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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Javanmardi, 2019 CSC 54,

[2019] 4 R.C.S. 3

Appel entendu : 15 mai 2019

Jugement rendu : 14 novembre 2019

Dossier : 38188

Entre :

Mitra Javanmardi

Appelante

 

et

 

Sa Majesté la Reine et

procureure générale du Québec

Intimées

 

- et -

 

Association des avocats de la défense de Montréal,

Association de médecine naturopathique du Québec,

Association des naturopathes agréés du Québec,

Association canadienne des docteurs en naturopathie et

Criminal Lawyers’ Association

Intervenantes

 

Traduction française officielle : Motifs de la juge Abella

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 46)

 

La juge Abella (avec l’accord des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté et Brown)

Motifs dissidents :

(par. 47 à 84)

 

Le juge en chef Wagner (avec l’accord du juge Rowe)

 

 

 


 


r. c. javanmardi

Mitra Javanmardi                                                                                         Appelante

c.

Sa Majesté la Reine et

procureure générale du Québec                                                                      Intimées

et

Association des avocats de la défense de Montréal,

Association de médecine naturopathique du Québec,

Association des naturopathes agréés du Québec,

Association canadienne des docteurs en naturopathie et

Criminal Lawyers’ Association                                                               Intervenantes

Répertorié : R. c. Javanmardi

2019 CSC 54

No du greffe : 38188.

2019 : 15 mai; 2019 : 14 novembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Rowe.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit criminel — Homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal — Négligence criminelle causant la mort — Éléments de l’infraction — Accusations portées contre une naturopathe relativement au décès d’un de ses patients et acquittement de celle‑ci au procès — Annulation des acquittements par la Cour d’appel — La Couronne doit‑elle prouver que l’acte illégal sous‑jacent était objectivement dangereux pour établir l’actus reus d’un homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal? — La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en intervenant? — Code criminel,   L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 220 , 222(5) a).

                    Le 12 juin 2008, M et son épouse se sont rendus à la clinique de naturopathie de l’accusée. M était âgé de 84 ans, souffrait de cardiopathie et était mécontent du traitement reçu dans des cliniques médicales conventionnelles. Au terme d’une consultation d’une heure, l’accusée a recommandé l’administration de nutriments par voie intraveineuse. M a mal réagi à l’injection et il est décédé d’un choc endotoxique quelques heures plus tard. L’accusée a été inculpée de négligence criminelle causant la mort et d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal. La juge du procès a acquitté l’accusée des deux accusations mais la Cour d’appel a annulé les deux acquittements, a prononcé une déclaration de culpabilité relativement à l’accusation d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal et a ordonné un nouveau procès relativement à l’accusation de négligence criminelle.

                    Arrêt (le juge en chef Wagner et le juge Rowe sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli et les acquittements sont rétablis.

                    Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté et Brown : La Cour d’appel a eu tort de conclure qu’une injection intraveineuse est un acte objectivement dangereux, peu importe les circonstances dans lesquelles elle est administrée ou la formation, les compétences et l’expérience de la personne qui l’administre. La Cour d’appel a aussi commis une erreur en intervenant à l’égard des acquittements de l’accusée sur le fondement de sa conclusion selon laquelle la conduite de celle‑ci constituait un écart marqué par rapport à celle d’une personne raisonnable. Ces conclusions ne peuvent être conciliées avec les conclusions de fait de la juge du procès que la Cour d’appel a remplacées par les siennes.

                    L’actus reus de la négligence criminelle causant la mort exige que l’accusé ait commis un acte — ou omis de faire quelque chose qu’il était de son devoir légal d’accomplir — et que l’acte ou l’omission ait causé la mort d’autrui. L’élément de faute consiste à ce que l’acte ou l’omission de l’accusé montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui. Comme pour les autres infractions criminelles fondées sur la négligence, l’élément de faute de la négligence criminelle causant la mort est apprécié en déterminant la mesure dans laquelle la conduite de l’accusé s’écartait de celle d’une personne raisonnable dans la même situation. Pour certaines infractions fondées sur la négligence, comme la conduite dangereuse, un écart « marqué » correspond à l’élément de faute. Dans le contexte de la négligence criminelle causant la mort, toutefois, le degré d’écart requis est élevé, c’est‑à‑dire marqué et important.

                    L’actus reus de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal dont il est question à l’al. 222(5) a) du Code criminel  oblige le ministère public à prouver que l’accusé a commis un acte illégal et que l’acte illégal a causé la mort. On qualifie l’acte illégal d’infraction « sous‑jacente ». Lorsque l’infraction sous‑jacente en est une de responsabilité stricte, l’élément de faute pour cette infraction doit être interprété comme étant un écart marqué par rapport à la norme qu’une personne raisonnable respecterait dans la même situation. Le ministère public n’est pas tenu de prouver que l’infraction sous‑jacente était objectivement dangereuse. Une exigence relative à l’objectivité dangereuse n’ajoute rien à l’analyse qui n’est pas comprise dans l’élément de faute de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal. Un acte illégal, accompagné d’une prévisibilité objective du risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère, est un acte objectivement dangereux. En conséquence, l’élément d’actus reus de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal est établi au moyen d’une preuve hors de tout doute raisonnable que l’accusé a commis un acte illégal qui a causé la mort. Il n’existe pas d’exigence indépendante de dangerosité objective.

                    L’élément de faute des deux infractions exige que la conduite de l’accusé soit appréciée par rapport à la norme de la personne raisonnable placée dans la même situation que lui. Une démarche tenant compte des activités adoptée relativement à la norme objective modifiée devrait être appliquée. Même si la norme n’est pas établie en fonction des caractéristiques personnelles de l’accusé, elle est toutefois fondée sur l’activité. La preuve relative à la formation et à l’expérience de l’accusé peut être utilisée pour réfuter une allégation selon laquelle il n’est pas qualifié pour se livrer à l’activité ou pour montrer la façon dont une personne raisonnable se serait livrée à l’activité dans la situation de l’accusé.

                    Lorsqu’elle a évalué la conduite de l’accusée par rapport à cette norme en l’espèce, la juge du procès avait l’obligation de prendre en considération sa formation, son expérience et ses compétences en tant que naturopathe. La juge du procès a conclu que l’accusée était dûment qualifiée pour administrer les injections intraveineuses et qu’elle avait pris les précautions nécessaires à chaque étape de l’administration de l’injection intraveineuse, notamment en respectant des protocoles suffisants pour éviter la sepsie. Toutes les constatations de fait de la juge du procès, lesquelles étaient fondées sur la preuve, appuient amplement la conclusion selon laquelle une injection intraveineuse, dûment exécutée par un naturopathe qualifié pour administrer de telles injections, ne posait pas de risque objectivement prévisible de lésions corporelles dans les circonstances.

                    Le juge en chef Wagner et le juge Rowe (dissidents) : Le pourvoi devrait être accueilli en partie : la déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal devrait être annulée et la tenue d’un nouveau procès à l’égard de ce chef d’accusation devrait être ordonnée. Le prononcé d’un verdict de culpabilité en appel d’un acquittement est une mesure exceptionnelle, et l’erreur de droit en cause ici est également une occurrence rare. Une déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable n’était pas inéluctable au point de justifier la mesure ordonnée par la Cour d’appel.

                    L’infraction d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal requiert la preuve d’un acte illégal sous‑jacent. L’actus reus de l’infraction se divise en trois éléments : (1) un acte illégal sous‑jacent; (2) le caractère objectivement dangereux de cet acte; et (3) le lien causal de celui‑ci avec le décès. L’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal comprend aussi deux éléments de faute cumulatifs, soit la mens rea de l’acte sous‑jacent et la mens rea propre à l’homicide involontaire coupable.

                    Le second élément de l’actus reus qu’est le caractère objectivement dangereux de l’acte illégal s’évalue sans égard aux caractéristiques personnelles de l’accusé. Il sera prouvé si le tribunal est convaincu que l’accusé a accompli un geste qu’une personne raisonnable aurait su être de nature à faire courir un risque de blessures à autrui. Lors de l’examen de l’actus reus, le tribunal n’est pas appelé à apprécier l’étendue de l’écart de comportement par rapport à cette norme de diligence, ni l’état mental de l’accusé. Ce seuil de preuve s’explique du fait que, à cette étape de l’analyse, le tribunal cherche à savoir si l’accusé a commis l’élément matériel de l’infraction et non s’il avait l’état d’esprit nécessaire pour être reconnu coupable.

                    L’injection d’une substance au travers des barrières physiologiques est une activité fondamentalement dangereuse. L’expérience de l’accusée n’y change rien. Le caractère dangereux de l’acte aurait été établi même si celui‑ci avait été pratiqué par un professionnel de la santé autorisé à l’accomplir. En refusant de conclure que l’injection illégale était objectivement dangereuse, le tribunal a omis de tirer la conclusion de droit qui s’imposait au vu des faits avérés. Il s’agit d’une erreur de droit dont l’incidence est telle qu’elle commande la tenue d’un nouveau procès.

