États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283, 2001 CSC 7
Ministre de la Justice Appelant
c.
Glen Sebastian Burns et Atif Ahmad Rafay Intimés
et
Amnistie Internationale, International Centre for
Criminal Law & Human Rights,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Washington Association of Criminal Defence
Lawyers et Sénat de la République italienne Intervenants
Répertorié : États-Unis c. Burns
Référence neutre : 2001 CSC 7.
No du greffe : 26129.
Audition : 22 mars 1999.
Présents : Le juge en chef Lamer et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.
Nouvelle audition : 23 mai 2000; 15 février 2001.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique
Droit constitutionnel – Charte des droits -- Liberté de circulation -- Extradition --Remise de fugitifs canadiens à un État étranger -- Fugitifs recherchés à l’égard d’un triple meurtre aux É.-U. -- Décision du ministre de la Justice d’extrader les fugitifs sans obtenir d’assurances de la part des autorités américaines que la peine de mort ne serait pas infligée -- L’extradition des fugitifs sans les assurances prévues violerait-elle le droit d’entrer au Canada ou d’y demeurer que leur garantit la Constitution? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 6(1) -- Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, art. 25.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Application -- Peines cruelles et inusitées -- Extradition -- Remise de fugitifs canadiens à un État étranger -- Fugitifs recherchés à l’égard d’un triple meurtre aux É.-U. -- Décision du ministre de la Justice d’extrader les fugitifs sans obtenir d’assurances de la part des autorités américaines que la peine de mort ne serait pas infligée -- La garantie constitutionnelle contre les peines cruelles et inusitées s’applique-t-elle? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 12, 32(1).
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Justice fondamentale -- Extradition -- Remise de fugitifs canadiens à un État étranger -- Fugitifs recherchés à l’égard d’un triple meurtre aux É.-U. -- Décision du ministre de la Justice d’extrader les fugitifs sans obtenir d’assurances de la part des autorités américaines que la peine de mort ne serait pas infligée -- Fugitifs privés par l’arrêté d’extradition de leur droit à la liberté et à la sécurité de leur personne -- Ce risque de privation des droits des fugitifs est-il compatible avec les principes de justice fondamentale? -- Si la réponse est négative, est-ce que l’extradition sans les assurances prévues peut être justifiée en tant que mesure raisonnable dans le cadre d’une société libre et démocratique? -- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7 – Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E-23, art. 25 -- Traité d’extradition entre le Canada et les États-Unis, R.T. Can. 1976 no 3, art. 6.
Les intimés sont tous les deux recherchés dans l’État de Washington pour trois chefs de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes. S’ils sont déclarés coupables, les intimés sont passibles soit de la peine de mort soit de l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Les intimés sont tous deux citoyens canadiens et ils étaient âgés de 18 ans lorsque le père, la mère et la sœur de l’intimé Rafay ont été trouvés battus à mort dans leur domicile de Bellevue, dans l’État de Washington, en juillet 1994. Burns et Rafay, qui s’étaient liés d’amitié lorsqu’ils fréquentaient l’école secondaire en Colombie‑Britannique, admettent qu’ils se trouvaient au domicile de Rafay le soir des meurtres. Ils disent être sortis le soir du 12 juillet 1994 et que, à leur retour, ils ont trouvé les corps des trois membres de la famille Rafay qui ont été assassinés. Par la suite, les intimés sont retournés au Canada. À la suite d’une enquête menée par des agents d’infiltration de la GRC, ils ont finalement été arrêtés. Le procureur de la Colombie-Britannique a décidé de ne pas intenter de poursuite contre eux dans la province. Les autorités américaines ont entamé des procédures en vue d’obtenir leur extradition vers l’État de Washington pour qu’ils y soient jugés. Après avoir évalué les circonstances particulières de la situation des intimés, notamment leur âge et leur nationalité canadienne, le ministre de la Justice du Canada a ordonné leur extradition conformément à l’art. 25 de la Loi sur l’extradition sans demander aux États-Unis, en vertu de l’article 6 du traité d’extradition entre les deux pays, des assurances que la peine de mort ne serait pas infligée ou que, si elle l’était, elle ne serait pas appliquée. Dans une décision rendue à la majorité, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a jugé que l’arrêté d’extradition inconditionnel violerait le droit à la liberté de circulation garanti aux intimés par le par. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. La cour a infirmé la décision du ministre et ordonné à celui-ci de demander des assurances à titre de condition de remise.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
L’article 25 de la Loi sur l’extradition confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire l’habilitant à décider si un fugitif doit ou non être livré à l’État requérant et, dans l’affirmative, à quelles conditions. Bien que valide sur le plan constitutionnel, le pouvoir discrétionnaire du ministre est limité par la Charte. Le pouvoir conféré au ministre par l’art. 25 repose sur l’existence d’un traité d’extradition. En ce qui concerne les demandes d’assurances prévues par l’article 6 du traité, le ministre a affirmé que de telles assurances ne devaient pas être systématiquement demandées dans tous les cas où la peine de mort était applicable et qu’elles ne devraient être demandées que dans les cas où les faits particuliers de l’affaire justifient cet exercice spécial du pouvoir discrétionnaire. Quoique ce soit généralement au ministre, et non aux tribunaux, qu’il incombe de soupeser les considérations qui s’opposent dans l’application de la politique d’extradition, le fait que la peine de mort puisse être infligée fait intervenir une dimension particulière. Les affaires de peine de mort sont liées à des valeurs constitutionnelles fondamentales de façon exceptionnelle et les tribunaux sont les gardiens de la Constitution.
