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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Threlfall c. Carleton University,
2019 CSC 50, [2019] 3 R.C.S. 726

Appel entendu : 22 février 2019

Jugement rendu : 31 octobre 2019

Dossier : 37893

 

Entre :

 

Lynne Threlfall, personnellement,

en sa qualité de liquidatrice de la succession de George Roseme

et de tutrice à l’absent George Roseme

Appelante

 

et

 

Carleton University

Intimée

 

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 110)

Le juge en chef Wagner et le juge Gascon (avec l’accord des juges Abella, Karakatsanis, Rowe et Martin)

 

Motifs conjoints dissidents :

(par. 111 à 229)

 

Les juges Côté et Brown (avec l’accord du juge Moldaver)

 

 

 


threlfall c. carleton university

Lynne Threlfall, personnellement, en sa qualité de liquidatrice

de la succession de George Roseme

et de tutrice à l’absent George Roseme                                                       Appelante

c.

Carleton University                                                                                           Intimée

Répertorié : Threlfall c. Carleton University

2019 CSC 50

No du greffe : 37893.

2019 : 22 février ; 2019 : 31 octobre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Gascon, Côté, Brown, Rowe et Martin.

en appel de la Cour d’appel du québec

                    Droit des personnes — Absence — Présomption de vie — Absent présumé vivant pendant sept ans après sa disparition à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai — Retraité devenu absent à sa disparition — Régime de retraite du retraité prévoyant que les prestations de retraite cesseraient d’être versées à sa mort — Ancienne employeuse obligée par la présomption de vie de continuer à verser les prestations de retraite au retraité malgré sa disparition — Restes du retraité découverts six ans après sa disparition et décès consigné comme étant survenu le lendemain de la disparition — Ancienne employeuse demandant le remboursement des prestations de retraite versées au retraité après la date de décès consignée — Les droits et les obligations qui reposent sur l’existence continue de l’absent alors qu’il est présumé vivant sont‑ils rétroactivement éteints à partir de la date réelle du décès si le décès est prouvé dans les sept ans suivant la disparition? — Code civil du Québec, art. 85.

                    Réception de l’indu — Prestations de retraite versées à l’absent alors qu’il était présumé vivant, mais mort en fait — Conditions d’erreur et d’absence de dette non présentes au moment du versement des paiements, mais survenues plus tard — La réparation de la réception de l’indu permet‑elle de restituer à l’ancienne employeuse les paiements faits à l’absent présumé vivant dont on établit par la suite le décès à l’époque des paiements ? — Code civil du Québec, art. 1491.

                    Le 10 septembre 2007, R, un retraité, décide d’aller faire une promenade près de chez lui. Tragiquement, il ne revient jamais et on ne peut le retrouver. À compter de sa disparition, R devient un absent au sens de l’art. 84 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et T, son ancienne conjointe de fait, sa légataire universelle et la liquidatrice de sa succession, est nommée tutrice à R. La présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. oblige l’ancienne employeuse de R à continuer de lui verser des prestations de retraite malgré sa disparition, car les modalités de son régime de retraite prévoient le versement de prestations jusqu’à son décès. Presque six ans après la disparition de R, ses restes sont découverts. Le décès a été consigné à l’acte de décès comme étant survenu le lendemain de sa disparition. L’ancienne employeuse de R demande alors le remboursement du montant des prestations versées à R entre le jour de sa disparition et la date du dernier versement. Le juge de première instance statue que les paiements faits après la date consignée de décès doivent être considérés comme indus — car les trois conditions auxquelles il doit être satisfait pour établir le bien‑fondé d’une demande en réception de l’indu sont réunies — et peuvent faire l’objet de restitution. La Cour d’appel confirme pour l’essentiel la décision du juge de première instance.

                    Arrêt (les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Karakatsanis, Gascon, Rowe et Martin : Le régime de retraite prévoit sans équivoque la cessation du versement des prestations à la date du décès réel de R, et non à la date à laquelle son décès est officiellement reconnu. Devant le sens clair du libellé du régime, R n’avait pas droit à des prestations après le mois de son décès. La réfutation de la présomption de vie a fait disparaître rétroactivement le droit de R aux prestations de retraite versées alors qu’il avait la qualité d’absent. Puisque le fondement juridique des paiements a disparu, la demande de l’ancienne employeuse de R pour la restitution de l’indu en application de l’art. 1491 C.c.Q. doit être accueillie : suivant une appréciation rétrospective, les paiements ont été faits par erreur et en l’absence de dette.

                    Selon le C.c.Q., l’absent est celui qui, alors qu’il a son domicile au Québec, cesse d’y paraître sans donner de nouvelles, et sans que l’on sache s’il vit encore. Le régime québécois actuel de l’absence est une innovation relativement récente et il marque un virage fondamental du droit québécois classique en la matière. L’absent n’est plus considéré comme n’étant ni vivant ni mort. L’article 85 C.c.Q. dispose plutôt que l’absent est présumé vivant durant les sept années qui suivent sa disparition, à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai, et il jouit de la pleine personnalité juridique durant cette période. Si la preuve du décès est faite à l’intérieur du délai de sept ans à compter de la disparition, auquel cas la présomption de vie est repoussée, les droits et les obligations qui reposent sur l’existence continue de l’absent alors qu’il est présumé vivant sont rétroactivement éteints à partir de la date réelle du décès.

                    Le libellé de l’art. 85 C.c.Q. ne nous fournit que quelques indications sur la question de la rétroactivité : l’article prévoit que l’absent est présumé vivant durant sept ans à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai, et non jusqu’à ce que son décès soit prouvé. Toutefois, cet indice textuel que la réfutation de la présomption de vie a un effet rétroactif est renforcé par des considérations plus larges. Premièrement, l’art. 85 dispose clairement que la présomption de vie sera repoussée si le décès est prouvé à l’intérieur du délai de sept ans. La présomption de vie est donc une présomption simple, c’est‑à‑dire une présomption légale de fait d’une durée de sept années qui peut être repoussée par une preuve contraire ou confirmée par le retour de l’absent. L’article 85 protège l’absent pendant une période limitée — mais en établissant une présomption simple, il ne crée pas de droits permanents en faveur de l’absent. Lorsque la présomption est repoussée, elle disparaît et est remplacée par la réalité. Aucune disposition du C.c.Q. n’oblige à faire abstraction de cette réalité ou à permettre à la personnalité juridique de continuer après la mort. Il faudrait une disposition explicite du C.c.Q. pour faire ainsi abstraction de la réalité. Contrairement au Code civil français, lequel renferme une disposition expresse prévoyant que la réfutation de la présomption de vie s’applique prospectivement, le C.c.Q. ne contient aucune disposition semblable.

                    Deuxièmement, lorsque, dans d’autres parties du régime de l’absence, le C.c.Q. veut que l’on fasse abstraction de la réalité, il l’énonce expressément. En particulier, le mécanisme du jugement déclaratif de décès représente clairement un cas où une fiction juridique l’emportera sur le véritable état des choses pour donner priorité à la certitude. Dans ce cas, le C.c.Q. permet de prononcer un jugement déclaratif de décès, que la mort de l’absent puisse être tenue pour certaine ou non, lorsque la présomption de vie n’est ni confirmée ni repoussée dans les sept années qui suivent la disparition de l’absent. Inversement, la présomption de vie est un mécanisme qui protège avant tout les intérêts de l’absent dans l’espoir de son retour, mais qui permet au véritable état des choses de prévaloir quand cette issue n’est plus possible. Le législateur québécois, en établissant le régime de l’absence, a choisi un délai de sept ans comme point clé à partir duquel on permet à une fiction juridique de l’emporter à la plupart des égards sur le véritable état des choses.

                    Troisièmement, la rétroactivité est conforme aux objectifs de la présomption de vie : conférer de la stabilité à ce qui serait autrement un état des choses nébuleux et incertain et protéger les intérêts de l’absent. La réalisation de ces deux objectifs est favorisée si la présomption est repoussée avec effet rétroactif. Une approche prospective déborde largement ces objectifs. Le fait que la rétroactivité mène à une certaine incertitude à l’égard d’un petit sous‑ensemble d’opérations ou de circonstances n’a pas pour effet de renverser ou de miner la stabilité des opérations que vise la présomption de vie. À l’inverse de l’ancien régime de l’absence, les deux phases distinctes du régime actuel de l’absence offrent une simplicité et une stabilité qui permettent d’effectuer des opérations sans controverse et sans un ensemble de règles complexe. Même si une approche prospective protégeait les intérêts de l’absent, elle transformerait par ailleurs la présomption en une source de droits substantiels pour enrichir la succession de l’absent.

                    Quatrièmement, en considérant que la réfutation de la présomption a un effet rétroactif, on fait en sorte qu’à l’intérieur du délai de sept ans, les personnes intéressées ne reçoivent que ce à quoi elles ont droit, conformément au véritable état des choses. À l’inverse, si la réfutation de la présomption n’avait qu’un effet prospectif, il serait impossible de restituer les paiements qui reposaient sur l’existence de l’absent et qui ont été versés alors que l’absent était, en réalité, mort en fait et en droit. Une approche prospective produirait des gains fortuits que le régime de l’absence ne vise pas à procurer.

                    Parce que la plupart des obligations doivent être acquittées que l’absent soit vivant ou non, la réfutation n’aura aucune incidence sur la majorité des affaires de l’absent pendant la période d’absence. Toutefois, il existe un petit sous‑ensemble d’opérations qui sont touchées lorsque la présomption de vie est repoussée — à savoir les paiements qui sont reçus ou faits en raison de l’existence présumée de l’absent pendant la période de l’absence. Le fondement même de ces types d’obligations, qui sont directement liés à l’existence continue et reposent directement sur celle‑ci, disparaît rétroactivement. Il n’y a aucune voie directe entre la réfutation de la présomption de vie et les dispositions qui traitent de la restitution des prestations. Néanmoins, le recours en réception de l’indu est recevable en pareil cas même si certains des éléments que requiert ce recours ne sont pas présents au moment du paiement, mais se manifestent plus tard.

                    Une demande de restitution de l’indu fondée sur l’art. 1491 C.c.Q. comprend trois éléments essentiels : (1) il doit y avoir un paiement ; (2) le paiement doit être fait en l’absence de dette entre les parties ; et (3) le paiement doit être fait par erreur ou en protestant pour éviter un préjudice. Lorsque ces trois conditions sont réunies, il peut y avoir restitution en application de l’art. 1492 C.c.Q., conformément aux règles de la restitution des prestations. La condition d’absence de dette est essentielle à l’analyse. C’est l’absence de dette qui rend un paiement « indu ». Toutefois, la simple absence de dette entre les parties ne suffit pas. Le paiement doit en outre avoir été fait par erreur ou en protestant. Lorsqu’il n’y a, en fait, aucune obligation, la personne qui paie est généralement dans l’erreur. Dès lors que la payeuse a prouvé l’absence de dette, il incombe à la bénéficiaire de prouver que le paiement résultait d’une intention libérale. Si la bénéficiaire ne peut prouver que la payeuse effectue un paiement tout en sachant qu’il n’y a aucune obligation de le faire, le paiement est réputé fait par erreur et indu. L’erreur empêche de se servir de l’art. 1491 comme outil afin d’imposer unilatéralement à autrui de payer pour des services sous le prétexte d’une demande de restitution.

                    Dans les circonstances, l’art.1491 C.c.Q. commande l’approche rétrospective. Les conditions de la réception de l’indu doivent être appréciées rétrospectivement à l’époque de la demande et en connaissance du véritable état des choses. S’il y avait une dette à un moment donné, mais dont le fondement a disparu par la suite, l’existence de la dette doit être déterminée rétrospectivement. Pour réaliser les objectifs du régime de restitution, le tribunal doit se demander si le fondement de cette dette est demeuré intact au moment de la demande. Une conception rétrospective de l’art. 1491 s’harmonise parfaitement avec le cadre et les objectifs plus larges d’outils de restitution semblables que l’on trouve ailleurs dans le C.c.Q. Tous ces outils ont un dénominateur commun : un paiement est fait en exécution d’une obligation tout à fait valide et véritable qui disparaît par la suite en raison d’un événement subséquent. La restitution devient possible à la suite d’un événement imprévu ou anormal. Rien n’indique que l’art. 1491 fonctionne différemment de ces autres mécanismes de restitution semblables. L’appréciation de l’absence de dette à l’époque du paiement en pareil cas aurait pour effet de contrecarrer les objectifs de l’art. 1491 C.c.Q. et d’en faire une anomalie dans l’ensemble plus large des mécanismes de restitution prévus dans le C.c.Q. Sans rétrospectivité, des paiements autrefois valides seraient mis à l’abri pour toujours et les parties seraient incapables de recouvrer des paiements indus, ce qui permettrait à des paiements et à des gains fortuits de se retrouver hors de portée de la disposition.

                    Les juges Moldaver, Côté et Brown (dissidents) : Il y a lieu d’accueillir le pourvoi. Rien dans le C.c.Q. ne justifie que l’on ordonne à la tutrice de restituer les sommes d’argent reçues de l’ancienne employeuse ; la réfutation de la présomption de vie signifiait l’extinction de l’obligation de l’ancienne employeuse seulement à l’égard des versements de prestations en cours (c’est‑à‑dire futurs). Les articles 1491 et 1492 C.c.Q. ne peuvent être ajustés pour permettre aux tribunaux de remonter dans le temps et conclure que les paiements de l’ancienne employeuse à l’absent ont été faits par erreur, ce qui a pour effet d’annuler des droits et des obligations qui étaient validement exigibles au moment où ils ont été exécutés. La demande de restitution de l’ancienne employeuse fondée sur les dispositions du C.c.Q. en matière de réception de l’indu doit donc être rejetée.

                    La réfutation de la présomption établie à l’art. 85 C.c.Q. ne saurait avoir d’effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels de l’absent. Si la preuve du décès de l’absent est faite avant l’expiration du délai de sept ans, la présomption de vie n’est repoussée que prospectivement, si bien qu’aucun droit ou obligation reposant sur l’existence de l’absent ne peut être revendiqué ou exécuté pour l’avenir, c’est‑à‑dire pour le reste de la période de sept ans.

                    Une approche prospective cadre avec les modifications apportées au régime de l’absence entre le Code civil du Bas‑Canada (où l’incertitude persistait pendant toute la période de 30 ans d’absence et faisait en sorte qu’il était impossible pour quiconque de revendiquer un droit échu à l’absent pendant cette période) et le C.c.Q. (où la présomption de vie procure de la certitude pendant la période d’absence de sept ans et fait en sorte que les droits et obligations de l’absent sont valides jusqu’à ce que la présomption soit repoussée). Le régime de l’absence du Code civil du Bas‑Canada était indûment complexe, rigide et — surtout — truffé d’incertitude persistante. Les difficultés concernant le régime ont mené à des révisions. Selon le C.c.Q., l’absent est automatiquement présumé vivant durant les sept années qui suivent sa disparition. La présomption de vie prévue à l’art. 85 C.c.Q. représentait un changement important au droit de l’absence au Québec. C’est cette présomption qui favorise la certitude en faisant en sorte que les absents soient aptes à recueillir des droits et à être tenus d’obligations. Celui qui revendique le droit de réclamer des prestations de retraite pendant une absence n’a plus à prouver que l’absent était, en fait, vivant à l’époque où le droit lui était échu. Il suffit d’établir que l’absent était présumé vivant en droit au moment où le droit lui a échu pour qu’il acquière ce droit pendant son absence. Que ce soit au moyen de l’exécution forcée par ordonnance du tribunal ou de l’exécution volontaire par une personne tenue de respecter la loi, les droits et obligations de l’absent bénéficient d’une présomption absolue de validité tant que la présomption de vie produit ses effets.

                    La présomption de vie cesse de s’appliquer après sept années d’absence, puisqu’elle est remplacée par la présomption du décès de l’absent. Pour obtenir un jugement déclaratif de décès sept ans après la disparition de l’absent, il n’est pas nécessaire de faire la preuve concluante du décès de l’absent, justement parce que l’absent est alors présumé décédé ; il suffit de prouver l’absence de la personne et le fait que l’absence a duré sept ans à compter de la disparition. Ce changement au droit de l’absence a rapproché le droit québécois du droit allemand et du droit français. Une autre révision particulièrement importante était que la présomption de décès court à compter du jugement déclaratif de décès, et non pas à compter de la disparition de l’absent. La date du décès est fixée à l’expiration de sept ans à compter de la disparition. La présomption de décès et le jugement déclaratif de décès n’ont pas pour effet d’écarter la présomption de vie qui était en vigueur pendant la période d’absence de sept ans. Si la date du départ de l’absent était peut‑être moins arbitraire pour fixer son décès, celle du jugement déclaratif de décès était plus certaine. Le caractère rétroactif de la présomption de décès a été rejeté parce qu’il aurait pour effet de valider tous les actes irréguliers faits depuis le départ de l’absent. Cette règle générale de non‑rétroactivité de la présomption de décès n’est l’objet que d’exceptions explicites.

                    Une approche prospective s’accorde également avec la présomption de longue date de non‑rétroactivité en matière d’interprétation statutaire. Puisque le libellé de l’art. 85 C.c.Q. ne nous fournit que quelques indications et que le texte de l’art. 85 et le contexte du C.c.Q. ne prévoient pas expressément la rétroactivité ni ne militent en faveur de celle‑ci, le point de départ devrait être la présomption de longue date de non‑rétroactivité. La rétroactivité doit avoir pour assise l’intention claire du législateur. À l’inverse, pour conclure que la présomption de vie opère prospectivement, une disposition expresse n’est pas nécessaire. Les effets rétroactifs de la réfutation de la présomption de décès et de l’annulation du jugement déclaratif de décès sur les droits et obligations substantiels sont expressément prévus dans le C.c.Q. Cela contraste nettement avec le silence absolu du C.c.Q. sur la question de savoir si la présomption de vie peut ou non être repoussée avec des effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels de l’absent. On ne peut tout simplement pas inférer d’une exception une règle générale de rétroactivité pour toutes les fins chaque fois que la date réelle du décès est connue. L’absence de texte législatif exprès commandant l’application rétroactive de la réfutation de la présomption de vie ne milite pas en faveur de la rétroactivité, mais plutôt contre elle. La primauté du droit exige, en règle générale, que des changements de situation subséquents n’aient aucune incidence sur les droits et obligations tels qu’ils existent à un moment donné.

                    Une approche prospective s’accorde en outre avec les régimes de l’absence français et allemand. Les régimes québécois et français s’inspirent tous les deux du modèle germanique, et chacun arrive manifestement à des résultats semblables sur des questions semblables. Vu qu’ils s’inspirent tous les deux du même modèle germanique, on s’attendrait à ce que le C.c.Q. mène à un résultat semblable à celui du Code civil français, lequel prévoit expressément que les droits acquis sans fraude sur le fondement de la présomption d’absence ne sont pas remis en cause lorsque le décès de l’absent vient à être établi ou judiciairement déclaré, quelle que soit la date retenue pour le décès. La présence, dans le C.c.Q., d’une disposition équivalente à celle du Code civil français est inutile et, d’ailleurs, superflue, en raison de l’existence d’une disposition claire prévoyant en termes exprès une présomption de vie. En l’absence de disposition expresse appuyant une approche rétrospective, il n’y a aucune raison d’isoler le Québec du reste du monde civiliste et de la tendance européenne de laquelle s’est inspiré le C.c.Q. au moment de son adoption.

                    Enfin, une approche prospective est conforme aux trois objectifs du régime de l’absence et au rôle du tuteur, et des tiers liés, dans l’atteinte de ces objectifs, voire commandée par ces objectifs et ce rôle. La présomption de vie a pour but, pendant qu’elle est en vigueur, de conférer de la certitude et de la stabilité à ce qui serait autrement un état des choses nébuleux et incertain. Un état des choses précaire, introduit dans le régime de l’absence si la présomption de vie est réfutable avec des effets rétroactifs, est tout simplement incompatible avec l’état des choses certain que le régime de l’absence en général et la présomption de vie en particulier étaient censés permettre d’atteindre. En interprétant le C.c.Q. d’une manière qui reflète le véritable état des choses, on sacrifie la certitude — un objectif important du régime de l’absence — sur l’autel de la justesse. Ne sachant pas si le revenu aura peut‑être à être rendu à un moment donné dans le délai de sept ans, le tuteur ne peut pas honorer en toute confiance les obligations de l’absent, surtout les obligations qui ne pourraient pas être l’objet d’une ordonnance de restitution en faveur de l’absent si la présomption de vie est réfutable avec des effets rétroactifs. Cela mine le deuxième objectif du régime de l’absence en général et de la présomption de vie en particulier, à savoir de protéger les intérêts de l’absent en les préservant dans l’éventualité de son retour. L’imposition d’effets rétroactifs sur les droits de l’absent paralyse le tuteur, qui ne peut plus en toute sécurité employer les rentrées d’argent de l’absent pour acquitter ses obligations à mesure qu’elles arrivent à échéance, faisant ainsi obstacle aux objectifs du régime. Elle représente l’antithèse de la certitude que le régime de l’absence était censé procurer, et elle mine le rôle dévolu au tuteur dans la gestion des affaires de l’absent. Suivant une approche rétrospective, les tiers ne peuvent plus employer en toute sécurité les sommes d’argent qu’ils touchent, parce que s’il est découvert que l’absent était de fait décédé au cours de la période de sept ans, ces sommes doivent être rendues. Pareille approche constitue non seulement une abrogation judiciaire de la présomption de vie en ce qui concerne les droits de l’absent, elle constitue également une abrogation inacceptable du même ordre en ce qui concerne les obligations de l’absent. Si éviter des gains fortuits en faveur de la succession de l’absent était une préoccupation qui sous‑tend le régime de l’absence, le législateur aurait édicté — à l’expiration du délai de sept ans et sans retour de l’absent — une présomption de décès rétroactive au jour de la disparition, et le droit aurait exigé que la date du décès soit fixée, non pas à l’expiration de sept ans à compter de la disparition, mais à la date de la disparition. Par conséquent, éviter que la succession de l’absent touche des gains fortuits n’est tout simplement pas une préoccupation qui sous‑tend le régime de l’absence. D’occasionnels gains fortuits sont un effet inévitable de l’objectif de certitude qui imprègne l’ensemble du régime de l’absence. De plus, l’utilisation du terme « gain fortuit » ne tient pas compte de la source du droit — un droit acquis sans fraude.

                    L’ajustement des exigences classiques de l’art. 1491 C.c.Q. est rendu nécessaire suivant l’approche rétrospective afin de résoudre le problème que pose la conclusion selon laquelle la présomption de vie peut être repoussée avec des effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels de l’absent, car l’art. 85 C.c.Q. ne crée pas expressément d’obligation de restitution. Il s’agit d’une dérogation au droit existant et à la jurisprudence. Les trois conditions qui doivent être satisfaites avant qu’une personne qui reçoit un paiement doive le restituer à la personne qui l’a fait doivent habituellement être interprétées avec prudence, sinon restrictivement. En l’absence de tout recours, le mécanisme qu’il convient d’employer pour indemniser la personne appauvrie aux dépens de laquelle une autre personne s’est enrichie est l’action en enrichissement injustifié — et non un ajustement des exigences de l’art. 1491 C.c.Q.

                    En l’espèce, la condition d’absence de dette n’a pas été remplie dans la mesure où les paiements faits étaient juridiquement dus lorsqu’ils ont été faits, en raison de la présomption établie à l’art. 85 C.c.Q. La condition d’erreur n’a pas non plus été satisfaite. Il n’existait aucune croyance erronée que le paiement était exigible lorsqu’il a été effectué. L’enrichissement de la tutrice est justifié : les prestations de retraite ont été versées conformément à la présomption de vie. L’ancien employeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de prouver que la tutrice avait l’obligation de rendre les prestations de retraite reçues.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef Wagner et le juge Gascon

                    Distinction d’avec les arrêts : Willmor Discount Corp. c. Vaudreuil (Ville), [1994] 2 R.C.S. 210 ; Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403 ; arrêts mentionnés : Tolofson c. Jensen ; Lucas (Tutrice à l’instance de) c. Gagnon, [1994] 3 R.C.S. 1022; Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Ostiguy c. Allie, 2017 CSC 22, [2017] 1 R.C.S. 402; Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271; 85363 Canada Ltée c. Maxpac Refuse Collector Services Ltd., 1993 CanLII 4231 ; Caron et Directeur de l’état civil, 2014 QCCS 4894 ; Thériault et Directeur de l’état civil, 2014 QCCS 4896 ; Michaud et Directeur de l’état civil, 2014 QCCS 4895 ; Gariépy c. Directeur de l’état civil, [1997] R.D.F. 50 ; Banque Amex du Canada c. Adams, 2014 CSC 56, [2014] 2 R.C.S. 787 ; C.J. c. Parizeau Popovici, 2011 QCCS 2005 ; Pearl c. Investissements Contempra Ltée, [1995] R.J.Q. 2697 ; Roux c. Cordeau, [1981] R.P. 29 ; Garage W. Martin Ltée c. Labrie, [1957] C.S. 175 ; The Queen c. Premier Mouton Products Inc., [1961] R.C.S. 361 ; Résidences Melior inc. c. Québec (Ville de), 2009 QCCS 3843 ; Développements Iberville Ltée c. Québec (Ville), 2005 CanLII 578 ; 6001149 Canada inc. c. Hydro‑Québec, 2007 QCCQ 12042 ; Marleau c. Hydro‑Québec, 2003 CanLII 6507.

Citée par les juges Côté et Brown (dissidents)

                    Sandaldjian c. Directeur de l’état civil, 2003 CanLII 71896 ; Assurance‑vie Desjardins c. Duguay, [1985] C.A. 334 ; Gariépy c. Directeur de l’état civil, [1997] R.D.F. 50 ; Minville, Re, 2004 CanLII 39875 ; Ashodian (Succession de) c. Directeur de l’état civil, 2015 QCCS 6141 ; Auclair (Re), 2016 QCCS 2065 ; Salman et Gagnon, [1996] R.D.F. 324 ; Savard c. Metropolitan Life Insurance, [1971] C.S. 631 ; Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103 ; Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184 ; Civ. 2e, 21 juin 2012, Bull. civ. VI, no 114 ; Civ. 1re, 17 mai 2017, Bull. civ. V, no 112; Willmor Discount Corp. c. Vaudreuil (Ville), [1994] 2 R.C.S. 210 ; Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403 ; J.E. Fortin inc. c. Commission de la santé et de la sécurité du travail, 2007 QCCA 1099, [2007] R.J.Q. 1937 ; Canadian Imperial Bank of Commerce c. Perrault et Perrault Ltée, [1969] B.R. 958 ; Aussant c. Axa Assurances inc., 2013 QCCQ 398, [2013] R.J.Q. 533 ; Société nationale de fiducie c. Robitaille, [1983] C.A. 521 ; Roux c. Cordeau, [1981] R.P. 29 ; Commission des écoles catholiques de Verdun c. Giroux, [1986] R.J.Q. 2970 ; Banque Amex du Canada c. Adams, 2014 CSC 56, [2014] 2 R.C.S. 787 ; Cie Immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc., [1977] 2 R.C.S. 67 ; Mac Rae c. Hammond, 2014 QCCA 1359 ; Bourbonnais c. Andjorin, 2016 QCCA 1721 ; M.B. c. L.L., [2003] R.D.F. 539.

Lois et règlements cités

Act concerning Missing Persons, Declarations of Death and the Determination of the Time of Death of July 4th, 1939, RGBI.I, p. 1186/1, art. 10.

Code civil (France), art. 119.

Code civil du Bas‑Canada, art. 70 à 73, 86, 87, 91, 93, 94, 98, 99, 104, 105, 108, 1913, 2529.

Code civil du Québec, art. 1, 84, 85, 86, 87, 88, 90, 92, 94 al. 1, 95, 96, 97 à 101, 102, 107, 127, 129, 133, 208, 465, 516, 613 al. 1, 617, 627, 638, 684 et suiv., 802, 910, 1262, 1301 et suiv., 1302,1372, 1416, 1422, 1425, 1491, 1492, 1493 à 1496, 1507 al. 2, 1553, 1554, 1606 al. 1, 1693, 1694, 1699 à 1707, 1736, 1836 à 1838, 2804, 2809, 2814(5), 2818, 2846, 2847, 2848.

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01.

Loi concernant les jugements déclaratifs de décès, L.Q. 1969, c. 79.

Doctrine et autres documents cités

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Kasirer et Émond et la juge La Rosa (ad hoc)), 2017 QCCA 1632, 36 C.C.P.B. (2nd) 5, 417 D.L.R. (4th) 623, [2017] AZ‑51435317, [2017] Q.J. No. 14553 (QL), 2017 CarswellQue 9114 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Bédard, 2016 QCCS 406, 26 C.C.P.B. (2nd) 150, [2016] AZ‑51251116, [2016] Q.J. No. 652 (QL), 2016 CarswellQue 592 (WL Can.). Pourvoi rejeté, les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents.

                    Benoit M. Duchesne, pour l’appelante.

.                   Antoine Aylwin, pour l’intimée.

 

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Karakatsanis, Gascon, Rowe et Martin rendu par

 

                    Le juge en chef et le juge Gascon —

I.               Aperçu

[1]                              Le 10 septembre 2007, George Roseme, un professeur de sciences politiques à la retraite de l’intimée, Carleton University (« Carleton »), décide d’aller faire une promenade près de chez lui. Tragiquement, il ne revient jamais. Malgré les efforts de secouristes, de la famille et d’amis, on ne peut le retrouver.

[2]                              À compter de sa disparition, M. Roseme devient un « absent » aux yeux du Code civil du Québec (« C.c.Q. »). L’article 85 C.c.Q. prévoit que l’absent est présumé vivant durant sept années à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai. Aussi, malgré l’incertitude du statut de M. Roseme, cette présomption de vie oblige Carleton, son ancienne employeuse, à continuer de lui verser des prestations de retraite suivant son régime de retraite « viager ». Ce régime stipule que le versement de ces prestations cesse au décès du bénéficiaire. Environ six ans après sa disparition, les restes de M. Roseme sont découverts, et la présomption de vie est alors repoussée. La date de son décès est établie au 11 septembre 2007, le lendemain de sa disparition.

[3]                              La question centrale que soulève le présent pourvoi est de savoir si la succession de M. Roseme a le droit de conserver les prestations de retraite de près d’un demi-million de dollars qui lui ont été versées pendant qu’il était présumé vivant, même si cette présomption a été repoussée par la suite.

