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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579

Appel entendu : 11 octobre 2018

Jugement rendu : 24 mai 2019

Dossier : 37769

 

Entre :

 

 

Bradley David Barton

Appelant

 

 et

 

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureure générale de l’Ontario, directeur des poursuites criminelles et pénales, procureur général du Manitoba, Vancouver Rape Relief Society, La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, AWCEP Asian Women for Equality Society, Aboriginal Women’s Action Network, Formerly Exploited Voices Now Educating, Centre to End All Sexual Exploitation, Assemblée des Premières Nations, Ad Idem / Canadian Media Lawyers Association, Women of the Métis Nation / Les Femmes Michif Otipemisiwak, Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Independent Criminal Defence Advocacy Society, Criminal Lawyers’ Association of Ontario, Institute for the Advancement of Aboriginal Women, Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, inc., David Asper Centre for Constitutional Rights, Aboriginal Legal Services et Criminal Trial Lawyers’ Association (Alberta)

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 211)

Le juge Moldaver (avec l’accord des juges Côté, Brown et Rowe)

Motifs conjoints dissidents en partie :

(par. 212 à 262)

Les juges Abella et Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner)

 

R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579

Bradley David Barton                                                                                     Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Procureur général du Canada,

procureure générale de l’Ontario,

directeur des poursuites criminelles et pénales,

procureur général du Manitoba,

Vancouver Rape Relief Society,

La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle,

AWCEP Asian Women for Equality Society,

Aboriginal Women’s Action Network,

Formerly Exploited Voices Now Educating,

Centre to End All Sexual Exploitation,

Assemblée des Premières Nations,

Ad Idem / Canadian Media Lawyers Association,

Women of the Métis Nation / Les Femmes Michif Otipemisiwak,

Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées,

Independent Criminal Defence Advocacy Society,

Criminal Lawyers’ Association of Ontario,

Institute for the Advancement of Aboriginal Women,

Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, inc.,

David Asper Centre for Constitutional Rights,

Aboriginal Legal Services et

Criminal Trial Lawyers’ Association (Alberta)                                      Intervenants

Répertorié : R. c. Barton

2019 CSC 33

No du greffe : 37769.

2018 : 11 octobre; 2019 : 24 mai.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel de l’alberta

                    Droit criminel — Preuve — Admissibilité — Activité sexuelle du plaignant — Accusé inculpé du meurtre au premier degré d’une travailleuse du sexe autochtone — Accusé témoignant au procès à propos d’une activité sexuelle antérieure avec la défunte sans avoir demandé l’autorisation de présenter ce témoignage — Témoignage laissé à l’appréciation du jury sans directive restrictive détaillée — Accusé acquitté — Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en ne décidant pas si la preuve de l’activité sexuelle antérieure était admissible? — Dans l’affirmative, la tenue d’un nouveau procès est‑elle justifiée? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 276 .

                    Droit criminel — Exposé au jury — Croyance erronée au consentement communiqué — Accusé inculpé du meurtre au premier degré d’une travailleuse du sexe autochtone — Argument subsidiaire du ministère public selon lequel l’accusé a commis un homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal en causant la mort de la défunte au cours d’une agression sexuelle — Accusé invoquant la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué — Défense soumise au jury par le juge du procès — Accusé acquitté — Le juge du procès a‑t‑il fait erreur dans son exposé au jury en ne mettant pas en garde celui‑ci sur les erreurs de droit lié au moyen de défense? — Dans l’affirmative, la tenue d’un nouveau procès est‑elle justifiée?

                    L’accusé a été inculpé du meurtre au premier degré d’une femme autochtone et travailleuse du sexe, qui a été retrouvée sans vie dans la salle de bain de la chambre d’hôtel réservée par l’accusé. Le décès a été attribué à l’hémorragie causée par une déchirure de 11 cm de la paroi vaginale de la défunte. Le ministère public a avancé la thèse selon laquelle, pendant des activités sexuelles de nature commerciale alors que les facultés de la défunte étaient affaiblies par l’alcool, l’accusé lui a fait une incision à l’intérieur du vagin au moyen d’un objet tranchant dans l’intention de lui causer des blessures graves ou de la tuer. Subsidiairement, le ministère public a fait valoir que, si l’accusé n’avait pas assassiné la défunte, il avait alors commis l’infraction moindre et incluse d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal pour avoir causé la mort de la défunte au cours d’une agression sexuelle. L’accusé a toutefois plaidé son innocence. Il a déclaré que la nuit précédant son décès et la nuit avant ça, ils s’étaient livrés à une activité sexuelle consensuelle similaire. Lors des deux occasions, il a inséré ses doigts dans le vagin de la défunte, en effectuant maintes fois un mouvement de va‑et‑vient. Il a affirmé que, la deuxième nuit, elle a commencé à saigner de manière inattendue, ce qui a mis fin aux rapports sexuels, et il s’est réveillé le lendemain matin et l’a retrouvée morte dans la baignoire. Il a ensuite quitté la chambre d’hôtel pris de panique, y est retourné, a composé le 911 et a inventé différentes versions d’un récit fictif. Bien qu’il ait admis avoir causé la mort de la défunte, l’accusé a dit qu’il s’agissait d’un accident non coupable. Il a nié avoir utilisé un objet tranchant et a déclaré que la défunte avait consenti aux activités sexuelles en question ou, à tout le moins, qu'il croyait sincèrement que tel était le cas.

                    Dans son exposé introductif au jury, le ministère public a qualifié la défunte de prostituée, expliquant qu’elle avait établi avec l’accusé des rapports lucratifs la nuit précédant son décès. En outre, sans présenter de demande au titre des par. 276.1(1)  et (2)  du Code criminel  pour produire une preuve de l’activité sexuelle antérieure de la défunte, l’accusé a longuement témoigné de l’activité sexuelle à laquelle il s’était livré en compagnie de la défunte. Le ministère public ne s’y est pas opposé. Le juge du procès n’a pas non plus ordonné la tenue d’une audition distincte sur l’admissibilité de cette preuve et sur l’utilisation qui pouvait en être faite. Le jury a acquitté l’accusé. La Cour d’appel a accueilli l’appel du ministère public, annulé l’acquittement de l’accusé et ordonné la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré.

                    Arrêt (le juge en chef Wagner et les juges Abella et Karakatsanis sont dissidents en partie) : Le pourvoi est accueilli en partie. La tenue d’un nouveau procès pour homicide involontaire coupable est ordonnée.

                    Les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe : Le juge du procès a fait erreur en ne se conformant pas aux conditions impératives de l’art. 276  du Code criminel . L’erreur en question a eu un effet d’entraînement, surtout quant aux directives données sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, que l’accusé avait invoquée. Plus précisément, le non‑respect du régime de l’art. 276 a entraîné le défaut d’exposer et de prendre correctement en compte les éléments de preuve trompeurs et les erreurs de droit découlant du moyen de défense invoqué par l’accusé. Cela a donné lieu à une erreur justifiant l’infirmation du verdict et la tenue d’un nouveau procès. Cependant, le nouveau procès devrait porter uniquement sur l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, car il n’a pas été démontré que l’acquittement pour meurtre était entaché d’une erreur justifiant son infirmation.

A.        L’article 276 et la preuve concernant le comportement sexuel antérieur

                    L’article 276  du Code criminel  régit l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur du plaignant et l’utilisation qui peut en être faite. Les objectifs qui animent le régime de l’art. 276 visent à protéger l’intégrité du procès en écartant la preuve non pertinente et trompeuse, à garantir le droit de l’accusé à un procès équitable et à encourager la dénonciation des infractions d’ordre sexuel en protégeant la sécurité et la vie privée des plaignants. Le paragraphe 276(1) prévoit que, dans les poursuites pour certaines infractions énumérées, la preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle est inadmissible pour permettre de déduire du caractère sexuel de cette activité qu’il est soit plus susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation, soit moins digne de foi. Ce paragraphe est catégorique de par sa nature et s’applique indépendamment de la partie qui présente la preuve. Le paragraphe 276(2) dispose que la preuve concernant le comportement sexuel antérieur du plaignant présentée par l’accusé ou son représentant est présumée inadmissible sauf si, au terme de certaines procédures, le juge du procès décide le contraire. Le régime de l’art. 276 s’applique à toute poursuite où il existe un lien entre l’infraction reprochée et une infraction énumérée au par. 276(1), même si le document d’inculpation n’en fait aucunement mention. La preuve présentée par le ministère public concernant le comportement sexuel antérieur est assujettie aux principes de common law énoncés dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577.

B.        La défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué

                    L’accusé peut invoquer la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué à sa défense contre une accusation d’agression sexuelle. Le consentement est défini au par. 273.1(1)  du Code criminel  comme l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle. Pour les besoins de l’actus reus, la notion de consentement signifie que dans son esprit, la plaignante souhaitait que les attouchements sexuels aient lieu. À ce stade, l’accent est mis sans détour sur l’état d’esprit de la plaignante, alors que la perception que l’accusé avait de cet état d’esprit n’entre pas en jeu. Pour les besoins de la mens rea, particulièrement pour l’application de la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, la notion de consentement signifie que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé. Par conséquent, l’analyse porte à cette étape sur l’état d’esprit de l’accusé; la question est alors de savoir si l’accusé croyait sincèrement que la plaignante avait vraiment dit « oui » par ses paroles et ses actes.

                    Bien que la jurisprudence ait constamment indiqué que le moyen de défense pertinent est fondé sur la croyance sincère mais erronée au consentement, il est clair que, pour établir ce moyen de défense, l’accusé doit faire état d’une croyance sincère mais erronée que la plaignante a, en fait, communiqué son consentement, par ses paroles ou ses actes. Il convient donc d’affiner la terminologie juridique en désignant le moyen de défense avec plus de précision par l’expression « croyance sincère mais erronée au consentement communiqué », qui doit faire en sorte que tous les intervenants du système de justice mettent l’accent sur la question vitale de la communication du consentement et évitent de s’aventurer, par inadvertance, sur le territoire interdit du consentement présumé ou tacite. En cherchant à invoquer le comportement sexuel antérieur de la plaignante pour appuyer la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, l’accusé doit pouvoir expliquer comment et pourquoi cette preuve venait renforcer sa croyance sincère mais erronée au consentement communiqué donné par la plaignante à l’activité sexuelle au moment où elle a eu lieu. L’accusé ne saurait fonder sa défense sur la logique défectueuse que le comportement sexuel antérieur de la plaignante, de par sa nature, rendait cette dernière davantage susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question, et qu’il avait cru pour cette raison à son consentement.

                    La croyance sincère mais erronée au consentement communiqué est une défense d’erreur de fait qui s’applique lorsque l’accusé croit erronément en un état de fait qui écarte l’élément de faute de l’infraction ou qui suscite un doute raisonnable quant à cet élément. À l’inverse, en règle générale, les erreurs de droit ne sont nullement une excuse. Par conséquent, dans la mesure où la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué est fondée sur une erreur de droit — y compris relativement à la teneur du consentement du point de vue juridique — plutôt que sur une erreur de fait, ce moyen de défense n’est d’aucun secours. Par exemple, c’est une erreur de droit — non de fait — de présumer qu’à moins qu’elle ne dise « non », une femme donne implicitement son consentement à toute activité sexuelle. Le consentement tacite, lequel repose sur la présomption voulant que, à moins qu’elle proteste ou résiste, une femme est réputée consentir, n’a pas sa place en droit canadien. En outre, le fait de croire que la plaignante a donné son consentement général à l’avance à une activité sexuelle non définie ne saurait être invoqué comme moyen de défense, vu que cette croyance repose aussi sur une erreur de droit, non de fait. À titre d’exemple supplémentaire, la croyance de l’accusé que le comportement sexuel antérieur de la plaignante, de par son caractère sexuel, rendait celle‑ci davantage susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question constitue elle aussi une erreur de droit.

                    La possibilité d’invoquer la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué n’est pas sans limite. L’obligation relative aux mesures raisonnables prévue à l’al. 273.2b)  du Code criminel  impose une condition préalable à cette défense. Cette condition, qui rejette l’idée périmée selon laquelle les femmes sont réputées consentir à moins qu’elles disent « non », comporte à la fois une dimension objective et une dimension subjective : l’accusé doit prendre des mesures objectivement raisonnables pour s’assurer du consentement et le caractère raisonnable de ces mesures doit être apprécié eu égard aux circonstances dont il avait alors connaissance. L’analyse relative aux mesures raisonnables repose grandement sur les faits. Le juge du procès et le jury devraient aborder l’analyse relative aux mesures raisonnables en se concentrant sur l’objet et en n’oubliant pas que l’obligation relative aux mesures raisonnables confirme que l’accusé ne saurait assimiler le silence, la passivité et le comportement ambigu à la communication du consentement. Le juge du procès et le jury devraient se laisser guider par le besoin de protéger l’intégrité physique d’une personne, son autonomie sexuelle et sa dignité humaine. Les mesures qui reposent sur les mythes liés au viol ou sur les présomptions stéréotypées au sujet des femmes et du consentement n’ont aucunement un caractère raisonnable.

                    Il faut établir une distinction entre la notion de mesures raisonnables pour s’assurer du consentement au sens de l’al. 273.2b)  du Code criminel  et la notion de motifs raisonnables pour étayer la croyance sincère au consentement au sens du par. 265(4). Lorsque l’accusé est inculpé d’une forme quelconque de voies de fait, la présence ou l’absence de motifs raisonnables constitue simplement un facteur à prendre en considération dans l’appréciation, conformément au par. 265(4), de la sincérité de la croyance au consentement manifestée par l’accusé. En revanche, lorsque l’accusé est inculpé d’agression sexuelle en vertu des art. 271, 272 ou 273, l’omission de prendre les mesures raisonnables est fatale à la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué selon l’al. 273.2b). Dans le contexte d’une accusation fondée sur les art. 271, 272, ou 273 où l’accusé affirme avoir eu une croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, s’il n’existe aucun élément de preuve permettant au juge des faits de conclure que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement ou si le ministère public prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’a pas pris les mesures raisonnables pour s’assurer du consentement, il n’y a pas lieu de prendre en considération la présence ou l’absence de motifs raisonnables à l’appui d’une croyance sincère au consentement en vertu du par. 265(4), car l’accusé ne peut pas évoquer ce moyen de défense en raison de l’application de l’al. 273.2b).

                    L’accusé qui souhaite invoquer la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué doit d’abord démontrer la vraisemblance de celle‑ci. S’il n’y a pas de preuve qui permette au juge des faits de conclure que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement, la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué est dépourvue de vraisemblance et ne doit pas être laissée à l’appréciation du jury. En revanche, si la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué a une certaine vraisemblance, y compris en ce qui a trait à l’obligation relative aux mesures raisonnables, il convient de laisser cette défense à l’appréciation du jury. Il incomberait alors au ministère public de réfuter cette défense, en établissant hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables. Si le ministère public ne parvient pas à faire cette démonstration hors de tout doute raisonnable, cela n’entraîne pas forcément un verdict d’acquittement. En pareil cas, le juge du procès devrait expliquer aux jurés qu’il leur appartient, en droit, de se demander si le ministère public a néanmoins établi hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’avait pas une croyance sincère mais erronée au consentement communiqué. Cette exigence découle du fait que la défense en question porte en définitive sur une croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, non sur les mesures raisonnables. Au bout du compte, si le ministère public ne réussit pas à réfuter la défense hors de tout doute raisonnable, l’accusé aura alors droit à un acquittement.

C.        Application

(1)         L’applicabilité du régime de l’art. 276

                    En l’espèce, le ministère public ne s’est pas opposé au témoignage de l’accusé à propos du comportement sexuel antérieur de la défunte, mais son omission n’était pas fatale. C’est au juge du procès qu’il revient en définitive de faire respecter le régime obligatoire de l’art. 276, et non au ministère public. Il est aussi manifeste que la poursuite porte sur une infraction énumérée au par. 276(1) parce que l’infraction reprochée en l’espèce, le meurtre au premier degré, découlait d’une agression sexuelle armée, soit une des infractions énumérées au par. 276(1). Il s’ensuit que le régime de l’art. 276 entrait en jeu. De plus, le peu d’information véhiculée par le ministère public dans son exposé introductif n’a pas eu pour effet d’écarter l’application du par. 276(2) au témoignage détaillé de l’accusé au sujet de l’activité sexuelle à laquelle s’était livrée la défunte la veille de sa mort, témoignage qui est allé bien au‑delà de l’exposé des faits essentiels présenté par le ministère public. Par conséquent, avant de présenter une preuve concernant le comportement sexuel de la défunte la veille de sa mort, les exigences procédurales prévues à l’art. 276 auraient dû être respectées, et si tout ou partie de la preuve était admissible, une directive restrictive minutieuse était nécessaire pour guider le jury quant à l’utilisation que celui‑ci pouvait faire ou non de cette preuve.

(2)         Les directives sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué

                    Au procès, l’accusé a invoqué la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, et son témoignage au sujet des activités sexuelles antérieures de la défunte a occupé une place importante dans sa défense. Le juge du procès a commis une erreur en ne mettant pas le jury à l’abri des erreurs de droit déguisées en erreurs de fait, car la défense de l’accusé évoquait le spectre de plusieurs erreurs de droit : la croyance que l’absence de signes de désaccord pouvait se substituer à la communication positive du consentement; la croyance que les activités sexuelles antérieures similaires entre l’accusé et la défunte, le statut de travailleuse du sexe de la défunte ou la propre hypothèse formulée par l’accusé selon laquelle ce que pensait la défunte pouvaient se substituer au consentement communiqué à l’activité sexuelle au moment où elle a eu lieu; le fait de croire que la plaignante pouvait donner à l’avance un consentement général à tout ce que l’accusé voulait lui faire; et la déduction que la plaignante est plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question en raison de ses activités sexuelles antérieures et du caractère sexuel de celles‑ci. Il incombait au juge du procès de mettre en garde le jury contre le fait de s’appuyer sur ces erreurs de droit. L’absence de directive en ce sens a eu un effet immédiat sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, car elle a permis au moyen de défense de faire son chemin sans que ces erreurs de droit ne soient corrigées, privant ainsi les jurés des outils dont ils avaient besoin pour procéder à une analyse appropriée. Cette erreur était inextricablement liée à l’omission de tenir une audition en application de l’art. 276, qui aurait donné lieu à un examen rigoureux de l’admissibilité et des utilisations permises de la preuve relative au comportement sexuel antérieur de la défunte et permis d’éliminer les erreurs de droit que soulevait le moyen de défense de l’accusé.

(3)         Les directives sur le mobile

                    Lorsque le mobile ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction, la nécessité de donner des directives au jury sur la question dépend du cours du procès et de la nature et de la valeur probante de la preuve. En l’espèce, le mobile était un facteur pertinent ayant une incidence sur la question de savoir si l’accusé avait l’intention de causer des blessures graves à la défunte ou de la tuer, une question qui touche l’élément de faute de l’infraction de meurtre. Cependant, le ministère public n’a présenté aucune preuve de mobile. Étant donné qu’il n’y avait ni preuve de mobile ni preuve de l’absence de mobile, la décision de donner des directives sur le mobile relevait du large pouvoir discrétionnaire du juge du procès. De plus, l’exposé au jury sur le mobile n’était pas si peu équilibré qu’il constituait une directive erronée.

(4)         Les directives sur l’élément de faute objective de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal

                    L’élément de faute de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal s’entend de la prévisibilité objective (dans le contexte d’un acte dangereux) du risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère. Au procès, la défense a concédé que l’acte était dangereux, et le ministère public a reconnu qu’il conviendrait d’indiquer aux jurés que, s’ils étaient convaincus que l’accusé a commis un acte illégal, l’acte était implicitement dangereux. En outre, le ministère public a accepté la demande de la défense que les mots « lésions corporelles objectivement prévisibles » soient retirés de l’exposé. En appel, le ministère public est revenu sur sa position, faisant valoir que les directives quant au caractère dangereux étaient lacunaires et que l’omission du juge du procès de mentionner l’élément de faute objective de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal réduisait l’effet de sa preuve d’expert. La Cour d’appel a souscrit à la position du ministère public en appel, mais elle n’aurait pas dû le faire, parce que le ministère public devait composer avec la décision qu’il avait prise au procès.

(5)         Les directives relatives au comportement après le fait

                    Étant donné les soucis relatifs à l’équité procédurale — à savoir le droit restreint du ministère public de porter en appel un acquittement et les exigences auxquelles doivent satisfaire les cours d’appel lorsqu’elles soulèvent de nouvelles questions — la Cour d’appel n’aurait pas dû ordonner la tenue d’un nouveau procès sur la question du comportement après le fait. Le ministère public a participé activement à la rédaction de l’exposé au jury, et il n’a jamais demandé de directive précise intimant au jury de tenir compte du comportement de l’accusé après le fait pour apprécier sa crédibilité. De plus, bien que la Cour d’appel ait avisé les parties à l’ouverture de l’audience qu’elle entendait soulever de nouvelles questions, elle n’a pas précisé la nature de ces questions ni indiqué si une ou plusieurs d’entre elles pouvaient entraîner l’annulation de l’acquittement de l’accusé. Elle a également autorisé le ministère public à faire valoir pour la première fois certains arguments sur le comportement après le fait dans des observations en réponse et, à la fin de l’audience, la cour a indiqué qu’une argumentation écrite supplémentaire n’était pas nécessaire. Enfin, bien qu’il ne soit pas nécessaire de trancher la question de façon définitive, il y a lieu d’avoir des doutes à propos de l’argument du ministère public selon lequel les directives du juge du procès relatives au comportement après le fait étaient défectueuses au point de constituer une erreur justifiant l’infirmation du verdict. Interprété équitablement dans son ensemble, l’exposé du juge du procès sur le comportement après le fait explique adéquatement au jury, quoique de manière imparfaite, qu’ils peuvent tenir compte de la conduite de l’accusé après le fait dans l’examen de sa culpabilité et leur donne les outils dont ils ont besoin pour le faire.

(6)         Les instructions relatives à la défense d’accident

                    Le terme « accident » est employé pour indiquer : (1) que l’acte en question était involontaire (c.‑à‑d. non volitif), l’actus reus de l’infraction étant ainsi écarté; ou (2) que l’accusé n’avait pas la mens rea requise. Pour déterminer si une allégation d’« accident » peut écarter la mens rea dans une affaire donnée, il est évidemment essentiel de se demander en premier lieu quelle est l’exigence de mens rea applicable. En procédant à cet examen, il faut se rappeler que les exigences de mens rea varient et comprennent, par exemple : (1) l’intention subjective que s’ensuive une conséquence prohibée; (2) la conscience subjective de circonstances prohibées; et (3) la faute objective. Lorsque l’infraction reprochée exige la preuve de l’intention subjective que s’ensuive une conséquence donnée, l’allégation selon laquelle l’accusé n’avait pas l’intention de causer cette conséquence, faisant de celle‑ci un simple accident, est pertinente en droit, car elle pourrait écarter la mens rea requise pour une déclaration de culpabilité. En revanche, lorsque l’infraction n’exige que la conscience subjective de circonstances données, l’allégation de l’accusé selon laquelle les conséquences de son acte étaient involontaires et inattendues, faisant de ces conséquences un simple accident, n’est naturellement pas utile. Enfin, si l’infraction exige la preuve d’une faute objective — par exemple, la preuve que la conséquence prohibée était objectivement prévisible — alors l’allégation d’accident pourrait écarter cet élément de faute si la conséquence prohibée est si fortuite qu’elle suscite dans l’esprit du juge des faits un doute raisonnable quant à savoir si, objectivement, elle était prévisible. Pour éviter toute confusion dans les affaires à venir, les juges de première instance devraient mettre l’accent sur les questions liées au caractère volontaire ou sur l’écartement de la mens rea, selon le cas, lorsqu’ils donnent des directives aux jurés sur la prétendue « défense d’accident ».

(7)         Les directives relatives aux préjugés contre les femmes et les filles autochtones dans les affaires d’agression sexuelle

                    On ne saurait nier que les Autochtones — et plus particulièrement les femmes, les filles et les travailleuses du sexe autochtones — ont vécu de graves injustices, notamment des taux élevés de violence sexuelle. De plus, la Cour a reconnu plusieurs fois les effets préjudiciables du racisme largement répandu dont sont victimes les Autochtones dans notre système de justice pénale. Dans cette optique, notre système de justice pénale et tous ceux qui y participent doivent prendre des mesures raisonnables pour s’attaquer de front aux partis pris, aux préjugés et aux stéréotypes systémiques dont sont victimes les femmes et les travailleuses du sexe autochtones. En vue de fournir une garantie supplémentaire à l’avenir dans les affaires d’agression sexuelle où la plaignante est une femme ou une fille autochtone, les juges de première instance seraient bien avisés de donner une directive expresse visant à contrecarrer les préjugés contre les femmes et les filles autochtones. Toute directive de ce genre ne doit cependant pas privilégier les droits de la plaignante au détriment de ceux de l’accusé. L’objectif consiste plutôt à relever les partis pris, les préjugés et les stéréotypes précis auxquels on peut raisonnablement s’attendre dans une affaire donnée et de tenter de les évacuer du processus de délibération des jurés d’une manière équitable et équilibrée, et sans porter préjudice à l’accusé.

(8)         Le nouveau procès

                    Si l’on applique le critère énoncé dans R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, la tenue d’un nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal est justifiée. L’omission d’appliquer le régime prévu par l’art. 276 risquait grandement d’amener les jurés à adopter, consciemment ou non, des formes inadmissibles de raisonnement sur les questions cruciales de savoir si la défunte avait consenti subjectivement à l’activité sexuelle et, dans la négative, si l’accusé avait cru sincèrement mais à tort qu’elle avait communiqué son consentement à cette activité sexuelle au moment où elle avait eu lieu. L’omission du juge du procès d’appliquer le régime prévu par l’art. 276 a été aggravée, sans pouvoir en être dissociée, par le défaut de mettre le jury en garde contre les erreurs de droit déguisées en erreurs de fait au moment d’examiner la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué. Il est raisonnable de penser que les erreurs du juge du procès ont eu une incidence significative sur l’acquittement de l’accusé à l’égard de l’accusation d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, et qu’il convient donc d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour cette infraction.

                    Par contre, la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré n’est pas justifiée. La thèse de meurtre du ministère public reposait principalement sur sa preuve d’expert selon laquelle la blessure mortelle de la défunte était une coupure. De toute évidence, le jury n’en a pas été convaincu. En outre, le ministère public n’a fourni aucune explication plausible quant à la façon dont le jury aurait pu utiliser la preuve relative au comportement sexuel antérieur pour en arriver à une réflexion irrégulière sur l’accusation de meurtre au premier degré. Qui plus est, le ministère public a reconnu en appel que le seul moyen d’appel touchant l’accusation de meurtre était la question du mobile. Or, les directives sur le mobile n’étaient entachées d’aucune erreur justifiant l’infirmation du verdict. En dernier lieu, il y a une raison simple et évidente qui explique pourquoi le jury a acquitté unanimement l’accusé de meurtre sans que la Cour n’ait à conjecturer l’influence possible d’un parti pris conscient ou non : la théorie du ministère public n’a tout simplement pas résisté à l’analyse.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella et Karakatsanis (dissidents en partie) : L’article 276 dispose qu’est inadmissible la preuve concernant le comportement sexuel antérieur du plaignant sauf si l’accusé respecte les critères et procédures énoncés aux art. 276, 276.1 et 276.2. En l’espèce, le juge du procès a autorisé l’accusé à présenter une preuve de ce genre sans suivre la procédure établie par l’art. 276, lui permettant ainsi d’invoquer sans restriction les antécédents sexuels de la victime. Il a aussi omis de fournir aux jurés des directives restrictives pour les informer que ce type de preuve ne pouvait être utilisé pour démontrer que la victime était plus susceptible d’avoir donné son consentement. Tout cela a été amplifié par le fait que le juge du procès a permis à des dizaines de reprises que l’on qualifie la défunte de « Native » et de « prostituée » sans donner aux jurés de directive pour les mettre en garde contre le risque d’adopter un raisonnement préjudiciable sur la base de ces qualificatifs. Il n’y avait donc aucun filtre pour les antécédents sexuels de la victime et le jury n’a pas reçu d’avertissement précis de ne pas se fonder sur des présomptions préjudiciables et stéréotypées au sujet des femmes autochtones qui travaillent dans le commerce du sexe. Le jury disposait donc d’une version essentiellement non contestée des rapports de l’accusé avec la victime. Le juge du procès ne s’est pas rendu compte qu’en raison du comportement sexuel antérieur, de la profession et de la race de la victime, il fallait renseigner expressément le jury sur les dangers que présentent les attitudes discriminatoires envers les femmes autochtones, tout particulièrement celles qui travaillent dans le commerce du sexe. Il n’a fourni aucune directive conçue précisément pour mettre au jour les préjugés sociaux et raciaux susceptibles d’opérer, ce qui a rendu tout le procès inéquitable.