La peine de mort est une question qui a trait à la justice et qui ne touche qu’accessoirement la liberté de circulation. Le paragraphe 6(1) de la Charte n’invalide pas à lui seul l’extradition sans les assurances prévues. Quoique l’extradition constitue à première vue une atteinte au droit que garantit le par. 6(1) à tout citoyen canadien de « demeurer au » Canada, les efforts déployés en vue d’élargir le champ d’application du droit à la liberté de circulation à la controverse entourant la peine de mort sont mal inspirés.
L’article 12 de la Charte (« traitements ou peines cruels et inusités ») n’est pas non plus la disposition qu’il convient d’invoquer. La Charte protège certains droits et libertés contre les atteintes susceptibles d’y être portées par le « Parlement et [le] gouvernement du Canada » et par « la législature et [le] gouvernement de chaque province » (par. 32(1)). Le gouvernement canadien n’infligerait pas lui-même la peine capitale, mais sa décision d’extrader sans les assurances prévues serait un maillon nécessaire du lien de causalité conduisant à ce résultat potentiel. Toutefois, il s’agit d’un cas qu’il convient d’examiner au regard de l’art. 7 de la Charte, compte tenu du degré de proximité causale entre, d’une part, l’arrêté d’extradition pris en vue de permettre la tenue du procès et, d’autre part, l’infliction potentielle de la peine capitale qui constitue l’une des nombreuses issues possibles des poursuites en cause. Les valeurs qui sont à la base de divers articles de la Charte, notamment l’art. 12, font partie du processus de pondération fondé sur l’art. 7.
L’article 7 (« justice fondamentale ») s’applique puisque, s’il était exécuté, l’arrêté d’extradition aurait pour effet de priver les intimés de leur droit à la liberté et à la sécurité de leur personne étant donné que leur vie pourrait être en danger. La question est de savoir si ce risque de privation est compatible avec les principes de justice fondamentale. L’article 7 ne s’attache pas seulement à l’acte d’extradition, mais aussi à ses conséquences potentielles. Le processus de pondération décrit dans les arrêts Kindler et Ng est la démarche analytique applicable. Les mots « choc de la conscience » indiquent que, — bien que les droits du fugitif doivent être examinés au regard d’autres principes de justice fondamentale applicables qui sont en règle générale suffisamment importants pour justifier l’extradition — , il est possible qu’un traitement ou une peine donné viole notre sens de la justice fondamentale au point de faire pencher la balance à l’encontre de la décision d’extrader. La règle ne dit pas que les dérogations aux principes de justice fondamentale doivent être tolérées à moins que, dans un cas donné, la dérogation ne choque la conscience. Une extradition qui viole les principes de justice fondamentale choquera toujours la conscience.
Ce qu’il importe de déterminer, ce sont les principes de justice fondamentale qui s’appliquent dans le contexte de l’extradition. L’issue du pourvoi dépend d’une appréciation de ces principes, qui eux‑mêmes découlent des préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ces préceptes fondamentaux n’ont pas changé depuis que les arrêts Kindler et Ng ont été rendus en 1991, mais leur application, 10 ans plus tard, doit tenir compte des faits nouveaux survenus au Canada et dans des ressorts étrangers pertinents.
En l’espèce, on affirme qu’un certain nombre de principes de justice fondamentale militent en faveur de l’extradition sans les assurances prévues : (1) les personnes accusées d’un crime doivent être traduites en justice pour qu’il soit statué sur la véracité des accusations pesant contre elles, la crainte étant que, si des assurances sont demandées et refusées, le gouvernement canadien pourrait voir les intimés éviter tout procès; (2) les intérêts de la justice sont mieux servis par la tenue du procès dans le ressort où le crime aurait été commis et où les effets préjudiciables se seraient fait sentir; (3) les personnes qui décident de quitter le Canada laissent derrière elles le droit canadien et ses procédures et doivent généralement accepter les lois, procédures et peines que l’État étranger où elles se trouvent applique à ses propres citoyens; (4) l’extradition est fondée sur les principes de courtoisie et d’équité envers les autres États qui collaborent afin de traduire en justice les fugitifs, sous réserve du principe que le fugitif doit pouvoir compter sur un procès équitable dans l’État requérant.
Voici les facteurs opposés qui militent en faveur de l’extradition seulement si elle est assortie des assurances prévues. Premièrement, au Canada, la peine de mort a été rejetée en tant qu’aspect acceptable de la justice criminelle. La peine capitale fait intervenir les valeurs qui sont à la base de l’interdiction des peines cruelles et inusitées. La peine capitale a un caractère définitif et irréversible. Son infliction a été qualifiée d’arbitraire et sa valeur dissuasive mise en doute. Deuxièmement, l’abolition de la peine de mort est l’objet d’une importante initiative canadienne à l’échelle internationale et reflète une préoccupation croissante dans la plupart des démocraties. L’appui donné par le Canada aux initiatives internationales contestant les extraditions non assorties des assurances prévues, conjugué au fait que le Canada préconise, à l’échelle internationale, l’abolition de la peine de mort elle‑même, amène à conclure que, selon la vision canadienne de la justice fondamentale, la peine capitale est injuste et devrait être abolie. Bien que les éléments de preuve n’établissent pas l’existence d’une norme de droit international prohibant la peine de mort ou l’extradition de personnes vers des pays où elles sont passibles d’une telle peine, ils témoignent de l’existence, à l’échelle internationale, d’un important mouvement favorable à l’acceptation d’un principe de justice fondamentale déjà adopté par le Canada sur le plan interne, l’abolition de la peine capitale. L’expérience à l’échelle internationale confirme donc la validité des inquiétudes exprimées au sein du Parlement canadien au sujet de la peine capitale. Elle montre également que la règle exigeant l’obtention d’assurances préalablement à l’extradition dans les affaires de peine de mort est compatible non seulement avec la position de principe défendue par le Canada sur la scène internationale, mais également avec la pratique observée dans d’autres pays auxquels on compare généralement le Canada, exception faite des États qui appliquent encore la peine de mort aux États‑Unis.