[4]                              Pour répondre à cette question, la Cour est appelée, pour la première fois, à examiner le régime du C.c.Q. régissant le phénomène de l’« absence ». Le régime actuel a été introduit il y a presque 30 ans et il représente un virage fondamental au regard des effets juridiques de l’absence d’une personne. Sous ce régime, l’absent est présumé vivant durant les sept années qui suivent sa disparition (art. 85 C.c.Q.). Si cette présomption de vie n’est pas repoussée par une preuve de décès durant cette période de sept ans, un jugement déclaratif de décès peut être prononcé ; ce jugement fixe alors la date du décès de l’absent à « l’expiration de sept ans à compter de la disparition » (art. 94 al. 1 C.c.Q.; voir aussi l’art. 92 al. 1 C.c.Q.). Ce régime témoigne de la mise en balance de deux principes concurrents : la justesse (en cherchant à faire en sorte que les relations correspondent le mieux possible au véritable état de l’absent) et la certitude (en procurant aux héritiers et aux contreparties de l’absent un état des choses stable et prévisible).

[5]                              À notre avis, la structure du régime de l’absence montre clairement que pendant les sept premières années de l’absence, la justesse doit l’emporter sur la certitude. Ce n’est qu’après sept années d’absence, et le prononcé d’un jugement déclaratif de décès, que la certitude l’emporte — sous réserve de quelques exceptions bien circonscrites — même si cela ne correspond pas à la date réelle du décès de l’absent. Autrement dit, l’objectif de justesse est atteint par la création d’une présomption simple de vie, alors que l’objectif de certitude est atteint en fixant un point de démarcation définitif où la fiction juridique l’emporte sur la réalité.

[6]                             Le présent pourvoi nous oblige en outre à examiner l’interaction entre ce régime de l’absence et les règles de restitution propres à la « réception de l’indu » dont traite l’art. 1491 C.c.Q. Nous sommes d’avis que le recours en réception de l’indu est recevable même si, dans des circonstances inédites comme celles de l’espèce, certains des éléments que requiert ce recours — en particulier l’absence de dette et l’erreur — ne sont pas présents au moment du paiement, mais se manifestent plus tard.

[7]                              Les juridictions inférieures ont statué en faveur de Carleton et ordonné la restitution des prestations de retraite. Nous sommes d’accord et nous rejetterions le pourvoi. Dès que le décès de M. Roseme a été confirmé à l’intérieur de la période de sept années, son droit aux prestations de retraite versées alors qu’il était absent et présumé vivant s’est volatilisé. Le véritable état des choses — le décès de M. Roseme — a repoussé et supplanté la présomption établie à l’art. 85 C.c.Q. selon laquelle l’absent est vivant. Même si Carleton était juridiquement obligée de verser les prestations de retraite pendant que M. Roseme était absent, elle a droit à la restitution parce que les paiements, considérés rétrospectivement, n’étaient pas dus.

II.            Contexte

A.           Les faits

[8]                              Monsieur Roseme est un professeur de sciences politiques à Carleton. Le 13 mai 1996, il signe une note de souscription par laquelle il choisit de se faire verser une [traduction] « rente viagère sur une seule tête » aux termes du régime de retraite de Carleton (« Régime »). Fait à souligner, la note comporte la clause suivante : [traduction] « Je sais qu’à mon décès, mes prestations de retraite cesseront d’être versées et qu’aucune prestation du Régime, de quelque nature que ce soit, ne sera payable à mes bénéficiaires, à mes héritiers ou à ma succession, même si mon décès survient immédiatement après la date du premier versement de ma prestation de retraite » (d.a., vol. II, p. 170).

[9]                              Monsieur Roseme part à la retraite le 1er juillet 1996 et il commence à recevoir ses prestations de retraite du Régime. Le 10 septembre 2007, M. Roseme — âgé de 77 ans et aux premiers stades de la maladie d’Alzheimer — sort de son domicile à La Pêche, au Québec, pour faire une promenade et il disparaît. Malgré six jours de recherches minutieuses, il n’est pas retrouvé. Plusieurs mois après la disparition, l’appelante, Lynne Threlfall — l’ancienne conjointe de fait de M. Roseme, sa légataire universelle et la liquidatrice de sa succession —, présente une requête à la Cour supérieure du Québec pour l’ouverture d’une tutelle à l’absent. La requête est accueillie le 4 février 2008 et Mme Threlfall est nommée tutrice à M. Roseme.

[10]                          Carleton n’est pas avisée de la disparition de M. Roseme et elle continue donc à lui verser des prestations du Régime. Elle apprend sa disparition par les médias en janvier 2009. Carleton soupçonne que M. Roseme, disparu depuis longtemps, est décédé, si bien que son obligation contractuelle a pris fin. Le 18 mars 2009, Carleton informe Mme Threlfall qu’elle entend cesser de verser les prestations de retraite mensuelles de M. Roseme, et elle exige le remboursement de la somme qu’elle a versée à M. Roseme depuis janvier 2008. En guise de réponse, Mme Threlfall invoque l’art. 85 C.c.Q., faisant observer qu’en tant qu’absent, M. Roseme est présumé vivant et qu’il a donc le droit de continuer à recevoir des prestations de retraite. Après réception d’une mise en demeure de Mme Threlfall en octobre 2009, Carleton accepte de rétablir le versement des prestations de retraite de M. Roseme et de payer les arrérages [traduction] « sans admission de quelque nature que ce soit », à la condition que Mme Threlfall fournisse une déclaration écrite énonçant les faits dont elle a connaissance qui pourraient aider à savoir si M. Roseme est encore vivant. Mme Threlfall fournit un affidavit où elle affirme ne posséder aucun renseignement sur la question de savoir si M. Roseme est vivant ou mort.

[11]                          Le 22 juillet 2013, presque six ans après la disparition de M. Roseme, des restes humains sont découverts sur la propriété de son voisin. On détermine qu’il s’agit des restes de M. Roseme. Carleton, qui a continué à verser des prestations de retraite à M. Roseme depuis qu’elle a recommencé à le faire, est informée de la découverte et cesse de payer le 16 août 2013. L’acte de décès établi pour M. Roseme est signé le 17 février 2014 et il est certifié par le directeur de l’état civil le 3 avril 2014. Selon cet acte, le décès de M. Roseme est survenu le 11 septembre 2007, le lendemain de sa disparition. Cette date de décès est établie par le directeur de l’état civil conformément à l’art. 127 C.c.Q. Le rapport du coroner publié le 21 avril 2014 conclut que le décès a vraisemblablement été naturel ou accidentel ; la mention « 2007 » y est inscrite comme date de décès.

[12]                          Il importe de souligner d’emblée que l’énoncé des faits qui figure dans l’acte de décès certifié par le directeur de l’état civil fait preuve à l’égard de tous (art. 107 et 2818 C.c.Q.). Comme l’explique la Cour d’appel, Mme Threlfall a choisi de ne pas attaquer la validité de cet acte comme acte authentique ou de demander sa correction, comme elle aurait pu le faire en vertu des règles applicables du Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑ 25.01. Elle a également choisi de ne pas contester l’exercice, par le directeur, du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 127 C.c.Q. en établissant que la date du décès de M. Roseme est le 11 septembre 2007.

[13]                          En juin 2014, Mme Threlfall établit une reddition de compte finale de sa tutelle et, en sa qualité de liquidatrice de la succession de M. Roseme, elle accepte cette reddition de compte. Quelques semaines plus tard, elle retire la somme de 106 000 $ du compte bancaire de la succession et elle se sert de cette somme pour rembourser ses dettes personnelles. Cherchant à recouvrer les prestations de retraite versées à M. Roseme pendant la période où il était absent, Carleton introduit une instance le 21 novembre 2014 contre Mme Threlfall personnellement, en sa qualité de liquidatrice de la succession et en sa qualité de tutrice à M. Roseme. Carleton demande le remboursement de 497 332,64 $, soit le montant des prestations versées à M. Roseme entre le 11 septembre 2007 et la date du dernier versement en 2013. Bien que Mme Threlfall ait d’abord contesté toute responsabilité personnelle, le juge de première instance a conclu le contraire, et la question de sa responsabilité personnelle n’est pas remise en question devant notre Cour. En conséquence, si nous identifions un fondement permettant d’ordonner la restitution à Carleton, l’ordonnance sera prononcée contre Mme Threlfall, à la fois personnellement et en sa qualité de liquidatrice de la succession et de tutrice.

B.            Les décisions des juridictions inférieures

(1)          Cour supérieure du Québec, 2016 QCCS 406, 26 C.C.P.B. (2nd) 150 (le juge Bédard)

[14]                          Le juge de première instance souligne que Carleton n’a pas fait de paiements volontaires à M. Roseme à la suite de sa disparition. Elle a payé uniquement parce qu’elle était juridiquement obligée de le faire en application de l’art. 85 C.c.Q. Son obligation d’effectuer des paiements aurait pris fin soit à la suite d’un jugement déclaratif de décès après sept années d’absence, soit à une date antérieure si la preuve du décès est établie. En l’espèce, les restes de M. Roseme ont été découverts avant l’expiration de la présomption de vie de sept années. Carleton n’a pas eu tort de continuer à effectuer des paiements pendant la période d’absence lors de laquelle M. Roseme était présumé vivant, mais ces paiements sont devenus une erreur dès que la présomption a été repoussée et le décès établi. La présomption de vie ne modifie pas le Régime ; les prestations prennent fin au décès du bénéficiaire.

[15]                          Le juge de première instance statue par ailleurs que les trois conditions auxquelles Carleton doit satisfaire pour établir le bien‑fondé de sa demande en « réception de l’indu » selon l’art. 1491 C.c.Q sont réunies : (1) Carleton a fait des paiements à l’absent ; (2) la dette n’est pas due, puisque les paiements doivent cesser au moment du décès ; (3) les paiements ont été faits par erreur, puisqu’ils ont été effectués conformément à la présomption selon laquelle l’absent est vivant. Il s’ensuit que les paiements faits après le décès doivent être considérés comme indus et peuvent faire l’objet de restitution en application de l’art. 1492 C.c.Q.

(2)          Cour d’appel du Québec, 2017 QCCA 1632, 417 D.L.R. (4th) 623 (les juges Kasirer et Émond et la juge La Rosa (ad hoc))

[16]                         Bien qu’elle accueille l’appel en partie pour corriger certains calculs du juge de première instance, la Cour d’appel confirme pour l’essentiel la décision de la Cour supérieure.

[17]                         La Cour d’appel ne retient pas l’argument de Mme Threlfall selon lequel Carleton est obligée, suivant le Régime, de verser des prestations de retraite à M. Roseme jusqu’à ce que la preuve du décès soit faite. Le contrat prévoit sans équivoque que le droit de M. Roseme aux prestations prend fin à la date de son décès, et non lorsque la preuve du décès est faite.

[18]                          La Cour d’appel rejette ensuite l’argument de Mme Threlfall selon lequel la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. est repoussée avec effet prospectif plutôt que rétroactif. Même si l’art. 85 C.c.Q. ne précise pas expressément que la réfutation de la présomption a un effet rétroactif, la cour invoque l’art. 96 C.c.Q. comme preuve que [traduction] « le législateur préfère, sous réserve d’exceptions expresses, donner effet à la date réelle du décès lorsqu’elle est connue » (par. 75). Puisque la présomption a pour but de réduire l’incertitude, dès lors que cette incertitude est levée par le retour de l’absent ou son décès, il n’y a plus de raison d’appliquer la présomption.

[19]                          Enfin, la Cour d’appel examine la thèse de Mme Threlfall suivant laquelle le juge de première instance s’est trompé en appliquant les règles en matière de réception de l’indu prévues à l’art. 1491 C.c.Q. La cour reconnaît que, à proprement parler, les conditions requises pour une demande de réception de l’indu ne sont pas réunies en l’espèce. Puisque M. Roseme est présumé vivant, les paiements sont dus au moment où ils sont faits. Les paiements étant dus en droit, il ne peut y avoir d’erreur. Carleton ne peut non plus prétendre avoir payé en protestant : elle a reconnu qu’elle a l’obligation de continuer à verser les prestations de retraite. Bref, [traduction] « l’Université était débitrice d’une dette valide et elle n’a pas eu tort de faire le paiement » (par. 109).

[20]                          Toutefois, après avoir conclu que Carleton ne peut pas satisfaire aux exigences classiques de l’art. 1491 C.c.Q., la Cour d’appel se demande s’il y a une autre raison d’ordonner la restitution. S’appuyant sur les principes qui sous‑tendent les art. 1491, 1554 et 1699 C.c.Q. et sur la disposition préliminaire du C.c.Q., la Cour d’appel [traduction] « ajuste » les exigences de l’art. 1491 C.c.Q. « pour reconnaître ce recours comme la source de l’obligation de restitution » en l’espèce malgré la présence d’une dette et l’absence d’erreur à l’époque du paiement par Carleton (par. 123). En conséquence, la Cour d’appel, suivant un raisonnement différent, confirme la décision du juge de première instance d’ordonner la restitution à hauteur d’une somme de 497 332,64 $.

III.         Analyse

[21]                          Le présent pourvoi soulève trois questions. La première porte sur l’interprétation qu’il convient de donner au Régime, soit celle de savoir si le droit contractuel de M. Roseme aux prestations a pris fin à la « date réelle de son décès », ou à la date à laquelle son décès a été reconnu par l’État. La deuxième porte sur la présomption de vie créée par l’art. 85 C.c.Q., soit celle de savoir si la réfutation de la présomption a un effet rétroactif. La troisième est celle de savoir si le recours en « réception de l’indu » prévu à l’art. 1491 C.c.Q. permet la restitution de paiements faits à un absent présumé vivant, mais dont on établit par la suite le décès, en fait et en droit, à l’époque des paiements.

A.           Le Régime prévoit la cessation des prestations de retraite au décès de M. Roseme

[22]                          Madame Threlfall fait d’abord valoir un argument fondé sur l’interprétation contractuelle du Régime (reproduit dans le d.a., vol. II, p. 93 et suiv.). À son avis, le Régime prévoit que Carleton continue à verser des prestations de retraite à M. Roseme jusqu’à la date à laquelle l’État reconnaît officiellement son décès. Selon cette interprétation du Régime, M. Roseme aurait droit à des prestations de retraite jusqu’à la date à laquelle son acte de décès est certifié, ou au moins jusqu’à la date à laquelle ses restes sont découverts. Carleton conteste l’interprétation plaidée par Mme Threlfall et soutient que le Régime ne prévoit des paiements que jusqu’à la date du décès de M. Roseme — et non jusqu’à la date à laquelle son décès est officiellement reconnu par l’État. À l’instar des deux juridictions inférieures, nous sommes d’accord avec Carleton : le Régime a sans équivoque mis fin aux obligations de Carleton à la date du décès réel de M. Roseme, et non à la date à laquelle son décès a été officiellement reconnu.

[23]                          Conformément à une option de choisir de recevoir des prestations mensuelles majorées prévue au sous‑al. 8.02(b)(i) du Régime, M. Roseme a signé une note de souscription par laquelle il a choisi de se faire verser une [traduction] « rente viagère sur une seule tête », payable mensuellement pour « le reste de sa vie seulement », tous les paiements devant cesser à son « décès ». Interprétant ce libellé, le juge de première instance a conclu que [traduction] « les prestations de retraite cessent au décès du bénéficiaire », plus particulièrement « lorsque la date du décès est établie, soit à la fin de la période de sept années, soit plus tôt si le décès peut être prouvé » (par. 40). Nous souscrivons à cette interprétation de l’option « rente viagère sur une seule tête » du Régime.

[24]                          À notre avis, Mme Threlfall n’a pas établi que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante ou une autre erreur susceptible d’intervention dans son interprétation de l’option [traduction] « rente viagère sur une seule tête » du Régime. Madame Threlfall s’appuie principalement sur le fait que le Régime ne définit pas les termes « vie », « reste de sa vie » et « décès ». Elle prétend qu’en raison de cette absence de définitions, [traduction] « [i]l n’y a tout simplement aucune indication, dans le régime de retraite, que le “reste de [la] vie” ou la “vie” de M. Roseme prend fin à la “date réelle du décès”, par opposition à la date à laquelle son décès est prouvé et [. . .] officiellement reconnu par l’État au moyen de la certification et de la délivrance d’un acte de décès » (m.a., par. 95).

[25]                          Même si ces termes ne sont pas définis, nous rejetons l’argument de Mme Threlfall. Les mots « reste de sa vie », « vie » et « décès » ne souffrent d’aucune ambiguïté. Ces termes n’ont rien de nébuleux. Nous sommes d’accord avec Carleton pour dire [traduction] « [qu’i]l s’agit de termes qui n’ont pas besoin d’être définis au-delà de leur sens ordinaire » (m.i., par. 23). Ces termes renvoient clairement à la vie réelle et au décès réel, non pas à la date à laquelle le décès est reconnu par l’État.

[26]                          Soulignons que même si le Régime prévoit en outre qu’il doit être [traduction] « régi et interprété conformément aux lois de la province d’Ontario » (par. 14.09(3)), vu l’absence de toute ambiguïté, il n’est pas nécessaire de consulter ces lois pour connaître le sens de ces termes. Quoi qu’il en soit, il est bien établi qu’en l’absence de preuve présentée sur le droit du ressort étranger (l’Ontario), le juge de première instance est tenu d’appliquer le droit en vigueur au Québec pour l’interprétation de ces termes (art. 2809 C.c.Q. ; Tolofson c. Jensen ; Lucas (Tutrice à l’instance de) c. Gagnon, [1994] 3 R.C.S. 1022 ; Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834, p. 853‑854 ; S. G. A. Pitel et N. S. Rafferty, Conflict of Laws (2e éd. 2016), p. 249‑250).

[27]                          L’interprétation du Régime que Mme Threlfall nous invite à retenir est incompatible avec le sens clair de son libellé qui stipule que les paiements cesseront [traduction] « au décès du participant » et non lorsque le décès du participant est certifié (sous‑al. 8.02(b)(i)). Manifestement, la commune intention des parties (art. 1425 C.c.Q.) était que les prestations cessent à la date réelle du décès. Qui plus est, l’interprétation du Régime que propose Mme Threlfall aurait obligé Carleton à continuer à verser des prestations de retraite à M. Roseme jusqu’à la certification de son acte de décès en avril 2014, et ce, malgré la découverte de ses restes en juillet 2013. Les parties ne peuvent avoir voulu qu’il en soit ainsi.

[28]                          L’acte de décès établit que M. Roseme est décédé le lendemain de sa disparition. Devant le sens clair du libellé du Régime, M. Roseme n’avait pas droit à des prestations après le mois de son décès. Nous rejetons l’argument de Mme Threlfall selon lequel M. Roseme avait droit, contractuellement, aux prestations de retraite prévues au Régime après la date réelle de son décès. Toutefois, elle fait en outre valoir que la succession de M. Roseme a le droit de conserver les paiements qu’il a reçus de Carleton pendant qu’il était absent en raison de la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. Nous passons donc à l’analyse du régime de l’absence du C.c.Q. et de l’art. 85 C.c.Q.

B.            Le régime de l’absence du C.c.Q. et la présomption de vie établie à l’art. 85

(1)            Le régime de l’absence du C.c.Q.

[29]                          Selon le C.c.Q., l’absent est celui qui, alors qu’il a son domicile au Québec, cesse d’y paraître sans donner de nouvelles et sans que l’on sache s’il vit encore (art. 84 C.c.Q.; É. Deleury et D. Goubau, Le droit des personnes physiques (5e éd. 2014), par. 38). L’absent est présumé vivant durant les sept années qui suivent sa disparition, à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai (art. 85 C.c.Q.; Deleury et Goubau, par. 40 ; É. Gascon et J. Gelfusa, « Absence et décès », dans JurisClasseur QuébecCollection droit civilPersonnes et famille (feuilles mobiles), par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 8, no 4). Pendant qu’il est présumé vivant, l’absent, par son tuteur (ou l’administrateur de ses biens), demeure tenu à l’exécution de ses obligations (p. ex., art. 88 C.c.Q.), et continue d’acquérir des droits (art. 86 C.c.Q.) — par exemple des prestations de retraite sous forme de « rente viagère sur une seule tête » — comme s’il n’avait jamais disparu (M. Ouellette, « Livre premier : Des personnes », dans La réforme du Code civil, t. 1, Personnes, successions, biens (1993), 11, par. 168‑169 ; Deleury et Goubau, par. 46‑49 ; Gascon et Gelfusa, nos 5‑8).

[30]                          Le régime québécois actuel de l’absence est une innovation relativement récente. Il a vu le jour en 1991 dans le cadre du nouveau C.c.Q. Il suit le modèle du droit allemand qui, depuis des siècles, comprend un régime selon lequel l’absent (1)  est présumé vivant jusqu’à ce qu’il soit déclaré décédé et (2) conserve ses pleins droits juridiques tant qu’il est présumé vivant (É. Cloutier, « Origines et évolution du droit québécois de l’absence : de l’existence incertaine aux présomptions de vie et de mort » (2017), 63 R.D. McGill 247, p. 278). Il vaut la peine de souligner que le régime français de l’absence — qui a des racines germaniques semblables — renferme une disposition expresse prévoyant que la réfutation de la présomption de vie s’applique prospectivement (voir l’art. 119 du Code civil français). On ne retrouve pas ce type de disposition spécifique dans le C.c.Q.

[31]                         Pour comprendre les objectifs du régime actuel de l’absence, il est important de revenir sur ses origines et sur le régime qui l’a précédé. L’idée d’un régime de l’absence en droit civil existe depuis longtemps. Un titre officiel en la matière a été adopté en France en 1803 dans le cadre du Code Napoléon et était intitulé « Des Absens ». Au Québec, le Code civil du Bas‑Canada renfermait un régime régissant l’absence dès 1866. Ce régime s’inspirait dans une large mesure du modèle du Code Napoléon (Cloutier, p. 255 et 262 ; Commissaires chargés de codifier les lois du Bas‑Canada en matières civiles, Code civil du Bas‑Canada : Premier, Second et Troisième Rapports (1865), p. 167 et 169). Sous ce régime, l’existence continue d’un absent était considérée comme incertaine. En droit, l’absent n’était considéré ni vivant ni mort et il ne pouvait pas succéder. Après cinq années d’absence, les héritiers présomptifs de l’absent avaient droit de prendre possession provisoire des biens de l’absent. Cette possession provisoire était assortie de certaines limites inhérentes, vu son caractère incertain. Ce n’est qu’après 30 ans d’absence que les héritiers présomptifs se voyaient accorder la possession absolue des biens de l’absent, leur permettant ainsi de les aliéner ou de les hypothéquer (G. Brière, Traité de droit civil : Les successions (2e éd. 1994), par. 45 ; Deleury et Goubau, par. 71 ; H. Roch, L’absence (1951), p. 27‑34 ; F. Langelier, Cours de droit civil de la province de Québec, t. 1 (1905), p. 200 et suiv. ; G. Trudel, Traité de droit civil du Québec, t. 1 (1942), p. 310 et suiv. ; Cloutier, p. 257‑266).

[32]                          Le régime de l’absence du C.c.Q. marque un virage fondamental du droit québécois classique en la matière. L’absent n’est plus considéré comme n’étant ni vivant ni mort (Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. I, Le Code civil du QuébecUn mouvement de société (1993), p. 65‑66). On ne fait pas non plus abstraction de l’absent si une succession s’ouvre (art. 617 al. 1 C.c.Q.; Deleury et Goubau, par. 41 ; Ouellette, par. 168 ; Cloutier, p. 276‑277). L’absent est plutôt présumé vivant pendant sept années et il jouit de la pleine personnalité juridique durant cette période.

[33]                          Le régime de l’absence du C.c.Q. envisage trois scénarios possibles à ce stade : (1) l’absent revient pendant la période de sept années ; (2) la preuve du décès est faite à l’intérieur des sept années qui suivent la disparition, auquel cas la présomption de vie est repoussée ; (3) la preuve du décès n’est pas faite à l’intérieur des sept années (mais sans que l’absent ne soit revenu). Nul ne conteste qu’en l’espèce, la présomption de vie a été repoussée pendant la période de sept années prévue à l’art. 85 C.c.Q. Les restes de M. Roseme ont été découverts 5 ans, 10 mois et 12 jours après sa disparition. Qui plus est, la certification de son acte de décès s’est produite amplement à l’intérieur des sept années suivant sa disparition.

[34]                          Après sept années d’absence, l’absent n’est plus présumé vivant. Lorsque la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. n’est pas repoussée à l’intérieur du délai de sept ans, un jugement déclaratif de décès peut être prononcé (art. 92 al. 1 C.c.Q.). Ce jugement déclaratif fixe la date du décès de l’absent « à l’expiration de sept ans à compter de la disparition » (art. 94 al. 1 C.c.Q.). « Le jugement déclaratif de décès produit les mêmes effets que le décès » (art. 95 C.c.Q.), et le directeur de l’état civil est notifié du jugement et dresse l’acte de décès de l’absent suivant les mentions indiquées au jugement (art. 133 C.c.Q.; Deleury et Goubau, par. 55‑58 ; Gascon et Gelfusa, nos 12‑13 et 18‑19). Lorsqu’un jugement déclaratif de décès est prononcé, le C.c.Q. envisage qu’une divergence puisse être éventuellement découverte entre la date réelle du décès de l’absent et la date de décès indiquée dans l’acte de décès uniquement dans des exceptions bien circonscrites (art. 96 C.c.Q.; Deleury et Goubau, par. 59‑68 ; Gascon et Gelfusa, nos 20‑34).

[35]                          Toutefois, ce n’est pas ce qui s’est passé dans le cas de M. Roseme. Ce dernier est devenu un absent à la suite de sa disparition le 10 septembre 2007. Puisque la présomption de vie a été repoussée à l’intérieur du délai de sept ans, aucun jugement déclaratif de décès n’a été prononcé à son égard. Un acte de décès a plutôt été délivré, de la même manière que pour tout autre non absent qui décède au Québec. Compte tenu de cela, il n’y a que deux dates importantes à retenir ici : la date réelle du décès de M. Roseme (le 11 septembre 2007), et la date à laquelle la présomption de vie a été repoussée (laquelle, rappelons‑le, se situe manifestement à l’intérieur du délai de sept ans à compter de sa disparition).

[36]                          Nous constatons que la Cour d’appel a laissé en suspens la question de savoir si la date à laquelle la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. est repoussée est la date de la découverte des restes de l’absent ou la date de la certification de l’acte de décès de l’absent. Dans certaines situations, la distinction entre ces deux dates pourrait être importante. Toutefois, vu que la découverte des restes de M. Roseme et la certification de son acte de décès se sont toutes deux produites à l’intérieur du délai de sept ans à compter de sa disparition, et vu notre conclusion sur l’effet rétroactif de la réfutation de la présomption, nous sommes d’accord avec la Cour d’appel pour dire qu’il n’est pas nécessaire, en l’espèce, de statuer définitivement sur la date à laquelle la présomption de vie est effectivement repoussée. Dans un cas comme dans l’autre, l’issue du présent pourvoi reste la même.

[37]                          La question relative au régime de l’absence qui est directement soulevée par le présent pourvoi est donc relativement pointue. Ce sur quoi les parties ne s’entendent pas est de savoir si la réfutation de la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. se produit avec un effet rétroactif. Seule nous intéresse la situation où la preuve du décès est faite à l’intérieur du délai de sept ans à compter de la disparition. La question à laquelle nous devons répondre est de savoir si, en pareille situation, les droits et les obligations qui reposent sur l’existence continue de l’absent alors qu’il est présumé vivant sont rétroactivement éteints à partir de la date réelle du décès. Plus concrètement, la réfutation de la présomption de vie a-t‑elle rétroactivement fait disparaître le droit de M. Roseme aux prestations de retraite versées alors qu’il avait la qualité d’absent, ou la réfutation a‑t‑elle simplement eu pour effet de mettre fin à l’application de la présomption pour l’avenir, de sorte qu’elle n’a aucune incidence sur les paiements faits par Carleton pendant que M. Roseme était présumé vivant ?

(2)            La présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q.

[38]                          Les dispositions pertinentes du C.c.Q. et la doctrine à ce sujet n’offrent pas de réponse immédiate à la question de savoir si la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. est repoussée avec effet rétroactif. Mis à part les motifs rendus en première instance et en appel en l’espèce, il y a très peu de jurisprudence ou de doctrine utiles sur cette question. Pour y répondre, il nous faut donc examiner des considérations plus larges que le seul libellé de l’art. 85, dont la nature de la présomption de vie, la structure du régime de l’absence dans son ensemble, son but et ses objectifs, ainsi que les conséquences respectives des deux interprétations proposées. Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis que lorsque la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. a été repoussée, cela a eu pour effet de faire rétroactivement disparaître l’obligation de Carleton de verser des prestations à M. Roseme après la date réelle du décès. En conséquence, nous souscrivons à la conclusion tirée par la Cour d’appel sur cette question.

a)              Le libellé de l’art. 85 C.c.Q.

[39]                          Commençons par le libellé de l’art. 85 C.c.Q. Celui‑ci nous fournit quelques indications sur la question de la rétroactivité : l’article prévoit que l’absent est présumé vivant durant sept ans « à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai », et non jusqu’à ce que son décès soit prouvé. Bien que nos collègues fassent valoir que l’emploi du mot « durant » à l’art. 85 C.c.Q. indique la période au cours de laquelle la présomption s’applique (par. 165), cette interprétation n’est pas étayée par le texte de la disposition pris dans son ensemble. En effet, si l’absent était présumé vivant jusqu’à ce que son décès soit prouvé, il ne serait pas présumé vivant « durant [. . .] sept an[s] » aux termes du C.c.Q., mais plutôt « pour une durée d’au plus sept ans ». Au final, il ne s’agit là que d’un seul indice suivant lequel la réfutation de la présomption de vie établie à cet article a un effet rétroactif. Le libellé n’est certes pas déterminant à lui seul, mais cet indice textuel est, à notre avis, renforcé par les considérations plus larges notées précédemment.

b)             Les présomptions simples ne sont pas des sources permanentes de droits

[40]                          L’article 85 C.c.Q. dispose clairement que la présomption de vie sera repoussée si le décès est prouvé à l’intérieur du délai de sept ans. La présomption de vie est donc, suivant la terminologie de l’art. 2847 C.c.Q., une présomption « simple ». Il s’agit d’une présomption légale de fait (le fait que l’absent est vivant), d’une durée de sept années, qui peut être repoussée par une preuve contraire (c.‑à‑d. la preuve du décès), ou confirmée par le retour de l’absent (Deleury et Goubau, par. 40). Comme notre Cour l’a récemment souligné dans un autre contexte, une présomption simple quant à l’existence d’un droit « doit [. . .] céder le pas devant la preuve que le droit n’existe pas » (Ostiguy c. Allie, 2017 CSC 22, [2017] 1 R.C.S. 402, par. 50).

[41]                          À l’inverse, nos collègues considèrent que les droits issus de la présomption de l’art. 85 C.c.Q. bénéficient plutôt d’une « présomption absolue de validité » (par. 182, 184 et 188). Cette conclusion ne prend pas sa source dans le C.c.Q., lequel prévoit que seule l’autorité de la chose jugée fait office de « présomption absolue » (art. 2848 C.c.Q.).