Jurisprudence

Citée par la juge Abella

                    Arrêt examiné : R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3; arrêts mentionnés : R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215; R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392; R. c. Morrisey, 2000 CSC 39, [2000] 2 R.C.S. 90; R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49; R. c. Roy, 2012 CSC 26, [2012] 2 R.C.S. 60; R. c. L. (J.) (2006), 204 C.C.C. (3d) 324; R. c. Al‑Kassem, 2015 ONCA 320, 78 M.V.R. (6th) 183; R. c. Sharp (1984), 12 C.C.C. (3d) 428; R. c. Fontaine, 2017 QCCA 1730, 41 C.R. (7th) 330; R. c. Blostein, 2014 MBCA 39, 306 Man. R. (2d) 15; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944; R. c. Plein, 2018 ONCA 748, 50 C.R. (7th) 41; R. c. Kahnapace, 2010 BCCA 227, 76 C.R. (6th) 38; R. c. L.M., 2018 NWTTC 6; R. c. P.S., 2018 ONCJ 274; R. c. Curragh Inc. (1993), 125 N.S.R. (2d) 185; R. c. Fournier, 2016 QCCS 5456; R. c. Gendreau, 2015 QCCA 1910; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021.

Citée par le juge en chef Wagner (dissident)

                    R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197; Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944; R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3; Québec (Autorité des marchés financiers) c. Patry, 2015 QCCA 1933, 26 C.R. (7th) 166; R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49; Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729; R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 219 , 220 , 222(1) , (4) , (5) , 234 , 236b) .

Loi médicale, RLRQ, c. M‑9, art. 31.

Doctrine et autres documents cités

Conseil canadien de la magistrature. Modèles de directives au jury, dernière mise à jour juillet 2012 (en ligne).

Ferguson, Gerry A., and Michael R. Dambrot. CRIMJI : Canadian Criminal Jury Instructions, vol. 2, 4th ed., Vancouver, The Continuing Legal Education Society of British Columbia, 2005 (loose‑leaf updated November 2018).

Grant, Isabel, Dorothy Chunn and Christine Boyle. The Law of Homicide, Scarborough (Ont.), Carswell, 1994 (loose‑leaf updated 1999, release 1).

Healy, Patrick. « The Creighton Quartet : Enigma Variations in a Lower Key » (1993), 23 C.R. (4th) 265.

Roach, Kent. Criminal Law, 7th ed., Toronto, Irwin Law, 2018.

Stewart, Hamish. « F. (J.) : The Continued Evolution of the Law of Penal Negligence » (2008), 60 C.R. (6th) 243.

Watt, David. Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions, 2nd ed., Toronto, Thomson/Carswell, 2015.

Wilson, Larry C. « Beatty, J.F., and the Law of Manslaughter » (2010), 47 Alta. L. Rev. 651.

Wilson, Larry C. « Too Many Manslaughters » (2007), 52 Crim. L.Q. 433.

Yeo, Stanley. « The Fault Elements for Involuntary Manslaughter : Some Lessons from Downunder » (2000), 43 Crim. L.Q. 291.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Hilton, Gagnon et Marcotte), 2018 QCCA 856, 47 C.R. (7th) 296, [2018] AZ‑51499093, [2018] J.Q. n4661 (QL), 2018 CarswellQue 4498 (WL Can.), qui a substitué le verdict d’acquittement pour homicide involontaire commis au moyen d’un acte illégal prononcé par la juge Villemure, C.Q., n500‑01‑013474‑082, 8 avril 2015, par une déclaration de culpabilité et qui a ordonné la tenue d’un nouveau procès pour négligence criminelle causant la mort. Pourvoi accueilli, le juge en chef Wagner et le juge Rowe sont dissidents.

                    Isabel J. Schurman, Julius Grey, Francis Villeneuve Ménard et Rose‑Mélanie Drivod, pour l’appelante.

                    Christian Jarry, pour l’intimée Sa Majesté la Reine.

                    Julien Bernard, Jean‑Vincent Lacroix et Alexandre Duval, pour l’intimée la procureure générale du Québec.

                    Michel Marchand et Christian Desrosiers, pour l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal.

                    Giuseppe Battista, pour les intervenantes l’Association de médecine naturopathique du Québec et l’Association des naturopathes agréés du Québec.

                    Benjamin Grant, Marion Sandilands et David Wilson, pour l’intervenante l’Association canadienne des docteurs en naturopathie.

                    Anil K. Kapoor et Dana C. Achtemichuk, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association.

                    Version française du jugement des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté et Brown rendu par

[1]                             La juge Abella — Mitra Javanmardi a ouvert une clinique de naturopathie au Québec en 1985. Elle est titulaire d’un diplôme en sciences de l’Université McGill, d’un doctorat en médecine naturopathique du National College of Naturopathic Medicine de Portland, en Oregon, et d’un diplôme connexe dans le cadre duquel elle a complété 500 heures de cours. Les études que Mme Javanmardi a faites comprenaient des classes et une formation clinique sur les techniques d’injection intraveineuse. Depuis l’ouverture de sa clinique, elle a traité entre 4 000 et 5 000 patients et, à partir de 1992, elle a administré des nutriments par injection intraveineuse à environ dix patients par semaine. L’administration intraveineuse de nutriments par les naturopathes n’est pas légale au Québec, mais elle l’est dans la plupart des provinces.

[2]                             Le 12 juin 2008, Roger Matern et son épouse se sont rendus à la clinique de Mme Javanmardi. Monsieur Matern était âgé de 84 ans et souffrait de cardiopathie. Mécontent du traitement reçu à des cliniques médicales conventionnelles, il espérait que la naturopathie améliorerait sa qualité de vie. Au terme d’une consultation d’une heure, Mme Javanmardi a recommandé l’administration de nutriments par voie intraveineuse. Même si Mme Javanmardi lui a dit qu’elle ne pratiquait pas normalement d’injections intraveineuses lors d’une première visite, M. Matern a insisté pour recevoir un traitement intraveineux le jour même.

[3]                             Madame Javanmardi a préparé la solution de nutriments pour l’injection intraveineuse de M. Matern, laquelle contenait du chlorure de magnésium, du chlorure de manganèse, du chlorure de potassium, de la L‑taurine, de la L‑carnitine et de l’eau stérile. Pour créer la solution, Mme Javanmardi a combiné les nutriments provenant de fioles distinctes. Une des fioles contenait de la L‑carnitine. Monsieur Matern était le troisième patient à qui de la L‑carnitine provenant de la même fiole avait été administrée ce jour‑là. Les deux autres patients n’ont pas eu de réactions indésirables par suite de leurs injections. La fiole s’est révélée être contaminée.

[4]                             Monsieur Matern a mal réagi à l’injection presque immédiatement. Il s’est plaint d’avoir chaud et d’avoir la nausée. Madame Javanmardi a mis fin à l’injection intraveineuse et a vérifié les signes vitaux de M. Matern, qui étaient stables. Monsieur Matern ne faisait pas de fièvre et n’était pas confus, et il n’y avait aucun signe d’infection au point d’injection.

[5]                             Durant toute la carrière de Mme Javanmardi, aucun patient n’a été infecté lors d’une injection intraveineuse. Elle a pensé que M. Matern faisait peut‑être une réaction hypoglycémique et lui a suggéré de manger un peu de sucre. Monsieur Matern a consommé une cuillerée de miel et du jus d’orange.

[6]                             Malgré ses symptômes, M. Matern a dit qu’il ne voulait pas aller à l’hôpital. Son épouse et sa fille l’ont ramené à la maison. Lors d’une conversation téléphonique plus tard ce jour‑là, Mme Javanmardi a expliqué à la fille de M. Matern qu’il devait rester hydraté et lui a conseillé de l’amener à l’hôpital si elle était incapable de le garder hydraté.

[7]                             Cette nuit‑là, la fille de M. Matern a appelé une ambulance parce qu’elle s’inquiétait de l’état de son père qui semblait s’aggraver. Les médecins de l’hôpital ont constaté des signes de choc endotoxique. Les symptômes de M. Matern ont continué à s’aggraver et il est décédé d’un choc endotoxique quelques heures plus tard.

[8]                              Madame Javanmardi a été accusée de négligence criminelle causant la mort, infraction prévue à l’al. 220b)  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , et d’homicide involontaire coupable, infraction prévue à l’art. 234  et à l’al. 236b)  du Code criminel .

[9]                             Au procès, le ministère public a désigné plusieurs actes ou omissions de Mme Javanmardi comme fondements de la négligence criminelle causant la mort et comme infractions sous‑jacentes de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal. De ceux‑ci, seul un acte, soit l’injection intraveineuse administrée en contravention de l’art. 31 de la Loi médicale du Québec, RLRQ, c. M‑9, a été présenté devant notre Cour comme fondement des deux accusations[1].