Troisièmement, pratiquement tous les États considèrent certaines caractéristiques personnelles des fugitifs comme des facteurs atténuants. La ratification par le Canada d’instruments internationaux qui interdisent l’exécution de personnes qui avaient moins de 18 ans à l’époque où l’infraction a été commise et le texte de la nouvelle Loi sur l’extradition qui permet au ministre de refuser, dans certaines circonstances, d’extrader des personnes qui avaient moins de 18 ans au moment de l’infraction étayent la conclusion qu’un certain degré de clémence envers les jeunes accusés est une valeur acceptée dans l’administration de la justice. Par conséquent, même si les intimés étaient âgés de 18 ans au moment des infractions, leur relative jeunesse constitue une circonstance atténuante en l’espèce, bien qu’il s’agisse d’un facteur dont le poids est limité.
Quatrièmement, la crainte grandissante à l’égard du risque de déclaration de culpabilité erronée est un facteur de plus en plus important depuis les arrêts Kindler et Ng. Le désir d’éviter que des innocents soient déclarés coupables et punis est depuis longtemps à l’avant plan des « préceptes fondamentaux de notre système juridique ». La découverte incessante, au cours des dernières années, de déclarations de culpabilité pour meurtre erronées au Canada et aux États‑Unis fait tragiquement ressortir la faillibilité du système juridique, et ce malgré les garanties étendues qui existent afin de protéger les innocents. Lorsque l’extradition de fugitifs recherchés pour meurtre est demandée par un État qui applique encore la peine de mort, ces erreurs militent fortement contre l’extradition des intéressés sans les assurances prévues et ce, aussi similaire à notre système juridique que puisse être, à d’autres égards, le système juridique de l’État requérant.
Cinquièmement, le « syndrome du couloir de la mort » est un autre facteur qui milite à l’encontre de l’extradition sans les assurances prévues. Le caractère définitif de la peine de mort, conjugué à la détermination du système de justice criminelle à s’assurer pleinement que la condamnation n’est pas erronée, semble entraîner inévitablement des délais considérables qui, à leur tour, sont sources de traumatismes psychologiques chez les résidents du couloir de la mort, dont bon nombre pourraient en définitive être déclarés innocents. Le « syndrome du couloir de la mort » n’est pas un facteur déterminant dans la pondération fondée sur l’art. 7, mais même bon nombre de ceux qui estiment que les condamnés n’ont qu’eux-mêmes à blâmer pour les horreurs de ce syndrome considèrent qu’il s’agit d’une considération pertinente.
Les facteurs favorables et défavorables à l’extradition sans les assurances prévues doivent être soupesés au regard de l’art. 7. L’extradition assortie des assurances prévues servirait tout aussi bien que l’extradition sans ces assurances les objectifs visés par cette seconde solution. Il n’a été présenté aucun argument établissant de façon convaincante que le fait d’exposer les intimés à la peine de mort par exécution dans une prison favoriserait l’intérêt général du Canada d’une façon que ne favoriserait pas la solution de rechange, soit leur mort éventuelle en prison par suite de causes naturelles. D’autres pays abolitionnistes n’extradent généralement pas les personnes recherchées sans requérir les assurances prévues.
L’extradition des intimés sans les assurances prévues ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Bien que l’objectif poursuivi par le gouvernement, c’est-à-dire soutenir l’entraide dans la lutte contre le crime, soit tout à fait légitime, la ministre n’a pas établi que l’extradition des intimés sans les assurances prévues vers un pays où ils risquent la peine de mort soit nécessaire pour réaliser cet objectif. Rien dans la preuve ne tend à indiquer que le fait de demander cette garantie nuirait au respect par le Canada de ses obligations internationales ou aux bonnes relations qu’il entretient avec des États voisins. Le traité d’extradition que le Canada et les États‑Unis ont conclu pourvoit explicitement à la présentation de telles demandes et le Canada respecterait pleinement ses obligations internationales s’il en présentait une. De même, quoique l’application du droit criminel à l’échelle internationale, y compris la nécessité de veiller à ce que le Canada ne devienne pas un « refuge sûr » pour les fugitifs dangereux, soit un objectif légitime, il n’y a aucune preuve que l’extradition d’une personne vers un pays où elle risque l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle ait un effet dissuasif moins grand que la peine de mort sur les personnes à la recherche d’un « refuge sûr ». Peu importe si le fugitif est renvoyé vers un pays étranger où il risque soit la peine de mort soit la mort en prison de causes naturelles, il ne peut, dans un cas comme dans l’autre, utiliser le Canada comme « refuge sûr ». L’élimination du « refuge sûr » dépend de l’application vigoureuse de la loi plutôt que de l’infliction de la peine de mort une fois que le fugitif a été renvoyé hors du pays.
