante dans son appréciation de la preuve, on ne peut remettre en question les conclusions auxquelles il est parvenu.

(2)          L’incidence de la cession imparfaite des contrats d’entretien sur le risque d’entreprise

[106]                     S’exprimant au nom de la Cour d’appel à la majorité, le juge Kasirer a estimé que l’analyse du juge du procès reposait sur une « compréhension inexacte de la relation contractuelle tripartite liant les donneurs d’ouvrage, le franchiseur et les franchisés » (par. 94). Plus précisément, le juge du procès aurait, à son avis, omis « de relever que les cessions des contrats d’entretien par le franchiseur au franchisé sont ce que l’on qualifie en droit civil de « cessions imparfaites » : en dépit des cessions, l’intimée-franchiseur (le cédant) demeure lié par les contrats d’entretien qu’il a négociés au départ et se trouve toujours responsable envers le donneur d’ouvrage (le cédé) pour la prestation d’entretien que doit exécuter le franchisé (le cessionnaire) » (par. 95; voir aussi les par. 147, 154, 156-157, 159, 163 et 173). Selon le juge Kasirer, « même si le franchisé était juridiquement indépendant du franchiseur, le franchiseur assumait toujours le risque de l’entreprise vis-à-vis le donneur d’ouvrage » (par. 96).

[107]                      À notre avis, le caractère imparfait des cessions de contrats n’a pas l’incidence que lui prête le juge Kasirer quant à l’analyse du risque d’entreprise. L’omission de traiter de cet élément ne constitue donc pas une erreur manifeste et déterminante.

[108]                      Il est vrai que l’art. 11 de la convention d’entretien avec la Banque ne dégage pas Modern de ses obligations en cas de cession du contrat à un franchisé. En ce sens, l’opération juridique par laquelle les franchisés de Modern obtiennent leurs contrats d’entretien relève effectivement d’une cession imparfaite de contrat. Cela dit, le caractère imparfait de la cession ne réduit pas la responsabilité du franchisé, en l’occurrence celle de M. Bourque. Certes, Modern demeure responsable in solidum de l’exécution des contrats, mais cela ne fait pas disparaître, et ne limite pas, la responsabilité de M. Bourque. À la suite des cessions de contrats, ce dernier devient débiteur pour l’ensemble de la prestation d’entretien (motifs de la C.A., par. 158 et 171). Le caractère imparfait de la cession signifie simplement que le cédé, le client de M. Bourque, obtient un deuxième débiteur qui est lui aussi tenu pour le tout. En cas de manquements aux obligations contractuelles, le client a le choix de poursuivre les deux débiteurs ou un seul des deux, à sa guise. Les auteurs D. Lluelles et B. Moore l’expliquent ainsi :

La cession imparfaite de contrat. Nous utilisons cette appellation par analogie à la fois avec la délégation et avec la cession de dette. Certains auteurs utilisent plutôt les expressions « cession non libératoire » ou « cession cumulative ». Dans ce cas, « C » devient, par contrat avec « A », le cocontractant de « B »; « C » peut donc exiger de « B » l’exécution des prestations dues au contrat, et « B » peut faire de même à l’égard de « C ». L’imperfection découle de ce que « A » n’est pas libéré de ses obligations; « B » a donc deux débiteurs. Il n’y a ici ni substitution d’une partie contractante, ni transfert du contrat mais, plutôt, adjonction d'un nouveau contractant. [Nous soulignons; notes en bas de page omises.]

 

(Droit des obligations (2e éd. 2012), no 3217)

[109]                     Les commentaires des auteurs Jobin et Vézina vont dans le même sens :

Cession imparfaite qui ne libère pas le cédant des obligations résultant du contrat cédé — Lorsque le cédé refuse explicitement de libérer le cédant ou s’il n’existe pas une intention tacite suffisamment claire pour conclure à une délégation parfaite de paiement, on parle d’une cession imparfaite de contrat. Le cédant ne sera pas libéré de ses obligations envers le cédé et ce dernier pourra le contraindre à s’exécuter. S’il est appelé à le faire, le cédant pourra exercer un recours récursoire contre le cessionnaire, conformément aux rapports applicables entre un délégant et un délégué dans le contexte d'une délégation imparfaite de paiement.

 

. . .