[10]                         Le procès a duré 39 jours. Dans un jugement de 50 pages comptant 453 paragraphes où elle a exhaustivement et soigneusement passé en revue la preuve, la juge Villemure a tiré les conclusions de fait suivantes :

         Selon la preuve d’expert, les nutriments que Mme Javanmardi a choisis pour l’injection intraveineuse de M. Matern étaient « bénins » et « potentiellement utiles »;

         Madame Javanmardi avait les compétences requises pour administrer les injections intraveineuses. Elle est titulaire d’un diplôme en sciences de l’Université McGill et d’un doctorat en médecine naturopathique du National College of Naturopathic Medicine. Cette université est reconnue dans son domaine. Les études qu’elle y a faites, d’une durée de quatre ans, comprenaient un an de cours fondés sur la médecine traditionnelle. Elle a également une formation en administration d’injections intraveineuses, en pharmacologie et en interaction des nutriments avec d’autres médicaments. De plus, elle a obtenu un diplôme de la Homeopathic Academy of Naturopathic Physicians, dans le cadre duquel elle a complété 500 heures de cours. Madame Javanmardi a acquis des compétences additionnelles en exerçant la naturopathie à sa clinique depuis 1985, et elle compte près de vingt ans d’expérience dans l’administration d’injections intraveineuses à des patients;

         Bien que le Québec ne règlemente pas la naturopathie, Mme Javanmardi s’était fixé des normes professionnelles conformes aux règlements d’autres provinces;

         Madame Javanmardi achetait ses nutriments d’une pharmacie ontarienne de bonne réputation qui respectait les règlements provinciaux en matière de santé et de sécurité. À titre de naturopathe, Mme Javanmardi était autorisée à acheter ces nutriments en Ontario;

         Madame Javanmardi avait une bonne connaissance des nutriments, ce qui lui permettait de sélectionner ceux répondant aux besoins spécifiques de ses patients. Les renseignements que M. Matern a donnés à Mme Javanmardi au sujet de son problème de santé étaient suffisants pour permettre à celle‑ci de déterminer quels nutriments étaient susceptibles d’améliorer son état;

         Madame Javanmardi était consciente de la nécessité de respecter des protocoles de stérilisation pour l’administration d’injections intraveineuses et avait pris des mesures de précaution suffisantes pour empêcher la contamination. La façon dont elle entreposait et conservait les fioles utilisées pour les injections intraveineuses, notamment dans la présente affaire, respectait les propriétés spécifiques de chaque fiole et les instructions du pharmacien qui les avaient fournies;

         Monsieur Matern savait que Mme Javanmardi n’était pas médecin. Il voulait une injection intraveineuse de nutriments sur‑le‑champ et il a validement consenti à l’acte;

         Monsieur Matern est décédé d’un choc endotoxique attribuable à la présence de bactéries dans la fiole de L‑carnitine de laquelle Mme Javanmardi a tiré des nutriments pour son injection. En raison de la concentration élevée de bactéries dans la solution injectée, le décès de M. Matern était inévitable dès le moment où l’injection intraveineuse lui a été administrée.

[11]                         La juge Villemure était convaincue que Mme Javanmardi possédait les compétences nécessaires pour administrer les injections intraveineuses, qu’elle avait respecté les protocoles requis et qu’elle avait pris des précautions suffisantes à chaque étape du processus.

[12]                         S’appuyant sur ces conclusions, la juge Villemure a acquitté Mme Javanmardi des deux accusations. Pour ce qui est de l’accusation de négligence criminelle causant la mort, la juge Villemure a conclu que la conduite de Mme Javanmardi ne révélait pas d’écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation. La juge Villemure n’était pas convaincue qu’une personne raisonnable aurait été consciente d’un risque inhérent à la conduite de Mme Javanmardi et a donc conclu que le ministère public n’avait pas prouvé hors de tout doute raisonnable que la conduite de Mme Javanmardi montrait une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité de M. Matern.

[13]                         Lorsqu’elle s’est penchée sur l’accusation d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal, et plus particulièrement sur l’« acte illégal », soit celui d’administrer une injection intraveineuse en contravention de la Loi médicale du Québec, la juge Villemure a conclu que l’injection intraveineuse n’était pas un acte objectivement dangereux. Une personne raisonnable se trouvant dans la situation de Mme Javanmardi n’aurait pas prévu que l’administration intraveineuse d’une solution bénigne, conformément à la procédure indiquée, présenterait un risque de préjudice.

[14]                         Ayant acquitté Mme Javanmardi, la juge Villemure a refusé d’examiner les autres arguments présentés par les avocats de Mme Javanmardi portant sur la constitutionnalité des infractions dont elle a été accusée.

[15]                          La Cour d’appel a annulé les deux acquittements. Elle a conclu que la juge Villemure avait mal énoncé les éléments de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal et de la négligence criminelle causant la mort, et qu’elle avait aussi commis une erreur en tenant compte de la formation que Mme Javanmardi avait reçue dans le cadre de ses études pour devenir naturopathe. De l’avis de la Cour d’appel, l’injection intraveineuse était un acte objectivement dangereux et le comportement de Mme Javanmardi constituait un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable. La Cour d’appel a prononcé une déclaration de culpabilité relativement à l’accusation d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal et a ordonné un nouveau procès relativement à l’accusation de négligence criminelle[2]. La Cour d’appel a brièvement examiné — et rejeté — les arguments de Mme Javanmardi portant que les dispositions en vertu desquelles elle était accusée étaient inconstitutionnelles.

[16]                          Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi de Mme Javanmardi à l’égard des deux accusations et de rétablir les acquittements.

Analyse

[17]                         L’accusation de négligence criminelle causant la mort et l’accusation d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal étaient toutes les deux fondées sur la même conduite, à savoir l’administration d’une injection intraveineuse en contravention de la Loi médicale du Québec. Comme le montrent les faits en l’espèce, l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal et la négligence criminelle causant la mort se chevauchent dans une large mesure. Néanmoins, pour commencer l’analyse, il faut aborder les infractions séparément.

[18]                         Voici les dispositions pertinentes du Code criminel  portant sur la négligence criminelle :

        219 (1) Est coupable de négligence criminelle quiconque :

      a) soit en faisant quelque chose;

      b) soit en omettant de faire quelque chose qu’il est de son devoir d’accomplir,

montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui.

        (2) Pour l’application du présent article, devoir désigne une obligation imposée par la loi.

      . . .

        220 Quiconque, par négligence criminelle, cause la mort d’une autre personne est coupable d’un acte criminel passible :

      a) s’il y a usage d’une arme à feu lors de la perpétration de l’infraction, de l’emprisonnement à perpétuité, la peine minimale étant de quatre ans;

      b) dans les autres cas, de l’emprisonnement à perpétuité.

[19]                         L’actus reus de la négligence criminelle causant la mort exige que l’accusé ait commis un acte — ou omis de faire quelque chose qu’il était de son devoir légal d’accomplir — et que l’acte ou l’omission ait causé la mort d’autrui.

[20]                         L’élément de faute consiste à ce que l’acte ou l’omission de l’accusé « montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui ». Les termes « déréglée » et « téméraire » ne sont pas définis dans le Code criminel , mais dans R. c. J.F., [2008] 3 R.C.S. 215, notre Cour a confirmé que l’infraction de négligence criminelle causant la mort impose une norme de faute objective modifiée — la norme objective de la « personne raisonnable » (par. 7‑9; voir aussi R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392, p. 1429‑1431; R. c. Morrisey, [2000] 2 R.C.S. 90, par. 19; R. c. Beatty, [2008] 1 R.C.S. 49, par. 7).

[21]                         Comme pour les autres infractions criminelles fondées sur la négligence, l’élément de faute de la négligence criminelle causant la mort est apprécié en déterminant la mesure dans laquelle la conduite de l’accusé s’écartait de celle d’une personne raisonnable dans la même situation[3]. Pour certaines infractions fondées sur la négligence, comme la conduite dangereuse, un écart « marqué » correspond à l’élément de faute (J.F., par. 10; voir aussi : Beatty, par. 33; R. c. Roy, [2012] 2 R.C.S. 60, par. 30; R. c. L. (J.) (2006), 204 C.C.C. (3d) 324 (C.A. Ont.), par. 15; R. c. Al‑Kassem, 2015 ONCA 320, 78 M.V.R. (6th) 183, par. 6). Dans le contexte de la négligence criminelle causant la mort, toutefois, le degré d’écart requis a été décrit comme étant élevé, c’est‑à‑dire marqué et important (J.F., par. 9, appliquant Tutton, p. 1430‑1431, et R. c. Sharp (1984), 12 C.C.C. (3d) 428 (C.A. Ont.)).

[22]                         Ces normes ont beaucoup de traits communs. Elles posent toutes deux la question de savoir si les actions de l’accusé ont créé un risque pour d’autres personnes, et si « une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible » (voir Roy, par. 36; Stewart, p. 248). La distinction entre ces normes a été décrite comme étant une question de degré (voir R. c. Fontaine (2017), 41 C.R. (7th) 330, par. 27; R. c. Blostein (2014), 306 Man. R. (2d) 15, par. 14). Comme l’a expliqué le juge Healy dans Fontaine :

        Ces différences de degré ne peuvent être mesurées au moyen d’une règle, d’un thermomètre ou de tout autre instrument étalonné. Les termes « marqué et important » sont de simples adjectifs utilisés pour paraphraser et interpréter l’expression « insouciance déréglée ou téméraire » de l’article 219  du Code criminel . Ils ne peuvent pas servir à fixer une échelle de gravité objective qui soit déterminante d’un cas à l’autre. Tant le comportement que la faute doivent s’apprécier de façon entièrement contextuelle par le juge des faits. [par. 27]

[23]                         Dans l’arrêt J.F., le juge Fish n’a pas expliqué en détail comment faire la distinction entre un écart « marqué » et un écart « marqué et important », étant donné que l’affaire ne « port[ait] ni sur la nature ni sur l’étendue des différences entre ces deux normes » (par. 10‑11). Dans le présent pourvoi, également, les différences terminologiques ne sont pas déterminantes et il n’est pas nécessaire qu’elles soient tranchées. Quoi qu’il en soit, en présentant leurs arguments, les parties ont tenu pour acquis que le critère qu’il convient d’appliquer en matière de négligence criminelle causant la mort est l’écart « marqué et important », et c’est sur ce fondement que j’aborde la question dans les présents motifs. Afin d’obtenir un verdict de culpabilité pour négligence criminelle causant la mort, le ministère public doit donc prouver que l’accusée a commis un acte, ou omis de faire quelque chose qu’il était de son devoir légal d’accomplir, et que l’acte ou l’omission a causé la mort d’autrui (l’actus reus). Selon l’arrêt J.F., le ministère public doit en outre établir que la conduite de l’accusée constituait un écart marqué et important par rapport à la conduite d’une personne raisonnable se trouvant dans la situation de l’accusée (l’élément de faute).

