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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R.S. c. P.R.,

2019 CSC 49, [2019] 3 R.C.S. 643

Appel entendu : 21 janvier 2019

Jugement rendu : 25 octobre 2019

Dossier : 37861

 

Entre :

R.S.

Appelante

 

et

 

P.R.

Intimé

 

- et -

 

Procureure générale du Québec

Intervenante

 

 

Traduction française officielle : Motifs de la juge Abella

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown et Martin

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 99)

 

Motifs concordants :

(par. 100 à 144)

 

Motifs dissidents :

(par. 145 à 189)

Le juge Gascon (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis et Martin)

 

La juge Abella

 

 

Le juge Brown

 

 

 


r.s. c. p.r.

R.S.                                                                                                                  Appelante

c.

P.R.                                                                                                                        Intimé

et

Procureure générale du Québec                                                               Intervenante

Répertorié : R.S. c. P.R.

2019 CSC 49

No du greffe : 37861.

2019 : 21 janvier; 2019 : 25 octobre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Brown et Martin.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit international privé — Litispendance — Requête en sursis à statuer — Condition de susceptibilité de reconnaissance du jugement étranger — Fardeau et degré de preuve — Pouvoir discrétionnaire de la juge de première instance — Demandes en divorce parallèles intentées d’abord en Belgique par l’époux, et ensuite au Québec par l’épouse — Présentation au Québec par l’époux d’une requête demandant de surseoir à statuer sur la demande de l’épouse pour cause de litispendance internationale — Requête rejetée par la Cour supérieure mais accueillie par la Cour d’appel — La Cour d’appel a‑t‑elle fait erreur dans son attribution du fardeau de preuve et dans son interprétation du degré de preuve requis sur la condition de susceptibilité de reconnaissance du jugement étranger en matière de litispendance internationale? — La Cour d’appel était‑elle justifiée d’intervenir à l’égard de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la juge de première instance? — Code civil du Québec, art. 3137.

                    R et S se marient en Belgique en 2004. Ils déménagent au Québec avec leurs enfants en 2013. Au cours de l’année 2014, la relation entre les époux se dégrade, et S annonce à R sa décision de mettre fin à leur union. Deux demandes en divorce sont alors intentées, l’une par R en Belgique le 12 août, l’autre par S au Québec le 15 août. Prenant appui sur le droit belge, R révoque ensuite par lettre toutes les donations qu’il a consenties à S au cours de leur mariage, qui se chiffrent à plus de 33 millions de dollars.

                    Invoquant l’art. 3137 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »), R demande à la Cour supérieure de surseoir à statuer sur les procédures de S au Québec pour cause de litispendance internationale. D’avis qu’une décision d’un tribunal belge appliquant la disposition du Code civil belge qui permet la révocation par R des donations ne pourrait être reconnue au Québec en raison de son caractère discriminatoire, la Cour supérieure conclut qu’il n’y a pas lieu de suspendre les procédures en divorce de S au Québec. La Cour d’appel infirme ce jugement. À ses yeux, il serait prématuré de conclure qu’une décision belge se prononçant sur la révocation des donations ne pourrait être reconnue au Québec. Selon la Cour d’appel, la juge de première instance a en outre commis une erreur qui a rendu déraisonnable son analyse portant sur l’opportunité d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour surseoir à statuer. En conséquence, la Cour d’appel ordonne la suspension des procédures en divorce de S au Québec.

                    Arrêt (le juge Brown est dissident) : Le pourvoi est accueilli et la conclusion de la Cour supérieure sur le refus de surseoir est rétablie.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin : Les conditions d’application de l’art. 3137 C.c.Q. sont respectées en l’espèce. R s’est acquitté de son fardeau, peu onéreux, d’établir que la décision éventuelle du tribunal belge pourrait être susceptible de reconnaissance au Québec. Par contre, l’intervention de la Cour d’appel dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la juge de première instance n’était pas justifiée. La première juge pouvait conclure qu’il y avait lieu de refuser de surseoir comme elle l’a fait en l’espèce. Sa décision sur ce point doit donc être rétablie.

                    L’article 3137 C.c.Q. consacre l’exception de litispendance en droit international privé québécois. Cette disposition permet à un tribunal de surseoir à statuer sur une action introduite au Québec lorsque le différend fait déjà l’objet de procédures devant les tribunaux d’un for étranger. Bien qu’appliqué sur une base régulière, cet article constitue une exception dans la mesure où le tribunal québécois déroge au principe général de sa saisine en suspendant des procédures par ailleurs valablement introduites devant lui. L’exception de litispendance internationale a pour objectif de permettre au tribunal interne de surseoir à statuer en attendant de donner effet au Québec à la décision étrangère, afin d’éviter que des procédures intentées parallèlement n’aboutissent à des décisions incompatibles qui pourront toutes deux avoir des effets au Québec. Aux termes de cet article, trois conditions sont requises pour qu’un tribunal québécois puisse surseoir à statuer. Premièrement, le for étranger doit avoir été saisi en premier de l’action. Deuxièmement, il doit y avoir identité de parties, de faits et d’objet entre les deux actions intentées — soit la condition de triple identité. Troisièmement, l’action étrangère doit pouvoir donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec. Si l’une de ces conditions n’est pas remplie, la requête en sursis à statuer ne peut être accueillie puisqu’il n’y a pas alors de litispendance au sens de l’art. 3137 C.c.Q.

                    L’exception de litispendance internationale ne peut être soulevée d’office par le tribunal. Selon le libellé de l’art. 3137 C.c.Q., l’autorité québécoise ne peut surseoir à statuer sur une action qu’« à la demande d’une partie ». Conformément aux principes applicables en matière de preuve civile et comme pour toute autre demande, il appartient à la partie qui invoque la situation de litispendance internationale et sollicite le sursis à statuer de démontrer, selon la prépondérance de la preuve, que les conditions qui y sont prévues, y compris la troisième condition, sont remplies. C’est ce que prévoit explicitement l’art. 2803 al. 1 C.c.Q., qui énonce que « [c]elui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention ». L’article 3155 C.c.Q. n’y change rien. Cet article établit une présomption de validité de la décision étrangère, présomption qui ne peut être repoussée que dans les cas où une des six exceptions énumérées à cet article trouve application. Même si on doit apprécier la condition de susceptibilité de reconnaissance énoncée à l’art. 3137 C.c.Q. au regard des exceptions énumérées à l’art. 3155 C.c.Q., c’est toujours sur la partie qui cherche à se prévaloir de l’art. 3137 C.c.Q. que repose le fardeau de démontrer que les trois conditions qui y sont établies sont réunies.

                    Selon S, l’analyse de la troisième condition met en cause ici l’incompatibilité de l’art. 1096 du Code civil belge avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales, l’une des exceptions à la reconnaissance des jugements étrangers prévues à l’art. 3155 C.c.Q. Mais le libellé de cette exception édicte que c’est le résultat de la décision étrangère qui doit faire l’objet de l’analyse, et non les lois de l’État étranger. Il ne s’agit pas de faire la leçon aux autorités étrangères sur leur propre droit. Le rôle du tribunal québécois consiste simplement à s’assurer que ne soit pas exécutée une décision étrangère dont le résultat serait à ce point incompatible avec certaines des valeurs qui sous‑tendent le système juridique québécois qu’il ne pourrait être incorporé à celui‑ci. L’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales est donc généralement plus restreint que son pendant en droit interne. Cette différence s’explique par la volonté de respecter les règles de conflit québécoises qui reconnaissent l’application, à certaines conditions, d’une loi étrangère, et ce, même lorsque celle‑ci s’écarte du droit québécois. Ainsi, une décision étrangère ne sera pas reconnue si son résultat heurte de front les conceptions morales, sociales, économiques ou même politiques qui sous‑tendent l’ordre juridique québécois. En l’espèce, la juge de première instance s’est fondée uniquement sur une analyse du caractère discriminatoire de l’art. 1096 du Code civil belge pour conclure que le risque était « grand » que la décision d’un tribunal belge ne soit pas reconnue au Québec. Le caractère discriminatoire de la disposition législative en cause peut constituer un élément pertinent pour les besoins de l’analyse. Cependant, une approche aussi restrictive que celle adoptée par la première juge s’éloigne des exigences de l’art. 3137 C.c.Q.

                    Dans le contexte de l’art. 3137 C.c.Q., l’appréciation de l’incompatibilité potentielle de la décision étrangère avec l’ordre public international doit se faire en tenant compte du degré de preuve requis. Le fardeau de démontrer que la troisième condition est remplie, soit que les procédures étrangères pourront donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec, n’est pas onéreux. Suivant le libellé même de l’art. 3137 C.c.Q., il suffit que l’action pendante devant le for étranger « puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec ». Ainsi, même si les exceptions énumérées à l’art. 3155 C.c.Q. restent pertinentes afin de déterminer si le tribunal québécois peut surseoir à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q., le fardeau applicable à la litispendance internationale diffère de celui qui s’applique à la procédure de reconnaissance et d’exécution de la décision étrangère. Lorsque l’exception de litispendance internationale est invoquée, le tribunal ne tranche pas la question de savoir si le jugement étranger doit être incorporé dans l’ordre juridique québécois; il ne fait que décider s’il y a lieu de suspendre les procédures intentées au Québec en attendant qu’une demande d’exemplification y soit déposée. Dans de telles situations, le tribunal québécois n’a pas toujours le bénéfice d’une décision étrangère finale. L’analyse de la condition de susceptibilité de reconnaissance ne peut donc pas revêtir un caractère aussi définitif que dans le cadre de la procédure d’exemplification. C’est pourquoi une certaine doctrine qualifie le fardeau de preuve requis pour l’application de l’art. 3137 C.c.Q. de « pronostic » ou de « plausibilité » de reconnaissance. La partie requérante s’acquitte de son fardeau si elle démontre qu’il est possible que la décision étrangère soit éventuellement reconnue au Québec. Ce seuil peu onéreux s’explique notamment par les objectifs qui sous‑tendent l’art. 3137 C.c.Q., à savoir favoriser la courtoisie internationale et éviter le risque de jugements potentiellement contradictoires.

                    La juge de première instance a imposé un fardeau de preuve plus lourd que celui qui incombe aux termes de l’art. 3137 C.c.Q. R était uniquement tenu d’établir l’existence d’une possibilité que l’éventuelle décision belge ne serait pas manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales. Le résultat de l’éventuelle décision belge demeure, à ce jour, incertain. Plusieurs éléments étayent la possibilité que ce résultat soit autre que la révocation des donations et, partant, qu’il ne soit pas manifestement incompatible avec cet ordre public international. Cela suffit pour satisfaire à la troisième condition que pose l’art. 3137 C.c.Q.

                    Une fois que le requérant a établi qu’il existe effectivement une situation de litispendance internationale au sens de l’art. 3137 C.c.Q., il appartient tout de même au tribunal québécois d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de décider s’il est opportun de surseoir à statuer dans les circonstances. Le fondement du pouvoir discrétionnaire à l’art. 3137 C.c.Q. réside dans l’idée selon laquelle, même si le tribunal étranger a été saisi en premier, et même si aucune des exceptions à la reconnaissance des jugements étrangers énoncées à l’art. 3155 C.c.Q. ne s’applique, il demeure néanmoins possible que ce tribunal ne soit pas celui présentant les liens les plus étroits avec le litige. En cela, l’analyse requise s’apparente à celle applicable à l’égard du pouvoir discrétionnaire dont traite l’art. 3135 C.c.Q., disposition qui codifie la doctrine du forum non conveniens en droit international privé québécois. En raison de cette proche parenté, les critères développés par les tribunaux en matière de forum non conveniens s’appliquent aussi en matière de litispendance internationale. La liste des critères n’est pas exhaustive, et le poids à accorder à chacun des critères est fonction des circonstances. Si la perspective propre à chaque article diffère, il n’y a pas de raison de distinguer, sur la seule foi de la nature de la demande, l’appréciation des critères effectuée pour les besoins de l’art. 3137 C.c.Q. de celle qui doit être faite dans le cadre de l’art. 3135 C.c.Q.

                    La norme d’intervention qu’il convient d’appliquer à l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de litispendance internationale est exigeante. Une cour d’appel ne devrait intervenir que si le ou la juge saisie de la demande a commis une erreur de principe, a mal interprété ou n’a pas pris en considération des éléments de preuve importants, ou a rendu une décision déraisonnable. Une simple divergence d’opinions ne suffit pas. Au bout du compte, la reconnaissance éventuelle du jugement québécois à l’étranger est le seul critère sur lequel s’appuie la Cour d’appel en l’espèce pour substituer sa propre analyse à celle de la première juge. La Cour d’appel n’adresse aucun reproche à la juge de première instance en ce qui concerne les autres critères que cette dernière a analysés. Ce seul critère ne pouvait justifier son intervention dans l’exercice par la juge de première instance de son pouvoir discrétionnaire. La reconnaissance du jugement québécois à l’étranger ne pouvait constituer une considération déterminante que si le jugement québécois n’avait aucune utilité à part celle d’être exécuté à l’étranger. Ici, l’utilité du jugement québécois ne fait aucun doute étant donné que plusieurs biens de grande valeur visés par le litige sont situés au Québec.

                    La juge Abella : Il y a accord sur le fait qu’il n’y a pas lieu de surseoir aux procédures au Québec. Cependant, il y a désaccord sur la façon dont les juges majoritaires appliquent le régime juridique encadrant la susceptibilité de reconnaissance des décisions étrangères. R ne s’est pas acquitté de son fardeau d’établir qu’une décision belge rendue en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge permettant la révocation unilatérale de donations pourrait être reconnue par un tribunal québécois. Il n’a donc pas satisfait au critère d’obtention d’un sursis.

                    La preuve démontre que la disposition belge est non discrétionnaire et permet à un époux de révoquer unilatéralement et sans formalité ni justification des donations consenties durant le mariage. Il s’agit d’un droit absolu, même lorsqu’il est exercé de mauvaise foi. Fait plus important encore, la révocation prévue à l’art. 1096 du Code civil belge est valide en Belgique même lorsque son application entraîne des inégalités flagrantes entre les époux. En l’espèce, l’époux cherche à révoquer unilatéralement plus de 33 millions de dollars d’actifs. Comme l’a conclu la juge de première instance, les conséquences pour l’épouse seront désastreuses.

                    La partie qui sollicite un sursis en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. a le fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que celui‑ci devrait être accordé. Cela inclut le fardeau de démontrer que le résultat de la décision étrangère ne sera pas manifestement incompatible avec l’ordre public. Vu l’incertitude qui entoure habituellement les effets d’une décision pendante, l’examen exige simplement la démonstration d’une possibilité que la décision soit reconnue. Bien qu’il soit souhaitable dans certains cas d’attendre le résultat d’une instance pendante pour déterminer si celui‑ci sera incompatible avec la condition relative à l’ordre public, l’art. 3137 C.c.Q. n’oblige pas le tribunal à le faire.

                    La Cour d’appel a estimé que le fardeau de la preuve incombait non pas à l’époux qui sollicitait le sursis, mais bien à l’épouse qui s’y opposait. Ce renversement du fardeau de la preuve a conduit la Cour d’appel à suggérer diverses hypothèses indiquant qu’il était prématuré, à cette étape, de déterminer si la décision serait manifestement incompatible avec l’ordre public. Permettre que l’analyse repose sur des conjectures, plutôt que sur la réalité de la révocation pour l’épouse, vide de tout sens le fardeau imposé à l’époux.

                    Une décision, ou une décision pendante, ne peut être reconnue au Québec si, contrairement à l’art. 3155 C.c.Q., elle est « manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales ». Ce n’est pas toute décision étrangère dont le résultat diffère de celui qui serait vraisemblablement atteint en vertu du droit québécois qui sera jugée contraire aux valeurs fondamentales qui sous‑tendent l’ordre public international. L’exception relative à l’ordre public international s’applique uniquement aux situations où l’application de la loi étrangère irait à l’encontre des conceptions morales, sociales, économiques et politiques qui sous‑tendent le système juridique québécois au point de ne pouvoir se combiner avec lui.

                    La violation du principe de l’égalité des époux serait manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales. Divers instruments internationaux confortent l’idée selon laquelle l’inégalité de statut des époux face au divorce contrevient à l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales. De plus, l’égalité des époux et la protection du conjoint vulnérable constituent des fondements philosophiques du C.c.Q. Le régime relatif aux biens des époux au Québec permet à ceux‑ci de choisir ensemble quel régime ils souhaitent appliquer à l’égard de leurs biens. Il s’agit d’un régime qui repose à la fois sur un consensus entre les parties et sur l’égalité de celles‑ci. Les jugements étrangers qui vont à l’encontre de ces conceptions, comme toute décision rendue en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge en l’espèce, ne seront pas reconnus au Québec. Sans aucune preuve qu’il existe même une possibilité qu’un jugement ne portant pas atteinte à ces valeurs fondamentales d’ordre public soit rendu en Belgique, le résultat de la décision rendue en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge ne pourrait pas être reconnu au Québec.

                    Le juge Brown (dissident) : La Cour d’appel du Québec a eu raison d’intervenir à l’égard de la décision discrétionnaire de la Cour supérieure et d’accorder le sursis demandé. L’appel devrait être rejeté.

                    Il y a accord avec la majorité que la Cour supérieure a commis une erreur en concluant qu’aucune des conditions de l’art. 3137 C.c.Q. préalables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire n’était remplie. Toutefois, la majorité n’aborde pas l’erreur de droit de la Cour supérieure sur la notion d’objet d’une action en justice, laquelle a directement entaché les conclusions de cette dernière relativement à la condition d’antériorité de saisine de l’autorité étrangère. Ces erreurs ont eu un impact déterminant sur la décision de la Cour supérieure de refuser de surseoir à statuer.

                    Il y a de plus désaccord avec la majorité quant à l’exercice par la Cour supérieure de son pouvoir discrétionnaire. Le pouvoir discrétionnaire conféré à l’autorité québécoise par l’art. 3137 C.c.Q. vise un double objectif. Dans un premier temps, il vise à contrer tout forum shopping abusif, pratique qui serait au contraire encouragée si l’autorité québécoise respectait systématiquement la saisine antérieure d’une autorité étrangère. Dans un second temps, l’exception de litispendance internationale vise aussi à éviter la multiplicité des procédures et le risque de jugements contradictoires. La Cour supérieure a erré en écartant ce risque lorsqu’elle a conclu que le tribunal québécois avait été saisi en premier des demandes relatives au partage du patrimoine familial et à la prestation compensatoire et que la Cour d’appel de Bruxelles pourrait également surseoir à statuer sur les demandes qui ont été portées en premier devant le tribunal belge. La Cour supérieure n’aurait pas dû écarter comme elle l’a fait le risque que des jugements contradictoires soient rendus par le tribunal québécois et le tribunal belge. Il s’agit d’une erreur de droit. Le pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 3137 C.c.Q. ne peut être exercé sans que soit sérieusement pris en considération l’objectif même de cet article, qui est d’éviter les jugements contradictoires.

                    La jurisprudence et la doctrine préconisent l’application des critères développés à l’égard de la doctrine du forum non conveniens aux cas de litispendance internationale. Ces critères doivent être appréciés dans la perspective propre à l’art. 3137 C.c.Q., qui n’est pas celle de l’art. 3135 C.c.Q. En effet, le législateur attache un caractère exceptionnel au pouvoir du tribunal québécois de refuser d’exercer sa compétence en vertu de la doctrine du forum non conveniens. Au contraire, l’octroi du sursis à statuer en cas de litispendance internationale en vertu l’art. 3137 C.c.Q. n’est pas exceptionnel; dans un esprit de collaboration fondée sur la courtoisie internationale, les tribunaux québécois y sont en fait assez favorables. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’établir que l’autorité étrangère est nettement plus appropriée ou manifestement plus appropriée, comme c’est le cas en matière de forum non conveniens. En matière de litispendance internationale, il suffit de démontrer que l’autorité étrangère est une juridiction appropriée.

                    La Cour supérieure a également erré sur la question du droit applicable à la révocation des donations, soit l’enjeu principal opposant les parties. Contrairement à la conclusion que tire la Cour supérieure, il ressort des règles québécoises de droit international privé que le droit belge est le droit applicable à la révocation des donations, du moins en ce qui concerne celles consenties alors que les parties résidaient en Belgique.

                    Enfin, la Cour supérieure n’a pas tenu compte du fait qu’un éventuel jugement québécois qui procéderait à la liquidation du régime matrimonial des parties ne serait pas susceptible de reconnaissance en Belgique, alors que les parties y possèdent encore de nombreux biens. Lorsque l’autorité étrangère, première saisie du litige, constitue un forum approprié, comme c’est le cas en l’espèce, l’autorité québécoise devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas surseoir à statuer avec circonspection. D’une part, si l’autorité québécoise refuse de surseoir à statuer, il est possible que des jugements contradictoires soient rendus par l’autorité québécoise et l’autorité étrangère et que la procédure québécoise se révèle inutile si l’autorité étrangère saisie la première rendait sa décision avant le tribunal québécois. D’autre part, si l’autorité québécoise exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas surseoir à statuer, il est alors possible qu’il existe un risque réel que la décision québécoise ne puisse être reconnue par l’autorité étrangère, première saisie, précisément en raison de la violation par l’autorité québécoise de la règle de la litispendance. En l’espèce, l’absence de reconnaissance de la décision québécoise à l’étranger est un facteur important, car de nombreux biens des parties sont situés en Belgique, de sorte qu’un jugement québécois qui ne pourrait être reconnu en Belgique risque d’être dépourvu d’efficacité à l’égard de ces biens. Il ne sert à rien qu’un tribunal québécois procède au partage de nombreux biens situés hors du Québec, alors que le jugement en résultant ne serait pas susceptible de reconnaissance là où se trouvent les biens.