 

Obligation du cessionnaire d’assumer les dettes qui résultent du contrat cédé — Par définition, il doit y avoir un engagement personnel du cessionnaire au paiement des dettes du cédant en vertu du contrat qui fait l’objet de la cession pour conclure qu’il s’agit véritablement d’une cession de contrat. S’il n'existe pas de tel engagement, la situation ne comporte pas de délégation de paiement et il sera tout au plus question d’une simple indication de paiement qui n’engage pas le patrimoine du cessionnaire (art. 1667 C.c.Q.). La transmission effectuée entre le cédant et le cessionnaire, en l’absence d’une délégation de paiement susceptible de transmettre la dette du cédant, se limitera alors à une cession de créances.

 

Le cessionnaire est assujetti aux mêmes obligations et restrictions que celles initialement imposées au cédant. Il doit donc exécuter les obligations qui résultent du contrat, qu’elles soient pécuniaires ou autres. [Nous soulignons; références omises.] 

 

(J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, nos1048 et 1051)

[110]                      En l’espèce, les clients, notamment la Banque, pouvaient donc poursuivre directement Modern et M. Bourque en cas de manquement aux obligations prévues aux contrats d’entretien. En ce sens, le caractère imparfait des cessions profite aux clients sans pour autant limiter la responsabilité des franchisés. De surcroît, Modern pouvait exercer une action récursoire contre M. Bourque si elle était contrainte à s’exécuter. Bien que la pratique de Modern ait généralement été d’éviter de poursuivre ses franchisés en cas de rupture contractuelle (motifs de la C.Q., par. 80), une telle poursuite demeurait néanmoins une possibilité et donc un risque pour M. Bourque. La convention de franchise prévoyait d’ailleurs expressément que M. Bourque s’engageait, en cas de poursuite contre Modern, à indemniser celle-ci et même à payer les honoraires de ses avocats (art. 8.19.1; voir les motifs de la C.A. Qc, par. 184). En clair, la responsabilité ultime de M. Bourque n’était aucunement réduite.

[111]                      Somme toute, le caractère imparfait des cessions n’a qu’une incidence limitée — sinon nulle — sur le risque d’entreprise de M. Bourque. Le juge Kasirer a d’ailleurs reconnu que ce dernier acceptait certains « risques », notamment parce qu’il assumait la responsabilité de l’inexécution des contrats d’entretien et qu’il s’exposait aussi à un risque de mauvaises créances (par. 182-86 et 211). Dans ce contexte, il est indéniable que les conclusions du juge du procès trouvaient appui dans la preuve et qu’aucune erreur manifeste et déterminante n’a été établie. En réalité, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont fondé leur intervention sur une simple divergence d’opinions quant à l’appréciation du risque d’entreprise (Housen, par. 56; Nadeau, par. 79). À notre avis, ce constat est suffisant pour disposer du présent pourvoi. En l’absence d’une véritable erreur révisable, les juges majoritaires ne pouvaient réévaluer l’ensemble du dossier et substituer leurs conclusions à celles du juge du procès.

[112]                     Nous reconnaissons par ailleurs que l’existence même d’un contrat de franchise est susceptible d’atténuer le risque d’entreprise, puisque le franchisé peut généralement compter sur un modèle d’affaires éprouvé, une marque de commerce reconnue et le soutien du franchiseur en matière de gestion et de mise en marché. Il s’agit précisément des avantages de la franchise par rapport à d’autres formes d’entreprises. À cet égard, le juge Morin de la Cour d’appel se réfère à la définition suivante de l’auteur J. H. Gagnon dans ses motifs dissidents (par. 48) :

Une relation commerciale et contractuelle à long terme entre deux entreprises juridiquement indépendantes l’une de l’autre par laquelle l’une d’entre elles (appelé le « franchiseur ») accorde à l’autre (appelé le « franchisé ») le droit de faire affaires d’une manière particulière, développée et préalablement expérimentée avec succès par le franchiseur, dans un territoire délimité, selon des normes uniformes et définies, et sous une ou des marques de commerce ou enseignes données, pour une durée limitée, contre rémunération. De plus, par cette entente, le franchiseur accorde au franchisé certains services additionnels notamment au niveau du soutien à la gestion des affaires du franchisé et de la mise en marché des produits ou services offerts par le réseau et le franchiseur s’oblige à contrôler l’uniformité des méthodes définies et à les améliorer constamment en fonction des besoins du marché.