[24]                         En ce qui concerne l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal, les dispositions suivantes du Code criminel  s’appliquent :

        222 (1) Commet un homicide quiconque, directement ou indirectement, par quelque moyen, cause la mort d’un être humain.

      . . .

        (4) L’homicide coupable est le meurtre, l’homicide involontaire coupable ou l’infanticide.

        (5) Une personne commet un homicide coupable lorsqu’elle cause la mort d’un être humain :

     a) soit au moyen d’un acte illégal;

     b) soit par négligence criminelle;

      c) soit en portant cet être humain, par des menaces ou la crainte de quelque violence, ou par la supercherie, à faire quelque chose qui cause sa mort;

      d) soit en effrayant volontairement cet être humain, dans le cas d’un enfant ou d’une personne malade.

      . . .

        234 L’homicide coupable qui n’est pas un meurtre ni un infanticide constitue un homicide involontaire coupable.

[25]                         L’actus reus de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal dont il est question à l’al. 222(5)a) oblige le ministère public à prouver que l’accusé a commis un acte illégal et que l’acte illégal a causé la mort (R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 42‑43; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944, p. 959 et 961‑962). On qualifie l’acte illégal d’infraction « sous‑jacente » (DeSousa, p. 956; Creighton, p. 42). Dans le cas de Mme Javanmardi, l’infraction sous‑jacente est d’avoir administré une injection intraveineuse en contravention de l’art. 31 de la Loi médicale du Québec, une infraction de responsabilité stricte.

[26]                         Il y a eu une certaine incertitude entourant la question de savoir si le ministère public doit prouver que l’infraction sous‑jacente était « objectivement dangereuse » (voir Larry C. Wilson, « Too Many Manslaughters » (2007), 52 Crim. L.Q. 433, p. 459, citant Isabel Grant, Dorothy Chunn et Christine Boyle, The Law of Homicide (feuilles mobiles), p. 4‑15, 4‑16 et 4‑20; Stanley Yeo, « The Fault Elements for Involuntary Manslaughter : Some Lessons from Downunder » (2000), 43 Crim. L.Q. 291, p. 293). À mon avis, l’exigence relative à l’« objectivité dangereuse » n’ajoute rien à l’analyse qui n’est pas comprise dans l’élément de faute de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal — la prévisibilité objective du risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère (Creighton, p. 44‑45). Un acte illégal, accompagné d’une prévisibilité objective du risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère, est un acte objectivement dangereux.

[27]                         Cette position est étayée par l’arrêt DeSousa, qui a été cité comme représentant un énoncé faisant autorité quant à l’élément de faute de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal (Creighton, p. 44‑45). Dans l’arrêt DeSousa, le juge Sopinka a examiné le sens de l’expression « acte illégal » en ce qui concerne l’infraction d’infliction illégale de lésions corporelles, et a conclu que l’acte illégal doit être objectivement dangereux en ce sens que les lésions corporelles sont objectivement prévisibles :

        La jurisprudence anglaise a toujours maintenu que l’acte illégal sous‑jacent requis dans le cas d’homicide involontaire coupable exige la preuve que l’acte illégal était « de nature à blesser une autre personne » ou autrement dit mettait en danger l’intégrité physique d’autrui (voir aussi R. c. Hall (1961), 45 Cr. App. R. 366 (C.C.A.); R. c. Church (1965), 49 Cr. App. R. 206 (C.C.A.); Director of Public Prosecutions c. Newbury (1976), 62 Cr. App. R. 291 (H.L.), et Director of Public Prosecutions c. Daley (1978), 69 Cr. App. R. 39 (C.P.)). La plupart des tribunaux canadiens ont aussi adopté ce point de vue. [p. 959]

[28]                         Les décisions subséquentes et la doctrine confirment que l’actus reus ne comporte aucune exigence indépendante de dangerosité objective. Comme l’a souligné Patrick Healy, notre Cour dans l’arrêt Creighton a convenu que l’élément de dangerosité suggère un élément de faute (« The Creighton Quartet : Enigma Variations in a Lower Key » (1993), 23 C.R. (4th) 265, p. 271‑273). D’autres auteurs ont suggéré que [traduction] « la dangerosité peut être vue comme étant entièrement intégrée dans le concept de la prévisibilité du préjudice, et devrait être écartée puisqu’elle est inutilement compliquée » (Grant et autres, p. 4‑15 à 4‑16; voir aussi R. c. Plein (2018), 50 C.R. (7th) 41, par. 30; R. c. Kahnapace (2010), 76 C.R. (6th) 38, par. 28; R. c. L.M., 2018 NWTTC 6, par. 31 (CanLII); R. c. P.S., 2018 ONCJ 274, par. 205‑206 (CanLII)).

[29]                         À mon avis, il ne serait guère avantageux d’inviter les juges ou les jurés à examiner d’abord la « dangerosité » objective des actes de l’accusé dans l’abstrait, et à reproduire ensuite cette opération à l’aide du contexte lorsqu’ils arrivent à l’élément de faute de l’infraction. Les modèles de directives au jury évitent déjà une telle répétition, qui ajoute une complexité inutile à l’infraction d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal, augmentant le risque de confusion et d’erreur juridique (l’hon. juge David Watt, Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions (2e éd. 2015), p. 739; Gerry A. Ferguson et l’hon. juge Michael R. Dambrot, CRIMJI : Canadian Criminal Jury Instructions (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 2, p. 6.39‑6; Institut national de la magistrature, Modèles de directives au jury (en ligne, par. D.6)).

[30]                         En conséquence, l’élément d’actus reus de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal est établi au moyen d’une preuve hors de tout doute raisonnable que l’accusé a commis un acte illégal qui a causé la mort. Il n’existe pas d’exigence indépendante de dangerosité objective.

[31]                         L’élément de faute de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal est, comme il a été mentionné, la prévisibilité objective du risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère, à laquelle s’ajoute l’élément de faute de l’infraction sous-jacente (Creighton, p. 42‑43; DeSousa, p. 961‑962). Je souscris à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle lorsque l’infraction sous‑jacente en est une de responsabilité stricte, comme en l’espèce, l’élément de faute pour cette infraction doit être interprété comme étant un écart marqué par rapport à la norme qu’une personne raisonnable respecterait dans la même situation (voir aussi Grant et autres, p. 4‑14 à 4‑15; Larry C. Wilson, « Beatty, J.F., and the Law of Manslaughter » (2010), 47 Alta. L. Rev. 651, p. 663‑664; Kent Roach, Criminal Law (7e éd. 2018), p. 466; R. c. Curragh Inc. (1993), 125 N.S.R. (2d) 185 (C. prov.); R. c. Fournier, 2016 QCCS 5456, par. 62‑70 (CanLII); et L.M., par. 44‑49). Cette démarche est conforme à celle adoptée dans l’arrêt Creighton, où la juge McLachlin a précisé que les infractions sous‑jacentes comportant un élément de négligence doivent être interprétées comme nécessitant un écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable (p. 59).

[32]                         En conséquence, les deux accusations contre Mme Javanmardi exigeaient que la conduite de celle‑ci soit appréciée par rapport à la norme de la personne raisonnable placée dans la même situation qu’elle — dans le cadre de l’élément de faute à la fois de l’infraction de négligence criminelle et de l’infraction sous‑jacente d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal.

[33]                         Cela m’amène aux raisons pour lesquelles la Cour d’appel a annulé les acquittements de Mme Javanmardi.

[34]                         La Cour d’appel a conclu que lorsqu’elle a acquitté Mme Javanmardi des deux accusations, la juge Villemure avait mal appliqué la norme de la « personne raisonnable ». Selon la Cour d’appel, la juge Villemure a eu tort de prendre en considération la formation et l’expérience de Mme Javanmardi relativement à l’administration d’injections intraveineuses lorsqu’elle a décidé si sa conduite constituait un écart marqué par rapport à la conduite d’une personne raisonnable. De l’avis de la Cour d’appel, la preuve de la formation de Mme Javanmardi n’était pas pertinente en ce qui concerne la nature et les circonstances de l’activité.

[35]                         Soit dit en tout respect, je ne vois aucune erreur dans la manière dont la juge Villemure a apprécié le caractère raisonnable de la conduite de Mme Javanmardi.