                    On ne saurait affirmer que les effets préjudiciables dévastateurs de cette erreur se limitent à l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable; ils ont peut‑être eu aussi une incidence significative sur le raisonnement du jury quant à l’accusation de meurtre au premier degré. L’incidence préjudiciable du témoignage détaillé de l’accusé — sans le filtrage qu’exige l’art. 276 ou sans directive restrictive — a nécessairement contaminé l’ensemble du procès et toute la recherche des faits du jury. En effet, le jury a dressé un portrait de la victime en se fondant presque exclusivement sur le témoignage de l’accusé, ce qui signifie qu’il est fort probable que l’ensemble de ses délibérations ait reposé sur des prémisses juridiques fondamentalement erronées et interdites.

                    La possibilité d’un raisonnement préjudiciable a été exacerbée davantage par le fait que la victime a été décrite à plusieurs reprises comme une « prostituée » et une « Native », sans aucune directive restrictive du juge du procès. Certaines garanties s’imposent dans les procès devant jury pour prévenir les préjugés systémiques qui peuvent nuire aux délibérations du jury. Les juges de première instance ont un rôle important à jouer : ils donnent des directives aux jurés pour leur permettre de reconnaître et de mettre de côté les préjugés raciaux et autres, notamment ceux contre les Autochtones et les travailleurs du sexe. Reconnaître, comme l’a fait notre Cour depuis les deux dernières décennies, que le préjugé racial est un fait social qui ne peut raisonnablement être contesté n’est pas une insulte envers l’institution du jury, c’est un avertissement aux juges de première instance d’être très attentifs à la réalité non contestée du préjugé omniprésent et de donner au jury les directives qu’exige le droit. Non seulement cela n’est‑il pas arrivé en l’espèce, mais l’inverse s’est produit : des termes incendiaires ont été utilisés de manière fréquente et gratuite sans que le juge du procès ne prenne de mesures correctives.

                    En résumé, le non‑respect par le juge du procès des exigences prévues à l’art. 276 a créé un risque important que la preuve relative au comportement sexuel antérieur de la victime entache la perception que le jury avait de sa personnalité et de sa conduite en plus de nuire fondamentalement au fondement factuel sur lequel reposaient les délibérations du jury. Cette erreur a imprégné l’ensemble du procès et a peut‑être eu une incidence significative sur les délibérations du jury, influant par le fait même sur son verdict concernant les accusations de meurtre et d’homicide involontaire coupable. Étant donné l’effet préjudiciable des termes employés et le risque qu’ils nuisent à l’évaluation par le jury de la crédibilité de la victime et de l’accusé, il est difficile de voir comment il est possible de conclure que leur effet se limitait au verdict du jury sur l’accusation d’homicide involontaire coupable. Le risque d’effet préjudiciable sur les délibérations du jury relativement à l’accusation de meurtre n’en aurait pas été moins grand. Lorsqu’un procès met en cause des questions étroitement liées, comme c’est le cas en l’espèce, et qu’il est truffé de témoignages hautement préjudiciables, cela affaiblit les bases mêmes de la fonction de recherche des faits et du processus décisionnel du jury.

                    De plus, l’erreur qu’a commise le juge du procès dans la directive sur le comportement après le fait est importante. Dans son propre témoignage, l’accusé a avoué avoir menti, s’être débarrassé d’éléments de preuve et avoir fourni des explications disculpatoires contradictoires à de nombreuses personnes après la mort de la victime. Il était loisible au jury de conclure que d’autres éléments de preuve incriminants relatifs à son comportement après le fait provenaient d’une vidéo captée par la caméra de l’hôtel, des éléments de preuve matérielle trouvés par la police et du témoignage de nombreuses personnes. L’accusé n’a pas appelé le 911 immédiatement après avoir trouvé la victime dans la baignoire. Certains éléments de preuve démontrent plutôt qu’il a essayé d’effacer les traces de sa présence sur les lieux en tentant de nettoyer la salle de bain, en refaisant le lit, en mettant ses effets personnels dans sa fourgonnette et en réglant les formalités de départ de l’hôtel. Il a aussi essayé de cacher et de détruire des éléments de preuve en jetant dans une poubelle du stationnement de l’hôtel la serviette trempée de sang dont il s’était servi pour essuyer le sang de la victime qui se trouvait sur ses pieds et sur le plancher de la salle de bain. Il a également inventé de multiples histoires et excuses. Il est fort probable que si le jury avait reçu des directives appropriées, le comportement aurait eu une incidence significative sur son évaluation du témoignage de l’accusé et, en fin de compte, sur son verdict.

                    Le jury a plutôt reçu des directives contradictoires et portant à confusion. Dans les faits, le juge du procès n’a pas laissé au jury le choix de tenir compte de l’incidence du comportement après le fait, comme les mensonges disculpatoires que l’accusé a avoué avoir racontés après la mort de la victime, sauf lorsque ces éléments de preuve favorisaient un acquittement.

                    Bien que l’on s’attende à ce qu’ils fassent preuve de bon sens, les jurés doivent d’abord et avant tout suivre les directives que leur donne le juge du procès. Si ces directives portent à confusion et sont contradictoires, il n’y a pas de marche à suivre pour faire preuve de bon sens.

Jurisprudence

Citée par le juge Moldaver

                    Arrêts mentionnés : R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3; R. c. Evans, [1993] 2 R.C.S. 629; R. c. Varga (1994), 180 O.R. (3d) 784; Wexler c. The King, [1939] R.C.S. 350; Savard c. The King, [1946] R.C.S. 20; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865; R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451; Cullen c. The King, [1949] R.C.S. 658; R. c. George, [1960] R.C.S. 871; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314; Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. Patel, 2017 ONCA 702, 356 C.C.C. (3d) 187; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689; R. c. Morgentaler, [1993] 1 R.C.S. 462; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26; R. c. Mack, 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3; R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Boone, 2016 ONCA 227, 347 O.A.C. 250; R. c. W.H., 2015 ONSC 3087; R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912; R. c. Harris (1997), 118 C.C.C. (3d) 498; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346; R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Gunning, 2005 CSC 27, [2005] 1 R.C.S. 627; R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836; Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120; R. c. Forster, [1992] 1 R.C.S. 339; R. c. MacDonald, 2014 CSC 3, [2014] 1 R.C.S. 37; R. c. M. (M.L.), [1994] 2 R.C.S. 3; R. c. Cornejo (2003), 68 O.R. (3d) 117; R. c. Darrach (1998), 38 O.R. (3d) 1, conf. par 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Gagnon, 2018 CSC 41, [2018] 3 R.C.S. 3; R. c. Despins, 2007 SKCA 119, 228 C.C.C. (3d) 475; R. c. Dippel, 2011 ABCA 129, 281 C.C.C. (3d) 33; R. c. Flaviano, 2013 ABCA 219, 368 D.L.R. (4th) 393, conf. par 2014 CSC 14, [2014] 1 R.C.S. 270; Lewis c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 821; R. c. McMaster (1998), 37 O.R. (3d) 543; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944; R. c. Bouchard, 2013 ONCA 791, 314 O.A.C. 113, conf. par 2014 CSC 64, [2014] 3 R.C.S. 283; R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72; R. c. Cooper, [1993] 1 R.C.S. 146; R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Walle, 2012 CSC 41, [2012] 2 R.C.S. 438; R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433; R. c. Zhao, 2013 ONCA 293, 305 O.A.C. 290; R. c. Quashie (2005), 198 C.C.C. (3d) 337; R. c. Nelson, 2014 ONCA 853, 318 C.C.C. (3d) 476; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760; R. c. Mathisen, 2008 ONCA 747, 239 C.C.C. (3d) 63; R. c. Parris, 2013 ONCA 515, 300 C.C.C. (3d) 41; R. c. Primeau, 2017 QCCA 1394, 41 C.R. (7th) 22; R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 S.C.R. 165; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396.

Citée par les juges Abella et Karakatsanis (dissidentes en partie)

                    R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128; R. c. Parks (1993), 84 C.C.C. (3d) 353; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72; R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689; R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 7 , 11 d ) , h), 15 .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 19 , 150.1(4) , 222(5) (a), 231(5) (c), 234 , 235 , 265(2) , (4) , 271 , 272 , 273 , 273.1(1) , (2) , (3) , 273 . 2 [aj. 1992, c. 38, art. 1], 276, 276.1 à 276.4.

Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38.

Projet de loi C‑51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice en apportant des modifications corrélatives à une autre loi, 1re sess., 42e lég., 2018.

Doctrine et autres documents cités

Anderson, Michelle J. « Time to Reform Rape Shields Laws : Kobe Bryant Case Highlights Holes in the Armour » (2004), 19 Crim. Just. 14.

Benedet, Janine. « Marital Rape, Polygamy, and Prostitution : Trading Sex Equality for Agency and Choice? » (2013), 18 R. études const. 161.

Benedet, Janine. « Sexual Assault Cases at the Alberta Court of Appeal : The Roots of Ewanchuk and the Unfinished Revolution » (2014), 52 Alta. L. Rev. 127.

Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la justice et des questions juridiques. Procès‑verbaux et témoignages, no 77, 1re sess., 32e lég., 22 avril 1982, p. 77:29.

Canada. L’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Rapport provisoire. Nos femmes et nos filles sont sacrées. Vancouver, Bureau du Conseil privé, 2017.

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto, Butterworths, 1983.

Ewaschuk, E. G. Criminal Pleadings & Practice in Canada, 2nd ed. Toronto, Canada Law Book, 1987 (loose‑leaf updated December 2018, release 150).

Jiwani, Yasmin, and Mary Lynn Young. « Missing and Murdered Women : Reproducing Marginality in News Discourse » (2006), 31 Can. J. Commun. 895.

Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law, 5th ed., by Morris Manning and Peter Sankoff, Markham (Ont.), LexisNexis, 2015.

McWilliams’ Canadian Criminal Evidence, 5th ed., by S. Casey Hill, David M. Tanovich and Louis P. Strezos, eds. Toronto, Canada Law Book, 2017 (loose‑leaf updated 2018, release 5).

Sheehy, Elizabeth A. « Judges and the Reasonable Steps Requirement : The Judicial Stance on Perpetration Against Unconscious Women », in Elizabeth A. Sheehy, ed., Sexual Assault in Canada : Law, Legal Practice and Women’s Activism, Ottawa, University of Ottawa Press, 2012.

Stewart, Hamish C. Sexual Offences in Canadian Law, Aurora (Ont.), Canada Law Book, 2004 (loose‑leaf updated December 2018, release 32).

Vandervort, Lucinda. « The Prejudicial Effects of “Reasonable Steps” in Analysis of Mens Rea and Sexual Consent : Two Solutions » (2018), 55 Alta. L. Rev. 933.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta (la juge en chef Fraser et les juges Watson et Martin), 2017 ABCA 216, 55 Alta. L.R. (6th) 1, 38 C.R. (7th) 316, 386 C.R.R. (2d) 104, 354 C.C.C. (3d) 245, [2017] A.J. No. 681 (QL), 2017 CarswellAlta 1167 (WL Can.), qui a annulé le verdict d’acquittement prononcé en faveur de l’accusé et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli en partie, le juge en chef Wagner et les juges Abella et Karakatsanis sont dissidents en partie.

                    Peter Sankoff, Dino Bottos, Jacqueline Petrie et Austin Corbett, pour l’appelant.

                    Joanne B. Dartana et Christine Rideout, pour l’intimée.

                    Jeffrey G. Johnston, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Christine Bartlett‑Hughes, Benita Wassenaar et Kate Forget, pour l’intervenante la procureure générale de l’Ontario.

                    Andrej Skoko et Isabelle Doray, pour l’intervenant le directeur des poursuites criminelles et pénales.

                    Jennifer Mann et Renée Lagimodière, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

                    Janine Benedet et Gwendoline Allison, pour les intervenants Vancouver Rape Relief Society, La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, AWCEP Asian Women for Equality Society, Aboriginal Women’s Action Network, Formerly Exploited Voices Now Educating et Centre to End All Sexual Exploitation.

                    Julie McGregor et Stuart Wuttke, pour l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations.

                    Christian Leblanc et Tess Layton, pour l’intervenante Ad Idem / Canadian Media Lawyers Association.

                    Jean Teillet, pour l’intervenante Women of the Métis Nation / Les Femmes Michif Otipemisiwak.

                    Christa Big Canoe et Fanny Wilde, pour l’intervenante l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées.

                    Daniel J. Song et Matthew A. Nathanson, pour l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society.

                    Megan Savard, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario.

                    Shaun O’Brien et Beverly Jacobs, pour les intervenants Institute for the Advancement of Aboriginal Women et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, inc.

                    Cheryl Milne, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.

                    Jonathan Rudin et Emily R. Hill, pour l’intervenant Aboriginal Legal Services.

                    Nathan J. Whitling, pour l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association (Alberta).

Version française du jugement des juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe rendu par

 

                    Le juge Moldaver —

                                             TABLE DES MATIÈRES

Paragraphe

I.      Aperçu

1

II.    Contexte

12

A.    Les activités sexuelles et la mort de Mme Gladue

12

(1)    La première nuit

13

(2)    La deuxième nuit

14

B.    Le comportement de M. Barton après le fait

19

C.    La position du ministère public

26

D.    La position de la défense

32

III.   Les décisions des juridictions inférieures

36

A.    Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (le juge Graesser, siégeant avec un jury)

36

B.    Cour d’appel de l’Alberta (la juge en chef Fraser et les juges Watson et Martin)

37

IV.   Les questions en litige

43

V.    Analyse

45

A.    Les principes d’équité procédurale

45

(1)    Le droit restreint du ministère public de porter en appel un acquittement

46

(2)    Les nouvelles questions soulevées par les cours d’appel

50

(3)    La portée que doivent avoir les observations formulées par les intervenants          dans des appels en matière criminelle

52

B.    La norme de contrôle applicable en cas d’erreur justifiant l’infirmation du verdict

54

C.    L’article 276 et la preuve concernant le comportement sexuel antérieur

55

(1)    Un bref historique du régime prévu à l’art. 276

55

(2)    Le régime établi à l’art. 276

59

(3)    Les instances inférieures

66

(4)    L’argument relatif à l’équité procédurale

68

(5)    L’applicabilité du régime de l’art. 276

70

D.    Les directives sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement         communiqué

86

(1)    Les principes juridiques

86

(2)    Les directives sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué

114

(3)    Les erreurs de droit dans la défense de M. Barton

116

(4)    Précisions sur le critère de la vraisemblance et les mesures raisonnables

120

(5)    La définition de l’« activité sexuelle »

124

E.     Les directives sur le mobile

130

(1)    Le mobile

130

(2)    Les procédures devant les juridictions inférieures

133

(3)    Analyse

136

F.     Les directives sur l’élément de faute objective de l’infraction d’homicide         involontaire coupable résultant d’un acte illégal

140

(1)    Les procédures devant les juridictions inférieures

140

(2)    Analyse

143

G.     Les directives relatives au comportement après le fait

144

(1)    Les procédures devant les juridictions inférieures

144

(2)    Analyse

149

H.    Le nouveau procès

159

(1)    La tenue d’un nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal est justifiée

161

(2)    La tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré n’est pas justifiée

165

I.      Autres questions

179

(1)    Le vice de consentement à l’activité sexuelle pour des raisons d’intérêt public

180

(2)    Les instructions relatives à la « défense d’accident »

183

(3)    Les directives relatives aux préjugés contre les femmes et les filles autochtones dans les affaires d’agression sexuelle

195

(4)    Les termes employés pour désigner Mme Gladue au procès

205

(5)    Les observations des intervenants devant la Cour d’appel

208

(6)    Les autres questions examinées par la Cour d’appel

209

VI.   Conclusion

210

I.               Aperçu

[1]                              Nous vivons à une époque où les mythes, les stéréotypes et la violence sexuelle contre les femmes[1] — particulièrement les femmes autochtones et les travailleuses du sexe — font hélas partie du quotidien. Notre société n’a toujours pas saisi l’ampleur véritable de ces problèmes profondément enracinés et de leurs conséquences dévastatrices. Sans aucun doute, l’éradication des mythes, des stéréotypes et de la violence sexuelle contre les femmes est l’un des défis les plus urgents auxquels est confrontée notre société. Alors que tout un éventail d’intervenants s’efforcent véritablement de répondre et de remédier à ces lacunes tant au sein du système de justice pénale que dans l’ensemble de la société canadienne, la présente affaire fait foi du travail qu’il reste à accomplir. En termes simples, il est possible — et impératif — d’en faire davantage.

[2]                              Le présent pourvoi porte principalement sur la mort de Cindy Gladue et le rôle que Bradley Barton a joué à cet égard. Mme Gladue, femme autochtone et travailleuse du sexe, a été retrouvée sans vie dans la salle de bain de la chambre d’hôtel réservée par M. Barton à Edmonton, avec une blessure de 11 cm à la paroi vaginale. M. Barton, qui se trouvait en ville pour un emploi de déménageur, a été inculpé de meurtre au premier degré.

[3]                              Au procès devant juge et jury, le ministère public a avancé la thèse selon laquelle, la nuit où elle est morte, Mme Gladue participait à des activités sexuelles de nature commerciale alors que ses facultés étaient affaiblies par l’alcool. Au cours de cette activité, M. Barton a fait une incision à l’intérieur du vagin de Mme Gladue au moyen d’un objet tranchant dans l’intention de lui causer des blessures graves ou de la tuer. Il l’a ensuite portée dans la salle de bain où elle est morte au bout de son sang. Selon le ministère public, M. Barton a ainsi perpétré un meurtre en commettant une agression sexuelle armée. Il s’agissait donc d’un meurtre au premier degré. Subsidiairement, le ministère public a fait valoir que, si M. Barton n’avait pas assassiné Mme Gladue, il avait alors commis un homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal pour avoir causé la mort de celle‑ci au cours d’une agression sexuelle.

[4]                              Monsieur Barton a donné une version différente des faits. Il a déclaré que, la nuit où Mme Gladue est morte et la nuit précédant son décès, ils s’étaient livrés à une activité sexuelle consensuelle [traduction] « similaire ». Lors des deux occasions, il a placé ses doigts en forme de cône et les a insérés dans le vagin de Mme Gladue, en effectuant maintes fois un mouvement de va‑et‑vient. Il a affirmé que, la deuxième nuit, après qu’il ait poussé vers l’intérieur plus profondément, plus vigoureusement et plus longtemps, Mme Gladue a commencé à saigner de manière inattendue, ce qui a mis fin aux rapports sexuels. Mme Gladue s’est ensuite rendue à la salle de bain et il s’est endormi rapidement, pour se réveiller le lendemain matin et la trouver morte dans la baignoire. Il a ajouté qu’après avoir découvert le corps sans vie de Mme Gladue, il a quitté la chambre d’hôtel pris de panique, y est retourné, a composé le 911 et a inventé différentes versions d’un récit fictif. Bien qu’il ait admis au procès qu’il avait déchiré la paroi vaginale de Mme Gladue, causant ainsi la mort de cette dernière, M. Barton a dit qu’il s’agissait d’un « accident » non coupable. Il a nié avoir utilisé un objet tranchant et a déclaré que Mme Gladue avait consenti aux activités sexuelles en question ou, à tout le moins, qu’il croyait sincèrement que tel était le cas.

[5]                              Au procès, bien que M. Barton ait expliqué en détail l’activité sexuelle à laquelle il s’était livré avec Mme Gladue la nuit précédant le décès de cette dernière, aucune demande n’a été présentée et aucune audition distincte n’a été tenue pour déterminer l’admissibilité de cette déposition. Le jury n’a pas non plus reçu de directive restrictive indiquant à quelle fin ce témoignage pouvait ou ne pouvait pas servir, et ce, en dépit du régime prévu à l’art. 276  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , qui impose, entre autres, ces exigences.

[6]                              Après avoir reçu l’exposé final du juge du procès faisant état des principes juridiques applicables, le jury a acquitté M. Barton de meurtre au premier degré et de l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal. Le ministère public a interjeté appel, demandant la tenue d’un nouveau procès.

[7]                              Dans de longs motifs détaillés, la Cour d’appel de l’Alberta a dressé la liste des erreurs qui justifiaient selon elle la tenue d’un nouveau procès. En outre, la Cour d’appel s’est dite fort préoccupée par le modèle national d’exposé fait aux jurés relativement aux infractions d’ordre sexuel qui favorise les stéréotypes, compromet constamment l’analyse et l’application des règles de droit et exacerbe les inégalités, de sorte qu’elle a recommandé l’élaboration d’un nouveau modèle de directives au jury. Par conséquent, la Cour d’appel a accueilli l’appel du ministère public, annulé l’acquittement de M. Barton et ordonné la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré.

[8]                              Monsieur Barton se pourvoit à présent devant notre Cour. Il soutient que la Cour d’appel l’a privé de l’équité procédurale et que les erreurs de droit relevées par ce tribunal étaient soit inexistantes soit sans importance. C’est pourquoi il demande que son acquittement soit rétabli. De son côté, le ministère public fait valoir que la Cour d’appel a respecté l’obligation d’équité procédurale et que sa décision d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré était fondée.

[9]                              Pour les motifs qui suivent, j’estime que la tenue d’un nouveau procès est justifiée. La principale erreur du juge du procès a été de ne pas se conformer aux conditions impératives du régime énoncé à l’art. 276. L’erreur en question a eu un effet d’entraînement, surtout quant aux directives données sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, que M. Barton avait invoquée[2]. Plus précisément, le non‑respect du régime de l’art. 276, qui exerce une fonction cruciale de filtrage lorsque l’accusé invoque pour sa défense le comportement sexuel antérieur du plaignant, a entraîné le défaut d’exposer et de prendre correctement en compte les éléments de preuve trompeurs et les erreurs de droit découlant du moyen de défense invoqué par M. Barton, ce qui a donné lieu à une erreur justifiant l’infirmation du verdict et la tenue d’un nouveau procès.

[10]                          Cela dit, je suis d’avis, avec égards, que le nouveau procès devrait porter uniquement sur l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, et non sur l’infraction de meurtre. Comme je l’expliquerai plus loin, compte tenu de la position adoptée par le ministère public au procès, l’accusation de meurtre portée contre M. Barton se résume à une question factuelle relativement simple : Ce dernier a‑t‑il utilisé un objet tranchant pour causer la mort de Mme Gladue? Dans l’affirmative, il ne restait qu’à démontrer que M. Barton avait l’intention requise pour commettre un meurtre, ce qui ressortirait d’ailleurs aisément de la preuve selon laquelle il a utilisé un objet tranchant. Dans la négative, vu la position du ministère public, l’accusation de meurtre ne saurait être maintenue. De toute évidence, le jury a rejeté la thèse du ministère public concernant l’objet tranchant, et comme je le démontrerai plus loin, aucune des erreurs de droit commises au procès n’a eu une incidence significative sur l’accusation de meurtre. Dans les circonstances, j’estime qu’il ne conviendrait pas d’obliger M. Barton à subir un nouveau procès pour meurtre au premier degré.

[11]                          Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal.

II.            Contexte

A.           Les activités sexuelles et la mort de Mme Gladue

[12]                          En juin 2011, M. Barton, un homme grand et robuste qui travaillait en tant que déménageur, a loué une chambre d’hôtel à Edmonton pour deux nuits alors qu’il s’occupait d’un déménagement à longue distance avec deux collègues. Les deux nuits, il s’est livré à des activités sexuelles commerciales en compagnie de Mme Gladue, une autochtone de descendance métisse et crie âgée de 36 ans et travailleuse du sexe. Les événements survenus au cours de ces deux nuits ont été largement contestés au procès.

(1)          La première nuit

[13]                          Dans son témoignage, M. Barton a affirmé que, la première nuit, il avait accepté de verser à Mme Gladue 60 $ pour [traduction] « l’ensemble » des services, qu’il a défini comme des « rapports sexuels ». Il a dit que, dans sa chambre d’hôtel, Mme Gladue lui avait fait une fellation et qu’au cours de cette même activité il avait placé ses doigts en forme de cône et les avait insérés dans son vagin, en effectuant maintes fois un mouvement de va‑et‑vient « tout juste au‑delà de la jointure des doigts », et ce, pendant 5 à 10 minutes. Il a décrit le langage corporel de Mme Gladue comme étant « positif » tout au long de l’activité et a indiqué ne pas avoir remarqué de « problèmes, difficultés ou désaccord de sa part » (d.a., vol. IV, p. 237). Ils ont ensuite eu des rapports sexuels avec pénétration vaginale, ont échangé leurs numéros de téléphone et Mme Gladue est partie.

(2)          La deuxième nuit

[14]                          La deuxième nuit, M. Barton a téléphoné à Mme Gladue et ils ont convenu de se rencontrer au bar de l’hôtel, où M. Barton prenait un verre en compagnie de l’un de ses collègues de travail. Au bar, Mme Gladue a mis sa jambe sur les genoux de M. Barton. Les deux adoptaient un comportement amical l’un envers l’autre, alors que M. Barton caressait la jambe de Mme Gladue. Cette dernière a pris quelques verres.

[15]                          À la fermeture du bar, M. Barton, Mme Gladue et le collègue de M. Barton ont quitté les lieux. En retournant à sa chambre, M. Barton a demandé à son collègue s’il voulait lui aussi [traduction] « s’amuser » avec Mme Gladue. Ce dernier ayant refusé, M. Barton est retourné dans sa chambre en compagnie de Mme Gladue.

[16]                          Monsieur Barton a précisé dans son témoignage qu’il n’avait pas discuté avec Mme Gladue des activités sexuelles auxquelles ils allaient se livrer cette nuit‑là dans sa chambre d’hôtel, mais qu’ils s’étaient entendus sur le même prix que la veille, et que Mme Gladue [traduction] « [connaissait] le but de sa visite » (d.a., vol. IV, p. 253). Il a ajouté qu’après avoir pris chacun une bière dans sa chambre, il a dit : « allons droit au but, Cindy », ce à quoi elle a répondu : « d’accord ». Elle est ensuite allée dans la salle de bain d’où elle est ressortie nue et s’est assise sur le coin du lit. M. Barton dit lui avoir demandé si elle était « prête à commencer », question à laquelle elle a répondu « oui ».

[17]                          Dans son témoignage, M. Barton a affirmé que, tout en se tenant assise sur le coin du lit, Mme Gladue l’avait [traduction] « attiré vers elle » et lui avait fait une fellation pendant qu’il restait debout et qu’il avait alors commencé à pousser les doigts à l’intérieur de son vagin (d.a., vol. IV, p. 255). Il a admis que le mouvement de va‑et‑vient effectué la deuxième nuit, qui avait duré à son avis environ 10 minutes, était « [u]n peu plus vigoureux que la nuit précédente et peut‑être [. . .] un peu plus profond », soit 1 ou 2 centimètres au‑delà de la jointure des doigts (ibid., p. 256). Selon lui, pendant qu’il effectuait le mouvement de va‑et‑vient, « [l]a communication était bonne », Mme Gladue « gémissait et haletait, ce qui était bon signe, c’était tellement bien et le mouvement de va‑et‑vient continuait. C’était bien. Tous les signes étaient positifs ». Il était d’accord au cours de l’interrogatoire principal pour dire que Mme Gladue n’avait jamais « exprimé de désaccord ». M. Barton a ajouté qu’elle manifestait son plaisir par des « gémissements et halètements » qui exprimaient « son plaisir ».

[18]                          Monsieur Barton a indiqué avoir arrêté le mouvement de va‑et‑vient et remarqué du sang sur ses doigts. Il a dit avoir demandé à Mme Gladue si elle avait ses règles et elle a répondu : « Peut‑être que oui ». Il a déclaré qu’il ne voulait plus avoir des relations sexuelles avec elle et qu’il avait refusé de la payer. Il est ensuite allé se laver dans la salle de bain, est revenu et a dit à Mme Gladue de faire sa toilette et de partir. Il a ajouté qu’elle était allée à son tour dans la salle de bain et qu’il s’était endormi rapidement peu après.

B.            Le comportement de M. Barton après le fait

[19]                          Dans son témoignage, M. Barton a indiqué qu’il s’était réveillé pour trouver Mme Gladue morte dans la baignoire dans une mare de sang et qu’il avait paniqué. Il a marché dans le sang, a saisi une serviette, a nettoyé ses pieds ainsi qu’une partie du plancher, s’est habillé et a quitté la chambre. Il a jeté la serviette trempée de sang dans une poubelle à l’extérieur, où les policiers l’ont retrouvée par la suite. M. Barton a déposé son sac dans sa fourgonnette et est retourné à l’hôtel pour régler les formalités de départ.