Jurisprudence

Citée par le juge Gascon

                    Arrêt appliqué : Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636; arrêts mentionnés : Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc., 1998 CanLII 13001; Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440; Droit de la famille — 143160, 2014 QCCA 2290; Valois c. Caisse populaire Notre‑Dame de la Merci (Montréal), [1995] R.D.J. 609; Birdsall Inc. c. In Any Event Inc., [1999] R.J.Q. 1344; Samson c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, 2010 QCCA 604; M.I.B. c. M.‑P.L., 2005 QCCA 1023, [2005] R.J.Q. 2817; Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573; Mutual Trust Co. c. St‑Cyr, [1996] R.D.J. 623; Auerbach c. Resorts International Hotel Inc., [1992] R.J.Q. 302; Marble Point Energy Ltd. c. Stonecroft Resources Inc., 2009 QCCS 3478, conf. par. 2011 QCCA 141; Droit de la famille — 08689, 2008 QCCA 549; Droit de la famille — 1466, [1991] R.D.F. 492; Droit de la famille — 072464, 2007 QCCS 4822, [2007] R.D.F. 817; Gauvin c. Rancourt, [1953] R.L. 517; Droit de la famille — 151172, 2015 QCCS 2308; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Cormier, Cohen, Davies, Architectes, s.e.n.c. c. Bizzotto, 2009 QCCA 513; Bell c. Molson, 2008 QCCS 992; Melley c. Toyota Canada inc., 2011 QCCS 1229; Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549; Lebrasseur c. Hoffmann‑La Roche ltée, 2011 QCCS 5457; Bombardier inc. c. Fastwing Investment Holdings Ltd., 2010 QCCS 6665, conf. par 2011 QCCA 432; Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401; Rudolf Keller SRL c. Banque Laurentienne du Canada, 2003 CanLII 34078; Lac d’amiante du Québec ltée c. 2858‑0702 Québec inc., 1997 CanLII 9037.

Citée par la juge Abella

                    Arrêt examiné : Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; arrêts mentionnés : Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440; Birdsall Inc. c. In Any Event Inc., [1999] R.J.Q. 1344; Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813; Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420.

Citée par le juge Brown (dissident)

                    Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440; Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374; Pesant c. Langevin (1926), 41 B.R. 412; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; P. (S.) c. R. (M.), [1996] 2 R.C.S. 842; Lacroix c. Valois, [1990] 2 R.C.S. 1259; Droit de la famille — 112606, 2011 QCCA 1554, [2011] R.J.Q. 1745; Droit de la famille — 977, [1991] R.J.Q. 904; Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549; Droit de la famille — 10829, 2010 QCCA 713, [2010] R.D.F. 201; Droit de la famille — 2561, [1997] R.D.F. 3; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205; Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572; Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc., 1998 CanLII 13001; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401; Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279; Birdsall Inc. c. In Any Event Inc., [1999] R.J.Q. 1344; 2493136 Canada inc. c. Sunburst Products Inc., 1996 CanLII 4459; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666; Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 15 .

Code civil (Belgique), art. 1096.

Code civil du Québec, art. 391, 392, 394, 414, 416, 427, 513, 514, 521, 585, 599 et suiv., 2803, 3081, 3089, 3111 à 3113, 3135, 3137, 3155, 3158, 3167 al. 1.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 168.

Loi modifiant le Code civil du Québec et d’autres dispositions législatives afin de favoriser l’égalité économique des époux, L.Q. 1989, c. 55.

Loi portant le Code de droit international privé (Belgique), art. 14, 25(6), 48(1), 49, 51.

Loi sur le divorce , L.R.C. 1985, c. 3 (2 e  suppl .), art. 16, 22(1).

Traités et autres instruments internationaux

Communautés européennes. Règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) n° 1347/2000, Journal officiel de l’Union européenne, 46e année, L 338, art. 8.

Communautés européennes. Règlement (CE) n° 4/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires, Journal officiel de l’Union européenne, 52e année, L 7, art. 3c).

Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31, art. 16(1)c), h).

Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., p. 71 (1948), art. 16(1).

Protocole n7 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 1525 R.T.N.U. 198, art. 5.

Doctrine et autres documents cités

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Dufresne et Kasirer et la juge Ouellet (ad hoc)), 2017 QCCA 1470, [2017] AZ‑51428714, [2017] J.Q. n13361 (QL), 2017 CarswellQue 8510 (WL Can.), qui a infirmé une décision de la juge Hallée, 2016 QCCS 3357, [2016] AZ‑51305977, [2016] J.Q. no 8360 (QL), 2016 CarswellQue 6605 (WL Can.). Pourvoi accueilli, le juge Brown est dissident.

                    Martin Poulin, Myriam Simard et Molly Krishtalka, pour l’appelante.

                    Jessica Harding et Julien Hynes‑Gagné, pour l’intimé.

                    Personne n’a comparu pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

                    Le jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Gascon et Martin a été rendu par

                     Le juge Gascon —

I.               Aperçu

[1]                             Trois jours. C’est le court écart qui est à l’origine du litige qui se soulève en l’espèce sur la portée et l’application de l’exception de litispendance internationale en droit international privé québécois. Ce litige s’inscrit dans le cadre de procédures en divorce qui opposent les parties en Belgique et au Québec.

[2]                             Le 12 août 2014, l’intimé, P.R. (« Monsieur »), dépose en Belgique une demande en divorce devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Le 15 août 2014, l’appelante, R.S. (« Madame »), intente pour sa part au Québec une demande en divorce devant la Cour supérieure. Le même mois, invoquant l’art. 3137 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »), Monsieur demande à la Cour supérieure de surseoir à statuer sur les procédures de Madame au Québec. En octobre 2014, prenant appui sur le droit belge, Monsieur révoque par lettre toutes les donations qu’il a consenties à Madame au cours de leur mariage. La liste non exhaustive qu’il dresse chiffre ces donations à plus de 33 millions de dollars.

[3]                             D’avis qu’une décision d’un tribunal belge appliquant la disposition du Code civil belge qui permet la révocation de ces donations ne pourrait être reconnue au Québec en raison de son caractère discriminatoire, la Cour supérieure a conclu qu’il n’y a pas lieu de suspendre les procédures en divorce de Madame au Québec. La Cour d’appel a infirmé ce jugement. À ses yeux, il serait prématuré de conclure dès à présent qu’une décision belge se prononçant sur la révocation des donations ne pourrait être reconnue au Québec. Selon la Cour d’appel, la juge de première instance a en outre commis une erreur qui a rendu déraisonnable son analyse portant sur l’opportunité d’exercer son pouvoir discrétionnaire de surseoir à statuer. En conséquence, la Cour d’appel a ordonné la suspension des procédures de Madame au Québec, à l’exception des procédures relatives aux mesures accessoires dont seules les autorités québécoises sont saisies, soit celles relatives à la garde des enfants, aux obligations alimentaires et à l’usage de la résidence familiale.

[4]                             Dans le présent pourvoi, notre Cour est d’abord appelée à se prononcer sur les conditions d’application de l’art. 3137 C.c.Q., lequel établit l’exception de litispendance internationale en droit international privé québécois, notamment sur la condition portant sur la susceptibilité de reconnaissance d’une décision étrangère au Québec. Notre Cour est ensuite appelée à se pencher sur les paramètres de l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont disposent les autorités québécoises lorsque cet article trouve application.

[5]                             Je suis d’avis que les conditions d’application de l’art. 3137 C.c.Q. sont respectées en l’espèce. Monsieur s’est acquitté du fardeau qui lui incombait, à savoir établir que la décision éventuelle du tribunal belge pourrait être susceptible de reconnaissance au Québec. Par contre, j’estime que l’intervention de la Cour d’appel dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la juge de première instance n’était pas justifiée. Quoique je ne partage pas en tous points l’analyse de la première juge, je considère qu’elle pouvait conclure qu’il y avait lieu de refuser de surseoir comme elle l’a fait dans les circonstances qui prévalent ici. J’accueillerais par conséquent l’appel de Madame et je rétablirais la conclusion de la première juge sur le rejet de la demande en sursis de Monsieur.

II.            Contexte

[6]                             Madame et Monsieur se rencontrent à Paris dans les années 1990. Madame possède la nationalité marocaine, et Monsieur, la nationalité française. Deux enfants naissent de leur relation, en 1997 et en 2002 respectivement.

[7]                             Madame et Monsieur sont des parties fortunées qui possèdent des investissements substantiels dans plusieurs pays. Pour des raisons fiscales, ils quittent la France en 2004 pour s’établir à Bruxelles, en Belgique. Ils s’y marient le 21 décembre 2004, après avoir signé un contrat de mariage devant notaire le 13 décembre. Dans ce contrat de mariage, les époux optent pour le régime de la séparation de biens.

[8]                             En 2012, tous les membres de la famille obtiennent la nationalité belge, et Monsieur renonce définitivement à la nationalité française. La même année, les parties entreprennent également des démarches pour obtenir la citoyenneté de Saint-Kitts-et-Nevis. Par ailleurs, à compter de 2008, la famille envisage la possibilité d’immigrer au Québec. En 2013, les parties acquièrent ainsi une luxueuse propriété dans la province de Québec et y emménagent avec leurs enfants en juillet de la même année. Au bout du compte, Monsieur et Madame y établissent alors leur résidence familiale.

[9]                             Au cours de l’année 2014, la relation entre les époux se dégrade. Le 3 août 2014, alors qu’ils sont en vacances à leur résidence secondaire en Belgique, Madame annonce à Monsieur sa décision de mettre fin à leur union. Moins de deux semaines plus tard, deux demandes en divorce sont intentées, l’une par Monsieur en Belgique le 12 août, l’autre par Madame au Québec le 15 août.

[10]                         Dans sa procédure devant le tribunal belge, Monsieur demande essentiellement le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial. Il demande aussi au tribunal de se prononcer sur la compétence des tribunaux belges à se saisir du litige, ainsi que sur le droit applicable au divorce, à la liquidation du régime matrimonial, à la révocation des donations et à la prestation compensatoire, advenant qu’une telle demande soit formulée par Madame en Belgique. De son côté, outre le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial, Madame demande au tribunal québécois de statuer sur la garde des enfants, l’octroi d’aliments pour son bénéfice et celui des enfants, le partage du patrimoine familial et le versement d’une prestation compensatoire. Toutes les demandes de Madame sont formulées en vertu du droit québécois.

[11]                         Dès le 20 août 2014, Monsieur oppose à la procédure intentée par Madame au Québec la requête en irrecevabilité et en sursis qui fait l’objet du présent pourvoi. Il demande à la Cour supérieure de surseoir à statuer sur le litige qui l’oppose à Madame puisqu’il y a litispendance internationale au sens de l’art. 3137 C.c.Q. Monsieur demande aussi au tribunal québécois de décliner compétence pour cause de forum non conveniens suivant l’art. 3135 C.c.Q.

[12]                         Par la suite, le 17 octobre 2014, Monsieur avise Madame qu’il révoque toutes les donations qu’il lui a consenties au cours de leur mariage, invoquant à cette fin l’art. 1096 du Code civil belge. Cet article, qui prévoit la possibilité pour les époux de révoquer à leur gré les donations consenties lors de leur mariage, se lit ainsi :

1096. Toutes donations faites entre époux pendant le mariage autrement que par contrat de mariage, quoique qualifiées entre vifs, seront toujours révocables.

. . .

Ces donations ne seront point révoquées par la survenance d’enfants.

[13]                         La lettre envoyée par Monsieur classe les donations révoquées par catégories : les donations en numéraire (16,2 M$ CA), les cessions de créances (695 000 $ CA), les titres en bourse (1,4 M$ CA), les bijoux et les montres (6 M$ CA), les sacs de valeur (2,08 M$ CA), les châles de collection (3,6 M$ CA), la voiture (98 000 $ CA) et la moitié des participations immobilières (3,55 M$ CA). À ce chapitre, Monsieur dit révoquer la donation de la moitié de la valeur de la résidence familiale au Québec, laquelle est évaluée à 6,6 M$ CA. Monsieur mentionne également que cette liste n’est pas exhaustive et qu’il s’agit seulement de la première partie des donations qu’il entend révoquer. Comme le notent la Cour supérieure et la Cour d’appel, c’est cette révocation qui fait du choix du for l’enjeu principal du litige qui oppose les parties.

[14]                         Parallèlement à la demande de sursis à statuer déposée par Monsieur au Québec, Madame saisit elle aussi les autorités belges d’une demande semblable. Elle soutient notamment que le tribunal belge devrait se déclarer incompétent pour connaître du divorce et de la liquidation du régime matrimonial. Subsidiairement, elle demande au tribunal belge de surseoir à statuer dans l’attente de la décision québécoise sur la question, et plaide que le droit québécois est applicable à tous les chefs de demande. Dans l’éventualité où le tribunal belge déciderait d’appliquer le droit belge à la révocation des donations, Madame entend demander que l’art. 1096 du Code civil belge soit déclaré inconstitutionnel.

[15]                         Le 16 décembre 2015, le tribunal de première instance belge rend sa décision sur les questions relatives à la litispendance internationale. Il conclut que les demandes des parties possèdent le même objet, soit le prononcé du divorce, et que le tribunal de Belgique a été saisi en premier du litige, soit le 12 août 2014. Le tribunal déclare donc que les autorités belges sont compétentes pour entendre la demande en divorce et qu’il n’y a pas lieu de surseoir à statuer jusqu’à ce que les autorités québécoises se soient prononcées sur l’exception de litispendance soulevée par Monsieur au Québec. Le tribunal belge conclut aussi que le droit canadien est applicable au prononcé du divorce et le droit québécois à la demande de prestation compensatoire, mais que c’est le droit belge qui s’applique à la liquidation du régime matrimonial, à la révocation des donations et au partage du patrimoine familial.

[16]                         Madame se pourvoit en appel du jugement prononcé par le tribunal belge. Le 20 septembre 2018, la Cour d’appel de Bruxelles rend sa décision, laquelle confirme presque en tous points le jugement de première instance. Elle accepte d’abord que les autorités belges sont compétentes pour entendre le litige et qu’il n’y a pas lieu de surseoir à statuer. Elle reconnaît ensuite que le droit canadien s’applique à la demande en divorce, et prononce immédiatement le divorce entre les époux. Par contre, elle se dit d’avis que c’est plutôt le droit belge qui doit s’appliquer à la question de la prestation compensatoire. Finalement, la Cour d’appel de Bruxelles réserve à statuer sur le droit applicable au partage du patrimoine familial et à la révocation des donations.

[17]                         C’est dans le contexte de ces procédures — qui se déroulent en même temps en Belgique — que la Cour supérieure et la Cour d’appel se prononcent au Québec sur la requête de Monsieur en irrecevabilité et en sursis. Il convient de préciser que la décision de la Cour d’appel de Bruxelles a toutefois été rendue après le jugement de la Cour supérieure et l’arrêt de la Cour d’appel qui font l’objet du présent pourvoi.

III.         Historique judiciaire

A.           Cour supérieure du Québec (2016 QCCS 3357)

[18]                         Par jugement rendu le 15 juillet 2016, la Cour supérieure rejette la demande de sursis pour litispendance internationale présentée par Monsieur. La juge de première instance rappelle d’abord que, pour qu’il y ait litispendance internationale, les autorités étrangères doivent avoir été les premières saisies du litige; elle estime que cette détermination doit se faire selon le droit du for étranger. S’appuyant sur une preuve d’experts sur le droit belge applicable, elle retient que la date de saisine doit être déterminée en fonction de chacun des chefs de demande. Or, selon elle, dans la procédure qu’il a déposée devant les autorités belges le 12 août 2014, Monsieur ne demandait que le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial. C’est Madame qui, la première, a formulé des demandes concernant le partage du patrimoine familial, le versement d’une prestation compensatoire et la révocation des donations, et ce, devant le tribunal québécois. Par ailleurs, les autorités belges n’ont tout simplement pas été saisies des questions relatives à la garde des enfants et aux obligations alimentaires des parties. Compte tenu de ce fait, la juge de première instance conclut que l’art. 3137 C.c.Q. ne peut s’appliquer pour ces chefs de demande, puisque la condition d’antériorité de saisine n’est pas remplie.  En outre, elle se dit d’avis que la Cour d’appel de Bruxelles pourra surseoir à statuer ou se dessaisir de l’ensemble des contestations.

[19]                         La juge de première instance poursuit néanmoins son analyse des conditions d’application de l’art. 3137 C.c.Q. afin de déterminer si les procédures déposées en Belgique peuvent donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec conformément à l’art. 3155 C.c.Q. Elle examine en particulier la question de savoir si l’art. 1096 du Code civil belge est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales, ce qui ferait obstacle à la reconnaissance du jugement étranger au Québec suivant l’art. 3155(5) C.c.Q. Selon la juge, « le risque est grand » que la décision belge qui sanctionnerait la révocation des donations ne soit pas reconnue au Québec, car l’art. 1096 du Code civil belge est discriminatoire et contraire au par. 15(1)  de la Charte canadienne des droits et libertés . Elle ajoute que le droit belge ne prévoit aucune mesure réparatrice qui pourrait compenser les conséquences des révocations sur la situation financière de Madame et en conclut que l’exécution de cette décision au Québec aurait des effets désastreux.

[20]                         Forte de cette analyse, la juge de première instance refuse de trancher la question constitutionnelle soulevée par Madame, c’est-à-dire la question de savoir si l’art. 3167 al. 1 C.c.Q. doit être déclaré invalide ou inopérant du fait qu’il élargirait indûment les critères de reconnaissance d’un divorce étranger prévus au par. 22(1)  de la Loi sur le divorce , L.R.C. 1985, c. 3 (2 e  suppl .). Elle souligne que cette question deviendrait théorique advenant qu’une éventuelle décision d’un tribunal belge ne soit pas reconnue au Québec pour un des motifs prévus à l’art. 3155 C.c.Q., ou encore si la Cour d’appel belge décidait de surseoir aux procédures en Belgique.

[21]                         Pour la juge de première instance, les conditions d’antériorité de saisine, de triple identité (à savoir, identité de faits, d’objet et de parties entre les procédures parallèles) et de susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère que requiert l’art. 3137 C.c.Q. ne sont par conséquent pas réunies. Malgré ces conclusions, la première juge se penche tout de même sur la question de savoir s’il est opportun de suspendre les procédures québécoises. Elle souligne que le tribunal québécois conserve toujours le pouvoir discrétionnaire de refuser de surseoir à statuer en faveur d’une autorité étrangère première saisie du même litige, et ce, même si toutes les conditions prévues à l’art. 3137 C.c.Q. sont remplies. Étant donné que, selon elle, l’analyse que commande l’art. 3137 C.c.Q. s’apparente sous plusieurs aspects à celle applicable à l’égard de la doctrine du forum non conveniens dorénavant codifiée à l’art. 3135 C.c.Q., la juge de première instance examine chacun des 10 critères énoncés à cette fin dans l’arrêt Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc., 1998 CanLII 13001 (C.A. Qc). L’analyse de ces critères l’amène à conclure qu’il n’est pas opportun de surseoir à statuer dans les circonstances propres à cette affaire.

[22]                         Vu cette conclusion, la juge de première instance ne se prononce pas sur l’opportunité de décliner compétence en vertu de la doctrine du forum non conveniens.

B.            Cour d’appel du Québec (2017 QCCA 1470)

[23]                         Le 29 septembre 2017, la Cour d’appel accueille l’appel de Monsieur, rejette l’appel incident de Madame, et infirme le jugement de première instance. Elle ordonne la suspension de l’instance au Québec, à l’exception des procédures relatives à la garde des enfants, aux obligations alimentaires et à l’usage de la résidence familiale, et ce, jusqu’à ce que les tribunaux belges se soient prononcés sur les questions dont ils sont présentement saisis. 

[24]                         La Cour d’appel précise les situations dans lesquelles un tribunal québécois peut surseoir à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. Elle estime qu’en matière de litispendance internationale, le tribunal québécois ne possède pas le pouvoir discrétionnaire de surseoir à statuer s’il est évident que l’action entreprise dans le for étranger pourra donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec. De même, le tribunal québécois doit refuser de surseoir s’il est clair que la décision étrangère ne sera pas susceptible de reconnaissance au Québec. La Cour d’appel note que c’est seulement lorsqu’un doute subsiste sur la susceptibilité de reconnaissance du jugement étranger au Québec que le tribunal québécois pourra user de son pouvoir discrétionnaire pour décider du moyen de litispendance internationale.

[25]                         Sur les conditions d’application de l’art. 3137 C.c.Q., la Cour d’appel prend ses distances par rapport aux conclusions de la juge de première instance en ce qui concerne, d’une part, la triple identité des demandes et l’antériorité de saisine du tribunal étranger et, d’autre part, la susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère au Québec.