[42]                          Pour appuyer cette thèse, nos collègues s’appuient sur la supposée « présomption absolue de validité » établie dans le Code civil français (par. 184). Pourtant, la doctrine française permet de conclure le contraire :

        Dès lors que le décès de l’absent est établi ou judiciairement déclaré — s’il apparaît qu’il avait, en réalité, disparu dans des circonstances de nature à mettre sa vie en danger — la période de présomption d’absence prend fin, rétroactivement, à compter de la date retenue pour le décès (laquelle marque l’ouverture de la succession). Tous les actes accomplis depuis ce jour par l’administrateur des biens de l’absent, vente ou bail par exemple, sont, en principe, frappés de nullité. [Nous soulignons.]

(B. Teyssié, Droit des personnes (20e éd. 2018), p. 233)

Selon notre compréhension, la réfutation de la présomption française de vie s’applique pour l’avenir uniquement dans les cas envisagés par l’art. 119 du Code civil français, lequel dispose que « [l]es droits acquis sans fraude, sur le fondement de la présomption d’absence, ne sont pas remis en cause lorsque le décès de l’absent vient à être établi ou judiciairement déclaré, quelle que soit la date retenue pour le décès ». Rappelons que le C.c.Q. ne contient aucune disposition semblable.

[43]                         Nos collègues opinent néanmoins que l’art. 119 français produit le même effet que l’art. 85 C.c.Q., bien que ces soi-disant « présomptions absolues de validité » distinctes aient deux sources différentes : au Québec, la présence d’une présomption de vie ; en France, une disposition qui prévoit expressément le maintien de certains droits acquis de bonne foi durant l’absence après une déclaration de décès. Nos collègues soutiennent donc qu’il y a lieu d’interpréter la législation québécoise en harmonie avec la législation française non pas parce que nous devrions emprunter la même voie d’interprétation issue de nos racines communes, mais pour être à même de suivre la « tendance européenne » (par. 187‑188).

[44]                         Pour notre part, puisque le C.c.Q. ne contient pas une disposition équivalente à l’art. 119 du Code civil français, nous refusons de tenir pour acquis que les présomptions française et québécoise de vie sont censées s’appliquer de la même façon. Dans la même veine, nous refusons de nous appuyer sur la jurisprudence où les tribunaux français ont appliqué ou interprété une disposition que l’on ne trouve pas dans le C.c.Q.

[45]                          À notre avis, la présomption de vie qui figure dans le C.c.Q. n’est rien de plus qu’une présomption simple, et les présomptions simples ne sont pas des sources permanentes de droits (Deleury et Goubau, par. 40). La présomption de vie n’est qu’une présomption légale de fait et n’équivaut pas au fait en soi (art. 2846 et 2847 C.c.Q.). Lorsque la présomption est repoussée, elle disparaît et est remplacée par la réalité — la réalité étant que l’absent était décédé depuis la date véritable de son décès.

[46]                          À cet égard, bien que nous ayons mentionné que la réfutation de la présomption de vie a un effet rétroactif, nous soulignons que la présomption n’est pas en soi rétroactive. Il ne s’agit pas en l’espèce de savoir si une loi récemment adoptée ou modifiée devrait s’appliquer à des actes antérieurs comme ceux analysés par exemple dans Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271. Le régime de l’absence ne remonte pas dans le temps pour modifier ou éteindre des droits substantiels préexistants. Ces droits sont plutôt circonscrits dès le départ parce qu’ils découlent d’une simple présomption de vie. La présomption ne fait que disparaître quand elle est repoussée et, en l’absence de tout autre instrument juridique, elle fait place à la réalité qui, en l’espèce, se trouve à produire un effet rétroactif.

[47]                          On ne saurait aisément faire abstraction de cette réalité. La mort est un événement d’une grande importance juridique en droit civil : elle marque la fin de la personnalité juridique (Deleury et Goubau, par. 22‑24). L’article premier du C.c.Q. prévoit que « [t]out être humain possède la personnalité juridique ; il a la pleine jouissance des droits civils. » C’est par le véhicule de la personnalité juridique qu’une personne acquiert des droits. La mort, qu’elle soit « constatée ou prononcée », a été décrite comme le « point final de la jouissance de ses droits civils » (S. Bourassa et autres, « Les personnes physiques », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2018‑2019, vol. 3, Personnes et successions (2018), 15, p. 21). Contrairement à la mort, l’absence ne marque pas la fin de la personnalité juridique vu que l’absent est présumé vivant pendant sept ans. Toutefois, dès que la présomption de vie est repoussée et disparaît, aucune disposition du C.c.Q. n’oblige à faire abstraction de cette réalité ou à permettre à la personnalité juridique de continuer après la mort. Il faudrait une disposition explicite du C.c.Q. pour faire ainsi abstraction de la réalité.

[48]                          Toutes les obligations et tous les droits correspondants doivent avoir une source (art. 1372 C.c.Q. ; J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet, Théorie des obligations (4e éd. 2001), par J. Pineau et S. Gaudet, no 20 ; J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, dir., no 49). Le droit de M. Roseme à des prestations de retraite ne fait pas exception. En l’absence d’une telle source, le droit disparaît. Pendant qu’il avait la qualité d’absent, M. Roseme avait incontestablement droit à des prestations du Régime. Ce droit dépendait du fait qu’il était présumé vivant, mais il ne s’agissait pas d’une source permanente de droits. L’article 85 C.c.Q. protège l’absent pendant une période limitée — mais en établissant une présomption simple, il ne crée pas de droits permanents en faveur de l’absent. De fait, même si Mme Threlfall, en tant que tutrice, avait obtenu un jugement énonçant le droit de M. Roseme de recevoir les prestations de retraite pendant la période d’absence, le tribunal aurait fort vraisemblablement rendu une ordonnance sous réserve des droits des parties au cas où la présomption finissait par être repoussée, étant donné les circonstances uniques des prestations de retraite « viagères » de M. Roseme. Pareille ordonnance prononcée sous toutes réserves n’aurait pas l’autorité de la chose jugée (85363 Canada Ltée c. Maxpac Refuse Collector Services Ltd., 1993 CanLII 4231 (C.A. Qc)). En l’espèce, ou la présomption aurait été repoussée, ou le droit de M. Roseme aurait été confirmé, que ce soit par son retour ou par un jugement déclaratif de décès. Puisque la présomption a été repoussée, tout droit de M. Roseme a disparu, le laissant sans droits passés ou présents.

c)              Le jugement déclaratif de décès représente un cas où le C.c.Q. permet de faire abstraction de la réalité

[49]                          Lorsque, dans d’autres parties du régime de l’absence, le C.c.Q. veut que l’on fasse abstraction de la réalité, il l’énonce expressément. En particulier, le mécanisme du jugement déclaratif de décès représente clairement un cas où une fiction juridique l’emportera sur le véritable état des choses. De fait, la présomption de vie et le jugement déclaratif de décès sont des outils juridiques inverses, et complémentaires, dans le régime québécois de l’absence. Le premier est un mécanisme qui protège avant tout les intérêts de l’absent dans l’espoir de son retour, mais qui permet au véritable état des choses de prévaloir quand cette issue n’est plus possible. Le deuxième représente le point à partir duquel le législateur a choisi de donner priorité à la certitude au détriment de l’espoir que l’absent revienne et de la protection post‑mortem de ses intérêts dans l’éventualité où l’on découvrirait la date réelle du décès.

[50]                          Lorsque la présomption de vie n’est ni confirmée ni repoussée dans les sept années qui suivent la disparition de l’absent, le C.c.Q. permet de prononcer un jugement déclaratif de décès (art. 92 al. 1). Un jugement déclaratif de décès peut alors être prononcé, que la mort de l’absent « [puisse] être tenue pour certaine » ou non ; tout ce que le C.c.Q. exige est l’absence ininterrompue et continue de sept années (Deleury et Goubau, par. 55).

[51]                          Bien qu’un jugement déclaratif du décès de l’absent puisse être prononcé avant sept années d’absence, cela n’est possible que lorsque la mort de l’absent « peut être tenue pour certaine » (art. 92 al. 2 C.c.Q.; Deleury et Goubau, par. 54 ; Gascon et Gelfusa, nos 3 et 14 ; Ouellette, par. 165). Il n’est pas contesté que pour statuer que la mort de l’absent est certaine sans la découverte de restes, il faut une disparition qui soit survenue dans une situation de grand péril, et assurément beaucoup plus qu’une simple disparition inexpliquée d’un homme âgé. Par exemple, des jugements déclaratifs de décès ont été prononcés avant l’écoulement de sept ans à la suite d’un incendie dévastateur survenu dans une résidence pour personnes âgées (Caron et Directeur de l’état civil, 2014 QCCS 4894 ; Thériault et Directeur de l’état civil, 2014 QCCS 4896 ; Michaud et Directeur de l’état civil, 2014 QCCS 4895 ; Cloutier, p. 275) ou dans les cas de suicide apparent (Gariépy c. Directeur de l’état civil, [1997] R.D.F. 50 (C.S. Qc)). Les présents motifs traitent uniquement des jugements déclaratifs de décès les plus courants, soit ceux qui sont prononcés après sept années d’absence.

[52]                          Par le prononcé du jugement déclaratif de décès, la date du décès de l’absent est fixée, sur le plan juridique, à l’expiration de sept ans à compter de la disparition. Rappelons que cette date est ensuite consignée dans l’acte de décès de l’absent par le directeur de l’état civil (art. 133 C.c.Q.). Le fait qu’un jugement déclaratif de décès peut être prononcé après sept ans d’absence — même s’il n’est pas certain que l’absent est décédé dans les faits — montre que le législateur québécois a retenu le délai de sept ans comme ligne de démarcation où l’on donne priorité à la certitude — par le truchement d’une fiction juridique — sur le véritable état des choses (sous réserve de quelques exceptions circonscrites soulignées ci‑dessous).

[53]                          Après sept années d’absence, le C.c.Q. ne permet plus de réfuter le fait que l’absent était juridiquement vivant pendant la période d’absence. Seul le retour de l’absent permet d’annuler le jugement déclaratif de décès, ou de modifier le registre de l’état civil, mais ce retour a pour effet de confirmer, plutôt que d’infirmer, l’existence juridique de l’absent pendant la période d’absence (Deleury et Goubau, par. 59‑65 ; Gascon et Gelfusa, nos 20‑34).

[54]                          Le jugement déclaratif de décès prononcé après sept ans d’absence sert ainsi de point de démarcation essentiel et procure un degré de certitude à toutes les personnes intéressées. Même si la connaissance du véritable état des choses vient à changer postérieurement au prononcé du jugement déclaratif de décès, le C.c.Q. ne prévoit que deux exceptions où ce véritable état des choses l’emportera sur la date juridique du décès fixée par le jugement : (1) quand il y a retour de l’absent (art. 97 à 101 C.c.Q.) ; et (2) quand la découverte de la date réelle du décès a une incidence sur la date de « la dissolution du régime matrimonial ou d’union civile » et de l’ouverture de la succession de l’absent (art. 96 C.c.Q.; Deleury et Goubau, par. 59‑65; Gascon et Gelfusa, nos 20‑34).

[55]                          Dans le cas du retour, le C.c.Q. prévoit expressément que celui qui revient (ou tout intéressé) doit demander au tribunal l’annulation du jugement déclaratif de décès et la rectification du registre de l’état civil (art. 98 C.c.Q.; Gascon et Gelfusa, nos 24‑25 ; Deleury et Goubau, par. 63 ; Ouellette, par. 185). À l’inverse, bien que la découverte de la date réelle du décès ait un effet sur la date de la dissolution du régime matrimonial ou d’union civile de l’absent et de l’ouverture de la succession de l’absent, dans une telle situation, le C.c.Q. n’exige pas ni ne permet l’annulation du jugement déclaratif de décès, pas plus que la rectification du registre de l’état civil (Gascon et Gelfusa, nos 20‑23 ; Deleury et Goubau, par. 60‑61 ; Ouellette, par. 179‑180).

[56]                          On est à même de constater que le législateur québécois, en établissant le régime de l’absence, a choisi un délai de sept ans comme point clé à partir duquel on permet à une fiction juridique de l’emporter dans la plupart des cas sur le véritable état des choses (Commentaires du ministre, p. 68 ; Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol. II, t. 1, Commentaires (1978), p. 75). Avant sept années d’absence, la situation est fluide et susceptible de changer : il n’y a qu’une présomption de vie, qui peut être confirmée par le retour de l’absent ou repoussée par une preuve de son décès. Après sept années d’absence, une image beaucoup plus certaine et concrète se dessine : le jugement déclaratif de décès met fin à l’existence juridique de l’absent et confirme par le fait même que l’absent était, sur le plan juridique, vivant au cours des sept années précédentes. La présomption de vie n’a pas les mêmes impacts que le jugement déclaratif de décès ; elle est conçue de manière fondamentalement différente. La présomption peut être repoussée par de nouveaux faits (la preuve du décès), tandis que le jugement requiert une annulation judiciaire (art. 98 C.c.Q.) ou une dérogation expresse dans le C.c.Q. dans certaines situations particulières (art. 96 C.c.Q.).

[57]                          Nous notons, au passage, que le législateur québécois n’a pas choisi au hasard le délai de sept ans. Le commentaire du ministre de la Justice indique que compte tenu des avancées technologiques, par exemple les techniques de recherche plus évoluées et les modes de communication modernes, la preuve circonstancielle de sept années d’absence permet au législateur de conclure sans crainte qu’après ce délai, un absent est vraisemblablement décédé (Commentaires du ministre, p. 68 ; Cloutier, p. 276). Qui plus est, comme le souligne l’Office de révision du Code civil :

     Le délai de sept ans est inévitablement arbitraire. C’est néanmoins celui qui a été jugé suffisant pour le paiement d’une assurance‑vie après la disparition de l’assuré [art. 2529 C.c.Q] et celui à l’expiration duquel une personne dont le conjoint est absent peut se marier sans être coupable de bigamie [Code criminel , par. 290(2) ]. [p. 75]

[58]                          En l’espèce, la présomption de vie a été repoussée dans le délai de sept ans. En conséquence, aucun jugement déclaratif de décès n’a été prononcé à l’égard de M. Roseme. L’acte de décès de M. Roseme n’est inusité que parce qu’environ six ans et demi séparent la date de certification de l’acte de décès (le 3 avril 2014) de la date de décès qui y a été consignée (le 11 septembre 2007). Toutefois, cet intervalle inusité entre la date réelle du décès et la certification de l’acte de décès ne change en rien la nature de l’acte de décès ou l’effet qu’il produit. Aucun instrument juridique ne vient modifier la réalité de la véritable date du décès de M. Roseme.

d)             La rétroactivité est conforme aux objectifs de la présomption de vie

[59]                         La présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. a deux objectifs clés : elle confère de la stabilité à ce qui serait autrement un état des choses nébuleux et incertain et elle protège les intérêts de l’absent. En apportant de la stabilité à la situation, la présomption facilite les opérations de l’absent et protège les intérêts des tiers. En protégeant les intérêts de l’absent, la présomption de vie assure à l’absent la possibilité de reprendre sa vie avec peu de difficulté s’il revient dans les sept ans de sa disparition. La réalisation de ces deux objectifs est favorisée si la présomption est repoussée avec effet rétroactif. À l’inverse, une approche prospective — qui est contraire au véritable état des choses et qui le dénature — n’est pas nécessaire pour atteindre ces objectifs. De fait, comme nous le verrons, une approche prospective déborde largement ces objectifs.

[60]                         Les changements fondamentaux apportés au régime québécois de l’absence en 1991 dans le cadre du C.c.Q. favorisent l’atteinte de ces objectifs de deux manières.

[61]                         Premièrement, la présomption de vie réduit l’incertitude qui plane sur les opérations de l’absent en raison du phénomène de l’absence (Cloutier, p. 276). Contrairement à ce qu’il en était sous l’ancien régime, la présomption de vie confère une certaine stabilité nécessaire en prescrivant que l’absent est tout compte fait vivant, du moins sur le plan juridique. Selon le ministre de la Justice de l’époque, l’évolution technologique a fait en sorte que le maintien de l’incertitude, privilégié sous l’ancien régime, est désormais peu souhaitable :

        [L]’amélioration des modes de communication et l’efficience grandissante des techniques de recherche avaient rendu désuète l’idée, propre au modèle napoléonien, du maintien de l’incertitude sur la vie ou la mort de l’absent.

(Cloutier, p. 276, citant Commentaires du ministre, p. 68.)

[62]                         Sans présomption claire qui s’applique dans tous les cas, le tuteur, les héritiers et les contreparties de l’absent auraient les mains liées par l’incertitude entourant ses affaires. Par exemple, en l’espèce, la présomption de vie a permis d’éviter ce qui aurait été autrement une bataille acharnée sur la question de savoir si Carleton était tenue de verser des prestations de retraite à une époque où le décès de M. Roseme était probable, mais non certain. Contrairement à l’ancien régime, le régime actuel de l’absence établit une présomption sans équivoque, d’application facile. Ici, informée de la présomption, Carleton a rapidement recommencé le versement des prestations. Carleton savait également que son obligation de verser des prestations cesserait après sept ans si M. Roseme demeurait introuvable.

[63]                         Bien que la période d’absence revête un caractère quelque peu précaire — la présomption est toujours susceptible d’être repoussée, de sorte qu’il est impossible de s’appuyer totalement sur les obligations qui reposent sur l’existence de l’absent —, cette précarité peut être anticipée et gérée. La présomption de vie de sept ans, conjuguée à la procédure de jugement déclaratif de décès, établit un régime logique et circonscrit dans le temps. Durant les sept années, il existe un état des choses facile à saisir (quoique légèrement précaire) : l’absent est présumé vivant à moins de preuve contraire. À l’arrivée du terme de sept ans, l’absent est présumé mort, à moins de retour (Deleury et Goubau, par. 55‑62 ; Gascon et Gelfusa, nos 19‑25). À l’inverse de l’ancien régime de l’absence, ces deux phases distinctes offrent une simplicité et une stabilité qui permettent d’effectuer des opérations sans controverse et sans un ensemble de règles complexe. Cela corrige la principale lacune du régime antérieur de l’absence.

[64]                         Nous tenons à souligner que la présomption de vie n’est toutefois pas un gage de certitude absolue. L’existence de règles claires sur la vie de l’absent aide à éviter une administration indûment complexe des biens. Toutefois, le degré de certitude auquel nos collègues font référence et aspirent (par. 184 et suiv.) n’existe qu’après la période d’absence de sept ans et le prononcé d’un jugement déclaratif de décès. C’est à partir de ce point — sous réserve, rappelons‑le, de certaines exceptions expresses et circonscrites — que le C.c.Q. permet à une fiction juridique de l’emporter sur la réalité. Comme nous l’avons vu, les différences importantes prévues au C.c.Q. entre la période d’absence initiale de sept ans et la période postérieure au jugement déclaratif de décès révèlent et mettent en évidence comment et quand le C.c.Q. entend écarter les conséquences habituelles du décès de quelqu’un. À notre avis, le régime de l’absence ne génère des droits substantiels permanents qu’au prononcé d’un jugement déclaratif de décès. À l’inverse, la position de nos collègues permettrait à des droits substantiels permanents d’être issus d’une présomption repoussée plutôt que d’un instrument juridique clair. Le fait que notre position mène à une certaine incertitude à l’égard d’un petit sous‑ensemble d’opérations ou de circonstances n’a pas pour effet de renverser ou de miner la stabilité des opérations que vise la présomption de vie.

[65]                         Deuxièmement, la présomption de vie protège les intérêts de l’absent, en permettant à celui qui revient dans le délai de sept ans de reprendre sa vie comme s’il n’avait jamais disparu (Deleury et Goubau, par. 43‑49 ; Gascon et Gelfusa, nos 5‑10). Grâce à la présomption de vie, l’absent qui revient n’a pas à consacrer temps et argent pour reprendre sa place à l’égard de chacun des débiteurs qui se sont ajoutés pendant son absence. L’absent qui revient dans le délai de sept ans évite effectivement le tracas d’avoir à demander restitution. Par exemple, en l’espèce, la présomption de vie a maintenu le droit de M. Roseme à ses prestations de retraite sous forme de « rente viagère sur une seule tête ». S’il était plutôt revenu vivant en juillet 2013, il n’aurait pas eu à poursuivre Carleton pour plus de cinq ans de prestations de retraite impayées. Pareillement, la présomption garantit que les obligations continues de l’absent sont remplies — par exemple, les primes d’assurance vie continueront d’être payées pendant les sept années, évitant la déchéance d’une police.

[66]                         Une présomption de vie repoussée seulement avec des effets prospectifs irait au‑delà de cet objectif. Même si une approche prospective protégeait les intérêts de l’absent, elle transformerait par ailleurs la présomption en une source de droits substantiels pour enrichir la succession de l’absent. En l’espèce, permettre à Mme Threlfall, à titre d’unique héritière de M. Roseme, de se retrouver avec un héritage accru est sans commune mesure avec l’objectif du régime de protéger les intérêts de M. Roseme dans l’éventualité d’un retour. Qui plus est, tout cela se ferait aux dépens d’un tiers innocent, Carleton, qui serait effectivement forcée d’enrichir Mme Threlfall par le paiement de prestations de retraite pendant presque six ans simplement parce que les restes de M. Roseme n’ont été découverts que tardivement.

[67]                         Ces deux objectifs de la présomption de vie — conférer de la stabilité à un état des choses incertain et préserver les intérêts de l’absent dans l’éventualité de son retour — ne s’appliquent plus lorsque l’inconnu est remplacé par la certitude que l’absent est effectivement décédé depuis une date antérieure. Lorsque la présomption est repoussée, il n’est plus nécessaire de protéger les intérêts de l’absent : ce dernier ne reviendra pas. Qui plus est, il n’y a plus d’incertitude : l’inconnu a été remplacé par la certitude de la date réelle du décès. Comme l’a souligné la Cour d’appel, dès que l’état de l’absent est confirmé, [traduction] « la présomption n’a aucune raison d’être » (par. 69).

e)              Une approche prospective produirait des gains fortuits que le régime de l’absence ne vise pas à procurer

[68]                         Notre opinion selon laquelle la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. est repoussée avec effet rétroactif est en outre renforcie par la comparaison des conséquences de cette interprétation avec les conséquences de l’interprétation suivant laquelle la présomption est repoussée prospectivement. En considérant que la réfutation de la présomption a un effet rétroactif, on fait en sorte qu’à l’intérieur du délai de sept ans, les personnes intéressées ne reçoivent que ce à quoi elles ont droit, conformément au véritable état des choses. Comme nous le verrons dans la prochaine partie des présents motifs, ce retour au véritable état des choses s’accomplit en ayant recours aux dispositions de restitution du C.c.Q. On évite ainsi les gains fortuits.

[69]                         À l’inverse, si la réfutation de la présomption n’avait qu’un effet prospectif, il serait impossible de restituer les paiements qui reposaient sur l’existence de l’absent et qui ont été versés alors que l’absent était, en réalité, mort en fait et en droit. Il en résulterait inévitablement un gain fortuit, soit en faveur de la succession de l’absent, soit en faveur des tiers qui ont reçu des paiements de l’absent. Rien n’indique que le régime de l’absence ait pour but de générer des gains fortuits et il n’y a certes pas lieu de présumer qu’il en soit ainsi.

[70]                         Nous reconnaissons qu’il peut parfois se produire des gains fortuits lorsqu’un jugement déclaratif de décès est prononcé après sept ans d’absence. Comme nous l’avons expliqué, après sept ans, les droits de l’absent se cristallisent et la certitude demeure (en majeure partie) la priorité. Cela démontre que les objectifs du régime de l’absence changent dès lors que l’absent est introuvable depuis sept ans. Après sept ans, les objectifs de la présomption — protéger les intérêts de l’absent et conférer une stabilité temporaire — cèdent le pas au pragmatisme et à la certitude à long terme. Toutefois, ce changement prend sa source dans le libellé explicite du C.c.Q., et il est motivé par des considérations de principe différentes. Ces buts ne sont pas présents au cours des sept premières années de l’absence, alors qu’il n’existe qu’une présomption simple et réfutable.

[71]                         Permettre la fiction juridique du jugement déclaratif de décès et les éventuels gains fortuits y afférents après la période d’absence de sept ans est nécessaire pour que les réformes du régime de l’absence fonctionnent : le législateur devait tracer la ligne quelque part. La vie, à un moment donné, doit reprendre son cours. On ne peut exiger que le versement de paiements à l’absent ou par l’absent qui reposent sur son existence continue se poursuive indéfiniment. Les prestations de retraite et les primes d’assurance‑vie ne peuvent continuer pour l’éternité. Les héritiers ne peuvent être exclus pour toujours de la succession. À un moment donné, il doit y avoir un état des choses sur lequel on peut s’appuyer à long terme, même s’il finit par se révéler erroné. Le fait que le régime de l’absence passe ainsi à d’autres considérations et vise des objectifs différents après sept ans ne saurait influencer la réponse à la question de savoir si la présomption de vie doit être interprétée d’une manière qui permette des gains fortuits avant l’écoulement de ce délai de sept ans.

(3)      Conclusion sur la présomption de vie

[72]                         En conséquence, nous estimons que la réfutation de la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. par la preuve du décès est rétroactive à la date réelle du décès. Cela signifie que la découverte de la véritable date du décès de M. Roseme a eu pour effet d’éteindre rétroactivement les obligations de Carleton. Nous abordons maintenant la question de savoir si, par le fait même, Carleton peut avoir droit à la restitution des prestations de retraite qu’elle a versées à M. Roseme après sa disparition et, le cas échéant, pour quel motif.

C.            Carleton a droit à la restitution en vertu de l’art. 1491 C.c.Q.

(1)          Restitution après la réfutation de la présomption de vie

[73]                         Bien que la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. soit réfutable avec effet rétroactif, cela ne veut pas dire que toute opération effectuée pendant la période d’absence est immédiatement annulée lorsqu’il est constaté que l’absent est décédé à une date antérieure pendant la période de sept ans. De fait, comme nous l’avons vu précédemment, la réfutation n’aura aucune incidence sur la plupart des affaires de l’absent pendant la période d’absence. Il en est ainsi parce que la plupart des obligations doivent être acquittées que l’absent soit vivant ou non. Par exemple, l’art. 85 C.c.Q n’a aucune incidence sur l’obligation de l’absent de faire des versements hypothécaires : cette obligation subsiste après son décès. Pareillement, si l’absent a droit à des dividendes d’une société ouverte, la réfutation de la présomption ne met pas en péril les gains de l’absent. La rémunération d’un tuteur ou d’une tutrice fait également partie de cette catégorie de paiements : à l’instar des opérations analysées ci‑dessus, l’obligation de payer cette personne pour les services rendus pendant la période d’absence ne dépend pas de l’existence continue de l’absent et n’y prend pas non plus sa source. Ce paiement serait possible même si le C.c.Q. présumait que l’absent était mort.

[74]                         Toutefois, il existe un petit sous‑ensemble d’opérations qui sont touchées lorsque la présomption de vie est repoussée — à savoir les paiements qui sont reçus ou faits en raison de l’existence présumée de l’absent pendant la période de l’absence. Par exemple, l’obligation de payer des primes d’assurance‑vie dépend de l’existence continue de la personne titulaire de la police. Lorsque cette personne décède, l’obligation cesse.

[75]                         Les prestations de retraite en l’espèce font partie de ce petit sous‑ensemble de paiements. Monsieur Roseme a choisi l’option « rente viagère sur une seule tête » énoncée au sous‑al. 8.02(b)(i) du Régime. Cette option lui permettait de toucher des prestations mensuelles plus élevées. Cependant, ces prestations plus élevées n’étaient payables que de son vivant. L’obligation continue de Carleton de verser les prestations de retraite de M. Roseme était donc directement liée à son existence continue et reposait directement sur celle‑ci. Lorsque la présomption de vie est repoussée, le fondement même de ces types d’obligations disparaît rétroactivement.

[76]                         Dans la présente affaire, pendant son absence, M. Roseme était présumé vivant en application de l’art. 85 C.c.Q. En conséquence, Carleton était obligée de continuer à verser les prestations. Toutefois, parce que la présomption de vie a été repoussée, il est maintenant clair que cette obligation a pris fin le 11 septembre 2007, la date du décès de M. Roseme. Lorsque le véritable état des choses l’a emporté sur la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q., il a éliminé la source des obligations de Carleton et du droit de M. Roseme aux paiements reçus pendant sa disparition.

[77]                         Néanmoins, aucun mécanisme de restitution incorporé dans l’art. 85 C.c.Q. ou dans le régime de l’absence en général ne s’applique en l’espèce; il n’y a aucune voie directe entre la réfutation de la présomption de vie et les dispositions du Chapitre neuvième du Titre premier du Livre cinquième qui traite de la restitution des prestations. Carleton a besoin d’un mécanisme de restitution prévu dans le C.c.Q. pour récupérer les prestations de retraite. À cet égard, Carleton invoque l’art. 1491 C.c.Q. de la section II du Chapitre quatrième du Titre premier du Livre cinquième — la disposition relative à la « réception de l’indu » — et plaide que les prestations de retraite étaient de l’« indu ».

(2)          Réception de l’indu

[78]                         Une demande de restitution de l’indu fondée sur l’art. 1491 C.c.Q comprend trois éléments essentiels :

(1)         Il doit y avoir un paiement;

(2)         Le paiement doit être fait en l’absence de dette entre les parties;

(3)         Le paiement doit être fait par erreur ou en protestant pour éviter un préjudice.

 

(Voir Baudouin et Jobin, nos 530-531 ; D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (3e éd. 2018), no 1367.1; Pineau, Burman et Gaudet, p. 468.)

Lorsque ces trois conditions sont réunies, il peut y avoir restitution en application de l’art. 1492 C.c.Q., conformément aux règles de la restitution des prestations énoncées aux art. 1699 à 1707 C.c.Q.

[79]                         Les parties et les juridictions inférieures conviennent que Carleton a fait un paiement à Mme Threlfall et a, en conséquence, satisfait à la première condition. Le « paiement » doit être compris dans son sens large, c’est‑à‑dire « la remise — volontaire ou non — à autrui d’une somme d’argent ou d’une chose » (Willmor Discount Corp. c. Vaudreuil (Ville), [1994] 2 R.C.S. 210, p. 218 ; art. 1553 C.c.Q). Par contre, Mme Threlfall plaide que Carleton n’a pas satisfait aux deux autres conditions : (1) qu’il y ait absence de dette et (2) que le paiement ait été fait par erreur ou en protestant pour éviter un préjudice. Le principal argument de Carleton est qu’il n’y avait pas de dette, de sorte que le paiement a été fait par erreur.