[36]                         C’est dans l’arrêt Creighton que notre Cour a examiné de la manière la plus complète la façon d’évaluer et d’appliquer la norme de la personne raisonnable. Dans cette affaire, une femme est décédée des suites d’une injection de cocaïne que lui avait donnée Marc Creighton, un trafiquant de drogue. La juge McLachlin a précisé que la norme objective modifiée « est celle de la personne raisonnable se trouvant dans la même situation » (p. 41). Elle a adopté la norme de la « personne raisonnable » afin qu’une « norme uniforme [soit] applicable à toutes les personnes [. . .] indépendamment de leurs antécédents, de leur degré d’instruction ou de leur état psychologique » (p. 60). À son avis, « [e]n l’absence d’une norme minimale constante, l’obligation juridique se trouverait être minée et la sanction pénale banalisée » (p. 70). Elle a conclu que la consommation régulière de drogues de M. Creighton ne devait pas être prise en compte pour fixer la norme de la « personne raisonnable ».

[37]                         La juge McLachlin a toutefois expliqué qu’une plus grande prudence peut être attendue d’une « personne raisonnable » selon la nature et les circonstances dans lesquelles s’exerce l’activité (p. 72). Certaines activités, par exemple, nécessitent une attention et des compétences particulières. Il peut être conclu qu’un accusé qui se livre à une telle activité a contrevenu à la norme de la personne raisonnable s’il n’est pas qualifié pour exercer la prudence nécessaire qu’exige l’activité, ou s’il a négligé d’exercer une telle prudence lorsqu’il s’est livré à l’activité. De cette façon, le droit assure une « norme minimale constante » pour toute personne qui se livre à une activité exigeant une diligence et des compétences particulières : ces personnes doivent à la fois être qualifiées et exercer la prudence particulière qu’exige l’activité.

[38]                         La démarche tenant compte des activités adoptée relativement à la norme objective modifiée dans l’arrêt Creighton a été appliquée dans divers contextes, notamment dans des affaires relatives à la conduite, à la chasse et à l’éducation des enfants (Beatty, par. 40; R. c. Gendreau, 2015 QCCA 1910, par. 30 (CanLII); J.F., par. 8‑9). Ces décisions confirment que même si la norme n’est pas établie en fonction des caractéristiques personnelles de l’accusé, elle est toutefois fondée sur l’activité. En l’espèce, l’activité est l’administration d’une injection intraveineuse, et la norme à appliquer est celle de la naturopathe raisonnablement prudente dans les circonstances.

[39]                         Lorsqu’elle a évalué la conduite de Mme Javanmardi par rapport à cette norme, la juge Villemure n’était pas seulement en droit de prendre en considération sa formation, son expérience et ses compétences en tant que naturopathe, elle en avait l’obligation. Lorsque, comme en l’espèce, le ministère public prétend que l’accusé s’est livré à une activité sans la formation et les connaissances requises, les connaissances et l’expérience de l’accusé propres à l’activité sont manifestement pertinentes pour établir si la norme de diligence applicable a été respectée. La formation et l’expérience de l’accusé peuvent, par exemple, être utilisées pour réfuter une allégation selon laquelle il n’est pas qualifié pour se livrer à l’activité. La preuve relative à la formation et à l’expérience peut aussi être utilisée pour montrer la façon dont une personne raisonnable se serait livrée à l’activité dans les circonstances.

[40]                         Dans l’affaire qui nous occupe, l’expérience professionnelle de Mme Javanmardi et ses études étaient pertinentes pour établir si elle était qualifiée pour exercer l’activité à laquelle elle se livrait, et étaient donc pertinentes pour établir si elle satisfaisait à la norme de diligence applicable. J’estime que la juge Villemure n’a commis aucune erreur dans sa façon de traiter cette preuve, que la défense a présentée afin de réfuter l’allégation portant que Mme Javanmardi n’était pas qualifiée pour administrer l’injection intraveineuse. Soit dit en tout respect, la Cour d’appel a eu tort d’annuler les acquittements de Mme Javanmardi pour ce motif.

[41]                         La Cour d’appel a aussi commis une erreur en intervenant à l’égard des acquittements de Mme Javanmardi sur le fondement de sa conclusion selon laquelle la conduite de celle‑ci constituait un écart marqué par rapport à celle d’une personne raisonnable. Soit dit en tout respect, cette conclusion ne peut être conciliée avec les conclusions de fait de la juge Villemure. Sur le fondement de ces conclusions, que la Cour d’appel a inexplicablement remplacées par les siennes, la juge Villemure a conclu que la conduite de Mme Javanmardi ne constituait pas un écart marqué par rapport à celle d’une personne raisonnable dans la même situation. Comme je l’ai expliqué plus tôt, la juge Villemure a conclu que Mme Javanmardi était dûment qualifiée pour administrer les injections intraveineuses; elle orientait sa pratique en fonction de normes professionnelles établies dans d’autres provinces; elle achetait des nutriments d’une pharmacie ontarienne de bonne réputation; elle avait choisi des nutriments adaptés au problème de santé de M. Matern; elle avait entreposé et conservé la fiole utilisée pour l’injection intraveineuse de façon conforme aux propriétés de la fiole et aux instructions du pharmacien qui l’avait fournie; et elle avait pris les précautions nécessaires à chaque étape de l’administration de l’injection intraveineuse, notamment en respectant des protocoles suffisants pour éviter la sepsie.

[42]                         Notre Cour a maintes fois indiqué que les cours d’appel doivent prendre garde de ne pas assimiler leur opposition aux conclusions et inférences factuelles du juge du procès à de prétendues erreurs de droit (R. c. George, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 17). Rien ne justifie d’infirmer les constatations de la juge Villemure ou sa conclusion selon laquelle le critère de l’écart marqué n’avait pas été satisfait. Soit dit avec respect, il n’était pas loisible à la Cour d’appel de réévaluer la preuve ou de remplacer les constatations de fait sur ces questions cruciales par les siennes.

[43]                         Il n’était pas non plus justifié que la Cour d’appel modifie l’acquittement à l’égard de l’accusation de négligence criminelle causant la mort parce que la juge Villemure avait mal énoncé la norme juridique applicable. La Cour d’appel a conclu qu’en appliquant la norme de l’écart marqué plutôt que celle de l’écart marqué et important, la juge Villemure a commis une erreur. Elle a en effet commis une erreur, mais puisqu’elle a conclu que la conduite de Mme Javanmardi ne satisfaisait pas au critère moins rigoureux de l’écart marqué par rapport à la norme de la personne raisonnable, elle n’aurait pas conclu que la conduite satisfaisait à la norme plus rigoureuse de l’écart marqué et important. La formulation erronée de l’élément de faute requis pour la négligence criminelle causant la mort était donc sans importance quant au résultat.

[44]                         Pour ce qui est de l’acquittement à l’égard de l’accusation d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal, la Cour d’appel a conclu que la juge Villemure avait commis une erreur de droit en omettant de reconnaître que les injections intraveineuses sont objectivement dangereuses. Comme je l’ai expliqué, la dangerosité objective n’est plus une exigence indépendante de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal; elle a été intégrée à l’élément de faute, qui consiste à savoir s’il y avait un risque objectivement prévisible de lésions corporelles. Toutes les constatations de fait de la juge Villemure, lesquelles étaient fondées sur la preuve, appuient amplement la conclusion selon laquelle une injection intraveineuse, dûment exécutée par un naturopathe qualifié pour administrer de telles injections, ne posait pas de risque objectivement prévisible de lésions corporelles dans les circonstances. La juge Villemure a tenu compte à la fois de l’acte exécuté et de la personne qui l’exécutait, comme elle était tenue de le faire pour décider si un risque de lésions corporelles était objectivement prévisible dans le contexte d’une activité nécessitant une prudence particulière. La Cour d’appel a eu tort de remplacer l’opinion de la juge par son opinion suivant laquelle une injection intraveineuse est un acte objectivement dangereux, quelles que soient les circonstances dans lesquelles elle est administrée.

[45]                         Cependant, je conviens avec la Cour d’appel que la juge Villemure a commis une erreur dans sa formulation de l’élément de faute requis pour l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal en affirmant qu’il exigeait la prévisibilité objective d’un risque de décès. Le critère approprié est la prévisibilité objective d’un risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère. Toutefois, cette erreur était sans importance, car même si la juge Villemure avait appliqué le bon critère, elle aurait quand même acquitté Mme Javanmardi, vu sa conclusion selon laquelle l’injection intraveineuse n’était pas objectivement dangereuse, puisqu’une personne raisonnable dans la même situation n’aurait pas prévu le risque de préjudice.

[46]                         Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir les acquittements relativement aux accusations de négligence criminelle causant la mort et d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal. Compte tenu de ces conclusions, il n’est pas nécessaire d’examiner les questions constitutionnelles.

                    Les motifs du juge en chef Wagner et du juge Rowe ont été rendus par

                    Le juge en chef (dissident)

I.               Introduction

[47]                         Administrer une injection à une autre personne est-il un acte objectivement dangereux? La réponse à cette question varie-t-elle selon la formation ou l’expérience que possède la personne qui accomplit ce geste? Voilà les questions que pose le présent pourvoi. À l’instar de la Cour d’appel, je suis d’avis de répondre positivement à la première et négativement à la seconde. J’ordonnerais la tenue d’un nouveau procès à l’égard des deux chefs d’accusation.

[48]                         Madame Javanmardi, qui pratique la naturopathie au Québec, administre des injections à ses clients sans être légalement autorisée à le faire. Il est admis qu’elle le fait en toute connaissance de cause, et ce, régulièrement depuis plusieurs années, se rendant ainsi coupable de l’infraction de pratique illégale de la médecine, une infraction pénale provinciale de responsabilité stricte.