[26]                         Sur le premier point, la cour estime que l’identité d’objet ainsi que la date de saisine du tribunal étranger ne se déterminent pas individuellement pour chaque chef de demande comme l’a fait la juge de première instance. Il faut plutôt dégager la nature de l’action dans son ensemble pour déterminer s’il y a identité d’objet; une fois cela fait, il faut ensuite déterminer si le tribunal étranger a été saisi le premier d’une demande substantiellement identique. La Cour d’appel juge qu’il y a en l’espèce identité d’objet des litiges, puisqu’il s’agit essentiellement de deux demandes en divorce auxquelles sont rattachées des mesures accessoires qui concernent les effets du mariage et de sa dissolution. La Cour d’appel conclut que comme le tribunal belge a été saisi de la demande en divorce avant le tribunal québécois, et qu’il n’est pas contesté que les procédures sont fondées sur les mêmes faits et impliquent les mêmes parties, les conditions de triple identité et d’antériorité de saisine sont réunies.

[27]                         Sur le second point, la Cour d’appel considère que l’art. 3155 C.c.Q. établit une présomption de reconnaissance des décisions étrangères et que l’application de l’art. 3137 C.c.Q. doit s’apprécier au regard de ce principe général de reconnaissance. Ainsi, c’est à la partie qui s’oppose au sursis à statuer de repousser cette présomption et de démontrer que la décision étrangère n’est pas susceptible de reconnaissance en établissant qu’une des exceptions énumérées à l’art. 3155 C.c.Q. trouve application.

[28]                         Sous ce rapport, la Cour d’appel estime que la juge de première instance a fait erreur en concluant que le risque était « grand » que la décision belge ne soit pas reconnue au Québec, et ce, sur la seule base que l’art. 1096 du Code civil belge ne serait pas conforme à la Charte canadienne . La Cour d’appel considère non seulement que ce raisonnement confond l’ordre public interne avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales, mais également qu’il ne correspond pas au critère énoncé à l’art. 3155(5) C.c.Q., lequel exige que l’analyse porte non pas sur la conformité de la loi étrangère, mais plutôt sur celle du résultat de la décision de l’autre for. La Cour d’appel souligne aussi que le risque de non-reconnaissance sur la base de l’application du droit belge à la révocation des donations est atténué par d’autres considérations, dont le fait que la validité constitutionnelle de l’art. 1096 du Code civil belge pourra être contestée devant la Cour constitutionnelle belge, le fait qu’il est improbable que la liste des donations révoquées par Monsieur soit entérinée telle quelle, et le fait que le calcul de la prestation compensatoire pourra en définitive tenir compte de la perte résultant de la révocation des donations, puisque le tribunal belge a statué que le droit québécois s’applique à ce chef de demande. La Cour d’appel en conclut que la condition de susceptibilité de reconnaissance est par conséquent respectée.

[29]                         La Cour d’appel rejette par ailleurs l’argument de Madame selon lequel le par. 22(1)  de la Loi sur le divorce  ferait obstacle à la reconnaissance du jugement étranger au Québec, car le tribunal de première instance belge a reconnu que le prononcé du divorce serait régi par le droit canadien.

[30]                         En dépit de sa conclusion voulant que toutes les conditions de l’art. 3137 C.c.Q. sont réunies — et malgré le fait qu’elle soit d’avis que l’analyse pourrait « se terminer ici » puisque la décision est évidemment susceptible d’être reconnue au Québec et que le « tribunal québécois doit donc surseoir dans les circonstances » (par. 106 (CanLII)) —, la Cour d’appel se prononce tout de même sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire de surseoir en l’espèce.

[31]                         À ce chapitre, la Cour d’appel estime que la juge de première instance a omis d’examiner la question de savoir si le jugement québécois pourra faire l’objet d’une reconnaissance à l’étranger. Or, sur la foi de la preuve d’experts présentée en première instance, la cour note que, comme les autorités belges ont été saisies en premier du litige, le tribunal belge ne pourra pas surseoir à statuer à moins que la Cour d’appel de Bruxelles ne renverse le jugement de première instance rendu en Belgique. Aussi, à son avis, cette omission a entaché l’exercice par la juge de première instance de son pouvoir discrétionnaire et l’a rendu déraisonnable. Aux yeux de la Cour d’appel, la première juge aurait dû conclure que le sursis à statuer s’imposait puisque le jugement à être rendu au Québec ne pourra être reconnu en Belgique.

[32]                         Enfin, la Cour d’appel rejette l’appel incident de Madame.  Celui-ci mettait en cause la validité constitutionnelle de l’al. 1 de l’art. 3167 C.c.Q. au motif de conflit avec le par. 22(1)  de la Loi sur le divorce . Pour la cour, ce débat constitutionnel est sans objet puisque la disposition de la Loi sur le divorce  ne s’applique pas en l’espèce, sa portée étant limitée aux divorces prononcés « conformément à la loi d’un pays étranger ».

IV.         Questions en litige

[33]                         Avant d’aborder l’analyse, deux précisions sont nécessaires.

[34]                         Premièrement, les parties ne remettent pas en question devant nous les conclusions de la Cour d’appel relatives à l’interprétation et à l’application de la première condition énoncée à l’art. 3137 C.c.Q., soit celle de l’antériorité de saisine du for étranger. Personne ne conteste que la date de la saisine s’apprécie non pas en fonction de chaque chef de demande distinct, mais plutôt en fonction de la demande principale formulée. Dans le cas présent, les autorités belges ont été les premières saisies de la demande en divorce, ce qui inclut à titre accessoire les demandes concernant les effets du mariage et de sa dissolution. Les parties ne remettent pas non plus en question le fait que la deuxième condition de la triple identité prévue à l’art. 3137 C.c.Q. est remplie en l’espèce. Enfin, Madame a abandonné sa contestation de la constitutionnalité de l’art. 3167 al. 1 C.c.Q. De fait, le divorce a maintenant été prononcé par la Cour d’appel de Bruxelles en vertu de la Loi sur le divorce , si bien que cette disposition du C.c.Q. ne trouve pas application ici. Puisque ces diverses questions ne se soulèvent plus, il n’est pas nécessaire de s’y attarder dans les présents motifs.

[35]                         Deuxièmement, il convient de constater qu’indépendamment du résultat du présent pourvoi sur le moyen de litispendance internationale soulevé, le litige qui oppose Madame et Monsieur sur les mesures accessoires de leur divorce se poursuivra des deux côtés de l’Atlantique. En effet, même dans l’éventualité où il se révélerait opportun de prononcer un sursis à statuer au Québec, il reste acquis que les autorités québécoises demeurent saisies des questions portant sur la garde des enfants, les obligations alimentaires et l’usage de la résidence familiale. Les autorités belges ne sont pas compétentes en vertu de leurs lois pour connaître de ces demandes. Même si ces questions sont accessoires à la demande en divorce, elles ne peuvent faire l’objet d’une décision en Belgique, encore moins d’une décision susceptible de reconnaissance au Québec. De même, s’il se révélait inopportun de surseoir à statuer au Québec, les procédures pendantes se poursuivront parallèlement en Belgique, car le tribunal belge s’est déclaré compétent et a refusé de surseoir à statuer, conclusion qu’a confirmée la Cour d’appel de Bruxelles. Bref, peu importe l’issue du pourvoi, une scission des procédures en divorce qui oppose les parties est inévitable.

[36]                         Ces précisions étant apportées, les questions que notre Cour doit trancher se limitent à ceci :

1. La Cour d’appel a-t-elle fait erreur dans son attribution du fardeau de preuve et dans son interprétation du degré de preuve requis sur la condition de susceptibilité de reconnaissance du jugement étranger énoncée à l’art. 3137 C.c.Q.?

 

2. Quelles sont les conditions qui encadrent l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge prévu à l’art. 3137 C.c.Q. en matière de litispendance internationale? La Cour d’appel était-elle justifiée d’intervenir à l’égard des conclusions de la juge de première instance à ce chapitre?

V.           Analyse

A.           L’exception de litispendance en droit international privé québécois

[37]                         L’article 3137 C.c.Q. consacre l’exception de litispendance en droit international privé québécois. Cette disposition permet à un tribunal de surseoir à statuer sur une action introduite au Québec lorsque le différend fait déjà l’objet de procédures devant les tribunaux d’un for étranger. Bien qu’appliqué sur une base régulière, cet article constitue une exception dans la mesure où le tribunal québécois déroge au principe général de sa saisine en suspendant des procédures par ailleurs valablement introduites devant lui. L’article 3137 C.c.Q. est ainsi formulé :

3137.  L’autorité québécoise, à la demande d’une partie, peut, quand une action est introduite devant elle, surseoir à statuer si une autre action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, est déjà pendante devant une autorité étrangère, pourvu qu’elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, ou si une telle décision a déjà été rendue par une autorité étrangère.

[38]                         Aux termes de cet article, trois conditions sont requises pour qu’un tribunal québécois puisse surseoir à statuer. D’abord, le for étranger doit avoir été saisi en premier de l’action. Ensuite, il doit y avoir identité de parties, de faits et d’objet entre les deux actions intentées — soit la condition de triple identité. Enfin, l’action étrangère doit pouvoir donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec. Seule la question de l’application de cette troisième condition se soulève en l’espèce.

[39]                         Il est utile de préciser que si l’une de ces conditions n’est pas remplie, la requête en sursis à statuer ne peut être accueillie puisqu’il n’y a pas alors de litispendance au sens de l’art. 3137 C.c.Q. En effet, dans un tel cas, les considérations qui sous-tendent l’art. 3137 C.c.Q. ne trouvent simplement pas application, si bien que le tribunal québécois ne peut donc pas surseoir à statuer. Par exemple, en ce qui concerne plus précisément la condition de susceptibilité de reconnaissance, celle-ci n’est pas respectée lorsque les autorités étrangères n’ont pas compétence (art. 3155(1) C.c.Q.; Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440, p. 450; Droit de la famille — 143160, 2014 QCCA 2290, par. 25 (CanLII); Valois c. Caisse populaire Notre-Dame de la Merci (Montréal), [1995] R.D.J. 609 (C.A.), p. 614). Suivant la même logique, une décision étrangère qui serait manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales ne serait pas susceptible de reconnaissance, puisque visée par les termes mêmes de l’art. 3155(5) C.c.Q. Sans reconnaissance possible, il ne pourrait y avoir de jugements contradictoires et, partant, la question de la litispendance ne se poserait tout simplement pas.

[40]                         Par contre, si les conditions énoncées à l’art. 3137 C.c.Q. sont toutes réunies, il y a alors litispendance internationale. Toutefois, cela ne met pas un terme au débat. Dans un tel cas, le tribunal doit poursuivre l’analyse pour décider s’il convient de suspendre les procédures québécoises. C’est en effet seulement lorsque le tribunal juge opportun d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le législateur en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. que la requête en sursis pour litispendance internationale peut être accueillie.

(1)          Le fardeau et le degré de preuve applicables à la condition de susceptibilité de reconnaissance

[41]                          Monsieur ne conteste pas qu’il lui appartenait de démontrer que le tribunal belge a été saisi en premier du litige et qu’il y a triple identité entre les recours intentés en Belgique et au Québec. Par contre, il avance qu’il en va autrement de la troisième condition, celle relative à la susceptibilité de reconnaissance de la décision belge au Québec.

[42]                          Selon Monsieur, l’art. 3155 C.c.Q. établit une présomption de validité de la décision étrangère, présomption qui ne peut être repoussée que dans les cas où une des six exceptions énumérées à cet article trouve application. Monsieur soutient que la condition de susceptibilité de reconnaissance établie à l’art. 3137 C.c.Q. s’apprécie au regard des termes de l’art. 3155(5) C.c.Q., ce qui a pour effet de lui accorder indirectement le bénéfice de cette présomption, et qu’en conséquence le fardeau de prouver une exception incombe à la partie qui souhaite s’en prévaloir (art. 2803 al. 2 C.c.Q.). Monsieur en conclut que c’est Madame qui doit établir, à titre d’exception à ce principe général de validité de la décision étrangère, que la décision belge n’est pas susceptible de reconnaissance au Québec. La Cour d’appel semble partager l’opinion de Monsieur. Elle laisse entendre que l’art. 3137 C.c.Q. « participe en quelque sorte de la même logique » que le principe de reconnaissance prévu à l’art. 3155(5) C.c.Q. (par. 109).

[43]                          De son côté, Madame considère plutôt que c’est sur les épaules de la partie qui revendique le bénéfice de la suspension des procédures aux termes de l’art. 3137 C.c.Q. que repose le fardeau de démontrer que l’ensemble des conditions prévues à cet article sont réunies. La susceptibilité de reconnaissance de la décision belge au Québec constitue l’une de ces conditions, et elle ne devrait pas être traitée différemment des deux autres conditions qui sont énoncées dans cette disposition.

[44]                          J’estime que l’approche préconisée par Madame est la bonne. L’exception de litispendance internationale ne peut être soulevée d’office par le tribunal (Birdsall Inc. c. In Any Event Inc., [1999] R.J.Q. 1344 (C.A.), p. 1351-1352; Samson c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, 2010 QCCA 604, par. 20 (CanLII); C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), nº 171). Selon le libellé de l’art. 3137 C.c.Q., l’autorité québécoise ne peut surseoir à statuer sur une action qu’« à la demande d’une partie ». Conformément aux principes applicables en matière de preuve civile et comme pour toute autre demande, il appartient à la partie qui invoque la situation de litispendance internationale et sollicite le sursis à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. de démontrer, selon la prépondérance de la preuve, que les conditions qui y sont prévues sont remplies. C’est ce que prévoit explicitement l’art. 2803 al. 1 C.c.Q., qui énonce que « [c]elui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention ». En l’espèce, c’est Monsieur qui demande au tribunal québécois de surseoir à statuer puisque des procédures sont pendantes devant les tribunaux belges. C’est par conséquent à lui qu’il incombe de prouver les faits qui soutiennent sa prétention, à savoir que les autorités belges ont été les premières saisies du recours, qu’il y a identité de faits, de parties et d’objet entre les procédures intentées en Belgique et au Québec, et que les procédures belges pourront donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec.

[45]                          L’article 3155 C.c.Q. n’y change rien. En effet, la partie qui demande la suspension de l’instance s’oppose au droit de l’autre partie de poursuivre des procédures valablement intentées au Québec. Comme les autorités québécoises sont correctement saisies du litige, c’est à la partie qui s’y oppose de démontrer pourquoi elles devraient décliner leur compétence et surseoir à statuer. Les conditions énumérées à l’art. 3137 C.c.Q. visent, entre autres, à s’assurer que les procédures québécoises ne sont pas suspendues en vain; il est évidemment inutile de surseoir à statuer si les procédures étrangères ne peuvent manifestement pas donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec (G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), n137; Emanuelli, nº 170). C’est par conséquent à la partie qui invoque le droit de suspendre les procédures au Québec au motif que le même recours est pendant devant un tribunal étranger de démontrer au tribunal québécois que la procédure étrangère pourra éventuellement donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec et que la suspension des procédures québécoises ne sera pas vaine.

[46]                          Ainsi, même si on doit apprécier la condition de susceptibilité de reconnaissance énoncée à l’art. 3137 C.c.Q. au regard des exceptions énumérées à l’art. 3155 C.c.Q., c’est toujours sur la partie qui cherche à se prévaloir de l’art. 3137 C.c.Q. que repose le fardeau de démontrer que les trois conditions qui y sont établies sont réunies. Par exemple, il revient à la partie qui plaide la litispendance internationale de prouver que le tribunal étranger a compétence (M.I.B. c. M.-P.L., 2005 QCCA 1023, [2005] R.J.Q. 2817, par. 51). De fait, si le tribunal étranger n’a pas compétence suivant les termes de l’art. 3155(1) C.c.Q., les procédures étrangères ne pourront jamais donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec (Barer c. Knight Brothers LLC, 2019 CSC 13, [2019] 1 R.C.S. 573, par. 29). Bien que le litige qui oppose les parties ne porte pas sur la compétence du for belge, la même logique doit s’appliquer pour démontrer que le résultat de la décision étrangère ne sera pas manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales (art. 3155(5) C.c.Q.). Aux fins d’application de l’art. 3137 C.c.Q., lorsque la personne qui s’oppose au sursis à statuer prétend, pour une des raisons énoncées à l’art. 3155 C.c.Q., que la décision étrangère ne pourra être reconnue au Québec, c’est à la personne qui cherche à obtenir le sursis des procédures de démontrer que la décision étrangère satisfait à cette condition. La raison de cette conclusion est évidente : si le résultat de cette décision sera manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales, il n’y a alors pas lieu de suspendre les procédures au Québec puisque la décision étrangère ne pourra y être reconnue. Il n’y a donc, dans ce cas, aucun risque de jugements contradictoires. Je rappelle que l’exception de litispendance internationale a pour objectif de permettre au tribunal interne de surseoir à statuer en attendant de donner effet au Québec à la décision étrangère précisément afin d’éviter que des procédures intentées parallèlement n’aboutissent à des décisions incompatibles qui pourront toutes deux avoir des effets au Québec (G. Goldstein, Droit international privé, vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), nº 3137 550).

[47]                         Or, dans les cas où la décision étrangère n’est pas susceptible d’être reconnue ou exécutée au Québec, ce risque disparaît, de telle sorte que les considérations qui motivent la suspension des procédures n’entrent pas en jeu. Sous ce rapport, il ne fait pas de doute que la susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère fait partie des faits soutenant la prétention de la personne qui sollicite la suspension des procédures au Québec : sans possibilité de reconnaissance de la décision étrangère, une demande de sursis à statuer ne saurait être accueillie. C’est en conséquence à la personne qui présente une telle demande d’établir, notamment, que le résultat de la décision éventuelle ne sera pas manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu au sens des relations internationales.

[48]                         Cela dit, le fardeau de démontrer que les procédures étrangères pourront donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec n’est pas onéreux. Suivant le libellé même de l’art. 3137 C.c.Q., il suffit que l’action pendante devant le for étranger « puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec ». Ainsi, même si les exceptions énumérées à l’art. 3155 C.c.Q. restent pertinentes afin de déterminer si le tribunal québécois doit surseoir à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q., le fardeau applicable à la litispendance internationale diffère de celui qui s’applique à la procédure de reconnaissance et d’exécution de la décision étrangère. En effet, lorsque l’exception de litispendance internationale est invoquée, le tribunal ne tranche pas la question de savoir si le jugement étranger doit être incorporé dans l’ordre juridique québécois; il ne fait que décider s’il y a lieu de suspendre les procédures intentées au Québec en attendant qu’une demande d’exemplification y soit déposée (Goldstein et Groffier, no 131.1 et 137; Emanuelli, nº 297). Dans de telles situations, le tribunal québécois n’a pas toujours le bénéfice d’une décision étrangère finale lorsqu’une demande de sursis à statuer lui est présentée, et l’analyse de la condition de susceptibilité de reconnaissance ne peut pas revêtir un caractère aussi définitif que dans le cadre de la procédure d’exemplification. C’est pourquoi une certaine doctrine qualifie le fardeau de preuve requis pour l’application de l’art. 3137 C.c.Q. de « pronostic » ou de « plausibilité » de reconnaissance (Goldstein (2012), no 3137 575; Goldstein et Groffier, no 137). La partie requérante s’acquitte de son fardeau si elle démontre qu’il est possible que la décision étrangère soit éventuellement reconnue au Québec (Goldstein (2012), n3137 575; Goldstein et Groffier, no 137). Ce seuil peu onéreux s’explique notamment par les objectifs qui sous-tendent l’art. 3137 C.c.Q., à savoir favoriser la courtoisie internationale et éviter le risque de jugements potentiellement contradictoires.

[49]                         En l’espèce, j’estime que Monsieur s’est acquitté de ce fardeau. Sur ce point, je considère que la Cour supérieure a fait erreur en adoptant une approche trop exigeante compte tenu du libellé même de la disposition.

(2)          La condition de susceptibilité de reconnaissance de la décision belge

[50]                         Dans le cadre de son analyse, la juge de première instance s’est demandé s’il était possible que l’action belge puisse donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec. Pour ce faire, elle s’est penchée sur l’incompatibilité de l’art. 1096 du Code civil belge avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales, l’une des exceptions à la reconnaissance des jugements étrangers prévues à l’art. 3155 C.c.Q. Au terme de son examen, elle a conclu que la disposition belge crée de la discrimination injustifiée à l’égard des couples mariés, en ce que ceux-ci sont traités comme des personnes incapables de donner un consentement libre et éclairé à une donation faite au cours du mariage. Elle s’est dite d’avis que cette disposition est non seulement incompatible avec l’approche retenue sur la question par le législateur dans le C.c.Q., mais également avec le droit d’autres pays européens (motifs de la C.S., par. 111-115 (CanLII)). Elle a notamment conclu que cette disposition va à l’encontre du par. 15(1)  de la Charte canadienne . Sur cette base, la juge de première instance a écrit que le risque était « grand » qu’une décision belge confirmant la révocation des donations ne soit pas reconnue au Québec. Elle a également dit être d’avis que le droit belge ne prévoit aucune mesure réparatrice qui pourrait compenser les effets de cette révocation sur la situation financière de Madame (par. 120-124).