L’examen des facteurs favorables et défavorables à l’extradition sans condition amène par conséquent à conclure que, sauf cas exceptionnels, les assurances prévues sont requises par la Constitution. La présente affaire ne présente aucune des circonstances exceptionnelles dont l’existence doit être démontrée. La balance, qui penchait en faveur de l’extradition sans les assurances prévues dans les arrêts Kindler et Ng, penche maintenant en faveur de l’inconstitutionnalité d’un tel résultat.
Jurisprudence
Arrêts expliqués : Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; Renvoi relatif à l’extradition de Ng (Can.), [1991] 2 R.C.S. 858; arrêts mentionnés : Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536; États-Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; Furman c. Georgia, 408 U.S. 238 (1972); Gregg c. Georgia, 428 U.S. 153 (1976); Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178; Re Burley (1865), 1 U.C.L.J. 34; Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 41 O.R. (2d) 225; Whitley c. United States of America (1994), 20 O.R. (3d) 794, conf. par [1996] 1 R.C.S. 467; Swystun c. United States of America (1987), 40 C.C.C. (3d) 222; Re Decter and United States of America (1983), 5 C.C.C. (3d) 364; Cour eur. D. H., affaire Soering, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161; États-Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564; États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; Miller c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680; S. c. Makwanyane, 1995 (3) SA 391; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207; Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841; Ross c. United States of America (1994), 93 C.C.C. (3d) 500; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Pratt c. Attorney General for Jamaica, [1993] 4 All E.R. 769; R. c. Milgaard (1971), 2 C.C.C. (2d) 206, autorisation de pourvoi refusée (1971), 4 C.C.C. (2d) 566n; Renvoi relatif à Milgaard (Can.), [1992] 1 R.C.S. 866; R. c. Bentley (Deceased), [1998] E.W.J. No. 1165 (QL); R. c. Mattan, [1998] E.W.J. No. 4668 (QL); Solesbee c. Balkcom, 339 U.S. 9 (1950); Elledge c. Florida, 119 S. Ct. 366 (1998); Knight c. Florida, 120 S. Ct. 459 (1999); R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 6(1), 7, 11d), 12, 32(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46.
Convention européenne d’extradition, S.T.E. no 24, art. 11.
Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 37a).
Criminal Appeal Act 1995 (R.-U.), 1995, ch. 35.
Deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort, Rés. A.G. 44/128 (15 décembre 1989).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi de 1976 modifiant le droit pénal, no 2, S.C. 1974-75-76, ch. 105.
Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 35.
Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E‑23, art. 3, 25 [abr. & rempl. 1992, ch. 13, art. 5].
Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18, art. 47.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques avec Protocole facultatif, R.T. Can. 1976 no 47, art. 6(5).
Protocole à la Convention américaine relative aux droits de l’homme traitant de l’abolition de la peine de mort (1990).
Protocole modifiant le Traité d’extradition entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique, R.T. Can. 1991 no 37, art. VII.
Protocole no 6 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales concernant l’abolition de la peine de mort, S.T.E. no 114.
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF.183/9, 17 juillet 1998.
Traité d’extradition entre le Canada et les États-Unis d’Amérique, R.T. Can. 1976 no 3, art. 6, 17 bis [aj. R.T. Can. 1991 no 37, art. VII].
Wash. Rev. Code Ann. §§10.95.030 [mod. 1993, ch. 479 §1], 10.95.040, 10.95.070 [mod. idem, §2], 10.95.180 [mod. 1996, ch. 251 §1] (West 1990 & Supp. 1999).
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S. David Frankel, c.r., et Deborah J. Strachan, pour l’appelant.
Edward L. Greenspan, c.r., et Alison Wheeler, pour l’intimé Burns.
Marlys A. Edwardh, Clayton Ruby, Jill Copeland et A. Breese Davies, pour l’intimé Rafay.
David Matas et Mark Hecht, pour l’intervenante Amnistie Internationale.
Argumentation écrite seulement par Martin W. Mason, pour l’intervenant
International Centre for Criminal Law & Human Rights.
Michael Lomer et James Lockyer, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association.
Richard C. C. Peck, c.r., et Nikos Harris, pour l’intervenante Washington Association of Criminal Defence Lawyers.
Argumentation écrite seulement par Lorne Waldman, pour l’intervenant le Sénat de la République italienne.
Version française du jugement rendu par
1 La Cour — Il faut accepter la possibilité que l’application d’un système juridique puisse entraîner des erreurs. La caractéristique particulière de la peine capitale est que, s’il y a erreur, celle-ci ne peut être corrigée. Au cours des dernières années, grâce en partie aux progrès réalisés en médecine légale, notamment dans le domaine des analyses génétiques, les tribunaux et les gouvernements, tant au Canada qu’à l’étranger, ont dans un certain nombre de cas reconnu que des personnes avaient été déclarées à tort coupables de meurtre, malgré toutes les garanties rigoureuses qui ont été mises en place pour protéger les innocents. De tels cas sont rares au Canada, mais si la peine de mort avait existé, des personnes innocentes auraient pu être mises à mort par l’État. Les noms Marshall, Milgaard, Morin, Sophonow et Parsons appellent à la prudence et à la circonspection dans les affaires de meurtre. Des déclarations de culpabilité erronées ont également été mises au jour à l’étranger, y compris dans des États des États-Unis où la peine de mort est encore prononcée et appliquée.
2 Le risque d’erreur judiciaire n’est qu’un des nombreux facteurs du processus de pondération qui régit la décision du ministre de la Justice d’extrader deux citoyens canadiens, Glen Sebastian Burns et Atif Ahmad Rafay, aux États‑Unis. En vertu d’un principe opposé de justice fondamentale, les Canadiens accusés d’avoir commis un crime aux États‑Unis peuvent habituellement s’attendre à être assujettis au droit que les citoyens de ce pays ont collectivement décidé d’appliquer aux infractions commises sur leur territoire, y compris les peines fixées à cet égard.