[80]                         La condition d’absence de dette est essentielle à l’analyse. C’est l’absence de dette qui rend un paiement « indu ». Lorsqu’un paiement est fait pour s’acquitter d’une véritable dette (en partie ou en totalité), ce paiement est « dû ». Et lorsque les paiements sont dus, il n’y a, bien entendu, aucun besoin ou fondement de restitution.

[81]                         Toutefois, la simple absence de dette entre les parties ne suffit pas. Le paiement doit en outre avoir été fait par erreur ou en protestant. Dès lors que la payeuse (soit Carleton) a prouvé l’absence de dette, il incombe à la bénéficiaire (en l’occurrence Mme Threlfall, en sa qualité d’unique héritière de M. Roseme) de prouver que le paiement « résultait d’une “intention libérale” » (Banque Amex du Canada c. Adams, 2014 CSC 56, [2014] 2 R.C.S. 787, par. 31). Si la bénéficiaire ne peut le prouver, le paiement est réputé fait par erreur et indu (par. 31).

[82]                         Il y a intention libérale lorsque la payeuse effectue un paiement tout en sachant qu’il n’y a aucune obligation de le faire. Par exemple, si quelqu’un tond la pelouse voisine[1], sachant très bien qu’il n’a aucune obligation de le faire, il ne pourra pas demander restitution pour ce service en application de l’art. 1491 C.c.Q. Il n’y a pas d’erreur, car la personne exécute le service sachant qu’il n’y a pas de dette — ou, autrement dit, dans une intention libérale.

[83]                         Dans bien des cas, l’erreur découlera naturellement de l’absence de dette. En règle générale, les gens ne font pas de paiements ni ne fournissent des services par plaisir ; les paiements sont habituellement faits parce que la personne qui paie croit avoir l’obligation de le faire (art. 1554 C.c.Q.). En conséquence, lorsqu’il n’y a, en fait, aucune obligation, elle est généralement dans l’erreur. D’ailleurs, comme nous l’avons vu, l’erreur est présumée exister en l’absence de preuve contraire présentée par la bénéficiaire (Amex, par. 31 ; Baudouin et Jobin, no 532 ; Lluelles et Moore, nos1378 et 1382 ; C.J. c. Parizeau Popovici, 2011 QCCS 2005 ; Pearl c. Investissements Contempra Ltée, [1995] R.J.Q. 2697 (C.S.) ; Roux c. Cordeau, [1981] R.P. 29 (C.S. Qc) ; Garage W. Martin Ltée c. Labrie, [1957] C.S. 175 (Qc)).

[84]                         S’il s’ensuit que l’absence de dette et l’erreur iront souvent de pair, ce n’est pas toujours le cas. Et dans les cas où l’absence de dette et l’erreur ne se chevauchent pas, l’erreur joue un rôle indépendant et essentiel lorsqu’il s’agit de déterminer si la restitution est due en application de l’art. 1491 C.c.Q. Par exemple, sans être dans l’erreur, une personne pourrait se réveiller un matin, tondre toutes les pelouses du quartier et satisfaire aux conditions de la restitution en application de l’art 1491 C.c.Q. vu qu’il y a (1) un paiement et (2) une absence de dette. En ce sens, l’erreur empêche de se servir de l’art. 1491 C.c.Q. comme outil afin, en réalité, d’imposer unilatéralement à autrui de payer pour des services, comme la tonte de pelouse, sous le prétexte d’une demande de restitution. Bien qu’il puisse parfois être facile ou commode d’amalgamer les conditions d’erreur et d’absence de dette, il est erroné de le faire. L’erreur ne saurait être occultée par la condition d’absence de dette.

[85]                         La restitution prévue à l’art. 1491 C.c.Q. peut également être obtenue lorsqu’un paiement a été fait en protestant pour éviter un préjudice (Baudouin et Jobin, nº 531 ; Lluelles et Moore, nos1374‑1377 ; voir aussi The Queen c. Premier Mouton Products Inc., [1961] R.C.S. 361, p. 363 ; Résidences Melior inc. c. Québec (Ville de), 2009 QCCS 3843 ; Développements Iberville Ltée c. Québec (Ville), 2005 CanLII 578 (C.S. Qc)). Par exemple, une personne peut acquitter en protestant une facture de services publics en souffrance en réponse à la menace de la société de services publics d’arrêter de fournir des services à défaut de recevoir le paiement (6001149 Canada inc. c. Hydro‑Québec, 2007 QCCQ 12042 ; Marleau c. Hydro‑Québec, 2003 CanLII 6507 (C.Q.)). Dans un tel cas, bien qu’il n’y ait aucune erreur (le payeur fait le paiement croyant qu’il n’y a aucune dette), l’art. 1491 C.c.Q. reconnaît qu’un paiement fait uniquement pour éviter un préjudice n’est pas fait dans une intention libérale.

[86]                         C’est à partir de cette compréhension fondamentale du paiement, de la dette, de l’erreur et de la contestation que nous examinerons maintenant la demande de restitution de Carleton fondée sur l’art. 1491 C.c.Q.

(3)          La demande de réception de l’indu présentée par Carleton

[87]                         À notre avis, l’issue de la demande de Carleton dépend de l’interprétation de la deuxième condition : l’absence de dette. La réponse à la question de savoir s’il y a absence de dette entre Carleton et M. Roseme est loin d’être simple. Dans la plupart des demandes habituelles, la dette est statique : soit elle existe, soit elle n’existe pas. Mais en l’espèce, la dette était là un jour, pour ne plus être là le lendemain. Il existait indubitablement une dette entre Carleton et M. Roseme à un moment donné : l’effet conjugué de la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. et l’obligation de Carleton de verser des prestations de retraite [traduction] « le reste de la vie » de M. Roseme a eu pour effet de créer une véritable dette. Cependant, examinée rétrospectivement au moment de la demande de restitution, il n’y avait plus de dette : une fois que la présomption de vie a été repoussée, le fondement même de la dette autrefois valide a disparu. L’existence d’une dette n’était pas fixe. À l’époque où le paiement a été fait, il y avait une dette, mais au moment où Carleton a présenté sa demande, il n’y avait pas de dette.

[88]                         L’issue de la demande de restitution présentée par Carleton repose sur la manière dont l’art. 1491 C.c.Q. aborde cette situation inusitée et assez unique — c’est‑à‑dire comment il traite les dettes ayant déjà existé, mais qui ont subséquemment disparu. Une possibilité serait d’exiger que l’absence de dette soit toujours contemporaine au paiement. Selon cette approche, la demande de Carleton échoue rapidement, car il existait effectivement une dette à l’époque où les paiements ont été faits. Suivant une autre approche, le tribunal pourrait examiner la situation rétrospectivement à l’époque où Carleton a introduit sa demande pour déterminer s’il existait une dette. En examinant ainsi la situation, il ne s’agit pas uniquement de savoir si une dette a déjà existé, mais aussi de savoir si — en rétrospective et en connaissance du véritable état des choses — le fondement de la dette demeure intact.

[89]                         À notre avis, l’art. 1491 C.c.Q. commande l’approche rétrospective dans les circonstances uniques de l’espèce. Pour l’essentiel, la Cour d’appel est arrivée à une conclusion semblable :

        [traduction] Si le [payeur] peut établir que le paiement a été fait sans cause, rétrospectivement, les règles de la réception de l’indu doivent être interprétées de manière à concevoir une réparation afin d’éviter que le [bénéficiaire] s’enrichisse injustement. De fait, en l’espèce, l’Université a conféré à Mme Threlfall un avantage qui, lorsqu’il a été révélé plus tard que M. Roseme était décédé à l’époque du paiement, doit être remboursé pour éviter qu’elle ne s’enrichisse sans cause valable. [Nous soulignons ; par. 123.]

À l’instar de la Cour d’appel, nous sommes d’avis que, dans la présente affaire, les conditions de la réception de l’indu doivent être appréciées rétrospectivement à l’époque de la demande et en connaissance du véritable état des choses. Le fait qu’une dette existait « à l’époque du paiement » par Carleton n’est pas fatal à sa demande de réception de l’indu fondée sur l’art. 1491 C.c.Q. Le tribunal doit plutôt se demander si le fondement de cette dette est demeuré intact au moment de la demande.

[90]                         Nous notons que la Cour d’appel, en tirant cette conclusion, a navigué à travers une série d’indices — tant dans le C.c.Q. que dans d’autres sources — laissant entendre que l’art. 1491 C.c.Q. devait être [traduction] « ajusté » (par. 129), suivant une « interprétation large » (par. 130). Ces indices ont amené la Cour d’appel à se demander si la restitution en application de l’art. 1491 C.c.Q. « doit [. . .] toujours être restreinte par la règle de l’erreur ou de l’absence de dette » (par. 129). À notre avis, la Cour d’appel ne suggérait pas ainsi que les conditions de l’absence de dette et de l’erreur sont facultatives. Elles ne le sont pas. Comme nous l’avons vu, si la condition de l’erreur était mise de côté, un voisin retors pourrait ourdir un complot visant à fournir unilatéralement des services, comme la tonte de pelouses, et obtenir restitution pour la prestation de ces services non désirés en application de l’art. 1491 C.c.Q., car il y a là paiement et absence de dette. Ainsi, bien que nous arrivions au même résultat que la Cour d’appel, nous tenons à préciser que cette conclusion peut et doit être tirée par l’application des conditions essentielles que requiert l’art. 1491 C.c.Q., soit (1) le paiement, (2) l’absence de dette et (3) l’erreur ou la contestation. Ces conditions ne sont pas facultatives. Mais elles ne sauraient être appréciées exclusivement à l’époque du paiement.

[91]                         Bien que certains passages généraux et décontextualisés tirés de la doctrine pertinente puissent amener quelqu’un à conclure que l’absence de dette doit toujours être contemporaine au paiement (voir les motifs de la Cour d’appel, par. 96‑109), il est évident que ces passages, si on les examine attentivement, n’envisagent pas et ne visent pas la situation inusitée où une dette a existé à un moment donné, mais a disparu par la suite. Vu l’absence d’orientation de la doctrine sur ce point précis, les fondements plutôt fluides de la restitution dans la tradition civiliste québécoise (voir P. Fréchette, La restitution des prestations (2018), p. 1‑6), et le caractère inédit de la situation de fait qui se présente ici, il serait imprudent de s’en remettre aveuglément à ces énoncés de droit généraux qui ne prennent pas en compte les circonstances uniques de l’espèce. Il semble que la Cour d’appel en soit venue au même constat lorsqu’elle a décidé d’aller au‑delà des limites classiques de l’art. 1491 C.c.Q. pour adopter une interprétation novatrice et [traduction] « large » de cette disposition.

[92]                         Nous soulignons qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une demande habituelle de réception de l’indu. La vaste majorité des causes donneront lieu à des résultats identiques que l’absence de dette soit appréciée de façon contemporaine au paiement ou rétrospectivement à l’époque de la demande. Dans la plupart des demandes de réception de l’indu, s’il y avait une dette à l’époque du paiement, il y aura vraisemblablement une dette au moment de la demande. Ce ne sont que les circonstances exceptionnelles et inusitées de l’espèce — à savoir une situation où le fondement de la dette disparaît subséquemment — qui commandent un examen plus attentif des principes qui sous‑tendent les demandes de réception de l’indu. Hormis ces circonstances inusitées, les demandes fondées sur l’art. 1491 C.c.Q. vont suivre le cours habituel.

a)               Il y avait absence de dette

[93]                         Comme nous l’avons mentionné, il y a deux façons de concevoir la condition de l’absence de dette prévue à l’art. 1491 C.c.Q. L’absence de dette s’apprécie soit simultanément au moment du paiement soit rétrospectivement au moment de la demande. À notre avis, dans les rares cas où il y avait une dette à un moment donné, mais dont le fondement a disparu par la suite, l’existence de la dette doit être déterminée rétrospectivement. En pareilles circonstances, le seul moyen de réaliser les objectifs du régime de restitution est de se demander si le fondement de la dette est demeuré intact au moment de la demande.

[94]                         Au soutien de sa thèse, Carleton cite deux arrêts rendus par notre Cour en matière de fiscalité municipale : Willmor et Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403. Bien que séduisantes, les similitudes entre ces affaires et la présente affaire sont, au final, superficielles. Dans Abel Skiver et Willmor, des contribuables avaient réussi à faire annuler des mesures municipales en matière d’imposition en contestant le pouvoir juridique des municipalités d’exiger le paiement (Abel Skiver, p. 415‑416 et 423 ; Willmor, p. 214). Après l’annulation de ces mesures en matière d’imposition, la Cour a expliqué que l’action en « répétition de l’indu » était le recours approprié pour permettre aux contribuables d’obtenir restitution (Abel Skiver, p. 423 ; Willmor, p. 220). Carleton soutient que les mêmes principes s’appliquent en l’espèce : alors que les contribuables dans ces deux affaires avaient l’impression qu’une dette existait, ils ont découvert ultérieurement qu’elle n’existait pas réellement et ils avaient de ce fait droit à la restitution.

[95]                         Cependant, il n’y eut aucune annulation en l’espèce. Cela est important. La nullité peut être invoquée lorsqu’une condition essentielle à la formation d’un contrat fait défaut (art. 1416 C.c.Q.). Sans cette condition essentielle, l’instrument juridique est vicié dès sa formation (art. 1422 C.c.Q.). Dans ces affaires fiscales, bien que les mesures adoptées en matière d’imposition aient indiscutablement vu le jour, les municipalités n’avaient jamais eu le pouvoir juridique de générer une dette, car elles avaient agi en dehors des limites de leurs compétences. Il y a peut‑être eu « apparence de dette » (Willmor, p. 218), mais dès le départ, il n’y avait aucune dette. Ici, Carleton n’a pas été induite en erreur par l’« apparence » ou l’illusion d’une dette. Elle avait plutôt une véritable dette qui avait pour source une assise juridique solide : son contrat avec M. Roseme, de pair avec l’art. 85 C.c.Q., donnait naissance à une obligation concrète. Cette obligation n’était ni viciée ni déficiente. Ce n’est qu’à l’occasion d’un événement subséquent — à savoir la réfutation de la présomption de vie — que cette obligation par ailleurs valide a disparu. Si l’événement subséquent ne s’était jamais produit, Carleton n’aurait eu aucun recours contre la succession de M. Roseme en application de l’art. 1491 C.c.Q. et l’obligation serait demeurée intacte. Les contribuables dans Willmor et Abel Skiver n’avaient pas besoin d’un événement subséquent semblable ; même si les municipalités ont insisté pour dire qu’il y avait une dette, les contribuables n’étaient pas tenus à quelque obligation que ce soit.

[96]                         Bien que ces affaires en matière fiscale et d’autres exemples de nullité ne soient pas parfaitement analogues, le C.c.Q. prévoit d’autres mécanismes de restitution qui offrent des parallèles et des indications utiles sur la manière dont l’art. 1491 C.c.Q. est censé s’appliquer lorsque des événements subséquents font disparaître le fondement de la dette. À notre avis, ces exemples aident à démontrer pourquoi l’art. 1491 C.c.Q. commande une appréciation rétrospective de l’absence de dette dans une situation analogue à celle de Carleton. Soyons clairs : bien que ces exemples témoignent de la tendance générale qu’ont les recours en restitution prévus dans le C.c.Q. à avoir un effet rétrospectif, ils n’ont aucune incidence sur notre conclusion suivant laquelle la réfutation de la présomption de vie a un effet rétroactif et ils sont dépourvus de pertinence à cet égard. Ces deux questions distinctes — (1) celle de savoir si la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. est réfutée avec effet rétroactif et (2) celle de savoir si l’art. 1491 C.c.Q. peut avoir un point de vue rétrospectif — ne peuvent être confondues comme semblent le suggérer nos collègues (par. 168 et 172‑173).

[97]                         La résolution de contrat visée à l’art. 1606 al. 1 C.c.Q. est un bon exemple de cas où une obligation autrefois valide disparaît à la suite d’un événement subséquent. Prenons la situation d’une personne qui achète une voiture pour la somme de mille dollars. L’acheteur fait le paiement, mais, par la suite, le vendeur omet d’exécuter son obligation de livrer la voiture. En vertu des art. 1606 al. 1 et 1736 C.c.Q., l’acheteur a droit au remboursement du paiement initial, et ce, même s’il a été fait en exécution d’une obligation tout à fait valide et exécutoire. Contrairement à la nullité, où le contrat est vicié dès sa formation, la résolution d’un contrat n’écarte pas le fait que des dettes et des obligations véritables et valides existaient au moment du paiement. Ce n’est que lorsqu’une partie commet un manquement — un événement subséquent imprévu — qu’elles sont rétroactivement éteintes (S. Grammond, A.‑F. Debruche et Y. Campagnolo, Quebec Contract Law (2011), nº 578). Cela aussi est logique : le vendeur ne peut s’opposer à la demande de restitution de l’acheteur tout simplement parce que la somme de mille dollars a été — à un autre moment — payée en exécution d’une obligation contractuelle valide et véritable. L’article 1606 al. 1 C.c.Q. adopte plutôt un point de vue rétrospectif. Comme l’explique un auteur :

        . . .  à la suite [. . .] de la résolution du contrat, celui‑ci disparaît. Ainsi, chaque obligation déjà exécutée perd sa cause. Il n’y a rétroactivement aucune raison de payer un prix de vente si le contrat est postérieurement [. . .] résolu.

(Fréchette, p. 105 ; voir aussi, dans le contexte de la common law : L. Smith, « Demystifying Juristic Reasons » (2007), 45 Rev. can. dr. comm. 281, p. 291‑292.)

[98]                         L’impossibilité d’exécution visée aux art. 1693 et 1694 C.c.Q. fonctionne de façon similaire. Suivant ces dispositions, lorsque des obligations valides ne peuvent plus être exécutées en raison d’une force majeure, les parties sont non seulement libérées de leurs obligations futures, mais il y a aussi lieu à restitution pour les paiements déjà faits. Reprenons l’exemple de celui qui achète une voiture pour la somme de mille dollars. Cependant, cette fois, une catastrophe naturelle détruit la voiture avant qu’elle ne soit livrée à l’acheteur, rendant l’exécution par le vendeur impossible. Le vendeur doit remettre la somme de mille dollars conformément à l’art. 1694 C.c.Q. Encore une fois, l’acheteur avait assurément une dette envers le vendeur au moment du paiement, mais des événements subséquents — à savoir la catastrophe naturelle — ont fait disparaître l’obligation rétrospectivement.

[99]                         On trouve un autre exemple de rétrospectivité dans la révocation des donations visée aux art. 1836 à 1838 C.c.Q. Ces dispositions reconnaissent qu’une donation valide peut être subséquemment révoquée en raison du comportement répréhensible du donataire. Le fait que la donation était valide et non viciée à un moment donné ne met pas la donation à l’abri d’une révocation subséquente.

[100]                     La restitution rétrospective est également courante dans d’autres situations d’application du régime de l’absence. Par exemple, la rétrospectivité s’impose lorsqu’il s’agit de démêler les droits à l’héritage entre les héritiers apparents de l’absent et ses véritables héritiers. Prenons l’exemple de l’absent qui demeure introuvable pendant toute la période de sept années prévue à l’art. 85 C.c.Q. Après sept ans, un jugement déclaratif de décès est prononcé et la succession s’ouvre à cette date (Deleury et Goubau, par. 55 et 58 ; Gascon et Gelfusa, nos 12‑13 et 19 ; Brière, par. 46). Parce que seules « les personnes physiques qui existent au moment de l’ouverture de la succession » peuvent succéder (art. 617 al. 1 C.c.Q.), les héritiers décédés ne peuvent succéder. Toutefois, s’il est découvert plus tard que l’absent est mort en fait avant le jugement déclaratif de décès, l’ouverture de la succession devient rétroactive à la date réelle du décès (art. 96 al. 1 C.c.Q.). Le fait de changer la date à laquelle s’ouvre la succession peut annuler et réaffecter un héritage autrefois valide. Ainsi, un héritier peut être déjà décédé à la date du jugement déclaratif de décès (et donc incapable de succéder), mais vivant à la date réelle du décès (et donc capable de succéder). Dans ces cas, cet héritier devient le véritable héritier et a droit à la restitution en application de l’art. 627 C.c.Q. Cela se produit même si l’héritier apparent — avant la découverte de la date réelle du décès — a hérité à bon droit et légalement des biens du défunt. La découverte de la date réelle du décès perturbe ainsi une succession autrefois valide. Comme l’affirme Fréchette, « [l] ’apparence de l’héritage est troublée par la reconnaissance d’un nouveau successible » (p. 57). Dans ce cas, encore une fois, un transfert de propriété valide peut faire l’objet de restitution si certains événements imprévus se produisent, comme la découverte de la date réelle du décès du défunt.

[101]                     Le retour de l’absent au sens de l’art. 99 C.c.Q. commande aussi une approche rétrospective. Comme nous l’avons expliqué, en vertu de cette disposition, celui qui revient a le droit d’exercer des recours en restitution pour reprendre sa place à l’égard d’autrui — y compris ses héritiers — même si la dévolution de la succession était non seulement permise, mais aussi exigée par la loi. Un événement subséquent — dans ce cas, le retour de l’absent — vient changer l’ouverture et la dévolution autrefois valides de la succession. Le motif d’ouverture de la succession, le décès de l’absent, disparaît au retour de l’absent et a un effet domino sur la dévolution antérieure de la succession.

[102]                     Tous ces exemples ont un dénominateur commun : un paiement est fait en exécution d’une obligation tout à fait valide et véritable qui disparaît par la suite en raison d’un événement subséquent. Dans chacun de ces exemples, l’existence contemporaine d’une dette et d’un paiement ne met pas ce paiement à l’abri d’une restitution ultérieure. Dans ces cas, la restitution devient possible à la suite d’un événement imprévu ou anormal — tels l’omission d’une partie d’exécuter ses obligations contractuelles (art. 1606 al. 1 C.c.Q.), une force majeure qui rend impossible l’exécution d’une obligation (art. 1694 C.c.Q.), le comportement gravement répréhensible d’un donataire (art. 1836 C.c.Q.), la découverte de la date réelle du décès de l’absent (art. 96 al. 1 et 627 C.c.Q.), ou le retour d’un absent (art. 99 C.c.Q.) (voir Fréchette, p. 53‑57 ; M. Malaurie, Les restitutions en droit civil (1991), p. 35).

[103]                     Vue sous cet angle, une conception rétrospective de l’art. 1491 C.c.Q. s’harmonise parfaitement avec le cadre et les objectifs plus larges d’outils de restitution semblables que l’on trouve ailleurs dans le C.c.Q. La thèse de Mme Threlfall — qui obligerait d’apprécier l’absence de dette uniquement à l’époque du paiement — mettrait l’art. 1491 C.c.Q. en porte‑à‑faux avec ces obligations et voies de restitution similaires.

[104]                     La raison pour laquelle ces mécanismes de restitution similaires fonctionnement rétrospectivement n’a rien de surprenant. Ils partagent tous « un objectif commun : corriger les effets liés à un acte juridique inefficace », et c’est cet objectif commun qui « permet de considérer ensemble des cas qui, à première vue, semblent différents » (Fréchette, p. 58). Pour atteindre cet objectif, les recours en restitution prévus au C.c.Q. exigent des approches rétrospectives — ils ont besoin d’une fenêtre donnant sur le véritable état des choses afin de réaffecter les prestations à la bonne personne. Sans rétrospectivité, des paiements autrefois valides seraient mis pour toujours à l’abri de la restitution, sans égard à la question de savoir si leur fondement a disparu. Une telle approche imposerait une limite inusitée et illogique à la portée réparatrice du C.c.Q.

[105]                     Rien n’indique que l’art. 1491 C.c.Q. fonctionne différemment de ces autres mécanismes de restitution semblables. Notre Cour a expliqué que les dispositions relatives de la réception de l’indu reposent sur l’idée que « [t]oute personne ne doit payer que ce qu’elle doit, et elle ne doit que ce à quoi elle est obligée » (Amex, par. 29, citant Lluelles et Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), p. 725). Lorsque des obligations autrefois valides disparaissent subséquemment, le payeur se trouve à avoir fait un paiement indu. En l’espèce, sans recours à l’art. 1491 C.c.Q., Carleton aurait fait des paiements indus : elle aurait été tenue de verser des prestations de retraite pour une période pendant laquelle M. Roseme était décédé, en fait et en droit, même si l’obligation sous‑jacente de les payer était expressément fondée sur l’existence de M. Roseme — il s’agissait d’un régime de retraite « viager ». Autrement dit, le fait de ne pas adopter une approche rétrospective obligerait Carleton à payer ce qu’elle ne doit pas et permettrait à l’héritière de M. Roseme, Mme Threlfall, de conserver une chose à laquelle elle n’a pas droit, contractuellement ou légalement. Or, c’est là un résultat que l’art. 1491 C.c.Q. est précisément censé corriger. Le fait qu’il y a déjà eu une dette entre Carleton et M. Roseme ne change rien au fait que cette dette n’a désormais plus de fondement.

[106]                     Bref, adopter l’interprétation étroite de l’art. 1491 C.c.Q. que propose Mme Threlfall aurait pour effet de contrecarrer les objectifs de cette disposition et d’en faire une anomalie dans l’ensemble plus large des mécanismes de restitution prévus dans le C.c.Q. L’appréciation de l’absence de dette à l’époque du paiement — comme le suggère Mme Threlfall — entraînerait la prise en compte de renseignements inexacts et incomplets dans l’application de l’art. 1491 C.c.Q. Cela permettrait à des paiements indus et à des gains fortuits de se retrouver hors de la portée de la disposition. Sans rétrospectivité, des paiements autrefois valides seraient mis à l’abri pour toujours et les parties seraient incapables de recouvrer des paiements indus. Ce résultat ne saurait être le bon.

b)             Carleton a payé par erreur

[107]                     Comme nous l’avons vu, la simple absence de dette ne suffit pas. Le paiement doit avoir été fait par erreur ou en protestant. Nous convenons avec la Cour d’appel que les paiements en l’espèce n’ont pas été faits en protestant pour éviter un préjudice. Carleton n’a pas contesté l’existence d’une dette à l’époque où les paiements ont été faits ; elle a reconnu que la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. l’obligeait à continuer à faire les paiements. Bien que Carleton ait repris le versement des prestations de retraite pendant la période d’absence [traduction] « sans admission de quelque nature que ce soit », sa contestation était « [a]u mieux [. . .] un désaccord avec le législateur qu’une présomption devrait s’appliquer en pareille situation » (motifs de la Cour d’appel, par. 108). Quoi qu’il en soit, les paiements n’ont pas été faits pour éviter un préjudice. Carleton s’est plutôt simplement résignée au fait que l’art. 85 C.c.Q. l’obligeait à continuer de verser des paiements conformément au Régime.

[108]                     Toutefois, Carleton a bel et bien payé par erreur : il n’y avait aucune intention de faire les paiements en l’absence de dette. Madame Threlfall ne peut établir que Carleton a payé dans une intention libérale. Dès qu’elle a découvert que M. Roseme avait disparu, Carleton a d’abord tenté de mettre fin au versement des prestations de retraite, mais, à contrecœur, elle a fini par continuer à faire les paiements lorsqu’elle a été informée de l’effet de l’art. 85 C.c.Q. C’est uniquement l’effet de contrainte temporaire de l’art. 85 C.c.Q. qui a amené Carleton à faire les paiements. Il n’y avait aucune intention libérale de continuer à verser les prestations de retraite en l’absence de dette.

c)              Réparation

[109]                     Carleton a acquitté par erreur une dette indue. En application de l’art. 1492 C.c.Q., lorsque les conditions relatives à la réception de l’indu sont remplies, la restitution est régie par les art. 1699 à 1707 C.c.Q. Ni l’une ni l’autre des parties n’a prétendu que notre Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser la restitution en application de l’art. 1699 al. 2 C.c.Q. au motif que la restitution aurait pour effet d’accorder à l’une des parties un avantage indu. De fait, il s’agit ici d’un exemple clair d’une situation où le défaut d’ordonner la restitution permettrait à une des parties (Mme Threlfall) de conserver un avantage indu.

IV.         Conclusion

[110]                     En définitive, M. Roseme n’a pas droit aux prestations de retraite versées après son décès, que ce soit en vertu du Régime ou en vertu de l’art. 85 C.c.Q. : le Régime prévoyait sans équivoque la cessation des prestations au moment du décès véritable de M. Roseme et la réfutation de la présomption établie à l’art. 85 C.c.Q. a éteint rétroactivement les droits qui avaient pour source cette présomption. Puisque le fondement juridique des paiements a disparu, la demande de Carleton pour la restitution de l’indu en application de l’art. 1491 C.c.Q. doit être accueillie : suivant une appréciation rétrospective, les paiements ont été faits par erreur et en l’absence de dette. Nous sommes donc d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs des juges Moldaver, Côté et Brown rendus par

                    Les juges Côté et Brown (dissidents) —

                                             TABLE DES MATIÈRES

Paragraphe

I.      Aperçu

111

II.    Analyse

122

A.    Le Régime de retraite

122

B.    Le droit de l’absence au Québec

125

(1)    Le Code civil du Bas Canada

126

(2)    L’Office de révision du Code civil

134

(3)    Le Code civil du Québec

136

(4)    Conclusion en ce qui concerne le droit de l’absence

145

C.    La réfutation de la présomption de vie

158

(1)    Le texte de l’art. 85 C.c.Q. ne prévoit pas expressément la rétroactivité

164

(2)    Le contexte du C.c.Q. ne milite pas en faveur de la rétroactivité

172

(3)    Les objets du régime de l’absence n’appuient pas la rétroactivité

181

D.    Réception de l’indu

212

(1)    La condition d’« absence de dette »

219

(2)    La condition d’« erreur »

223

E.     Enrichissement injustifié

227

III.   Conclusion

229

I.               Aperçu

[111]                     En septembre 2007, M. George Roseme a quitté sa résidence près de Gatineau (Québec) pour faire une promenade. Il n’est jamais rentré. Des recherches approfondies dans les jours qui ont suivi sa disparition n’ont pas permis de le retrouver. L’appelante, Mme Lynne Threlfall, a été nommée par le tribunal pour gérer les affaires de M. Roseme pendant son absence.

[112]                     La Carleton University, l’intimée et l’ancien employeur de M. Roseme, a continué à lui verser ses prestations de retraite mensuelles pendant son absence. Au Québec, lorsqu’une personne disparaît dans des circonstances qui ne permettent pas de savoir avec certitude si elle est vivante ou morte, l’art. 85 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») prévoit que la personne est présumée vivante durant les sept années qui suivent sa disparition, ou jusqu’à ce que cette présomption de vie soit repoussée par une preuve contraire dans les sept années qui suivent la disparition.