[20]                          Monsieur Barton est retourné ensuite à sa fourgonnette où il a été rejoint par l’un de ses collègues. Ce dernier lui a dit que la journée s’annonçait belle et M. Barton a donné la réponse suivante : [traduction] « Pas avant que la police arrive ». Il a ajouté qu’il y avait une fille ensanglantée dans sa chambre. Il a affirmé qu’il ne la connaissait pas; qu’elle s’était simplement pointée à sa porte la nuit précédente et lui avait demandé la permission de prendre une douche, ce qu’il avait accepté. Son collègue lui a dit de retourner à l’hôtel et de composer le 911.

[21]                          Monsieur Barton est retourné à l’hôtel où il a demandé au commis à la réception une nouvelle carte d’accès, prétextant qu’il avait oublié quelques documents dans la chambre. Il a ensuite composé le 911 à partir du téléphone qui se trouvait dans la chambre d’hôtel et a demandé le service de police. Il a dit à l’opérateur qu’une fille qu’il ne connaissait pas avait frappé à sa porte la nuit précédente et demandé d’utiliser la douche, qu’il s’était ensuite couché et qu’à son réveil le lendemain matin, il l’avait trouvée morte dans la baignoire. Il a ajouté qu’il [traduction] « trembl[ait] en diable » et qu’il avait « une peur bleue » (d.i., p. 39‑40).

[22]                          À l’arrivée des policiers, M. Barton a dit ceci à un agent : [traduction] « Je n’ai rien fait. Je suis marié et je ne m’adonne pas à ces activités » (d.i., p. 35). Plus tard dans la journée, M. Barton a rencontré l’un de ses collègues à la halte routière et lui a expliqué qu’il était en train de « pénétrer [Mme Gladue] avec ses doigts » lorsqu’elle s’était mise à saigner, moment auquel il a dit qu’il en avait « assez » et était « tombé comme une masse » (d.a., vol. III, p. 125).

[23]                          L’autopsie effectuée le jour suivant la mort de Mme Gladue a révélé l’existence d’une blessure de 11 cm qui avait complètement déchiré la paroi vaginale et qui s’étendait sur presque toute sa longueur. Le décès a été attribué à l’hémorragie causée par la blessure.

[24]                          Le lendemain, la police a arrêté M. Barton à Calgary et l’a ramené à Edmonton dans une fourgonnette. Pendant le déplacement, M. Barton a entamé une conversation avec un agent qui se faisait passer pour un détenu. M. Barton a affirmé qu’il avait loué la chambre d’hôtel, mais qu’il avait laissé deux de ses collègues la partager et qu’il avait dormi dans son camion. Il a dit qu’il était entré dans la chambre le lendemain matin pour constater qu’elle avait été saccagée et qu’il y avait une fille couverte de sang dans la baignoire, ce qui l’avait amené à appeler immédiatement la police. Il a nié tout acte répréhensible.

[25]                          Monsieur Barton a été inculpé de meurtre au premier degré.

C.            La position du ministère public

[26]                          Selon la thèse avancée par le ministère public au sujet du meurtre au premier degré, M. Barton aurait sectionné la paroi vaginale de Mme Gladue au moyen d’un objet tranchant dans l’intention de lui causer de graves blessures ou de la tuer. Le ministère public a fait valoir qu’après lui avoir infligé une coupure, M. Barton avait amené Mme Gladue dans la salle de bain et l’avait placée dans la baignoire où elle est morte au bout de son sang. Selon le ministère public, il s’agissait d’un meurtre commis dans le contexte d’une agression sexuelle armée. L’acte perpétré constituait ainsi un meurtre au premier degré au sens de l’al. 231(5)c) et de l’art. 235 du Code. Même si aucune [traduction] « arme du crime » n’a été retrouvée, le ministère public a émis l’hypothèse que M. Barton s’en était débarrassé dans le champ couvert d’herbes à proximité de l’hôtel.

[27]                          Subsidiairement, le ministère public a fait valoir que, si M. Barton n’avait pas assassiné Mme Gladue, il avait alors commis un homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, en contravention de l’al. 222(5)a) et de l’art. 234 du Code, en causant sa mort au cours d’une agression sexuelle (voir R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3). Le ministère public n’a pas vraiment insisté sur cette thèse subsidiaire au procès, mais a formulé trois raisonnements distincts permettant de parvenir à une déclaration de culpabilité pour homicide involontaire, qui étaient tous fondés sur une conclusion d’agression sexuelle à l’endroit de Mme Gladue, laquelle reposait de son côté sur la démonstration de l’un des éléments suivants : l’incapacité de Mme Gladue de donner son consentement en raison de l’ivresse; l’absence de consentement réel de sa part; ou l’invalidation du consentement pour des raisons d’ordre public, soit au motif que M. Barton avait intentionnellement causé à Mme Gladue des lésions corporelles lors d’activités sexuelles autrement consensuelles.

[28]                          Deux experts du ministère public ont affirmé dans leur témoignage que la blessure qui a entraîné le décès de Mme Gladue avait été infligée par un objet tranchant. Les experts ont estimé qu’il n’y avait pas de [traduction] « ponts tissulaires », à savoir des petits fragments de tissu à travers l’ouverture de la plaie, propres à une lacération (déchirement des tissus mous) causée par un traumatisme contondant. Le ministère public a présenté aussi l’opinion de l’un de ses témoins experts selon laquelle, pour qu’une personne puisse causer la blessure de Mme Gladue par l’insertion des doigts et de la main dans son vagin, elle aurait dû recourir à une force [traduction] « extrême », « excessive » ou « considérable » (d.a., vol. IV, p. 78‑79). L’expert a expliqué la notion de force « considérable » comme suit : « . . . un témoin indépendant [. . .] saurait [. . .] que la personne finira par faire mal à l’autre » (ibid., p. 78).

[29]                          De plus, le ministère public a présenté des éléments de preuve de nature toxicologique indiquant qu’au moment de son décès, Mme Gladue avait une alcoolémie de 340 mg, soit quatre fois la limite permise par la loi pour conduire. S’appuyant, entre autres, sur ces éléments de preuve, le ministère public a avancé la thèse que Mme Gladue était ivre et gisait au milieu du lit lorsque M. Barton s’est servi d’un objet tranchant pour lui infliger une coupure.

[30]                          Le ministère public a présenté également le témoignage d’un expert analyste des taches de sang qui a indiqué que, si on a retrouvé des taches de sang au milieu du lit, il n’y en avait aucune au coin du lit, où Mme Gladue était assise aux dires de M. Barton, ni d’ailleurs sur le tapis sur lequel Mme Gladue aurait eu à marcher pour se rendre dans la salle de bain.

[31]                          Enfin, l’avocate du ministère public s’est dite d’avis que le comportement de M. Barton après le fait — c’est‑à‑dire les propos qu’il a tenus et les gestes qu’il a posés après la perpétration alléguée de l’infraction — avait trahi sa conscience de culpabilité et contredit sa prétention selon laquelle le décès de Mme Gladue était attribuable à un simple [traduction] « accident ».

D.           La position de la défense

[32]                          En défense, M. Barton a nié avoir utilisé un objet tranchant. Il s’est également appuyé sur l’opinion d’une experte qui, contrairement aux experts du ministère public, a remarqué une forte présence de ponts tissulaires dans la blessure de Mme Gladue et a déclaré qu’il s’agissait d’une lacération causée par un traumatisme contondant, et non d’une coupure. Lorsqu’on lui a présenté le scénario hypothétique concernant l’activité sexuelle qui avait eu lieu la deuxième nuit, selon les dires de M. Barton, l’experte de la défense a convenu que l’activité en question aurait pu causer la blessure. Elle a indiqué que la résistance de la paroi vaginale d’une femme pouvait dépendre de plusieurs facteurs, dont l’âge, la nutrition, l’alcoolisme, la fréquence des rapports sexuels, et a ajouté que, si l’activité sexuelle décrite par M. Barton avait effectivement eu lieu la première nuit, il s’agissait d’un facteur de plus qui aurait pu contribuer à l’affaiblissement de la paroi vaginale de Mme Gladue la deuxième nuit.

[33]                          La défense a en outre affirmé que Mme Gladue était dans un état d’ébriété modéré la deuxième nuit, invoquant la preuve vidéo qui la montre marchant dans le couloir de l’hôtel, les déclarations de divers témoins, ainsi que la déposition de M. Barton lui‑même. La défense a aussi fait valoir que Mme Gladue avait donné son consentement à l’activité sexuelle qui s’était déroulée les deux nuits. Dans son exposé final au jury, l’avocat de la défense a affirmé que le consentement de Mme Gladue la deuxième nuit était manifeste puisqu’elle s’était déshabillée dans la salle de bain, en était ressortie nue et qu’elle [traduction] « se prostituait et était consentante aux rapports sexuels » (d.a., vol. V, p. 205). L’avocat de la défense a soutenu qu’en tout état de cause, « M. Barton a manifestement cru qu’elle était consentante aux rapports sexuels » (ibid.), et qu’il pouvait donc invoquer la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué. L’avocat a souligné qu’il n’y avait pas de « lamentations, mais seulement des gémissements de plaisir » et que « rien n’indiquait qu’elle n’était pas d’accord » (ibid.). L’avocat a également souligné que l’activité sexuelle en question était pour l’essentiel la même les deux nuits, la seule différence tenant à la profondeur du mouvement de va‑et‑vient, précisant que « M. Barton croit qu’elle a consenti la première nuit, ainsi que la deuxième nuit » (ibid.).

[34]                          La défense a concédé l’existence de plusieurs éléments constitutifs de l’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, admettant en particulier que M. Barton a causé la mort de Mme Gladue et que l’activité sexuelle en question était dangereuse de par sa nature et présentait un risque objectivement prévisible que Mme Gladue subisse des lésions corporelles. Or, l’avocat de la défense a fait valoir que la mort de Mme Gladue était purement [traduction] « accidentelle », ce qui constituait l’antithèse de l’intention de causer des lésions corporelles et n’était donc pas assimilable à un vice de consentement.

[35]                          Monsieur Barton a aussi admis pratiquement l’ensemble du comportement après le fait révélé par la preuve du ministère public. Il a reconnu avoir débité une série de mensonges, mais a déclaré qu’il était dans un état de choc et de panique et qu’il craignait que son épouse et son employeur apprennent qu’il avait sollicité les services d’une travailleuse du sexe. Il a ajouté avoir menti parce qu’il se méfiait de tous ses interlocuteurs.

III.         Les décisions des juridictions inférieures

A.           Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (le juge Graesser, siégeant avec un jury)

[36]                          Monsieur Barton a subi son procès devant un juge et un jury. La procureure du ministère public et l’avocat de la défense ont aidé le juge du procès à rédiger l’exposé final aux jurés faisant état des principes juridiques applicables. À la suite des délibérations, le jury a acquitté M. Barton de l’accusation de meurtre au premier degré et de l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal.

B.            Cour d’appel de l’Alberta (la juge en chef Fraser et les juges Watson et Martin), 2017 ABCA 216, 55 Alta. L.R. (6th) 1

[37]                          Le ministère public a porté en appel l’acquittement de M. Barton et a demandé la tenue d’un nouveau procès. Dans son avis d’appel et son mémoire adressé à la Cour d’appel, le ministère public a signalé quatre erreurs de droit : (1) les directives erronées données au jury sur l’homicide involontaire coupable; (2) les directives erronées données au jury sur le mobile; (3) le défaut de tenir l’audition prévue à l’art. 276; et (4) les directives erronées au jury selon lesquelles le consentement du plaignant à une activité sexuelle antérieure peut étayer la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué par la suite.

[38]                          Deux intervenants ont reçu l’autorisation de présenter des observations sur la définition d’« activité sexuelle » au sens du par. 273.1(1), la procédure prévue à l’art. 276 et le sens de « consentement » du point de vue de l’égalité réelle (voir 2016 ABCA 68, 37 Alta. L.R. (6th) 253, par. 12‑13).

[39]                          Dans de longs motifs détaillés, la Cour d’appel a accueilli l’appel du ministère public, relevant une liste d’erreurs dont, à son avis, chacune justifiait à elle seule la tenue d’un nouveau procès, notamment : (1) les directives erronées données au jury sur le comportement après le fait; (2) les directives erronées données au jury sur le mobile; (3) le défaut de tenir l’audition prévue à l’art. 276; (4) l’omission de définir l’« activité sexuelle »; (5) l’omission de bien définir les éléments requis de l’agression sexuelle (plus précisément le consentement, la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, et l’obligation relative aux mesures raisonnables); et (6) l’omission de définir les éléments constitutifs de l’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal (à savoir la dangerosité et la mens rea associées au risque objectivement prévisible de lésions corporelles).

[40]                          En outre, la Cour d’appel s’est dite fort préoccupée par le modèle national d’exposé fait aux jurés relativement aux infractions d’ordre sexuel qui favorise les stéréotypes, compromet constamment l’analyse et l’application des règles de droit et exacerbe les inégalités, ce qui l’a amenée à recommander l’élaboration d’un nouveau modèle d’exposé.

[41]                          La Cour d’appel a donc accueilli l’appel du ministère public, annulé l’acquittement de M. Barton et ordonné la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré.

[42]                          Monsieur Barton se pourvoit maintenant devant notre Cour.

IV.         Les questions en litige

[43]                          Je formulerais ainsi les principales questions en litige dans le présent pourvoi :

(1)         La Cour d’appel a‑t‑elle privé M. Barton de l’équité procédurale?

(2)         Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en n’appliquant pas le régime prévu à l’art. 276 et, dans l’affirmative, quelles en ont été les conséquences?

(3)         Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans ses directives sur le mobile?

(4)         Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans ses directives sur l’élément de faute objective requis dans le cas de l’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal?

(5)         Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans ses directives sur le comportement après le fait?

[44]                          Si l’existence d’une ou de plusieurs erreurs est établie, il s’agit alors de décider si la tenue d’un nouveau procès est justifiée et, si oui, sur quelle accusation.

V.           Analyse

A.           Les principes d’équité procédurale

[45]                          L’avocat de M. Barton soulève la question de l’équité procédurale tout au long de sa plaidoirie devant la Cour. Par conséquent, je résumerai d’abord les règles de droit applicables aux trois principes d’équité procédurale qu’invoque M. Barton : (1) le droit restreint du ministère public de porter en appel un acquittement, (2) les exigences auxquelles doivent satisfaire les cours d’appel lorsqu’elles soulèvent de nouvelles questions, et (3) la portée que doivent avoir les observations formulées par les intervenants dans des pourvois en matière criminelle. Je passerai ensuite aux questions de fond qui se posent dans le présent pourvoi, et j’examinerai les arguments procéduraux invoqués par M. Barton au fur et à mesure que j’aborderai chaque question en litige.

(1)          Le droit restreint du ministère public de porter en appel un acquittement

[46]                          Au Canada, le droit du ministère public de faire appel d’un acquittement est plus large que celui prévu dans la plupart des autres pays de common law (voir R. c. Evans, [1993] 2 R.C.S. 629, p. 645‑646; R. c. Varga (1994), 180 O.R. (3d) 784, p. 792 (C.A.)). Toutefois, comme je vais l’expliquer plus loin, la portée de ce droit n’est pas illimitée.

[47]                          Par souci d’équité envers l’accusé, et particulièrement par souci de respecter le principe de la protection contre le double péril, consacré à l’al. 11 h )  de la Charte canadienne des droits et libertés , il est interdit au ministère public d’obtenir un nouveau procès en avançant une nouvelle thèse de la responsabilité en appel (voir Wexler c. The King, [1939] R.C.S. 350; Savard c. The King, [1946] R.C.S. 20, p. 33‑34, 37 et 49; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865, p. 895‑896; R. c. Egger, [1993] 2 R.C.S. 451, p. 481). En outre, comme le juge Doherty l’a expliqué dans l’arrêt Varga, [traduction] « [l]e principe de la protection contre le double péril est compromis davantage lorsque les arguments plaidés en appel contredisent la thèse que soutient le ministère public au procès » (p. 793). Bref, « [l]’appel formé par le ministère public ne saurait constituer un moyen de communication d’une preuve différente que celle présentée au procès » (ibid.).

[48]                          Or, l’absence d’opposition du ministère public à une directive erronée dans l’exposé au jury ne fait pas forcément obstacle à une ordonnance de nouveau procès (voir Cullen c. The King, [1949] R.C.S. 658, p. 664‑665; R. c. George, [1960] R.C.S. 871, p. 875‑877 et 890). Plus précisément, l’inadvertance passive manifestée par la procureure du ministère public au procès n’écarte pas l’intérêt public au prononcé d’un verdict qui ne soit pas vicié par des directives au jury comportant des lacunes importantes.

[49]                          Mais même là, lorsqu’il s’agit d’évaluer si une erreur alléguée dans l’exposé au jury justifie une intervention en appel, l’absence d’opposition « est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée » (R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 38; voir aussi Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336, p. 343‑344; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 58; R. c. Patel, 2017 ONCA 702, 356 C.C.C. (3d) 187, par. 82). Il en est particulièrement ainsi lorsque l’avocat a expressément souscrit à la directive en question (voir Patel, par. 82).

(2)          Les nouvelles questions soulevées par les cours d’appel

[50]                          Dans l’arrêt R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, notre Cour a établi des lignes directrices régissant les circonstances dans lesquelles les cours d’appel peuvent soulever de nouvelles questions, ainsi que la manière d’y procéder. Les « questions [. . .] nouvelles sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties [. . .] et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties » (par. 30). Les cours d’appel ont compétence pour soulever de nouvelles questions, mais uniquement pour éviter les situations qui risquent d’entraîner une injustice (par. 43). Par exemple, lorsqu’il existe une bonne raison de croire que l’issue du procès aurait réalistement été différente si l’erreur relevée par la cour d’appel n’avait pas été commise, l’intervention de cette dernière est justifiée (par. 45).

[51]                          Lorsqu’une cour d’appel décide de soulever une nouvelle question, les parties doivent en être notifiées et avoir l’occasion d’y répondre (par. 54). En règle générale, la cour d’appel doit donner avis « dès qu’il est pratiquement possible de le faire après que la question se cristallise » (par. 57), et veiller à ce que les parties en soient suffisamment informées pour qu’elles puissent se préparer et y répondre (par. 54). La forme de la réponse « dépendr[a] de la question particulière soulevée par la cour. Les procureurs voudront peut‑être simplement présenter des observations orales sur le sujet, ou plutôt déposer d’autres arguments écrits ou faire les deux » (par. 59). En définitive, « l’enjeu sous‑jacent est de faire en sorte que la cour reçoive des observations complètes sur la nouvelle question » (ibid.). Il importe avant tout de respecter la justice naturelle et la règle audi alteram partem, soit l’obligation d’entendre l’autre partie.

(3)          La portée que doivent avoir les observations formulées par les intervenants dans des appels en matière criminelle

[52]                          Enfin, il reste le rôle des intervenants dans les appels en matière criminelle. Comme il est mentionné dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1993] 1 R.C.S. 462, « [u]ne intervention vise à saisir la cour d’allégations utiles et différentes du point de vue d’un tiers qui a un intérêt spécial ou une connaissance particulière de la question visée par la procédure d’appel » (p. 463). Plus particulièrement, les intervenants jouent un rôle crucial dans notre système de justice en apportant une perspective unique et une expertise spécialisée qui permettent à la cour de trancher des questions complexes dont les répercussions dépassent le cadre des intérêts des parties à l’instance. Il en va de même tant en ce qui concerne les affaires criminelles que les affaires civiles.

[53]                          Toutefois, les intervenants doivent se garder d’outrepasser leur véritable rôle, notamment dans le cadre des appels en matière criminelle. Par souci d’équité envers l’accusé, les intervenants ne doivent pas se substituer aux procureurs du ministère public et ne peuvent pas non plus « élargir la portée des questions en litige ou [. . .] y ajouter quoi que ce soit » (Morgentaler, p. 463), surtout lorsqu’une telle démarche élargirait la portée des moyens d’appel invoqués par le ministère public contre un verdict d’acquittement ou y ajouterait quelque chose. La cour d’appel, pour sa part, est tenue d’appliquer ces principes et de protéger le droit de l’accusé à un procès équitable, garanti par l’art. 7 et l’al. 11 d )  de la Charte , en veillant à ce que les intervenants s’en tiennent à leur rôle véritable — et important.

B.            La norme de contrôle applicable en cas d’erreur justifiant l’infirmation du verdict

[54]                          Au Canada, la présence de directives erronées dans l’exposé au jury constitue une erreur de droit que le ministère public peut porter en appel. Lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur une allégation concernant une directive erronée, la cour d’appel doit évaluer l’exposé dans son ensemble, du point de vue pratique, en se demandant si le jury a reçu des directives non pas parfaites, mais appropriées, qui lui permettaient de trancher l’affaire, tout en gardant à l’esprit que c’est la teneur de l’exposé qui compte, non le respect d’une formule consacrée (voir Jacquard, par. 62; Daley, par. 30; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32; R. c. Mack, 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 49). La cour d’appel doit examiner l’erreur alléguée « dans le contexte de l’ensemble de l’exposé au jury et du déroulement général du procès » (Jaw, par. 32).

C.            L’article 276 et la preuve concernant le comportement sexuel antérieur

(1)          Un bref historique du régime prévu à l’art. 276

[55]                          Par le passé, le Code n’avait pas pour effet de circonscrire l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur du plaignant ni l’utilisation de celle‑ci. En conséquence, rien n’empêchait les avocats de présenter des éléments de preuve de cette nature en contre‑interrogeant la plaignante et de faire valoir, compte tenu des mythes et stéréotypes que la common law encourageait, que ce comportement antérieur minait sa crédibilité ou augmentait la probabilité qu’elle ait donné son consentement au comportement sexuel en question parce qu’elle avait une propension au consentement (voir H. C. Stewart, Sexual Offences in Canadian Law (feuilles mobiles), § 7:400.10). La preuve concernant le comportement sexuel antérieur servait ainsi à [traduction] « ternir la réputation de la plaignante, dénaturer le procès et saper la capacité du système de justice pénale de tenir un procès efficace et équitable sur des allégations de sévices sexuels » (R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 40 C.R. (7th) 351, par. 79).

[56]                          Or, en 1982, dans le cadre d’un ensemble de mesures législatives de large portée visant à protéger l’intégrité de la personne, les enfants et certains autres groupes, à défendre les bonnes mœurs et à enrayer la discrimination sexuelle, le législateur a déposé le premier projet de loi comprenant des dispositions sur la « protection des victimes de viol » (voir Comité permanent de la justice et des questions juridiques, Procès‑verbaux et témoignages, no 77, 1re sess., 32e lég., le 22 avril 1982, p. 77:29)[3]. Ces dispositions ont eu pour effet de restreindre le droit de la défense de présenter, dans des procédures « portant sur » certaines infractions d’ordre sexuel, une preuve relative au comportement sexuel de la plaignante à d’autres occasions. En outre, ces dispositions avaient notamment pour objectif fondamental de détruire les « deux mythes » consacrés, voulant que « les femmes de mœurs faciles » soient (1) plus susceptibles d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question et (2) moins dignes de foi.

[57]                          Presque dix ans plus tard, dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, notre Cour a déclaré inopérant l’art. 276 du Code, dans sa version en vigueur à l’époque, qui établissait une interdiction générale de présenter une preuve de comportement sexuel, assujettie à trois exceptions. La Cour a statué que, malgré son objet louable d’abolir la pratique sexiste et dépassée consistant à utiliser des preuves concernant le comportement sexuel, la disposition législative « [allait] au‑delà de ce qui est nécessaire et rend[ait] inadmissibles des éléments de preuve qui peuvent être essentiels à la présentation d’une défense légitime et, partant, à la tenue d’un procès équitable » (p. 625). La Cour a formulé à la place les principes de common law régissant l’admissibilité de la preuve sur le comportement sexuel.

[58]                          Dans la foulée de l’arrêt Seaboyer, le législateur a instauré en 1992 un nouveau régime à l’art. 276 en adoptant le projet de loi C‑49, qui a marqué le lancement d’une série de réformes majeures visant les infractions d’ordre sexuel au Canada (voir la Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38). Les objectifs qui animaient ce nouveau régime allaient dans le sens des objectifs de son prédécesseur et visaient à protéger l’intégrité du procès en écartant la preuve non pertinente et trompeuse, à garantir le droit de l’accusé à un procès équitable et à encourager la dénonciation des infractions d’ordre sexuel en protégeant la sécurité et la vie privée des plaignants (voir Seaboyer, p. 605‑606; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 19 et 25). Le libellé du nouvel article était essentiellement la codification des principes énoncés par la Cour dans l’arrêt Seaboyer (voir Darrach, par. 20). En outre, cette disposition établissait des règles de fond qui empêchaient d’utiliser à des fins irrégulières la preuve du comportement sexuel antérieur d’un plaignant, ainsi que d’autres dispositions qui énonçaient la procédure à suivre pour appliquer ces règles. Ce cadre général, qui a résisté à une contestation constitutionnelle dans l’arrêt Darrach, demeure toujours en vigueur, quoique sous une forme modifiée.

(2)          Le régime établi à l’art. 276[4]

[59]                          Le paragraphe 276(1) du Code prévoit ce qui suit :

                    Preuve concernant le comportement sexuel du plaignant

                    276(1) Dans les poursuites pour une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 153.1, 155 ou 159, aux paragraphes 160(2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273, la preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle avec l’accusé ou un tiers est inadmissible pour permettre de déduire du caractère sexuel de cette activité qu’il est :

a)   soit plus susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation;

b)   oit moins digne de foi.

[60]                          Cette disposition législative fait suite à la conclusion formulée dans l’arrêt Seaboyer selon laquelle les « deux mythes » mentionnés aux al. a) et b) « ne sont simplement pas pertinents au procès » et « peuvent dénaturer gravement » celui‑ci (Darrach, par. 33). Elle est [traduction] « l’expression de la règle fondamentale voulant que l’admissibilité de la preuve dépende de sa pertinence relativement à un fait en cause » (L.S., par. 45), et confirme que ces deux mythes « ne sauraient [tout simplement] exister à l’intérieur d’un système juridique rationnel et juste » (Seaboyer, p. 630). Les mythes en question sont [traduction] « prohibés non seulement sur le plan de la politique sociale mais aussi à titre d’“illogisme” » (R. c. Boone, 2016 ONCA 227, 347 O.A.C. 250, par. 37, citant R. c. W.H., 2015 ONSC 3087, par. 10 (CanLII); voir aussi Seaboyer, p. 605).

[61]                          Cependant, au titre du par. 276(2), la preuve concernant le comportement sexuel antérieur[5] présentée par l’accusé ou son représentant pourrait être admissible à d’autres fins si elle répond à un critère à trois volets :

          Conditions de l’admissibilité

          276(2) Dans les poursuites visées au paragraphe (1), l’accusé ou son représentant ne peut présenter de preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle autre que celle à l’origine de l’accusation sauf si le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix décide, conformément aux articles 276.1 et 276.2, à la fois :

a)   que cette preuve porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle;

b)   que cette preuve est en rapport avec un élément de la cause;

c)   que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.

[62]                          Cette disposition reflète essentiellement les principes de common law énoncés dans l’arrêt Seaboyer (voir Darrach, par. 38). Fait important, elle indique que la preuve concernant le comportement sexuel antérieur du plaignant présentée par l’accusé ou son représentant est présumée inadmissible sauf si, au terme des procédures prévues aux art. 276.1 et 276.2 et après avoir appliqué le critère à trois volets énoncé au par. 276(2), le juge du procès décide le contraire.

[63]                          Pour décider si la preuve est admissible, le juge du procès doit prendre en considération les facteurs suivants énumérés au par. 276(3) :

a)      l’intérêt de la justice, y compris le droit de l’accusé à une défense pleine et entière;

b)     l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles;

c)       la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste;

d)      le besoin d’écarter de la procédure de recherche des faits toute opinion ou préjugé discriminatoire;

e)      le risque de susciter abusivement, chez le jury, des préjugés, de la sympathie ou de l’hostilité;

f)        le risque d’atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;

g)       le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu’à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi;

h)      tout autre facteur qu’il estime applicable en l’espèce.