[49]                         En 2008, une fiole se trouvant dans la clinique de Mme Javanmardi est contaminée à l’insu de cette dernière par une bactérie. Madame Javanmardi puise une substance dans cette fiole pour administrer une injection à M. Roger Matern, provoquant chez lui un choc septique qui s’avérera mortel. Elle est accusée de négligence criminelle causant la mort et d’homicide involontaire coupable au moyen d’un acte illégal. Madame Javanmardi est d’abord acquittée des deux chefs d’accusation par le tribunal de première instance (C.Q., no 500-01-013474-082, 8 avril 2015). Le ministère public se pourvoit par la suite devant la Cour d’appel, qui déclare Mme Javanmardi coupable du second chef d’accusation et ordonne la tenue d’un nouveau procès pour le premier (2018 QCCA 856, 47 C.R. (7th) 296). Madame Javanmardi demande à notre Cour de rétablir les verdicts d’acquittement initiaux.

[50]                         Les deux chefs d’accusation en cause ont pour fondement l’injection illégale pratiquée le 12 juin 2008 par Mme Javanmardi sur la personne de M. Matern. La preuve non contestée révèle qu’un tel geste est objectivement dangereux, étant donné que l’injection d’une substance au travers des barrières physiologiques présente des risques inhérents. De plus, la fiole contaminée utilisée par Mme Javanmardi était de type « unidose » et ne contenait pas d’agent de conservation. Elle l’avait néanmoins préalablement utilisée à l’égard de deux autres clients le matin du 12 juin, et ce, contrairement à la pratique recommandée.

[51]                         Malgré cela, le tribunal de première instance a acquitté Mme Javanmardi, affirmant entretenir un doute raisonnable relativement à la question de savoir si l’injection illégale effectuée était objectivement dangereuse et si la conduite de Mme Javanmardi constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence applicable dans les circonstances.

[52]                         Avec égards, en refusant de conclure que l’injection illégale était objectivement dangereuse, le tribunal a omis de tirer la conclusion de droit qui s’imposait au vu des faits avérés. Il s’agit d’une erreur de droit (R. c. J.M.H., 2011 CSC 45, [2011] 3 R.C.S. 197) dont l’incidence est telle qu’elle commande la tenue d’un nouveau procès (Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277; R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021). Bien que le tribunal ait commis d’autres erreurs, il s’agit là de la plus importante, puisqu’elle est survenue en amont et a en conséquence aggravé l’incidence de celles qui ont suivi.

[53]                         Je traiterai d’abord des éléments essentiels de l’infraction d’homicide involontaire coupable, afin d’ajouter quelques précisions à l’exposé de ma collègue sur le sujet. J’analyserai ensuite les deux erreurs principales commises par le tribunal de première instance, en portant une attention particulière au caractère objectivement dangereux de l’acte en cause.

II.            Homicide involontaire coupable au moyen d’un acte illégal

[54]                         L’infraction d’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal présente une particularité de taille. Parce qu’elle requiert la preuve d’un acte illégal sous-jacent, cette infraction comprend deux éléments de faute cumulatifs, soit la mens rea de l’acte sous-jacent et la mens rea propre à l’homicide involontaire coupable. De plus, la structure à deux niveaux de l’infraction en complique la nature. Il importe donc d’abord et avant tout d’identifier précisément chacun de ses éléments constitutifs.

A.           Actus reus

[55]                         L’actus reus de l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal se divise en trois éléments : (1) un acte illégal sous-jacent; (2) le caractère objectivement dangereux de cet acte; et (3) le lien causal de celui-ci avec le décès.

(1)          Un acte illégal

[56]                          Je suis d’avis que tant une infraction sous-jacente fédérale qu’une infraction sous-jacente provinciale peuvent valablement fonder un verdict d’homicide involontaire coupable. Cette constatation ressort d’ailleurs implicitement des motifs de ma collègue. Comme elle le rappelle, les infractions de responsabilité absolue, quel que soit le législateur qui les a édictées, sont évidemment exclues (R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944, p. 957).

[57]                         Ainsi, une fois établie la preuve de l’acte illégal, le premier élément de l’actus reus (l’acte illégal sous-jacent) est respecté. Vient ensuite le second élément, à savoir l’exigence requérant que l’acte illégal commis soit objectivement dangereux. C’est cet élément qui est au cœur du présent débat.

(2)          Un comportement objectivement dangereux

[58]                         En plus d’être illégal, l’acte reproché doit être objectivement dangereux, c’est-à-dire qu’il doit constituer un acte qu’une personne raisonnable sait être de nature à faire courir un risque de blessures à autrui (DeSousa, p. 961). Ma collègue est d’avis que cet élément est superflu en matière d’homicide involontaire coupable, faisant double emploi avec l’élément de faute, soit la prévisibilité du risque de lésions corporelles (R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 24).

[59]                          Si le comportement objectivement dangereux est pertinent en ce qui concerne l’actus reus et l’élément de faute, on ne saurait dire qu’il s’apprécie sous le même angle aux deux étapes de l’analyse. L’actus reus sera prouvé si le tribunal est convaincu que l’accusé a accompli un geste qu’une personne raisonnable aurait su être de nature à faire courir un risque de blessures à autrui. Lors de l’examen de l’actus reus, le tribunal n’est pas appelé à apprécier l’étendue de l’écart de comportement par rapport à cette norme de diligence, ni l’état mental de l’accusé. Tout comme dans le cas de la négligence civile, en matière de négligence pénale, l’actus reus est plutôt établi lorsque le tribunal est convaincu que le comportement reproché déroge à la norme qu’une personne raisonnablement prudente est censée respecter. Ce seuil de preuve s’explique du fait que, à cette étape de l’analyse, le tribunal cherche à savoir si l’accusé a commis l’élément matériel de l’infraction et non s’il avait l’état d’esprit nécessaire pour être reconnu coupable.

[60]                         Ainsi, le second élément de l’actus reus qu’est le caractère objectivement dangereux de l’acte illégal s’évalue sans égard aux caractéristiques personnelles de l’accusé. Il ne s’agit pas d’appliquer le critère objectif modifié, lequel permet au tribunal de tenir compte de facteurs contextuels limités. Ce critère s’intègre plutôt à l’analyse de la mens rea et a pour effet, lorsqu’il est respecté, de disculper un accusé qui n’a pas suffisamment enfreint la norme de diligence pour que la responsabilité criminelle puisse lui être imputée. Il importe de noter que la pertinence de certains facteurs contextuels qui est décrite dans Creighton et dont je traiterai sous peu se rapporte à l’analyse de la mens rea. En effet, les précisions de la juge McLachlin (plus tard juge en chef) sur la prise en compte de certains facteurs contextuels surviennent dans le cadre du « débat sur la mesure dans laquelle les caractéristiques personnelles devraient se refléter dans le critère objectif servant à déterminer la faute pour les infractions de négligence pénale » (Creighton, p. 60 (je souligne)).

(3)          Le lien causal

[61]                         À l’existence d’un acte illégal sous-jacent, acte qui soit objectivement dangereux, s’ajoute le dernier élément requis pour que soit établi l’actus reus : le lien causal. Madame Javanmardi préconise une interprétation stricte de ce concept. Selon elle, cette exigence ne sera remplie que si le décès résulte du caractère illégal du comportement reproché. Selon elle, donc, il ne suffisait pas en l’espèce de rattacher le décès à l’injection. Celui-ci devait plutôt avoir été causé par l’exercice illégal de la médecine. J’estime qu’elle a tort.

[62]                         D’abord, Mme Javanmardi plaide ici une chose et son contraire. En effet, alors qu’à l’étape de l’étude du lien causal, elle définit l’acte comme étant l’exercice illégal de la médecine, dans son plaidoyer en faveur de règles uniformes en la matière dans les provinces et territoires, elle insiste plutôt sur l’acte d’injection (puisque, bien sûr, la pratique illégale de la médecine est proscrite partout au pays). Ensuite, l’accent que souhaite mettre Mme Javanmardi sur le lien unissant le caractère illégal de l’acte et le décès s’inscrit en porte-à-faux avec l’approche analytique circonstanciée qui prévaut en matière de négligence. La conclusion de la juge d’instance selon laquelle l’injection administrée par Mme Javanmardi a provoqué le décès de la victime est donc parfaitement valide.

B.            Mens rea

[63]                         L’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal comporte deux éléments de faute cumulatifs : la mens rea de l’acte sous-jacent et l’élément de faute propre à l’homicide involontaire coupable.

[64]                         En ce qui a trait à l’acte sous-jacent, il importe de rappeler qu’un verdict d’homicide involontaire coupable peut avoir pour fondement un manquement à une loi ou un règlement. Plusieurs manquements de la sorte, qu’ils découlent de textes de loi fédéraux ou provinciaux, sont dits de « responsabilité stricte » et se situent donc à mi-chemin entre les infractions de responsabilité absolue — dépourvues d’élément de faute — et les infractions dites « de mens rea » — qui exigent la preuve de celle-ci par le ministère public. Ainsi, comme a écrit le juge Doyon pour la Cour d’appel du Québec, au sujet de la responsabilité stricte :

. . . la preuve de l’actus reus (les éléments matériels de l’infraction) a pour conséquence de forcer le défendeur à nier l’intention présumée (ou l’aspect moral), soit en démontrant sa diligence raisonnable, soit en établissant l’existence d’une erreur de fait fondée sur des motifs raisonnables et qui explique sa conduite.