 

(La franchise au Québec (feuilles mobiles), p. 21)

[113]                     Cependant, en règle générale, la simple présence d’un contrat de franchise n’élimine pas le risque d’entreprise d’un franchisé (Provigo Distribution Inc. c. Supermarché A.R.G. Inc., [1998] R.J.Q. 47, p. 57). Certes, le franchiseur doit exercer une certaine surveillance sur les services offerts par les franchisés afin d’en assurer la qualité et ainsi limiter son propre risque d’entreprise, mais cela n’empêche pas que le franchisé s’expose lui aussi à un tel risque. En d’autres termes, on ne peut présumer — en l’absence de toute preuve à cet égard — que le degré de surveillance exercé par un franchiseur est inversement proportionnel au risque assumé par le franchisé. Si ce raisonnement était adopté, tout franchisé serait susceptible d’être assimilé à un salarié au sens de la LDCC, puisque d’importants pouvoirs de surveillance sont inhérents au contrat de franchise (voir, p. ex., Dunkin’ Brands Canada Ltd. c. Bertico Inc., 2015 QCCA 624, 41 B.L.R. (5th) 1, par. 59-65 et 77-87). Nous y reviendrons d’ailleurs lorsque nous traiterons du statut de Modern au regard de la LDCC.

[114]                     Dans le présent dossier, en dépit de la relation tripartite entre Modern, les franchisés et leurs clients, il était loisible au juge du procès de conclure que M. Bourque assumait un risque d’entreprise afin d’en retirer un profit. Celui-ci demeurait responsable des contrats d’entretien à l’égard de ses clients, il sollicitait des clients potentiels (motifs de la C.Q., par. 173), il pouvait en principe vendre sa franchise ou ses contrats et espérer en tirer un profit (par. 72 et 85), il se procurait lui-même les outils et les produits nécessaires (par. 20), il sous-traitait certaines tâches (par. 50 et 173) et prévoyait embaucher du personnel (par. 172). Certes, M. Bourque versait une part significative de ses revenus à Modern, mais contrairement à ce que notre collègue suggère (par. 50), on ne peut en inférer que Modern assumait seule le risque d’entreprise. Les versements étaient d’ailleurs effectués en partie en échange des services de gestion et de publicité (motifs de la C.Q., par. 18). De même, la somme forfaitaire versée à M. Bourque par les clients ne peut être assimilée à un salaire du simple fait que les versements passaient par Modern à la demande des clients et pour des raisons de commodité administrative (voir les motifs de notre collègue, par. 56; motifs de la C.Q., par. 60 et 82-83; motifs de la C.A. Qc, par. 32, motifs du juge Morin). Les profits générés par l’entreprise de M. Bourque demeuraient tributaires de sa capacité à organiser ses activités de manière efficace. Somme toute, le juge du procès pouvait certainement conclure que, selon la preuve au dossier, M. Bourque n’était pas un « salarié » pour l’application de la LDCC.

[115]                      Pour être clair, rien dans nos motifs n’exclut qu’un franchisé puisse, dans certaines circonstances, être qualifié d’artisan, et donc de salarié au sens de la LDCC. Ce sera le cas lorsqu’un franchisé exécute lui-même un travail visé par un décret sans accepter, par ailleurs, un risque d’entreprise. En l’espèce toutefois, le juge du procès a estimé que M. Bourque s’était engagé dans un projet d’affaires incompatible avec le statut d’artisan. À notre avis, la déférence s’impose à l’égard de cette conclusion. 

V.           Le statut de Modern au regard de la LDCC

[116]                     Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire pour décider du présent pourvoi de nous prononcer sur le statut de Modern au regard de la LDCC. Cette question a toutefois été soulevée devant la Cour, quoique brièvement, et a été traitée par les juges majoritaires et le juge dissident de la Cour d’appel. Certaines remarques s’imposent donc. À notre avis, même si M. Bourque pouvait être considéré comme un salarié pour l’application de la LDCC, Modern ne pourrait être qualifiée d’« employeur professionnel » et être donc soumise aux conditions du Décret.

A.           La notion d’employeur professionnel dans la LDCC

[117]                     De l’avis de notre collègue, il suffit de déterminer que M. Bourque est un salarié au sens de la LDCC pour conclure que Modern est un « employeur professionnel » visé à l’art. 1g) (par. 59). Cela correspond à la position du juge Kasirer (par. 233 et suiv.) selon laquelle le statut d’employeur professionnel est tributaire de celui de salarié. Suivant ce raisonnement, à partir du moment où une personne fait exécuter un travail prévu dans un décret par un « salarié », cette personne est forcément, par le jeu des art. 1f), g) et j), un « employeur professionnel ». Les définitions pertinentes se lisent ainsi :

1.   Dans la présente loi et son application, à moins que le contexte ne s’y oppose, les termes suivants ont le sens qui leur est ci-après donné:

 

. . .