[51]                         À l’instar de la Cour d’appel, je considère que la juge de première instance ne pouvait se fonder uniquement sur une analyse du caractère discriminatoire de l’art. 1096 du Code civil belge pour conclure que le risque était « grand » que la décision d’un tribunal belge ne soit pas reconnue au Québec. Certes, le caractère discriminatoire de la disposition législative en cause peut constituer un élément pertinent pour les besoins de l’analyse. Cependant, une approche aussi restrictive que celle adoptée par la juge de première instance ne correspond pas au libellé de l’exception énoncée à l’art. 3155(5) C.c.Q., lequel édicte ce qui suit :

3155.  Toute décision rendue hors du Québec est reconnue et, le cas échéant, déclarée exécutoire par l’autorité du Québec, sauf dans les cas suivants :

 

. . .

 

         5º Le résultat de la décision étrangère est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales;

[52]                         Il ressort de cette disposition que c’est le résultat de la décision étrangère qui doit faire l’objet de l’analyse, et non les lois de l’État étranger. L’article 3081 C.c.Q. va d’ailleurs dans le même sens. Il ne s’agit pas de faire la leçon aux autorités étrangères sur leur propre droit. Le rôle du tribunal québécois consiste simplement à s’assurer que ne soit pas exécutée une décision étrangère dont le résultat serait à ce point incompatible avec certaines des valeurs qui sous-tendent le système juridique québécois qu’il ne pourrait être incorporé à celui-ci (Emanuelli, nº 299). Par conséquent, il est selon moi inapproprié de considérer que l’art. 3155(5) C.c.Q. exige du tribunal qu’il procède à l’examen au fond de la décision ou de la loi étrangère. Soutenir le contraire va non seulement à l’encontre du libellé des art. 3155(5) et 3081 C.c.Q., mais également du texte de l’art. 3158 C.c.Q. qui interdit expressément aux autorités québécoises de « procéder à l’examen au fond de [la] décision » faisant l’objet d’une procédure en exequatur. En somme, la conformité avec l’ordre public international requiert simplement que l’on s’assure que la solution donnée par le jugement étranger pourra s’intégrer de manière harmonieuse dans l’ordre juridique du for québécois (Goldstein et Groffier, no 166; Emanuelli, no 299 et 466-469; J. A. Talpis, L’accommodement raisonnable en droit international privé québécois (2009), p. 7-9; G. Goldstein, De l’exception d’ordre public aux règles d’application nécessaire : Étude du rattachement substantiel impératif en droit international privé canadien (1996), p. 53; Mutual Trust Co. c. St-Cyr, [1996] R.D.J. 623 (C.A. Qc), p. 630; Auerbach c. Resorts International Hotel Inc., [1992] R.J.Q. 302 (C.A.); Marble Point Energy Ltd. c. Stonecroft Resources Inc., 2009 QCCS 3478 (« Stonecroft, QCCS »), conf. par 2011 QCCA 141; Droit de la famille — 08689, 2008 QCCA 549; Droit de la famille — 1466, [1991] R.D.F. 492 (C.A.); Droit de la famille — 072464, 2007 QCCS 4822, [2007] R.D.F. 817, conf. sur ce point par Droit de la famille — 08689).

[53]                         Ce constat m’amène à une deuxième précision. L’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales est généralement plus restreint que son pendant en droit interne (Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. II, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 1954; Goldstein (2012), nº 3155 615; Emanuelli, no 298; J.-G. Castel, Droit international privé québécois (1980), p. 90; Stonecroft, QCCS; Droit de la famille — 1466; Auerbach, p. 306; Gauvin c. Rancourt, [1953] R.L. 517 (B.R.)). Cette différence s’explique par la volonté de respecter les règles de conflit québécoises qui reconnaissent l’application, à certaines conditions, d’une loi étrangère, et ce, même lorsque celle-ci s’écarte du droit québécois (Emanuelli, nº 465). Un tel écart demeure cependant assujetti à des limites. Ainsi, une décision étrangère ne sera pas reconnue si son résultat heurte de front les conceptions morales, sociales, économiques ou même politiques qui sous-tendent l’ordre juridique québécois (Droit de la famille — 151172, 2015 QCCS 2308, par. 84-86 (CanLII); Goldstein (2012), nº 3155 615; Goldstein et Groffier, nº 119-120). Cette opposition doit être grave et doit s’apprécier concrètement, afin de vérifier si l’incorporation de ce résultat dans l’ordre juridique québécois matérialise véritablement ce conflit de conceptions (G. Goldstein, Droit international privé, vol. 1, Conflits de lois : dispositions générales et spécifiques (Art. 3076 à 3133 C.c.Q.) (2011), nº 3081 555; Goldstein et Groffier, nº 166).

[54]                         Cela dit, dans le contexte d’une requête en sursis à statuer pour cause de litispendance internationale sous l’art. 3137 C.c.Q., toute analyse de l’incompatibilité potentielle de la décision étrangère avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales au sens de l’art. 3155(5) C.c.Q. doit se faire en tenant compte du degré de preuve requis, lequel est particulièrement peu onéreux. Dans un tel cas, la personne qui sollicite la suspension des procédures intentées au Québec n’a qu’à démontrer qu’il est possible que le résultat de la décision étrangère ne soit pas manifestement incompatible avec l’ordre public international (Goldstein (2012), no 3137 575; Goldstein et Groffier, no 137). Comme il a déjà été précisé, il s’agit seulement d’un pronostic, car l’analyse devra être confirmée ultérieurement au stade de la procédure en reconnaissance et en exécution de la décision étrangère, lorsqu’un jugement aura été rendu par le for étranger et que le tribunal québécois pourra vérifier si la décision finale soulève l’une des exceptions de l’art. 3155 C.c.Q. (Goldstein (2012), no 3137 575). Par conséquent, ce n’est que dans les cas flagrants de conflits avec les valeurs fondamentales québécoises qu’il est permis de conclure que l’action pendante à l’étranger ne pourra pas donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec pour cause d’incompatibilité manifeste avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales (art. 3081 et 3155(5) C.c.Q.; Goldstein (2011), nº 3081 560; Emanuelli, nº 299 et 464-466; Goldstein et Groffier, no 120).

[55]                         En l’espèce, je conviens avec la Cour d’appel que l’analyse de la juge de première instance sur ce point était à tort trop sévère. De la même manière, j’estime avec égards que l’analyse de ma collègue, la juge Abella, s’éloigne des exigences de la disposition en cause ici.

[56]                         D’abord, c’était le résultat de l’éventuelle décision du tribunal belge qui devait faire l’objet de l’analyse, non pas la question de savoir si l’art. 1096 du Code civil belge est conforme à la Charte canadienne . Bien que cette question puisse être révélatrice des valeurs qui sous-tendent l’ordre juridique québécois et canadien, le pronostic de reconnaissance de la décision étrangère ne se réduit pas à vérifier et à attester la conformité de la loi étrangère applicable — ici, l’art. 1096 — à notre droit interne (Goldstein et Groffier, no 166; Emanuelli, nº 299 et 466-469; Talpis (2009), p. 7-9; Goldstein (1996), p. 53). En effet, il s’agit plutôt de déterminer si le résultat de la décision étrangère est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales. Sous ce rapport, le point focal de l’analyse doit porter sur le résultat de l’éventuelle décision, et non sur la loi étrangère. Dans le présent pourvoi, la juge de première instance a accordé trop d’importance à la question de savoir si la loi belge était conforme à la Charte canadienne , alors que c’était plutôt le résultat de la décision belge éventuelle qui devait faire l’objet d’un examen plus poussé. Sur cette question, la Cour d’appel fait du reste état de l’arrêt de notre Cour dans Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, qui a confirmé la conformité à la Charte canadienne  du traitement différent des couples de fait et mariés dans le droit de la famille québécois. La Cour d’appel n’a pas tort de faire observer qu’en conséquence, il est « par ailleurs controversable » de conclure dès à présent qu’il existe un fort risque que l’éventuel jugement du tribunal belge ne puisse être reconnu au Québec (par. 112).

[57]                         Ensuite, pour satisfaire à cette condition de l’art. 3137 C.c.Q., Monsieur devait simplement démontrer qu’il est possible que l’incorporation du résultat de la décision belge ne soit pas manifestement incompatible avec l’ordre public international. Or, dans son analyse, la juge de première instance estime que « le risque est grand » qu’une décision belge qui confirmerait la révocation des donations ne soit pas reconnue au Québec. Ce faisant, la juge de première instance se trouve à imposer à Monsieur un fardeau de preuve plus lourd que celui qui lui incombe aux termes de l’art. 3137 C.c.Q. Monsieur n’a pas à démontrer qu’il n’existe que peu ou pas de risque que la décision ne soit pas reconnue au Québec; il doit seulement établir qu’il existe une possibilité que cette décision soit reconnue. Transposée à l’art. 3155(5) C.c.Q., cette conclusion signifie que Monsieur était uniquement tenu d’établir l’existence d’une possibilité que l’éventuelle décision belge ne serait pas manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales. 

[58]                         À cet égard, il faut rappeler que le résultat de l’éventuelle décision belge qui fait l’objet de l’examen requis à l’art. 3137 C.c.Q. demeure, à ce jour, incertain. Ainsi que le relève la Cour d’appel, plusieurs éléments étayent la possibilité que ce résultat soit autre que la révocation pure et simple de donations d’une valeur totalisant plus de 33 millions de dollars et, partant, qu’il ne soit pas manifestement incompatible avec cet ordre public international.

[59]                          En premier lieu, Madame a indiqué avoir l’intention de contester la constitutionnalité de l’art. 1096 du Code civil belge devant la Cour constitutionnelle belge. Contrairement, par exemple, à la Cour constitutionnelle italienne dont fait état la juge de première instance, la Cour constitutionnelle belge ne s’est jamais prononcée sur la question (motifs de la C.S., par. 112, 113 et 121). Comme le souligne la Cour d’appel, la preuve d’experts présentée en première instance révèle en outre que la constitutionnalité de cette disposition fait déjà l’objet d’une polémique doctrinale en Belgique (par. 117). Bref, il est loin d’être acquis que l’éventuelle décision d’un tribunal belge appliquera cette disposition. En conséquence, il serait prématuré d’exclure à ce stade-ci la possibilité que cette décision ne présente justement pas le type d’incompatibilité dont il est question ici.

[60]                         Je souligne qu’il ne s’agit pas là d’une lointaine hypothèse que soulève la Cour d’appel. Ce qu’elle relève prend appui sur la preuve faite en première instance, soit une réalité établie, et sur les intentions de Madame en ce sens, soit une démarche connue et annoncée (par. 115-117). Cela n’est ni théorique ni spéculatif. J’ajouterai par ailleurs que, à ce jour, les autorités belges n’ont toujours pas décidé si c’est le droit belge qui s’appliquera à la révocation des donations. La Cour d’appel de Bruxelles a en effet reporté à une date ultérieure les débats sur cette question.

[61]                         En second lieu, dans l’éventualité où l’art. 1096 du Code civil belge s’appliquerait, la juge de première instance présume qu’il n’existe en droit belge — ou même en droit québécois — aucun mécanisme correctif qui pourrait atténuer le résultat de cette révocation. Or, ainsi que le souligne la Cour d’appel de Bruxelles, la théorie de l’enrichissement sans cause — se substituant à l’institution québécoise de la prestation compensatoire — pourrait possiblement venir tempérer les effets de la révocation (cela en Belgique, non pas au Québec). À la décharge de la juge de première instance, il convient toutefois de rappeler que cette dernière n’avait pas, au moment de rendre jugement, le bénéfice de la décision de la Cour d’appel de Bruxelles. En ce qui concerne les propos de la Cour d’appel du Québec sur ce sujet, il importe de préciser que ses propos portent sur la réparation possible devant les tribunaux belges, et non sur celle disponible au Québec (par. 118-119).

[62]                         Enfin, en dernier lieu, il n’est pas du tout acquis que la longue liste des donations que Monsieur entend révoquer sera entérinée telle quelle par les autorités belges. La Cour d’appel du Québec souligne d’ailleurs à juste titre que certains des biens énumérés dans cette liste pourraient bien ne pas être visés par l’art. 1096 du Code civil belge. Monsieur devra entre autres démontrer que les donations ont été faites en considération du mariage, et non en tant que contributions aux charges du mariage ou cadeaux d’usage (motifs de la C.A., par. 117-118). Ce n’est pas, je crois, se livrer à des spéculations inopportunes que de soulever certains aspects susceptibles de nous interpeler à la simple lecture de la liste de plusieurs pages de Monsieur. Le fait que celui-ci ait choisi de tout qualifier de donations ne permet pas à lui seul de clore tout débat sur les éléments pouvant réellement être qualifiés de telles. 

[63]                         Je précise que les motifs de la Cour d’appel sur cette question n’ont pas pour but de justifier la validité de l’art. 1096 du Code civil belge ou de légitimer une décision des tribunaux belges qui l’appliquerait. Les propos de la Cour d’appel à cet égard visent uniquement à étayer la possibilité que le résultat final de la décision à venir des autorités belges ne soit pas manifestement contraire à l’ordre public international. Il s’agit là d’une distinction importante qu’on ne peut passer sous silence. Rien dans les motifs de la Cour d’appel ne permet de penser que celle-ci se prononce sur le mérite de la loi étrangère. C’est du reste à bon droit, et suivant les exigences qu’imposent les art. 3137 et 3155(5) C.c.Q., que la Cour d’appel fait état des scénarios étayant la possibilité d’une reconnaissance du jugement étranger au Québec.

[64]                         Dans ce contexte, et compte tenu du degré de preuve peu onéreux qui incombe à Monsieur à ce chapitre, je considère qu’il serait prématuré de conclure à l’impossibilité que la décision belge puisse être reconnue au Québec parce que son résultat serait manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales. Je tiens à préciser que cette conclusion ne doit pas être interprétée comme ayant pour effet d’exclure la possibilité que le jugement belge puisse, en définitive, se révéler contraire à cet ordre public international. Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que cette possibilité existe toujours (par. 120). Mais on ne peut pour autant exclure la possibilité que cette décision soit éventuellement reconnue au Québec. Cela suffit pour satisfaire à cette condition que pose l’art. 3137 C.c.Q.

B.            L’opportunité de surseoir à statuer pour cause de litispendance internationale

[65]                         Mais l’analyse ne s’arrête pas là. Une fois que le requérant a établi qu’il existe effectivement une situation de litispendance internationale au sens de l’art. 3137 C.c.Q., il appartient au tribunal québécois d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de décider s’il est opportun de surseoir à statuer dans les circonstances propres à l’espèce.

(1)          Le pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 3137 C.c.Q.

[66]                         Dans ses motifs, la Cour d’appel soutient que « s’il est évident que l’action dans le for étranger pourra donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, le tribunal québécois doit surseoir » (par. 94 (je souligne)). Selon la Cour d’appel, un tribunal québécois ne peut exercer son pouvoir discrétionnaire de surseoir à statuer que dans le cas où persiste une ambiguïté sur la reconnaissance éventuelle de la décision étrangère au Québec.

[67]                         Avec égards, je ne peux souscrire à cette interprétation qui, à mon avis, est contraire au libellé même de l’art. 3137 C.c.Q. Cette disposition prévoit en effet que le tribunal québécois peut, et non doit, surseoir à statuer lorsque les conditions requises sont remplies (Goldstein et Groffier, no 137; Birdsall, p. 1351). De fait, la suspension des procédures n’a rien d’automatique (Samson, par. 20-21; Cormier, Cohen, Davies, Architectes, s.e.n.c. c. Bizzotto, 2009 QCCA 513, par. 17-18 (CanLII); Bell c. Molson, 2008 QCCS 992, par. 10 et 23 (CanLII); J. A. Talpis et J.-G. Castel, « Interprétation des règles du droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires (1993), 801, p. 904; Melley c. Toyota Canada inc., 2011 QCCS 1229, par. 29-34 (CanLII); H. P. Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires (1993), 669, p. 745-746). Lorsque le tribunal québécois constate l’existence d’une situation de litispendance internationale, ce qui présuppose que la partie requérante s’est acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que la décision qui sera rendue par le for étranger pourra être susceptible de reconnaissance au Québec, il dispose alors du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 3137 C.c.Q. de décider s’il est opportun de suspendre les procédures introduites au Québec dont il est saisi.

[68]                         Il convient de rappeler que la litispendance internationale est une exception, en ce que le tribunal québécois suspend ses propres procédures malgré le fait que sa compétence soit établie. Il est donc normal que le tribunal québécois conserve la possibilité de refuser de surseoir à statuer. Comme le souligne le juge LeBel dans l’arrêt Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549, une situation de litispendance soulevant l’application de l’art. 3137 C.c.Q. « met en jeu le pouvoir discrétionnaire du tribunal québécois de décider s’il exercera ou non sa compétence malgré la litispendance qu’il constate » (par. 50, citant Birdsall, p. 1351). Les commentaires du ministre de la Justice sur cet article vont dans le même sens : l’art. 3137 C.c.Q. « vise à laisser une certaine latitude aux autorités québécoises pour accueillir ou rejeter l’exception de litispendance, à la lumière du cas d’espèce qui lui est soumis » (Commentaires du ministre de la Justice, p. 2001).

[69]                         Du reste, cette latitude se justifie amplement au regard des objectifs que poursuit l’exception de litispendance internationale, notamment celui d’éviter le forum shopping, soit la recherche de la juridiction la plus avantageuse (Goldstein et Groffier, no 126 et 137; Emanuelli, no 170). De fait, l’une des conditions permettant d’établir l’existence d’une situation de litispendance internationale est l’antériorité de saisine d’un for étranger. Or, la saisine d’un for étranger ne garantit pas que ce for présente nécessairement des liens étroits avec le litige (Goldstein et Groffier, no 126). Partant, il est non seulement justifié, mais également nécessaire, qu’un tribunal québécois conserve le pouvoir discrétionnaire de surseoir à statuer même si en apparence, rien ne s’oppose à ce que la décision éventuelle du for étranger puisse être reconnue au Québec. C’est précisément ce qu’observe à juste titre la juge de première instance dans son jugement : « . . . même si le tribunal étranger a été saisi en premier, et même s’il répond a priori aux conditions de l’article 3137 C.c.Q., il reste possible que ce tribunal étranger ne soit pas celui ayant les liens les plus étroits avec le litige et que sa saisine matérialise plutôt un forum shopping à l’étranger » (par. 156). La décision de ne pas surseoir à statuer doit donc être prise en prenant en considération cet objectif, d’où l’importance que les juges d’instance puissent exercer leur pouvoir discrétionnaire même lorsque la décision étrangère est susceptible de reconnaissance au Québec.

[70]                         Il s’ensuit que la seule constatation que les conditions donnant ouverture à l’exception de litispendance internationale sont remplies, y compris la susceptibilité de reconnaissance, ne peut pas, contrairement à ce qu’a décidé la Cour d’appel, écarter le pouvoir discrétionnaire que confère l’art. 3137 C.c.Q. Cela établi, je passe maintenant aux paramètres de l’exercice de ce pouvoir.

(2)          Les paramètres de l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 3137 C.c.Q.

[71]                         Le fondement du pouvoir discrétionnaire accordé à l’art. 3137 C.c.Q. réside dans l’idée selon laquelle, même si le tribunal étranger a été saisi en premier, et même si aucune des exceptions à la reconnaissance des jugements étrangers énoncées à l’art. 3155 C.c.Q. ne s’applique, il demeure néanmoins possible que ce tribunal ne soit pas celui présentant les liens les plus étroits avec le litige. En cela, l’analyse requise en vue de l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 3137 C.c.Q. s’apparente à celle applicable à l’égard du pouvoir discrétionnaire dont traite l’art. 3135 C.c.Q., disposition qui codifie la doctrine du forum non conveniens en droit international privé québécois. En raison de cette proche parenté, la doctrine et la jurisprudence considèrent que les critères développés par les tribunaux en matière de forum non conveniens s’appliquent aussi en matière de litispendance internationale (Talpis et Castel, p. 904; J. A. Talpis et S. L. Kath, « The Exceptional as Commonplace in Quebec Forum Non Conveniens Law : Cambior, a Case in Point » (2000), 34 R.J.T. 761; Goldstein et Groffier, nº 137; J. A. Talpis, avec la collaboration de S. L. Kath, « If I am from Grand-Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec-United States Crossborder Litigation (2001), p. 57; Goldstein (2012), nº 3137 575. Voir aussi Bell, par. 11-12; Lebrasseur c. Hoffmann-La Roche ltée, 2011 QCCS 5457, par. 14 (CanLII); Bombardier inc. c. Fastwing Investment Holdings Ltd., 2010 QCCS 6665, par. 50 (CanLII), conf. par 2011 QCCA 432 (« Fastwing, QCCA »)).

[72]                         Toutefois, on ne peut faire abstraction du fait que les deux dispositions mènent à des résultats différents. Contrairement à l’art. 3135 C.c.Q., l’art. 3137 C.c.Q. ne mène pas en effet au rejet de l’action, mais plutôt à la suspension des procédures jusqu’à ce que le for étranger rende une décision finale. De ce point de vue, la litispendance internationale se distingue de la litispendance interne, laquelle constitue un motif d’irrecevabilité aux termes de l’art. 168 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 (M.I.B., par. 46). En outre, alors que le législateur réserve la doctrine du forum non conveniens à des cas exceptionnels compte tenu des conséquences draconiennes que le rejet de l’action peut avoir pour les parties, l’art. 3137 C.c.Q. ne requiert pas une telle retenue (Emanuelli, nº 167; voir aussi Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279, par. 37-38; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 77-81; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401, par. 33; Oppenheim, p. 5-7).