3 La sensibilisation au risque d’erreur judiciaire, conjuguée à la réticence plus grande du public envers l’idée que l’État enlève la vie à une personne et aux doutes qui existent quant à l’efficacité de peine de mort — par opposition à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans — comme moyen de dissuader la perpétration de meurtres ont amené le Canada, en 1976, à abolir la peine de mort à l’égard de toutes les infractions, hormis quelques infractions militaires, puis, en 1998, à abolir complètement cette peine.
4 Le point de vue abolitionniste est partagé par certains États américains, mais non la majorité de ceux‑ci. De fait, le Michigan, le Rhode Island et le Wisconsin ont aboli la peine de mort pour meurtre dans les années 1840 et 1850, des années avant le Portugal, premier État européen à le faire, et plus d’un siècle avant le Canada. À l’heure actuelle, les États‑Unis comptent 12 États abolitionnistes, alors que 38 États appliquent toujours la peine capitale. L’État de Washington, où les intimés sont recherchés pour meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes, est un État où la peine de mort est encore appliquée.
5 L’extradition des intimés est demandée en application du Traité d’extradition entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique, R.T. Can. 1976 no 3 (le « traité » ou le « traité d’extradition »), qui permet à l’État requis (en l’occurrence le Canada) de refuser l’extradition des fugitifs à moins que l’État requérant ne garantisse que la peine de mort ne leur sera pas infligée s’ils sont extradés et déclarés coupables. Le ministre a refusé de solliciter de telles assurances conformément à sa politique de n’en demander que dans des circonstances exceptionnelles, circonstances qui, a‑t‑il estimé, n’existaient pas en l’espèce.
6 Selon les intimés, le fait que le Canada ait par principe aboli la peine de mort et préconise énergiquement son abolition à l’échelle internationale indique que notre pays considère l’abolition de cette peine comme un principe fondamental de notre système de justice criminelle. Ils soutiennent que ce principe, conjugué au fait qu’ils sont citoyens canadiens et qu’ils avaient 18 ans au moment des infractions reprochées, a pour effet d’empêcher le ministre, du point de vue constitutionnel, de les extrader sans les assurances relatives à la peine de mort vers un État étranger où ils sont passibles de cette peine, que le Canada, en tant que société, n’autorise pas sur son territoire.
7 Pour sa part, le ministre affirme que les personnes qui commettent des crimes à l’étranger renoncent au bénéfice de la politique abolitionniste du Canada. Suivant cet argument, la Constitution n’oblige pas le Canada à chercher à imposer ses valeurs sur la scène internationale et à insister, comme préalable à l’extradition, pour que l’État requérant considère la peine capitale de la même façon que le système juridique canadien.
8 Nous reconnaissons que la Charte canadienne des droits et libertés n’érige pas une interdiction constitutionnelle empêchant dans tous les cas le ministre d’extrader la personne visée à moins d’avoir obtenu la garantie que la peine de mort ne lui sera pas infligée. Par contre, le ministre doit dans chaque cas (comme il l’a fait en l’espèce) soupeser les facteurs militant en faveur de l’extradition assortie des assurances prévues et ceux militant en faveur de l’extradition sans ces assurances. Cependant, pour les motifs qui suivent, nous estimons que, sauf cas exceptionnels, de telles assurances sont requises par la Constitution. Nous estimons en outre que la présente affaire ne présente aucune des circonstances exceptionnelles que le ministre doit établir avant de pouvoir extrader constitutionnellement les intéressés sans avoir obtenu les assurances prévues. En exigeant des assurances, le Canada ne violerait pas les obligations internationales prises par le gouvernement canadien en matière d’extradition, mais il exercerait plutôt un droit issu de traité dont ont explicitement convenu les États‑Unis. Nous souscrivons donc au résultat auquel la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique à la majorité est arrivée en l’espèce, mais non aux motifs qu’elle a exposés. Le pourvoi formé par le ministre doit par conséquent être rejeté.
I. Les faits
9 Les crimes reprochés aux intimés sont, comme l’affirme le ministre, des [traduction] « meurtre[s] bruta[ux] et choquant[s], commis de sang‑froid ». Le père, la mère et la soeur de l’intimé Rafay ont été trouvés battus à mort dans leur domicile de Bellevue, dans l’État de Washington, en juillet 1994. Burns et Rafay, qui s’étaient liés d’amitié lorsqu’ils fréquentaient l’école secondaire en Colombie‑Britannique, admettent qu’ils se trouvaient au domicile de Rafay le soir des meurtres. Ils disent être sortis le soir du 12 juillet 1994 et que, à leur retour, ils ont trouvé les corps des trois membres de la famille Rafay qui ont été assassinés. La maison, disent‑ils, semblait avoir été cambriolée.