 

f)     « employeur » comprend : toute personne, société ou association qui fait exécuter un travail par un salarié;

 

g)    « employeur professionnel » désigne : un employeur qui a à son emploi un ou des salariés visés par le champ d’application d’un décret;

 

. . .

 

j)     « salarié » signifie : tout apprenti, manœuvre ou ouvrier non spécialisé, ouvrier qualifié ou compagnon, artisan, commis ou employé qui travaille individuellement, en équipe ou en société;

[118]                     Du point de vue du juge Kasirer, le corollaire de l’acception élargie de la notion de salarié dans la LDCC est une acception tout aussi large de celle d’employeur professionnel, laquelle ne dépendrait pas de l’existence d’un contrat de travail au sens du Code civil, mais simplement du fait de faire exécuter un travail prévu dans un décret par un « salarié ». Ce raisonnement pousse le juge Kasirer à affirmer, en prenant appui sur les arrêts Desjardins et Coger, « [qu’]il se peut fort bien que le salarié au sens de la Loi soit “juridiquement indépendant” de celui que l’on dit être son employeur professionnel » (par. 240).

[119]                     Cette conclusion mérite d’être nuancée. En effet, toute personne qui fait exécuter un travail prévu dans un décret par un « salarié » ne peut, de ce seul fait, se voir imposer le statut d’employeur professionnel et les obligations qui en découlent, par exemple celles relatives aux heures supplémentaires, aux congés annuels, aux congés de maladie ou de maternité ou aux avis de cessation d’emploi. Il en est ainsi en raison de la nature de certaines activités visées par les décrets pris en vertu de la LDCC, dans le cadre desquelles le public peut parfois contracter directement avec ceux qui exécutent le travail à titre « d’artisans ». On peut penser notamment au coiffeur qui reçoit ses clients à domicile pour leur fournir l’un des services prévus au Décret sur les coiffeurs de la région de l’Outaouais, RLRQ, c. D-2, r. 4. Dans un tel cas, le client devient-il « employeur professionnel » du seul fait qu’il fait exécuter un travail par un salarié visé par le décret? À l’évidence, non. Bien qu’étant un « salarié » pour l’application de la LDCC, l’artisan coiffeur n’est à l’emploi d’aucun « employeur professionnel » de qui il pourrait exiger le respect des conditions minimales prévues au décret. C’est d’ailleurs ce qu’enseignent les auteurs R. P. Gagnon, L. LeBel et P. Verge, Droit du travail (1987), p. 484 :

Parmi les personnes que la loi assimile aux salariés, on retrouve l’artisan, bien qu’il soit dans le langage commun un travailleur indépendant qui travaille seul sans l’aide de salariés. Bénéficie-t-il pour autant des stipulations du décret? Cela paraît généralement douteux. Pour autant qu’il demeure artisan, c’est-à-dire indépendant, aucun employeur n’est responsable à son égard du paiement des prestations du décret, même si on était tenté de soutenir qu’il reçoit un salaire du client. En revanche, il sera soumis à des obligations administratives envers le comité administrateur du décret, comme celle de cotiser et de fournir certains rapports ou renseignements. [Nous soulignons; notes en bas de page omises.]

[120]                     En fait, dès 1940, la Cour du Banc du Roi a fermement rejeté l’idée que le client d’un artisan puisse être un « employeur » au sens de la LDCC :

Sir Mathias Tellier. . .

. . .

 

Le client, qui porte ou qui envoie porter ses chaussures à l’atelier ou à l’établissement d’un cordonnier, pour en faire renouveler ou simplement réparer les semelles, les talons, l’empeigne, ou le tout à la fois, ne devient pas, par le fait même, le maître ou le patron de ce cordonnier, pas plus que ce dernier ne devient son employé ou son ouvrier. Les rapports qui s’établissent entre eux sont tout autres que ceux de maître à employé ou de patron à ouvrier ou à salarié. Ils ne peuvent donc être réglés ni de près ni de loin, par le décret ou arrêté ministériel autorisé par la loi susmentionnée.

 

. . .

 

[traduction]

 

M. le juge Barclay. . .

 

. . .

 

Une interprétation juste de la Loi elle‑même montre clairement que celle‑ci vise à régir les relations entre employeurs et salariés et que, lorsque des organismes reconnus concluent ce qui semble constituer une entente raisonnable eu égard aux conditions locales, l’entente en question peut s’étendre et être opposée à tous les autres organismes du même secteur, même s’ils ne sont pas parties à l’entente; par ailleurs, la Loi prend soin de préciser quel type d’arrangements peut être rendu obligatoire en pareilles circonstances. Cependant, la catégorie de personnes ainsi touchées doit être formée d’employeurs et de salariés uniquement. Les autres personnes et le grand public ne sont pas touchés ni visés. [Nous soulignons.]