[64]                          En plus d’instaurer les règles de fond qui régissent l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur présentée par la défense ou son représentant, le régime prévu à l’art. 276 comporte des éléments procéduraux énoncés aux art. 276.1 à 276.4, dont les plus pertinents sont présentés ci‑après. Lorsqu’il veut présenter une preuve concernant le comportement sexuel antérieur du plaignant, l’accusé adresse sa demande à la cour par écrit et y énonce a) toutes précisions au sujet de la preuve en cause, et b) le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause (par. 276.1(1) et (2)). Par la suite, une fois convaincu de la possibilité d’admettre la preuve au titre du par. 276(2), le juge tient une audition (par. 276.1(4)). Le jury et le public sont exclus de l’audition et le plaignant n’est pas un témoin contraignable (par. 276.2(1) et (2)). Le juge est tenu de motiver la décision qu’il rend à la suite de l’audition, en précisant les éléments de preuve retenus (par. 276.2(3)). Le cas échéant, le juge du procès doit donner des instructions au jury quant à l’utilisation que celui‑ci peut faire — ou non — de ces éléments de preuve (art. 276.4).

[65]                          Enfin, une décision sur l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur en application de l’art. 276 n’est pas nécessairement coulée dans le béton. Dans certaines circonstances, il conviendrait que le juge du procès revoit une décision fondée sur l’art. 276 et tienne une nouvelle audition pour réexaminer l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur. À la seule fin d’illustrer mes propos, je note que, dans le cas où la déclaration de la plaignante faite à la police au sujet d’une activité sexuelle antérieure contredit le témoignage qu’elle donne par la suite au procès, la défense pourrait présenter une nouvelle demande fondée sur l’art. 276 en vue de faire admettre la preuve concernant le comportement sexuel antérieur pour attaquer la crédibilité (voir R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912; R. c. Harris (1997), 118 C.C.C. (3d) 498 (C.A. Ont.)), malgré la décision initiale portant irrecevabilité de cette preuve. Il ne s’agit que d’un exemple. Il pourrait y avoir d’autres circonstances où il y aurait lieu pour le juge du procès de revoir une décision fondée sur l’art. 276 et de tenir une nouvelle audition afin de réexaminer l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur.

(3)          Les instances inférieures

[66]                          En l’espèce, dans son exposé introductif en anglais au jury, le ministère public a qualifié Mme Gladue de « prostitute », expliquant qu’elle avait établi avec M. Barton [traduction] « des rapports lucratifs » la nuit précédant son décès (d.a., vol. III, p. 13). En outre, sans présenter de demande au titre des par. 276.1(1) et (2) du Code, M. Barton a longuement témoigné de l’activité sexuelle à laquelle il s’était livré en compagnie de Mme Gladue la nuit précédant le décès de cette dernière. Le ministère public ne s’y est pas opposé. Le juge du procès n’a pas non plus ordonné la tenue d’une audition distincte sur l’admissibilité de cette preuve et sur l’utilisation qui pouvait en être faite. En conséquence, cette preuve a été soumise au jury dans sa version intégrale, sans faire l’objet d’une directive restrictive détaillée.

[67]                          La Cour d’appel a estimé qu’il s’agissait d’une grave erreur, concluant que l’omission de se conformer au régime de l’art. 276 avait entraîné, dans l’exposé fait au jury sur l’utilisation pouvant être faite de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur et de la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, une directive erronée justifiant l’infirmation du verdict. La Cour d’appel a statué que l’erreur en question justifiait la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré.

(4)          L’argument relatif à l’équité procédurale

[68]                          Monsieur Barton soutient que, s’agissant de l’équité procédurale, la question relative à l’art. 276 n’a pas été régulièrement soulevée devant la Cour d’appel. Avec égards, je ne suis pas d’accord. Le ministère public ne s’est pas opposé au témoignage de M. Barton à propos du comportement sexuel antérieur de Mme Gladue, mais son omission n’était pas, à mon avis, fatale. C’est au juge du procès qu’il revient en définitive de faire respecter le régime obligatoire de l’art. 276, et non au ministère public. Après tout, c’est le juge du procès, et non le ministère public, qui est le gardien de la loi dans un procès criminel. De plus, je ne puis tout simplement admettre que les droits de la plaignante à la dignité, à l’égalité et à la vie privée, que le régime de l’art. 276 vise à protéger, sont susceptibles de renonciation par simple inadvertance de la part du ministère public. Rien dans le dossier ne porte à croire que le ministère public a délibérément essayé d’écarter l’application du régime de l’art. 276 et, d’ailleurs, il n’avait aucune raison d’agir ainsi. Il n’avait certainement aucun avantage à en retirer d’un point de vue stratégique, bien au contraire. En tout état de cause, vu les objectifs importants qui sous‑tendent l’art. 276, le ministère public devrait s’abstenir de commenter les antécédents sexuels du plaignant, sauf en cas de nécessité.

[69]                          Ayant tranché l’élément « équité procédurale » de la question relative à l’art. 276, je passe au fond de cette question.

(5)          L’applicabilité du régime de l’art. 276

[70]                          La première question de fond qui se pose en l’espèce concerne la portée : Le régime de l’art. 276 peut‑il s’appliquer dans un cas où l’infraction reprochée — en l’occurrence le meurtre au sens de l’al. 231(5)c) et du par. 235(1) — ne figure pas parmi les infractions énumérées au par. 276(1)?

[71]                          Cette question porte sur l’interprétation législative. Selon la méthode moderne en la matière, [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, cité dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21).

[72]                          D’emblée, au début des par. 276(1) et (2) — « [d]ans les poursuites pour une infraction » — la préposition « pour » a « la portée la plus large possible [. . .] Parmi toutes les expressions qui servent à exprimer un lien quelconque entre deux sujets connexes, c’est probablement l’expression [. . .] qui est la plus large » (Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, p. 39). Cette préposition signifie entre autres « concernant », « relativement à » ou « par rapport à » (ibid.).

[73]                          Le législateur n’aurait pas opté pour cette formulation exceptionnellement large s’il avait eu l’intention de restreindre l’application du régime de l’art. 276 aux poursuites pour une infraction énumérée, expressément reprochée. Il lui était également loisible d’opter pour une formulation plus étroite, par exemple « dans une poursuite » pour une infraction énumérée ou « dans le cas d’une personne inculpée » d’une infraction énumérée. Or, le législateur a refusé d’adopter ces énoncés de portée plus restreinte, choisissant plutôt une formulation plus large, à laquelle il faut donner effet.

[74]                          En ce qui concerne les objectifs du régime prévu à l’art. 276, protéger l’intégrité du procès en excluant les éléments de preuve non pertinents et trompeurs, protéger le droit de l’accusé à un procès équitable et encourager la dénonciation des infractions d’ordre sexuel en protégeant la sécurité et la vie privée des plaignants (voir Seaboyer, p. 605‑606; Darrach, par. 19 et 25), sont tous des éléments incontournables. Une interprétation large et généreuse du régime de l’art. 276 qui ne restreint pas indûment son champ d’application permettrait de mieux atteindre ces objectifs.

[75]                          Par ailleurs, en imposant l’exigence stricte que l’application du régime de l’art. 276 soit assujettie à l’inculpation expresse d’une infraction énumérée, on ferait primer la forme sur le fond. L’applicabilité de ce régime dépendrait ainsi de la façon dont la poursuite rédige le document d’inculpation, et non de la question de savoir si une infraction énumérée entre vraiment en jeu dans l’instance. Le cas échéant, il n’importe sans doute pas que le ministère public n’ait pas mentionné cette infraction dans le document d’accusation.

[76]                          Eu égard à ce qui précède, j’estime que le régime de l’art. 276 s’applique à toute poursuite où il existe un lien entre l’infraction reprochée et une infraction énumérée au par. 276(1), même si le document d’inculpation n’en fait aucunement mention. Par exemple, il serait satisfait à ce critère relationnel large si l’infraction énumérée était une infraction sous‑jacente à l’infraction reprochée ou incluse dans celle‑ci.

[77]                          Dans le cas de M. Barton, le régime de l’art. 276 entrait en jeu parce que l’infraction reprochée, le meurtre au premier degré visé à l’al. 231(5)c) et au par. 235(1), découlait d’une agression sexuelle armée contraire à l’art. 272, soit une des infractions énumérées au par. 276(1). Ce facteur justifiait à lui seul l’application du régime de l’art. 276.

[78]                          En l’espèce, il est manifeste que la poursuite porte sur une infraction énumérée au par. 276(1). Or, il n’en est pas toujours ainsi. Gardant cela à l’esprit, à l’avenir, en cas de doute quant à l’application du régime de l’art. 276 à l’instance en cause, le juge du procès devrait en informer les parties à la première occasion et, après avoir donné à celles‑ci la possibilité de présenter des observations à cet égard, il doit trancher la question. Si le juge du procès conclut à l’application du régime de l’art. 276, la défense peut demander un ajournement pour préparer la demande à déposer au titre des par. 276.1(1) et (2) en vue de faire admettre la preuve proposée.

[79]                          L’analyse qui précède porte à conclure que le témoignage de M. Barton sur le comportement sexuel de Mme Gladue la veille de sa mort était assujetti au régime de l’art. 276. M. Barton souligne cependant que le par. 276(2) ne s’applique qu’à [traduction] « la preuve [. . .] présentée par l’accusé ou son représentant » et fait valoir que le régime de l’art. 276 n’est donc pas applicable à la preuve présentée par le ministère public ou son représentant. Sur la foi de cette prémisse, M. Barton soutient qu’en qualifiant Mme Gladue de « prostitute » dans son exposé introductif et en expliquant qu’elle et lui avaient [traduction] « établi des rapports lucratifs » la nuit précédant la mort de Mme Gladue, le ministère public a ouvert la porte à l’admissibilité de l’ensemble de son témoignage concernant le comportement sexuel antérieur de Mme Gladue, sans avoir à passer au préalable par le filtre de l’art. 276. M. Barton ajoute que l’interrogatoire des témoins mené par le ministère public au sujet de ses rapports avec Mme Gladue et de la question qu’il avait posée à son collègue, à savoir s’il voulait lui aussi [traduction] « s’amuser » avec Mme Gladue, a eu le même effet.

[80]                          Soit dit en tout respect, je ne peux souscrire à cette argumentation. Tout d’abord, le par. 276(1), qui confirme le manque de pertinence des « deux mythes », est catégorique de par sa nature et s’applique indépendamment de la partie qui présente la preuve concernant le comportement sexuel antérieur. Donc, sans égard à la preuve présentée par le ministère public, le témoignage de M. Barton ne pouvait être admis à l’appui de l’un ou l’autre de ces « deux mythes ». Ensuite, pour ce qui est du par. 276(2), il est vrai que cette disposition ne s’applique qu’à la preuve présentée par « l’accusé ou son représentant », mais les principes de common law énoncés dans l’arrêt Seaboyer portent sur l’admissibilité générale de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur. Compte tenu des risques liés au raisonnement qui sont inhérents dans le cas de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur, quelle que soit la partie qui présente la preuve, le juge du procès devrait s’inspirer de l’arrêt Seaboyer et tenir un voir‑dire sur l’admissibilité de la preuve présentée par le ministère public au sujet du comportement sexuel antérieur (voir p. 633‑636).

[81]                          Pourtant, le peu d’information véhiculée par le ministère public dans son exposé introductif n’a pas eu pour effet, à mon avis, d’écarter l’application du par. 276(2) au témoignage détaillé de M. Barton au sujet de l’activité sexuelle à laquelle s’était livrée Mme Gladue la veille de sa mort, témoignage qui est allé bien au‑delà de l’exposé des faits essentiels présenté par le ministère public. Les questions adressées par le ministère public aux témoins sur les rapports de Mme Gladue avec M. Barton et la question posée par M. Barton à son collègue, à savoir s’il voulait lui aussi « s’amuser » avec Mme Gladue, n’ont pas eu non plus cet effet. Il ne s’agissait que de simples gouttes dans la mare d’information dont M. Barton a inondé le jury durant son témoignage. Bref, le ministère public n’a pas donné à ce dernier un « passe‑droit » ni n’a mis sa déposition à l’abri du régime de l’art. 276.

[82]                          Par conséquent, avant de présenter une preuve concernant le comportement sexuel de Mme Gladue la veille de sa mort, M. Barton était tenu de déposer une demande en application des par. 276.1(1) et (2). Dans la même veine, le juge du procès devait établir si la preuve était admissible au titre du par. 276(2) et, le cas échéant, tenir une audition à huis clos pour décider effectivement de l’admissibilité de la preuve (par. 276.1(4), 276.2(1) et 276.2(2)). Après avoir motivé sa décision (par. 276.2(3)), si tout ou partie de la preuve était admissible, le juge du procès devait donner des directives détaillées au jury quant à l’utilisation que celui‑ci pouvait faire — ou non — de cette preuve (art. 276.4).

[83]                          Or, aucune de ces exigences n’a été respectée. Bien que ce non‑respect ait pu tourner à l’avantage de M. Barton, puisque son témoignage échappait à l’examen au regard du régime de l’art. 276, il portait atteinte à la dignité et à la vie privée de Mme Gladue (lesquels subsistent encore malgré sa mort), ainsi qu’à la fonction de recherche de la vérité et au caractère équitable du procès, qui doit être évalué « tant du point de vue de l’accusé que de celui de la société dans son ensemble » (R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 22 (je souligne)). Comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Darrach, l’accusé n’a pas le droit « de produire des éléments de preuve trompeurs pour étayer des déductions illégitimes » et par le fait même « de fausser la fonction de recherche de la vérité du processus judiciaire » (par. 37, citant R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 74).

[84]                          Enfin, puisque les exigences procédurales prévues aux art. 276.1 à 276.4 n’ont pas été respectées, j’estime qu’il serait à la fois malavisé et pratiquement impossible pour notre Cour de formuler des hypothèses sur quels éléments de preuve concernant le comportement sexuel antérieur auraient été admis, et à quelles fins, si l’audition avait été tenue en application de l’art. 276. Toutefois, à supposer, sans en décider, qu’au moins une partie du témoignage présenté par M. Barton était admissible, une directive restrictive minutieuse était nécessaire pour guider le jury quant à l’utilisation que celui‑ci pouvait faire ou non de cette déposition. En l’absence d’une telle directive, le jury a été laissé à la dérive dans une mer d’inférences périlleuses et inacceptables.

[85]                          En outre, comme je l’explique plus loin, le défaut d’observer les exigences du régime de l’art. 276 a eu un effet d’entraînement, surtout dans les directives données sur le moyen de défense couramment associé à l’art. 276 : la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué (voir Darrach, par. 59).

D.           Les directives sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué

(1)          Les principes juridiques

[86]                          La croyance sincère mais erronée au consentement communiqué fait partie des moyens que l’accusé peut invoquer à sa défense contre une accusation d’agression sexuelle. Pour jeter les bases de l’analyse qui suit, il sera d’abord utile d’examiner brièvement plusieurs grands principes en la matière, à savoir : a) le rôle que joue le consentement dans l’analyse relative à l’agression sexuelle, b) la nécessité d’avoir une croyance au consentement communiqué pour pouvoir invoquer le moyen de défense pertinent, c) les erreurs de droit, et d) l’obligation relative aux mesures raisonnables. Je vais aborder ces éléments à tour de rôle.

a)              Le rôle que joue le consentement dans l’analyse relative à l’agression sexuelle

[87]                          Pour obtenir une déclaration de culpabilité pour agression sexuelle, tout comme dans le cas d’autres vrais crimes, le ministère public doit établir, hors de tout doute raisonnable, que l’accusé a effectivement commis l’actus reus et qu’il avait la mens rea nécessaire. Une personne commet l’actus reus de l’agression sexuelle « si elle fait des attouchements à caractère sexuel à une autre personne sans le consentement de celle‑ci » (R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440, par. 23). La mens rea comporte « l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard » (R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 42).

[88]                          Le « consentement » est défini au par. 273.1(1) du Code comme « l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle »[6]. Il s’agit de « l’accord volontaire du plaignant à chacun des actes sexuels accomplis à une occasion précise » (J.A., par. 31), et il doit être donné librement (voir Ewanchuk, par. 36). Le consentement doit être manifesté au moment où l’activité sexuelle a lieu (J.A., par. 34, citant Ewanchuk, par. 26) et peut être révoqué à tout moment (voir l’al. 273.1(2)e) du Code; J.A., par. 40 et 43). De plus, comme il est énoncé clairement au par. 273.1(1), le « consentement » n’est pas examiné dans l’abstrait. Il vise plutôt l’« activité sexuelle », qui englobe « l’acte sexuel physique précis », « la nature sexuelle de l’acte » et « l’identité précise du partenaire », mais ne vise pas « les conditions ou les caractéristiques de l’acte physique, telles les mesures contraceptives qui sont prises ou la présence de maladies transmissibles sexuellement » (R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346, par. 55 et 57).

[89]                          La notion de « consentement » diffère selon l’étape de l’analyse. Pour les besoins de l’actus reus, la notion de « consentement » signifie que « dans son esprit, la plaignante souhaitait que les attouchements sexuels aient lieu » (Ewanchuk, par. 48). Donc, à ce stade, l’accent est mis sans détour sur l’état d’esprit de la plaignante, alors que la perception que l’accusé avait de cet état d’esprit n’entre pas en jeu. Par conséquent, si la plaignante témoigne qu’elle n’a pas consenti et que le juge des faits accepte son témoignage, il n’y a tout simplement pas eu consentement (voir Ewanchuk, par. 31). À cette étape, l’analyse de l’actus reus est terminée. Pour que l’actus reus soit établi, point n’est besoin que la plaignante ait manifesté l’absence de consentement ou la révocation de son consentement (voir J.A., par. 37).

[90]                          Pour les besoins de la mens rea, particulièrement pour l’application de la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, la notion de « consentement » signifie « que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé » (Ewanchuk, par. 49). Par conséquent, l’analyse porte à cette étape sur l’état d’esprit de l’accusé; la question est alors de savoir si l’accusé croyait sincèrement « que le plaignant avait vraiment dit “oui” par ses paroles, par ses actes, ou les deux » (ibid., par. 47).

b)             La nécessité d’avoir une croyance sincère au consentement communiqué

[91]                          Notre Cour a constamment affirmé que le moyen de défense pertinent est fondé sur la « croyance sincère mais erronée au consentement » (voir, p. ex., R. c. Esau, [1997] 2 R.C.S. 777, par. 1; Ewanchuk, par. 43; Darrach, par. 51; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 57; R. c. Gunning, 2005 CSC 27, [2005] 1 R.C.S. 627, par. 32; J.A., par. 24). Le Code lui‑même renvoie à la « croyance [de l’accusé] au consentement » (l’al. 273.2b) (l’intertitre)). Or, il ressort de la jurisprudence de notre Cour que, pour établir la défense pertinente, l’accusé doit faire état d’une croyance sincère mais erronée que la plaignante a, en fait, communiqué son consentement, par ses paroles ou par ses actes (voir R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836, par. 39 et 43‑44 (la juge L’Heureux‑Dubé); Ewanchuk, par. 46; J.A., par. 37, 42 et 48). Comme l’a dit la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Park, « [e]n pratique, les principaux facteurs pertinents quant à ce moyen de défense sont donc (1) le comportement communicatif proprement dit de la plaignante et (2) l’ensemble des éléments de preuve admissibles et pertinents qui expliquent comment l’accusé a perçu ce comportement comme exprimant un consentement. Tout le reste est secondaire » (par. 44 (souligné dans l’original)).

[92]                          J’estime donc qu’il convient d’affiner la terminologie juridique en désignant le moyen de défense avec plus de précision par l’expression « croyance sincère mais erronée au consentement communiqué », qui doit faire en sorte que tous les intervenants du système de justice mettent l’accent sur la question vitale de la communication du consentement et évitent de s’aventurer, par inadvertance, sur le terrain interdit du consentement présumé ou tacite.

[93]                          L’insistance sur la croyance sincère mais erronée de l’accusé à la communication du consentement a des conséquences pratiques. Avant tout, en cherchant à invoquer le comportement sexuel antérieur de la plaignante pour appuyer la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, l’accusé doit pouvoir expliquer comment et pourquoi cette preuve venait renforcer sa croyance sincère mais erronée au consentement communiqué donné par la plaignante à l’activité sexuelle au moment où elle a eu lieu (voir S. C. Hill, D. M. Tanovich et L. P. Strezos, McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (5e éd. (feuilles mobiles)), § 16:20.50.30). Dans certains cas, par exemple, le comportement sexuel antérieur peut établir l’existence d’une attente légitime quant à la façon dont le consentement est communiqué entre les parties, influant ainsi sur la perception qu’a l’accusé du consentement communiqué à l’activité sexuelle lorsqu’elle a eu lieu. La juriste américaine Michelle Anderson affirme : [traduction] « . . . les négociations antérieures entre le plaignant et l’accusé concernant les actes précis en cause ou les coutumes et les pratiques en la matière devraient être admissibles. Ces négociations, coutumes et pratiques intervenues entre les parties révèlent leur attente légitime quant à l’incident en question » (M. J. Anderson, « Time to Reform Rape Shield Laws : Kobe Bryant Case Highlights Holes in the Armour » (2004), 19 Crim. Just. 14, p. 19, cité dans Hill, Tanovich et Strezos, § 16:20.50.30). Les « négociations » ne comprennent cependant pas l’entente sur un consentement général donné à l’avance à toute forme d’activité sexuelle. Comme je l’explique ci‑après, la croyance que la plaignante a donné son consentement général à l’avance à une activité sexuelle non définie ne saurait être invoquée comme moyen de défense, vu qu’elle repose sur une erreur de droit, non de fait.

[94]                          Toutefois, il faut bien se garder d’adopter un raisonnement inacceptable quant à la propension (voir Seaboyer, p. 615). L’accusé ne saurait fonder sa défense sur la logique défectueuse que le comportement sexuel antérieur de la plaignante, de par sa nature, rendait cette dernière davantage susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question, et qu’il avait cru pour cette raison à son consentement. Il s’agit du premier des « deux mythes » qui est interdit par l’al. 276(1)a) du Code.

c)              Les erreurs de droit

[95]                          La défense d’erreur de fait s’applique lorsque l’accusé croit erronément en un état de fait qui écarte l’élément de faute de l’infraction ou qui suscite un doute raisonnable quant à cet élément (voir Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, p. 148, le juge Dickson (dissident, mais non sur ce point)). La croyance sincère mais erronée au consentement communiqué s’inscrit dans cette catégorie de défenses (voir Ewanchuk, par. 42‑43; J.A., par. 48).

[96]                          Or, la loi établit une distinction entre les erreurs de fait et les erreurs de droit. En règle générale, l’erreur de droit n’est nullement une excuse (voir l’art. 19 du Code; R. c. Forster, [1992] 1 R.C.S. 339, p. 346; R. c. MacDonald, 2014 CSC 3, [2014] 1 R.C.S. 37, par. 58). Comme l’a dit la Cour d’appel en l’espèce, [traduction] « [n]ul n’a le droit au Canada de faire sa propre loi » (par. 245). Par conséquent, dans la mesure où la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué est fondée sur une erreur de droit — y compris relativement à la [traduction] « teneur du consentement » du point de vue juridique — plutôt que sur une erreur de fait, ce moyen de défense n’est d’aucun secours (voir Stewart, § 3:600.30.10).

[97]                          Pour les besoins du présent pourvoi, trois erreurs de droit liées au consentement revêtent une importance particulière : le consentement tacite, le consentement général donné à l’avance et la propension à consentir. Je traiterai de ces notions tour à tour.

(i)            Le consentement tacite (l’arrêt Ewanchuk)

[98]                          Le moyen de défense « spécieux » fondé sur le consentement tacite « repose sur la présomption voulant que, à moins qu’elle proteste ou résiste, une femme est “réputée” consentir » (Ewanchuk, par. 103, la juge McLachlin (plus tard juge en chef)). Il ressort de l’arrêt Ewanchuk que cette notion n’a pas sa place en droit canadien. Comme le juge Major l’a affirmé au nom des juges majoritaires, « le fait de croire que le silence, la passivité ou le comportement ambigu de la plaignante valent consentement de sa part est une erreur de droit et ne constitue pas un moyen de défense » (par. 51, citant R. c. M. (M.L.), [1994] 2 R.C.S. 3; voir aussi J. Benedet, « Sexual Assault Cases at the Alberta Court of Appeal : The Roots of Ewanchuk and the Unfinished Revolution » (2014), 52 Alta. L. Rev. 127). De plus, le fait d’inférer que « le consentement du plaignant était implicite, compte tenu des circonstances ou de la relation [que l’accusé] entretenait avec lui » (J.A., par. 47) constitue aussi une erreur de droit. Bref, c’est une erreur de droit — non de fait — de présumer qu’à moins qu’elle dise « non », une femme donne implicitement son consentement à toute activité sexuelle.

(ii)          Le consentement général donné à l’avance (l’arrêt J.A.)

[99]                          La notion de « consentement général donné à l’avance » renvoie à l’idée erronée en droit selon laquelle le plaignant manifeste son accord à une activité sexuelle ultérieure d’une nature non définie (voir J.A., par. 44‑48). Comme il est résumé dans l’arrêt J.A., la définition de « consentement » au par. 273.1(1) « indique que le plaignant doit consentir spécifiquement à chacun des actes sexuels et réfute l’argument que le législateur entendait inclure un consentement général donné à l’avance » et « selon la Cour, cette disposition exige que la plaignante consente aux attouchements “lorsqu’[ils] ont [. . .] lieu” » (par. 34, citant Ewanchuk, par. 26). Par conséquent, le fait de croire que le plaignant a donné son consentement général à l’avance à une activité sexuelle non définie ne saurait être invoqué comme moyen de défense, vu que cette croyance repose sur une erreur de droit, non de fait.

(iii)        La propension à consentir (l’arrêt Seaboyer)

[100]                      La loi interdit d’inférer que le comportement sexuel antérieur de la plaignante, de par sa nature, rend celle‑ci davantage susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question (voir l’al. 276(1)a) du Code et l’arrêt Seaboyer). Il s’agit du premier des « deux mythes ». Par conséquent, la croyance de l’accusé que le comportement sexuel antérieur de la plaignante, de par son caractère sexuel, rendait celle‑ci davantage susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question constitue une erreur de droit.

d)             L’obligation relative aux mesures raisonnables

[101]                      Enfin, la possibilité d’invoquer la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué n’est pas sans limite. L’article 273.2 du Code, adopté à la suite de la réforme de 1992 visant les dispositions législatives canadiennes en matière d’agression sexuelle, circonscrit de manière importante la portée de ce moyen de défense. En voici le libellé :

          Exclusion du moyen de défense fondé sur la croyance au consentement

          273.2 Ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation fondée sur les articles 271, 272 ou 273 le fait que l’accusé croyait que le plaignant avait consenti à l’activité à l’origine de l’accusation lorsque, selon le cas :

                             a) cette croyance provient :

                             (i) soit de l’affaiblissement volontaire de ses facultés,

                             (ii) soit de son insouciance ou d’un aveuglement volontaire;

                             b) il n’a pas pris les mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait alors connaissance, pour s’assurer du consentement.

[102]                      De toute évidence, l’art. 273.2 s’applique relativement à différentes infractions en matière d’agression sexuelle : l’agression sexuelle visée à l’art. 271; l’agression sexuelle armée, les menaces à une tierce personne ou l’infliction de lésions corporelles visées à l’art. 272; et l’agression sexuelle grave visée à l’art. 273.

[103]                      La jurisprudence concernant l’obligation relative aux mesures raisonnables prévue à l’al. 273.2b) demeure embryonnaire, alors que la doctrine met en relief le besoin d’une clarté accrue à cet égard (voir, p. ex., E. A. Sheehy, « Judges and the Reasonable Steps Requirement : The Judicial Stance on Perpetration Against Unconscious Women », dans E. A. Sheehy, dir., Sexual Assault in Canada : Law, Legal Practice and Women’s Activism (2012); L. Vandervort, « The Prejudicial Effects of ‘‘Reasonable Steps’’ in Analysis of Mens Rea and Sexual Consent : Two Solutions » (2018), 55 Alta. L. Rev. 933). Cela étant, bien que le ministère public n’ait pas invoqué le caractère restreint des directives données par le juge du procès sur les mesures raisonnables comme moyen d’appel contre l’acquittement de M. Barton, il convient de formuler quelques observations par souci de clarté quant à l’état du droit et en guise d’orientation pour les causes à venir, notamment le nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal qui, pour des raisons que j’expliquerai plus loin, s’impose en l’espèce.