 

(Québec (Autorité des marchés financiers) c. Patry, 2015 QCCA 1933, 26 C.R. (7th) 166, par. 59)

[65]                         Ici, la Cour d’appel ainsi que les parties s’accordent pour affirmer que, lorsqu’une telle infraction est à l’origine d’une accusation d’homicide involontaire coupable, le renversement du fardeau propre aux infractions de responsabilité stricte est alors inapproprié. Afin de garantir un degré de culpabilité morale minimal, le ministère public doit donc démontrer la présence d’un état d’esprit négligent correspondant à un « écart marqué ». La fin poursuivie est sans contredit louable : garantir la présence d’un état d’esprit coupable qui corresponde à la gravité du crime. Le fait que la responsabilité stricte constitue une forme de négligence pénale explique pour sa part le recours à un élément de faute objectif, soit l’écart marqué.

[66]                         Je tiens à préciser que, comme notre Cour l’a rappelé à multiples reprises, « [s]auf incapacité d’apprécier le risque ou incapacité d’éviter de le créer, les qualités personnelles telles que l’âge, l’expérience et le niveau d’instruction ne sont pas pertinentes. La norme par rapport à laquelle le comportement doit être apprécié reste toujours la même » (R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49, par. 40). Toute personne, quelle que soit sa formation professionnelle, est tenue de se comporter selon la norme que respecterait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

[67]                         En ce qui concerne l’infraction d’homicide involontaire coupable, celle-ci a pour élément de faute la prévisibilité objective du risque de lésions corporelles, et ce, peu importe le moyen par lequel (acte illégal ou négligence criminelle) la mort est causée (Creighton, p. 24). Il est admis que la juge d’instance a commis une erreur de droit à ce chapitre, en ce qu’elle a considéré que l’élément de faute requis exigeait la prévisibilité du risque de décès, appliquant ainsi le critère plus exigeant que préconisait la dissidence dans Creighton, mais qui n’a jamais été reconnu suivant l’état actuel du droit en la matière.

[68]                         À elle seule, cette erreur pourrait ne pas suffire pour justifier que soit ordonnée la tenue d’un nouveau procès, puisqu’elle est survenue après que la juge d’instance eut soulevé un doute sur la formation de l’actus reus, et qu’elle peut pour cette raison être qualifiée de remarque incidente, d’obiter. Or, comme je le soulignerai, étant donné que l’analyse relative à l’actus reus (acte dangereux) est elle-même viciée, la somme des erreurs commises par la juge justifie l’ordonnance intimant la tenue d’un nouveau procès.

III.         Première erreur de droit : le caractère objectivement dangereux de l’acte illégal

[69]                         La Cour d’appel a dit être d’avis que les conclusions de fait tirées par la juge d’instance menaient inéluctablement à la conclusion que l’injection illégale était objectivement dangereuse :

Les conclusions factuelles servant de fondement à cet argument ne sont pas contestées : (1) l’intimée n’est pas autorisée par les lois québécoises à administrer des nutriments par voie intraveineuse à un être humain, (2) l’intimée a administré des substances contaminées à Roger Matern par voie intraveineuse, (3) les substances contaminées n’ont pas été filtrées par le système digestif de ce dernier . . .

 

 L’injection par voie intraveineuse comporte pour l’être humain des dangers inhérents, notamment en matière d’infection causée par l’introduction inopinée de microbes et de bactéries dans l’organisme.

 

Ce danger raisonnablement prévisible de causer à autrui des lésions corporelles qui ne sont ni passagères ni sans importance n’est pas étranger au fait que ce procédé thérapeutique constitue un acte réservé par le législateur provincial à un groupe restreint de professionnels de la santé . . . [par. 92-94]

[70]                         Je me rallie entièrement à ces propos, et j’ajouterais qu’il n’est pas non plus contesté que Mme Javanmardi a procédé à l’injection ce jour-là en puisant pour la troisième fois dans une fiole unidose déjà utilisée pour deux autres patients, une pratique contre-indiquée selon la preuve offerte par les experts. Plus encore, dans son analyse portant sur la validité du consentement de M. Matern, la juge d’instance affirme que la preuve permet d’inférer que, sachant avant l’injection que Mme Javanmardi n’est pas un médecin au sens traditionnel du terme et qu’elle administre par intraveineuse des nutriments, M. Matern et sa famille « acceptent les risques inhérents » (par. 409) que comporte le traitement proposé par Mme Javanmardi. Il s’ensuit donc qu’il existait bel et bien des risques. Le tout aurait dû amener le tribunal à conclure que l’acte était objectivement dangereux. La Cour d’appel était en conséquence justifiée d’intervenir.

[71]                         Ma collègue soutient que l’exigence fondée sur le caractère objectivement dangereux de l’acte reproché est superflue et ne doit pas être appréciée lors de l’analyse concernant l’actus reus. Pour ma part, j’estime utile de procéder à une analyse en deux temps. Ainsi, si la poursuite ne peut établir hors de tout doute raisonnable que, considéré de manière décontextualisée, le geste accompli était objectivement dangereux, le tribunal n’a pas à procéder à l’analyse plus poussée requise à l’égard de la mens rea, laquelle pourrait exiger de l’accusé qu’il présente un moyen de défense et en fasse la preuve pour se disculper. Toutefois, le cadre analytique que propose ma collègue mène également à la conclusion que la juge d’instance a commis, en amont, une erreur qui a aggravé l’incidence des erreurs qui ont suivi. Si l’actus reus de l’infraction requérait uniquement la perpétration d’un acte illégal ayant causé la mort, l’élément matériel de l’infraction serait nettement établi en l’espèce. En effet, il n’est pas contesté que Mme Javanmardi n’était pas légalement autorisée à administrer une injection à M. Matern et que ce geste illégal a provoqué le décès de celui-ci. La juge d’instance a donc conclu à tort que l’actus reus n’était pas établi en l’espèce.

IV.         Seconde erreur de droit : prise en compte des caractéristiques personnelles

[72]                         Ma collègue soutient que la juge du procès appuie son analyse sur l’expérience et la formation de Mme Javanmardi pour conclure qu’une naturopathe raisonnable dans les mêmes circonstances n’aurait pas prévu le risque de lésions corporelles et que, en conséquence, le comportement de cette dernière n’avait pas constitué un écart marqué. Elle ajoute qu’il ressort des précédents de notre Cour que la norme de diligence au regard de laquelle le comportement d’un accusé doit être mesuré peut varier en fonction de l’activité exercée.

[73]                         Sur ce point, je suis d’accord. Il ressort effectivement des motifs de la juge McLachlin dans Creighton qu’une activité ordinaire de la vie quotidienne ne requiert pas, a priori, le même soin qu’une opération chirurgicale au cerveau.

[74]                         Dans Creighton, les juges majoritaires énoncent qu’une personne s’adonnant à une activité nécessitant de cette dernière qu’elle fasse montre, dans l’exercice de celle-ci, d’un soin particulier peut ne pas satisfaire à la norme de diligence soit (i) parce qu’elle n’est pas compétente pour exercer la prudence requise, soit (ii) parce qu’elle omet d’exercer cette prudence (p. 72-73). À cette étape de l’analyse, la formation que possède l’accusé peut, en fonction des accusations qui sont déposées contre lui, devenir pertinente. Lorsque le ministère public prétend qu’une personne a transgressé la norme de diligence en entreprenant une activité sans être compétente pour exercer la prudence requise, il incombe alors au tribunal de se pencher sur la preuve, s’il en est, qui a été présentée en vue d’établir que la personne était en fait compétente. Toutefois, l’expérience de la personne n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer ce qu’exige la norme de diligence ou la prudence spéciale que commande l’activité en question. Comme l’explique la juge McLachlin, « [u]n chirurgien spécialisé dans le domaine, qui pratiquerait d’une manière grossièrement négligente une intervention chirurgicale au cerveau, violerait peut-être la norme de cette seconde façon » (Creighton, p. 73).

[75]                         Les précisions qu’ont données les juges majoritaires dans Creighton quant aux façons dont une personne peut manquer à une norme de diligence élevée — soit en n’étant pas compétente pour exercer la prudence requise par l’activité spécialisée, soit en omettant d’exercer cette prudence — sont pertinentes en l’espèce. Selon la preuve, l’activité en cause comporte des risques inhérents pour la santé et implique donc logiquement le respect d’une norme de diligence élevée, y compris le fait d’être titulaire d’un permis et l’utilisation de fioles multidoses lorsqu’une telle mesure est requise. L’examen des qualifications de Mme Javanmardi à l’étape de la mens rea ne constituait donc pas une erreur en soi. Toutefois, j’estime que la juge d’instance a commis une erreur en se limitant à l’argument selon lequel, comme Mme Javanmardi possédait la formation requise pour administrer des injections et qu’elle avait l’habitude de le faire sans que surviennent des complications, une personne raisonnable dans sa situation n’aurait pu anticiper le risque de lésions corporelles. En tirant cette conclusion, la juge d’instance amalgame indûment l’analyse des deux façons dont une personne peut manquer à une norme de diligence élevée. Je m’explique.