[113]                     Les restes de M. Roseme ont été retrouvés plus tard, en 2013. Toutefois, le directeur de l’état civil a déterminé que la date réelle de son décès remontait au lendemain de sa disparition en 2007. Autrement dit, M. Roseme était en fait mort pendant toute la période pendant laquelle il était, en droit, présumé vivant. Ceci n’est pas contesté.

[114]                     Ce qui est contesté, c’est la question de savoir si Mme Threlfall, en sa qualité de tutrice à l’absent, M. Roseme, doit rendre les prestations de retraite (totalisant 497 332,64 $) reçues après la date réelle de son décès en 2007 — c’est‑à‑dire les paiements faits pendant que M. Roseme était encore, en droit, présumé vivant, mais (comme l’a confirmé la découverte de ses restes plus tard) alors qu’il était, en fait, mort. D’une part, Carleton soutient que les prestations de retraite reçues pendant cette période n’étaient pas réellement payables à M. Roseme et doivent être restituées, puisqu’elles ont été reçues contrairement aux conditions de son régime de retraite. Ces conditions garantissaient le versement de prestations [traduction] « le reste de sa vie » seulement, les paiements cessant à son « décès ». En revanche, Mme Threlfall affirme que le C.c.Q. n’exige pas la restitution puisque, à l’époque où les paiements ont été faits, ils étaient validement exigibles, parce M. Roseme était, en droit, présumé vivant.

[115]                     Nous sommes tous d’accord pour dire que la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. est une présomption simple qui peut être repoussée par la preuve du décès de l’absent. En outre, nous reconnaissons que nos collègues, le juge en chef et le juge Gascon, ont correctement identifié la question soulevée par le présent pourvoi : « la réfutation de la présomption de vie a‑t‑elle rétroactivement fait disparaître le droit de M. Roseme aux prestations de retraite versées alors qu’il avait la qualité d’absent, ou la réfutation a‑t‑elle simplement eu pour effet de mettre fin à l’application de la présomption pour l’avenir, de sorte qu’elle n’a aucune incidence sur les paiements faits par Carleton pendant que M. Roseme était présumé vivant ? » (par. 37).

[116]                     Ce qui nous divise, c’est la réponse à cette question. Avec égards pour nos collègues, la réfutation de la présomption de vie n’a pas pour effet d’imposer des effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels de l’absent. En termes simples, les art. 1491 et 1492 C.c.Q. ne peuvent être « ajustés » pour permettre aux tribunaux de remonter dans le temps et conclure que les paiements de Carleton à M. Roseme ont été faits « par erreur », ce qui a pour effet d’annuler des droits et des obligations qui étaient validement exigibles au moment où ils ont été exécutés. La demande de restitution de Carleton fondée sur les dispositions du C.c.Q. en matière de réception de l’indu doit donc être rejetée.

[117]                     Qui plus est, et bien que nous soyons d’accord avec nos collègues pour dire que la présomption de vie dans le régime de l’absence a pour objectifs de (1) conférer de la stabilité à un état des choses incertain et de (2) préserver les intérêts de l’absent dans l’éventualité de son retour, leurs motifs de jugement ont pour effet de faire en sorte que ni l’un ni l’autre de ces objectifs ne peut être atteint. Bien au contraire. L’imposition d’effets rétroactifs sur les droits de l’absent paralyse le tuteur, qui ne peut plus en toute sécurité employer les rentrées d’argent de l’absent pour acquitter ses obligations à mesure qu’elles arrivent à échéance. Dans leurs motifs, nos collègues ne tiennent pas compte d’un troisième objectif de la présomption de vie, la protection des tiers liés à l’absent pendant la période d’absence de sept ans. Suivant l’approche de nos collègues, des tiers, comme ceux qui reçoivent de l’absent une pension alimentaire pour enfants ou pour le conjoint pendant la période d’absence de sept ans comme le prévoit l’art. 88 C.c.Q., ne peuvent plus employer en toute sécurité les sommes d’argent qu’ils touchent, parce que s’il est découvert que l’absent était de fait décédé au cours de la période de sept ans, ces sommes doivent être rendues. Bref, en interprétant le C.c.Q. d’une manière qui reflète « le véritable état des choses », on sacrifie la « certitude » — un objectif important du régime de l’absence — sur l’autel de la « justesse ».

[118]                     Nos collègues affirment à maintes reprises dans leurs motifs que les droits acquis de Mme Threlfall sont un « gain fortuit » (par. 68‑71) et avancent implicitement un genre d’argument fondé sur l’injustice, qu’ils renforcent en insistant sur la somme en cause (« près d’un demi-million de dollars » (par. 3)). Avec égards, l’utilisation du terme « gain fortuit » ne tient pas compte de la source du droit — un droit acquis sans fraude. Les prestations de retraite reçues ne sont pas un gain fortuit que la tutrice, Mme Threlfall, utilise à son avantage personnel ; l’argent sert à maintenir la succession de l’absent et à acquitter ses obligations quand elles viennent à échéance, envers des tiers ainsi qu’à d’autres fins. Qui plus est, nous croyons que même nos collègues conviendraient que le montant en jeu n’est pas pertinent pour l’exercice d’interprétation statutaire ou la résolution de la question de droit en cause dans la présente affaire. En ce sens, la mention du montant en jeu est superflue et regrettable.

[119]                     Dans leurs motifs, nos collègues qualifient aussi maintes fois l’affaire qui nous occupe et ses circonstances d’« uniques » (par. 6, 48 et 88‑93), mais, en toute déférence, là n’est pas la question. Que les faits de la présente affaire soient ou non uniques ou insolites, ce n’est pas pertinent ; ce qui l’est — et ce que nous soutenons — c’est qu’il s’agit justement du genre de situation qui était envisagée par le C.c.Q. et que vise à bon droit la présomption de vie. Nous ne voyons pas en quoi le caractère « unique » des faits de l’espèce vient renforcer les motifs de nos collègues. Cela est d’autant plus vrai que, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, il s’agit fondamentalement en l’espèce d’un exercice d’interprétation statutaire.

[120]                     Quoi qu’il en soit, nous estimons que le « véritable état des choses » est simplement ceci : le régime québécois de l’absence prévoit qu’une personne absente peut en fait être morte, et pourtant traitée, sur le plan juridique, comme si elle était vivante en ce qui concerne ses droits et obligations. En conséquence, rien dans le C.c.Q. ne justifie que l’on ordonne à Mme Threlfall de restituer les sommes d’argent reçues de Carleton ; la réfutation de la présomption de vie en 2013 signifiait l’extinction de l’obligation de Carleton seulement à l’égard des versements de prestations en cours (c’est‑à‑dire futurs). Les paiements qu’a reçus M. Roseme (par l’entremise de sa tutrice) avant que la présomption de vie ait été repoussée lui étaient validement dus à l’époque où ils ont été faits. Aucune disposition du C.c.Q. ne donne à notre Cour, ni à quelque autre tribunal, le pouvoir d’ordonner le remboursement de ces sommes d’argent.

[121]                     Nous sommes donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rejeter la requête introductive d’instance de Carleton, avec dépens devant toutes les cours.

II.            Analyse

A.           Le Régime de retraite

[122]                     Comme le soulignent nos collègues, M. Roseme tirait des prestations de retraite mensuelles, décrites dans le Régime de retraite (reproduit dans le d.a., vol. II, p. 93 et suiv.), sous la rubrique [traduction] « rente viagère sur une seule tête » comme étant :

        [traduction] Une prestation mensuelle majorée, payable du vivant du participant à la retraite, cette prestation cessant avec le paiement pour le mois du décès du participant. [Nous soulignons ; sous‑al. 8.02(b)(i).]

[123]                     Nul ne conteste que Carleton avait l’obligation contractuelle de verser des prestations de retraite mensuelles à M. Roseme en application du Régime de retraite de Carleton. Il s’agit de savoir quand cette obligation a cessé. A‑t‑elle cessé à la date réelle de décès de M. Roseme (c’est‑à‑dire le lendemain de sa disparition) ou à la date à laquelle ses restes ont été découverts, plus de cinq ans et demi plus tard ? Nos collègues et les juridictions inférieures interprètent le libellé du Régime de retraite comme renvoyant clairement à la date réelle de décès de M. Roseme, que le directeur de l’état civil a fixée au 11 septembre 2007 (par. 25). Puisque M. Roseme avait signé une option de [traduction] « rente viagère sur une seule tête » du Régime de retraite, les [traduction] « [v]ersements devaient forcément cesser au décès ». Autrement dit, « [l]es prestations de retraite prennent fin au décès du bénéficiaire » (motifs de première instance, 2016 QCCS 406, 26 C.C.P.B. (2nd) 150, par. 40 et 43).

[124]                     Fait important cependant, les termes « vie », « décès » et « du vivant du participant » ne sont pas définis dans le Régime de retraite. En conséquence, les parties ont convenu au procès que l’état de M. Roseme (vivant ou mort) au moment des paiements devait être déterminé conformément au régime de l’absence du C.c.Q. (m.a., par. 46). Nous examinons maintenant ce régime.

B.            Le droit de l’absence au Québec

[125]                     Nous sommes d’accord avec l’observation de nos collègues (par. 32) selon laquelle le régime de l’absence a fait l’objet d’une modification importante depuis sa version précédente dans le Code civil du Bas‑Canada (« C.c.B.‑C. »). Là où nous nous dissocions humblement de nos collègues, c’est sur l’effet de cette modification. Alors que le régime de l’absence du C.c.B.‑C. permettait que l’incertitude se poursuive tout au long de la période d’absence de 30 ans et faisait en sorte qu’il était impossible pour quiconque de revendiquer un droit échu à un absent pendant cette période, le nouveau régime de l’absence du C.c.Q. confère de la certitude à une période d’absence de 7 ans et fait en sorte que les droits et obligations de l’absent demeurent valides jusqu’à ce que la présomption soit repoussée.

(1)          Le Code civil du Bas‑Canada

[126]                     Selon le C.c.B.‑C., une personne devenait un « absent » au sens de l’art. 86 C.c.B.‑C. lorsque trois conditions étaient remplies : (1) la personne avait son domicile au Québec ; (2) la personne avait disparu ; et (3) on n’avait aucune nouvelle de son existence (P.-B. Mignault, Le droit civil canadien (1895), t. 1, p. 254 ; H. Roch, L’absence (1951), p. 27). Aux yeux de la loi, l’absent n’était ni vivant ni mort (Roch, p. 33). L’absent était réputé mort seulement si l’absence avait continué pendant 30 ans à compter du jour de la disparition, ou de la dernière nouvelle reçue, ou s’il s’était écoulé 100 ans depuis sa naissance (art. 98 C.c.B.‑C.).

[127]                     L’absence de la personne se divisait en trois périodes distinctes, et chacune était régie par des règles particulières (Mignault, p. 252 ; Roch, p. 33‑34). Pendant la première période — d’une durée de cinq ans à compter du jour de la disparition, ou de la dernière nouvelle reçue — la personne était seulement présumée être un absent (Roch, p. 73 ; Mignault, p. 251‑252). Un curateur pouvait être nommé s’il y avait nécessité de pourvoir à l’administration des biens de l’absent (art. 87 C.c.B.‑C.), mais les pouvoirs du curateur se bornaient aux actes de pure administration ; le curateur ne pouvait aliéner, engager, ni hypothéquer les biens de l’absent (art. 91 C.c.B.‑C.).

[128]                     Pendant la deuxième période — qui suivait les 5 premières années d’absence et qui durait 25 années de plus — les héritiers présomptifs de l’absent pouvaient obtenir du tribunal l’envoi en possession provisoire des biens de l’absent (art. 93 C.c.B.‑C.; Roch, p. 34 et 73‑74). Comme l’explique Mignault, p. 251 : « Le jugement d’envoi en possession est une véritable déclaration d’absence, car il n’est prononcé qu’après la constatation de l’absence. »

[129]                     Un tribunal pouvait abroger la période de cinq ans s’il était convaincu qu’il y avait de « fortes présomptions » que l’absent était mort et les héritiers pouvaient être envoyés en possession provisoire des biens de l’absent plus tôt qu’il n’aurait été possible de le faire autrement (art. 94 C.c.B.‑C.; Roch, p. 76‑77). Toutefois, la difficulté était que même si une personne avait disparu dans des circonstances qui ne laissaient pratiquement aucun doute quant à son décès, il était impossible d’obtenir une déclaration de décès (É. Deleury et D. Goubau, Le droit des personnes physiques (5e éd. 2014), par. 39). En 1969, l’Assemblée nationale a adopté en conséquence la Loi concernant les jugements déclaratifs de décès, L.Q. 1969, c. 79, insérant dans le C.c.B.-C. les art. 70 à 73 qui donnaient aux tribunaux le pouvoir de prononcer des déclarations de décès lorsque celui‑ci pouvait être tenu pour certain sans qu’il fût possible de dresser un acte de sépulture (voir E. Deleury-Bonnet, « La Loi concernant les jugements déclaratifs de décès » (1970), 11 C. de D. 330).

[130]                     Pendant la troisième période — lorsque l’absence dépassait 30 ans à compter de la disparition ou de la dernière nouvelle reçue, ou s’il s’était écoulé 100 ans depuis sa naissance — l’absent était « réputé mort à compter de son départ, ou de la dernière nouvelle reçue » (art. 98 C.c.B.‑C.). Autrement dit, l’art. 98 C.c.B.‑C. a expressément créé par voie législative une « présomption de mort » rétroactive. Cela permettait aux héritiers et autres ayants droit d’obtenir le partage et la possession absolue des biens de l’absent (art. 98 C.c.B.‑C.; Mignault, p. 253). En outre, vu l’application rétroactive de la présomption de mort, la succession de l’absent était ouverte à compter du moment de sa disparition ou de la dernière nouvelle reçue (sauf lorsqu’il était prouvé que l’absent était décédé à une autre date) (art. 99 C.c.B.‑C.; Roch, p. 117).

[131]                     Ainsi qu’il ressort même de ce bref survol, le régime de l’absence du C.c.B.‑C. était indûment complexe, rigide et — surtout — truffé d’incertitude persistante. Par exemple, d’après l’art. 108 C.c.B.‑C., l’époux de l’absent ne pouvait se remarier sans rapporter la preuve certaine du décès de son époux absent, sans égard à la durée de l’absence (Roch, p. 155‑156). De la même manière, selon l’art. 104 C.c.B.‑C., quiconque réclamait un droit échu à un absent[2] devait d’abord prouver que cet absent existait de fait quand le droit est devenu échu, à défaut de quoi la demande était irrecevable (Mignault, p. 309‑310 ; Roch, p. 137‑139). Pareillement, suivant l’art. 105 C.c.B.‑C., s’il s’ouvrait une succession à laquelle fut appelé un absent, l’absent ne pouvait pas faire valoir ces droits, laissant les avantages être dévolus exclusivement aux autres titulaires de droits de succession (Roch, p. 140).

[132]                     Le problème, essentiellement, était que sans la moindre présomption (que ce soit de vie ou de mort) pendant les 30 premières années d’absence, les affaires de l’absent, et les affaires de ceux avec qui l’absent était lié, y compris les membres de sa famille, ses partenaires en affaires et d’autres, étaient effectivement paralysées. L’incertitude quant à l’état persistait tout au long de l’absence, ou jusqu’à ce qu’il fut catégoriquement prouvé que l’absent était de fait mort ou vivant :

     Le droit de l’absence, dans le Code civil du Bas‑Canada, était dominé par l’idée du retour toujours possible de l’absent. Avec l’écoulement du temps, l’incertitude fait de plus en plus place à l’improbabilité d’un retour. Ainsi, la loi se préoccupait de plus en plus des intérêts de ses héritiers, mais elle se refusait à trancher la question de l’existence ou du décès de l’absent. De fait, la situation ne trouvait de dénouement qu’avec la preuve de sa survie ou de son décès.

     Ajoutons que puisque par définition l’incertitude persistait tout au long de l’absence, il était impossible de réclamer les droits qui, fondés sur la preuve de son existence, pouvaient s’ouvrir à son profit. C’est ainsi, notamment, qu’une fois l’absence constatée, l’absent ne pouvait être appelé à une succession. Inversement, la mise en œuvre de droits ou la modification d’une situation juridique subordonnée à la preuve de son décès étaient tout autant impossibles. Par exemple, l’absence n’entraînait pas la dissolution du mariage et, n’eût été l’ouverture introduite en 1968 par la législation fédérale sur le divorce, le conjoint de l’absent aurait été condamné à vivre dans le veuvage sans pour autant avoir le titre de veuf ou de veuve.

     La seule exception au doute sempiternel sur lequel était fondé tout le droit de l’absence concernait le droit des assurances. En effet, l’article 2529 C.c.B.‑C. autorisait le bénéficiaire de l’assurance‑vie souscrite par l’absent avant qu’il ne disparaisse, à réclamer, après sept ans d’absence, le versement du capital assuré. [Nous soulignons.]

(Deleury et Goubau, par. 71)

[133]                     Comme l’expliquent Deleury et Goubau, la seule exception à cet état d’incertitude était le droit de toute personne ayant droit au produit d’une assurance‑vie d’obtenir du tribunal une « déclaration de présomption de décès » lorsque sept ans s’étaient écoulés sans que l’assuré n’ait paru au lieu de sa résidence habituelle et sans qu’on ait eu de ses nouvelles (art. 2529 C.c.B.‑C.).

(2)          L’Office de révision du Code civil

[134]                     Les difficultés que nous avons exposées au sujet du régime de l’absence du C.c.B.‑C. ont mené à des révisions que notre Cour est appelée à interpréter en l’espèce. Le présent pourvoi dépend de deux dispositions particulièrement importantes, proposées par l’Office de révision du Code civil (« O.R.C.C. ») et adoptées pour l’essentiel dans le C.c.Q. La première donnait au tribunal le pouvoir de rendre un jugement déclaratif d’absence[3], qui s’inspire du jugement déclaratif de décès prévu aux art. 70 et suiv. C.c.B.‑C., lorsque l’absence a duré sept années consécutives (plutôt que 30 années sous le régime du C.c.B.‑C.), et ce, même lorsque le décès demeure incertain (Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol. I, Projet de Code civil (1978), p. 37 (art. 209 du Livre premier) ; Office de révision du Code civil, Rapport sur le Code civil du Québec, vol. II, t. 1, Commentaires (1978), p. 73‑74). La deuxième était que « la présomption de décès court à compter du jugement déclaratif d’absence et non pas, comme le prévoit l’article 98 [C.c.B.‑C.], à compter du départ de l’absent ou des dernières nouvelles » (Commentaires, p. 76 ; Projet de Code civil, p. 38 (art. 210 du Livre premier) (nous soulignons)). Comme l’a expliqué l’O.R.C.C. à l’époque : « Après quelques hésitations, il a semblé que, si la date du départ de l’absent était peut‑être moins arbitraire pour fixer son décès, celle du jugement déclaratif d’absence était plus certaine » (Commentaires, p. 76). Comme l’ajoute l’O.R.C.C., « le caractère rétroactif de la présomption [a été rejeté parce qu’il] aurait pour effet de valider tous les actes irréguliers faits depuis le départ de l’absent » (Commentaires, p. 76).

[135]                     Cette règle générale de non-rétroactivité de la présomption de décès a été l’objet d’exceptions explicites proposées par l’O.R.C.C. Par exemple, aux termes de l’art. 213 du Livre premier du Projet de Code civil, p. 38, si la date du décès prouvé de l’absent était antérieure à celle mentionnée dans le jugement déclaratif d’absence, son régime matrimonial était dissous à la date réelle du décès. Nous tenons à souligner que l’O.R.C.C. ne pouvait être plus clair sur le fait qu’il s’agissait d’une exception à la règle générale : « Après de longues délibérations, il a été décidé de faire une exception à l’article 210 lorsque le décès prouvé de l’absent remonte à une date antérieure au jugement déclaratif d’absence. Dans ce cas, le partage du régime matrimonial doit être éventuellement rajusté » (p. 77 (nous soulignons)).

(3)          Le Code civil du Québec

[136]                     Le C.c.Q. renferme maintenant l’essence de ces deux changements proposés. Plus généralement, le C.c.Q. envisage deux scénarios distincts où il y a « disparition » d’une personne. (Sur la distinction entre ces deux scénarios, voir Sandaldjian c. Directeur de l’état civil, 2003 CanLII 71896 (C.A. Qc) ; Assurance‑vie Desjardins c. Duguay, [1985] C.A. 334 (Qc) ; Gariépy c. Directeur de l’état civil, [1997] R.D.F. 50 (C.S. Qc) ; Deleury et Goubau, par. 37.)

[137]                     Le premier scénario se produit lorsqu’il n’y a pratiquement aucun doute quant au décès du disparu, mais où il n’est peut‑être pas possible d’attester son décès (p. ex., le corps de la personne ne peut être découvert ou identifié à la suite d’un écrasement d’avion). Dans ce cas, aucune présomption de vie ne prend naissance, puisque le décès est tenu pour quasiment certain. Un jugement déclaratif de décès peut alors être obtenu en application de l’art. 92 al. 2 C.c.Q. (voir M. Ouellette, « Livre premier : Des personnes », dans La réforme du Code civil, t. 1, Personnes, successions, biens (1993), par. 165 ; Deleury et Goubau, par. 54 ; Minville, Re, 2004 CanLII 39875 (C.S. Qc), par. 24 ; Ashodian (Succession de) c. Directeur de l’état civil, 2015 QCCS 6141, par. 54‑55 (CanLII) ; Auclair (Re), 2016 QCCS 2065, par. 6 (CanLII)). La date du décès est fixée à la date à laquelle « les présomptions tirées des circonstances permettent de tenir la mort d’une personne pour certaine » (art. 94 al. 1 C.c.Q.).

[138]                     Le deuxième scénario — l’absence — se produit lorsqu’une personne disparaît, comme a disparu M. Roseme, dans des circonstances qui laissent planer un doute ou de l’incertitude quant à son décès. Dans ces circonstances, la personne devient un « absent » au sens de l’art. 84 C.c.Q. lorsque trois conditions sont remplies : (1) la personne avait son domicile au Québec ; (2) la personne a cessé d’y paraître sans aviser qui que ce soit ; (3) on ne sait pas si elle vit encore (voir Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. I, Le Code civil du Québec — Un mouvement de société (1993), p. 67 ; Mignault, p. 252 ; Roch, p. 27).

[139]                     Suivant ce deuxième scénario (et contrairement au premier), le C.c.Q fournit une présomption, à savoir que l’absent est automatiquement présumé — c’est‑à‑dire sans qu’il soit nécessaire d’obtenir un « jugement déclaratif d’absence » ou de recourir à tout autre mécanisme semblable — vivant durant les sept années qui suivent sa disparition (art. 85 C.c.Q.) :

        85. L’absent est présumé vivant durant les sept années qui suivent sa disparition, à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai.

La présomption de vie prévue à l’art. 85 représentait un changement important au droit de l’absence au Québec. Comme l’a expliqué le ministre de la Justice dans ses Commentaires, p. 68 :

        Cet article apporte une modification importante au droit antérieur. L’article 98 C.C.B.C. ne présumait le décès qu’après trente ans de disparition, tandis que l’article 85 présume l’absent vivant pendant sept ans à compter de sa disparition, pour le présumer mort ensuite. [Nous soulignons.]

Comme l’ajoute le ministre de la Justice, à la p. 66 :

        Suivant le Code civil du Bas Canada [. . .] [l’]absent ne succédait pas et il était impossible de réclamer les droits qui lui appartenaient, à moins de prouver son existence.

     Le Code civil du Québec renouvelle le concept d’absence : il présume que l’absent est vivant et peut donc succéder et acquérir des droits.

[140]                     C’est cette présomption — suivant laquelle, rappelons‑le, l’absent est vivant durant les sept années qui suivent sa disparition — qui favorise la certitude en faisant en sorte que les absents « [soient] apte[s] à recueillir des droits et à être tenu[s] d’obligations » (Deleury et Goubau, par. 41 ; voir aussi les motifs de la majorité, par. 29 : « Pendant qu’il est présumé vivant, l’absent, par son tuteur [. . .], demeure tenu à l’exécution de ses obligations (p. ex., art. 88 C.c.Q.), et continue d’acquérir des droits (art. 86 C.c.Q.) »). En conséquence, l’absent qui est « présumé vivant » à l’ouverture d’une succession « peut succéder » (art. 617 al. 1 C.c.Q.; voir aussi l’art. 638 C.c.Q; G. Brière, Traité de droit civil : Les successions (2e éd 1994), par. 68). De plus, lorsque l’absent « a des droits à exercer ou des biens à administrer » pendant la période d’absence de sept ans, un tuteur peut être nommé par le tribunal (art. 86 C.c.Q.; Deleury et Goubau, par. 44). Qui plus est, parce que le tuteur détient des pouvoirs de simple administration (art. 87 et 208 C.c.Q.), il peut faire « tous les actes nécessaires à la conservation du bien ou ceux qui sont utiles pour maintenir l’usage auquel le bien est normalement destiné », y compris la perception des fruits et revenus du bien qu’il administre, l’exercice des droits qui lui sont attachés et la perception des créances qui sont soumises à son administration  (art. 1301 et suiv. C.c.Q. ; Deleury et Goubau, par. 48 ; Roch, p. 54‑57).

[141]                     La présomption de vie cesse d’être en vigueur (c’est‑à‑dire qu’elle est confirmée ou repoussée) et la tutelle à l’absent prend fin en conséquence par (1) le retour de l’absent, (2) la désignation qu’il fait d’un administrateur de ses biens ou (3) la preuve de son décès (art. 85 et 90 C.c.Q.; voir Deleury et Goubau, par. 53). La présomption de vie cesse également de s’appliquer après sept années d’absence, puisqu’elle est remplacée par la présomption du décès de l’absent (art. 85 C.c.Q.; Commentaires du ministre, p. 66 et 68 : « le décès sera présumé après sept ans d’absence continue [...] [L’]article 85 présume l’absent vivant pendant sept ans à compter de sa disparition, pour le présumer mort ensuite » ; Salman et Gagnon, [1996] R.D.F. 324 (C.S. Qc), p. 327 : « l’absent est présumé vivant durant les sept années qui suivent sa disparition pour, par la suite, être présumé décédé » ; motifs de la majorité, par. 63 : « À l’arrivée du terme de sept ans, l’absent est présumé mort, à moins de retour »).

[142]                     Lorsque la présomption de vie n’est ni confirmée, ni repoussée pendant les sept années d’absence, la présomption de vie cesse de s’appliquer sept ans après la disparition de l’absent, comme nous venons de l’expliquer, alors que la tutelle à l’absent peut se poursuivre après l’expiration de ce délai jusqu’au prononcé d’un jugement déclaratif de décès. Autrement dit, l’expiration de la période d’absence de sept ans et l’effet de la présomption de décès ne mettent pas fin à la tutelle. Comme l’explique É. Cloutier dans « Origines et évolution du droit québécois de l’absence : de l’existence incertaine aux présomptions de vie et de mort » (2017), 63 R.D. McGill 247, p. 273 (note 144) : « Bien que l’absent soit tenu pour décédé au terme du délai établi par l’article 85 du C.c.Q., son décès se doit tout de même d’être déclaré judiciairement » (voir aussi Deleury et Goubau, par. 40 : « Passé le délai de l’article 85 C.c.Q., l’absent est tenu pour décédé, ce qu’il faudra cependant faire constater judiciairement. Le défaut de faire déclarer judiciairement la personne décédée entraîne [. . .] une prolongation des mesures de protection au‑delà du délai de sept ans. C’est ainsi que tant qu’un jugement déclaratif de décès n’est pas rendu ou que le décès n’est pas prouvé, la tutelle reste en place. »).

[143]                     Pour obtenir un jugement déclaratif de décès sept ans après la disparition de l’absent en application de l’art. 92 al. 1 C.c.Q., il n’est pas nécessaire de faire la preuve concluante du décès de l’absent, justement parce que l’absent est alors présumé décédé ; il suffit de prouver l’absence de la personne (c’est‑à‑dire établir les trois éléments de la définition de l’absence) et le fait que l’absence a duré sept ans à compter de la disparition (voir É. Gascon et J. Gelfusa, « Absence et décès », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Personnes et famille (feuilles mobiles), par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 8, no 4).

[144]                     Un jugement déclaratif de décès est nécessaire non seulement pour mettre fin à la tutelle à l’absent, mais aussi pour permettre au directeur de l’état civil — qui est avisé du jugement — de dresser l’acte de décès suivant les mentions du jugement (art. 129 et 133 C.c.Q.). Qui plus est, c’est le jugement déclaratif de décès — et non la présomption de décès — qui produit les mêmes effets juridiques que le décès ; un jugement déclaratif de décès est donc nécessaire pour ouvrir la succession de l’absent et pour dissoudre son mariage (voir les art. 95, 465, 516 et 613 al. 1 C.c.Q.; Gascon et Gelfusa, no 19). En outre, lorsqu’un jugement déclaratif de décès est rendu après l’expiration de la période d’absence de sept ans, la date du décès est fixée « à l’expiration de sept ans à compter de la disparition » (art. 94 al. 1 C.c.Q.). En conséquence, et fait important à notre avis, la présomption de décès et le jugement déclaratif de décès n’ont pas pour effet d’écarter la présomption de vie qui était en vigueur pendant la période d’absence de sept ans.

(4)          Conclusion en ce qui concerne le droit de l’absence

[145]                     De ce qui précède, nous tirons deux conclusions. Premièrement, le régime juridique de l’absence et celui de la disparition dans des circonstances qui ne laissent planer pratiquement aucun doute quant à la mort d’une personne sont distincts et il ne faut pas les confondre. Deuxièmement, le droit de Mme Threlfall de réclamer les prestations de retraite au nom de M. Roseme pendant l’absence de ce dernier découle d’une modification importante du droit en matière d’absence lors de l’adoption du C.c.Q.

[146]                     Pour ce qui est de la première conclusion, comme nous l’avons démontré, le C.c.Q. envisage deux scénarios distincts où il y a « disparition » d’une personne : premièrement, la disparition dans des circonstances qui ne laissent planer pratiquement aucun doute quant au décès de la personne et, deuxièmement, l’absence, c’est‑à‑dire la disparition dans des circonstances qui laissent effectivement planer un doute quant au décès de la personne. Il s’agit de formes distinctes de « disparition » visées par le C.c.Q. qui ont des conséquences juridiques distinctes et qu’il ne faut pas confondre. Ainsi, dans Assurance‑vie Desjardins, la Cour d’appel a statué à bon droit que le juge de première instance avait eu tort de prononcer un jugement déclaratif de décès dans des circonstances qui laissaient planer un doute ou de l’incertitude quant à la mort ou la survie de la personne (quoique dans le contexte du C.c.B.‑C.). Lorsque la mort est pratiquement certaine, aucune présomption de vie ne prend naissance ; inversement, lorsque la mort n’est pas pratiquement certaine, la personne devient un « absent » et est présumée vivante durant les sept années qui suivent sa disparition. Seul le premier scénario permet de fixer sur‑le‑champ la date du décès à la date de la disparition par un jugement déclaratif de décès (art. 94 al. 1 C.c.Q.). Dans le deuxième scénario, un jugement déclaratif de décès ne peut être prononcé qu’à l’expiration de la période de sept ans et la date du décès est fixée à « l’expiration de sept ans à compter de la disparition », et non à la date de la disparition (art. 94 al. 1 C.c.Q.).