 

(Québec (Procureur général) c. Lazarovitch (1940), 69 B.R. 214, p. 222-223 et 228)

[121]                     En somme, certains « salariés » au sens de la LDCC n’ont tout simplement aucun employeur professionnel. La LDCC prévoit d’ailleurs expressément le cas où un salarié est soumis aux obligations de cotisation sans pour autant être au service d’un employeur professionnel. En vertu de l’art. 22 al. 2i), le Comité paritaire peut par règlement « prélever de l’employeur professionnel seul ou de l’employeur professionnel et du salarié ou du salarié seul, les sommes nécessaires à l’application du décret ». Au sous-para. 3 de cette disposition, ce pouvoir s’étend expressément aux artisans visés par le décret, mais qui ne sont pas au service d’un employeur professionnel :

. . . le règlement peut déterminer la base de calcul du prélèvement dans le cas de l’ouvrier ou artisan qui n’est pas au service d’un employeur professionnel, et déterminer que le prélèvement sera exigible de tels ouvriers ou artisans alors même qu’il n’est exigible que de l’employeur professionnel;

[122]                     Dans l’affaire Soucy, la Cour d’appel s’est penchée sur le cas d’un artisan qui avait omis de payer les cotisations autorisées par l’art. 22 al. 2i)(3). M. Soucy travaillait seul comme peintre et débosseleur de véhicules automobiles, activité alors visée par le Décret sur les salariés de garages de la région du Saguenay — Lac Saint-Jean, R.R.Q. 1981, c. D‑2, r. 50. La Cour d’appel a conclu que M. Soucy était un salarié assujetti à la LDCC même s’il n’était pas au service d’un employeur professionnel. Il a par conséquent été condamné à payer une amende.

[123]                     Ainsi, s’il est correct d’affirmer que la LDCC impose certaines obligations aux « salariés » sans égard à l’existence d’un contrat de travail au sens du Code civil, il ne s’ensuit pas que toute personne faisant exécuter un travail par un salarié visé par un décret est, par le fait même, un « employeur professionnel » pour l’application de la Loi. Pour qu’un « employeur professionnel » soit tenu aux obligations prévues à un décret, encore faut-il que le travail soit effectué dans le cadre d’une relation suffisamment apparentée à une relation de travail au sens du droit commun.

[124]                     Le juge Morin, dissident en Cour d’appel, était d’ailleurs d’avis qu’il ne pouvait y avoir d’employeur professionnel au sens de la LDCC en l’absence d’un véritable contrat de travail (par. 58-62 et 85-88, voir également Comité paritaire de l’industrie de l’automobile de Montréal et du district c. Giguère, [1987] R.J.Q. 1176 (C.P.), p. 1181). Il s’appuyait notamment sur l’art. 13 LDCC et sur les termes « contrat de travail » y figurant, ainsi que sur l’art. 2 LDCC qui, selon lui, tend à indiquer que la relation entre un « salarié » et un « employeur professionnel » doit être de la nature d’une « convention collective », c’est-à-dire d’un contrat de travail.

[125]                     Il faut préciser à cet égard que, contrairement à ce que suggère le juge Kasirer, au par. 233, note 76, la jurisprudence de la Cour n’appuie pas la proposition selon laquelle un lien contractuel quelconque suffirait à transformer l’une des parties contractantes en un « employeur » ou en un « employeur professionnel » au sens de la LDCC dès lors que l’objet de l’obligation contractée par l’autre partie est l’exécution d’un travail visé par un décret. Ainsi, dans l’arrêt Québec (Commission de l’industrie de la construction) c. C.T.C.U.M., [1986] 2 R.C.S. 327, il n’y avait aucun doute que les « employeurs » en cause étaient des employeurs pour l’application du Code civil et du Code du travail (voir aussi Comité Paritaire de l’Industrie de l’Imprimerie de Montréal et du District c. Dominion Blank Book Co., [1944] R.C.S. 213).

[126]                     Il n’est pas nécessaire, dans le cadre du présent pourvoi, de préciser la nature exacte du lien minimal qui confère au donneur d’ouvrage le statut d’employeur professionnel et permet au salarié de réclamer de ce dernier les avantages prévus au décret. Cela dit, même en acceptant que la qualification à titre d’« employeur professionnel » ne requière pas la présence d’un contrat de travail au sens du Code civil, il faudrait à tout le moins établir l’existence d’un lien qui s’apparente à une relation de subordination, soit en raison du degré de contrôle exercé par le donneur d’ouvrage ou de la situation de dépendance économique du travailleur (dans le même sens, voir à titre d’exemple Gagnon, LeBel et Verge (1987), p. 485-86). Un simple contrat d’entreprise ou de service ne pourrait donc servir de fondement, de manière générale, à l’application du décret.