(i)            L’obligation relative aux mesures raisonnables à titre de condition préalable comportant des dimensions objective et subjective

[104]                      L’alinéa 273.2b) impose une condition préalable à la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué : l’absence de mesures raisonnables emporte exclusion de ce moyen de défense. Cette condition comporte à la fois une dimension objective et une dimension subjective : l’accusé doit prendre des mesures objectivement raisonnables pour s’assurer du consentement et le caractère raisonnable de ces mesures doit être apprécié eu égard aux circonstances dont il avait alors connaissance (voir R. c. Cornejo (2003), 68 O.R. (3d) 117 (C.A.), par. 22, autorisation d’appel refusée, [2004] 3 R.C.S. vii, citant K. Roach, Criminal Law (2e éd. 2000), p. 157; voir aussi Sheehy, p. 492‑493). Il est toutefois à noter qu’aux termes de ce même al. 273.2b), l’accusé n’est pas tenu de prendre « toutes » les mesures raisonnables, contrairement à la restriction analogue relative à la défense de la croyance erronée à l’âge légal imposée au par. 150.1(4) du Code[7] (voir R. c. Darrach (1998), 38 O.R. (3d) 1 (C.A.), p. 24, conf. par 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443 (sans commentaire sur ce point)).

(ii)         L’objectif de l’obligation relative aux mesures raisonnables

[105]                      L’objectif de l’obligation relative aux mesures raisonnables a été formulé de différentes manières. Selon les auteurs de l’ouvrage Manning, Mewett & Sankoff: Criminal Law, l’al. 273.2b) du Code vise [traduction] « à garantir la sécurité de la personne et l’égalité des femmes qui forment la vaste majorité des victimes d’agressions sexuelles, en veillant autant que possible à la présence de clarté dans les rapports entre deux participants à un acte sexuel » (M. Manning et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (5e éd. 2015), p. 1094 (note en bas de page omise)). La juge Abella (maintenant juge de notre Cour) affirmait dans l’affaire Cornejo que l’obligation relative aux mesures raisonnables [traduction] « se substitue aux présomptions rattachées traditionnellement — et irrégulièrement — à la passivité et au silence » (par. 21). La professeure Elizabeth Sheehy s’exprime en ces termes : [traduction] « L’obligation relative aux “mesures raisonnables” prévue par le projet de loi C‑49 avait pour objet de criminaliser les agressions sexuelles commises par des hommes qui prétendent avoir fait erreur sans pour autant avoir tenté de s’assurer du consentement de la femme ou bien qui invoquent des convictions misogynes intéressées pour justifier la croyance au consentement » (p. 492). Voici le dénominateur commun à toutes ces descriptions : l’obligation relative aux mesures raisonnables rejette l’idée périmée selon laquelle les femmes sont réputées consentir à moins qu’elles disent « non ».

(iii)        Ce qui peut constituer ou non des mesures raisonnables

[106]                      Sans oublier que le « consentement » est défini au par. 273.1(1) du Code comme « l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle », qu’est‑ce qui peut constituer des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement? À mon avis, l’analyse relative aux mesures raisonnables repose grandement sur les faits. Il ne serait donc guère judicieux et utile d’essayer de dresser une liste exhaustive des mesures raisonnables ou d’occulter les termes de la loi en les complétant ou en les reformulant.

[107]                      Cela dit, il est possible de cerner certains éléments qui ne sont manifestement pas des mesures raisonnables. Par exemple, les mesures qui reposent sur les mythes liés au viol ou sur les présomptions stéréotypées au sujet des femmes et du consentement n’ont aucunement un caractère raisonnable. Ainsi, l’accusé ne saurait prétendre que le fait de se fier au silence, à la passivité ou au comportement ambigu de la plaignante est une mesure raisonnable pour s’assurer du consentement, car le fait de croire que l’un ou l’autre de ces facteurs emporte consentement constitue une erreur de droit (voir Ewanchuk, par. 51, citant M. (M.L.)). Dans le même ordre d’idées, il serait pour le moins abusif de penser qu’une agression sexuelle puisse constituer une mesure raisonnable (voir Sheehy, p. 518). Par conséquent, la tentative de l’accusé de [traduction] « tâter le terrain » en se livrant sciemment ou inconsidérément à des attouchements sexuels non consensuels ne saurait être considérée comme une mesure raisonnable. Il s’agit d’un enjeu particulièrement critique dans le cas où le plaignant est inconscient ou semi‑conscient (voir Sheehy, p. 537).

[108]                      Il est également possible de préciser dans quelles circonstances le critère à remplir pour satisfaire à l’obligation relative aux mesures raisonnables sera plus exigeant. Par exemple, plus l’activité sexuelle est envahissante ou plus le risque pour la santé et la sécurité des participants est élevé, le bon sens veut qu’une personne raisonnable fasse preuve d’une grande prudence pour s’assurer du consentement. Il en va de même si l’accusé et le plaignant se connaissent peu, aggravant ainsi le risque de malentendus et d’erreurs. En définitive, l’analyse relative aux mesures raisonnables demeure largement tributaire du contexte et ses exigences varient d’un cas à l’autre.

[109]                      Dans l’ensemble, le juge du procès et le jury devraient aborder l’analyse relative aux mesures raisonnables en se concentrant sur l’objet et en n’oubliant pas que l’obligation relative aux mesures raisonnables confirme que l’accusé ne saurait assimiler le silence, la passivité et le comportement ambigu à la communication du consentement. De plus, le juge du procès et le jury devraient se laisser guider par le besoin de protéger l’intégrité physique d’une personne, son autonomie sexuelle et sa dignité humaine. Enfin, si l’on veut que l’obligation relative aux mesures raisonnables ait un effet concret, il faut l’appliquer avec soin. Une analyse effectuée pour la forme n’est pas acceptable.

(iv)        La distinction entre les mesures raisonnables et les motifs raisonnables

[110]                      Enfin, il faut établir une distinction entre la notion de mesures raisonnables pour s’assurer du consentement au sens de l’al. 273.2b) du Code et la notion de motifs raisonnables pour étayer la croyance sincère au consentement au sens du par. 265(4). Selon cette dernière disposition, dans le contexte d’une accusation de voies de fait, y compris d’agression sexuelle (voir le par. 265(2)), lorsque l’accusé allègue qu’il croyait que le plaignant avait consenti aux actes en question et que le juge du procès est « convaincu qu’il y a une preuve suffisante et que cette preuve constituerait une défense si elle était acceptée par le jury », le juge du procès « demande à ce dernier de prendre en considération, en évaluant l’ensemble de la preuve qui concerne la détermination de la sincérité de la croyance de l’accusé, la présence ou l’absence de motifs raisonnables pour celle‑ci ». Cette disposition repose sur l’idée que, plus la croyance au consentement que l’accusé fait valoir devient déraisonnable, plus sa sincérité est douteuse (voir Pappajohn, p. 155‑156, le juge Dickson (dissident, mais non sur ce point)).

[111]                      En d’autres termes, lorsque l’accusé est inculpé d’une forme quelconque de voies de fait, la présence ou l’absence de motifs raisonnables constitue simplement un facteur à prendre en considération dans l’appréciation, conformément au par. 265(4), de la sincérité de la croyance au consentement manifestée par l’accusé. En revanche, lorsque l’accusé est inculpé d’agression sexuelle en vertu des art. 271, 272 ou 273, l’omission de prendre les mesures raisonnables est fatale à la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué selon l’al. 273.2b).

[112]                      Dans cette optique, dans le contexte d’une accusation fondée sur les art. 271, 272, ou 273 où l’accusé affirme avoir eu une croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, (1) s’il n’existe aucun élément de preuve permettant au juge des faits de conclure que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement ou (2) si le ministère public prouve hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables pour s’assurer du consentement, il n’y a pas lieu de prendre en considération la présence ou l’absence de motifs raisonnables à l’appui d’une croyance sincère au consentement en vertu du par. 265(4), car l’accusé ne peut pas évoquer ce moyen de défense en raison de l’application de l’al. 273.2b).

[113]                      Enfin, bien que la distinction conceptuelle entre les mesures raisonnables au sens de l’al. 273.2b) et les motifs raisonnables au sens du par. 265(4) demeure valide, en pratique, il est difficile d’imaginer une situation où les mesures raisonnables ne constitueraient pas également des motifs raisonnables pour apprécier la sincérité de la croyance qu’affirme avoir eue l’accusé.

(2)          Les directives sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué

[114]                      Au procès, M. Barton a invoqué la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué. Son témoignage au sujet des activités sexuelles antérieures de Mme Gladue a occupé une place importante dans sa défense. C’est ce témoignage qui a servi de fondement à sa prétention selon laquelle l’activité sexuelle exercée la deuxième nuit s’inscrivait dans une opération commerciale continue ayant débuté par l’activité sexuelle censément [traduction] « similaire » exercée la nuit précédente, assortie d’une entente prévoyant le paiement du même prix les deux nuits.

[115]                      Le juge du procès a indiqué aux jurés qu’ils disposaient d’éléments de preuve qui soulevaient la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué. Il a expliqué que cette défense constituait une défense d’erreur de fait et souligné qu’ils [traduction] « devaient se demander s’il existait des motifs raisonnables à l’appui de la croyance de [M. Barton] » (d.a., vol. VIII, p. 207). Il a également dit aux jurés qu’en appréciant ce moyen de défense, ils devaient tenir compte, entre autres choses, du témoignage de M. Barton au sujet de sa perception des réponses verbales et non verbales de Mme Gladue à l’activité qui, selon lui, s’était déroulée la deuxième nuit, ainsi que du témoignage de M. Barton au sujet de ce qui s’était produit la première nuit et, plus particulièrement, de son témoignage selon lequel Mme Gladue et lui avaient eu une rencontre sexuelle [traduction] « similaire » cette nuit‑là. Il a en outre donné au jury des directives sur les mesures raisonnables au sens de l’al. 273.2b) du Code, affirmant ceci : « Vous devez vous demander si le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable que M. Barton n’a pas pris de mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait alors connaissance, pour s’assurer que Mme Gladue consentait au type d’activité sexuelle décrit dans son témoignage » (ibid., p. 210). Cependant, le juge du procès n’a pas indiqué que l’obligation relative aux mesures raisonnables constituait une condition préalable au moyen de défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué.

(3)          Les erreurs de droit dans la défense de M. Barton

[116]                      Dans la mesure où il est possible que M. Barton ait perçu sincèrement le consentement de Mme Gladue en raison d’une conception subjective erronée du droit, plutôt que d’une interprétation erronée des faits, la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué ne lui serait d’aucune utilité. Comme je vais l’expliquer, à mon humble avis, le juge du procès en l’espèce a commis une erreur en ne mettant pas le jury à l’abri des erreurs de droit déguisées en erreurs de fait. En particulier, les notions erronées en droit de consentement tacite, de consentement général donné à l’avance et de propension à consentir analysées ci‑dessus ont chacune plané sur la salle d’audience. Il s’agit de questions que le ministère public a soulevées en première instance ainsi que devant la Cour d’appel, et je ne suis pas convaincu que des soucis relatifs à l’équité procédurale empêchent notre Cour de les examiner.

[117]                      La défense de M. Barton reposait en grande partie sur l’idée que l’activité sexuelle qui, selon lui, avait eu lieu la première nuit l’avait amené à croire que Mme Gladue était consentante la deuxième nuit. Plus particulièrement, il a déclaré dans son témoignage que Mme Gladue et lui s’étaient entendus sur un prix de 60 $ pour [traduction] « l’ensemble » des services la première nuit, qu’ils avaient convenu du même prix la deuxième nuit et qu’elle « [connaissait] le but de sa visite ». Il a considéré les deux nuits comme faisant partie d’une opération commerciale continue dans laquelle des activités sexuelles censément « similaires » avaient eu lieu les deux nuits. De plus, l’avocat de la défense a souligné qu’elle « [était] une prostituée et consent[ait] à avoir des rapports sexuels » et qu’il n’y avait « pas de lamentations, mais seulement des gémissements de plaisir  » et que « rien n’indiquait qu’elle n’était pas d’accord. Il croyait raisonnablement qu’elle était consentante » (d.a., vol. V, p. 205).

[118]                      Soit dit en tout respect, la défense de M. Barton évoquait le spectre de plusieurs erreurs de droit. D’abord, la croyance que l’absence de signes de désaccord pouvait se substituer à la communication positive du consentement constitue une erreur de droit. Comme je l’ai déjà expliqué, le « consentement tacite » n’existe pas en droit canadien relatif aux agressions sexuelles. Ensuite, la croyance que les activités sexuelles antérieures « similaires » entre l’accusé et la plaignante, le statut de travailleuse du sexe de la plaignante ou la propre hypothèse formulée par l’accusé selon laquelle ce que pensait la plaignante pouvaient se substituer au consentement communiqué à l’activité sexuelle au moment où elle a eu lieu constitue une erreur de droit. En droit, le consentement doit être expressément renouvelé — et communiqué — pour chaque acte sexuel. En outre, le fait de croire que la plaignante pouvait donner à l’avance un consentement général à tout ce que l’accusé voulait lui faire constitue une erreur de droit. Enfin, la déduction que la plaignante est plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question en raison de ses activités sexuelles antérieures et du caractère sexuel de celles‑ci — le premier des « deux mythes » — constitue également une erreur de droit.

[119]                      En toute déférence, j’estime qu’il incombait au juge du procès de mettre en garde le jury contre le fait de s’appuyer sur ces erreurs de droit. L’absence de directive en ce sens a eu un effet immédiat sur la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué, car elle a permis au moyen de défense de faire son chemin sans que ces erreurs de droit ne soient corrigées, privant ainsi les jurés des outils dont ils avaient besoin pour procéder à une analyse appropriée. Cette erreur était inextricablement liée à l’omission de tenir une audition en application de l’art. 276, qui aurait donné lieu à un examen rigoureux de l’admissibilité et des utilisations permises de la preuve relative au comportement sexuel antérieur de Mme Gladue et permis d’éliminer les erreurs de droit que soulevait le moyen de défense de M. Barton.

(4)          Précisions sur le critère de la vraisemblance et les mesures raisonnables

[120]                      À proprement parler, l’analyse qui précède suffit à démontrer que les directives du juge du procès quant à la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué étaient lacunaires. Cependant, en vue de guider les tribunaux dans les affaires à venir — y compris le nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal qui, pour les raisons que j’exposerai plus loin dans les présents motifs, s’impose en l’espèce — j’ajouterai les brèves remarques qui suivent.

[121]                      L’accusé qui souhaite invoquer la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué doit d’abord démontrer la vraisemblance de celle‑ci. Le juge du procès doit ainsi se demander s’il existe une preuve qui permette à un juge des faits raisonnable agissant d’une manière judiciaire de conclure (1) que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement et (2) que l’accusé croyait sincèrement que le plaignant avait communiqué son consentement. Notre Cour a confirmé récemment qu’en l’absence d’une preuve qui permette au juge des faits de conclure que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement, la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué ne doit pas être laissée à l’appréciation du jury (voir R. c. Gagnon, 2018 CSC 41, [2018] 3 R.C.S. 3). Cette même conclusion a été tirée dans bon nombre de décisions des cours d’appel provinciales, dont celle prononcée en l’espèce (voir, p. ex., Cornejo, par. 19; R. c. Despins, 2007 SKCA 119, 228 C.C.C. (3d) 475, par. 6 et 11‑12; R. c. Dippel, 2011 ABCA 129, 281 C.C.C. (3d) 33, par. 22‑23 et 28; R. c. Flaviano, 2013 ABCA 219, 368 D.L.R. (4th) 393, par. 41 et 50, conf. par 2014 CSC 14, [2014] 1 R.C.S. 270; motifs de la Cour d’appel (2017), par. 250).

[122]                      Par conséquent, s’il n’y a pas de preuve qui permette au juge des faits de conclure que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer du consentement, la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué est dépourvue de vraisemblance et ne doit pas être laissée à l’appréciation du jury. Cette analyse préliminaire joue un rôle important : elle soustrait à l’appréciation du jury les moyens de défense ne s’appuyant pas sur une preuve suffisante, évitant ainsi le risque que le jury puisse retenir à tort un moyen de défense défectueux. Par conséquent, contrairement à ce qui s’est produit au procès en l’espèce[8], on ne devrait pas faire abstraction du critère de la vraisemblance.

[123]                      En revanche, si la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué a une certaine vraisemblance, y compris en ce qui a trait à l’obligation relative aux mesures raisonnables, il convient de laisser cette défense à l’appréciation du jury. Il incomberait alors au ministère public de réfuter cette défense, en établissant hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’a pas pris de mesures raisonnables. Le juge du procès devrait donner au jury des directives à cet égard et préciser que l’obligation relative aux mesures raisonnables est une condition préalable à la défense. Le juge du procès devrait en outre expliquer quel type de preuve peut ou ne peut pas, en droit, constituer des mesures raisonnables, en s’assurant que les mesures qui sont fondées sur des erreurs de droit sont reléguées dans la dernière catégorie. Si le ministère public ne parvient pas à faire cette démonstration hors de tout doute raisonnable, cela n’entraîne pas forcément un verdict d’acquittement. En pareil cas, le juge du procès devrait expliquer aux jurés qu’il leur appartient, en droit, de se demander si le ministère public a néanmoins établi hors de tout doute raisonnable que l’accusé n’avait pas une croyance sincère mais erronée au consentement communiqué. Cette exigence découle du fait que la défense en question porte en définitive sur une « croyance sincère mais erronée au consentement communiqué », non sur les « mesures raisonnables ». Au bout du compte, si le ministère public ne réussit pas à réfuter la défense hors de tout doute raisonnable, l’accusé aura alors droit à un acquittement.

(5)          La définition de l’« activité sexuelle »

[124]                      Afin de guider les tribunaux dans les affaires à venir, je souhaite faire plusieurs observations au sujet des directives du juge du procès au jury sur l’« activité sexuelle ».

[125]                      Au procès, la défense a concédé que M. Barton avait causé la mort de Mme Gladue. Ce point étant concédé, l’une des questions clés que devait trancher le jury était celle de savoir quelle activité sexuelle avait eu lieu — c’est‑à‑dire, quelle était l’« activité sexuelle » au sens du par. 273.1(1) du Code? La réponse à cette question devait alors orienter le reste de l’analyse : Mme Gladue a‑t‑elle consenti subjectivement à cette activité sexuelle précise? Dans la négative, M. Barton a‑t‑il cru sincèrement qu’elle avait communiqué son consentement à cette activité sexuelle précise au moment où celle‑ci avait eu lieu?

[126]                      Plusieurs passages de l’exposé du juge du procès aux jurés portaient ces derniers à croire qu’ils étaient effectivement tenus d’accepter la version des faits de M. Barton au sujet de l’« activité sexuelle ». Par exemple, le juge du procès a dit ceci :

[traduction]

         « [p]our qu’il y ait eu agression sexuelle, vous allez devoir décider si Mme Gladue a consenti [. . .] au type d’activité sexuelle décrit et démontré par M. Barton dans son témoignage » (d.a., vol. VIII, p. 197-198 (je souligne));

         « certains éléments de preuve indiquent que Cindy Gladue a consenti à l’emploi d’une certaine force par M. Barton, y compris l’activité sexuelle et l’activité décrites par M. Barton dans son témoignage » (p. 198‑199 (je souligne));

         « [v]ous devez vous demander si le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable que M. Barton n’a pas pris de mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait alors connaissance, pour s’assurer que Mme Gladue consentait au type d’activité sexuelle décrit dans son témoignage » (p. 210 (je souligne));

         « [p]our déterminer si M. Barton a cru sincèrement que Cindy Gladue était capable de consentir [. . .] aux attouchements décrits par M. Barton dans son témoignage » (p. 206-207 (je souligne)).

[127]                      Soit dit en tout respect, ces directives étaient problématiques. Plus particulièrement, au lieu de laisser entendre que le témoignage de M. Barton était parole d’Évangile, le juge du procès aurait dû expliquer aux jurés qu’au moment de définir l’« activité sexuelle », ils devaient tenir compte de l’ensemble de la preuve, à la fois directe et circonstancielle, et qu’ils n’étaient pas tenus d’accepter le témoignage de M. Barton simplement parce qu’il était le seul témoin encore vivant de l’activité sexuelle.

[128]                      Or, la preuve comportait des éléments solides permettant de mettre en doute la véracité de la description qu’avait donnée M. Barton de l’activité sexuelle, pour ne citer que les trois exemples suivants :

         un expert en analyse des taches de sang a mentionné que des taches de sang avaient été trouvées au centre du lit, ce qui était compatible avec la thèse du ministère public selon laquelle Mme Gladue était allongée au milieu du lit quand l’activité sexuelle avait eu lieu, mais qu’aucune tache n’avait été trouvée sur le coin du lit, où Mme Gladue était assise aux dires de M. Barton;

         les éléments de preuve toxicologiques indiquaient que l’alcoolémie de Mme Gladue au moment de sa mort était quatre fois supérieure à la limite permise par la loi pour conduire, ce qui était encore une fois compatible avec la thèse du ministère public selon laquelle elle était allongée, avec les facultés affaiblies, au milieu du lit, et incompatible avec le témoignage de M. Barton selon lequel elle n’était que modérément ivre;

         l’activité sexuelle fut de toute évidence vigoureuse et violente au point d’être mortelle, ce qui amène à se demander si Mme Gladue a consenti et agi comme l’a relaté M. Barton.

[129]                      Le ministère public n’ayant cependant pas interjeté appel pour ce motif, je m’abstiendrai, par souci d’équité procédurale, d’examiner la question de savoir si les directives lacunaires sur l’« activité sexuelle » constituaient des directives erronées.

E.            Les directives sur le mobile

(1)          Le mobile

[130]                      Le mobile est l’intention intrinsèque — l’intention avec laquelle on commet un crime (voir Lewis c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 821, p. 831‑835). Dans la plupart des affaires criminelles, pour établir l’élément moral de l’infraction, le ministère public n’a pas à prouver le mobile. Ce qu’il doit plutôt prouver, c’est l’« intention » (c.‑à‑d. « l’exercice d’une libre volonté d’utiliser certains moyens pour produire certains résultats ») (ibid., p. 831).

[131]                      Comme il est expliqué dans l’arrêt Lewis, lorsque le mobile ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction, la nécessité de donner des directives au jury sur la question du mobile se situe entre deux pôles. À l’un des pôles, on trouve les « affaires où la preuve de l’identité du [délinquant] est entièrement indirecte et la preuve du mobile par le ministère public tellement essentielle qu’on doit parler du mobile dans l’adresse au jury » (p. 837). À l’autre pôle, on trouve les affaires où il y a preuve d’une absence de mobile (voir p. 837‑838). Dans ces affaires, le juge du procès doit donner des directives sur le mobile, car la preuve de l’absence de mobile constitue généralement un facteur important qui joue en faveur de l’accusé (voir p. 835).

[132]                      Mais entre ces deux pôles, « la nécessité de donner une directive sur la question du mobile dépend du cours du procès et de la nature et de la valeur probante de la preuve », et « [d]ans ces derniers cas, le juge [du procès] doit pouvoir exercer une large discrétion » (p. 838). En outre, « le mobile est toujours une question de fait et de preuve et, par conséquent, il relève plutôt du juge et du jury que du tribunal d’appel » et « on doit [. . .] donner [au juge du procès] une latitude raisonnable » dans ses directives au jury (p. 847). Par conséquent, « on ne devrait pas infirmer [. . .] à la légère » la décision du juge du procès de donner ou non des directives portant sur le mobile (p. 841). De plus, le juge du procès a un pouvoir discrétionnaire quant à la façon de traiter des questions relatives au mobile, et [traduction] « il n’y a pas de formule à suivre » (R. c. McMaster (1998), 37 O.R. (3d) 543 (C.A.), p. 547).

(2)          Les procédures devant les juridictions inférieures

[133]                      Au procès, le ministère public n’a présenté aucune preuve de mobile, et le juge du procès a rejeté l’argument de la défense selon lequel il y avait preuve de l’absence de mobile. Il n’y avait donc aucune preuve de l’absence de mobile, mais plutôt absence de preuve de mobile.

[134]                      L’exposé au jury sur le mobile était ainsi rédigé :

          [traduction]

 

          Le mobile est la raison pour laquelle quelqu’un fait quelque chose.

          La preuve du mobile de la perpétration d’une infraction peut aider à décider si M. Barton est coupable ou non coupable de l’infraction reprochée ou d’une infraction incluse.

          Le ministère public n’est pas tenu de prouver le mobile et il n’a présenté aucune preuve de mobile.

          Lorsqu’il s’agit de décider si des gens sont coupables d’une infraction, ce qui compte généralement, c’est ce qu’ils ont fait et s’ils l’ont fait intentionnellement, et non les raisons pour lesquelles ils l’ont fait, même si le mobile ou l’absence de mobile peuvent être utiles dans certains cas.

          C’est à vous de décider dans quelle mesure vous vous appuierez sur l’absence de mobile pour vous aider à trancher la présente affaire.

          Si vous concluez que Bradley Barton n’avait aucune raison de perpétrer une infraction donnée, ce serait un fait important dont vous devriez tenir compte. Il s’agit d’un facteur qui peut étayer la dénégation de culpabilité de M. Barton et soulever un doute raisonnable au sujet de l’idée que le ministère public a fait la preuve de l’infraction reprochée.

          Membres du jury, vous devez accorder à la preuve d’absence de mobile le poids que vous croyez qu’elle mérite. L’absence de mobile n’est qu’un facteur qui peut vous convaincre dans un sens ou dans l’autre quant à la question de savoir si M. Barton est coupable ou non coupable. Vous devez examiner la question du mobile compte tenu de l’ensemble de la preuve.

(d.a., vol. VIII, p. 164‑165)

[135]                      La Cour d’appel a conclu que le juge du procès n’aurait pas dû donner au jury de directives sur le mobile. La cour a estimé que le mobile n’était tout simplement pas pertinent quant aux questions en jeu, et que l’exposé donnait au jury la fausse impression que la thèse du ministère public comportait des lacunes parce que celui‑ci n’avait pas prouvé le mobile. En outre, l’exposé était, selon la cour, [traduction] « unilatéral » (par. 83). La cour a conclu que les directives erronées sur le mobile ont eu une incidence tant sur l’accusation de meurtre au premier degré que sur celle moindre et incluse d’homicide involontaire coupable.

(3)          Analyse

[136]                      En toute déférence, je ne puis souscrire à l’argument du ministère public selon lequel le juge du procès a commis une erreur dans ses directives sur le mobile. Devant notre Cour, les parties n’ont pas fait valoir que l’absence de preuve de mobile était pertinente à l’égard de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, et je n’ai pas besoin de commenter davantage ce point. J’estime toutefois que le mobile était un facteur pertinent ayant une incidence sur la question de savoir si M. Barton avait l’intention de causer des blessures graves à Mme Gladue ou de la tuer, une question qui touche l’élément de faute de l’infraction de meurtre. Dans ces circonstances, étant donné qu’il n’y avait ni preuve de mobile ni preuve de l’absence de mobile, la décision de donner des directives sur le mobile relevait de la « large discrétion » du juge du procès, et la Cour doit par conséquent s’en remettre à sa décision discrétionnaire de le faire.

[137]                      L’exposé au jury sur le mobile n’était pas non plus, à mon avis, si peu équilibré qu’il constituait une directive erronée. Comme je l’ai indiqué, le juge du procès a dit aux jurés que, s’ils concluaient à l’absence de mobile, ce serait [traduction] « un fait important dont [ils] devr[aient] tenir compte », mais il a en même temps indiqué très clairement que « [l]e ministère public n’est pas tenu de prouver le mobile », que le mobile ou l’absence de mobile « peuvent » être utiles et qu’il appartenait aux jurés de décider « dans quelle mesure » ils allaient s’appuyer sur l’absence de mobile. D’après moi, même si les directives portant sur le mobile auraient pu être plus claires, lorsqu’on les interprète de manière juste et dans leur ensemble, elles étaient raisonnablement équilibrées et n’insistaient pas indûment sur l’importance d’établir le mobile ni ne laissaient entendre que la preuve du mobile était essentielle à une déclaration de culpabilité.

[138]                      Dans le même ordre d’idées, bien que je sois porté à convenir avec la Cour d’appel qu’il peut arriver que le juge du procès doive expliquer au jury en quoi une [traduction] « intention ou attitude générale » — par exemple, une animosité envers les travailleuses du sexe ou les femmes autochtones, notamment le désir de traiter les travailleuses du sexe ou les femmes autochtones comme des objets ou d’une manière déshumanisante pour son propre plaisir — peut constituer un « mobile » (par. 81), ce n’était pas, à mon humble avis, le cas en l’espèce. Je l’affirme parce que le ministère public n’a pas soutenu au procès qu’il existait une preuve indiquant que M. Barton avait une telle « intention ou attitude générale » au sujet de laquelle le jury devait recevoir des directives.

[139]                      Par conséquent, je suis d’avis de ne pas accepter l’argument selon lequel l’exposé du juge du procès sur le mobile constituait une erreur justifiant l’infirmation du verdict.