[73]                         Ainsi, alors qu’en matière de litispendance internationale, il n’est pas nécessaire de démontrer que les autorités d’un autre État sont mieux à même de trancher le litige pour obtenir un sursis à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. (Bell, par. 15), il s’agit au contraire d’un élément essentiel pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de forum non conveniens selon les termes mêmes de l’art. 3135 C.c.Q. (Talpis (2001), p. 57; Goldstein (2012), nº 3137 580, note 63; Spar Aerospace, par. 69, 71 et 77; Oppenheim, p. 5-7; Rudolf Keller SRL c. Banque Laurentienne du Canada, 2003 CanLII 34078 (C.S. Qc), par. 76). Cela s’explique aisément : le rejet de l’action pour forum non conveniens peut mener à un déni de justice, tandis que la suspension des procédures pour litispendance internationale ne soulève pas un risque comparable. En effet, l’autorité québécoise qui décide de surseoir à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. pourra toujours reprendre les procédures s’il est démontré que la décision étrangère n’est, en fin de compte, pas susceptible de reconnaissance au Québec (Emanuelli, nº 171). À l’opposé, le tribunal québécois ne peut pas se saisir à nouveau de l’action une fois qu’il a décliné compétence à l’égard de celle-ci après avoir conclu que la juridiction étrangère était, aux termes de l’art. 3135 C.c.Q., mieux à même de trancher le litige. Or, s’il advenait que le tribunal étranger se déclarait en fait incompétent à trancher le litige, la décision du tribunal québécois de décliner sa compétence constituerait alors un déni de justice pour les parties (Goldstein et Groffier, nº 134). Aussi, compte tenu de ces perspectives différentes, et comme le sursis à statuer qu’autorise l’art. 3137 C.c.Q. pourra éviter la multiplication des procédures et le risque de jugements contradictoires, le pouvoir discrétionnaire que confère cette disposition se prête à une application plus souple que son pendant à l’art. 3135 C.c.Q. (Goldstein (2012), nº 3137 570).

[74]                         Cela dit, sous réserve de ces particularités qui les distinguent, rien ne s’oppose à ce que l’appréciation de l’opportunité de surseoir à statuer dans le cas de la litispendance internationale s’inspire fortement de celle effectuée dans le cadre de l’exception de forum non conveniens. Dans l’arrêt de principe qu’elle a rendu en cette matière, la Cour d’appel du Québec invite les tribunaux à considérer, notamment, les 10 critères suivants dans cette analyse :

(1)               le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et  experts;

(2)               la situation des éléments de preuve;

(3)               le lieu de formation et d’exécution du contrat qui donne lieu à la demande;

(4)               l’existence et le contenu d’une autre action intentée à l’étranger et le progrès déjà effectué dans la poursuite de cette action;

(5)               la situation des biens appartenant au défendeur;

(6)               la loi applicable au litige;

(7)               l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;

(8)               l’intérêt de la justice;

(9)               l’intérêt des deux parties;

(10)           [la] nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger.

 

(Oppenheim, p. 7-8)

[75]                         Dans Oppenheim, après avoir dégagé ces divers critères, la Cour d’appel précise qu’aucun de ceux-ci n’est déterminant en soi : la prépondérance d’un critère doit s’évaluer de manière globale et à la lumière de chaque cas. De plus, la cour souligne que cette liste n’est pas exhaustive et que d’autres critères pourront être ajoutés selon les circonstances (F. Sabourin, « Motifs permettant de ne pas exercer la compétence : forum non conveniens et litispendance internationale », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Droit international privé (feuilles mobiles), par P.-C. Lafond, dir., fasc. 9, par. 15; Goldstein (2012), nº 3135 580; voir aussi Rudolf Keller, par. 59). Il convient par contre de rappeler que ces critères doivent être examinés dans une perspective essentiellement procédurale, puisqu’il s’agit de déterminer lequel des deux fors est le mieux placé pour entendre le litige (Goldstein (2012), nº 3135 580).

[76]                         En l’espèce, la juge de première instance a appliqué les critères énoncés dans l’arrêt Oppenheim pour évaluer l’opportunité de surseoir aux procédures de Madame devant le tribunal québécois. La Cour d’appel a avalisé cette approche, mais précisé que ces critères doivent être « appréciés dans la perspective propre à l’article 3137 C.c.Q., qui n’est pas celle de l’article 3135 C.c.Q. » (par. 124). Je souscris aux propos de la Cour d’appel sur ce point.

[77]                         À ce chapitre, tout en rappelant que la liste de critères dressée dans Oppenheim n’est pas exhaustive, la Cour d’appel ajoute qu’il pourrait être à-propos de l’adapter lorsqu’elle s’applique à l’exception de litispendance internationale. Selon elle, certains critères « collent davantage » à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 3137 C.c.Q.; elle mentionne à cet égard l’intérêt des parties et de leurs enfants, la loi applicable au litige, l’état avancé de l’action intentée à l’étranger, la reconnaissance éventuelle de la décision québécoise à l’étranger, l’intérêt de la justice et l’exercice d’un forum shopping abusif (par. 126).

[78]                         À mon avis, s’il est important d’insister sur le fait que la liste des critères n’est pas exhaustive, il est préférable de se garder de dégager de manière définitive des critères qui seraient spécifiques ou qui devraient se voir accorder plus de poids dans l’analyse de l’exception de litispendance internationale. Le poids à accorder à chacun des critères est fonction des circonstances propres à chaque cas. À cet égard, même si la perspective propre à chaque article diffère, il n’y a pas de raison de distinguer de cette manière l’appréciation des critères effectuée pour les besoins de l’art. 3137 C.c.Q. de celle qui doit être faite dans le cadre de l’art. 3135 C.c.Q. Il appartiendra aux juges d’instance de déterminer, en fonction des faits de l’affaire, s’il peut être opportun de considérer des critères autres que ceux énumérés dans l’arrêt Oppenheim. Les critères proposés par la Cour d’appel comme étant les plus appropriés à l’analyse fondée sur l’art. 3137 C.c.Q. pourraient de fait être tout aussi pertinents dans le cadre de l’analyse réalisée en vertu de l’art. 3135 C.c.Q. En définitive, la nature des critères à examiner aux fins de l’exercice du pouvoir discrétionnaire n’est pas ce qui distingue l’exception de litispendance internationale de la doctrine du forum non conveniens. C’est plutôt le degré de démonstration requis pour que les autorités québécoises déclinent leur compétence qui distingue ces deux moyens. L’identité des critères à évaluer doit être appréciée en fonction des circonstances propres à l’affaire concernée, plutôt qu’en fonction de la nature de la demande.

(3)          La norme d’intervention applicable à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire

[79]                         Avant de passer à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la juge de première instance, j’estime utile de rappeler que l’analyse de l’opportunité de surseoir à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. est assujettie au principe de déférence applicable aux décisions discrétionnaires. Notre Cour s’est déjà prononcée sur la norme d’intervention qu’il convient d’appliquer à l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de forum non conveniens. Considérant la similitude entre les pouvoirs discrétionnaires conférés par les art. 3135 et 3137 C.c.Q., je suis d’avis que la même retenue est de mise en matière de litispendance internationale. Ainsi, « une cour d’appel ne devrait intervenir que si le juge saisi de la demande a commis une erreur de principe, a mal interprété ou n’a pas pris en considération des éléments de preuve importants, ou a rendu une décision déraisonnable » (Éditions Écosociété Inc. c. Banro Corp., 2012 CSC 18, [2012] 1 R.C.S. 636, par. 41). Pour qu’une cour d’appel soit fondée à substituer son appréciation à celle du juge d’instance, une simple divergence d’opinions ne suffit pas.

[80]                         En l’espèce, la Cour d’appel reproche à la juge de première instance d’avoir omis de considérer, dans son appréciation de l’opportunité d’exercer son pouvoir discrétionnaire, le critère de la « reconnaissance du jugement québécois à l’étranger » (par. 147). Cette omission amène la cour à conclure que la première juge a exercé de manière déraisonnable son pouvoir discrétionnaire, de sorte qu’elle peut substituer sa propre analyse à celle de la juge. À mon avis, le caractère déraisonnable de l’analyse de la juge de première instance pour le motif mentionné par la Cour d’appel n’est pas établi. Par conséquent, j’estime que la Cour d’appel ne pouvait y substituer sa propre analyse.

(4)          L’intervention de la Cour d’appel et le critère de la « reconnaissance du jugement québécois à l’étranger »

[81]                         Au moment d’entamer son examen de l’analyse effectuée par la juge de première instance pour l’application de son pouvoir discrétionnaire, la Cour d’appel constate avec à-propos que « [l]e présent pourvoi a ceci de singulier qu’à tout argument s’oppose un contre-argument. Tantôt le poids d’un élément penche en faveur du for étranger, tantôt en faveur du for québécois. Il s’agit d’une situation limite, comme il s’en produit peu » (par. 128). Dans ce contexte, même si elle dit ne pas nécessairement partager les conclusions de la juge d’instance sur tous les critères que celle-ci a pris en considération, la cour estime que seuls trois d’entre eux méritent une attention particulière, à savoir la loi applicable au litige, l’exercice d’un forum shopping abusif et la reconnaissance éventuelle du jugement québécois à l’étranger. La Cour d’appel n’adresse aucun reproche à la juge de première instance en ce qui concerne les autres critères énumérés dans Oppenheim que cette dernière a analysés.

[82]                         Sur le critère de la loi applicable, la Cour d’appel nuance l’analyse de la juge de première instance relative au droit qui doit régir la question de la révocation des donations. La première juge avait conclu que le droit québécois serait applicable à cette partie du litige étant donné qu’il s’agit d’un effet du mariage. La Cour d’appel tempère cette conclusion : la loi belge s’appliquera aux donations consenties pendant que les parties résidaient en Belgique, mais celles faites depuis que les parties résident au Québec seront assujetties au droit québécois (par. 135). Pour le reste, elle partage l’avis de la juge de première instance : la loi canadienne s’appliquera au prononcé du divorce; le droit québécois s’appliquera à la prestation compensatoire et au patrimoine familial; et le droit belge s’appliquera à la liquidation du régime matrimonial (par. 131-132).

[83]                         Sur le critère du forum shopping, la Cour d’appel note que la juge de première instance ne s’est pas penchée de façon particulière sur ce point. La Cour d’appel se demande donc si la saisine belge peut être assimilée à du forum shopping visant à désavantager indûment Madame. Sur ce point, elle conclut que, même si Monsieur « a joué de vitesse » (par. 141) pour déposer sa requête de divorce en Belgique et que le Québec est en principe le for le plus naturel pour entendre la présente affaire, le choix par Monsieur du for belge se justifie dans la mesure où il existe des liens de rattachement réels et significatifs entre les parties et la Belgique. Dans ce contexte, la Cour d’appel conclut que le choix du for belge par Monsieur n’est pas abusif (par. 146).

[84]                         Enfin, pour ce qui est du critère de la reconnaissance éventuelle du jugement québécois en Belgique, la Cour d’appel considère que ce facteur doit être pris en compte dans l’appréciation de l’opportunité de surseoir à statuer, de la même manière que l’on tient compte de la nécessité éventuelle d’une procédure d’exemplification à l’étranger. Or, selon la Cour d’appel, la juge de première instance aurait omis d’aborder cette question :

Il ressort donc de la preuve d’expert que le tribunal belge, compétent en vertu de sa loi pour entendre le divorce des parties, étant donné qu’elles ont la nationalité belge, ne pourra pas surseoir aux procédures de divorce dont il est saisi, à moins que la Cour d’appel belge accueille l’appel de l’intimée.

 

L’omission par la juge de prendre en considération ce facteur constitue une erreur déterminante. À l’audience en première instance, la juge s’est interrogée, pendant le témoignage des experts, sur l’effet de la priorité de saisine du tribunal belge, mais elle n’en traite pas dans son jugement. Si elle avait soupesé cet élément significatif avec les autres facteurs pris en considération, elle aurait conclu que le sursis s’imposait. Un jugement de divorce québécois, sans possibilité de reconnaissance en Belgique, est sans grande valeur, d’autant que le tribunal belge prononcera le divorce conformément au droit canadien. Cela dit avec égards, et appliquant la norme d’intervention qui s’impose à une cour d’appel, la juge a exercé de manière déraisonnable son pouvoir discrétionnaire. [Je souligne; par. 153-154.]

[85]                         En définitive, force est de constater que la reconnaissance éventuelle du jugement québécois à l’étranger est le seul critère sur lequel s’appuie la Cour d’appel pour intervenir à l’égard de l’exercice par la juge de première instance de son pouvoir discrétionnaire et pour justifier de substituer sa propre analyse à celle de la première juge. Les commentaires que la cour formule au sujet de la loi applicable et du forum shopping ne suggèrent aucunement que, dans son analyse de ces critères, la juge de première instance aurait fait une erreur de principe ou une mauvaise interprétation des éléments de preuve importants qui aurait rendu sa décision déraisonnable (Éditions Écosociété, par. 41). Au contraire, l’analyse de ces critères par la Cour d’appel semble donner raison à la Cour supérieure. Le droit québécois sera applicable, sauf pour la liquidation du régime matrimonial et pour les révocations consenties alors que les parties résidaient en Belgique. Et même si la saisine belge ne peut être assimilée à un forum shopping abusif, la Cour d’appel reconnaît que le Québec constitue le for le plus naturel pour entendre la présente affaire, comme l’avait conclu la juge de première instance. Par conséquent, pour que l’intervention de la Cour d’appel dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la juge d’instance soit justifiée, il faut que l’omission de considérer le critère de la reconnaissance éventuelle du jugement québécois à l’étranger ait rendu la décision de la première juge déraisonnable. Soit dit avec égards, j’estime que ce n’est pas le cas. Je m’explique.

[86]                         La Cour d’appel considère que la reconnaissance éventuelle du jugement québécois à l’étranger constitue un élément crucial de l’appréciation effectuée conformément à l’art. 3137 C.c.Q. (par. 126). Ce critère viserait à s’assurer de l’utilité du jugement québécois à l’étranger en vérifiant si celui-ci remplit les conditions de reconnaissance des jugements étrangers dans le for contesté. Sans nier que ce critère puisse être pertinent dans certaines circonstances, je ne puis admettre qu’il sera toujours déterminant et je suis d’avis qu’il ne l’est certes pas en l’espèce.

[87]                         L’exception de litispendance en droit international privé québécois repose sur la prémisse que l’autorité québécoise n’est pas la première saisie du litige. Dans les cas où le Québec est saisi en premier, l’autorité québécoise n’a en effet pas le pouvoir de suspendre les procédures en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. Le libellé de cette disposition énonce clairement que l’autorité québécoise peut surseoir à statuer pourvu qu’un tribunal étranger soit déjà saisi au moment où l’action est intentée au Québec (Goldstein (2012), nº 3137 560; Fastwing, QCCA, par. 31; Melley). Si ce n’était pas le cas, il suffirait à une partie déjà poursuivie au Québec d’intenter à l’étranger une action identique pour revendiquer le sursis des procédures prises au Québec — ce qui aurait pour conséquence de justement encourager le forum shopping (Lac d’amiante du Québec ltée c. 2858-0702 Québec inc., 1997 CanLII 9037 (C.S. Qc), par. 29; Goldstein (2012), nº 3137 560; Goldstein et Groffier, no 137). La condition d’antériorité de saisine permet donc essentiellement de s’assurer que les parties ne se livrent pas à un forum shopping abusif.

[88]                         Dans ces circonstances, un jugement québécois rendu en dépit d’une situation de litispendance internationale n’a que peu de chance d’être reconnu éventuellement dans le for étranger. En réalité, si le tribunal québécois s’interroge sur l’opportunité de surseoir à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q., c’est nécessairement parce qu’il n’a pas été le premier saisi. Or, dans la mesure où le for étranger fait également de l’antériorité de saisine une condition nécessaire à l’exception de litispendance — comme c’est le cas en Belgique (art. 14 et 25(6) de la Loi portant le Code de droit international privé) — et que le tribunal étranger est saisi en premier, celui-ci n’aurait tout simplement pas le pouvoir de suspendre ses propres procédures, ni de reconnaître la décision étrangère si une demande lui était faite en ce sens.

[89]                         Cela étant, l’insistance de la Cour d’appel sur le fait que le jugement québécois doit être susceptible de reconnaissance à l’étranger est difficilement soutenable en matière de litispendance internationale. Si on accordait à ce critère tout le poids que lui prête la Cour d’appel, il serait déraisonnable de refuser de surseoir à statuer dès lors que la loi étrangère ne permet pas la reconnaissance du jugement québécois. Or, cela irait à l’encontre de l’objectif visé par l’art. 3137 C.c.Q., car les juges d’instance devraient alors suspendre les procédures québécoises même si leur analyse démontrait que le for québécois est le seul à avoir des liens réels et substantiels avec le litige ou que la saisine étrangère résulte d’un forum shopping abusif.

[90]                         Je reconnais que la possibilité de faire reconnaître ou exécuter le jugement québécois à l’étranger peut constituer une considération pertinente dans les situations où la décision québécoise n’aurait aucun effet au Québec et n’aurait d’utilité que si elle pouvait être exécutée à l’étranger. Ce pourrait être le cas, notamment, lorsque le litige porte exclusivement sur des biens situés à l’extérieur des frontières québécoises. Je constate cependant que c’est précisément là l’objet du dixième critère énoncé dans l’arrêt Oppenheim, lequel porte sur la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger. La pertinence de ce critère tient à la question de savoir si le jugement québécois pourra avoir des effets au Québec ou si, dans l’éventualité où les biens visés par le litige se trouvent majoritairement ou entièrement dans le for étranger, le jugement québécois n’aura d’effet que dans la mesure où le jugement est exemplifié à l’étranger (Spar Aerospace, par. 73; Goldstein (2012), nº 3135 550).  Il s’ensuit que le critère qu’invoque la Cour d’appel à cet égard est déjà considéré sous le critère de la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger. Ce dernier critère permet de déterminer si l’utilité du jugement québécois dépend uniquement de son exemplification à l’étranger, auquel cas la possibilité que le jugement québécois ne puisse être reconnu dans l’autre for pourra alors être prise en compte pour conclure à l’opportunité de surseoir à statuer.

[91]                         Dans ce contexte, le reproche qu’adresse ici la Cour d’appel à la juge de première instance est selon moi sans fondement. On ne peut en effet soutenir que l’omission de prendre en considération la possibilité que le jugement québécois ne soit pas reconnu en Belgique ait rendu son analyse déraisonnable. À vrai dire, le critère que retient la Cour d’appel ne constitue pas un critère indépendant du dixième critère mentionné dans Oppenheim. De fait, la démonstration que le jugement québécois aura une utilité bien réelle au Québec rend cette considération non déterminante. Or, c’est précisément ce qui se dégage des propos de la juge de première instance lorsqu’elle examine le critère de la nécessité éventuelle d’une procédure d’exemplification à l’étranger (par. 212). Bien qu’il eût été souhaitable que la juge de première instance précise davantage sa pensée sur ce critère, on ne peut douter que le jugement québécois aura une utilité certaine au Québec. L’un des principaux enjeux de ce litige concerne la révocation de la donation à Madame de la moitié de la valeur de la résidence familiale située au Québec, laquelle est estimée à plus de 6,6 M$. Plusieurs des biens visés par la révocation des donations sont de fait sécurisés par l’institution bancaire de Monsieur au Québec ou remisés à la résidence familiale. Comme plusieurs biens d’une valeur importante sont situés au Québec, il est évident que le jugement québécois n’aura pas besoin d’être exemplifié à l’étranger afin d’avoir une certaine utilité.

[92]                         Je constate d’ailleurs que la Cour d’appel n’a pas pris en compte l’utilité que le jugement québécois pourrait avoir au Québec. Elle conclut seulement que, sans possibilité de reconnaissance en Belgique, le jugement québécois serait « sans grande valeur » (par. 154 (je souligne)). Vu la constatation que plusieurs des biens de luxe visés par la demande de partage du patrimoine familial et de révocation des donations sont situés au Québec, cette conclusion est à mon avis erronée.

[93]                         En définitive, le motif invoqué par la Cour d’appel — soit que la première juge aurait omis de considérer la possibilité que le jugement québécois ne puisse être reconnu en Belgique — ne pouvait pas à lui seul justifier son intervention dans l’exercice par la juge de première instance de son pouvoir discrétionnaire. Je rappelle qu’une simple divergence d’opinions ne suffit pas pour qu’une cour d’appel substitue son appréciation à celle de la juge d’instance. Cette conclusion s’impose avec d’autant plus de force que la Cour d’appel reconnaît que la présente affaire est une situation limite comme il s’en produit peu (par. 128). C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi elle n’estime pas nécessaire de revenir sur l’ensemble des critères pris en considération par la juge de première instance, et ce, même si elle ne partage pas nécessairement ses conclusions sur tous ces éléments (par. 129). Puisque la Cour d’appel ne fait état d’aucune autre erreur pour justifier son intervention, je suis d’avis qu’elle ne pouvait conclure ici que la décision de la juge de première instance de ne pas surseoir était déraisonnable. Et en l’absence d’une analyse des critères d’application du pouvoir discrétionnaire qui soit déraisonnable, la déférence est de mise.