[127]                     Par analogie, il est utile de rappeler que certaines lois en matière d’emploi et de travail admettent que des entrepreneurs « dépendants » puissent bénéficier, dans certaines circonstances, des mêmes conditions que les salariés au sens du droit commun (Loi sur les normes du travail, art. 1(10)); Code canadien du travail , L.R.C. 1985, c. L‑2, art. 3(1) ; Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, c. 1, ann. A, art. 1(1); voir, par exemple, Dicom, par. 14-16; McKee c. Reid’s Heritage Homes Ltd., 2009 ONCA 916, 315 D.L.R. (4th) 129, par. 31-36). En vertu de telles lois, un donneur d’ouvrage peut être assimilé à un employeur même en l’absence d’un contrat de travail au sens du droit commun, mais un certain degré de contrôle ou de dépendance économique doit néanmoins être présent. Nous estimons qu’il s’agit aussi du lien minimal requis sous le régime de la LDCC afin qu’il existe un « employeur professionnel ». Il n’est cependant pas essentiel de décider ici si un contrat de travail au sens du droit commun est nécessaire à cette fin.

B.            Application aux faits

[128]                     Même en supposant que la notion d’« employeur professionnel » ait un sens plus large que celle d’employeur au sens du Code civil, le contrat de franchise en cause dans le présent dossier permet difficilement de conclure que Modern était assujettie au Décret. C’est ce que confirme un examen sommaire de la relation d’affaires entre Modern et M. Bourque, en ce qui a trait plus particulièrement a) à la surveillance exercée par le franchiseur et b) à l’indépendance économique du franchisé.

(1)          La surveillance exercée par le franchiseur

[129]                     En règle générale, le simple fait d’agir à titre de franchiseur ne suffit pas pour être assujetti à la LDCC à titre d’employeur professionnel. Dans l’arrêt unanime Dunkin’ Brands, par. 59, le juge Kasirer écrit au nom de la cour que le contrat de franchise se caractérise par la collaboration à long terme entre deux entreprises indépendantes. En ce sens, le contrat de franchise se distingue fondamentalement du contrat de travail (Gagnon, p. 213). Quoique le franchisé ait l’obligation de se conformer aux normes définies par le contrat de franchise et que le franchiseur exerce à cet égard une certaine surveillance, le franchiseur ne contrôle pas, en principe, le franchisé (Gagnon, p. 206). C’est d’ailleurs ce qu’enseignent les auteurs M. Coutu et autres :

[D]ans l’affaire Jan-Pro Canada inc., la Cour du Québec [Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics de la région de Québec c. Jan-Pro Canada Inc., D.T.E. 97T-869 (C.Q.), confirmé par D.T.E. 98T-79 (C.S.) et AZ-50074347 (C.A., 1998-11-09)], a conclu que le franchiseur principal n’était pas un employeur professionnel au sens de la Loi. La Loi sur les décrets de convention collective ne vise que le contrat de travail et non le contrat d’entreprise [Voir Comité paritaire de l’industrie de l’automobile de Montréal et du district c. Giguère, [1987] R.J.Q. 1176, 1181 (C.P.).]. Puisque la relation entre le franchiseur et les franchisés relève du contrat d’entreprise et non du contrat de travail et compte tenu de l’acceptation du risque par les franchisés ainsi que de l’absence de lien de subordination, la relation contractuelle entre le franchiseur et ses franchisés échappe à l’application de la Loi. [Nous soulignons.]

 

(Le droit des rapports collectifs du travail au Québec (2e éd. 2013), vol. 2, Les régimes particuliers, n° 704)

[130]                     Le présent dossier ne fait pas exception. Il est vrai que Modern se réservait d’importants pouvoirs sur l’exécution des contrats d’entretien par le franchisé, sur le versement de ses revenus, ainsi que sur son droit de céder ou rétrocéder les contrats d’entretien (motifs de la C.A. Qc, par. 96, 164-167, 174 et 187-220). Cela n’a toutefois rien d’inusité. Il est de la nature même du contrat de franchise que le franchiseur exerce un pouvoir de surveillance à l’égard de ses franchisés :

En pratique pour s’assurer de la saine administration de la concession, le franchiseur a recours à divers mécanismes d’inspection et de vérification. Il impose ainsi au franchisé d’accepter qu’il puisse entrer dans l’établissement, en tout temps raisonnable, afin d’une part, de faire une inspection et, s’il y a lieu, d’y prendre des échantillons de produits ou accessoires pour fins d’analyse, et afin, d’autre part, de s’assurer de la conformité de l’exploitation avec les normes établies.