[147]                     En l’espèce, il est acquis au débat que la situation de M. Roseme correspondait au deuxième scénario — à savoir qu’il était un absent qui était en conséquence présumé vivant du 10 septembre 2007 au 22 juillet 2013 (au moins). De fait, Carleton n’a pas cherché à obtenir un jugement déclaratif de décès avant l’expiration de la période de sept ans, puisqu’elle considérait que les conditions nécessaires pour obtenir un tel jugement (c’est‑à‑dire que le décès soit certain dès la disparition) n’étaient pas réunies dans le cas présent (d.a., vol. II, p. 89 : [traduction] « il n’y avait pas suffisamment de renseignements au dossier, ou du moins à la disposition de Carleton, pour aller de l’avant et demander un jugement déclaratif de décès »). Le 4 février 2008, la Cour supérieure du Québec a plutôt institué une tutelle à l’absent M. Roseme à la demande de Mme Threlfall. Comme l’ont expliqué Gascon et Gelfusa, no 6, un tel jugement a eu pour effet de reconnaître l’existence d’une situation d’absence.

[148]                     Sans surprise, la jurisprudence québécoise confirme qu’il y a effectivement des circonstances dans lesquelles ce qui a été payé pendant l’absence d’une personne en raison des conséquences juridiques liées à son état d’absent ne peut pas être récupéré. Dans Savard c. Metropolitan Life Insurance, [1971] C.S. 631, par exemple, un demandeur a cherché à obtenir le produit d’une police d’assurance‑vie en application de l’art. 2529 C.c.B.‑C. (à l’époque, l’art. 2593a C.c.B.‑C.) (qui, rappelons‑le, prévoyait exceptionnellement que la personne ayant le droit au bénéfice d’une assurance‑vie pouvait obtenir une « déclaration de présomption de décès » lorsque l’assuré avait été absent pendant sept ans). Le demandeur a sollicité une déclaration de ce genre, ainsi qu’une ordonnance de remboursement des primes d’assurance payées depuis la date de disparition de l’absent. Même si le tribunal a accueilli la demande de déclaration de présomption de décès, il n’a pas ordonné le remboursement des primes d’assurance, faisant remarquer que pour obtenir une telle ordonnance, le demandeur aurait dû procéder en vertu des art. 70 et suiv. C.c.B.‑C., qui permettaient de prononcer une ordonnance fixant la date du décès à la date de la disparition, mais seulement si le décès pouvait être tenu pour certain (ce qui n’était pas le cas dans cette affaire). Toutefois, lorsqu’un jugement accueillant une demande de présomption de décès était rendu en application de l’art. 2529 C.c.B.‑C., la date du décès était fixée à la date du jugement. Sur ce point, M. Brière explique ce qui suit (par. 53) :

     Il y a lieu d’observer que la déclaration judiciaire de présomption de décès, effectuée en vertu de l’article 2529 C.c.B.-C., en matière d’assurance‑vie, ne pouvait, comme le jugement déclaratif de décès, fixer la date du décès au moment où celui‑ci était vraisemblablement survenu ; le tribunal devait se limiter à déclarer que l’assuré était présumé décédé à la date du jugement ; en conséquence, il était impossible d’obtenir le remboursement des primes payées depuis le début de l’absence. Le jugement déclaratif de décès était, au contraire, immédiatement opposable à l’assureur qui avait assuré la vie du défunt, à la condition que ledit assureur eût été mis en cause (art. 71 al. 3 C.c.B.-C.). [Note en bas de page omise.]

[149]                     La deuxième conclusion que nous tirons de l’énoncé précité du droit en matière d’absence concerne le droit de Mme Threlfall de réclamer les prestations de retraite au nom de M. Roseme pendant son absence. À ce chapitre, nous estimons que les modifications apportées au droit québécois en matière d’absence, des anciennes dispositions du C.c.B.‑C. au C.c.Q. actuel, sont fort significatives. Eussions‑nous été appelés à statuer sur le droit de M. Roseme aux prestations de retraite pendant son absence sous le régime du C.c.B.‑C., il nous aurait fallu conclure que M. Roseme (ou Mme Threlfall, en son nom) n’était pas titulaire d’un tel droit, vu les art. 104 et 1913 C.c.B.‑C., cette dernière disposition traitant de la notion semblable de rente viagère :

        104. Quiconque réclame un droit échu à un absent doit prouver que cet absent existait quand le droit a été ouvert ; à défaut de cette preuve, il est déclaré non recevable dans sa demande.

        1913. Le créancier d’une rente viagère n’en peut demander le paiement qu’en justifiant de l’existence de la personne sur la tête de laquelle la rente est constituée jusqu’à l’expiration du temps pour lequel il réclame les arrérages.

[150]                     Toutefois, le résultat ne saurait être le même dans la présente affaire, en raison de l’art. 85 C.c.Q. Celui qui revendique le droit de réclamer des prestations de retraite pendant une « absence » n’a plus à prouver que l’absent était, en fait, vivant à l’époque où le droit lui était échu. Il lui suffit plutôt de démontrer que l’absent était (1) en droit, présumé vivant (2) à l’époque où le droit lui était échu. En effet, il ressort clairement du C.c.Q. que l’absent, qui est présumé en droit être vivant à l’époque où un droit lui est échu, peut acquérir ce droit. Cela ressort, par exemple, du libellé de l’art. 617 al. 1 C.c.Q. :

        617. Peuvent succéder les personnes physiques qui existent au moment de l’ouverture de la succession, y compris l’absent présumé vivant à cette époque et l’enfant conçu, mais non encore né, s’il naît vivant et viable.

[151]                     L’article 617 est une application particulière de la présomption générale de vie prévue à l’art. 85 :

        [L’]article [617] reprend, dans son ensemble, les règles contenues au Code civil du Bas Canada. La mention selon laquelle l’absent peut succéder est nouvelle, mais correspond aux dispositions relatives à l’absence que prévoit le livre Des personnes, lesquelles établissent désormais que l’absent est présumé vivant durant les sept ans qui suivent sa disparition, à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai.

(Commentaires du ministre, p. 365)

 

        . . . il ne fait aucun doute que l’absent peut, dans la mesure où il est présumé vivant en vertu de l’article 85 du CcQ, « succéder et acquérir des droits ». Le CcQ prévoit même explicitement, au Livre des Successions, que « [p]euvent succéder les personnes physiques qui existent au moment de l’ouverture de la succession, y compris l’absent présumé vivant à cette époque ». [Notes en bas de page omises.]

(Cloutier, p. 276‑277)

[152]                     Nous notons que ce changement au droit de l’absence apporté par le C.c.Q. a rapproché le droit québécois du droit allemand, et du droit français qui avait lui aussi adopté le modèle germanique en 1977 :

     . . . le modèle choisi par le législateur, caractérisé par une présomption de vie remplacée, après un certain temps, par une présomption de mort, est loin d’être inédit en droit de l’absence.

     . . . cette idée existe depuis longtemps dans le modèle germanique de l’absence [. . .] Ce modèle prévoyait, en effet, que l’absent était présumé vivant tant que le décès n’était pas déclaré, et que, conséquemment, l’acquisition de droits par ce dernier était possible au cours de cette période. . .

     Le système moderne de l’absence au Québec semble donc être fortement inspiré du modèle germanique, de par l’usage de présomptions de vie et de mort pour pallier à l’incertitude, ce qui l’éloigne de ses origines napoléoniennes. Notons que le Québec n’est pas la seule juridiction à avoir opéré un tel virage. La France, berceau du modèle napoléonien, a, elle aussi, pris ce tournant. [Nous soulignons ; notes en bas de page omises.]

(Cloutier, p. 278)

[153]                     Dans « Disparition de personnes et présomption de décès : observations de droit comparé » (2000), 52(3) R.I.D.C. 553, p. 561 et 572, H. Corral Talciani et M. S. Rodriguez Pinto concluent aussi que :

     La législation française actuelle, qui date d’une réforme radicale du Code civil en 1977, a remplacé complètement le titre Des absents du Code Napoléon pour instituer un régime semblable au système germanique. La nouvelle réglementation s’occupe de deux situations : la présomption d’absence, dans laquelle le disparu est réputé vivant et peut acquérir des biens (art. 112 à 121 du Code civil) ; et la déclaration d’absence, à partir de laquelle le disparu est considéré comme légalement mort (art. 122 à 132 du Code civil). La France a donc abandonné à partir de 1977 la notion de doute comme trait distinctif de son régime juridique pour rejoindre la théorie germanique de la certitude, et ce même si, contrairement au modèle, la date de la mort telle qu’elle résulte de la modification française n’essaie pas de se rapprocher de la date du décès ou du moment auquel il pourrait réellement avoir eu lieu.

      . . .

        Le nouveau Code civil du Québec [. . .] se rapproch[e] ainsi beaucoup du système germanique auquel nous faisions référence plus haut, et de la nouvelle réglementation française. [Nous soulignons ; en italique dans l’original ; note en bas de page omise.]

[154]                     Bien entendu, les dispositions spécifiques du C.c.Q. et du Code civil français relatives au droit de l’absence sont, dans leurs libellés, fort différentes. Toutefois, les régimes québécois et français s’inspirent tous les deux du modèle germanique, et chacun arrive manifestement à des résultats semblables sur des questions semblables. Par exemple, alors que le Code civil français — contrairement au C.c.Q. — ne renferme pas de disposition claire prévoyant expressément une présomption de vie pendant la période d’absence ou d’« absence présumée »[4], la doctrine et la jurisprudence françaises ont inféré l’existence d’une telle présomption de vie à partir d’autres dispositions du Code civil français :

     Toute personne est présumée vivante, même quand elle est présumée absente. Cette présomption d’existence n’est pas énoncée par les textes, mais affirmée par beaucoup de commentateurs de la loi qui se fondent sur les travaux parlementaires, sur un a contrario de l’article 128 [L’article 128 prévoit que le jugement déclaratif d’absence produit les mêmes effets qu’un acte de décès ; a contrario, pas le jugement énonçant la présomption d’absence] et sur une déduction de l’article 725, alinéa 2 [Voici le raisonnement en forme de syllogisme à l’envers. Pour succéder, il faut exister lors de l’ouverture de la succession (art. 725, al. 1) ; or le présumé absent peut succéder (art. 725, al. 2) ; donc le présumé absent est présumé vivant]. [Nous soulignons ; notes en bas de page omises.]

(P. Malaurie, Droit des personnes : La protection des mineurs et des majeurs (10e éd. 2018), p. 45‑46)

[155]                     H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas ajoutent dans Leçons de droit civil, t. I, vol. 2, Les personnes : La personnalité, Les incapacités (8e éd. 1997), par. 448‑2 :

        . . . la personne qui n’a pas reparu et dont on n’a pas de nouvelles est, dans une première période, presque considérée comme un présumé vivant, ce qu’on déduit généralement des débats parlementaires de la loi de 1977 et ce que la jurisprudence confirme au moins pour les effets patrimoniaux de la présomption d’absence ; dans une seconde, elle est présumée décédée. [Nous soulignons ; notes en bas de page omises.]

[156]                     À l’inverse, le C.c.Q. ne renferme pas (contrairement au Code civil français) de disposition claire prévoyant expressément que « [l]es droits acquis sans fraude, sur le fondement de la présomption d’absence, ne sont pas remis en cause lorsque le décès de l’absent vient à être établi ou judiciairement déclaré, quelle que soit la date retenue pour le décès » (art. 119 du Code civil français ; voir F. Terré et D. Fenouillet, Droit civil : Les personnes — Personnalité, incapacité, protection (8e éd. 2012), par. 36 ; B. Teyssié, Droit des personnes (20e éd. 2018), p. 233 : « Au lieu d’en abandonner la sauvegarde à une incertaine application de la théorie de l’apparence, le législateur a posé en règle générale que les droits acquis sans fraude sur le fondement de la présomption d’absence — tels les arrérages d’une pension de retraite — ne seraient pas remis en cause, quelle que fût la date du décès » (nous soulignons; notes en bas de page omises)).

[157]                     Vu qu’il n’existe aucune disposition équivalente dans le C.c.Q., nous devons examiner plus à fond le régime juridique de l’absence du C.c.Q. — et, en particulier, la réfutation de la présomption de vie — pour décider si les droits acquis par l’absent sur le fondement de la présomption de vie pendant son absence ne sont, comme l’a dit la Cour d’appel, que [traduction] « présumés valides » et donc « susceptibles d’être revus si la preuve du décès a pour effet de réfuter la présomption » (motifs de la C.A., 2017 QCCA 1632, 417 D.L.R. (4th) 623, par. 71). Vu qu’ils s’inspirent tous les deux du même modèle germanique, on s’attendrait à ce que le C.c.Q. mène à un résultat semblable à celui du Code civil français sur cette question.

C.            La réfutation de la présomption de vie

[158]                     Comme nous l’avons déjà reconnu, nous sommes d’accord pour dire que la présomption de vie, prévue à l’art. 85 C.c.Q., est une « présomption simple » qui peut être repoussée par une preuve contraire (voir l’art. 2847 al. 2 C.c.Q; motifs de la majorité, par. 40). Toutefois, à notre avis, si la preuve du décès de l’absent est faite avant l’expiration du délai de sept ans, la présomption de vie n’est repoussée que prospectivement, si bien qu’aucun droit ou obligation reposant sur l’existence de l’absent ne peut être revendiqué ou exécuté pour l’avenir, c’est‑à‑dire pour le reste de la période de sept ans.

[159]                     Par conséquent, en l’espèce, le 22 juillet 2013, lorsque les restes de M. Roseme ont été retrouvés, son décès est devenu une [traduction] « certitude factuelle » (motifs de la C.A., par. 62), il n’était plus considéré comme un « absent » et la présomption de vie a nécessairement cessé d’être en vigueur[5]. Le directeur de l’état civil, qui a le pouvoir discrétionnaire de fixer la date du décès suivant les présomptions tirées des circonstances (art. 127 al. 1 C.c.Q.), a exercé ce pouvoir en fixant la date du décès au 11 septembre 2007, soit le lendemain de la disparition de M. Roseme. À notre avis, le droit québécois prévoit que, sur la foi de ces faits, la présomption de vie n’a été repoussée que le 22 juillet 2013 — c’est‑à‑dire, prospectivement, sans plus, si bien qu’aucun droit ou obligation reposant sur l’existence de M. Roseme ne peut être revendiqué ou exécuté pour l’avenir. Toutefois, la présomption n’a pas été repoussée rétroactivement, le privant de tous les avantages qui lui sont échus pendant que la présomption s’appliquait.

[160]                     Évidemment, ce n’est pas ce que la Cour d’appel a conclu, et ce que concluent nos collègues, en l’espèce. De l’avis de la Cour d’appel, l’exercice par le directeur de l’état civil de son pouvoir discrétionnaire de fixer la date de décès dans l’acte de décès dès la découverte des restes de M. Roseme a eu pour effet de [traduction] « repouss[er] [la présomption de vie] avec effet[s] rétroactif[s] » et Mme Threlfall était tenue de restituer les prestations de retraite reçues « sans droit ». Pareillement, nos collègues affirment que dès que la présomption de vie est réfutée au cours de la période d’absence de sept ans, « aucune disposition du C.c.Q. n’oblige à faire abstraction de cette réalité ou à permettre à la personnalité juridique de continuer après la mort » (par. 47).

[161]                     Avec égards, nous voyons la question d’un tout autre œil. Nous ne contestons pas qu’en tant qu’acte authentique (art. 107 C.c.Q.), l’acte de décès fait preuve du décès (art. 102 C.c.Q.). De plus, la date fixée par le directeur de l’état civil fait foi de manière concluante du moment où le décès s’est produit (art. 2814(5) et 2818 C.c.Q.). Cela est indéniable et incontestable en l’espèce. Monsieur Roseme était, de fait, non pas vivant, mais mort du 11 septembre 2007 au 22 juillet 2013, période pendant laquelle les prestations de retraite en litige dans le cas présent lui ont été versées. Toutefois, rien de cela ne change la conclusion selon laquelle, même s’il était en fait décédé, c’est‑à‑dire non vivant, M. Roseme était un absent[6] et donc (1) en droit présumé vivant (2) à l’époque où les prestations de retraite lui ont échu. Nous sommes d’avis que les motifs de nos collègues ne rendent pas compte de l’importance juridique de cette conclusion. Pourtant, on ne saurait simplement en faire abstraction puisque, comme nous l’avons déjà expliqué, il suffit, pour l’acquisition d’un droit par l’absent pendant son absence, de démontrer que l’absent était (1) présumé en droit être vivant (2) à l’époque où le droit lui a échu. Il n’est plus nécessaire de prouver que l’absent était, de fait, vivant à l’époque où le droit lui a échu. À notre avis, cela devrait suffire pour trancher le présent pourvoi.

[162]                     Toutefois, l’approche de nos collègues suppose en outre que les droits ou obligations qui reposent sur l’existence de l’absent et qui sont revendiqués ou exécutés par le tuteur à l’absent en son nom pendant que la présomption de vie est en vigueur peuvent être rétrospectivement considérés comme des paiements faits en l’absence de droits ou d’obligations valides. Ainsi, nos collègues font en sorte que ces paiements sont susceptibles d’être l’objet d’une ordonnance de restitution lorsqu’il peut être démontré ultérieurement que l’absent était, de fait, mort au moment où ces droits ou obligations ont été revendiqués ou exécutés.

[163]                     Ceci, bien entendu, nous amène à la principale question à trancher dans le présent pourvoi : quel est l’effet sur les droits et obligations substantiels de l’absent lorsque la présomption de vie est repoussée ? Pour répondre à cette question, nous devons interpréter l’art. 85 C.c.Q. en examinant le texte, le contexte et l’objet de la présomption de vie en particulier et du régime de l’absence en général (Montréal (Ville) c. Lonardi, 2018 CSC 29, [2018] 2 R.C.S. 103, par. 22 ; Canada (Procureur général) c. Thouin, 2017 CSC 46, [2017] 2 R.C.S. 184, par. 26).

(1)          Le texte de l’art. 85 C.c.Q. ne prévoit pas expressément la rétroactivité

[164]                     À l’appui de leur position, nos collègues soulignent que l’art. 85 C.c.Q. dispose que l’absent est présumé vivant « à moins que son décès ne soit prouvé », et non « jusqu’à ce que son décès soit prouvé » (par. 39 (souligné dans l’original)). À notre humble avis, ce point n’a aucune importance sur le plan juridique. La présomption de vie est déjà exprimée en termes temporels : « [l’]absent est présumé vivant durant les sept années qui suivent sa disparition, à moins que son décès ne soit prouvé avant l’expiration de ce délai ». Si le décès de l’absent est prouvé « avant l’expiration de ce délai » (c’est‑à‑dire avant l’expiration de la période d’absence de sept ans), la présomption de vie est repoussée prospectivement, comme nous l’avons déjà expliqué, et aucun droit ou obligation reposant sur l’existence de l’absent ne peut être revendiqué ou exécuté pour l’avenir — c’est‑à‑dire pour le reste de la période d’absence.

[165]                     Le mot « for » employé au début de la version anglaise de l’art. 85 C.c.Q. (« durant » dans la version française) [traduction] « indiqu[e] [. . .] la période » durant laquelle l’absent est présumé vivant (Concise Oxford English Dictionary (12e éd. 2011)). Plus précisément, l’absent est présumé vivant durant (« for ») les sept années qui suivent sa disparition. Autrement dit, l’absent est présumé vivant jusqu’à (« until ») l’expiration d’un délai de sept ans après sa disparition. (Voir la définition du mot anglais « until » : « jusque (au moment ou à l’événement mentionné) ».) Nous constatons que la version française de l’art. 85 renvoie expressément au concept de « l’expiration de ce délai [de sept ans] ». Il convient également de comparer la définition de « durant » — « Pendant la durée de » — avec celle de « jusque » — « Marque le terme final, la limite » (Le Petit Robert (nouv. éd. 2020)). Les mots « à moins que / unless » employés dans la deuxième partie de l’art. 85 ne peuvent être interprétés séparément des mots « durant / for » et « avant l’expiration de ce délai / before then ». Si la première partie de l’art. 85 signifie que l’absent est présumé vivant jusqu’à l’expiration d’un délai de sept ans après sa disparition, la seconde partie de cet article ajoute simplement que l’absent est présumé vivant jusqu’à l’expiration d’un délai de sept ans après sa disparition, ou jusqu’à ce que son décès soit prouvé dans le délai de sept ans.

[166]                     À cet égard, nous reproduisons le libellé de la présomption de vie en droit allemand : [traduction] « Tant que la personne disparue n’a pas été déclarée morte, elle est présumée être, ou avoir été, vivante jusqu’à l’expiration des délais prévus » (Act concerning Missing Persons, Declarations of Death and the Determination of the Time of Death of July 4th, 1939, RGBI.I, p. 1186/1, art. 10, cité dans American Joint Distribution Committee, European Legislation on Declarations of Death (1949), par le Bureau du procureur général, dir., p. 81; voir également les motifs de la majorité, par. 30 : « Le régime québécois actuel de l’absence [. . .] suit le modèle du droit allemand qui, depuis des siècles, comprend un régime selon lequel l’absent (1) est présumé vivant jusqu’à ce qu’il soit déclaré décédé et (2) conserve ses pleins droits juridiques tant qu’il est présumé vivant », citant Cloutier, p. 278 (nous soulignons)).

[167]                     Toutefois, nous sommes d’accord avec nos collègues pour dire que l’art. 85 C.c.Q. « nous fournit [sans plus] quelques indications sur la question de la rétroactivité » (par. 39 (nous soulignons)). Et nos collègues ajoutent à ces « quelques indications » en se disant d’avis que « dès que la présomption de vie est repoussée et disparaît, aucune disposition du C.c.Q. n’oblige à faire abstraction de cette réalité ou à permettre à la personnalité juridique de continuer après la mort », et qu’ « [i]l faudrait une disposition explicite du C.c.Q. pour faire ainsi abstraction de la réalité » (par. 47).

[168]                     À notre avis, la présomption de vie est elle‑même une entorse à la réalité ou à ce qu’un tribunal devrait normalement considérer comme étant la réalité. Comme nous l’avons expliqué précédemment, la présomption de vie prend naissance lorsque la personne disparaît dans des circonstances qui ne permettent pas de conclure que sa mort est « certaine ». Par conséquent, la présomption de vie peut prendre naissance dans des circonstances où il est possible, probable ou même très probable que la personne soit, de fait, décédée. Normalement, une preuve qui rend l’existence d’un fait (en l’espèce, le décès) plus probable que son inexistence suffit (art. 2804 C.c.Q.). Le législateur a néanmoins prévu que — malgré la « forte probabilité » du décès d’une personne — une présomption de vie doit prendre naissance. Cela nous semble une entorse manifeste à la réalité ou à ce qu’un tribunal devrait normalement considérer comme étant la réalité. Par conséquent, les affirmations de nos collègues (au par. 5) selon lesquelles « l’objectif de justesse est atteint par la création d’une présomption simple de vie » ou (au par. 49) « la présomption de vie [. . .] est un mécanisme qui [. . .] permet au véritable état des choses de prévaloir » ne sont pas fondées[7]. En effet, et encore avec égards, ils ne citent aucune source à l’appui de ce supposé principe d’interprétation statutaire favorisant l’application rétroactive en l’absence de disposition législative expresse.

[169]                     Quoi qu’il en soit, nous voyons la question d’un tout autre œil. Puisque le libellé de l’art. 85 C.c.Q. ne nous fournit que « quelques indications », notre point de départ n’est pas la nouvelle présomption d’interprétation statutaire favorisant la rétroactivité que préconisent nos collègues, mais plutôt la présomption de longue date de non‑rétroactivité. Autrement dit, l’absence de texte législatif exprès commandant l’application rétroactive de la réfutation de la présomption de vie ne milite pas en faveur de la rétroactivité, mais plutôt contre elle.

[170]                     Nos collègues estiment que la rétroactivité s’aligne avec les objectifs du régime de l’absence en ce que la « précarité peut être anticipée et gérée » (par. 63). Toutefois, il s’agit là d’un fondement ténu pour écarter la présomption de non‑rétroactivité. Encore une fois, sans vouloir nous étendre sur ce point, mais pour énoncer une règle de droit bien établie, la rétroactivité doit avoir pour assise l’intention claire du législateur. Sur ce point, le professeur Côté affirme que « [l]a présomption de non‑rétroactivité de la loi est une présomption très forte, très intense : les juges sont très exigeants à l’égard du législateur lorsqu’il s’agit de rétroactivité véritable, car, de par sa nature même, la rétroactivité est et doit rester exceptionnelle » (P.‑A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), par. 442).

[171]                     Même si nous reconnaissons que ces affirmations ont été faites dans le contexte de la rétroactivité en matière de droit transitoire, le même principe s’applique en l’espèce : la primauté du droit exige, en règle générale, que des changements de situation subséquents n’aient aucune incidence sur les droits et obligations tels qu’ils existent à un moment donné. L’approche de nos collègues ne respecte pas, selon nous, ce principe (voir, p. ex., par. 89 : « les conditions de la réception de l’indu doivent être appréciées rétrospectivement à l’époque de la demande et en connaissance du véritable état des choses », et par. 91 : « une dette a existé à un moment donné, mais a disparu par la suite »).

(2)          Le contexte du C.c.Q. ne milite pas en faveur de la rétroactivité

a)              L’article 94 al. 1 C.c.Q.

[172]                     Comme nous l’avons déjà indiqué, en matière d’absence, la date du décès est fixée par jugement déclaratif de décès à « l’expiration de sept ans à compter de la disparition ». Comme l’a expliqué le ministre de la Justice, cette date coïncide avec la date à laquelle la présomption de vie prend fin et la présomption de décès commence :

        . . . la date du décès est fixée à l’expiration du délai de sept ans à compter de la disparition plutôt qu’à la date de la disparition. C’est une concordance avec la règle selon laquelle l’absent est présumé vivant pendant les sept premières années de l’absence.

(Commentaires du ministre, p. 73)

[173]                     De plus, comme nous l’avons aussi indiqué, cela représentait un changement important du droit à l’époque de l’adoption du C.c.Q. Selon l’art. 98 C.c.B.‑C., la présomption de décès prenait effet après 30 ans d’absence (ou 100 ans après la naissance de l’absent) à compter de la disparition de l’absent. L’O.R.C.C. a expliqué qu’il rejetait « le caractère rétroactif de la présomption [parce qu’il] aurait pour effet de valider tous les actes irréguliers faits depuis le départ de l’absent » (Commentaires, p. 76 (nous soulignons)). Soyons clairs, tel est précisément l’effet de l’approche de nos collègues ; celle‑ci aurait pour effet de valider tout refus irrégulier et injustifié de Carleton, durant la période pendant laquelle la présomption de vie était en vigueur, de verser les prestations de retraite que Carleton reconnaissait devoir payer. À notre avis, l’approche adoptée par nos collègues — une approche considérée et rejetée par l’O.R.C.C. — ne saurait être correcte.

[174]                     Encore une fois, nous tenons à le souligner : nos collègues font renaître un élément du C.c.B.‑C. qui a été abrogé par l’Assemblée nationale et rejeté délibérément par l’O.R.C.C. dans l’élaboration du nouveau régime de l’absence. De surcroît, ils le font en renversant la présomption de non‑rétroactivité, la convertissant en présomption de rétroactivité. Nous sommes humblement, mais vigoureusement, en désaccord.

b)             L’article 96 al. 1 C.c.Q.

[175]                     Pour étayer sa conclusion selon laquelle la présomption de vie peut être repoussée avec des effets rétroactifs, la Cour d’appel s’est appuyée sur l’art. 96 al. 1 C.c.Q., en vertu duquel la dissolution du régime matrimonial ou d’union civile rétroagit à la date réelle du décès, s’il est prouvé que la date du décès précède celle fixée par le jugement déclaratif de décès (par. 74). Nos collègues s’appuient eux aussi sur cette disposition en tant qu’exemple « d’autres situations d’application du régime de l’absence » où « la restitution rétrospective est [. . .] courante » (par. 100). Là encore, avec égards, nous sommes en désaccord. L’article 96 al. 1 C.c.Q. est une « exception » à l’art. 94 al. 1 C.c.Q., adoptée « [a]près de longues délibérations » (Commentaires, p. 77). On ne peut tout simplement pas inférer de cette « exception » une règle générale de rétroactivité pour toutes les fins chaque fois que la « date réelle du décès » est connue.

c)              L’article 99 C.c.Q.

[176]                     La Cour d’appel s’est également appuyée sur l’art. 99 C.c.Q., qui, a‑t‑elle expliqué, dispose que [traduction] « [c]elui qui revient reprend ses biens [. . .] conformément aux principes de rétroactivité relatifs à la restitution des prestations » (par. 74). Nos collègues s’appuient eux aussi sur cette même disposition, la citant comme exemple « d’autres situations d’application du régime de l’absence [. . .] [qui] commande [. . .] une approche rétrospective » (par. 100‑101). Toutefois, à notre humble avis, cette conclusion est elle aussi erronée, puisque les dispositions du C.c.Q. relatives au retour d’une personne à la suite du prononcé d’un jugement déclaratif de décès appuient en fait la conclusion contraire : la présomption de vie ne peut être repoussée avec des effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels de l’absent.

[177]                     Comme nous l’avons déjà expliqué, après l’expiration de sept ans à compter de la disparition de l’absent, ce dernier est présumé décédé, et un jugement déclaratif de décès peut alors être prononcé, fixant la date du décès à l’expiration de la période de sept ans (art. 92 al. 1 et 94 al. 1 C.c.Q.). On pourrait soutenir, comme le font implicitement nos collègues en s’appuyant sur l’art. 99 C.c.Q., que les dispositions relatives au retour d’une personne après qu’elle ait été déclarée morte peuvent être vues comme une réfutation de cette soi‑disant « présomption de décès », avec des effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels. Cependant, nous formulons trois commentaires en réponse à ce raisonnement.