F.             Les directives sur l’élément de faute objective de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal

(1)          Les procédures devant les juridictions inférieures

[140]                      L’élément de faute de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal s’entend de « la prévisibilité objective (dans le contexte d’un acte dangereux) du risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère » (Creighton, p. 45; voir aussi R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944, p. 961). L’acte objectivement dangereux en est un qui est « de nature à soumettre une autre personne à un risque de préjudice ou de lésions corporelles » (DeSousa, p. 961).

[141]                      Au procès, la défense a concédé que [traduction] « [l’acte] était manifestement dangereux. Il a causé la mort » (d.a., vol. VIII, p. 95). Le ministère public a reconnu qu’il conviendrait d’indiquer aux jurés que, s’ils sont convaincus que M. Barton a commis un acte illégal, l’acte était implicitement dangereux. La défense a en outre demandé que les mots « lésions corporelles objectivement prévisibles » soient retirés de l’exposé, et le ministère public a accepté le retrait de ces mots.

[142]                      Cependant, en appel, le ministère public est revenu sur sa position, faisant valoir que les directives quant au caractère dangereux étaient lacunaires et que l’omission du juge du procès de mentionner l’élément de faute objective de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal réduisait l’effet de sa preuve d’expert, surtout l’opinion d’expert selon laquelle, pour que la blessure de Mme Gladue ait été causée par l’insertion des doigts et de la main de quelqu’un dans son vagin, il aurait fallu utiliser une force telle qu’un [traduction] « témoin indépendant [. . .] saurait [. . .] que la personne finira par faire mal à l’autre » (d.a., vol. IV, p. 78). La Cour d’appel a souscrit à la position du ministère public en appel.

(2)          Analyse

[143]                      Devant notre Cour, M. Barton soutient que la Cour d’appel n’aurait pas dû examiner l’argument du ministère public sur ce point. Je suis d’accord. À mon humble avis, le ministère public devait composer avec la décision qu’il avait prise au procès concernant les directives sur l’élément de faute objective de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal.

G.           Les directives relatives au comportement après le fait

(1)          Les procédures devant les juridictions inférieures

[144]                      Au procès, le ministère public a fait valoir que le comportement de M. Barton après le fait trahissait sa conscience de culpabilité d’avoir commis une infraction et contredisait sa prétention salon laquelle la mort de Mme Gladue était un simple [traduction] « accident », bien qu’il ait concédé que cet élément de preuve n’était pas pertinent quant à la question de savoir si M. Barton avait l’intention requise pour commettre un meurtre. Selon la conclusion subsidiaire que préconise M. Barton, ses actes étaient attribuables à son état de choc et de panique de même qu’à la crainte que son épouse et son employeur découvrent qu’il avait retenu les services d’une prostituée. Il a également soutenu que ses mensonges étaient dus à son incapacité de faire confiance à qui que ce soit.

[145]                      Dans son exposé sur la conscience de culpabilité, le juge du procès a dit aux jurés de ne pas conclure que M. Barton [traduction] « est coupable d’une infraction en raison de son comportement après le fait, mais [que ce comportement] peut être utilisé pour apprécier sa prétention selon laquelle la blessure de Cindy Gladue était un accident. [. . .] Cet élément de preuve ne peut servir qu’à tirer une conclusion relative au caractère accidentel des blessures de Mme Gladue » (d.a., vol. I, p. 148‑149). Il n’a pas précisé aux jurés qu’ils pouvaient tenir compte du comportement de M. Barton après le fait pour apprécier sa crédibilité générale.

[146]                      La Cour d’appel a conclu que ces directives étaient lacunaires sous plusieurs rapports, notamment : (1) elles n’indiquaient pas au jury de tenir compte du comportement de M. Barton après le fait pour apprécier sa crédibilité générale, et (2) elles limitaient de façon inacceptable les utilisations permises de la preuve relative au comportement après le fait à la réfutation de la [traduction] « défense d’accident ».

[147]                      Sur ce dernier point, la Cour d’appel a estimé qu’il manquait un mot clé dans la phrase suivante de l’exposé : [traduction] « Vous ne pouvez pas conclure que M. Barton est coupable d’une infraction [précise] en raison de son comportement après le fait, mais [ce comportement] peut être utilisé pour évaluer sa prétention voulant que la blessure de Cindy Gladue ait été accidentelle » (par. 63). Le mot « précise » était nécessaire parce que l’exposé visait à informer les jurés qu’ils ne pouvaient pas conclure du comportement de M. Barton après le fait qu’il pensait avoir commis un meurtre, par opposition à une autre infraction. La Cour d’appel a estimé que cette omission avait donné au jury la fausse impression que la preuve relative au comportement après le fait ne pouvait absolument pas être utilisée pour conclure à la culpabilité.

[148]                      La Cour d’appel a jugé que ces deux erreurs justifiaient la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré.

(2)          Analyse

[149]                      À mon humble avis, la Cour d’appel n’aurait pas dû ordonner la tenue d’un nouveau procès sur la question du comportement après le fait. Cette conclusion découle de deux principes d’équité procédurale examinés précédemment : (1) le droit restreint du ministère public de porter en appel un acquittement, et (2) les exigences auxquelles doivent satisfaire les cours d’appel lorsqu’elles soulèvent de nouvelles questions. J’appliquerai ces principes successivement.

[150]                      Premièrement, le ministère public a participé activement à la rédaction de l’exposé au jury et a en fait demandé une directive presque identique à un libellé qui, selon la Cour d’appel, constituait une directive erronée justifiant l’infirmation du verdict. De plus, le ministère public n’a jamais demandé de directive précise intimant au jury de tenir compte du comportement de M. Barton après le fait pour apprécier sa crédibilité. Le ministère public a plutôt collaboré activement à la rédaction de l’exposé et examiné soigneusement la version définitive, sans s’y opposer. Bref, le ministère public a non seulement approuvé l’erreur alléguée, mais il l’a aussi en grande partie créée. Comme l’a écrit le juge d’appel Doherty dans R. c. Bouchard, 2013 ONCA 791, 314 O.A.C. 113, conf. par 2014 CSC 64, [2014] 3 R.C.S. 283, [traduction] « [l]orsque les directives du juge du procès sont conformes à celles élaborées par les avocats et le juge du procès lors de la conférence préalable à l’exposé, et que les avocats n’expriment aucune opposition une fois que l’exposé est fait, c’est un euphémisme de dire que le silence de l’avocat constitue une simple “omission de s’opposer” » (par. 38). En outre, le ministère public n’a pas mentionné les directives relatives au comportement après le fait dans l’avis d’appel ou le mémoire qu’il a déposés à la Cour d’appel. Comme je l’expliquerai, c’est plutôt la Cour d’appel qui a soulevé la question de son propre chef.

[151]                      Deuxièmement, bien que la Cour d’appel ait avisé les parties à l’ouverture de l’audience qu’elle entendait soulever de nouvelles questions, elle n’a pas précisé la nature de ces questions ni indiqué si une ou plusieurs d’entre elles pouvaient entraîner l’annulation de l’acquittement de M. Barton. De plus, même si les questions relatives à l’exposé sur le comportement après le fait ont de toute évidence pris corps avant le début de l’audience, la cour n’a pas fait connaître ses préoccupations à l’avocat de la défense avant l’audience. L’avocat de la défense n’était donc pas en mesure de demander un ajournement pour examiner la question et éventuellement présenter d’autres observations écrites. La cour a ensuite autorisé le ministère public à faire valoir pour la première fois certains arguments sur le comportement après le fait dans des observations en réponse et, à la fin de l’audience, la cour a indiqué qu’une argumentation écrite supplémentaire n’était pas nécessaire. À mon humble avis, si l’on applique l’arrêt Mian, il s’agissait d’un cas où il fallait demander des observations écrites supplémentaires aux deux parties, avant ou après l’audience, d’autant plus que la question du comportement après le fait mettait en jeu l’acquittement de M. Barton.

[152]                      Pour ces motifs, j’estime, en toute déférence, que la Cour d’appel n’aurait pas dû ordonner la tenue d’un nouveau procès en raison des lacunes que présenteraient les directives relatives au comportement après le fait. De plus, je suis d’avis de ne pas examiner ici les arguments du ministère public sur les directives relatives au comportement après le fait.

[153]                     Enfin, bien que je n’aie pas à trancher la question de façon définitive, j’ai des doutes à propos de l’argument du ministère public selon lequel les directives du juge du procès relatives au comportement après le fait étaient défectueuses au point de constituer une erreur justifiant l’infirmation du verdict. Je l’affirme pour trois principales raisons.

[154]                     Commençons par l’absence de directive précise établissant un lien entre le comportement de M. Barton après le fait et sa crédibilité générale. La jurisprudence de notre Cour confirme que l’on peut se servir de la conduite après le fait pour attaquer la crédibilité de l’accusé (voir Jaw, par. 39, citant R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72, par. 26). Cela dit, je ne suis pas convaincu que le jury n’aurait pas reconnu, par bon sens, qu’il était possible de tenir compte du fait que M. Barton a avoué avoir raconté un tissu de mensonges à la suite de la mort de Mme Gladue dans l’évaluation de sa crédibilité générale. Cela dépend bien sûr en grande partie de ce que pense le jury des explications données par M. Barton pour avoir raconté ces mensonges. À supposer que ses explications aient été rejetées car elles n’étaient pas dignes de foi, les jurés auraient alors reconnu, en conformité avec les directives générales du juge du procès sur l’évaluation de la crédibilité, qu’une personne qui ment est moins digne de foi. Prétendre le contraire revient à supposer que les jurés cessent de faire preuve de bon sens en entrant dans la salle d’audience. Je note en outre que le ministère public n’a jamais demandé de directive précise établissant un lien entre le comportement de M. Barton après le fait et sa crébilité et il n’a pas non plus laissé entendre, que ce soit devant notre Cour ou les juridictions inférieures, que sa conduite après le fait avait un quelconque rapport avec la question de savoir s’il avait l’intention requise pour commettre un meurtre. Au contraire, la procureure du ministère public a souligné au procès : [traduction] « Je tiens à m’assurer [. . .] que le comportement après le fait touche à son [. . .] opinion qu’il s’agit d’un accident, et non à l’intention de commettre un meurtre ou un homicide involontaire coupable » (d.a., vol. VI, p. 156 (je souligne)).

[155]                     Ensuite, bien que le juge du procès ait sans aucun doute commis une erreur en n’ajoutant pas le mot [traduction]  « précise » dans son exposé, je doute que cette omission a entaché l’exposé de manière irréparable. Pour juger de la gravité de cette erreur, il faut garder à l’esprit qu’on ne doit pas « sans cesse disséquer [l’exposé], l[e] soumettre à un examen détaillé et l[e] critiquer » (R. c. Cooper, [1993] 1 R.C.S. 146, p. 163); « [u]ne cour d’appel doit examiner l’erreur alléguée dans le contexte de l’ensemble de l’exposé au jury et du déroulement général du procès » (Jaw, par. 32); en définitive, « [c]’est l’effet global de l’exposé qui compte » (Daley, par. 31). Ayant ces principes à l’esprit, je signale que l’exposé du juge du procès sur le comportement après le fait renfermait plusieurs passages à la fois clairs et non entachés d’une erreur de droit, dont les suivants :

      [traduction]

         « [l]e ministère public estime que [la preuve relative au comportement après le fait] est une preuve circonstancielle qui peut vous amener à conclure que M. Barton est coupable d’une conduite criminelle au lieu d’avoir causé accidentellement la mort de Mme Gladue » (d.a., vol. VIII, p. 169‑170);

         “[v]ous ne devez pas déduire du comportement de M. Barton après le fait qu’il est coupable, sauf si, eu égard à ce comportement et aux autres éléments de preuve, vous êtes convaincus que celui‑ci est compatible avec la culpabilité de M. Barton et incompatible avec toute autre conclusion raisonnable » (p. 170);

         « la preuve relative au comportement après le fait n’a qu’une incidence indirecte sur la culpabilité de M. Barton. Vous devez faire preuve de prudence avant de déduire sa culpabilité de la preuve car il peut y avoir d’autres explications à ce comportement » (p. 170‑171); et

         « [v]ous ne pouvez utiliser [la preuve relative au comportement après le fait] pour tirer quelque conclusion que ce soit à propos des infractions dont M. Barton pourrait être coupable » (p. 172).

[156]                     À mon avis, interprété équitablement dans son ensemble, l’exposé du juge du procès sur le comportement après le fait explique adéquatement au jury, quoique de manière imparfaite, qu’ils peuvent tenir compte de la conduite de M. Barton après le fait dans l’examen de sa culpabilité et leur donne les outils dont ils ont besoin pour le faire.

[157]                     Troisièmement, il est révélateur que le ministère public a non seulement étudié et approuvé les directives sur le comportement après le fait, mais aussi contribué à leur formulation. Comme je l’ai indiqué, lorsqu’il s’agit de se demander si l’erreur dont serait entaché l’exposé au jury justifie une intervention en appel, l’omission de s’opposer à l’exposé « est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée » (Jacquard, par. 38; voir aussi Thériault, p. 343‑344; Daley, par. 58; Patel, par. 82), et cela est particulièrement vrai lorsque l’avocat a souscrit explicitement à la directive en question (voir Patel, par. 82). Qui plus est, le ministère public ne s’est même pas attardé aux directives sur le comportement après le fait dans son avis d’appel ou son mémoire soumis à la Cour d’appel, et quand cette dernière a soulevé la question la première fois, la procureure du ministère public a demandé plus de temps pour faire des recherches à ce sujet. En somme, vu la façon dont le ministère public s’est comporté devant les juridictions inférieures, on ne peut guère affirmer que les erreurs reprochées étaient flagrantes et graves.

[158]                      En conséquence, bien que je n’aie pas à trancher le point de manière définitive, je suis enclin à penser que les directives du juge du procès sur le comportement après le fait, quoiqu’imparfaites, n’étaient pas défectueuses au point de constituer une erreur justifiant l’infirmation du verdict. Quoi qu’il en soit, toute faille dans ces directives peut être corrigée par le juge qui présidera le nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, procès que j’examinerai maintenant.

H.           Le nouveau procès

[159]                      Après avoir examiné les principales questions de fond soulevées en appel, j’en viens à la question de la réparation : Un nouveau procès est‑il justifié? Si oui, pour quelle infraction : le meurtre, l’homicide involontaire coupable, ou les deux?

[160]                      En examinant ces questions, notre Cour doit se rappeler que l’acquittement par un jury ne doit pas être annulé à la légère (voir R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595, par. 2). Pour obtenir un nouveau procès, le ministère public doit s’acquitter d’un lourd fardeau : il doit démontrer « qu’il serait raisonnable de penser, compte tenu des faits concrets de l’affaire, que [l’erreur ou les erreurs en question] [. . .] ont eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » (R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2016] 1 R.C.S. 609, par. 14). La simple possibilité hypothétique que l’accusé ait été déclaré coupable n’eussent été l’erreur ou les erreurs ne suffit pas (voir ibid.). Cependant, le ministère public n’est pas tenu de démontrer que le verdict aurait nécessairement été différent (voir ibid.).

(1)          La tenue d’un nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal est justifiée

[161]                      Pour acquitter M. Barton de l’accusation d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, le jury devait résoudre les questions cruciales de savoir si Mme Gladue avait consenti subjectivement à l’« activité sexuelle » conformément au par. 273.1(1) du Code et, dans la négative, si M. Barton avait cru sincèrement mais à tort qu’elle avait communiqué son consentement à cette activité sexuelle au moment où elle avait eu lieu.

[162]                      À mon avis, l’omission d’appliquer le régime prévu par l’art. 276 risquait grandement d’amener les jurés à adopter, consciemment ou non, des formes inadmissibles de raisonnement sur ces questions cruciales, entachant ainsi irrémédiablement la recherche de la vérité. Dans le contexte de la présente affaire, où il était question d’une femme autochtone qui travaillait dans l’industrie du sexe et qui n’était plus là pour relater sa version des faits au jury, cette erreur était particulièrement grave, car le risque que la preuve relative au comportement sexuel antérieur soit mal utilisée, entravant par le fait même la fonction de recherche de la vérité des tribunaux, était exceptionnellement élevé. Sans directives appropriées, il ne restait plus au jury qu’à concocter ses propres règles tacites sur la façon d’utiliser cette preuve. De plus, l’omission du juge du procès d’appliquer le régime prévu par l’art. 276 a été aggravée, sans pouvoir en être dissociée, par le défaut de mettre le jury en garde contre les erreurs de droit déguisées en erreurs de fait au moment d’examiner la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué — à supposer que M. Barton ait pu se prévaloir de ce moyen de défense. Il appartiendra au juge qui présidera le nouveau procès de trancher cette question.

[163]                      Prises isolément, ces erreurs étaient graves. Prises ensemble, elles étaient désastreuses. Elles sont allées directement au cœur de l’infraction moindre et incluse d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, qui était fondée sur l’agression sexuelle. Par conséquent, je suis convaincu que le ministère public s’est acquitté de son lourd fardeau : compte tenu des faits concrets de l’affaire, il est raisonnable de penser que les erreurs du juge du procès ont eu une incidence significative sur l’acquittement de M. Barton à l’égard de l’accusation d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal. En conséquence, je suis d’avis d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour cette infraction.

[164]                      La seule question qui subsiste est de savoir si la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré est elle aussi justifiée.

(2)          La tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré n’est pas justifiée

[165]                      Le ministère public a concédé devant la Cour d’appel que le seul moyen d’appel qui justifierait la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré était la question du mobile. La Cour d’appel a néanmoins conclu que le non‑respect du régime prévu par l’art. 276 justifiait la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré.

[166]                      Revenant sur la position qu’il a prise en Cour d’appel, le ministère public fait maintenant valoir que l’ensemble de l’exposé a été entaché par la non‑observation des exigences de l’art. 276. En toute déférence, je ne puis me ranger à son avis pour trois raisons principales.

[167]                      Premièrement, la thèse du ministère public à l’égard du meurtre au premier degré tenait à une question factuelle relativement simple : M. Barton avait‑il infligé une coupure à Mme Gladue au moyen d’un objet tranchant? En effet, dans son plaidoyer final au jury, le ministère public a souligné que [traduction] « [l]a principale question que vous devez trancher dans la présente affaire est de savoir si M. Barton a utilisé un couteau » (d.a., vol. V, p. 222). S’il l’a fait, alors la seule question qui se posait était de savoir s’il avait l’élément moral requis pour le meurtre, et compte tenu de la déduction conforme au bon sens selon laquelle une personne souhaite généralement les conséquences naturelles et probables de ses actes (voir Daley; R. c. Walle, 2012 CSC 41, [2012] 2 R.C.S. 438, par. 3), le juge du procès a fait observer à juste titre qu’il [traduction] « ne [serait] pas exagéré de conclure qu’il avait l’intention de lui faire du mal ou de la blesser » (d.a., vol. I, p. 137). Cependant, si le jury n’était pas convaincu que M. Barton a infligé une coupure à Mme Gladue, alors l’accusation de meurtre ne pouvait être maintenue, un point que le ministère public a concédé au procès.

[168]                      Le ministère public a fait le choix stratégique de concentrer ses efforts sur le développement de sa thèse voulant que M. Barton ait infligé une coupure à Mme Gladue au moyen d’un objet tranchant. Faute de preuve de l’existence d’une [traduction] « arme du crime », la thèse de meurtre du ministère public reposait principalement sur sa preuve d’expert selon laquelle la blessure mortelle de Mme Gladue était une coupure. De toute évidence, le jury n’en a pas été convaincu. Cela s’explique peut‑être par le fait que l’avocat de la défense a réussi à jeter un doute sur l’avis des experts du ministère public lors du contre‑interrogatoire et à y opposer l’avis de sa propre experte, lequel contrastait nettement avec celui des experts du ministère public. En somme, sur la question factuelle de savoir si M. Barton avait infligé une coupure à Mme Gladue, le ministère public a perdu la bataille des experts.

[169]                      Deuxièmement, et sur une note connexe, le ministère public n’a fourni aucune explication plausible quant à la façon dont le jury aurait pu utiliser la preuve relative au comportement sexuel antérieur pour en arriver à une réflexion irrégulière sur l’accusation de meurtre au premier degré.

[170]                      Troisièmement, le ministère public a reconnu en appel que le seul moyen d’appel touchant l’accusation de meurtre était la question du mobile. Or, comme je l’ai expliqué, les directives sur le mobile n’étaient entachées d’aucune erreur justifiant l’infirmation du verdict. Le ministère public n’a donc pas démontré l’existence d’une erreur qui aurait déteint sur l’accusation de meurtre.

[171]                      À supposer toutefois, pour les besoins du débat, que le juge du procès ait commis une erreur en donnant des directives au jury sur le mobile parce que le mobile n’était tout simplement pas pertinent à l’égard des questions en jeu, je ne suis pas convaincu que cette erreur pourrait satisfaire au critère exigeant énoncé dans l’arrêt Graveline. À mon humble avis, la simple possibilité que les directives du juge du procès aient donné au jury la fausse impression que l’omission du ministère public de prouver le mobile constituait une lacune fondamentale dans sa thèse est, compte tenu des faits concrets de l’affaire, trop hypothétique pour satisfaire à ce critère exigeant. Cela est d’autant plus vrai compte tenu de la directive du juge du procès selon laquelle [traduction] « [l]e ministère public n’est pas tenu de prouver le mobile » (d.a., vol. I, p. 146) et du fait qu’en définitive, l’accusation de meurtre reposait en grande partie sur la preuve d’expert ayant trait à la question de savoir si la blessure mortelle de Mme Gladue avait été causée par un objet tranchant.

[172]                      Qui plus est, comme je l’ai déjà expliqué, je suis enclin à penser que l’absence de directive précise établissant un lien entre le comportement de M. Barton après le fait et sa crédibilité était sans importance. De plus, en ce qui concerne l’accusation de meurtre, je répète que le ministère public n’a pas laissé entendre, que ce soit devant notre Cour ou les juridictions inférieures, que la conduite de M. Barton après le fait avait un quelconque rapport avec la question de savoir s’il avait l’intention requise pour commettre un meurtre. Au contraire, la procureure du ministère public a souligné au procès : [traduction] « Je tiens à m’assurer [. . .] que le comportement après le fait touche à son [. . .] opinion qu’il s’agit d’un accident, et non à l’intention de commettre un meurtre ou un homicide involontaire coupable » (d.a., vol. VI, p. 156 (je souligne)).

[173]                     Quant à la possibilité évoquée par mes collègues les juges Abella et Karakatsanis que, comme on a qualifié Mme Gladue en anglais de « Native » et de « prostitute » au procès, le jury ait acquitté M. Barton de meurtre (et forcément aussi d’homicide involontaire coupable) sur la base d’un raisonnement « contaminé par des préjugés raciaux conscients ou inconscients, ou des stéréotypes racistes » (par. 231), je m’inscris respectueusement en faux contre le point de vue de mes collègues.

[174]                     Par souci d’équité procédurale, cette question n’a pas été soulevée en tant que moyen d’appel devant la Cour d’appel, et le ministère public n’a pas demandé non plus une directive conçue précisément pour aborder ce point au procès. Dans les circonstances, j’ai des doutes sur l’opportunité de soulever cette question et de dire qu’elle justifie la tenue d’un nouveau procès pour meurtre.

[175]                     Quoi qu’il en soit, même si j’accepte qu’un parti pris conscient ou non risque toujours de contaminer l’analyse d’un juré, il y a en l’espèce une raison simple et évidente qui explique pourquoi le jury a acquitté à l’unanimité M. Barton de meurtre sans que la Cour n’ait à conjecturer l’influence possible d’un parti pris conscient ou non. Le ministère public a choisi de fonder sa thèse du meurtre sur l’idée que M. Barton avait infligé une coupure à Mme Gladue au moyen d’un objet tranchant. Cette théorie dépendait en grande partie de la preuve d’expert qu’il avait présentée, une preuve souffrant de lacunes et de failles qui ne la rendaient pas convaincante. Il ne s’agissait donc pas du tout d’un cas où nous nous demandons comment 12 jurés indépendants ont pu acquitter M. Barton de meurtre sans adopter de raisonnement fondé sur un parti pris conscient ou non. Au contraire, l’acquittement repose sur une explication tout à fait légitime qui ne découle d’aucun raisonnement inacceptable : la théorie du ministère public n’a tout simplement pas résisté à l’analyse.

[176]                     Je soulignerai en outre qu’à leur assermentation, les 12 jurés se sont tous engagés à exercer leurs fonctions en toute équité et impartialité et sans parti pris de même qu’à rendre un verdict juste en fonction de la preuve. Le juge du procès leur a rappelé ce serment dans ses dernières directives : il leur a expliqué qu’ils doivent examiner la preuve [traduction] « sans entretenir de sympathie ou de préjugé en faveur ou à l’encontre de toute partie à la présente instance » et que « [cela] signifie que vous devez maintenant tenir votre promesse d’écarter tout parti pris ou préjugé que vous pourriez avoir ou entretenir » (d.a., vol. VIII, p. 140‑141). Certes, ces garanties ne sont pas une panacée, et je reconnais que des directives portant précisément sur certains types de préjudice peuvent fournir une protection accrue pour l’avenir (voir les par. 195-204 ci‑dessous).

[177]                     Cela dit, nous ne devrions pas supposer trop vite que ces garanties ne contribuent aucunement à l’adoption d’un raisonnement impartial et dénué de parti pris. Conclure le contraire reviendrait à présumer que les directives en question, répétées aux jurys depuis des lustres, n’avaient pas de valeur et n’étaient tout au plus que de belles paroles. Je refuse de m’aventurer sur ce terrain. Le faire reviendrait à perdre de vue la jurisprudence bien établie où notre Cour exprime sa foi inébranlable en l’institution du jury et sa conviction profonde que les jurys exercent leurs fonctions conformément à la loi et aux directives qu’on leur donne (voir R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, p. 692‑693; R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433, par. 55). Cela n’est pas une forme de foi aveugle; c’est plutôt la manifestation d’une confiance bien méritée et tissée pendant des siècles dans les salles d’audience de tout le Commonwealth. L’institution du jury est un pilier fondamental de notre système de justice pénale. Nous minons notre confiance en cette institution de base à nos risques et périls.

[178]                      Pour ces motifs, j’arrive à la conclusion que la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré n’est pas justifiée. À mon avis, dans les circonstances de l’espèce, il serait contraire au principe de la protection contre le double péril, consacré à l’al. 11 h )  de la Charte , d’obliger M. Barton à subir un deuxième procès pour meurtre au premier degré.

I.               Autres questions

[179]                      Bien que les motifs exposés ci‑dessus soient suffisants pour trancher le pourvoi, je tiens à faire de brèves remarques sur plusieurs autres questions. En clair, je fais ces remarques dans le seul but de clarifier davantage le droit et de guider les tribunaux dans les affaires à venir, y compris le nouveau procès en l’espèce.

(1)          Le vice de consentement à l’activité sexuelle pour des raisons d’intérêt public

[180]                      Au procès, l’une des questions en litige consistait à savoir si le consentement était vicié pour des raisons d’intérêt public, même si le jury était convaincu que Mme Gladue avait consenti à l’« activité sexuelle ». Cette question était étroitement liée à l’arrêt R. c. Zhao, 2013 ONCA 293, 305 O.A.C. 290, où la Cour d’appel de l’Ontario, se fondant sur son arrêt antérieur R. c. Quashie (2005), 198 C.C.C. (3d) 337, autorisation d’appel refusée, [2006] 1 R.C.S. xiii, a conclu que, dans le cas d’une accusation d’agression sexuelle causant des lésions corporelles, le consentement à l’activité sexuelle devrait être vicié pour des raisons d’intérêt public lorsque l’accusé (1) avait subjectivement l’intention de causer des lésions corporelles et (2) a en fait causé des lésions corporelles (voir par. 106‑108; voir également R. c. Nelson, 2014 ONCA 853, 318 C.C.C. (3d) 476, par. 24‑25). En l’espèce, le ministère public, la défense et le juge du procès ont tous tenu pour acquis que l’arrêt Zhao s’appliquait en Alberta. La Cour d’appel, par contre, a refusé de se prononcer sur la question.

[181]                      À mon avis, pour plusieurs raisons, il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où il convient de décider si le consentement à l’activité sexuelle devrait être vicié lorsque l’accusé a causé intentionnellement des lésions corporelles dans le cadre d’activités sexuelles par ailleurs consensuelles. D’abord et avant tout, la question n’a aucune incidence sur l’issue du présent pourvoi, car un nouveau procès pour homicide involontaire coupable aura lieu de toute façon. De plus, le ministère public n’a pas interjeté appel au motif que le juge du procès avait commis une erreur dans ses directives sur la [traduction] « voie Zhao » pouvant mener à une déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable. En outre, le dossier ne fournit aucune assise solide permettant à la Cour d’examiner la question : non seulement les tribunaux d’instance inférieure n’ont‑ils pas abordé la question ni tiré de conclusion définitive, mais encore les observations des parties à la Cour sur les répercussions que peut avoir l’adoption du principe établi dans l’arrêt Zhao n’étaient pas suffisantes pour que l’on puisse consacrer à cette importante question l’analyse complète et détaillée qu’elle mérite.