10 Toutefois, s’il faut en croire les confessions qu’auraient faites les intimés à des agents d’infiltration de la GRC, les trois membres de la famille Rafay ont été battus à mort par l’intimé Burns pendant que l’intimé Rafay le regardait faire. Burns aurait dit à un agent que, portant uniquement des sous‑vêtements afin d’éviter de tacher ses vêtements de sang, il avait tué les trois victimes avec un bâton de baseball. Le père de Rafay, Tariq Rafay, et sa mère, Sultana Rafay, ont été battus à mort dans leur chambre à coucher. Les victimes ont été frappées avec une telle violence que le plafond et les quatre murs de la chambre étaient maculés de sang. La soeur de l’intimé Rafay, Basma Rafay, a été frappée à la tête et laissée pour morte à l’étage inférieur de la maison. Elle est décédée subséquemment à l’hôpital. Burns aurait affirmé que, après ces agressions, il a pris une douche au domicile des Rafay pour se nettoyer du sang des victimes. La découverte de cheveux ayant des caractéristiques caucasiennes dans la douche située près de la chambre des parents, où ceux‑ci ont été tués, appuie cette version des faits. Il y avait aussi des traces de sang dilué sur de larges sections de la cabine de la douche. Les intimés auraient dit aux policiers avoir roulé en voiture dans les environs de la municipalité afin de disposer de divers articles qui auraient été utilisés pour les assassinats ainsi que de certains appareils électroniques appartenant aux parents, apparemment pour simuler un cambriolage. L’intimé Rafay aurait également raconté à l’agent que les meurtres étaient [traduction] « un sacrifice nécessaire afin qu’il puisse obtenir ce qu’il voulait dans la vie ». En cas de décès de tous les autres membres de sa famille, Rafay est censé hériter des biens de ses parents et du produit de leur police d’assurance vie. Burns, allègue-t-on, aurait convenu avec Rafay de participer à l’affaire en échange d’une part de ce qu’elle rapporterait. Il était, prétend la poursuite, un tueur à gage.
11 La police de Bellevue soupçonnait les deux intimés, mais elle n’avait pas suffisamment de preuves pour porter des accusations contre eux. Lorsque les intimés sont retournés au Canada, la police de Bellevue a demandé à la GRC de collaborer à leur enquête sur les meurtres. La GRC a mis en branle une opération d’infiltration soigneusement préparée qui, selon la GRC, s’est révélée fructueuse en bout de ligne. Un agent de la GRC qui s’était fait passer pour le patron d’une organisation criminelle a subséquemment témoigné que, après avoir gagné la confiance des intimés, il les a à maintes reprises mis au défi de dissiper le scepticisme qu’il disait avoir quant à leur courage pour les actes vraiment violents. Les intimés auraient tenté de le rassurer en se vantant à propos de leur rôle respectif dans les meurtres de Bellevue.
12 Les intimés maintiennent leur innocence. Ils affirment que, lorsqu’ils auraient fait leurs confessions à la police, ils jouaient la comédie au même titre que l’agent d’infiltration auquel ils ont avoué leurs crimes. À ce stade du processus criminel dans l’État de Washington, ils ont droit à la présomption d’innocence. Il reviendra à un jury dans cet État de départager tout cela.
13 Les intimés ont été arrêtés en Colombie‑Britannique et une ordonnance d’incarcération en vue de leur extradition a été rendue dans l’attente de la décision du ministre de la Justice au sujet de leur remise. Le ministre de l’époque, Allan Rock, a signé un arrêté d’extradition inconditionnel permettant que les deux intimés soient extradés vers l’État de Washington afin d’y subir leur procès sans que des assurances aient été reçues relativement à la peine de mort. S’ils sont déclarés coupables, les intimés sont passibles soit de l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle soit de la peine de mort. Dans l’État de Washington, le condamné est exécuté au moyen d’une injection mortelle, sauf s’il choisit la pendaison (Revised Code of Washington §10.95.180(1)).
II. La décision du ministre
14 Une affaire d’extradition n’est soumise au ministre que lorsque le juge d’extradition estime que l’infraction relève du champ d’application du traité et que la preuve établit, à première vue, que le fugitif a commis le crime dont il est accusé dans l’État étranger (Argentine c. Mellino, [1987] 1 R.C.S. 536, p. 553). À cette étape, après avoir entendu les observations des parties, le ministre décide, en vertu du par. 25(1) de la Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E‑23, si le fugitif doit être livré ou non à l’État requérant et, si oui, à quelles conditions.
15 En l’espèce, le ministre a agi en supposant que, dans l’État de Washington, la poursuite demanderait la peine de mort.
16 Les intimés ont affirmé au ministre que le par. 6(1) de la Charte leur donne le droit de demeurer au Canada et que, en conséquence, il était tenu de se demander si les intimés pouvaient être poursuivis au Canada plutôt qu’extradés, possibilité que permet l’article 17 bis du traité d’extradition et qui a été envisagée comme une solution possible par notre Cour dans États‑Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469. Malgré l’existence d’éléments de preuve indiquant que les meurtres avaient été planifiés au Canada, aucun assassinat n’a été commis ici. Les responsables des poursuites au Canada ont estimé que les autorités canadiennes ne pourraient poursuivre les intimés que pour complot en vue de commettre un meurtre. La décision de porter des accusations relevait de la compétence exclusive du procureur général de la Colombie‑Britannique, qui avait décidé, avant que la présente affaire ne soit soumise au ministre fédéral, que la preuve était insuffisante pour étayer une accusation de complot.