[178]                     Premièrement, le retour d’une personne après qu’elle a été déclarée morte par jugement déclaratif de décès, quoique suffisant pour repousser la soi‑disant « présomption de décès », ne produit pas, à lui seul, d’effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels. En effet, l’art. 98 al. 1 C.c.Q. prévoit que « [c]elui qui revient doit demander au tribunal l’annulation du jugement déclaratif de décès et la rectification du registre de l’état civil »[8]. Pareillement, aux termes de l’art. 101 C.c.Q., « [l]’héritier apparent qui apprend l’existence de la personne déclarée décédée conserve la possession des biens et en acquiert les fruits et les revenus, tant que celui qui revient ne demande pas de reprendre les biens. » Comme l’a expliqué le ministre de la Justice dans ses Commentaires, p. 77 : « [A]insi, le simple retour ne met pas fin aux droits de l’héritier apparent sur les biens de l’absent. L’héritier apparent conserve la possession de ces biens et en acquiert les fruits et les revenus tant que celui qui revient ne demande pas de reprendre les biens » (nous soulignons).

[179]                     Deuxièmement, ce ne sont même pas tous les effets de la soi‑disant « présomption de décès » et du jugement déclaratif de décès sur les droits et obligations substantiels qui peuvent être « anéantis » rétroactivement sur demande (en application des art. 98 ou 101 C.c.Q., selon le cas) de l’absent qui revient. L’article 97 al. 1 C.c.Q. prévoit que « [l]es effets du jugement déclaratif de décès cessent au retour de la personne déclarée décédée, mais le mariage ou l’union civile demeure dissous. » Comme l’explique le ministre de la Justice dans ses Commentaires, p. 75 : « En conséquence, le conjoint conserve les biens reçus lors de la dissolution du régime, ainsi que les avantages matrimoniaux qui découlent de la dissolution du mariage » (nous soulignons). En droit français, Cornu (2007) mentionne au par. 82 : « L’annulation du jugement déclaratif n’efface cependant pas la période d’absence. Elle ne fait pas revivre le passé. Elle ne rend à l’absent ni son époux ni la totalité du patrimoine qu’il avait laissé. »

[180]                     Enfin, on ne peut tout simplement pas négliger le fait que les effets rétroactifs susmentionnés de la réfutation de la soi‑disant « présomption de décès » et de l’annulation du jugement déclaratif de décès sur les droits et obligations substantiels sont expressément prévus dans le C.c.Q. Cela contraste nettement avec le silence absolu du C.c.Q. sur la question de savoir si la présomption de vie peut être repoussée avec des effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels de l’absent.

(3)          Les objets du régime de l’absence n’appuient pas la rétroactivité

[181]                     La présomption de vie n’est pas qu’une simple « règle de preuve » dans un système de droit civil ; il s’agit également d’une règle de droit substantiel (Corral Talciani et Rodriguez Pinto, p. 558 et note 10 : « [Dans l]es systèmes de souche anglo‑saxonne [. . .] la présomption de décès [est] traitée [. . .] sur le terrain de la preuve beaucoup plus que du point de vue du fond. [. . .] La présomption de décès apparaît en réalité dans ces systèmes comme une question de preuve [. . .] Ce n’est pas le cas des systèmes de droit civil dans lesquels la disparition et la présomption de mort font partie du droit civil. »[9]). En droit québécois de l’absence, la présomption de vie est censée créer des droits et obligations substantiels lorsqu’elle est en vigueur. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’absent « est apte à recueillir des droits et à être tenu d’obligations » (Deleury et Goubau, par. 41 ; voir aussi les art. 86, 88 et 617 C.c.Q). Les tribunaux peuvent ordonner l’exécution de ces droits et obligations, comme l’a conclu la Cour d’appel (par. 100) :

     [traduction] La meilleure indication de cela s’est produite en 2009 lorsque l’Université a choisi, de mai à décembre, de cesser les paiements en raison de ce qu’elle considérait être « des motifs raisonnables de croire » que M. Roseme était décédé. Sur l’avis de ses avocats, l’Université est revenue sur sa position et a recommencé les paiements lorsqu’elle a compris que le droit imposait une présomption de fait que l’absent était vivant à l’époque. Si l’Université n’avait pas recommencé à faire les paiements en 2009, elle se serait exposée à des poursuites en justice visant à forcer l’exécution d’une obligation valide. [Nous soulignons.]

[182]                     Si et quand les tribunaux en ordonnent l’exécution, les droits et obligations de l’absent auront l’autorité de la chose jugée, qui, suivant l’art. 2848 al. 1 C.c.Q., est une « présomption absolue » (c’est‑à‑dire une présomption irréfutable). À notre avis, les droits et obligations de M. Roseme pendant son absence ne doivent pas être traités différemment simplement parce que Carleton s’est volontairement conformée à la loi (comme elle était tenue de le faire). En termes simples, le statut juridique des droits et obligations de M. Roseme ne diminue pas simplement parce qu’il n’a pas eu à s’adresser au tribunal pour les faire respecter. D’une manière ou d’une autre, que ce soit au moyen de l’exécution forcée par ordonnance du tribunal ou de l’exécution volontaire par une personne tenue de respecter la loi, les droits et obligations de l’absent bénéficient d’une présomption absolue de validité tant que la présomption de vie produit ses effets (c’est‑à‑dire jusqu’à ce que la preuve du décès soit faite ou jusqu’à l’expiration de la période de sept ans)[10].

[183]                     En concluant que la présomption de vie peut être repoussée avec des effets rétroactifs sur les droits substantiels de l’absent, nos collègues se trouveraient — comme nous l’avons déjà expliqué — à valider rétroactivement tout refus irrégulier et injustifié par une partie de respecter la loi pendant que la présomption de vie était en vigueur. Toutefois, en ajoutant qu’un tribunal qui fait respecter les droits de l’absent pendant la période d’absence « aurait fort vraisemblablement rendu une ordonnance sous réserve des droits des parties au cas où la présomption finissait par être repoussée » (par. 48), nos collègues privent encore davantage le tuteur de tout mécanisme utile pour contraindre le respect de la loi pendant que la présomption de vie est en vigueur. Pourquoi un tuteur engagerait‑il une bataille judiciaire pour obtenir un jugement futile qui pourrait être revu après que la présomption est repoussée ? En outre, plus particulièrement, pourquoi un tuteur engagerait-il une bataille judiciaire pour obtenir un jugement futile ordonnant le paiement de sommes d’argent inutiles (c’est‑à‑dire des sommes d’argent qui ne pourraient être utilisées par le tuteur que s’il assume le risque que ces sommes puissent être rétroactivement recouvrées s’il est prouvé par la suite que l’absent était de fait décédé pendant toute cette période) ?

[184]                     Manifestement, l’interprétation correcte est que les droits et obligations de l’absent bénéficient d’une présomption absolue de validité pendant que la présomption de vie produit ses effets, et ce, jusqu’à la preuve du décès ou l’expiration du délai de sept ans. Comme nous l’avons vu, c’est ce que prévoit également le droit en France (art. 119 du Code civil français).

[185]                     Nos collègues soulignent qu’« [o]n ne retrouve pas [. . .] dans le C.c.Q » de disposition spécifique indiquant expressément que la réfutation de la présomption de vie opère prospectivement (par. 30). Toutefois, pour conclure que la réfutation de la présomption de vie opère prospectivement — comme nous le faisons —, une disposition « expresse » n’est pas nécessaire, vu la présomption ancienne de non‑rétroactivité en matière d’interprétation statutaire. Au contraire, il faudrait une disposition expresse pour conclure — comme le font nos collègues — que la réfutation de la présomption de vie peut rétroactivement avoir une incidence sur les droits et obligations substantiels de l’absent.

[186]                     L’absence dans le Code civil français d’une disposition claire prévoyant en termes exprès une présomption de vie durant la période de la « présomption d’absence » peut expliquer aussi la présence, dans ce code, de l’art. 119 (voir les par. 154‑156 de nos motifs). À l’inverse, l’art. 85 C.c.Q. prévoit expressément une présomption de vie durant les sept ans d’absence. Cet article et d’autres dispositions du C.c.Q. (p. ex., les art. 617 al. 1 et 638) démontrent clairement qu’il suffit d’établir que l’absent était présumé vivant en droit au moment où le droit lui a échu pour qu’il acquière ce droit pendant son absence. La présence, dans le C.c.Q., d’une disposition équivalente à l’art. 119 du Code civil français est par le fait même inutile et, d’ailleurs, superflue.

[187]                     Bien que notre interprétation du C.c.Q. soit compatible avec les régimes d’absence apparentés d’Allemagne (voir l’utilisation de l’expression « jusqu’à » dans la présomption de vie allemande, par. 166 de nos motifs) et de France (voir l’art. 119 du Code civil français, par. 156 de nos motifs), nos collègues ne donnent pas un seul exemple — canadien ou international — d’une présomption, exprimée en termes temporels, qui aurait une incidence rétroactive sur les droits et obligations substantiels lors de sa réfutation. En l’absence de disposition expresse appuyant l’approche de nos collègues, nous ne voyons aucune raison d’isoler le Québec du reste du monde civiliste et de la « tendance européenne » de laquelle s’est inspiré le C.c.Q. à l’époque de son adoption (voir Cloutier, p. 279‑280).

[188]                     Plus important encore, notre conclusion selon laquelle les droits et obligations de l’absent bénéficient d’une présomption absolue de validité tant que la présomption de vie a cours, et ce, jusqu’à la preuve du décès ou l’expiration du délai de sept ans, est également nécessaire pour atteindre les objectifs du régime de l’absence en général et de la présomption de vie en particulier. Nous sommes d’accord avec nos collègues pour dire que le premier de ces objectifs est de « rédui[re] l’incertitude qui plane [. . .] en raison du phénomène de l’absence » (par. 61) et de « conf[érer] de la stabilité à ce qui serait autrement un état des choses nébuleux et incertain » (par. 59). Comme nous l’avons déjà expliqué, le droit québécois de l’absence tel qu’adopté dans le C.c.Q. s’inspirait du modèle allemand, qui se caractérise par une préférence marquée pour « des solutions offrant un degré raisonnable de certitude dans les relations juridiques avec un disparu » (Corral Talciani et Rodriguez Pinto, p. 565). Comme l’explique Cloutier (p. 279‑280) :

     Le revirement qu’a connu le droit québécois de l’absence avec l’avènement du CcQ, soit le passage d’un système ancré dans la tradition napoléonienne à un modèle d’inspiration germanique, n’est pas sans rappeler la voie empruntée par certains pays européens, dont l’Italie, la Suisse et l’Espagne.

      . . .

     La tendance européenne, favorisant « des solutions offrant un degré raisonnable de certitude dans les relations juridiques avec un disparu », semble avoir eu un impact sur les choix du législateur québécois. [. . .] [I]l n’est pas déraisonnable de penser que cette révision du droit québécois de l’absence était, dans une certaine mesure, aiguillonnée par les développements observés sur la scène internationale. [Note en bas de page omise.]

Donc, la présomption de vie a pour but, pendant qu’elle est en vigueur (c’est‑à‑dire « pendant les sept premières années d’absence »), de conférer de la certitude et de la stabilité à ce qui serait autrement un état des choses nébuleux et incertain (voir Cloutier, p. 272 : « L’objet de l’article 85 du CcQ. est [. . .] de pallier juridiquement, pendant les sept ans suivant la disparition, à l’incertitude factuelle qui persiste quant à l’existence de l’absent » (nous soulignons)).

[189]                     Ayant relevé que le premier objectif du régime d’absence en général et de la présomption de vie en particulier est de « rédui[re] l’incertitude qui plane sur les opérations de l’absent en raison du phénomène de l’absence » (par. 61) et de « conf[érer] de la stabilité à ce qui serait autrement un état des choses nébuleux et incertain » (par. 59), nos collègues semblent ensuite, artificiellement et sans s’appuyer sur quelque source jurisprudentielle ou doctrinale que ce soit, confiner tout objectif de certitude à la période suivant le jugement déclaratif de décès après la période d’absence de sept ans (par. 64). Ils reconnaissent alors, sans équivoque (par. 63‑64), l’instabilité qu’introduit leur approche pendant la période d’absence de sept ans. « [L]a présomption est toujours susceptible d’être repoussée », admettent‑ils, « de sorte qu’il est impossible de s’appuyer totalement sur les obligations qui reposent sur l’existence de l’absent » (par. 63). Cet état des choses, ajoutent‑ils, quoique « précaire », ne cause pas de difficulté, parce que cette « précarité peut être anticipée et gérée » (par. 63), et parce que « pendant les sept premières années de l’absence, la justesse doit l’emporter sur la certitude » (par. 5).

[190]                     Nous observons qu’un état des choses « précaire » est tout simplement incompatible avec l’état des choses « certain » que le régime de l’absence en général et la présomption de vie en particulier étaient censés permettre d’atteindre.

[191]                     Les conséquences de la « précarité » que nos collègues reconnaissent introduire dans le régime de l’absence méritent qu’on s’y attarde. En premier lieu, nous devons reconnaître que cette « précarité » ne toucherait pas toutes les opérations effectuées par l’absent pendant la période d’absence. Comme nos collègues l’affirment à juste titre, seuls « les paiements qui sont reçus ou faits en raison de l’existence présumée de l’absent pendant la période de l’absence » seraient ainsi touchés lorsque la présomption de vie est repoussée avec des effets rétroactifs (par. 74 (nous soulignons)). Cela veut dire que seules les opérations qui reposent sur l’existence de l’absent pourraient être l’objet d’une ordonnance de restitution — en faveur de l’absent (ou de son tuteur en son nom) en ce qui concerne les paiements faits par l’absent pendant son absence, mais contre l’absent (ou son tuteur en son nom) en ce qui concerne les paiements reçus par l’absent pendant son absence.

[192]                     Nos collègues identifient correctement le droit de M. Roseme à des versements d’une « rente viagère sur une seule tête » comme un cas de droit qui repose effectivement sur l’existence de l’absent et qui est par conséquent l’objet d’une ordonnance de restitution contre l’absent (ou son tuteur en son nom) lorsque la présomption de vie est repoussée avec des effets rétroactifs (par. 75). En outre, nos collègues ont également raison d’affirmer que l’obligation d’un absent de faire des versements hypothécaires (ou, ajouterions‑nous, de payer le loyer) ne pourrait pas faire l’objet d’une ordonnance de restitution en faveur de l’absent (ou de son tuteur en son nom), parce que de telles opérations ne reposent pas sur l’existence de l’absent (par. 73). Le résultat de cette distinction — qui découle logiquement de la position de nos collègues — entre les droits et obligations qui reposent effectivement sur l’existence de l’absent et ceux qui ne reposent pas sur son existence est que l’absent (ou son tuteur en son nom) peut être tenu de rendre le plein montant de tout revenu touché (si l’obligation repose sur l’existence de l’absent, comme c’est le cas ici), tout en étant incapable de recouvrer les paiements faits pendant l’absence au créancier hypothécaire ou au locateur de l’absent.

[193]                     Il s’ensuit que, ne sachant pas si le revenu aura peut‑être à être rendu à un moment donné dans le délai de sept ans, le tuteur ne peut pas honorer en toute confiance les obligations de l’absent, surtout les obligations qui ne pourraient pas être l’objet d’une ordonnance de restitution en faveur de l’absent (ou de son tuteur en son nom) si la présomption de vie est réfutable avec des effets rétroactifs. Cela mine le deuxième objectif du régime de l’absence en général et de la présomption de vie en particulier — objectif que reconnaissent également nos collègues (par. 59 et 67) — à savoir de protéger les intérêts de l’absent en « préserv[ant] [s]es intérêts [. . .] dans l’éventualité de son retour ».

[194]                     Bref, l’interprétation que nos collègues donnent au régime de l’absence laisse le tuteur, non pas dans un état de certitude, mais de paralysie, faisant ainsi obstacle aux objectifs du régime. Leur approche oblige le tuteur à faire un choix impossible. D’une part, le tuteur peut prendre le risque d’employer les entrées d’argent pour acquitter les obligations de l’absent, espérant que ces sommes ne soient pas reprises rétroactivement s’il est établi plus tard que l’absent était, de fait, mort pendant tout ce temps. D’autre part, un tuteur plus prudent pourrait simplement mettre de côté les entrées d’argent et ne pas s’en servir dès la disparition de l’absent, cherchant peut‑être d’autres sources de revenus pour acquitter les obligations de l’absent. Cela pourrait notamment impliquer la vente des biens de l’absent (ce qui, dans la plupart des cas, sera incompatible avec la tâche du tuteur de veiller à ce que l’absent, dans l’éventualité de son retour, « repren[ne] sa vie comme s’il n’avait jamais disparu » (motifs de la majorité, par. 65)). Cela mène à un troisième scénario : le tuteur, soucieux de la « précarité » de sa capacité de s’appuyer « pleinement » sur les rentrées d’argent, peut choisir de ne rien faire (par exemple cesser de faire des versements hypothécaires ou de payer le loyer), ce qui, bien entendu, n’est pas plus compatible avec l’obligation du tuteur de veiller à ce que l’absent reprenne sa vie comme s’il n’avait jamais disparu.

[195]                     Encore une fois, nous sommes humblement en désaccord avec l’approche de nos collègues. Elle représente l’antithèse de la certitude que le régime de l’absence était censé procurer, et elle mine le rôle dévolu au tuteur dans la gestion des affaires de l’absent. Dans le même ordre d’idées, c’est la préoccupation sous‑tendant l’art. 119 du Code civil français qui prévoit, rappelons‑le, que « [l]es droits acquis sans fraude, sur le fondement de la présomption d’absence, ne sont pas remis en cause lorsque le décès de l’absent vient à être établi ou judiciairement déclaré, quelle que soit la date retenue pour le décès ». Comme l’explique Teyssié, p. 233 : « . . . cette disposition concourt [. . .] à une meilleure gestion des intérêts de l’absent. La précarité des actes passés aurait, à défaut, rendu souvent difficile, voire impossible, l’administration de son patrimoine » (nous soulignons).

[196]                     Nous ajoutons que l’approche de nos collègues soulève la question pratique de savoir comment les tuteurs doivent être rémunérés pour leur travail, si ce n’est par les sommes d’argent reçues par l’absent pendant son absence, et lorsqu’il est présumé vivant. En l’espèce, la Cour supérieure a nommé Mme Threlfall en 2008 tutrice aux biens de M. Roseme et a prévu une rémunération à partir de son compte au tarif de 2 500 $ par mois pour son travail administratif (m.a., par. 19).

[197]                     Enfin, nos collègues font complètement abstraction du troisième objectif de la présomption de vie, protéger les droits et les intérêts — non pas de l’absent — mais des tiers liés à l’absent :

     Pendant la période d’absence, il convient de protéger non seulement les intérêts de l’absent, il faut également veiller à l’exécution des obligations qu’il peut avoir à l’égard des tiers comme à l’égard de son conjoint et de ses enfants.

  (Deleury et Goubau, par. 40)

[198]                     À cette fin, en application de l’art. 88 C.c.Q., le tribunal fixe, à la demande du tuteur ou d’un intéressé et suivant l’importance des biens, « les sommes qu’il convient d’affecter aux charges du mariage ou de l’union civile, à l’entretien de la famille ou au paiement des obligations alimentaires de l’absent » (voir Deleury et Goubau, par. 50 : « L’absent étant présumé vivant, la loi introduit un mécanisme qui permet au tuteur d’assumer au nom de celui‑ci ses éventuelles responsabilités financières à l’égard de son conjoint et de ses enfants »). Le ministre ajoute à la p. 69 de ses Commentaires :

        Cet article de droit nouveau est une conséquence de l’article 85. L’absent est présumé vivant et demeure donc tenu de participer aux charges du mariage, à l’entretien de sa famille et d’acquitter ses obligations alimentaires.

        Le Code civil du Bas Canada se bornait à protéger le patrimoine de l’absent. Cette disposition a pour but de protéger sa famille. [Nous soulignons.]

[199]                     L’obligation de l’absent de payer une pension alimentaire — et le droit corollaire de son conjoint et de ses enfants de recevoir cette pension — repose sur l’existence de l’absent, puisque le décès d’une personne met fin à son obligation alimentaire (voir S. Harvey, « L’obligation alimentaire », dans Collection de droit de l’École du Barreau du Québec 2019‑2020, vol. 4, Droit de la famille (2019), 171, p. 250‑251. L’obligation de l’absent de payer une pension alimentaire fait donc partie de ce « sous‑ensemble d’opérations » qui, selon nos collègues, « sont touchées lorsque la présomption de vie est repoussée » (par. 74). Cela veut dire, suivant l’approche de nos collègues, que les paiements faits par l’absent (ou son tuteur) à son conjoint et à ses enfants pendant son absence pourraient être l’objet d’une ordonnance de restitution en faveur de l’absent (ou de son tuteur en son nom) si la présomption de vie est repoussée avec des effets rétroactifs. En effet, nos collègues affirment que leur approche rétroactive est nécessaire justement pour empêcher ce qu’ils considèrent être « inévitablement un gain fortuit [. . .] en faveur des tiers qui ont reçu des paiements de l’absent » (par. 69). À notre humble avis, l’approche de nos collègues condamnerait le conjoint et les enfants de l’absent à un impossible état d’incertitude et de précarité pendant la période d’absence de sept ans. Tout conseiller juridique prudent devrait mettre en garde le conjoint et les enfants contre l’emploi des sommes d’argent versées par l’absent au titre d’aliments[11], puisque ces sommes d’argent pourraient être ultérieurement reprises s’il est établi par la suite que l’absent était, en fait, mort pendant toute cette période. Par ailleurs, pendant la période d’absence de sept ans, le conjoint et les enfants de l’absent seraient incapables de réclamer à titre d’aliments une contribution financière de la succession de l’absent en application des art. 684 et suiv. C.c.Q., puisque l’absent est considéré comme vivant pendant cette période.

[200]                     Nos collègues n’opposent aucun contre‑argument que ce soit au point que nous soulevons ici, et continuent tout simplement de faire abstraction du troisième objectif de la présomption de vie, soit de protéger les droits et intérêts des tiers liés à l’absent pendant la période d’absence. Au même titre que l’approche de nos collègues constitue une abrogation judiciaire de la présomption de vie en ce qui concerne les droits de l’absent, elle constitue également une abrogation inacceptable du même ordre en ce qui concerne les obligations de l’absent : le droit de toucher une pension alimentaire pendant l’absence d’une personne — et l’obligation corollaire de l’absent de verser cette pension — est, encore une fois, futile si les sommes d’argent payées à titre d’aliments ne peuvent pas être utilisées en toute sécurité pendant la période d’absence.

[201]                     En termes clairs, nos collègues ne contestent pas que notre approche favorise l’atteinte des objectifs de l’art. 85 C.c.Q. Ils se contentent d’affirmer (par. 59) qu’elle « n’est pas nécessaire » pour atteindre ces objectifs. Nous ne pouvons malheureusement pas en dire autant en ce qui concerne leur approche. Nous affirmons plutôt que leur approche ne tient pas compte des objectifs du régime de l’absence en général et de la présomption de vie en particulier de même que de l’art. 88 C.c.Q. en ce qu’il a trait à la protection des tiers liés à l’absent.

[202]                     Nos collègues ajoutent cependant que notre approche prospective « déborde largement » les objectifs du régime de l’absence (par. 59 et 66). Ils affirment qu’une approche prospective « transformerait [. . .] la présomption en une source de droits substantiels pour enrichir la succession de l’absent » (par. 66). À leur avis, « permettre à Mme Threlfall, à titre d’unique héritière de M. Roseme, de se retrouver avec un héritage accru est sans commune mesure avec l’objectif du régime de protéger les intérêts de M. Roseme dans l’éventualité d’un retour » (par. 66). Mais nous estimons simplement que la présomption de vie produit des droits et obligations valides pendant qu’elle est en vigueur (1) jusqu’à ce que la preuve du décès soit faite à l’intérieur de la période de sept ans, ou (2) jusqu’à ce que le délai de sept ans expire et qu’un jugement déclaratif de décès soit rendu. Nos collègues critiquent notre approche prospective, car elle pourrait procurer des « gains fortuits » à la succession de l’absent (1) si la preuve du décès est faite à l’intérieur de la période de sept ans. Toutefois, nos collègues reconnaissent par ailleurs que leur approche est également susceptible de procurer des « gains fortuits » à la succession de l’absent (2) si la preuve du décès est faite après l’expiration de la période de sept ans et un jugement déclaratif de décès est rendu (par. 70). En effet, selon nos collègues, « le jugement déclaratif de décès [. . .] confirme [. . .] que l’absent était, sur le plan juridique, vivant au cours des sept années précédentes » (par. 56) et « après sept années d’absence », le législateur veut que la certitude l’emporte « sous réserve de quelques exceptions bien circonscrites — même si cela ne correspond pas à la date réelle du décès de l’absent » (par. 5). Autrement dit, nos collègues reconnaissent à juste titre que si les restes de M. Roseme avaient été découverts après l’expiration du délai de sept ans et après le prononcé d’un jugement déclaratif de décès, Mme Threlfall aurait eu le droit de « se retrouver avec un héritage accru » (par. 66), malgré la preuve que M. Roseme était décédé le lendemain de sa disparition.

[203]                     Avec égards, nous ne voyons pas la cohérence de cette interprétation. De toute évidence, éviter que la succession de l’absent touche des « gains fortuits » n’est tout simplement pas une préoccupation qui sous‑tend le régime de l’absence. D’occasionnels « gains fortuits », comme les appellent nos collègues, sont un effet inévitable de l’objectif de certitude qui imprègne l’ensemble du régime de l’absence. Si éviter des « gains fortuits » en faveur de la succession de l’absent était une préoccupation qui sous‑tend le régime de l’absence, le législateur aurait édicté — à l’expiration du délai de sept ans et sans « retour » de l’absent — une présomption de décès rétroactive au jour de la disparition (comme ce fut le cas sous le régime du C.c.B.‑C.), et le droit aurait exigé que la date du décès soit fixée non pas « à l’expiration de sept ans à compter de la disparition », mais à la date de la disparition. Comme l’a expliqué l’O.R.C.C, il aurait été « moins arbitraire » de le prévoir (Commentaires, p. 76). Toutefois, ce n’est pas ce que le législateur a choisi de faire. À notre avis, tout comme l’effet de la présomption de décès et du jugement déclaratif de décès susceptible d’être rendu après l’expiration de la période d’absence de sept ans n’a pas pour effet, comme nous l’avons expliqué précédemment, de repousser la présomption de vie qui était en vigueur pendant cette période, la preuve du décès faite à l’intérieur de la période d’absence de sept ans ne peut pas non plus avoir pour effet de repousser la présomption de vie qui était en vigueur jusqu’alors.

[204]                     Éviter que la succession de l’absent touche des « gains fortuits » n’est pas non plus une préoccupation qui sous‑tend le régime de l’absence en France. S’il en était autrement, il aurait été nécessaire, pour éviter que la succession de l’absent touche un « gain fortuit », de considérer que l’art. 119 du Code civil français protège uniquement les droits acquis par des tiers durant la période de la « présomption d’absence », et non les droits acquis par l’absent durant cette même période (car les droits acquis par l’absent sont transmis à ses héritiers au moment de son décès et ils peuvent donc être une source de « gains fortuits » pour sa succession). Et comme pareille interprétation de l’art. 119 trouve effectivement appui dans la doctrine, il aurait été loisible aux tribunaux de l’adopter pour éviter que la succession de l’absent touche un « gain fortuit » :

        . . . s’il est sûr que les droits acquis par des tiers sont biens visés par le texte, l’incertitude demeure sur le sort des droits acquis par le défunt alors qu’il était un absent. [. . .] [N]ous pensons que l’article 119 ne peut concerner les droits acquis par le défunt car ce serait considérer le présumé absent comme présumé irréfragablement en vie. [En italique dans l’original.]

(H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas, par. 452)

Mais ce n’est pas ce qui s’est produit. En effet, malgré l’interprétation suggérée par certains auteurs (comme Mazeaud et Chabas précités), la Cour de cassation française a fait sienne une interprétation de l’art. 119 qui ne distingue pas les droits acquis par des tiers durant la période de la « présomption d’absence » des droits acquis par l’absent pendant cette même période.

[205]                     Dans l’arrêt Civ. 2e, 21 juin 2012, Bull. civ. VI, n° 114, la Cour de cassation a cassé et annulé une décision de la cour d’appel au motif qu’elle avait omis à tort de se demander si, jusqu’au prononcé du jugement déclaratif de décès, on pouvait considérer qu’une enfant touchant des prestations de retraite au nom de son père que l’on a jugé être un absent avait acquis le droit à ses prestations de bonne foi, comme le prévoit l’art. 119 du Code civil français. Si elle avait acquis le droit à ces prestations de bonne foi, les droits qu’elle a acquis au nom de son père durant cette période étaient protégés par l’art. 119 du Code civil français, et ce, malgré tout « gain fortuit » enregistré en faveur des enfants de l’absent (à titre d’héritiers de leur père).

[206]                     Dans Civ. 1re, 17 mai 2017, Bull. civ. V, n° 112, la Cour de cassation a confirmé là aussi que les prestations de retraite versées durant la période de la « présomption d’absence », mais après la date réelle du décès de l’absent (établie plus tard au moment de la découverte de ses restes), ne pouvaient être considérées comme des « indus ». Dans cette affaire, l’absent avait disparu le 17 mars 2003 et, sept ans plus tard, après la découverte de ses restes, la date réelle de son décès a été fixée au 20 mars 2003. Le liquidateur de la succession de l’absent a ensuite restitué spontanément à la Caisse de mutualité sociale agricole les prestations de retraite versées durant la période de la « présomption d’absence », mais après la date réelle du décès de l’absent. Les héritiers de l’absent ont présenté par la suite une requête pour demander le remboursement de ces prestations de retraite à la succession de l’absent. La Cour de cassation leur a donné raison et affirmé qu’il n’y avait pas matière à restitution. Elle a souligné que, pendant la période de la « présomption d’absence », l’absent était présumé vivant. S’il s’agissait d’une « simple » présomption qui cessait nécessairement d’être en vigueur lorsque le décès a été prouvé, le fait est que la réfutation de la présomption de vie n’a pas porté atteinte rétroactivement aux droits substantiels de l’absent. Les prestations de retraite versées pendant la période de la « présomption d’absence », mais après la date réelle de décès de l’absent, faisaient donc partie de sa succession et elles ont été transmises à juste titre à ses héritiers au moment de son décès car ces derniers ont acquis le droit sans fraude.

[207]                     Pour tous ces motifs, nous sommes d’avis que la réfutation de la présomption de vie établie à l’art. 85 C.c.Q. ne saurait avoir d’effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels de l’absent. Lorsqu’une partie adverse repousse la présomption de vie en prouvant le décès de l’absent, seules les obligations que les parties ont encore les unes envers les autres — c’est‑à‑dire les obligations à compter de ce moment — s’éteignent. Ce constat cadre avec notre conception des modifications apportées au régime de l’absence entre le C.c.B.‑C. (où l’incertitude persistait pendant toute la période de 30 ans d’absence et faisait en sorte qu’il était impossible pour quiconque de revendiquer un droit échu à l’absent pendant cette période) et le C.c.Q. (où la présomption de vie procure de la certitude pendant la période d’absence de sept ans et fait en sorte que les droits et obligations de l’absent sont valides jusqu’à ce que la présomption soit repoussée). Elle s’accorde avec la présomption de longue date de non‑rétroactivité en matière d’interprétation statutaire de même qu’avec les régimes de l’absence français et allemand. Qui plus est, elle est conforme aux trois objectifs du régime de l’absence et au rôle du tuteur, et des tiers liés, dans l’atteinte de ces objectifs, voire commandée par ces objectifs et ce rôle.