[182]                      Je suis donc d’avis de remettre à plus tard l’examen de cette question.

(2)          Les instructions relatives à la « défense d’accident »

[183]                      Comme je l’ai indiqué, l’avocat de la défense a soutenu au procès que la mort de Mme Gladue était un simple [traduction] « accident », ce qui, a‑t‑il affirmé, était l’antithèse de l’intention de causer des blessures graves ou la mort. Le juge du procès a donné au jury les directives suivantes sur la [traduction] « défense d’accident » :

         [traduction]

         M. Barton nie avoir eu l’intention de blesser Mme Gladue et soutient que sa blessure à la paroi vaginale a été causée accidentellement dans le cadre d’activités sexuelles consensuelles.

         Vous disposez d’éléments de preuve qui soulèvent la défense d’accident. M. Barton n’est pas tenu de prouver que ce moyen de défense s’applique [. . .] Si vous avez un doute raisonnable quant à savoir si ce moyen de défense s’applique, c’est que le ministère public n’a pas présenté une preuve hors de tout doute raisonnable, et vous devez par conséquent déclarer M. Barton non coupable.

         Dans la présente affaire, la défense affirme que la conduite de M. Barton devrait être excusée, et qu’il devrait être déclaré non coupable d’homicide involontaire coupable, parce que la blessure qu’il aurait causée à Cindy Gladue était un pur accident dont il n’est pas criminellement responsable.

         La défense d’accident peut être retenue dans les présentes circonstances si, au moment où les infractions auraient été commises, M. Barton ne commettait pas un acte illégal.

          À cet égard, un accident est un événement involontaire et inattendu qui cause une blessure ou une perte.

          Vous devez décider à la lumière de la preuve s’il existe un doute raisonnable que la blessure de Cindy Gladue soit survenue involontairement et de façon inattendue par suite de la conduite de Bradley Barton. Si c’est le cas, et si elle n’était pas par ailleurs le résultat d’un acte illégal, il a le droit d’être déclaré non coupable.

(d.a., vol. VIII, p. 191‑193)

[184]                      La Cour d’appel a estimé que ces directives étaient lacunaires à plusieurs égards. La cour a notamment souligné que l’insertion répétée par M. Barton de sa main dans le vagin de Mme Gladue dans un mouvement de va‑et‑vient n’avait rien d’un « accident »; c’était un acte volontaire. La cour a également souligné que, compte tenu du point de vue adopté au procès, la prétention de M. Barton selon laquelle il n’avait pas subjectivement voulu ou prévu la mort de Mme Gladue touchait uniquement la question du vice de consentement pour des raisons d’intérêt public, mais que le juge du procès ne l’avait pas indiqué clairement au jury.

[185]                      À mon avis, il n’est ni nécessaire ni approprié que notre Cour se penche sur la question de savoir si les directives du juge du procès sur la notion d’« accident » constituaient une erreur justifiant l’infirmation du verdict. Encore une fois, la question n’a aucune incidence sur l’issue du présent pourvoi, et le ministère public ne s’est pas opposé aux directives sur la notion d’« accident » ni n’a contesté ces directives à titre de moyen d’appel distinct. Cela étant dit, afin de guider les tribunaux dans les affaires à venir, je ferai quelques brèves remarques.

[186]                      La façon dont le terme « accident » est employé en langage de tous les jours passe sous silence certaines des nuances qui caractérisent l’emploi de ce terme dans le contexte juridique. Comme l’expliquent les auteurs de Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law, [traduction] « [u]n accident s’entend, dans son sens courant et ordinaire, d’une mésaventure ou d’un malheur qui n’est ni prévu, ni recherché » (p. 653; voir aussi E. G. Ewaschuk, Criminal Pleadings & Practice in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 21:0010), mais ce terme revêt un sens plus spécialisé dans le contexte du droit criminel. Plus particulièrement, dans ce contexte, le terme « accident » est employé pour indiquer : (1) que l’acte en question était involontaire (c.‑à‑d. non volitif), l’actus reus de l’infraction étant ainsi écarté; ou (2) que l’accusé n’avait pas la mens rea requise (voir R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, par. 48; R. c. Mathisen, 2008 ONCA 747, 239 C.C.C. (3d) 63, par. 70 et 95; R. c. Parris, 2013 ONCA 515, 300 C.C.C. (3d) 41, par. 106‑108; R. c. Primeau, 2017 QCCA 1394, 41 C.R. (7th) 22, par. 24‑25).

[187]                      Dans ce dernier scénario, pour déterminer si une allégation d’« accident » peut écarter la mens rea dans une affaire donnée, il est évidemment essentiel de se demander en premier lieu quelle est l’exigence de mens rea applicable. En procédant à cet examen, il faut se rappeler que les exigences de mens rea varient et comprennent, par exemple : (1) l’intention subjective que s’ensuive une conséquence prohibée; (2) la conscience subjective de circonstances prohibées; et (3) la faute objective.

[188]                      L’exemple classique d’une infraction qui tombe dans la première catégorie est le meurtre, lequel exige la [traduction] « prévision subjective de la mort dans l’acte de tuer » (Primeau, par. 29). Quant à la deuxième catégorie, la mens rea de l’agression sexuelle comporte « l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard » (Ewanchuk, par. 42). La troisième catégorie comprend, par exemple, la mens rea de l’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, qui exige « la prévisibilité objective (dans le contexte d’un acte dangereux) du risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère » (Creighton, p. 45; DeSousa, p. 961).

[189]                      Lorsque l’infraction reprochée exige la preuve de l’intention subjective que s’ensuive une conséquence donnée, l’allégation selon laquelle l’accusé n’avait pas l’intention de causer cette conséquence, faisant de celle‑ci un simple « accident », est pertinente en droit, car elle pourrait écarter la mens rea requise pour une déclaration de culpabilité.

[190]                      En revanche, lorsque l’infraction n’exige que la conscience subjective de circonstances données, l’allégation de l’accusé selon laquelle les conséquences de son acte (comme une blessure à autrui) étaient involontaires et inattendues, faisant de ces conséquences un simple « accident », n’est naturellement pas utile. En d’autres termes, lorsque l’infraction reprochée n’exige pas la preuve d’une intention subjective que s’ensuivent des conséquences, la nature « accidentelle » des conséquences n’est pas pertinente en droit.

[191]                     Enfin, si l’infraction exige la preuve d’une faute objective — par exemple, la preuve que la conséquence prohibée était objectivement prévisible — alors l’allégation d’« accident » pourrait écarter cet élément de faute si la conséquence prohibée est si fortuite qu’elle suscite dans l’esprit du juge des faits un doute raisonnable quant à savoir si, objectivement, elle était prévisible.

[192]                      Dans le cas qui nous occupe, rien ne donnait à penser que M. Barton avait agi involontairement. Par conséquent, le premier type d’« accident » — celui qui écarte l’actus reus — n’existait pas. La seule pertinence possible de l’allégation d’« accident » de M. Barton se rapportait donc à la mens rea. Fait important, cependant, ni l’agression sexuelle ni l’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal n’exigent une intention subjective que s’ensuive une conséquence donnée. En l’espèce, M. Barton a concédé que le risque de lésions corporelles importantes était objectivement prévisible et que l’activité sexuelle était dangereuse en soi. Par conséquent, mise à part la question de savoir si le fait d’avoir causé intentionnellement des lésions corporelles dans le cadre d’activités sexuelles par ailleurs consensuelles aurait pour effet de vicier le consentement (c.‑à‑d. le principe adopté dans Zhao), dans la mesure où M. Barton a prétendu que la mort de Mme Gladue était un « accident » en ce sens qu’il n’avait pas subjectivement l’intention d’entraîner cette conséquence, cette prétention n’aidait en rien à écarter la mens rea requise pour l’agression sexuelle ou l’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal. Sur ce dernier point, la jurisprudence récente des cours d’appel confirme que, si l’accusé a [traduction] « accidentellement » causé la mort du défunt lors de la perpétration d’un acte illégal, mais qu’il était raisonnablement prévisible que cet acte causerait des lésions corporelles importantes au défunt, la mens rea requise pour l’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal est tout de même présente (voir Parris, par. 108; Primeau, par. 28).

[193]                      Dans la présente affaire, les directives du juge du procès sur la notion d’« accident » n’ont pas éclairci ces points. À l’avenir, lors du nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, le juge du procès devra appliquer les principes susmentionnés lorsqu’il donnera ses directives au jury sur la notion d’« accident » afin d’éviter de donner à celui‑ci la fausse impression que, pour peu que la mort de Mme Gladue était une [traduction] « mésaventure », un verdict d’acquittement doit être prononcé.

[194]                      Enfin, pour éviter toute confusion dans les affaires à venir, j’inviterais les juges de première instance à mettre l’accent sur les questions liées au caractère volontaire ou à l’écartement de la mens rea, selon le cas, lorsqu’ils donnent des directives aux jurés sur la prétendue « défense d’accident ». Comme le soulignent les auteurs de Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law, [traduction] « ce qui importe d’un point de vue juridique, ce n’est pas de savoir si l’accusé allègue que ce qui s’est passé était un accident, mais plutôt de savoir si cette allégation démontre l’absence de l’un des éléments de l’infraction reprochée » (p. 654).

(3)          Les directives relatives aux préjugés contre les femmes et les filles autochtones dans les affaires d’agression sexuelle

[195]                      Lorsque les jurés sont assermentés et choisis pour constituer le jury, la société canadienne leur confie une lourde tâche : décider si, compte tenu de la preuve dont ils disposent, l’accusé est coupable ou non coupable. Il ne s’agit pas d’une tâche facile — elle exige de la patience, du jugement et une analyse minutieuse, mais surtout, elle exige un esprit ouvert, où ne règne aucun parti pris, aucun préjugé ni aucune sympathie.

[196]                      Il serait toutefois naïf de présumer que, dès leur entrée dans la salle d’audience, les jurés laissent derrière eux leurs partis pris, leurs préjugés et leurs sympathies. Cette réalité a été reconnue ouvertement dans l’arrêt R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S 1128, où notre Cour s’est penchée sur la nature « attentatoire », « insaisissable » et « corrosi[ve] » d’un type particulier de parti pris : le racisme dont sont victimes les Autochtones (par. 22). La juge McLachlin (plus tard juge en chef) a souligné qu’« [a]ffirmer que toutes les personnes qui ont des préjugés raciaux les effaceront de leur esprit en exerçant leur fonction de juré revient à sous‑estimer la nature insidieuse des préjugés raciaux et des stéréotypes qui les sous‑tendent » (par. 21).

[197]                      Le juge du procès, en tant que gardien du processus judiciaire, joue un rôle important dans le fait de garder les partis pris, les préjugés et les stéréotypes en dehors de la salle d’audience. À cet égard, l’un des principaux outils dont dispose le juge du procès est la possibilité de donner des directives au jury. Compte tenu de la mise en garde de la Cour selon laquelle « on ne peut pas supposer que les directives que le juge donne aux jurés pour qu’ils agissent impartialement contrecarreront toujours effectivement les préjugés raciaux » (Williams, par. 21), ces directives peuvent, selon moi, contribuer à révéler les partis pris, préjugés et stéréotypes de même qu’à inciter les jurés à s’acquitter de leurs fonctions en toute équité et impartialité. En particulier, une directive soigneusement élaborée peut mettre au jour les partis pris, préjugés et stéréotypes cachés, permettant ainsi à tous les intervenants du système de justice de s’y attaquer de front — ouvertement, en toute honnêteté et sans crainte.

[198]                      Les procès ne se tiennent pas en l’absence de tout contexte historique, culturel ou social. Les Autochtones ont connu une longue période de colonialisme dont les effets se font encore sentir. On ne saurait nier que les Autochtones — et plus particulièrement les femmes, les filles et les travailleuses du sexe autochtones — ont vécu de graves injustices, notamment des taux élevés de violence sexuelle faite aux femmes. Les travaux en cours de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées n’est qu’un rappel de cette douloureuse réalité (voir le rapport provisoire, Nos femmes et nos filles sont sacrées (2017)).

[199]                      De plus, la Cour a reconnu plusieurs fois les effets préjudiciables du racisme largement répandu dont sont victimes les Autochtones dans notre système de justice pénale (voir, p. ex., Williams, par. 54 et 58; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, par. 65; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 59‑60 et 67; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, par. 57). Dans Williams, par exemple, la Cour a reconnu que les Autochtones font l’objet de partis pris, de stéréotypes et de suppositions nuisibles, notamment des stéréotypes en matière de crédibilité, de respectabilité et de propension à la criminalité, pour ne nommer que ceux‑là (par. 28). Dans Ewert, la Cour a en outre souligné que « la discrimination subie par les Autochtones, qu’elle soit le résultat d’attitudes ouvertement racistes ou de pratiques inappropriées sur le plan culturel, s’étend à l’ensemble du système de justice pénale, y compris au système carcéral » (par. 57). Bref, en ce qui concerne la vérité et la réconciliation du point de vue de la justice pénale, il reste encore beaucoup à faire.

[200]                      Dans cette optique, j’estime que notre système de justice pénale et tous ceux qui y participent doivent prendre des mesures raisonnables pour s’attaquer de front aux partis pris, aux préjugés et aux stéréotypes systémiques dont sont victimes les Autochtones — et plus particulièrement les femmes et les travailleuses du sexe autochtones. Fermer les yeux sur ces partis pris, préjugés et stéréotypes n’est pas la solution. Par conséquent, en vue de fournir une garantie supplémentaire à l’avenir dans les affaires d’agression sexuelle où la plaignante est une femme ou une fille autochtone, les juges de première instance seraient bien avisés de donner une directive expresse visant à contrecarrer les préjugés contre les femmes et les filles autochtones. Cette directive devrait aller plus loin qu’une directive générale demandant aux jurés de raisonner d’une manière impartiale et sans sympathie ni préjugé.

[201]                      Quant au contenu de cette directive, il n’y a pas de formule magique. À mon avis, le juge du procès devrait avoir le pouvoir discrétionnaire d’adapter la directive aux circonstances propres à l’espèce, de préférence après avoir consulté le ministère public et la défense. Dans un cas comme celui qui nous occupe, le juge du procès pourrait songer à expliquer au jury que les Autochtones au Canada — et plus particulièrement les femmes et les filles autochtones — ont subi une longue période de colonisation et un racisme systémique dont les effets se font encore sentir. Le juge du procès pourrait également dissiper un certain nombre de suppositions stéréotypées troublantes concernant les femmes autochtones qui travaillent dans l’industrie du sexe, notamment celles selon lesquelles ces personnes :

         n’ont pas droit aux mêmes protections que celles qu’offre le système de justice pénale aux autres Canadiens;

         ne méritent pas d’être traitées avec respect, humanité et dignité;

         sont des objets sexuels destinés à procurer du plaisir aux hommes;

         n’ont pas besoin de donner leur consentement à l’activité sexuelle et que [traduction] « l’on a qu’à les prendre »;

         acceptent le risque qu’il puisse leur arriver quelque chose de mal parce qu’elles font un travail dangereux;

         sont moins crédibles que d’autres personnes.

[202]                      Une directive de cette nature appuie plusieurs notions essentielles sur lesquelles repose notre système de justice, notamment l’égalité réelle, qui représente la norme sous‑tendant l’art. 15  de la Charte  (voir Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 2), la fonction de recherche de la vérité des tribunaux, le droit à un tribunal impartial, garanti par l’art. 7 et l’al. 11 d )  de la Charte  et, de façon connexe, l’équité du procès, qui, comme je l’ai déjà indiqué, doit être appréciée « tant du point de vue de l’accusé que de celui de la société dans son ensemble » (Bjelland, par. 22 (je souligne)).

[203]                      En ce qui concerne l’équité du procès, il convient de souligner que toute directive donnée ne doit pas privilégier les droits de la plaignante au détriment de ceux de l’accusé. L’objectif consiste plutôt à relever les partis pris, les préjugés et les stéréotypes précis auxquels on peut raisonnablement s’attendre dans une affaire donnée et de tenter de les évacuer du processus de délibération des jurés d’une manière équitable et équilibrée, et sans porter préjudice à l’accusé.

[204]                      En somme, pour mieux faire en sorte que les femmes et les filles autochtones jouissent de la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi dans les affaires d’agression sexuelle, notre système de justice pénale doit prendre des mesures raisonnables pour s’attaquer ouvertement, honnêtement et sans crainte aux partis pris, aux préjugés et aux stéréotypes dont sont victimes les femmes et les filles autochtones. Le type de directive exposé précédemment n’est aucunement la solution parfaite pour débarrasser nos tribunaux — et la société canadienne en général — des partis pris, des préjugés et des stéréotypes dont sont l’objet les femmes et les filles autochtones, mais cela représente un pas dans la bonne direction.

(4)          Les termes employés pour désigner Mme Gladue au procès

[205]                      Compte tenu de l’analyse qui précède, je tiens à faire quelques brèves remarques sur les termes employés pour désigner Mme Gladue au procès. Les témoins, la procureure du ministère public et l’avocat de la défense ont tous à maintes reprises qualifié Mme Gladue de « Native girl » ou de « Native woman » — environ 26 fois selon la Cour d’appel (par. 124).

[206]                      À mon avis, bien que, dans certains cas, il puisse être à la fois nécessaire et approprié d’établir certains renseignements d’ordre biographique sur une personne, comme sa race, son ascendance et son origine ethnique, lorsque ces renseignements sont pertinents à l’égard d’une question précise soulevée au procès, et bien que les témoins puissent parfois avoir recours à ces éléments descriptifs sans que les avocats les aient incités à le faire, il est presque toujours préférable d’appeler quelqu’un par son nom. Dans certaines situations, il peut être indiqué que le juge du procès intervienne pour faire respecter ce principe.

[207]                      Il est particulièrement important de se montrer respectueux et de rester conscients des termes employés pour désigner une personne dans une affaire comme celle qui nous occupe, où rien n’indiquait que le statut de femme autochtone de Mme Gladue était d’une quelconque façon pertinent à l’égard des questions soulevées au procès. Rien ne laisse croire que quelqu’un cherchait délibérément en l’espèce à évoquer les partis pris et préjugés du genre décrit précédemment contre les femmes autochtones, mais les propos tenus au procès posaient néanmoins problème. Au bout du compte, son nom était « Mme Gladue », et non « Native woman », et il n’y avait aucune raison de ne pas pouvoir la désigner ainsi systématiquement par simple respect envers elle.

(5)          Les observations des intervenants devant la Cour d’appel

[208]                      Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de se demander si les intervenants ayant comparu devant la Cour d’appel ont outrepassé leur rôle. Je me contenterai de rappeler que, s’ils jouent un rôle vital dans notre système de justice, y compris notre système de justice pénale, les intervenants ne doivent pas assumer le rôle de tiers poursuivants et ne doivent pas être autorisés à élargir la portée des questions en litige ou à y ajouter quoi que ce soit, et les cours d’appel doivent appliquer rigoureusement ces restrictions.

(6)          Les autres questions examinées par la Cour d’appel

[209]                      Enfin, la Cour d’appel a examiné admirablement plusieurs autres questions. Ayant conclu que l’analyse qui précède permet de trancher le présent pourvoi, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’aborder ces autres questions.

VI.         Conclusion

[210]                      Notre système de justice pénale fait une promesse à tous les Canadiens et les Canadiennes : chacun a le droit de bénéficier de l’entière protection de la loi et d’être traité avec dignité, humanité et respect. Mme Gladue ne faisait pas exception. Elle était une mère, une fille, une amie et un membre de sa collectivité. Sa vie comptait. Elle avait de la valeur. Elle était importante. Elle était aimée. Son statut de femme autochtone travaillant dans l’industrie du sexe n’y changeait rien du tout. Mais comme le démontrent les présents motifs, le système de justice pénale n’a pas tenu sa promesse de lui accorder l’entière protection de la loi, et l’a, par conséquent, laissé tomber — en fait, il nous a tous laissé tomber.

[211]                      Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi en partie et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès pour homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal.

Version française des motifs du juge en chef Wagner et des juges Abella et Karakatsanis rendus par        

[212]                     Les juges Abella et Karakatsanis (dissidentes en partie) — L’article 276  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , a été adopté afin de préserver le caractère équitable et la fonction de recherche de la vérité du procès, ainsi que la dignité des victimes d’agression sexuelle. Au cœur de cette disposition se trouve l’interdiction d’admettre une preuve concernant le comportement sexuel antérieur, preuve qui pourrait amener le juge des faits à estimer que, vu ces antécédents, la plaignante aurait été plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question ou est moins digne de foi en général. Ces deux inférences interdites en sont venues à être appelées les « deux mythes », et les tribunaux reconnaissent depuis longtemps qu’elles nuisent de façon insidieuse aux objectifs liés à la vérité et à la dignité.

[213]                     En plus d’interdire le raisonnement fondé sur les « deux mythes », l’art. 276 dispose qu’est inadmissible la preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante sauf si l’accusé respecte les critères et procédures énoncés aux art. 276, 276.1 et 276.2[9]. En l’espèce, le juge du procès a autorisé l’accusé à présenter une preuve de ce genre sans suivre la procédure établie par l’art. 276, lui permettant ainsi d’invoquer sans restriction les antécédents sexuels de la défunte. Il a aussi omis de fournir aux jurés des directives restrictives pour les informer que ce type de preuve ne pouvait être utilisé pour démontrer que la victime était plus susceptible d’avoir donné son consentement. Tout cela a été amplifié par le fait que le juge du procès (lequel s’est déroulé en anglais) a permis à des dizaines de reprises que l’on qualifie la défunte de « Native » et de « prostitute » sans donner aux jurés de directive pour les mettre en garde contre le risque d’adopter un raisonnement préjudiciable sur la base de ces qualificatifs.

[214]                     Il n’y avait donc aucun filtre pour les antécédents sexuels de la victime et le jury n’a pas reçu d’avertissement précis de ne pas se fonder sur des présomptions préjudiciables et stéréotypées au sujet des femmes autochtones qui travaillent dans le commerce du sexe. Le jury disposait donc d’une version essentiellement non contestée des rapports de l’accusé avec la défunte. Il s’agit là du cadre dans lequel le comportement de la victime a été dépeint et la crédibilité de l’accusé a été évaluée, ce qui a donné lieu à une perception inéquitable de la défunte qui aurait imprégné tout le procès et les délibérations du jury concernant le meurtre et l’homicide involontaire coupable.

[215]                     Compartimenter aujourd’hui ces graves erreurs et laisser entendre qu’elles ont influé seulement en partie sur l’évaluation que le jury a faite de la crédibilité de l’accusé, c’est faire abstraction de ce qui était en litige dans la présente affaire. Privé de la protection du juge du procès, que ce soit sous la forme d’un examen au regard de l’art. 276 ou d’une mise en garde de résister au genre d’inférence préjudiciable à laquelle peut donner lieu un procès pour agression sexuelle mettant en cause une travailleuse du sexe autochtone, les jurés en étaient réduits à tirer leurs propres conclusions libres à propos de ce qui s’est passé. Le juge du procès ne s’est pas rendu compte qu’en raison du comportement sexuel antérieur, de la profession et de la race de la victime, il fallait renseigner expressément le jury sur les dangers que présentent les attitudes discriminatoires envers les femmes autochtones, tout particulièrement celles qui travaillent dans le commerce du sexe. Il n’a fourni aucune directive conçue précisément pour mettre au jour les préjugés sociaux et raciaux susceptibles d’opérer, ce qui a rendu tout le procès inéquitable.

I.               Contexte

[216]                     Le 22 juin 2011, Cindy Gladue a été retrouvée sans vie dans la chambre d’hôtel de Bradley Barton. Elle est morte au bout de son sang en raison d’une entaille de 11 cm à l’intérieur du vagin. M. Barton a été arrêté et accusé de meurtre au premier degré.

[217]                     Au procès, le ministère public a avancé la thèse selon laquelle M. Barton avait retenu les services de Mme Gladue pour avoir des relations sexuelles, lui avait fait perdre toutes ses facultés par l’alcool et lui avait intentionnellement inséré un objet tranchant dans le corps, causant ainsi la blessure qui l’a tuée. Subsidiairement, le ministère public a fait valoir que M. Barton l’avait agressée sexuellement de telle sorte qu’il était raisonnablement prévisible que M. Barton lui inflige des lésions corporelles et qu’il avait donc commis un homicide involontaire coupable.

[218]                     Monsieur Barton a soutenu que toutes ses interactions avec Mme Gladue avaient été consensuelles. Il a déclaré que Mme Gladue et lui s’étaient entendus sur un prix la nuit précédente (60 $ pour [traduction] « l’ensemble des services ») et qu’elle était volontairement revenue la deuxième nuit, aux mêmes conditions. Il a déclaré que la deuxième nuit, il avait poussé ses doigts vigoureusement dans son vagin en effectuant un mouvement de va‑et‑vient, tout comme la première nuit, mais qu’il l’avait pénétrée plus profondément et avec plus de force. Il s’est arrêté, puis a vu du sang sur sa main. Mme Gladue s’est ensuite rendue à la salle de bain et M. Barton s’est endormi. Il l’a retrouvée sans vie au matin. Il a tenté de nettoyer certaines parties de la chambre et, pris de panique, il a quitté les lieux avant d’y revenir après quelque temps pour appeler le 911. Avant comme après son arrestation, M. Barton a inventé plusieurs récits fictifs concernant ce qui s’était passé.

[219]                     Le jury a acquitté M. Barton de l’accusation de meurtre au premier degré et de l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable. Dans le cadre de l’appel interjeté par le ministère public, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que le juge du procès avait commis plusieurs erreurs graves qui avaient nui à la capacité du jury d’évaluer la preuve et d’appliquer correctement le droit aux faits de l’espèce. Elle a accueilli l’appel du ministère public et ordonné la tenue d’un nouveau procès pour meurtre au premier degré et homicide involontaire coupable. M. Barton s’est pourvu en appel.

[220]                     Nous rejetterions le pourvoi. L’article 276 est conçu pour veiller à ce que le jury ne se livre pas à un raisonnement inacceptable et préjudiciable à l’égard de la victime en se fondant sur son comportement sexuel antérieur. Le non‑respect de cet article a entraîné une cascade de préjudices et d’erreurs qui justifient la tenue d’un nouveau procès pour meurtre et homicide involontaire coupable. À cause du non‑respect de cet article, le témoignage sans filtre de M. Barton a été laissé à l’appréciation du jury et a contaminé l’ensemble du procès, créant ainsi un risque considérable que les jurés tirent des inférences inacceptables sur le fondement d’un raisonnement préjudiciable qui aurait vicié leur opinion de Mme Gladue et leur évaluation du témoignage de M. Barton. À notre avis, ces erreurs auraient eu « une incidence significative sur le[s] verdict[s] d’acquittement » compte tenu des « faits concrets » de l’espèce (R. c. Graveline, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). Vu la nature complètement indissociable et l’importance des erreurs, nous sommes en accord avec la Cour d’appel de l’Alberta sur le fait qu’un nouveau procès s’impose pour meurtre et l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable.

[221]                     Par ailleurs, nous sommes d’avis de confirmer la décision de la Cour d’appel concernant l’exposé au jury sur le comportement après le fait. L’erreur fondamentale dans l’exposé au jury à cet égard requiert également que M. Barton soit jugé de nouveau pour meurtre et homicide involontaire coupable.

II.            Analyse

[222]                     C’est justement parce que la preuve concernant le comportement sexuel antérieur du plaignant est très préjudiciable que le législateur a créé une présomption d’inadmissibilité. Si elle n’est pas adéquatement filtrée et restreinte par des directives, une preuve de ce genre peut mener à un raisonnement quant à la propension sur le fondement des « deux mythes » — à savoir que la victime est plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question et qu’elle est généralement moins digne de foi en raison de son comportement sexuel antérieur (R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 604). Les juges majoritaires ont résumé avec exactitude et de manière exhaustive l’importance et l’historique juridique de l’art. 276.

[223]                     En l’espèce, la preuve, qui a principalement été déposée au moyen du témoignage de M. Barton, comprenait des descriptions détaillées de l’activité sexuelle de Mme Gladue la nuit précédant les événements ayant mené à sa mort. De plus, Mme Gladue a été qualifiée de « Native prostitute » à plus de 20 reprises durant le procès, tant par le ministère public que par la défense. Bien que cette preuve relève clairement de la portée de l’art. 276, le juge du procès n’a pas tenu l’audition requise par cette disposition pour décider de l’admissibilité de la preuve ou fourni une directive restrictive au jury afin de modérer les effets préjudiciables du témoignage de M. Barton. Qui plus est, le fait d’avoir appelé maintes fois la plaignante la « Native girl » et la « Native woman » a créé le risque d’accentuer le préjudice.