[76]                         Un survol des compétences de Mme Javanmardi s’impose, puisque la poursuite lui reproche d’avoir dérogé à la norme de diligence en pratiquant une activité spécialisée sans posséder les compétences nécessaires. Or, cela n’écarte pas l’obligation de procéder à l’analyse de la seconde possibilité de transgression de la norme de diligence, c’est-à-dire le fait d’omettre d’exercer la prudence requise. Même s’il était avéré que Mme Javanmardi possède la compétence voulue pour exercer la prudence que nécessite l’administration d’une injection intraveineuse, cette formation ne saurait influer sur le degré de diligence qu’elle devait respecter.

[77]                         En l’espèce, le geste accompli était objectivement dangereux et l’expérience de Mme Javanmardi n’y change rien. Le caractère dangereux de l’acte aurait été établi même si celui-ci avait été pratiqué par un professionnel de la santé autorisé à l’accomplir : la différence réside plutôt dans les qualifications que possède Mme Javanmardi pour pratiquer l’acte en question et dans l’exercice de diligence qui l’accompagne. L’injection d’une substance au travers des barrières physiologiques est une « activité fondamentalement dangereuse », tout comme la conduite automobile (Beatty, par. 31). À cet égard, la juge d’instance a commis une erreur.

[78]                         Étant d’avis que la preuve d’un comportement présentant un écart marqué par rapport à celui de la personne raisonnable avait été faite, la Cour d’appel a donc conclu à la culpabilité de Mme Javanmardi à l’égard de l’infraction d’homicide involontaire coupable. Elle a uniquement constaté l’existence d’un écart marqué, estimant que la preuve n’amenait pas inéluctablement à conclure à un écart marqué et substantiel, et elle a en conséquence ordonné la tenue d’un nouveau procès pour l’infraction de négligence criminelle causant la mort.

[79]                         En faisant de la formation de Mme Javanmardi le point principal de son analyse, la juge d’instance a omis de considérer certains faits incontestés qui pourraient établir l’existence d’un écart de comportement marqué, et ce, peu importe l’expérience de la personne qui accomplit l’acte en question. À titre d’exemple, je souligne les gestes énumérés ci-dessous, sur lesquels la Cour d’appel s’est appuyée pour conclure à la présence d’un écart marqué. Je suis d’accord avec la Cour d’appel pour dire que, placée dans les mêmes circonstances, une personne raisonnable n’aurait pas :

         injecté, sans la prescription médicale exigée, un produit par voie intraveineuse à son client, mais aurait plutôt procédé à l’administration de substances autorisées par voie buccale conformément aux dispositions de la Loi médicale québécoise;

         puisé à trois reprises dans une fiole unidose, un produit injecté par la suite à trois clients différents;

         dérogé à son protocole thérapeutique normal plutôt que de s’en écarter en succombant à l’insistance d’un patient qu’elle voyait pour la première fois;

         confié à un membre non formé de son personnel administratif la surveillance du client durant un tel traitement;

         recommandé à un patient, présentant des réactions inquiétantes dans les minutes suivant le début du traitement (chaleurs subites suivies de grelottements, état confus, comportement erratique, vomissements et faiblesse généralisée), d’ingurgiter du thé, du miel ou un jus sucré ou encore de lui faire un massage;

         omis, en présence de symptômes inconnus d’elle, de diriger son client vers les soins d’un médecin;

         fait défaut, lorsque prévenue quelques heures plus tard que l’état de son patient s’aggravait, de recommander qu’il soit transporté dans un établissement hospitalier. [par. 120]

Mentionnons également le fait que la fiole utilisée n’indiquait pas de date de fabrication ou de péremption, que l’étiquette affichait une concentration qui n’était pas la concentration réelle et que Mme Javanmardi ne portait pas de sarrau ou autre vêtement adéquat lorsqu’elle a administré l’injection (C.A., par. 87).

[80]                         Le prononcé d’un verdict de culpabilité en appel d’un acquittement est une mesure exceptionnelle, et l’erreur de droit en cause ici est également une occurrence rare. Si l’erreur est manifeste en ce qui concerne l’acte dangereux, elle ne l’est pas autant en ce qui concerne le critère de l’écart marqué. Je suis pour ma part d’avis que le comportement de Mme Javanmardi satisfaisait à ce critère, en raison notamment du triple usage qu’elle a fait de la fiole unidose, quoique je reconnaisse que la juge du procès a tiré la conclusion inverse, et que cette dernière disposait d’éléments de preuve tendant à appuyer cette conclusion, à savoir des témoignages affirmant que des établissements publics utiliseraient parfois à plus d’une reprise des fioles unidoses en dépit des recommandations officielles à l’effet contraire (m.a., par. 17).

[81]                         En outre, vraisemblablement parce qu’elle jugeait que la conduite postérieure à l’infraction n’avait aucune pertinence vu la conclusion de fait déterminante qu’elle tirait à l’égard du lien causal, la juge d’instance a omis de statuer sur la compétence de Mme Javanmardi pour intervenir en cas de complications, un aspect qui a été fortement débattu devant la juge. La Cour d’appel ne pouvait donc tenir pour avérée l’incompétence de Mme Javanmardi en la matière, d’autant plus que la juge a qualifié de crédible l’ensemble du témoignage de cette dernière — lequel défend ses compétences post-injection (C.Q., par. 425-429). En d’autres mots, si une déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable était sans aucun doute raisonnable en l’espèce, elle n’était pas inéluctable au point de justifier la mesure ordonnée par la Cour d’appel.

[82]                          Il n’en demeure pas moins que la juge d’instance a, à tort, omis de conclure que l’injection illégale administrée par Mme Javanmardi était objectivement dangereuse. Elle a également appliqué la mauvaise norme de preuve relativement à la mens rea de l’homicide involontaire coupable, exigeant la prévisibilité objective du risque de décès plutôt que celle du risque de lésions corporelles. Finalement, la juge a erronément tenu compte de la formation professionnelle de Mme Javanmardi dans son appréciation du caractère objectif du danger créé par l’injection. Ces erreurs, qui ont pour effet d’invalider la plupart des conclusions de droit tirées à l’égard des éléments essentiels de l’infraction d’homicide involontaire coupable, ont eu une incidence suffisante. Vu le nombre et l’ampleur de ces erreurs, j’estime que l’analyse doit être reprise pour les deux chefs.

V.           Dispositif

[83]                         Il va de soi qu’advenant le cas où Mme Javanmardi serait reconnue coupable des deux chefs d’accusation, la juge ou le juge qui serait chargé de la détermination de la peine suspendrait l’un de ces chefs (Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729). Or, cela ne signifie toutefois pas que l’un de ces chefs doive être abandonné à ce stade-ci, d’autant plus que la négligence criminelle causant la mort, en tant qu’infraction de gravité supérieure, est habituellement le chef qui sera maintenu (R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215, par. 13). L’ordonnance intimant la tenue d’un nouveau procès s’applique donc dans les deux cas.

[84]                         Finalement, je ne me prononce pas sur les questions constitutionnelles soulevées subsidiairement par Mme Javanmardi et qui n’ont pas été examinées en première instance. Je suis d’avis d’accueillir l’appel en partie à seules fins d’annuler la déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable prononcé par la Cour d’appel et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à l’égard de ce chef d’accusation.

                    Pourvoi accueilli, le juge en chef Wagner et le juge Rowe sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelante : Schurman, Grenier, Strapatsas & Associates, Montréal; Drivod Services Juridiques, Montréal.

                    Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Montréal.

                    Procureur de l’intimée la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association des avocats de la défense de Montréal : Desrosiers, Joncas, Nouraie, Massicotte, Montréal.

                    Procureurs des intervenantes l’Association de médecine naturopathique du Québec et l’Association des naturopathes agréés du Québec : Battista Turcot Israel Corbo, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des docteurs en naturopathie : Conway Baxter Wilson, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association : Kapoor Barristers, Toronto.



[1] L’article 31 dispose :

31. L’exercice de la médecine consiste à évaluer et à diagnostiquer toute déficience de la santé chez l’être humain en interaction avec son environnement, à prévenir et à traiter les maladies dans le but de maintenir la santé, de la rétablir ou d’offrir le soulagement approprié des symptômes.

 

Dans le cadre de l’exercice de la médecine, les activités réservées au médecin sont les suivantes :

 

1o  diagnostiquer les maladies;

 

2o  prescrire les examens diagnostiques;

 

3o  utiliser les techniques diagnostiques invasives ou présentant des risques de préjudice;

 

4o  déterminer le traitement médical;

 

5o  prescrire les médicaments et les autres substances;

 

6o  prescrire les traitements;

 

7o  utiliser les techniques ou appliquer les traitements, invasifs ou présentant des risques de préjudice, incluant les interventions esthétiques . . .

[2] La Cour d’appel a refusé de prononcer une déclaration de culpabilité pour l’accusation de négligence criminelle parce que, à son avis, sans une « appréciation globale de la preuve » (par. 124), il était impossible d’établir si la conduite de Mme Javanmardi constituait un écart marqué et important par rapport à la norme de la personne raisonnable.

[3] Dans l’arrêt J.F., notre Cour a affirmé que la question de savoir si la conduite de l’accusé s’écartait de la norme requise est en fait une appréciation de la faute, et non de l’actus reus (voir Hamish Stewart, « F. (J.) : The Continued Evolution of the Law of Penal Negligence » (2008), 60 C.R. (6th) 243, p. 246).

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