17 Les intimés ont également fait valoir au ministre qu’il était tenu par le par. 6(1) et les art. 7 et 12 de la Charte de demander des assurances que la peine de mort ne serait pas infligée. Ils ont prétendu que leur extradition inconditionnelle vers un pays où ils risquent la peine de mort « choquerait la conscience des Canadiens » en raison de leur âge (18 ans au moment de l’infraction) et de leur nationalité (canadienne). Les intimés ont tenté de distinguer la présente affaire des arrêts Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, et Renvoi relatif à l’extradition de Ng (Can.), [1991] 2 R.C.S. 858, en s’appuyant principalement sur le fondement que, contrairement aux fugitifs dans ces affaires, ils bénéficiaient des droits garantis au par. 6(1) de la Charte du fait qu’ils sont des citoyens canadiens. Ils n’étaient pas des étrangers cherchant à utiliser le Canada comme « refuge sûr ». Le Canada est plutôt leur pays d’origine et, de prétendre les intimés, le gouvernement canadien n’a pas le droit de les expulser lorsqu’ils courent le risque de ne jamais revenir. Agir ainsi, ont plaidé les intimés, reviendrait à prononcer leur exil et leur bannissement, en violation du par. 6(1) de la Charte : Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, et Cotroni, précité.
18 Le ministre a affirmé que des assurances ne doivent être demandées que dans les cas où les faits particuliers de l’affaire justifient l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire et qu’elles ne doivent pas être demandées de façon routinière en vertu de l’article 6 du traité chaque fois que la peine de mort est applicable. Le ministre a estimé que les facteurs énoncés dans l’arrêt Kindler ne commandaient pas que l’on demande des assurances en l’espèce. Malgré leur « jeunesse », les intimés sont, du fait de leur âge, considérés comme des adultes dans le système criminel canadien. Le ministre a estimé que la citoyenneté canadienne ne constituait pas en soi une « circonstance spéciale » permettant aux intimés d’échapper à toutes les conséquences du processus de détermination de la peine aux États‑Unis, là où les meurtres ont été commis.
19 Le ministre a également rejeté la prétention des intimés que le fait de les extrader sans les assurances prévues correspondrait à l’exil et au bannissement. L’extradition d’une personne vers un pays où elle risque la peine de mort n’équivaut pas au bannissement, puisque l’objectif fondamental de l’extradition est simplement de faire en sorte que cette personne fasse l’objet de poursuites criminelles. Le ministre a estimé que le Canada ne devrait pas tolérer que son territoire devienne un refuge sûr pour les personnes, même les Canadiens, qui cherchent à échapper à la justice. En outre, il n’y aurait pas d’exil puisque, une fois les poursuites criminelles terminées complètement, le gouvernement canadien n’empêcherait pas les intimés de revenir au Canada. En définitive, la nationalité canadienne a tout simplement constitué l’un des divers facteurs qui ont été pris en compte par le ministre, mais il n’a pas été déterminant. Comme il a été indiqué plus tôt, le ministre a signé l’arrêté d’extradition sans demander ni obtenir d’assurances.
III. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique
20 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a infirmé la décision du ministre et a ordonné à celui-ci de demander les assurances prévues à l’article 6 du traité d’extradition à titre de condition de remise (le juge Hollinrake étant dissident) : (1997), 94 B.C.A.C. 59. Le juge Donald, aux motifs duquel a souscrit le juge en chef McEachern de la Colombie-Britannique, a souligné que, si les intimés étaient mis à mort dans l’État de Washington, ils ne seraient plus en mesure d’exercer le droit de revenir au Canada en vertu du par. 6(1) de la Charte. Il a rejeté les arguments de l’avocat du ministre que la peine de mort n’est pas un facteur dans le processus d’extradition, lequel ne fait rien de plus que permettre le renvoi à procès. Le lien de causalité entre la remise de la personne visée et la privation du droit garanti par le par. 6(1) de la Charte était pour lui [traduction] « évident et incontestable », et il a dit ceci, au par. 30 :
[traduction] L’analyse établie dans Kindler est inapplicable dans le cas des citoyens canadiens passibles de la peine de mort car le gouvernement, représenté par le ministre, a l’obligation de ne pas contraindre des citoyens à quitter le pays lorsqu’ils risquent de ne jamais y revenir. Il s’agit d’une obligation plus grande et différente de celle qui incombe envers les étrangers.
21 Le juge Donald de la Cour d’appel a rejeté l’idée que l’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle, qui est la seule solution de rechange à la peine de mort dans l’État de Washington, viole aussi le par. 6(1) de la Charte, affirmant que, [traduction] « tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir » (par. 27). Le juge Donald a distingué le présent cas de l’arrêt Kindler sur le fondement que les citoyens canadiens ont parfaitement le droit de considérer le Canada comme un refuge sûr. D’affirmer le juge Donald, [traduction] « [u]ne personne est justifiée de considérer son pays comme un refuge, et la possibilité d’invoquer les garanties prévues par la Constitution est une caractéristique de la citoyenneté » (par. 54).
22 Relativement aux art. 7 et 12 de la Charte, le juge Donald a estimé être lié par les arrêts Kindler et Ng de notre Cour et il a considéré que ces articles n’étaient d’aucun secours aux intimés puisque, pour autant qu’ils s’appliquent, ils s’appliquent tant aux citoyens canadiens qu’aux non‑citoyens.
23 Le juge Donald a ensuite conclu que non seulement le par. 6(1) de la Charte était violé par la remise inconditionnelle, mais également que, du point de vue du droit administratif, le ministre n’avait pas exercé régulièrement son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il avait refusé de demander les assurances prévues à l’article 6 du traité. Au lieu d’affirmer que des assurances ne sont demandées que dans des cas « spéciaux », le ministre est tenu de déterminer quelle est la décision appropriée dans chaque cas eu égard aux circonstances, [traduction] « sans s’encombrer de règles visant à faire face à une charge de travail hypothétique » (par. 43). Appliquant ce dernier critère, le juge Donald a estimé que le ministre aurait dû accorder plus d’importance au jeune âge des intimés et à leur nationalité canadienne, et qu’il aurait dû demander des assurances avant de signer l’arrêté d’extradition.