[208]                     Dans leurs motifs, nos collègues citent la stabilité comme motif de leur interprétation du droit et prétendent que leur interprétation de la présomption de vie « apport[e] de la stabilité à la situation » (par. 59). Nous sommes d’accord pour dire que la stabilité est l’objet à atteindre au moment d’interpréter la loi en litige en l’espèce. C’est justement pour cette raison que nous ne souscrivons pas aux motifs de nos collègues, car leur interprétation réduirait la stabilité au lieu de l’augmenter. En fait, elle « apport[erait] de la stabilité à la situation » en permettant au tuteur d’engager la dépense de préserver les intérêts de l’absent durant la période de sept ans, que ce dernier revienne ou non et que son décès soit confirmé ou non. Pourtant, comme le démontre la présente affaire, les futurs tuteurs seront dans les limbes pendant sept ans, ne sachant pas si leurs droits seront touchés rétroactivement par le constat que l’absent est mort plus tôt. Nos collègues concèdent cette précarité : « [a]vant sept années d’absence, la situation est fluide et susceptible de changer » (par. 56). Voilà la définition même de l’instabilité.

[209]                     Nous le répétons, nous partageons l’avis de nos collègues que le principe directeur sous-tendant un régime de l’absence devrait être celui de la certitude. Nous ne sommes pas non plus en désaccord avec nos collègues quand ils écrivent que la présomption réfutable procure de la certitude dans la mesure où elle « assure à l’absent la possibilité de reprendre sa vie avec peu de difficulté s’il revient dans les sept ans de sa disparition » (par. 59). Cependant, nous n’arrivons à cette certitude que si nous supposons que l’absent reviendra effectivement. De plus, la conception que nos collègues se font de la certitude provient uniquement du point de vue de l’absent. Au‑delà de ce scénario en particulier, considérer que la présomption est réfutable avec effet rétroactif est fondamentalement perturbateur : cela donne lieu à l’invalidation d’opérations valides conclues par le tuteur et des tiers en plus de faire abstraction des droits acquis. Bien que nos collègues mentionnent que la stabilité et la certitude sont les objets d’un régime de l’absence, leur interprétation ne fait que contrecarrer la réalisation de ces objets.

[210]                     Enfin, le fait que la Cour d’appel a dû « créer » une réparation pour les effets rétroactifs présumés de la réfutation de la présomption de vie semble être un indice probant comme quoi la réfutation de cette présomption ne peut tout simplement pas avoir les effets que nos collègues lui attribuent. En effet, la Cour d’appel a conclu que les [traduction] « exigences classiques » de la « réception de l’indu » n’avaient pas été satisfaites, parce qu’ « [a]u moment des paiements », Carleton avait une dette valide et Carleton n’était donc pas dans l’erreur en faisant le paiement (par. 109). Toutefois, la Cour d’appel s’est ensuite demandé si l’obligation de Mme Threlfall de restituer les prestations de retraite versées par Carleton après la « date réelle du décès » de M. Roseme pouvait avoir « une autre source » (par. 111‑133). Elle a trouvé cette autre source « au‑delà de l’art. 1491 », « dans les règles générales en matière de paiement » et dans « une interprétation large des articles 1491, 1554 et 1699 C.c.Q. » (par. 9, 124 et 130). La Cour d’appel a été « amenée à adopter cette interprétation large [. . .] par l’idée, au cœur du développement du droit civil, que l’ensemble du droit ne se trouve pas nécessairement dans le texte du Code » (par. 130). Bref, les « exigences classiques » de l’art. 1491 C.c.Q. devaient être « ajustées » et l’obligation de restitution qui incombait à Mme Threlfall pouvait être « assimilée » à l’art. 1491 C.c.Q. et « aux règles générales en matière de paiement et aux principes fondamentaux du droit civil en matière d’enrichissement injustifié » (par. 120 et 129).

[211]                     Nos collègues adoptent maintenant cet « ajustement » aux « exigences classiques » de l’art. 1491 C.c.Q. (par. 20 et 89‑90). En termes clairs, cet « ajustement » aux « exigences classiques » de la « réception de l’indu » — qui, à notre avis, comme nous allons maintenant l’expliquer, constitue une dérogation au droit existant et à la jurisprudence — est rendu nécessaire suivant l’approche de nos collègues afin de résoudre le problème que pose leur conclusion selon laquelle la présomption de vie peut être repoussée avec des effets rétroactifs sur les droits et obligations substantiels de l’absent.

D.           Réception de l’indu

[212]                     De l’avis de nos collègues, « [p]uisque le fondement juridique des paiements a disparu, la demande de Carleton pour la restitution de l’indu en application de l’art. 1491 C.c.Q. doit être accueillie » (par. 110). Avec égards, cette affirmation dénature la question en litige, puisqu’elle exige implicitement un fondement juridique pour que Mme Threlfall conserve les prestations. Madame Threlfall n’a pas le fardeau de prouver un droit de conserver les prestations de retraite versées. C’est plutôt Carleton qui a le fardeau de prouver que Mme Threlfall a l’obligation de rendre les prestations de retraite reçues (art. 1699 al. 1 C.c.Q).

[213]                     Qui plus est, suivant l’art. 1699 al. 1 C.c.Q., la restitution des prestations a lieu chaque fois qu’une personne « est, en vertu de la loi, tenue de rendre à une autre des biens qu’elle a reçus ». Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel, il se dégage de ce texte clair que l’art. 1699 al. 1 C.c.Q. [traduction] « ne crée pas, à lui seul, l’obligation de restitution » puisqu’il ne constitue pas « une disposition autonome à la source de l’obligation de restitution » (par. 114 et 116). Il ne fait qu’énoncer les « circonstances dans lesquelles la restitution des prestations, fondée sur des obligations ayant une source ailleurs dans le droit, a lieu » (motifs de la C.A., par. 116 (nous soulignons) ; voir également M. Tancelin, Des obligations en droit mixte du Québec (7e éd. 2009), p. 390).

[214]                     Le domaine d’application de la restitution des prestations est vaste. L’article 1699 al. 1 C.c.Q. envisage au moins trois scénarios : (1) lorsqu’une personne a reçu des biens « sans droit ou par erreur » ; (2) lorsque la personne a reçu des biens « en vertu d’un acte juridique qui est subséquemment anéanti de façon rétroactive » ; (3) lorsqu’une personne a reçu des biens en vertu d’un acte juridique dont les obligations sont « dev[enues] impossibles à exécuter en raison d’une force majeure » (voir J.‑L. Baudouin et P.‑G. Jobin, Les obligations (7e éd. 2013), par P.‑G. Jobin et N. Vézina, dir., no 920 ; D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (3e éd. 2018), no 1227).

[215]                     Le deuxième scénario — lorsqu’une personne a reçu des biens « en vertu d’un acte juridique qui est subséquemment anéanti de façon rétroactive » — comprend les cas comme la nullité du contrat (art. 1422 C.c.Q.), la condition résolutoire accomplie (art. 1507 al. 2 C.c.Q.) et la résolution du contrat (art. 1606 al. 1 C.c.Q.). Il importe de souligner que, dans tous ces cas, les dispositions pertinentes du C.c.Q. prévoient expressément la rétroactivité et créent expressément l’obligation de restitution. Encore une fois, cela contraste nettement avec l’art. 85 C.c.Q. qui, comme nous l’avons vu, ne prévoit pas expressément la rétroactivité. Qui plus est, comme le font remarquer nos collègues, il n’y a « aucun mécanisme de restitution incorporé dans l’art. 85 C.c.Q. ou dans le régime de l’absence en général » et « il n’y a aucune voie directe entre la réfutation de la présomption de vie et les dispositions du Chapitre neuvième du Titre premier du Livre cinquième qui traite de la restitution des prestations » (par. 77). Autrement dit, l’art. 85 C.c.Q. ne crée pas expressément d’obligation de restitution.

[216]                     La Cour d’appel reconnaît que la cause d’action de Carleton ne repose pas sur la nullité du contrat, une condition résolutoire accomplie ou la résolution du contrat (par. 86). En première instance, Carleton s’est appuyée plutôt sur les art. 1491 et 1492 C.c.Q. comme la source de l’obligation de restitution qui incombe à Mme Threlfall. Voici le libellé de ces dispositions (auxquelles nous ajoutons l’art. 1554 C.c.Q.) :

        1491. Le paiement fait par erreur, ou simplement pour éviter un préjudice à celui qui le fait en protestant qu’il ne doit rien, oblige celui qui l’a reçu à le restituer.

     Toutefois, il n’y a pas lieu à la restitution lorsque, par suite du paiement, celui qui a reçu de bonne foi a désormais une créance prescrite, a détruit son titre ou s’est privé d’une sûreté, sauf le recours de celui qui a payé contre le véritable débiteur.

        1492. La restitution de ce qui a été payé indûment se fait suivant les règles de la restitution des prestations.

        1554. Tout paiement suppose une obligation : ce qui a été payé sans qu’il existe une obligation est sujet à répétition.

     La répétition n’est cependant pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées.

[217]                     Comme l’expliquent nos collègues, trois conditions doivent être satisfaites avant qu’une personne qui reçoit un paiement doive le restituer à la personne qui l’a fait en application de l’art. 1491 C.c.Q. : (1) il doit y avoir paiement par le solvens (c’est‑à‑dire le payeur, en l’occurrence Carleton) à l’accipiens (c’est‑à‑dire le prestataire, en l’occurrence l’absent, M. Roseme, représenté par Mme Threlfall) ; (2) ce paiement doit être fait en l’absence de dette ; et (3) le paiement doit être fait par le solvens par erreur ou pour éviter un préjudice en protestant qu’il ne doit rien (par. 78 ; voir également les motifs de la C.A., par. 89 ; Baudouin et Jobin, nos 530-531 ; Lluelles et Moore, no 1367.1 ; J. Pineau, D. Burman et S. Gaudet, Théorie des obligations (4e éd. 2001), par J. Pineau et S. Gaudet, p. 468). Ces conditions doivent habituellement être interprétées « avec prudence, sinon restrictivement » (Baudouin et Jobin, no 513).

[218]                     Nul ne conteste que la condition de « paiement » est remplie en l’espèce. Madame Threlfall, en sa qualité de tutrice à l’absent, a reçu 497 332,64 $ pour la période entre la disparition de ce dernier, le 10 septembre 2007, et le 22 juillet 2013, lorsque Carleton, ayant appris la découverte des restes de M. Roseme, a cessé de verser les prestations de retraite (motifs de la C.A., par. 92). Toutefois, comme en a conclu la Cour d’appel, les conditions d’« absence de dette » et d’« erreur » ne sont pas satisfaites en l’espèce.

(1)          La condition d’« absence de dette »

[219]                     Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel, la condition d’« absence de dette » n’a pas été remplie [traduction] « dans la mesure où les paiements faits [. . .] entre 2007 et 2013 étaient dus lorsqu’ils ont été faits, en raison de la présomption établie à l’art. 85 » (par. 95 ; voir également F. Levesque, Précis de droit québécois des obligations : contrat, responsabilité, exécution et extinction (2014), p. 189 : « La réception de l’indu implique une absence de toute obligation légale ou contractuelle relative à ce paiement » (nous soulignons)). Si Carleton avait refusé de verser les prestations de retraite pendant l’absence de M. Roseme, [traduction] « elle se serait exposée à des poursuites en justice visant à forcer l’exécution d’une obligation valide » (motifs de la C.A., par. 100).

[220]                     Il importe de souligner ici qu’il n’y avait pas seulement apparence d’exigibilité des prestations de retraite versées par Carleton entre 2007 et 2013 lorsque celles‑ci ont été versées : ces prestations étaient juridiquement exigibles au moment où elles ont été versées. Dans ses motifs, la Cour d’appel le reconnaît maintes fois (et à juste titre) (par. 7‑8, 81, 95‑101 et 107). Cet élément distingue le présent pourvoi de l’affaire Willmor Discount Corp. c. Vaudreuil (Ville), [1994] 2 R.C.S. 210, qui concernait une action en annulation d’un règlement municipal et d’une évaluation foncière et en répétition des taxes payées en conséquence. Notre Cour a souligné dans Willmor que « la dette [avait] été déclarée rétroactivement inexistante par le jugement invalidant le règlement municipal la créant » et qu’il n’y avait qu’« apparence de dette » lorsque le paiement été effectué (p. 218 (premier soulignement ajouté ; deuxième soulignement dans l’original)).

[221]                     Dans les cas où un paiement est fait en exécution d’un contrat, d’un règlement, voire d’une loi déclaré invalide par la suite, il n’y a qu’apparence d’exigibilité du paiement lorsque celui‑ci est effectué. Toutefois, le paiement n’était pas juridiquement exigible lorsqu’il a été effectué, parce que le contrat, le règlement ou la loi était invalide au moment où le paiement a été fait. Or, dans de tels cas, comme le précise la Cour d’appel, [traduction] « la nullité permet la rétroactivité » :

        Pour ce qui est d’Abel Skiver, l’appelante a raison de souligner les différences entre cette affaire et le présent appel. Dans cette affaire, l’application rétroactive des principes de restitution dépendait du fait que le contribuable demandait le remboursement de taxes dans la même instance que celle où il sollicitait un jugement déclarant l’annulation des rôles d’imposition. La nullité permettait la rétroactivité et, par conséquent, la répétition des paiements indus sur ce fondement. En l’espèce, le régime de retraite n’a pas été déclaré nul. [Note en bas de page omise ; par. 77.]

[222]                     En conséquence, Willmor représente une affaire classique de « réception de l’indu ». Les conditions d’« absence de dette » et d’« erreur » ont été remplies. Comme l’a expliqué notre Cour, les recours dont disposent les contribuables sont « des actions que l’on ne peut distinguer d’actions en répétition de l’indu » (Willmor, p. 220 (nous soulignons), citant Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403, p. 423 ; voir aussi J.E. Fortin inc. c. Commission de la santé et de la sécurité du travail, 2007 QCCA 1099, [2007] R.J.Q. 1937).

(2)          La condition d’« erreur »

[223]                     La condition d’« erreur » n’a pas non plus été satisfaite en l’espèce (motifs de la C.A., par. 105). L’erreur qui importe pour ce qui est de la réception de l’indu est la croyance erronée du solvens que le paiement était exigible lorsqu’il a été effectué (motifs de la C.A., par. 106 ; Willmor, p. 219 : « L’erreur, pour le solvens, est la croyance qu’il doit payer »). L’existence d’une « erreur » est déterminée au moment où le paiement est effectué (Canadian Imperial Bank of Commerce c. Perrault et Perrault Ltée, [1969] B.R. 958 (Qc) ; Aussant c. Axa Assurances inc., 2013 QCCQ 398, [2013] R.J.Q. 533 ; Société nationale de fiducie c. Robitaille, [1983] C.A. 521 ; Roux c. Cordeau, [1981] R.P. 29 (C.S. Qc) ; Commission des écoles catholiques de Verdun c. Giroux, [1986] R.J.Q. 2970 (C. prov.)). Ici, Carleton n’a pas commis pareille erreur (motifs de la C.A., par. 106). La Cour d’appel a souligné, également à juste titre, ce qui suit (par. 107) :

     [traduction] Aucune erreur n’a été commise au moment des paiements parce que, comme nous l’avons vu, pendant la période d’absence entre 2007 et 2013, les paiements étaient exigibles, en droit, en raison de la présomption établie à l’art. 85 C.c.Q. et l’Université comprenait cela, à l’exception d’une courte période. L’important est « qu’il n’y ait pas, au moment du paiement, d’erreur de la part du “payeur” ». [. . .] [En l’espèce, il n’y] avait aucune erreur : les paiements étaient exigibles. Si l’Université avait refusé d’effectuer les paiements à l’époque, ce refus aurait été injustifié. [Nous soulignons.]

[224]                     Cela aurait dû clore la question. Toutefois, la Cour d’appel a ajouté que [traduction] « [t]out comme dans une affaire de nullité, il n’import[ait] nullement [en l’espèce] que le solvens ait ou non été dans l’erreur lorsqu’il a effectué le paiement » (par. 126). Nous ne sommes pas de cet avis. En droit civil québécois, dans les cas de nullité de contrat, la restitution des prestations est ordonnée en application de l’art. 1422 C.c.Q. — et non sur le fondement des règles relatives à la « réception de l’indu ». Il n’y a donc aucune exigence, en matière de nullité de contrat, que le paiement soit effectué par erreur (Lluelles et Moore, nos 1368 et 1374 ; Baudouin et Jobin, no 530 ; Pineau, Burman et Gaudet, p. 470). En revanche, les règles québécoises applicables à la « réception de l’indu » exigent effectivement, dans tous les cas, que le paiement soit fait par erreur. En effet, cela représentait une modification du droit et, par le fait même, un choix clairement exprimé par le législateur à l’époque de l’adoption du C.c.Q. (Lluelles et Moore, n1375 ; Pineau, Burman et Gaudet, p. 470).

[225]                     Qui plus est, les règles en matière de « réception de l’indu » sont codifiées aux art. 1491 et 1492 C.c.Q. En conséquence, l’art. 1554 al. 1 C.c.Q. ne peut pas être invoqué pour contourner les exigences strictes — y compris l’exigence que le paiement soit fait par erreur — de ces règles. L’article 1554 al. 1 C.c.Q. n’est pas une source distincte d’obligation de restitution. Il est lié aux art. 1491 et 1492 C.c.Q. (voir Banque Amex du Canada c. Adams, 2014 CSC 56, [2014] 2 R.C.S. 787, par. 29 (nous soulignons) : « Les dispositions relatives à la réception de l’indu (art. 1491, 1492 et 1554 al. 1) codifient le principe selon lequel “[t]oute personne ne doit payer que ce qu’elle doit, et elle ne doit que ce à quoi elle est obligée” (D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), p. 725) »). Comme l’explique Levesque, p. 191 :

        L’article 1554, al. 1 C.c.Q. doit être lu en corrélation avec l’article 1491 C.c.Q. La seule lecture de l’article 1554, al. 1 C.c.Q. peut porter à croire qu’il n’est pas nécessaire de retrouver une erreur dans une action en réception de l’indu. Or, l’erreur est fondamentale. Si un paiement a été fait sans qu’il existe une obligation, comme l’indique l’article 1554, al. 1 C.c.Q., mais sans erreur, la réception de l’indu n’est pas permise. [Nous soulignons.]

[226]                     De plus, la mention, à l’art. 1699 al. 1 C.c.Q., des biens reçus « sans droit » renvoit évidemment aux autres dispositions du C.c.Q. qui créent expressément une obligation de restitution dans des circonstances où il n’y a aucune « erreur » de la part du solvens, mais où les biens ont néanmoins été reçus « sans droit » (voir, p. ex., art. 96 al. 3, 99 et 627 C.c.Q.).

E.            Enrichissement injustifié

[227]                     De l’avis de la Cour d’appel, les règles de la « réception de l’indu » devaient être interprétées de façon à [traduction] « concevoir une réparation » afin d’éviter que Mme Threlfall « s’enrichisse injustement » et « sans cause valable » (par. 123). En effet, la Cour d’appel a exprimé l’avis que « permettre à Mme Threlfall de conserver les paiements effectués sans cause entre 2007 et 2013 l’enrichirait injustement aux dépens de l’Université » (par. 81 ; voir aussi par. 9, 122 et 131). Mais en droit civil québécois, et en l’absence de tout autre recours, le mécanisme qu’il convient d’employer pour indemniser la personne « appauvrie » aux dépens de laquelle une autre personne s’est enrichie est l’action en enrichissement injustifié — et non un « ajustement » des exigences de l’art. 1491 C.c.Q. (exigences qui, comme nous l’avons expliqué précédemment, doivent normalement être interprétées « avec prudence, sinon restrictivement » (Baudouin et Jobin, no 513)) (voir les art. 1493 à 1496 C.c.Q. ; Cie Immobilière Viger Ltée c. Lauréat Giguère Inc., [1977] 2 R.C.S. 67, p. 77 ; Mac Rae c. Hammond, 2014 QCCA 1359, par. 26 et 80‑82 (CanLII) ; Bourbonnais c. Andjorin, 2016 QCCA 1721, par. 9 (CanLII) ; Lluelles et Moore, nos 1392 et 1412). Toutefois, le problème en l’espèce est qu’au moins une des conditions de l’enrichissement injustifié n’a pas été remplie : l’enrichissement de Mme Threlfall est justifié. En effet, Mme Threlfall a hérité des prestations de retraite à titre d’unique légataire universelle de la succession de M. Roseme[12], et ces prestations de retraite ont été versées par Carleton entre 2007 et 2013 conformément à la présomption de vie énoncée à l’art. 85 C.c.Q. (voir Lluelles et Moore, no 1401 : « Est également justifié l’enrichissement qui puise sa source dans la loi » ; voir aussi J. Carbonnier, Droit civil, vol. 2 (2004), par. 1233 ; Pineau, Burman et Gaudet, p. 482‑483).

[228]                     Nous ajoutons ce qui suit. Le recours créé par la Cour d’appel en l’espèce est fonctionnellement équivalent à l’imposition d’une fiducie par interprétation : parce qu’elle a conclu que la présomption de vie avait été rétroactivement repoussée, elle a conclu au fond que les prestations de retraite versées entre 2007 et 2013 étaient détenues par Mme Threlfall en fiducie — non pas au nom de M. Roseme, qui était en fait décédé pendant toute cette période — mais au nom de Carleton. Toutefois, en droit civil québécois, exprimé à l’art. 1262 C.c.Q., une fiducie peut être établie par jugement seulement « lorsque la loi l’autorise » (Baudouin et Jobin, no 535 ; M.B. c. L.L., [2003] R.D.F. 539 (C.A.), par. 31 ; Waters’ Law of Trusts in Canada (4e éd. 2012), par D. W. M. Waters, M. R. Gillen et L. D. Smith, p. 1435‑1436).

III.         Conclusion

[229]                     Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rejeter la requête introductive d’instance de Carleton, avec dépens devant toutes les cours.

 

                    Pourvoi rejeté avec dépens, les juges Moldaver, Côté et Brown sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelante : Gowling WLG (Canada), Ottawa.

                    Procureurs de l’intimée : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.

 



[1]  En gardant à l’esprit que le paiement peut comprendre la prestation de services (voir Willmor, p. 218 ; art. 1553 C.c.Q.).

[2]  Un droit échu à un absent est un droit subordonné à l’existence de l’absent : « la classe des droits éventuels, comprend ceux qui ne s’ouvrent au profit de la personne qui est appelée à en profiter qu’autant qu’elle est encore vivante au moment où s’accomplit l’événement, je veux dire la condition qui doit leur donner naissance ; en d’autres termes, les droits dont l’acquisition est subordonnée à l’existence de la personne qui est appelée à les recueillir » (voir Mignault, p. 309‑310 (en italique dans l’original)).

[3]  Jugement déclaratif de décès dans le C.c.Q.

[4]  Le Code civil français divise le régime de l’absence en deux périodes distinctes : la période de la « présomption d’absence» et celle de la « déclaration d’absence ». Durant la première période, l’absent est présumé vivant et, dans la seconde, il est présumé mort. Voir G. Cornu, Droit civil : Les personnes (13e éd. 2007), par. 77‑82 ; H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas, par. 446‑454 ; J.‑P. Lévy et A. Castaldo, Histoire du droit civil (2e éd. 2010), par. 208.

[5]  La présomption de vie dépend uniquement de l’état d’« absent » d’une personne, conformément à l’art. 85 C.c.Q., « [l’]absent est présumé vivant durant [...] sept années ». En conséquence, la présomption ne peut plus subsister lorsqu’un des éléments de la définition de l’absence (en particulier, le fait de ne pas savoir s’il vit encore) n’est plus présent. Néanmoins, Mme Threlfall a exercé ses fonctions de tutrice à l’absent jusqu’au 3 avril 2014, la date de délivrance de l’acte de décès. Cela se comprend car, suivant les art. 90 et 102 C.c.Q., « [l]a tutelle à l’absent se termine par [. . .] le décès prouvé de l’absent » et « [l]a preuve du décès s’établit par l’acte de décès ». Il peut sembler étrange que la « tutelle à l’absent » se poursuive entre le 22 juillet 2013 et le 3 avril 2014, alors qu’il n’y avait plus d’« absent ». Toutefois, cette possibilité est admise par la doctrine et la jurisprudence (voir Roch, p. 68‑69).

[6]  L’absent peut de fait être vivant ou mort ; comme nous l’expliquons ci‑dessous (au par. 168 de nos motifs), il peut même être fort probable que l’absent soit, de fait, mort.

[7]  Par analogie, lorsqu’un jugement déclaratif de décès est obtenu en application de l’art. 92 al. 1 C.c.Q., la date du décès est fixée « à l’expiration de sept ans à compter de la disparition » même s’il serait « moins arbitraire » de fixer la date du décès à la date de disparition de l’absent (Commentaires, p. 76). Comme l’expliquent Corral Talciani et Rodriguez Pinto : « Dans les systèmes de droit civil, il a longtemps été coutume d’accorder plus d’attention à la détermination de la date probable de la mort. Ce n’est cependant pas le courant suivi par la tendance actuelle qui établit la date du décès à la date de l’ordonnance qui déclare le décès, ou la fixe arbitrairement à une autre date qui n’a pas de lien nécessaire avec le jour le plus probable de la mort » (p. 573 (nous soulignons)).

[8]  Il convient de souligner que les dispositions relatives au retour d’une personne après qu’elle a été déclarée morte impliquent l’annulation du jugement déclaratif de décès. Généralement, et comme l’explique la Cour d’appel, par. 77 : [traduction] « . . . la nullité perme[t] la rétroactivité . . . ». Voir également Deleury et Goubau, par. 392 : « Lorsqu’un jugement [. . .] annulant un jugement déclaratif de décès lui est notifié, le Directeur de l’état civil doit annuler [. . .] l’acte [. . .] de décès [. . .] [un] te[l] jugemen[t] ayant pour effet d’anéantir rétroactivement [. . .] le jugement déclaratif de décès ».

[9]  Nous citons Corral Talciani et Rodriguez Pinto pour préciser simplement que nous souscrivons à la distinction générale fondée qu’ils établissent entre le régime anglo‑saxon et le régime de droit civil pour ce qui est de la présomption de décès. Nous sommes d’accord avec eux uniquement sur ce point. Certes, les auteurs concluent que le régime québécois de l’absence « paraît » semblable à un régime anglo‑saxon, mais nous soulignons que la conclusion des auteurs à cet égard est incertaine. Bref, nous souscrivons simplement à la distinction bien documentée des auteurs entre les présomptions de décès en droit civil et dans les régimes anglo‑saxons, et non avec leur classement non fondé du Québec à l’intérieur de ces régimes.

[10]  En ce sens, la présomption de vie n’est pas qu’une simple règle de preuve : elle devient une fiction juridique lorsque, à un moment donné, la conclusion de la présomption est acceptée, c’est‑à‑dire que quand, à un moment donné, il est reconnu qu’en raison de l’absence de preuve contraire à ce moment-là, l’absent est considéré vivant en droit. Durant la période au cours de laquelle la conclusion de la présomption de vie est acceptée, la présomption est devenue une fiction juridique, et une fiction juridique est une présomption irréfragable. La preuve subséquente du décès réel de l’absent durant toute cette période ne fait que confirmer — au lieu de repousser — le fait que tous les intéressés agissaient en fonction d’une fiction au cours de cette période. Voir G. Cornu, Vocabulaire juridique (12e éd. 2018), sub verbo « fiction » : « Artifice de technique juridique (en principe réservé au législateur souverain), mensonge de la loi (et bienfait de celle‑ci) consistant à faire comme si, à supposer un fait contraire à la réalité, en vue de produire un effet de droit » ; P. Foriers, « Présomptions et fictions », dans C. Perelman et P. Foriers, dir., Les présomptions et les fictions en droit (1974), 7 ; O. Guerrier, « Les fictions juridiques et leurs avatars humanistes » (2013), 91 Pallas 135, p. 136 : « La fiction permet [. . .] l’accroissement de la protection judiciaire par extension des limites du droit des personnes. [. . .] [Il arrive à la fiction] d’altérer jusqu’aux données fondamentales de la vie humaine, les lois de la filiation ou les conditions de la naissance et de la mort » ; Cornu (2007), par. 77 (note 147) : « . . . l’absence présumée repose sur une présomption de vie [. . .] [L]e droit [. . .] superpose sa vision (sa fiction, sa présomption) [. . .] à un état de doute qui demeure la situation naturelle de base et la cause génératrice de toute la construction légale . . . » (nous soulignons).

[11]  Ou, du moins, contre l’emploi de quelque somme d’argent que ce soit qui dépasse la contribution financière que le conjoint et les enfants pourraient réclamer à titre d’aliments de la succession de l’absent en application des art. 684 et suiv. C.c.Q.

[12]   Nous reconnaissons que la succession de quelqu’un s’ouvre toujours à la date réelle du décès (art. 96 al. 1 et 2 et 613 al. 1 C.c.Q.; art. 99 C.c.B.-C.; Deleury et Goubau, par. 60 : « La succession s’ouvre donc toujours à la date réelle du décès, conformément à l’article 613, al. 1 C.c.Q. »; voir aussi Ouellette, par. 179 : « La succession s’ouvre toujours à la date réelle du décès, conformément à l’art. 613 al. 1 »). Toutefois, le fait que la succession de M. Roseme se soit ouverte le 11 septembre 2007 (c’est-à-dire à la « date réelle de son décès ») n’empêche par Mme Threlfall, à titre d’unique légataire universelle de la succession de M. Roseme, d’hériter des prestations de retraite versées par Carleton après le 11 septembre 2007. Les prestations de retraite versées par Carleton sont des « revenus » au sens de l’art. 910 C.c.Q., et les fruits et revenus produits par tout bien du de cujus après l’ouverture de la succession font néanmoins partie de la succession (sous réserve des droits du possesseur de bonne foi). De fait, une des fonctions du liquidateur de la succession à titre d’administrateur du bien d’autrui chargé de la simple administration en application de l’art. 802 C.c.Q. consiste à « percevoir les fruits et revenus du bien qu’il administre et [à] exercer les droits qui lui sont attachés » (art. 1302 al. 1 C.c.Q.), et à « per[cevoir] les créances qui sont soumises à son administration » (art. 1302 al. 2 C.c.Q.) (voir Brière, par. 651).

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