[94]                         Le fait que la juge de première instance ait commis des erreurs dans son analyse de l’antériorité de saisine et de la susceptibilité de reconnaissance du jugement étranger ne change rien à cette conclusion. D’abord, je souligne que ce n’est pas sur ce fondement que la Cour d’appel justifie son intervention. Elle invoque uniquement l’omission de la première juge de considérer le critère de la reconnaissance du jugement québécois à l’étranger. En l’absence de toute indication en ce sens, on ne peut certes présumer que la Cour d’appel est intervenue pour d’autres motifs que celui qu’elle a mentionné. D’ailleurs, si la Cour d’appel était d’avis que les erreurs préalables de la juge d’instance avaient rendu déraisonnable toute son analyse, elle aurait dû reprendre l’analyse de chaque critère individuellement, ce qu’elle n’a pas fait. Ce n’est pas non plus le rôle de notre Cour de substituer un nouveau motif d’intervention à celui invoqué par la Cour d’appel afin de refaire cette analyse, ni de le faire de manière incomplète sans alors examiner chacun des critères énoncés dans Oppenheim.

[95]                         Ensuite, même si la juge de première instance a commis certaines erreurs, rien dans son analyse ne suggère que ces erreurs auraient entaché l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de manière à la rendre déraisonnable. Ses conclusions portant sur les critères énoncés dans Oppenheim n’étaient pas liées à ses constats préalables sur l’antériorité de saisine ou sur la susceptibilité de reconnaissance du jugement belge au Québec. Dans son analyse, la juge de première instance aborde de fait les questions portant sur le patrimoine familial, la prestation compensatoire et la révocation des donations, dont les conséquences d’une décision de surseoir à statuer en faveur des tribunaux belges sur ces questions, et ce, bien qu’elle ait conclu dans la première partie de ses motifs que l’art. 3137 C.c.Q. ne pouvait s’appliquer pour ces chefs de demande.

VI.         Conclusion

[96]                         Pour que le tribunal québécois puisse appliquer l’exception de litispendance internationale prévue à l’art. 3137 C.c.Q. et surseoir à statuer sur des procédures introduites au Québec, la partie requérante doit démontrer que le for étranger a été saisi en premier d’une action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, action qui pourra donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec. C’est sur la partie qui cherche à se prévaloir de la suspension des procédures au Québec que repose le fardeau de démontrer que chacune de ces conditions est remplie.

[97]                         La condition de susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère au Québec ne fait pas exception à cette règle, mais le fardeau de preuve qui échoit à la partie requérante est peu onéreux. Un pronostic de reconnaissance suffit. Appliqué à l’art. 3155(5) C.c.Q., il suffit à ce stade que la partie requérante démontre qu’il est possible que le jugement étranger ne soit pas manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales. Ici, et sans pour autant exclure par là la possibilité que le jugement belge éventuel puisse au final se révéler contraire à cet ordre public international, Monsieur s’est acquitté de ce fardeau.

[98]                         Mais l’analyse ne s’arrête pas lorsque ces conditions sont remplies. Les juges d’instance doivent alors exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par l’art. 3137 C.c.Q. pour déterminer s’il est opportun de surseoir à statuer. L’autorité québécoise conserve ce pouvoir discrétionnaire, et ce, même lorsqu’il est certain que la décision étrangère pourra être reconnue au Québec.

[99]                         En l’espèce, l’intervention de la Cour d’appel dans l’exercice par la juge de première instance de son pouvoir discrétionnaire n’était pas justifiée. La reconnaissance du jugement québécois à l’étranger ne pouvait constituer une considération déterminante que si le jugement québécois n’avait aucune utilité à part celle d’être exécuté à l’étranger. Dans la présente affaire, l’utilité du jugement québécois ne fait aucun doute étant donné que plusieurs biens de grande valeur visés par le litige sont situés au Québec. En l’absence d’autres motifs permettant d’établir que l’exercice par la Cour supérieure de son pouvoir discrétionnaire était déraisonnable, il faut faire montre de déférence envers la décision de la juge de première instance. J’accueillerais donc l’appel de Madame, j’écarterais l’arrêt de la Cour d’appel et je rétablirais la conclusion de la Cour supérieure sur le rejet de la demande de sursis à statuer de Monsieur, avec dépens devant toutes les cours en faveur de Madame.

                    Version française des motifs rendus par

[100]                     La juge Abella — Je suis d’accord pour dire qu’il n’y a pas lieu de surseoir aux procédures au Québec. Je ne souscris toutefois pas à la façon dont les juges majoritaires appliquent en l’espèce le régime juridique encadrant la susceptibilité de reconnaissance des décisions étrangères. À mon humble avis, la décision pendante en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge ne pourrait pas être reconnue au Québec.

[101]                     Le point de départ de l’analyse portant sur la susceptibilité de reconnaissance d’une décision étrangère pendante est l’art. 3137 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »), qui dispose :

3137.  L’autorité québécoise, à la demande d’une partie, peut, quand une action est introduite devant elle, surseoir à statuer si une autre action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, est déjà pendante devant une autorité étrangère, pourvu qu’elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, ou si une telle décision a déjà été rendue par une autorité étrangère.

[102]                     L’article 3137 prévoit deux scénarios : le premier est lorsqu’une décision n’a pas encore été rendue par une autorité étrangère dans une action pendante et le deuxième est lorsqu’une décision a déjà été rendue. En l’espèce, aucune décision n’a encore été rendue en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge dans les procédures pendantes en Belgique. Cela nous oblige à nous demander s’il est possible, lorsqu’une décision sera rendue, que celle‑ci soit reconnue au Québec.

[103]                     Une décision, ou une décision pendante, ne peut être reconnue au Québec si elle n’est pas conforme à l’art. 3155 C.c.Q. Comme l’indique l’art. 3155(5), une décision étrangère ne sera pas reconnue si elle est « manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales » :

3155.  Toute décision rendue hors du Québec est reconnue et, le cas échéant, déclarée exécutoire par l’autorité du Québec, sauf dans les cas suivants :

. . .

             5º Le résultat de la décision étrangère est manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales;

[104]                     Ce qui est contraire à l’ordre public interne ne contreviendra pas nécessairement à l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales (Gérald Goldstein, Droit international privé, vol. 1, Conflits de lois : dispositions générales et spécifiques (Art. 3076 à 3133 C.c.Q.) (2011), p. 58). Autrement dit, ce n’est pas toute décision étrangère dont le résultat diffère de celui qui serait vraisemblablement atteint en vertu du droit québécois qui sera jugée contraire à l’ordre public international.

[105]                     L’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales est guidé par les valeurs fondamentales qui sous‑tendent l’ordre juridique international. Ces valeurs sont véhiculées par divers instruments internationaux dont ceux qui « confortent l’idée selon laquelle l’inégalité de statut des époux face au divorce contrevient à l’ordre public tel qu’entendu dans les relations internationales » (Claude Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), p. 178). L’exception relative à l’ordre public international s’applique uniquement aux situations où l’application de la loi étrangère irait à l’encontre des conceptions morales, sociales, économiques et politiques qui sous‑tendent le système juridique québécois « au point de ne pouvoir se combiner avec lui » (Emanuelli, p. 288).

[106]                     Le débat concernant l’ordre public est axé en l’espèce sur les droits de propriété des époux, et sur la révocation unilatérale par l’époux des donations consenties à l’épouse et évaluées à plus de 33 millions de dollars.

[107]                     Vu l’incertitude qui entoure habituellement les effets d’une décision pendante, l’examen d’une telle décision exige simplement un « pronostic » de reconnaissance, c’est‑à‑dire la démonstration d’une possibilité que la décision soit reconnue (Gérald Goldstein, Droit international privé, vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), p. 85; Gérald Goldstein et Ethel Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), p. 324 et 328). Bien qu’il soit souhaitable dans certains cas d’attendre le résultat d’une instance pendante pour déterminer si celui‑ci sera incompatible avec la condition relative à l’ordre public, l’art. 3137 C.c.Q. ne nous oblige pas à le faire et cela n’est pas non plus nécessaire dans les circonstances de l’espèce.

[108]                     Je conviens que la partie qui sollicite un sursis en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. a le fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que celui‑ci devrait être accordé. Cela inclut le fardeau de démontrer que le résultat de la décision étrangère ne sera pas manifestement incompatible avec l’ordre public et pourra, par conséquent, être reconnu au Québec. Les juges majoritaires concluent que l’époux s’est acquitté de ce fardeau peu élevé et que nous ne pouvons, à cette étape, exclure la possibilité que la décision soit ultérieurement reconnue au Québec. En toute déférence, j’estime que cette conclusion ne repose pas sur la preuve nécessaire.

[109]                     La juge de première instance, la juge Hallée de la Cour supérieure, a entendu quatre experts en droit belge, deux pour chacune des parties. Ceux‑ci ont expliqué qu’un époux donateur peut, en tout temps, révoquer unilatéralement et sans formalité toute donation qu’il a faite pendant le mariage. Une simple lettre suffit. Il n’est pas nécessaire de motiver la révocation et rien ne peut y déroger.

[110]                     Un tribunal belge n’a aucun pouvoir discrétionnaire et doit faire droit à une demande de révocation. Même si la demande est faite de mauvaise foi, ni la révocation ni son effet immédiat et rétroactif ne peuvent être évités. De plus, la révocation peut se produire malgré les graves conséquences financières pouvant en découler pour l’époux visé par la révocation.

[111]                     Les experts ont en outre exprimé l’opinion que l’art. 1096 du Code civil belge semblait discriminatoire, puisqu’il traite les époux d’une manière différente des autres citoyens en les soumettant à une règle de révocation qui ne s’applique pas aux autres Belges. Ils ont souligné qu’en raison de leur effet discriminatoire, des lois semblables permettant la révocation unilatérale de donations aux époux ont été abrogées ou jugées inconstitutionnelles dans plusieurs pays européens, y compris l’Italie et la France.

[112]                     La juge de première instance a accepté cette preuve et, se fondant sur celle‑ci, a conclu que la révocation de donations en application de l’art. 1096 du Code civil belge est absolue et unilatérale, et qu’il n’existe aucun pouvoir judiciaire discrétionnaire pour l’empêcher, peu importe la raison de la révocation, que celle‑ci ait été faite de bonne foi ou non, et peu importe ses conséquences. Elle a également conclu qu’il n’existe aucune mesure réparatrice en droit belge si l’art. 1096 du Code civil belge est invoqué, et que toute révocation en vertu de cette disposition se produit automatiquement indépendamment de ses effets sur la situation financière de l’époux dont les donations sont révoquées.

[113]                     La lettre de révocation écrite par l’époux dressait la liste des donations dont la valeur totale s’élevait à 33 679 296 $, y compris 16,2 millions de dollars de donations en numéraire ainsi que la moitié de la valeur de la résidence familiale de l’épouse, évaluée à 6,6 millions de dollars. La lettre indiquait en outre qu’il ne s’agissait que de la première partie d’une série de révocations qu’il prévoyait faire.

[114]                     La juge de première instance a conclu que cette révocation aurait des effets financiers désastreux pour l’épouse.

[115]                     La Cour d’appel a pour sa part estimé que, lors de l’appréciation de la susceptibilité de reconnaissance, le fardeau de la preuve incombait non pas à l’époux qui sollicitait le sursis, mais bien à l’épouse qui s’y opposait. Ce renversement du fardeau de la preuve semble avoir conduit la Cour d’appel à suggérer diverses hypothèses indiquant qu’il était prématuré, à cette étape, de déterminer si la décision serait manifestement incompatible avec l’ordre public.

[116]                     La première hypothèse formulée par la Cour d’appel était que la Cour constitutionnelle de Belgique pourrait, potentiellement, conclure à l’inconstitutionnalité de l’art. 1096 du Code civil belge.

[117]                     Bien qu’ils aient effectivement souligné que cette disposition suscite bien des débats dans la doctrine, les experts belges ont également fait remarquer que, jusqu’à présent, ces débats n’ont eu aucune incidence sur les décisions des tribunaux belges. Cela signifie qu’aucun élément de preuve n’étaye la thèse selon laquelle la Cour constitutionnelle de Belgique jugerait la disposition inconstitutionnelle. Suggérer qu’une partie sollicitant un sursis en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. puisse remplir la condition relative à l’ordre public en signalant simplement l’existence de débats sur la validité constitutionnelle d’une disposition étrangère ou, en l’occurrence, la tentative de l’épouse de contester la constitutionnalité de la disposition, me semble avoir pour effet de réduire à néant le fardeau déjà peu élevé. On ne sait toujours pas si la Cour constitutionnelle de Belgique se prononcera effectivement sur l’art. 1096 du Code civil belge, étant donné que la Cour d’appel de Bruxelles ne lui a pas encore déféré les « questions préjudicielles ». Néanmoins, à mon humble avis, le fait de compter sur la Belgique pour invalider sa propre loi afin de créer une possibilité que la révocation n’ait pas lieu revient à faire disparaître le fardeau de l’époux.

[118]                     Quoi qu’il en soit, il me semble que nous devons traiter l’art. 1096 du Code civil belge comme ayant le statut juridique dont il jouit actuellement, c’est‑à‑dire un statut constitutionnel, plutôt que de conjecturer sur la question de savoir si un tribunal étranger pourrait décider de l’invalider.

[119]                     La deuxième hypothèse émise par la Cour d’appel était qu’il y avait une possibilité que la décision belge puisse limiter la portée de la révocation, sur le fondement de sa conjecture selon laquelle certains actifs ne seraient peut‑être pas considérés comme des donations, si bien qu’ils ne seraient pas révoqués.

[120]                     La mesure dans laquelle l’époux cherche à révoquer les donations doit être prise au pied de la lettre (Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440, p. 465; Birdsall Inc. c. In Any Event Inc., [1999] R.J.Q. 1344 (C.A.), p. 1352‑1353). En conséquence, en plus d’atténuer le fardeau de l’époux lorsqu’elle est appliquée, cette hypothèse n’est tout simplement pas étayée par la preuve.

[121]                     La dernière hypothèse soulevée par la Cour d’appel était que l’octroi d’une prestation compensatoire était susceptible d’être ordonné en guise de réparation au Québec. Le tribunal de première instance en Belgique avait conclu que le droit québécois s’appliquerait à la demande de prestation compensatoire, mais, dans la période qui s’est écoulée entre l’arrêt de la Cour d’appel et l’audience devant notre Cour, la Cour d’appel de Bruxelles a infirmé la décision belge de première instance sur ce point et a conclu que c’est le droit belge, et non le droit québécois, qui s’applique à la demande de prestation compensatoire. Cependant, aucun élément de preuve ne précise quels mécanismes de recours existent en Belgique ou dans quelles circonstances ceux‑ci trouvent application.

[122]                     En conséquence, aucune des hypothèses avancées par la Cour d’appel n’a une incidence quelconque sur ce que l’époux cherche dans les faits à obtenir en Belgique, à savoir la révocation de donations de plus de 33 millions de dollars consenties à son épouse.

[123]                     Les décisions pendantes, par définition, n’ont pas d’issue fixe. Cependant, se fonder sur les hypothèses susmentionnées comme étant suffisantes pour créer un doute quant à l’issue de la présente affaire fait craindre que l’exigence relative à la « susceptibilité de reconnaissance des décisions pendantes » établie à l’art. 3137 C.c.Q. ne soit vidée de sa substance.

[124]                     Fondamentalement, la présente affaire porte sur une disposition non discrétionnaire en Belgique, disposition qui permet à un époux de révoquer unilatéralement et sans formalité ni justification des donations consenties durant le mariage. Il s’agit d’un droit absolu, même lorsqu’il est exercé de mauvaise foi. Fait plus important encore, la révocation prévue à l’art. 1096 du Code civil belge est valide en Belgique même lorsque son application entraîne des inégalités flagrantes entre les époux. À mon humble avis, permettre que l’analyse repose sur des conjectures, plutôt que sur la réalité de la révocation pour l’épouse, vide de tout sens le fardeau imposé à l’époux.

[125]                     Il existe peut‑être des décisions rendues en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge qui seraient reconnues au Québec, mais, soit dit en tout respect, la décision en cause en l’espèce n’est pas l’une d’elles. L’époux cherche à révoquer unilatéralement plus de 33 millions de dollars d’actifs. Comme l’a conclu la juge de première instance, les conséquences pour l’épouse seront désastreuses. L’extinction unilatérale d’une donation faite à un époux d’un vêtement ou d’un meuble ne choquerait peut‑être pas l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales au sens de l’art. 3155 C.c.Q., mais la vulnérabilité de l’époux qui en résulterait inévitablement aurait presque certainement un tel effet.

[126]                     En matière de relations internationales, il existe un consensus dans divers instruments internationaux, notamment à l’art. 16(1) de la Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U., p. 71 (1948), en ce qui a trait à l’égalité des époux dans le contexte de la dissolution du mariage. Cette disposition prévoit :

Article 16

1.     À partir de l’âge nubile, l’homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.

[127]                     De même, le Protocole no 7 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 1525 R.T.N.U. 198, ratifié par la Belgique le 13 avril 2012, dispose :

Article 5 — Égalité entre époux

Les époux jouissent de l’égalité de droits et de responsabilités de caractère civil entre eux et dans leurs relations avec leurs enfants au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. Le présent article n’empêche pas les États de prendre les mesures nécessaires dans l’intérêt des enfants.

[128]                     La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31, ratifiée par la Belgique le 10 juillet 1985, renforce également la valeur fondamentale de l’égalité des époux lors de la dissolution du mariage :

Article 16

1. Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans toutes les questions découlant du mariage et dans les rapports familiaux et, en particulier, assurent, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme :

. . .

c) Les mêmes droits et les mêmes responsabilités au cours du mariage et lors de sa dissolution;

. . .

h) Les mêmes droits à chacun des époux en matière de propriété, d’acquisition, de gestion, d’administration, de jouissance et de disposition des biens, tant à titre gratuit qu’à titre onéreux.

[129]                     Cela signifie que la violation du principe de l’égalité des époux serait manifestement incompatible avec l’ordre public tel qu’il est entendu dans les relations internationales. Sans aucune preuve qu’il existe même une possibilité qu’un jugement ne portant pas atteinte à ces valeurs fondamentales d’ordre public soit en l’espèce rendu en Belgique, je ne vois pas comment le résultat de la décision rendue en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge serait reconnu au Québec.

[130]                     Ce point de vue est renforcé par le fait que, comme nous l’avons vu, le jugement étranger serait incompatible avec l’ordre public international si son application allait à l’encontre des conceptions morales, sociales, économiques et politiques qui sous‑tendent le système juridique québécois (Emanuelli, p. 288).

[131]                     Ces conceptions sont bien développées dans Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61, où les juges majoritaires de notre Cour ont reconnu la validité constitutionnelle du fait de permettre à des personnes d’opter, au moyen d’un choix consensuel exprès, pour le régime matrimonial de leur choix. Sur ce fondement, les juges majoritaires ont conclu qu’il n’était pas discriminatoire d’exclure les conjoints de fait des droits patrimoniaux et alimentaires accordés aux conjoints mariés ou en union civile.

[132]                     Fait particulièrement important pour le présent pourvoi, le juge LeBel a examiné l’évolution de l’encadrement des rapports juridiques entre conjoints depuis 1980 au Québec et a fait ressortir les moments‑clés de la mise en œuvre par le législateur québécois d’une plus grande égalité entre conjoints mariés.

[133]                     Le juge LeBel fait d’abord remarquer qu’en 1866, le régime matrimonial qui s’appliquait lorsque les époux n’avaient pas conclu de contrat de mariage était celui de la « communauté de meubles et acquêts », lequel était entièrement administré par l’époux (Québec c. A, par. 53). Il poursuit en soulignant qu’en 1931, « pour accorder un peu d’autonomie à l’épouse vis‑à‑vis de son mari, le législateur crée la catégorie des “biens réservés” de la femme, constituée des biens acquis par son travail à l’extérieur du ménage et sur lesquels elle conserve certains pouvoirs d’administration [. . .] [À] sa dissolution, la communauté, incluant les biens réservés de la femme, est partagée en parts égales entre les époux » (par. 53).

[134]                     Les époux pouvaient, alternativement, conclure un contrat de mariage établissant un régime de séparation de biens. Sous ce régime, aucun partage n’a lieu à la dissolution; les époux conservent leur patrimoine respectif. Néanmoins, les conséquences du choix du régime de la séparation de biens, dans un contexte où les épouses n’exerçaient pas d’activités rémunératrices en dehors du foyer conjugal, pouvaient être dévastatrices en cas de séparation ou de divorce (Québec c. A, par. 61).

[135]                     En 1981, le législateur québécois a entrepris une réforme majeure du droit de la famille et a introduit un principe d’égalité de droits et d’obligations entre les époux dans le mariage. Comme le fait remarquer le juge LeBel :

                    Ce principe d’égalité se manifeste notamment par l’obligation pour les époux d’assumer ensemble la direction morale et matérielle de la famille et de choisir de concert la résidence familiale. D’autres mesures nouvelles assurent le respect de cette direction commune, en exigeant le consentement des deux époux pour certains actes, comme l’aliénation de la résidence familiale par l’époux propriétaire.