 

(P.-A. Mathieu, La nature juridique du contrat de franchise (1989), p. 22)

 

En octroyant une franchise, le franchiseur ne permet pas seulement l’utilisation d’un nom, il oblige le franchisé à suivre à la lettre un ensemble de directives qu’il a conçues, élaborées, développées, expérimentées et qui ont déjà fait son succès. La plupart d’entre elles feront d’ailleurs partie du « manuel d’exploitation », l’élément central de la franchise. [Note en bas de page omise.]

 

(C. Sylvestre, « Le contrat de franchise », dans Droit spécialisé des contrats, vol. 2, Les contrats relatifs à l’entreprise (1999), par D.‑C. Lamontagne, dir., par. 13)

[131]                     À notre avis, la surveillance exercée par Modern ne diffère pas notablement de « ce que l’on voit ordinairement dans un contrat de franchise » (motifs de la C.A. Qc, par. 202). En réalité, tout franchiseur a intérêt à surveiller ses franchisés et a même l’obligation de le faire, dans une certaine mesure, afin de protéger le réseau de franchisés (Dunkin’ Brands, par. 59-65 et 77-87). Nous ne pouvons donc pas souscrire à la conclusion du juge Kasirer selon laquelle les pouvoirs de Modern étaient nettement plus étendus que ceux du franchiseur dans Dunkin’ Brands (motifs de la C.A. Qc, par. 209). Dans cette affaire, les pouvoirs du franchiseur étaient, de l’avis du juge Kasirer lui-même, [traduction] « particulièrement étendus » et incluaient entre autres les éléments suivants : un contrôle sur le matériel et les ingrédients utilisés, un pouvoir d’inspection des lieux, un pouvoir d’inspection des documents comptables de l’entreprise et des déclarations de revenus du franchisé, et même un certain contrôle lors de la vente ou du transfert des droits du franchisé à un tiers (Dunkin’ Brands, par. 85; voir également par. 61-67 et 78). Ces pouvoirs sont tout à fait comparables à ceux exercés par Modern en l’espèce.

[132]                     Certes, Modern avait peut-être un intérêt accru à surveiller ses franchisés en raison de la cession imparfaite des contrats d’entretien, puisque sa responsabilité demeurait engagée. Cependant selon la preuve au dossier, M. Bourque conservait une indépendance appréciable à l’égard de Modern. Ainsi, à condition de respecter les exigences de ses clients, M. Bourque était « libre d’effectuer son travail aux heures et selon les méthodes qui lui [convenaient] » et de « choisir l’équipement et les produits qu’il désir[ait] » (motifs de la C.A. Qc, par. 44, motifs dissidents du juge Morin). Bien que Modern se soit réservée le droit d’effectuer des visites à l’improviste sur les sites d’entretien afin de s’assurer de la qualité des services (contrat de franchise, art. 8.6.4), ces visites avaient lieu tout au plus une fois par mois (motifs de la C.Q., par. 78 et 94). On ne peut prétendre que Modern contrôlait les travaux d’entretien effectués par M. Bourque. 

[133]                     Il faut aussi noter que M. Bourque n’avait pas à effectuer lui-même les tâches prévues aux contrats d’entretien. Il pouvait donc sous-traiter une partie de son travail, ce qu’il a d’ailleurs fait pour le lavage des vitres (par. 50 et 173). Le contrat de franchise lui accordait également la possibilité d’embaucher ses propres salariés. M. Bourque pouvait donc employer à sa guise des salariés à qui il aurait pu demander de faire tout le travail (contrat de franchise, art. 8.8.1 et 8.8.2; voir les motifs de la C.A. Qc, par. 44; motifs dissidents du juge Morin). Selon l’article 16.1 du contrat, ces salariés n’auraient pas été soumis au contrôle de Modern. De plus, il convient de noter que ceux-ci auraient selon toute vraisemblance été visés par le Décret, de sorte que M. Bourque aurait été qualifié, à leur égard, d’« employeur professionnel » au sens de la LDCC.