[224]                     C’était une grave erreur de droit d’admettre le témoignage de M. Barton sans juger de son admissibilité au regard de l’art. 276 et sans donner au jury de directive restrictive. Il ne fait aucun doute que cette preuve a eu un effet d’entraînement qui a compromis d’autres parties du procès et permis au jury de tirer des inférences périlleuses et inacceptables à l’égard des questions principales qui ont fort bien pu avoir une incidence significative sur les acquittements.

[225]                     On ne saurait affirmer que les effets préjudiciables dévastateurs de cette erreur se limitent à l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable; ils ont peut‑être eu aussi une incidence significative sur le raisonnement du jury quant à l’accusation de meurtre au premier degré. L’incidence préjudiciable du témoignage détaillé de M. Barton — sans le filtrage qu’exige l’art. 276 ou sans directive restrictive — a nécessairement contaminé l’ensemble du procès et tout l’établissement des faits du jury. L’admission de cette preuve en contravention de l’art. 276 a peut‑être vicié l’opinion du jury à l’égard de la défunte ainsi que son évaluation de la preuve présentée par l’accusé concernant la nature de l’activité sexuelle, y compris son témoignage selon lequel il n’a pas utilisé d’objet tranchant. Bref, le préjudice grave causé par l’erreur du juge du procès risquait réellement de contaminer la fonction générale de l’établissement des faits du jury, y compris pour l’accusation de meurtre.

[226]                     À notre avis, on ne saurait dire que la décision relative à l’accusation de meurtre reposait simplement sur un combat d’experts concernant la question de savoir si un objet tranchant a été utilisé. Sauf avertissement contraire, les jurés ont le droit de prendre en considération tous les éléments de preuve qu’ils ont entendus au procès pour mener leurs délibérations. L’admission sans restriction du témoignage de M. Barton, lequel comportait de nombreux détails sur ses relations sexuelles avec Mme Gladue en contravention de l’art. 276, a probablement vicié l’opinion du jury à l’égard de celle‑ci et c’est à travers ce prisme que le jury aurait évalué ce qui s’est passé. Cela est particulièrement vrai puisque le seul autre témoin des événements est décédé.

[227]                     Par ailleurs, même si la preuve avait été admise à bon droit, la forte probabilité que le jury se livre à un raisonnement inadmissible fondé sur les « deux mythes » en fonction de la description qu’a faite M. Barton du comportement sexuel antérieur de Mme Gladue nécessitait des directives restrictives solides. Or, à plusieurs reprises, le juge du procès a donné au jury la directive de fonder ses conclusions de fait sur la version des événements de M. Barton. Dans son exposé sur l’infraction d’agression sexuelle, par exemple, le juge du procès a demandé au jury de déterminer si Mme Gladue avait consenti [traduction] « au type d’activité sexuelle décrit et démontré par M. Barton dans son témoignage ». Par la suite, le juge du procès a affirmé que « certains éléments de preuve indiquent que Cindy Gladue a consenti à l’emploi d’une certaine force par M. Barton, y compris l’activité sexuelle et l’activité décrites par M. Barton dans son témoignage ».

[228]                     Les directives répétées au jury de se servir du témoignage de M. Barton à propos des événements comme fondement pour tirer des conclusions de fait supplémentaires ont amplifié le risque que les jurés adoptent le raisonnement fondé sur les « deux mythes » qu’interdit le par. 276(1). En effet, le jury a dressé un portrait de Mme Gladue en se fondant presque exclusivement sur le témoignage de M. Barton, ce qui signifie qu’il est fort probable que l’ensemble de ses délibérations ait reposé sur des prémisses juridiques fondamentalement erronées et interdites.

[229]                     La possibilité d’un raisonnement préjudiciable a été exacerbée davantage par le fait que Mme Gladue a été décrite à plusieurs reprises au moyen des mots « prostitute » et « Native », sans aucune directive restrictive du juge du procès.

[230]                     Se fondant sur des études selon lesquelles « il y avait plus de chances que les jurés déclarent coupable un défendeur accusé du viol d’une femme de bonnes mœurs que dans le cas où il serait accusé d’avoir agressé une prostituée », notre Cour a expressément évoqué, dans l’arrêt Seaboyer, le danger d’utiliser le mot « prostituée » parce qu’il se rapporte intrinsèquement au raisonnement fondé sur les « deux mythes » et peut entraîner un préjudice grave dans la façon dont le jury évalue la preuve (Seaboyer, p. 661‑665 (soulignement omis), la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente (mais non sur ce point); voir aussi Yasmin Jiwani et Mary Lynn Young, « Missing and Murdered Women: Reproducing Marginality in News Discourse » (2006), 31 Can. J. Commun. 895, p. 902).

[231]                     Les préjugés incontestés contre les travailleurs du sexe et les Autochtones peuvent être « aussi attentatoires et insaisissables que corrosifs » (R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, par. 22). En effet, comme l’a expliqué de façon convaincante la Cour d’appel de l’Alberta en l’espèce, étant donné que Mme Gladue a effectivement été qualifiée de « Native prostitute », [traduction] « le jury croirait qu’elle était encore plus susceptible d’avoir consenti à tout ce que M. Barton a fait et qu’elle était encore moins digne de la protection de la loi » (354 C.C.C. (3d) 245, par. 128). Ce qualificatif a créé le risque que le raisonnement du jury soit contaminé par des préjugés raciaux conscients ou inconscients, ou des stéréotypes racistes.

[232]                     Pour éviter de miner la confiance du public envers les jurés, il importe de répondre aux préoccupations exprimées par la Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. Parks (1993), 84 C.C.C. (3d) 353, et confirmées par notre Cour dans Williams, suivant lesquelles certaines garanties s’imposent dans les procès devant jury pour prévenir les préjugés systémiques qui peuvent nuire aux délibérations du jury. Comme l’a fait remarquer la juge McLachlin dans Williams, « la preuve de l’existence, dans la collectivité, de préjugés largement répandus contre les autochtones engendre une possibilité réaliste de partialité » qui risque de conduire à un verdict « reflétant non pas la preuve et le droit, mais les idées préconçues et les préjugés du juré » (par. 11 et 15; voir aussi R. c. Spence, [2005] 3 R.C.S. 458).

[233]                     Reconnaître, comme l’a fait notre Cour depuis les deux dernières décennies, que le préjugé racial est « un fait social qui ne peut raisonnablement être contesté » (Spence, par. 5) n’est pas une insulte envers l’institution du jury, c’est un avertissement aux juges de première instance d’être très attentifs à la réalité non contestée du préjugé omniprésent et de donner au jury les directives qu’exige le droit. Cela veut dire que, dans les cas où cette réalité est pertinente, surtout dans le contexte d’une agression sexuelle, il faut montrer avec soin aux jurés comment aborder la preuve avec l’esprit ouvert, et ne pas laisser des stéréotypes inconscients entraver leur raisonnement.

[234]                     Les juges de première instance ont un rôle important à jouer : ils donnent des directives aux jurés pour leur permettre de reconnaître et de mettre de côté les préjugés raciaux et autres, notamment ceux contre les Autochtones et les travailleurs du sexe. Non seulement cela n’est‑il pas arrivé en l’espèce, mais l’inverse s’est produit : des termes incendiaires ont été utilisés de manière fréquente et gratuite sans que le juge du procès ne prenne de mesures correctives.

[235]                     En résumé, le non‑respect par le juge du procès des exigences prévues à l’art. 276 a créé un risque important que la preuve relative au comportement sexuel antérieur de Mme Gladue entache la perception que le jury avait de sa personnalité et de sa conduite en plus de nuire fondamentalement au fondement factuel sur lequel reposaient les délibérations du jury. Cette erreur a imprégné l’ensemble du procès et a peut‑être eu une incidence significative sur les délibérations du jury, influant par le fait même sur son verdict concernant le meurtre et l’homicide involontaire coupable.

[236]                     Étant donné l’effet préjudiciable des termes employés et le risque qu’ils nuisent à l’évaluation par le jury de la crédibilité de Mme Gladue et de M. Barton, il est difficile de voir comment il est possible de conclure que leur effet se limitait au verdict du jury sur l’infraction d’homicide involontaire coupable. Le risque d’effet préjudiciable sur les délibérations du jury relativement à l’accusation de meurtre n’en aurait pas été moins grand. Lorsqu’un procès met en cause des questions étroitement liées, comme c’est le cas en l’espèce, et qu’il est truffé de témoignages hautement préjudiciables, cela affaiblit les bases mêmes de la fonction de l’établissement des faits et du processus décisionnel du jury. On peut raisonnablement penser que l’erreur que le juge du procès a commise en admettant la preuve relative au comportement sexuel antérieur en contravention manifeste de l’art. 276 aurait pu avoir une incidence significative sur l’ensemble des délibérations du jury. Il s’agit d’une erreur fondamentale qui justifie à elle seule la tenue d’un nouveau procès pour meurtre et homicide involontaire coupable.

[237]                     Le juge du procès a commis d’autres erreurs hautement préjudiciables qui ont exacerbé le préjudice causé par son défaut d’appliquer les exigences claires de l’art. 276, soit les erreurs dans ses directives sur le comportement de M. Barton après le fait. Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel de l’Alberta pour dire que les directives données au jury concernant le comportement après le fait prêtaient à confusion et étaient trompeuses.

[238]                     Le comportement après le fait désigne tout ce que l’accusé a dit ou fait après la perpétration de l’infraction reprochée. C’est une forme de preuve circonstancielle dont l’utilisation dépend grandement du fondement factuel et du contexte de chaque affaire. Il peut être probant quant à la question de savoir si l’accusé était conscient d’avoir commis une infraction, et il peut revêtir une importance particulière dans l’évaluation de la crédibilité.

[239]                     Dans son propre témoignage, M. Barton a avoué avoir menti, s’être débarrassé d’éléments de preuve et avoir fourni des explications disculpatoires contradictoires à de nombreuses personnes après la mort de Mme Gladue. Il était loisible au jury de conclure que d’autres éléments de preuve incriminants relatifs à son comportement après le fait provenaient d’une vidéo captée par la caméra de l’hôtel, des éléments de preuve matérielle trouvés par la police et du témoignage de nombreuses personnes. M. Barton n’a pas appelé le 911 immédiatement après avoir trouvé Mme Gladue dans la baignoire. Certains éléments de preuve démontrent plutôt qu’il a essayé d’effacer les traces de sa présence sur les lieux en tentant de nettoyer la salle de bain, en refaisant le lit, en mettant ses effets personnels dans sa fourgonnette et en réglant les formalités de départ de l’hôtel. Il a aussi essayé de cacher et de détruire des éléments de preuve en jetant dans une poubelle du stationnement de l’hôtel la serviette trempée de sang dont il s’était servi pour essuyer le sang de Mme Gladue qui se trouvait sur ses pieds et sur le plancher de la salle de bain.

[240]                     Il a également inventé de multiples histoires et excuses. Après avoir réglé les formalités de départ à l’hôtel, il a dit au commis à la réception qu’il avait oublié quelque chose dans la chambre afin d’y retourner. Une fois sur place, il a composé le 911 à partir du téléphone qui se trouvait dans la chambre et a dit à l’opérateur qu’une femme qu’il ne connaissait pas avait frappé à sa porte la nuit précédente et avait demandé d’utiliser la douche et que, quand il s’était réveillé, il l’avait trouvée couverte de sang dans la baignoire. Il a raconté une histoire similaire à un collègue de travail. Il a dit aux policiers qui étaient sur les lieux qu’il ne connaissait pas Mme Gladue et qu’il l’avait seulement vue en train de fumer dehors la nuit précédente. Il a raconté une histoire complètement différente à un agent d’infiltration, déclarant qu’il avait loué sa chambre d’hôtel à quelques déménageurs et qu’il avait dormi dans sa fourgonnette la nuit précédente. Au procès, M. Barton a avoué ces mensonges, déclarant : [traduction] « J’ai menti, mais je ne suis pas un menteur. »

[241]                     L’importance que peut revêtir ce comportement après le fait est manifeste et il est fort probable que si le jury avait reçu des directives appropriées, le comportement aurait eu une incidence significative sur son évaluation du témoignage de M. Barton et, en fin de compte, sur son verdict.

[242]                     Le jury a plutôt reçu des directives contradictoires et portant à confusion. Le juge du procès a indiqué à bon droit au jury que le comportement après le fait s’apparente à [traduction] « tout élément de preuve circonstancielle » qui peut être utilisé « pour décider si le ministère public a prouvé la culpabilité de M. Barton hors de tout doute raisonnable ». Il a déclaré qu’il appartenait aux jurés de décider quoi faire de ces éléments de preuve et qu’ils avaient le droit de considérer les mensonges avoués de M. Barton et le fait qu’il a tenté de se débarrasser d’éléments de preuve comme un comportement après le fait.

[243]                     Malheureusement, le juge du procès a aussi informé les jurés à de nombreuses reprises qu’ils ne pouvaient pas utiliser cette preuve à ces mêmes fins. Dans les faits, le juge du procès n’a pas laissé au jury le choix de tenir compte de l’incidence du comportement après le fait, comme les mensonges disculpatoires que M. Barton a avoué avoir racontés après la mort de Mme Gladue, sauf lorsque ces éléments de preuve favorisaient un acquittement.

[244]                     À cet égard, il a dit au jury : [traduction] « [v]ous ne pouvez pas conclure que M. Barton est coupable de quelque infraction que ce soit en raison de son comportement après le fait, mais vous pouvez vous fonder sur celui‑ci pour évaluer sa prétention selon laquelle la blessure de Cindy Gladue était accidentelle » (italiques ajoutés). Il a répété cette directive à la fin de cette partie de son exposé au jury : [traduction] « [v]ous ne pouvez pas utiliser ces éléments de preuve pour tirer quelque conclusion que ce soit à propos des infractions dont M. Barton pourrait être coupable » (italiques ajoutés).

[245]                     Le jury a donc été empêché d’utiliser le comportement de M. Barton après le fait pour mettre en doute sa crédibilité ou pour tirer une conclusion de culpabilité. La dernière directive donnée au jury concernant la preuve relative au comportement après le fait était erronée en droit et usurpait effectivement le rôle de juge des faits dévolu au jury (R. c. White, [1998] 2 R.C.S. 72, par. 27).

[246]                     M. Barton soutient que même si cette partie de l’exposé au jury était peut‑être ambiguë ou incomplète, le jury a reçu des directives correctes et complètes à un autre moment. À notre avis, les directives données plus tôt n’atténuent pas la gravité de ces erreurs, bien au contraire. Des directives contradictoires ne clarifient rien; elles portent à confusion. Dans l’ensemble, cela a fait en sorte que l’exposé au jury concernant le comportement après le fait « prêtait inutilement à confusion à un point tel qu’il constituait une erreur de droit » (R. c. Hebert, [1996] 2 R.C.S. 272, par. 8).

[247]                     Bien que l’on s’attende à ce qu’ils fassent preuve de bon sens, les jurés doivent d’abord et avant tout suivre les directives que leur donne le juge du procès. Si ces directives portent à confusion et sont contradictoires, il n’y a pas de marche à suivre pour faire preuve de bon sens.

[248]                     Nous ne pouvons pas accepter l’observation de M. Barton selon laquelle ces erreurs n’ont probablement pas eu d’effet sur l’issue du procès. Le jury a été informé qu’il ne pouvait pas utiliser la preuve abondante relative au comportement après le fait pour déclarer M. Barton coupable de [traduction] « quelque infraction que ce soit ». Cette directive erronée a miné la capacité des jurés de décider comme il se doit si le récit de M. Barton était crédible. Cette erreur a été exacerbée par le défaut d’indiquer au jury que la preuve relative au comportement après le fait pouvait être utilisée pour « miner la crédibilité de l’accusé en général » (R. c. Jaw, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 39). Étant donné l’incapacité de la défunte de témoigner, le jury n’a entendu que le récit des faits de M. Barton, rendant son évaluation de la crédibilité générale de ce dernier critique pour ses délibérations concernant l’accusation de meurtre et l’infraction incluse d’homicide involontaire coupable. Il ne fait aucun doute que ces erreurs satisfont au critère établi dans l’arrêt Graveline et nécessitent la tenue d’un nouveau procès pour meurtre et homicide involontaire coupable.

[249]                     La preuve relative au comportement après le fait constituait une partie importante de la preuve présentée par le ministère public pour tenter de miner la crédibilité de M. Barton dans son ensemble et de son récit selon lequel la mort de Mme Gladue était accidentelle, notamment pour l’accusation de meurtre. En fait, il existait un lien crucial entre la preuve relative au comportement après le fait et la capacité du jury d’évaluer tout le témoignage de M. Barton ainsi que sa crédibilité au regard du meurtre et de celle d’homicide involontaire coupable. Puisque l’évaluation de la crédibilité de M. Barton était cruciale pour l’issue du procès, cette erreur a eu une incidence significative sur l’ensemble des délibérations du jury.

[250]                     M. Barton a invoqué deux arguments procéduraux qui, selon lui, devraient faire obstacle à la tenue d’un nouveau procès pour le motif susmentionné. Premièrement, il soutient que le défaut du ministère public de s’opposer à cette partie de l’exposé au jury devrait empêcher notre Cour d’aborder la question. Deuxièmement, il affirme que la Cour d’appel a soulevé irrégulièrement ce point comme nouvelle question en appel et n’a pas offert à l’accusé l’occasion de présenter des observations écrites.

[251]                     Nous ne sommes pas d’accord. Le fait que le ministère public ne se soit pas explicitement opposé et, en fait, qu’il ait lui‑même proposé une partie du libellé de l’exposé au jury n’est pas déterminant quant à l’existence d’un manquement à l’équité procédurale. La pratique qui consiste à fournir aux avocats une version écrite provisoire de l’exposé au jury ou d’y intégrer les suggestions des avocats ne rend pas l’exposé inattaquable en appel. Les suggestions des avocats ne sont que ça : des suggestions. Il demeure de la responsabilité du juge du procès de donner au jury des directives cohérentes et compréhensibles.

[252]                     Certes, le ministère public n’a pas désigné le comportement après le fait comme l’un de ses moyens d’appel lorsqu’il a déposé son avis d’appel après l’acquittement de M. Barton. La Cour d’appel a signalé ces erreurs préoccupantes aux parties au début de l’audition de deux jours. Il a ensuite été demandé aux deux parties de présenter des observations orales sur l’effet des passages de l’exposé au jury relatifs au comportement après le fait.

[253]                     M. Barton soutient que cela constituait une entorse à l’obligation d’équité procédurale de la cour selon les lignes directrices établies dans l’arrêt R. c. Mian, [2014] 2 R.C.S. 689. À notre avis, il s’agit plutôt exactement du type d’affaire que notre Cour envisageait dans l’arrêt Mian, et la procédure suivie était bel et bien conforme aux lignes directrices établies dans cette décision.

[254]                     Dans Mian, notre Cour a conclu que le pouvoir discrétionnaire d’une cour d’appel de soulever de nouvelles questions devrait être exercé avec parcimonie et seulement lorsque son omission de le faire « risquerait d’entraîner une injustice », notamment « [l]orsqu’il existe une bonne raison de croire que le résultat aurait réalistement été différent si l’erreur n’avait pas été commise » (par. 41‑45). La Cour a cherché à concilier le souci que les cours d’appel demeurent impartiales (et soient perçues comme le demeurant) et le rôle de la cour de veiller à ce que justice soit rendue (par. 40‑41).

[255]                     Une série d’erreurs de droit flagrantes et graves ont été commises dans un passage capital de l’exposé au jury, ce qui a eu une incidence significative sur les verdicts en l’espèce. En conséquence, l’intervention de la Cour d’appel était clairement justifiée. Le défaut d’intervenir aurait « ris[qué] d’entraîner une injustice ». Nous sommes convaincues que le juste équilibre a été atteint en l’espèce et qu’il s’agit de l’un des rares cas où une cour d’appel provinciale avait le droit et était même tenue de soulever une nouvelle question de sa propre initiative.

[256]                     Par conséquent, à notre humble avis, la Cour d’appel a invoqué à juste titre le comportement après le fait en tant que nouvelle question. Nous sommes persuadées que la Cour d’appel a donné aux avocats un avis raisonnable et une occasion suffisante de présenter des observations. Bien que l’arrêt Mian ait établi des lignes directrices générales sur la procédure afin de veiller à ce que les parties ne subissent aucun préjudice lorsqu’une nouvelle question suffisamment importante est soulevée, aucune procédure particulière n’a été établie concernant la notification des parties et la réception des réponses des parties à l’égard des nouvelles questions (par. 54‑59). L’orientation fournie dans l’arrêt Mian est, par la force des choses, plutôt souple. La Cour a indiqué que les mesures prises devraient être « pratiques » et qu’elles « varier[ont] en fonction du contexte et des circonstances d’une affaire donnée » (par. 55).

[257]                     L’arrêt Mian a reconnu explicitement que les cours d’appel étaient les mieux placées pour décider de la procédure à suivre pour répondre aux nouvelles questions soulevées au cas par cas et qu’il leur « sera souvent possible d’assurer l’équité procédurale en ajustant le cours du processus d’appel » (par. 52). Ces larges lignes directrices établissent un équilibre entre, d’une part, l’obligation de veiller à ce que les parties soient au courant des nouvelles questions et puissent y répondre convenablement et, d’autre part, l’obligation d’accorder aux cours d’appel la souplesse nécessaire pour soulever des questions capitales à mesure qu’elles surviennent.

[258]                     Le principe selon lequel une cour d’appel doit avoir la souplesse et le pouvoir discrétionnaire voulus pour adapter sa procédure a été confirmé récemment par notre Cour dans R. c. Suter, [2018] 2 R.C.S. 496 (par. 29‑33), une affaire où la Cour d’appel de l’Alberta avait soulevé une nouvelle question à l’audience. Les parties avaient été notifiées et avaient eu l’occasion de répondre. M. Suter a interjeté appel au motif que la notification n’était pas suffisante et qu’il n’avait pas eu l’occasion de présenter d’autres observations écrites et orales. Notre Cour a rejeté cet argument, déclarant qu’elle avait déjà « explicitement rejeté une approche formaliste [dans l’arrêt Mian] qui consisterait à prescrire des normes de procédure rigoureuses, car une telle approche “ferait abstraction du fait que la question peut se présenter dans diverses situations selon les dossiers” » (Suter, par. 33, citant Mian, par. 55).

[259]                     La procédure suivie dans l’affaire Suter est très semblable à celle dans le cas qui nous occupe. Le tribunal a soulevé la question du comportement après le fait le premier jour de l’audition. Celle‑ci devait initialement durer une seule journée, mais elle a été prolongée d’une autre journée afin que les deux parties puissent présenter des observations. Au départ, on avait informé les parties qu’elles auraient l’occasion de présenter des observations par écrit, mais à la fin de la deuxième journée, on leur a dit que leurs réponses orales étaient suffisantes.

[260]                     Ces décisions d’ordre procédural prises par la Cour d’appel correspondaient nettement à l’orientation souple donnée aux tribunaux d’appel par notre Cour dans l’arrêt Mian et confirmée dans l’arrêt Suter. Fait à noter, l’avocat de M. Barton n’a pas plaidé — ni devant la Cour d’appel ni devant notre Cour — que ses observations auraient été sensiblement différentes s’il avait été notifié plus tôt. Il n’a pas non plus présenté d’observations écrites lorsque la Cour d’appel l’a invité à le faire. Il n’y a aucun doute que les parties ont bénéficié d’une équité procédurale adéquate en l’espèce, qu’elles ont reçu un avis suffisant et qu’elles ont eu amplement l’occasion de présenter des observations.

[261]                     Pour tous les motifs qui précèdent, il devrait y avoir un nouveau procès pour meurtre et homicide involontaire coupable.

[262]                     En conséquence, nous rejetterions le pourvoi.

                    Pourvoi accueilli en partie, le juge en chef Wagner et les juges Abella et Karakatsanis sont dissidentes en partie.

                    Procureurs de l’appelant : Bottos Law Group, Edmonton.

                    Procureur de l’intimée : Alberta Crown Prosecution Service, Edmonton.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenante la procureure générale de l’Ontario : Procureure générale de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le directeur des poursuites criminelles et pénales : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureurs des intervenants Vancouver Rape Relief Society, La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle, AWCEP Asian Women for Equality Society, Aboriginal Women’s Action Network, Formerly Exploited Voices Now Educating et Centre to End All Sexual Exploitation : University of British Columbia, Vancouver; Foy Allison Law Group, West Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante l’Assemblée des Premières Nations :  Assemblée des Premières Nations, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante Ad Idem / Canadian Media Lawyers Association : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal; Reynolds Mirth Richards & Farmer, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante Women of the Métis Nation / Les Femmes Michif Otipemisiwak : Jean Teillet Personal Law Corporation, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées : Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society : Sprake Song & Konye, Vancouver; MN Law, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association of Ontario: Addario Law Group, Toronto.

                    Procureurs des intervenants Institute for the Advancement of Aboriginal Women et le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, inc. : Women’s Legal Education and Action Fund, Toronto; University of Windsor, Windsor.

                    Procureur de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : University of Toronto, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant Aboriginal Legal Services : Aboriginal Legal Services, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association (Alberta): Aloneissi O’Neill Hurley O’Keeffe Millsap, Edmonton.

 



[1] Les hommes risquent aussi d’être victimes de violence sexuelle, mais les femmes sont davantage susceptibles de subir des sévices sexuels (voir J. Benedet, « Marital Rape, Polygamy, and Prostitution : Trading Sex Equality for Agency and Choice? » (2013), 18 R. études const. 161, p. 165). Je tiens à préciser que les personnes non binaires peuvent également subir pareils sévices.

[2] Au point V(D)(1)d) des présents motifs, j’explique pourquoi il convient d’utiliser l’énoncé « croyance sincère mais erronée au consentement communiqué » plutôt que « croyance sincère mais erronée au consentement ».

[3]   Il convient d’éviter l’expression « protection des victimes de viol » pour plusieurs raisons, notamment parce que les dispositions applicables ne confèrent pas de protection contre le viol, s’appliquent à plusieurs infractions d’agression sexuelle qui ne comportent pas de viol, et visent des objectifs dont la portée dépasse la protection du plaignant contre les rigueurs du contre‑interrogatoire (voir R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 604 (la juge McLachlin) et p. 648 (la juge L’Heureux‑Dubé)).

[4] Le 13 décembre 2018 marque l’entrée en vigueur de diverses modifications apportées au régime prévu à l’art. 276. Les présents motifs portent sur l’art. 276 dans sa version antérieure à cette date.

[5] Pour être clair, le par. 276(2) vise la preuve concernant le comportement sexuel du plaignant à la fois antérieur et postérieur à l’infraction reprochée. Or, par souci de commodité, j’utiliserai l’énoncé « preuve concernant le comportement sexuel antérieur » dans les présents motifs, car il n’est évidemment pas question de comportement sexuel postérieur en l’espèce.

[6] De plus, le par. 273.1(2) indique que le consentement du plaignant ne se déduit pas des cas où :

 

a)       l’accord est manifesté par des paroles ou par le comportement d’un tiers;

b)      il est incapable de le former;

c)       l’accusé l’incite à l’activité par abus de confiance ou de pouvoir;

d)      il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à l’activité;

e)       après avoir consenti à l’activité, il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à la poursuite de celle‑ci.

    Le paragraphe 273.1(3) précise que les dispositions susmentionnées n’ont pas pour effet de limiter les circonstances dans lesquelles le consentement ne se déduit pas.

[7] Le paragraphe 150.1(4) prévoit : « Le fait que l’accusé croyait que le plaignant était âgé de seize ans au moins au moment de la perpétration de l’infraction reprochée ne constitue un moyen de défense contre une accusation portée en vertu des articles 151 ou 152, des paragraphes 160(3) ou 173(2) ou des articles 271, 272 ou 273 que si l’accusé a pris toutes les mesures raisonnables pour s’assurer de l’âge du plaignant. »

[8] Le juge du procès ne s’est pas prononcé expressément sur la vraisemblance de la défense, mais le ministère public ne s’est pas opposé à ce que le moyen de défense soit laissé à l’appréciation du jury et n’a pas fait valoir que la défense n’était pas vraisemblable.

[9] Modifié en décembre 2018 dans le projet de loi C-51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, 42e lég., 1re sess., 2018. La modification ne s’applique pas en l’espèce.

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