(Québec c. A, par. 69)

[136]                     Pour porter remède à la vulnérabilité des époux mariés en séparation de biens plutôt qu’en communauté de biens ou en société d’acquêts au cours des décennies précédentes, le législateur a également « cré[é] [un] mécanisme [de] prestation compensatoire », qui permettait à « [c]hacun des époux [. . .] de réclamer une indemnité en compensation de sa contribution, en biens ou en services, à l’enrichissement du patrimoine de l’autre époux » (Québec c. A, par. 70). À l’heure actuelle, la prestation compensatoire est prévue à l’art. 427 C.c.Q.

[137]                     Comme cette prestation compensatoire ne remédiait pas complètement aux problèmes vécus par les conjoints mariés, le législateur a, au moyen de la Loi modifiant le Code civil du Québec et d’autres dispositions législatives afin de favoriser l’égalité économique des époux, L.Q. 1989, c. 55, introduit dans le C.c.Q. la notion de patrimoine familial (Québec c. A, par. 71).

[138]                     Le patrimoine familial est d’ordre public et s’applique sans égard au régime matrimonial choisi par les parties. Sa création « donne ouverture à un partage, en parties égales, de la valeur nette de certains biens tels les résidences de la famille, les meubles affectés à l’usage du ménage, les véhicules utilisés par ce dernier, ainsi que les droits au titre de régimes de retraite, et ce, sans égard à l’identité de celui des deux époux qui détient un droit de propriété sur ces biens » (Québec c. A, par. 72).

[139]                     Les articles 391, 392, 414 et 416 C.c.Q. soulignent l’importance de l’égalité des époux lors de la dissolution du mariage. De plus, l’égalité et la protection des conjoints vulnérables sous‑tendent l’art. 585 C.c.Q., lequel crée des droits alimentaires pour les époux et conjoints unis civilement.

[140]                     En raison de ces réformes, le mariage en droit de la famille québécois est une « union économique égalitaire emportant un certain nombre de conséquences patrimoniales » (Québec c. A, par. 78), une « entreprise commune » (Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, p. 870) et une « association socio‑économique » (Bracklow c. Bracklow, [1999] 1 R.C.S. 420, par. 49) — indépendamment du régime matrimonial choisi (Québec c. A, par. 80). De plus, malgré les différences que présentent les régimes matrimoniaux du Québec, le C.c.Q. reconnaît généralement de plusieurs façons le concept d’égalité des époux lors de la dissolution du mariage, notamment en prévoyant le partage égal du patrimoine familial, en créant un mécanisme de prestation compensatoire et en codifiant des droits alimentaires pour l’époux désavantagé sur le plan financier.

[141]                     Le régime relatif aux biens des époux au Québec permet à ceux‑ci de choisir ensemble quel régime ils souhaitent appliquer à l’égard de leurs biens. Il s’agit d’un régime qui repose à la fois sur un consensus entre les parties et sur l’égalité des époux. Toute décision rendue en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge en l’espèce compromet ces deux fondements. Rien dans le droit québécois ne tend le moindrement à indiquer qu’un époux peut unilatéralement modifier la disposition des biens lors de la dissolution d’un mariage, et encore moins qu’il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire judiciaire pour l’en empêcher ou pour remédier à une telle situation.

[142]                     À mon humble avis, les jugements étrangers qui ont pour effet d’anéantir non seulement les innombrables instruments internationaux portant sur l’égalité des époux et la protection du conjoint vulnérable, mais aussi les fondements philosophiques mêmes des dispositions du C.c.Q., vont à l’encontre de ces conceptions et ne seront pas reconnus au Québec.

[143]                     L’époux ne s’est donc pas acquitté de son fardeau d’établir qu’une décision belge rendue en vertu de l’art. 1096 du Code civil belge pourrait être reconnue par un tribunal québécois et il n’a donc pas satisfait au critère permettant l’obtention d’un sursis. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se demander si la juge de première instance a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire résiduel.

[144]                     J’accueillerais le pourvoi.

                    Les motifs suivants ont été rendus par

                     Le juge Brown  (dissident) —

I.               Introduction

[145]                     Contrairement à mon collègue le juge Gascon, je suis d’avis que la Cour d’appel du Québec a eu raison d’intervenir à l’égard d’une décision discrétionnaire de la Cour supérieure du Québec (« tribunal québécois »), qui a refusé de surseoir à statuer pour cause de litispendance internationale en vertu de l’art. 3137 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »). Par conséquent, je rejetterais l’appel, avec dépens.

II.            Analyse

[146]                     Une simple lecture de l’art. 3137 C.c.Q. permet de dégager le cadre d’analyse applicable : l’autorité québécoise, à la demande d’une partie, peut surseoir à statuer (exercice du pouvoir discrétionnaire), si une autorité étrangère est déjà saisie (condition d’antériorité de saisine de l’autorité étrangère) d’une autre action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet (condition d’identité du litige), pourvu qu’elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec (condition de susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère).

[147]                     L’identité du litige, l’antériorité de saisine de l’autorité étrangère et la susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère sont les conditions préalables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire. Lorsque l’une de ces conditions préalables n’est pas remplie, l’autorité québécoise ne peut pas surseoir à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q.

[148]                     En l’espèce, la Cour supérieure conclut qu’aucune des conditions préalables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire n’était remplie, de sorte que l’art. 3137 C.c.Q. ne trouvait pas application ici : motifs du juge Gascon, par. 21; motifs de la C.S., par. 103 et 124. Mon collègue conclut plutôt, à l’instar de la Cour d’appel, que « les conditions d’application de l’art. 3137 C.c.Q. sont respectées » : par. 5. En outre, il ne remet pas en question les conclusions de la Cour d’appel sur les conditions d’identité du litige et d’antériorité de saisine de l’autorité étrangère : par. 34. Ce faisant, il n’aborde pas l’erreur de droit de la Cour supérieure sur la notion d’objet d’une action en justice, erreur qui a directement entaché les conclusions de cette dernière relativement à la condition d’antériorité de saisine de l’autorité étrangère. Selon moi, ces erreurs de la Cour supérieure ont eu un impact déterminant sur la décision de celle‑ci de refuser de surseoir à statuer, tout comme ses erreurs sur la condition de susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère.

[149]                     Mon collègue le juge Gascon ne partage pas non plus « en tous points » l’analyse de la Cour supérieure portant sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire : par. 5. À mon avis, la Cour supérieure n’a pas exercé le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l’art. 3137 C.c.Q. et ce faisant, elle n’a pas sérieusement pris en considération le risque de jugements contradictoires, ce qui constitue une erreur en l’espèce. Elle a également erré sur la question du droit applicable à la révocation des donations, soit l’enjeu principal opposant les parties. Enfin, comme l’a souligné la Cour d’appel, la Cour supérieure n’a pas tenu compte du fait qu’un éventuel jugement québécois qui procéderait à la liquidation du régime matrimonial des parties ne serait pas susceptible de reconnaissance en Belgique, alors que les parties y possèdent encore de nombreux biens.

[150]                     En raison de toutes ces erreurs, l’intervention d’une cour d’appel est manifestement justifiée en l’espèce. En conséquence, exerçant un nouveau pouvoir discrétionnaire en lieu et place de la Cour supérieure, j’arrive à la même conclusion que la Cour d’appel : il y a lieu d’accorder le sursis demandé.

A.           Les conditions préalables à l’exercice du pouvoir discrétionnaire

(1)          L’identité du litige

[151]                     Le 12 août 2014, l’intimé P.R. (« Monsieur ») saisit le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, Tribunal de la Famille (« tribunal belge ») des demandes suivantes : (1) le prononcé du divorce; et (2) la liquidation du régime matrimonial. Trois jours plus tard, soit le 15 août 2014, l’appelante R.S. (« Madame ») saisit le tribunal québécois des demandes suivantes : (1) le prononcé du divorce; (2) la liquidation du régime matrimonial; (3) le partage du patrimoine familial; (4) la prestation compensatoire qu’elle réclame en compensation de la révocation par Monsieur des donations qu’il lui a consenties durant le mariage; (5) la pension alimentaire à son bénéfice; (6) la garde des enfants; et (7) la pension alimentaire au bénéfice de ceux-ci. Il s’agit de déterminer s’il y a, entre ces diverses demandes, « identité de litige », c’est-à-dire s’il y a identité de parties, de faits et d’objet comme l’exige l’art. 3137 C.c.Q. L’identité de parties et de faits ne pose pas problème ici : motifs de la C.A., par. 59. Il y a débat seulement sur l’identité d’objet.

[152]                     En droit interne, l’objet d’une action en justice est le « bénéfice juridique immédiat » que recherche le demandeur : Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440, p. 452; voir aussi Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374, p. 413-417; J.-C. Royer et C. Piché, La preuve civile (5e éd. 2016), par. 1029. Pour qu’il y ait identité de l’objet, « [i]l n’est [. . .] pas nécessaire que les deux demandes concluent à des condamnations identiques; il suffit que l’objet de la seconde action soit implicitement compris dans l’objet de la première » : Rocois, p. 451, citant A. Nadeau et L. Ducharme, Traité de Droit civil du Québec, t. 9 (1965), p. 478-479 (je souligne). En outre, l’identité de ce qui est réclamé dans l’une et l’autre des demandes « n’a pas à être absolue pour que l’on puisse conclure à l’identité d’objet » : Rocois, p. 452. Il se peut qu’il y ait litispendance « si deux objets sont tellement connexes que les deux débats qui se font à leur sujet soulèvent la même question concernant l’accomplissement de la même obligation, entre les mêmes parties » : Pesant c. Langevin (1926), 41 B.R. 412, p. 421 (je souligne). En effet, la jurisprudence a généralement interprété largement la notion d’objet, y compris en matière familiale : voir, à ce sujet, Royer et Piché, par. 1030.

[153]                     Dans les situations qui relèvent du droit international privé, il y a lieu d’adopter une conception particulièrement souple de l’objet d’une action en justice. En raison des caractéristiques spécifiques de chacun des systèmes juridiques en conflit et de la diversité des concepts de droit substantiel et des règles de procédure qu’ils emploient, il arrivera souvent que l’objet d’actions en justice introduites dans des fors différents ne sera pas parfaitement identique. Ainsi, l’identité d’objet doit être « substantielle » en ce sens qu’il faut « se pencher sur les aspects essentiels des demandes et non sur leurs aspects secondaires ou accessoires » : G. Goldstein, Droit international privé, vol. 2, Compétence internationale des autorités québécoises et effets des décisions étrangères (Art. 3134 à 3168 C.c.Q.) (2012), p. 78. Comme l’explique J. A. Talpis, avec la collaboration de S. L. Kath, « If I am from Grand-Mère, Why Am I Being Sued in Texas? » Responding to Inappropriate Foreign Jurisdiction in Quebec-United States Crossborder Litigation (2001), p. 56 :

     [traduction] À mon avis, le législateur ne peut avoir voulu que la notion d’identité d’objet reçoive une interprétation étroite. Une telle interprétation est tout à fait incompatible avec la considération qui sous-tend l’art. 3137 C.c.Q., à savoir éviter la multiplicité des procédures et, surtout, le risque de jugements contradictoires [. . .] [D]’un point de vue international, une interprétation large de l’identité d’objet devrait prévaloir. [Je souligne.]

[154]                     En l’espèce, il est évident qu’il y a identité d’objet en ce qui concerne le prononcé du divorce. Comme le souligne la Cour d’appel, « l’objet principal des deux demandes en justice, au Québec comme en Belgique, est, a priori, identique dans la mesure où elles recherchent toutes deux le prononcé du divorce entre les parties » : par. 66. Les deux actions en justice recherchent en outre la liquidation du régime matrimonial; il y a donc également identité d’objet sur ce point. Qu’en est-il, cependant, des demandes de Madame portant sur le partage du patrimoine familial et la prestation compensatoire? Ces demandes ont-elles le même objet que la demande de Monsieur portant sur la liquidation du régime matrimonial? En d’autres termes, la demande de Monsieur portant sur la liquidation du régime matrimonial comprend-elle implicitement les demandes de Madame portant sur le partage du patrimoine familial et la prestation compensatoire?

[155]                     Dans son arrêt, la Cour d’appel qualifie le patrimoine familial et la prestation compensatoire « d’effet[s] du mariage » — et non de « régime matrimonial » — aux fins du droit international privé : par. 131-133. En vertu de l’art. 3089 C.c.Q., il s’agissait donc, selon la Cour d’appel, de demandes régies par la loi du domicile des époux au moment de l’introduction de l’action en divorce, c’est-à-dire la loi québécoise. En droit belge, les « effet[s] du mariage » sont également régis par la loi de la résidence habituelle commune des époux au moment de l’introduction de l’action en divorce : art. 48 al. 1 de la Loi portant le Code de droit international privé (« CoDIP »). Toutefois, le patrimoine familial et la prestation compensatoire sont des institutions inconnues en droit belge : voir, notamment, l’interrogatoire de Sylvia Pfeiff par Me Luc Giroux, d.a., vol. III, p. 165. C’est ce qui explique la tendance des tribunaux belges à considérer le patrimoine familial et la prestation compensatoire comme relevant plutôt du régime matrimonial : interrogatoire de Sylvia Pfeiff par Me Sylvain Lussier, d.a., vol. III, p. 178-179 et par Me Luc Giroux, d.a., vol. III, p. 138; interrogatoire d’Arnaud Nuyts par Me Luc Giroux, d.a., vol. IV, p. 18-22.

[156]                     En droit québécois, les notions de patrimoine familial et de prestation compensatoire tirent justement leur origine du résultat inéquitable que peut engendrer le régime matrimonial de la séparation de biens, régime choisi par les parties en l’espèce : Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 70, 71 et 74; P. (S.) c. R. (M.), [1996] 2 R.C.S. 842, p. 853; Lacroix c. Valois, [1990] 2 R.C.S. 1259, p. 1276; Droit de la famille — 112606, 2011 QCCA 1554, [2011] R.J.Q. 1745, par. 68; J. A. Talpis, « Quelques réflexions sur le champ d’application international de la loi favorisant l’égalité économique des époux », [1989] 2 C.P. du N. 135, par. 67. Il n’est dès lors pas surprenant que des auteurs affirment que ces institutions se rattachent au « régime matrimonial » au sens large du terme. Par exemple, dans l’arrêt Droit de la famille — 977, [1991] R.J.Q. 904 (C.A.), le juge Baudouin s’exprimait ainsi à la p. 908 :

. . . le patrimoine familial est un effet direct du mariage et non une sorte de régime matrimonial universel, supplémentaire et de base, même s’il peut éventuellement y être rattaché, dans le sens large du terme, pour les fins d’application des règles de droit international privé. [Je souligne; note en bas de page omise.]

[157]                     Dans le cas qui nous intéresse, il importe peu, pour statuer sur l’existence de la litispendance, que le patrimoine familial et la prestation compensatoire puissent être qualifiés d’« effets du mariage » ou d’institutions relevant du « régime matrimonial » aux fins du droit international privé. En effet, l’existence de la litispendance en droit international privé ne dépend pas de la qualification juridique précise des faits. C’est la raison pour laquelle l’identité de cause d’action n’est pas requise, le législateur y ayant substitué l’identité de faits : Société canadienne des postes c. Lépine, 2009 CSC 16, [2009] 1 R.C.S. 549, par. 51-52. Ainsi, il s’agit simplement de déterminer s’il y a identité d’objet entre la demande de Monsieur portant sur la liquidation du régime matrimonial et les demandes de Madame portant sur le patrimoine familial et la prestation compensatoire. À mon avis, c’est le cas, et l’on peut définir cet objet comme étant le partage des droits patrimoniaux résultant du mariage[1].

[158]                     Mais la pension alimentaire au bénéfice de Madame, la garde des enfants et la pension alimentaire au bénéfice de ceux-ci sont des mesures accessoires au divorce portant sur les rapports extrapatrimoniaux entre les parties. Pour ce qui est de la garde, elle porte sur l’exercice de l’autorité parentale (art. 394, 513, 514, 521, 599 et suiv. C.c.Q.; art. 16  de la Loi sur le divorce ,   L.R.C. 1985, c. 3 (2 e  suppl .); M. Tétrault, Droit de la famille (4e éd. 2010), vol. 1, p. 133 et 139), alors que l’obligation alimentaire a un caractère extrapatrimonial en droit civil (Droit de la famille — 10829, 2010 QCCA 713, [2010] R.D.F. 201, par. 32). Conséquemment, ces demandes ont un objet tout à fait distinct de la demande de Monsieur portant sur la liquidation du régime matrimonial, laquelle concerne les droits patrimoniaux résultant du mariage. Ces demandes ont aussi un objet tout à fait distinct du prononcé du divorce. Dans l’arrêt Droit de la famille — 2561, [1997] R.D.F. 3, par exemple, la Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait pas identité d’objet entre une action en divorce intentée en France et des demandes de nature intérimaire et provisoire visant la garde des enfants et la pension alimentaire, introduites au Québec avant l’action en divorce.

(2)          L’antériorité de saisine de l’autorité étrangère

[159]                     La Cour supérieure a jugé que le tribunal québécois était l’unique tribunal saisi des demandes relatives à la pension alimentaire au bénéfice de Madame, à la garde des enfants et à la pension alimentaire au bénéfice de ceux-ci : par. 101. Puisqu’il s’agit de demandes dont le tribunal belge n’a pas été saisi — et encore moins en premier — la condition d’antériorité de saisine de l’autorité étrangère n’est pas respectée, et la Cour supérieure était d’avis qu’elle ne pouvait donc pas surseoir à statuer sur ces demandes en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. : par. 102. La conclusion de la Cour supérieure à cet égard ne comporte aucune erreur et n’a d’ailleurs pas été contestée par les parties devant la Cour d’appel : motifs de la C.A., par. 35. Il y a par ailleurs lieu de souligner que le tribunal belge ne possède vraisemblablement pas la compétence requise pour statuer sur les demandes relatives aux enfants, étant donné que ceux-ci ne résidaient pas habituellement en Belgique au moment de l’introduction de l’action : art. 8 du Règlement (CE) n° 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) n° 1347/2000, Journal officiel de l’Union européenne, 46e année, L 338; d.a., vol. VI, p. 158. Sur l’exigence de compétence en matière de litispendance, voir Rocois, p. 450[2].

[160]                     Toutefois, la Cour supérieure a aussi conclu que le tribunal québécois avait été saisi en premier des demandes de Madame portant sur le patrimoine familial et la prestation compensatoire : par. 101. Avec égards, il s’agit ici d’une erreur déterminante.

[161]                     Il s’agit en effet d’une erreur, en ce que ces demandes de Madame sont « tellement connexes » (Pesant, p. 421) à la demande de Monsieur portant sur la liquidation du régime matrimonial qu’elles doivent être considérées comme étant « implicitement compris[es] » (Rocois, p. 451, citant Nadeau et Ducharme) dans celle de Monsieur, dont le tribunal belge a été saisi en premier. C’est d’ailleurs la conclusion qu’a tirée la Cour d’appel de Bruxelles, qui a constaté l’existence d’une « litispendance imparfaite » entre toutes les demandes des parties portant sur le partage des droits patrimoniaux résultant du mariage : p. 16.

[162]                     Il s’agit d’une erreur déterminante puisque, ayant conclu que la condition d’antériorité de saisine du tribunal belge n’était pas satisfaite à l’égard de ces demandes de Madame, la Cour supérieure a ajouté que le tribunal québécois n’était donc pas tenu de surseoir à statuer sur ces demandes : par. 103. La Cour supérieure a également précisé que, peu importe le résultat de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, « certains effets patrimoniaux » du divorce seraient « à tout événement » jugés au Québec : par. 226; voir aussi le par. 225. Autrement dit, l’erreur de la Cour supérieure sur la condition d’antériorité de saisine de l’autorité étrangère est la cause directe de sa décision de ne pas surseoir à statuer sur les demandes de Madame portant sur le patrimoine familial et la prestation compensatoire. À dire vrai, il est difficile d’imaginer une erreur plus déterminante dans ce contexte.

[163]                     En outre, compte tenu des par. 103, 225 et 226 du jugement de la Cour supérieure, il faut considérer que l’exercice par la Cour supérieure de son pouvoir discrétionnaire de refuser de surseoir à statuer, décrit aux par. 151-223 du jugement, ne porte que sur les deux seules demandes dont le tribunal belge aurait, selon la Cour supérieure, été saisi en premier — satisfaisant ainsi à la condition d’antériorité de saisine de l’autorité étrangère —, en l’occurrence le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial. La Cour d’appel était dès lors nécessairement justifiée d’exercer à nouveau le pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 3137 C.c.Q. à l’égard de l’ensemble des demandes de Madame (y compris celles relatives au patrimoine familial et à la prestation compensatoire) dont le tribunal belge a été saisi en premier.

(3)          La susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère

[164]                     Je partage l’analyse de mon collègue en ce qui concerne l’interprétation et l’application, d’une part, de la condition de susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère et, d’autre part, du fardeau et du degré de preuve requis à cet égard : par. 41-64.