[134]                     À ce propos, dans l’arrêt Dicom, la Cour d’appel a déjà conclu qu’il y avait, à tout le moins en droit commun, « antinomie entre le statut de salarié et celui d’employeur » (par. 29) :

L’on ne peut pas être à la fois le salarié de quelqu’un et l’employeur d’un autre dans l’exécution d’une même tâche, car le type de contrôle que comporte la subordination juridique d’un employeur vis-à-vis son salarié ne peut se satisfaire d’un tel partage. Celui à qui on confie l’exécution d’une tâche et qui peut, pour ce faire, faire appel à ses propres salariés ne peut pas prétendre être lié par un contrat de travail envers le donneur d’ouvrage. Il a nécessairement conclu un contrat de service qui peut être exigeant et laisser peu de place à l’autonomie, mais qui est néanmoins un contrat de service. [Nous soulignons.]

[135]                     Dans le contexte de la LDCC, le fait que le contrat de franchise accorde expressément à M. Bourque le droit d’embaucher des employés pour exécuter le travail semble indiquer que Modern ne pouvait exercer qu’un contrôle limité sur ses activités. Il s’agit d’un indice additionnel qui tend à confirmer que la surveillance exercée par Modern était insuffisante pour que cette dernière puisse être qualifiée d’employeur professionnel. En somme, ce serait une erreur de confondre ses pouvoirs à titre de franchiseur avec le lien de subordination qui caractérise le contrat de travail.

(2)          La dépendance économique

[136]                     Il est vrai que M. Bourque s’engageait, à titre de franchisé, à n’exploiter ses contrats d’entretien que dans le cadre de sa franchise et à ne pas faire concurrence au franchiseur (contrat de franchise, art. 8.2.1 et 8.3). Toutefois, M. Bourque ne « dépendait » économiquement d’aucun donneur d’ouvrage en particulier. Ainsi, entre janvier et mars 2014, cinq contrats d’entretien lui ont été cédés, contrats visant des succursales de la Société des alcools du Québec et de la Banque (motifs de la C.Q., par. 27; motifs de la C.A. Qc, par. 111). Comme nous l’avons déjà souligné, M. Bourque a également cherché à obtenir de nouveaux clients pendant la courte durée de son association avec Modern (motifs de la C.Q., par. 173). De même, le contrat de franchise permettait à M. Bourque de vendre, à certaines conditions, sa franchise ou un contrat d’entretien particulier (contrat de franchise, art. 25). Rien dans la preuve n’indique que Modern empêchait ses franchisés d’exercer leurs droits à cet égard. Enfin, M. Bourque a été en mesure, dans les faits, de mettre fin à sa relation d’affaires avec Modern et de poursuivre l’exploitation de son entreprise en dehors du contrat de franchise. Il est donc difficile de soutenir qu’il se trouvait dans une situation de dépendance économique.

[137]                     En somme, même en adoptant une définition élargie de la notion d’« employeur professionnel », nous estimons que Modern n’exerçait pas, à titre de franchiseur, un contrôle suffisant sur les activités de M. Bourque pour être assujettie au Décret. M. Bourque ne se trouvait pas, par ailleurs, dans une situation de dépendance économique à son égard. Dans ce contexte, la relation d’affaires entre les parties ne permettait pas à M. Bourque de bénéficier, comme franchisé, des conditions prévues au Décret. Nous n’excluons pas cependant que, dans d’autres circonstances, un franchiseur puisse exceptionnellement être considéré comme un employeur professionnel tel que l’entend la LDCC.

VI.         Conclusion

[138]                     Pour les motifs qui précèdent, nous sommes d’avis que le juge du procès n’a commis aucune erreur révisable en concluant que M. Bourque n’était pas un salarié au sens de la LDCC, de sorte que la réclamation du Comité paritaire en son nom et au nom de Mme Fortin devait être rejetée. De plus, même en supposant que M. Bourque ait été un salarié, Modern n’aurait pu être considérée comme son employeur professionnel. En conséquence, nous accueillerions le pourvoi avec dépens. 

                    Pourvoi rejeté avec dépens, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelante : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal; Laframboise Gutkin, Montréal.

                    Procureurs de l’intimé : Joli‑Coeur Lacasse, Québec.

                    Procureurs de l’intervenant: Corporation d’avocats Mathieu inc., Montréal.



[1] Loi relative à l’extension des conventions collectives de travail, S.Q. 1934, c. 56.

[2] En fait, le juge du procès a accueilli partiellement la réclamation, à seule fin de donner acte de l’aveu de Modern selon lequel cette dernière devait 2 877,22 $ à M. Bourque (par. 181-82). La somme de 2 877,28 $ n’était pas en litige devant la Cour d’appel du Québec (par. 125-126) et ne l’est pas non plus devant notre Cour.

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