[165]                     En conséquence, comme le souligne mon collègue, la Cour supérieure « a fait erreur » et son analyse était « à tort trop sévère » sur ce point (par. 49 et 55), particulièrement lorsqu’elle a soumis l’art. 1096 du Code civil belge au test de l’art. 15  de la Charte canadienne   des droits et libertés  (par. 121-124). En effet, « ce n’est que si le résultat de la décisionet non son raisonnement ou la loi sur laquelle celui-ci est fondé — est contraire à l’ordre public que la reconnaissance pourra être refusée » : P. Ferland et G. Laganière, « Le droit international privé », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2019-2020, vol. 7, Contrats, sûretés, publicité des droits et droit international privé (2019), 271, p. 334 (je souligne; note en bas de page omise).

[166]                     La Cour supérieure s’est également dite d’avis qu’une autorité québécoise doit refuser de surseoir à statuer lorsque le « risque est grand » que la décision étrangère ne puisse être reconnue au Québec : par. 124. En agissant ainsi, et comme le souligne mon collègue, la Cour supérieure a imposé « à Monsieur un fardeau de preuve plus lourd que celui qui lui incombe aux termes de l’art. 3137 C.c.Q. »; en effet, Monsieur doit seulement établir qu’il existe une « possibilité » que la décision étrangère soit reconnue au Québec : par. 57.

[167]                     Contrairement à mon collègue, cependant, je ne puis accepter que les erreurs de la Cour supérieure sur la condition de susceptibilité de reconnaissance n’ont eu aucun impact sur l’exercice par celle-ci de son pouvoir discrétionnaire. Comme l’explique mon collègue, « l’exception de litispendance internationale a pour objectif de permettre au tribunal interne de surseoir à statuer en attendant de donner effet au Québec à la décision étrangère précisément afin d’éviter que des procédures intentées parallèlement n’aboutissent à des décisions incompatibles qui pourront toutes deux avoir des effets au Québec » (par. 46 (je souligne)); or, « [s]ans reconnaissance possible, il ne pourrait y avoir de jugements contradictoires » (par. 39) et il serait dès lors « inutile de surseoir à statuer si les procédures étrangères ne peuvent manifestement pas donner lieu à une décision susceptible de reconnaissance au Québec » (par. 45).

[168]                     Étant donné les conclusions de la Cour supérieure sur la condition de susceptibilité de reconnaissance, on ne peut présumer que cette dernière a accordé à l’objectif d’éviter le risque de jugements contradictoires la considération qui lui revient dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[169]                     De plus, ayant conclu que la condition de susceptibilité de reconnaissance de la décision étrangère n’était pas respectée, la Cour supérieure ne pouvait plus surseoir à statuer en vertu de l’art. 3137 C.c.Q. On ne peut par conséquent présumer qu’elle a abordé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en envisageant sérieusement la possibilité de surseoir à statuer.

B.            L’exercice du pouvoir discrétionnaire

(1)          Les objectifs de l’exercice du pouvoir discrétionnaire

[170]                     Le pouvoir discrétionnaire conféré à l’autorité québécoise par l’art. 3137 C.c.Q. vise un double objectif. Dans un premier temps, il vise à contrer tout forum shopping abusif, pratique qui serait au contraire encouragée si l’autorité québécoise respectait systématiquement la saisine antérieure d’une autorité étrangère : Goldstein, p. 88. Dans un second temps, l’exception de litispendance internationale vise aussi à éviter la multiplicité des procédures et le risque de jugements contradictoires : F. Sabourin, « Motifs permettant de ne pas exercer la compétence : forum non conveniens et litispendance internationale », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Droit international privé (feuilles mobiles), par P.-C. Lafond, dir., fasc. 9, par. 1; Goldstein, p. 69. En fait, le « risque de contrariété de jugements » peut être considéré comme « le fondement de la litispendance » : Goldstein, p. 74; voir aussi Rocois, p. 448 (« [l]es deux moyens [de litispendance et de chose jugée] servent des fins médiates similaires qui consistent essentiellement à éviter la multiplicité des procès et la possibilité de jugements contradictoires »).

[171]                     Ces objectifs sont conformes aux principes de courtoisie, d’ordre et d’équité, qui « servent de guide pour trancher les principales questions de droit international privé » : Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 21. La courtoisie internationale en particulier est « [l’]un des principes essentiels servant d’assise aux différentes règles de droit international privé » : Spar, par. 15. Comme le souligne mon collègue, l’un des objectifs sous-tendant l’art. 3137 C.c.Q. est précisément de « favoriser la courtoisie internationale » : par. 48. Ainsi que l’explique l’auteure J. Walker, des considérations de [traduction] « courtoisie à l’égard de tribunaux d’autres pays [peuvent militer] en faveur de l’octroi du sursis à statuer » : Canadian Conflict of Laws (6e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 13-25.

[172]                     En l’espèce, la Cour supérieure n’a pas, comme je l’ai indiqué précédemment, exercé le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par l’art. 3137 C.c.Q. Ainsi, elle n’a pu considérer sérieusement le risque de jugements contradictoires. En fait, la Cour supérieure a écarté ce risque en affirmant qu’au moment où la Cour d’appel de Bruxelles se prononcera, elle pourrait — si la Cour supérieure a alors confirmé sa compétence — se dessaisir purement et simplement des demandes relatives au partage du patrimonial familial et à la prestation compensatoire, conformément à l’art. 14 CoDIP, puisque ces demandes ont été introduites en second lieu devant le tribunal belge : par. 97.

[173]                     La Cour supérieure a ajouté que la Cour d’appel de Bruxelles « pourrait également [sur la base du pouvoir de contrôle inhérent du juge sur les procédures se déroulant devant lui] décider de surseoir à statuer sur les deux seules demandes qui ont été portées en Belgique avant d’être portées au Québec, à savoir : la demande de divorce et de liquidation du régime matrimonial de séparation de biens » : par. 98. Ainsi, de l’avis de la Cour supérieure, la Cour d’appel de Bruxelles « pourrait surseoir à statuer ou se dessaisir pour l’ensemble des contestations » : par. 100.

[174]                     Ces affirmations de la Cour supérieure posent problème.

[175]                     D’une part, ainsi que je l’ai signalé plus tôt, la Cour supérieure a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le tribunal québécois avait été saisi en premier des demandes relatives au partage du patrimoine familial et à la prestation compensatoire. Au contraire, c’est le tribunal belge qui a été saisi le premier de ces demandes.

[176]                     D’autre part, l’affirmation de la Cour supérieure voulant que la Cour d’appel de Bruxelles puisse également surseoir à statuer sur les demandes qui, reconnaît-elle, ont été portées en premier devant le tribunal belge (soit le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial) repose sur l’opinion discutable émise par l’expert de l’appelante, Arnaud Nuyts, qui a affirmé que le tribunal belge posséderait le pouvoir inhérent de surseoir à statuer en dépit du non-respect des conditions de l’art. 14 CoDIP (lequel exige notamment que le juge belge ait été saisi en second lieu), une disposition similaire à l’art. 3137 C.c.Q. : interrogatoire d’Arnaud Nuyts par Me Luc Giroux, d.a., vol. IV, p. 92-99.

[177]                     Quoi qu’il en soit, l’on sait maintenant que la Cour d’appel de Bruxelles a confirmé le jugement du tribunal belge et refusé de surseoir à statuer. Clairement, la Cour supérieure n’aurait pas dû écarter comme elle l’a fait le risque que des jugements contradictoires soient rendus par le tribunal québécois et le tribunal belge. Avec égards, il s’agit d’une erreur de droit. Le pouvoir discrétionnaire prévu à l’art. 3137 C.c.Q. ne peut être exercé sans que soit sérieusement pris en considération l’objectif même de cet article, qui est d’éviter les jugements contradictoires.

(2)          Les paramètres de l’exercice du pouvoir discrétionnaire

[178]                     Comme le souligne mon collègue le juge Gascon, la jurisprudence et la doctrine préconisent l’application des critères développés à l’égard de la doctrine du forum non conveniens aux cas de litispendance internationale (par. 71 et 74). Dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda, 2012 CSC 17, [2012] 1 R.C.S. 572, le juge LeBel énumère les critères suivants : « l’endroit où se trouvent les parties et les témoins, les frais occasionnés par le renvoi de l’affaire à une autre juridiction ou par le refus de suspendre l’instance, les répercussions du changement de juridiction sur le déroulement du litige ou sur des procédures connexes ou parallèles, le risque de décisions contradictoires, les problèmes liés à la reconnaissance et à l’exécution des jugements ou la solidité relative des liens avec les deux parties » : par. 110 (je souligne). Voir aussi Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc., 1998 CanLII 13001 (C.A. Qc), p. 7-8; Spar, par. 71.

[179]                     Tout comme mon collègue, je partage moi aussi l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle ces critères doivent être « appréciés dans la perspective propre à l’article 3137 C.c.Q., qui n’est pas celle de l’article 3135 C.c.Q. » (par. 76, citant le par. 124 des motifs de la C.A.; voir aussi Talpis (2001), p. 57-58). En effet, le législateur attache un caractère exceptionnel au pouvoir du tribunal québécois de refuser d’exercer sa compétence en vertu de la doctrine du forum non conveniens : art. 3135 C.c.Q. (« une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d’une partie, décliner cette compétence »); C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), par. 167; Spar, par. 77-81; GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand inc., 2005 CSC 46, [2005] 2 R.C.S. 401, par. 33; Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, [2005] 3 R.C.S. 279, par. 37. Au contraire, l’octroi du sursis à statuer en cas de litispendance internationale en vertu l’art. 3137 C.c.Q. n’est pas exceptionnel; dans un esprit de collaboration fondée sur la courtoisie internationale, les tribunaux québécois y sont en fait assez favorables : Goldstein, p. 76; Birdsall Inc. c. In Any Event Inc., [1999] R.J.Q. 1344, p. 1351 (« [l]’article 3137 C.C.Q. accorde un pouvoir de sursis au tribunal qui, malgré son caractère discrétionnaire, n’aurait toutefois rien d’exceptionnel »); 2493136 Canada inc. c. Sunburst Products Inc., 1996 CanLII 4459 (C.S. Qc), par. 57.

[180]                     Par conséquent, je ne crois pas qu’il soit nécessaire que le défendeur (c.‑à‑d. celui qui invoque l’exception fondée sur la litispendance internationale) établisse que l’autorité étrangère est « nettement plus approprié[e] » ou « manifestement plus appropriée », comme c’est le cas en matière de forum non conveniens : voir, p. ex., Van Breda, par. 108-109; Spar, par. 70; Breeden c. Black, 2012 CSC 19, [2012] 1 R.C.S. 666, par. 23; Lapointe Rosenstein Marchand Melançon S.E.N.C.R.L. c. Cassels Brock & Blackwell LLP, 2016 CSC 30, [2016] 1 R.C.S. 851, par. 52. Dans l’arrêt Van Breda, par. 108-109, le juge LeBel lie clairement l’obligation de démontrer que l’autre tribunal est « nettement plus approprié » au caractère exceptionnel du pouvoir d’une autorité du Québec de décliner compétence en vertu de la doctrine du forum non conveniens. Il s’ensuit donc, selon moi, qu’en matière de litispendance internationale, il suffit que le défendeur démontre que l’autorité étrangère est une juridiction « appropriée ». Autrement dit, le défendeur échouera seulement si l’autorité québécoise conclut que l’autorité étrangère est « inappropriée », c’est-à-dire que cette dernière est un forum non conveniens : voir, par exemple, G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, t. I, Théorie générale (1998), p. 328; H. P. Glenn, « Droit international privé », dans La réforme du Code civil, t. 3, Priorités et hypothèques, preuve et prescription, publicité des droits, droit international privé, dispositions transitoires (1993), 669, p. 746.

(3)          L’application du droit aux faits de l’espèce

a)              Contrer le forum shopping abusif

(i)              L’existence de liens réels et substantiels avec la Belgique

[181]                     La Cour d’appel a conclu à « l’existence de liens réels et significatifs » entre Monsieur et la Belgique; elle a ajouté que le choix du tribunal belge par Monsieur ne résultait pas d’un forum shopping abusif : par. 146. À mon avis, la conclusion de la Cour d’appel à cet égard est bien fondée. Elle est en outre conforme aux conclusions du tribunal belge et de la Cour d’appel de Bruxelles, qui ont eux aussi souligné l’existence de nombreux liens de rattachement avec la Belgique et rejeté l’argument de Madame reprochant à Monsieur de s’être livré à du forum shopping abusif : d.a., vol. VI, p. 46; arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles, p. 16 (« les parties vivaient seulement depuis 13 mois au Québec lors de l’introduction de la procédure alors qu’elles avaient vécu en Belgique durant près de 9 ans, y avaient contracté mariage, conclu leur contrat de mariage, conservé leur résidence secondaire et de nombreux biens »).

(ii)           Le choix du for belge par Monsieur lui confère-t-il un avantage indu?

[182]                     D’entrée de jeu, il convient de préciser à cet égard que, contrairement à la conclusion que tire la Cour supérieure au par. 200 de son jugement, il ressort des règles québécoises de droit international privé que le droit belge est le droit applicable à la révocation des donations, du moins en ce qui concerne celles consenties alors que les parties résidaient en Belgique, c’est-à-dire entre le 21 décembre 2004 et le 4 juillet 2013, comme l’a d’ailleurs souligné à juste titre la Cour d’appel au par. 135 de son arrêt : voir les art. 3111 à 3113 C.c.Q. Ainsi, peu importe le tribunal — québécois ou belge — qui entendra l’affaire, Monsieur pourrait invoquer l’art. 1096 du Code civil belge, ce qui affaiblit considérablement l’argument selon lequel le choix du tribunal belge par Monsieur lui confère un avantage indu[3]. Contrairement à ce qu’affirme mon collègue au par. 82, je considère que la Cour d’appel n’a ni « nuanc[é] » ni « temp[éré] » la conclusion de la Cour supérieure relative au droit qui doit régir la révocation des donations : la Cour d’appel a plutôt corrigé une erreur de la Cour supérieure portant sur un aspect important de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Comme le reconnaît mon collègue, la « révocation [des donations] fait du choix du for l’enjeu principal du litige qui oppose les parties » : par. 13, se référant aux motifs de la C.A., par. 50, et aux motifs de la C.S., par. 61.

(iii)         Le choix du for belge a-t-il pour effet de priver injustement Madame d’un avantage juridique?

[183]                     Il n’est pas évident que le choix du for belge priverait injustement Madame d’un avantage juridique. En première instance, le tribunal belge a accepté de qualifier la prestation compensatoire d’« effe[t] juridiqu[e] du mariage » et d’y appliquer le droit québécois conformément à l’art. 48 al. 1 CoDIP : d.a., vol. VI, p. 49. Il est vrai que la Cour d’appel de Bruxelles a infirmé le jugement du tribunal belge sur ce point car, selon elle, une telle institution relevait du régime matrimonial, et devait être régie par le droit belge : p. 25. Toutefois, Madame a formé un pourvoi contre le jugement de la Cour d’appel de Bruxelles devant la Cour de cassation belge. De plus, comme le souligne mon collègue, « la théorie de l’enrichissement sans cause » pourrait, en droit belge, « se substitu[er] à l’institution québécoise de la prestation compensatoire » : par. 61. C’est aussi ce qu’a indiqué la Cour d’appel de Bruxelles dans son arrêt, à la p. 25. De même, alors que le tribunal belge a considéré que le patrimoine familial relevait du régime matrimonial, et qu’il devait par conséquent être régi par le droit belge en vertu des art. 49 et 51 CoDIP, la Cour d’appel de Bruxelles a plutôt réservé sa décision concernant le droit applicable au partage du patrimoine familial : d.a., vol. VI, p. 49; arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles, p. 24.

b)             Éviter la multiplication des procédures et la possibilité de jugements contradictoires

[184]                     Lorsque l’autorité étrangère, première saisie du litige, constitue un forum approprié, comme c’est le cas en l’espèce, l’autorité québécoise devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas surseoir à statuer avec circonspection.

[185]                     D’une part, si l’autorité québécoise refuse de surseoir à statuer, deux scénarios peu souhaitables risquent de survenir. Premièrement, il est possible que des jugements contradictoires soient rendus par l’autorité québécoise et l’autorité étrangère. Deuxièmement, il est possible que la procédure québécoise se révèle inutile, ce qui serait le cas si l’autorité étrangère, qui a été saisie la première, rendait sa décision avant le tribunal québécois. En effet, la décision étrangère pourrait alors être reconnue au Québec, pourvu qu’elle respecte l’art. 3155 C.c.Q., ce qui entraînerait le rejet des procédures québécoises en cours pour cause de chose jugée. Il faut noter à cet égard que le motif de non-reconnaissance des décisions étrangères prévu à l’art. 3155(4) C.c.Q. en cas de litispendance ne s’applique pas lorsque l’autorité québécoise n’a pas été saisie en premier : G. Saumier, « The Recognition of Foreign Judgments in Quebec — The Mirror Crack’d? » (2002), 81 R. du B. can. 677, p. 696 et 698. Il va sans dire que si les procédures à l’étranger sont très avancées ou, pire, si une décision étrangère a déjà été rendue, et s’il est évident qu’une telle décision n’est visée par aucune des exceptions énoncées à l’art. 3155 C.c.Q., le tribunal québécois pourrait n’avoir d’autre choix que de surseoir à statuer, comme l’a d’ailleurs souligné la Cour d’appel au par. 94 de son arrêt (en des termes peut-être peu judicieux, j’en conviens). En l’espèce, la juge de la Cour supérieure a minimisé l’importance du risque que se concrétise ce second scénario en indiquant qu’une décision finale en Belgique pourrait ne pas être rendue avant 10 à 15 ans environ et en ajoutant qu’il n’était pas évident que le jugement belge pourrait être reconnu au Québec : par. 124 et 174-176.

[186]                     D’autre part, si l’autorité québécoise exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas surseoir à statuer, il est alors possible qu’il existe un risque réel que la décision québécoise ne puisse être reconnue par l’autorité étrangère, première saisie, précisément en raison de la violation par l’autorité québécoise de la règle de la litispendance : voir, p. ex., l’art. 25(6) CoDIP. D’ailleurs, lorsqu’une autorité étrangère ne respecte pas cette règle et refuse de surseoir à statuer en faveur de l’autorité québécoise saisie en premier du litige, la décision de l’autorité étrangère ne peut être reconnue par l’autorité québécoise : art. 3155(4) C.c.Q.; voir, à ce sujet, Lépine, par. 49-50; Glenn, p. 763-764.

[187]                     L’absence de reconnaissance de la décision québécoise à l’étranger n’est peut-être pas toujours un facteur important, voire pertinent, comme le souligne mon collègue : par. 88-89. Par exemple, si le for étranger a été saisi sur la base de la nationalité commune des époux, alors que ceux-ci n’y résident plus depuis longtemps et n’y possèdent plus aucun bien, l’absence de reconnaissance de la décision québécoise à l’étranger pourrait n’avoir aucune conséquence pratique, et donc sans aucune pertinence dans l’analyse. En l’espèce, toutefois, il s’agit selon moi d’un facteur important, car de nombreux biens des parties sont situés en Belgique, de sorte qu’un jugement québécois qui ne pourrait être reconnu en Belgique risque d’être dépourvu d’efficacité à l’égard de ces biens.

[188]                     Mais il y a plus. Il ne sert à rien qu’un tribunal québécois procède au partage de nombreux biens situés hors du Québec, alors que le jugement en résultant ne serait pas susceptible de reconnaissance là où se trouvent les biens. Une telle situation constitue un gaspillage pur et simple de ressources judiciaires précieuses. Par conséquent, j’estime que la Cour d’appel a également eu raison de souligner que la Cour supérieure avait omis de prendre ce facteur en considération.

III.         Conclusion

[189]                     Je rejetterais l’appel, avec dépens.

                    Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours, le juge Brown est dissident.

                    Procureurs de l’appelante : Dentons Canada, Montréal.

                    Procureurs de l’intimé : Osler, Hoskin & Harcourt, Montréal.



[1] D’ailleurs, la demande de Monsieur portant sur la liquidation du régime matrimonial vise directement la résidence familiale des parties au Québec; or, selon la demande de Madame portant sur le patrimoine familial, la résidence familiale serait incluse dans le partage de ce patrimoine; la résidence familiale est aussi comprise dans la liste des donations révoquées par Monsieur, et Madame souhaite qu’une partie de la prestation compensatoire qu’elle réclame lui soit payée au moyen du transfert de la moitié indivise de Monsieur dans la résidence familiale. Il y a donc — en partie du moins — identité matérielle de l’objet visé par ces diverses demandes.

[2] Le tribunal belge a toutefois vraisemblablement compétence, mais seulement à titre accessoire à sa compétence sur le divorce, sur la pension alimentaire réclamée au bénéfice de Madame, et ce, en vertu de l’art. 3c) du Règlement (CE) n° 4/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires; voir, à ce sujet, d.a., vol. VI, p. 157.

[3] Il faut cependant préciser que la Cour d’appel de Bruxelles a réservé sa décision sur le droit applicable à la révocation des donations (et sur la question préjudicielle s’y rapportant); le tribunal belge avait toutefois clairement décidé que la question de la révocation des donations serait régie par la loi belge.

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