24 Pour sa part, le juge dissident Hollinrake n’aurait pas modifié la décision du ministre. Il a jugé que les arrêts Kindler et Ng étaient déterminants, même lorsque les fugitifs sont des citoyens canadiens. C’est l’État de Washington, et non le ministre, qui priverait les intimés des droits que leur garantit l’art. 6 de la Charte si, en bout de ligne, ils devaient être exécutés.
IV. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes
25 Charte canadienne des droits et libertés
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
32. (1) La présente Charte s’applique :
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;
b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
Loi sur l’extradition, L.R.C. 1985, ch. E‑23 (mod. par L.C. 1992, ch. 13)
25. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie et sur demande d’un État étranger, le ministre de la Justice, dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la date de l’ordonnance d’incarcération du fugitif, peut, par arrêté, ordonner que celui‑ci soit livré à l’agent ou aux agents de cet État qui, à son avis, sont autorisés à agir au nom de celui‑ci dans l’affaire.
V. Les dispositions pertinentes des documents internationaux
26 Traité d’extradition entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique (modifié par un échange de notes), R.T. Can. 1976 no 3, en vigueur le 22 mars 1976
Article 6
Lorsque l’infraction motivant la demande d’extradition est punissable de la peine de mort en vertu des lois de l’État requérant et que les lois de l’État requis n’autorisent pas cette peine pour une telle infraction, l’extradition peut être refusée à moins que l’État requérant ne garantisse à l’État requis, d’une manière jugée suffisante par ce dernier, que la peine de mort ne sera pas infligée ou, si elle l’est, ne sera pas appliquée.
Protocole modifiant le Traité d’extradition entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États‑Unis d’Amérique, R.T. Can. 1991 no 37, en vigueur le 26 novembre 1991, article VII
Article 17 bis
Si les deux Parties contractantes ont compétence pour exercer l’action pénale contre l’individu pour l’infraction visée par la demande d’extradition, l’exécutif de l’État requis, après avoir consulté l’exécutif de l’État requérant, décide s’il y a lieu d’extrader l’individu ou de soumettre le cas à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale. Avant de prendre cette décision, l’État requis considère tous les facteurs pertinents, notamment :
(i) le lieu où l’individu projetait de commettre l’infraction ou de causer le préjudice ou a commis l’infraction ou causé le préjudice;
(ii) les intérêts respectifs des Parties contractantes;
(iii) la nationalité de la victime ou de la personne visée; et
(iv) la disponibilité des preuves et l’endroit où elles se trouvent.
VI. Revised Code of Washington
[traduction]
27 10.95.030. Peines pour meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes
(1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, toute personne déclarée coupable de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes est condamnée à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle. La personne condamnée à l’emprisonnement à perpétuité en vertu du présent article ne peut se voir accorder de sursis, de report ou de commutation de cette peine par quelque titulaire de fonctions judiciaires, et la commission des peines d’emprisonnement indéterminées et des libérations conditionnelles ou tout organisme successeur ne peut lui accorder de libération conditionnelle ni réduire sa période d’incarcération de quelque manière que ce soit, notamment par l’application de quelque réduction de peine pour bonne conduite. Un tel prisonnier ne peut être autorisé par le ministère des services sociaux et de la santé ou tout organisme successeur ni par un fonctionnaire compétent à participer à quelque programme de libération ou de congé que ce soit.
(2) Si, au terme d’une audience spéciale de détermination de la peine tenue en vertu de l’art. 10.95.050 du RCW, le juge des faits estime qu’il n’y a pas suffisamment de circonstances atténuantes justifiant d’accorder la clémence, la sentence est la peine de mort. . .
10.95.040. Audience spéciale de détermination de la peine — Avis — Dépôt — Signification
(1) Lorsqu’une personne est accusée de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes au sens de l’art. 10.95.020 du RCW, l’avocat de la poursuite dépose un avis écrit de la tenue d’une audience spéciale de détermination de la peine en vue de décider si la peine de mort doit être infligée lorsqu’il existe des motifs de croire qu’il n’y a pas suffisamment de circonstances atténuantes justifiant d’accorder la clémence.
(2) L’avis prévu au par. (1) est déposé et signifié au défendeur ou à son procureur dans les trente jours qui suivent la comparution du défendeur relativement à l’accusation de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes, sauf si la cour, sur preuve de l’existence d’un motif valable, proroge ce délai. Pendant la période au cours de laquelle l’avocat de la poursuite peut déposer l’avis prévu au par. (1), le défendeur ne peut, sauf avec le consentement de l’avocat de la poursuite, plaider coupable à l’accusation de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes, et la cour ne peut accepter de plaidoyer de culpabilité à l’égard de cette accusation ou de quelque infraction moindre et incluse.
(3) Si l’avis prévu au par. (1) n’est pas déposé et signifié de la manière indiquée au présent article, l’avocat de la poursuite ne peut pas demander la peine de mort.
10.95.180. Peine de mort — Modalités de l’exécution
(1) L’exécution de la peine de mort doit être supervisée par le directeur du pénitencier et la peine doit être infligée soit par injection intraveineuse d’une ou de plusieurs substances en quantité suffisante pour causer la mort, et ce jusqu’à ce que mort s’ensuive, soit, au choix du défendeur, par pendaison par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. Dans l’un ou l’autre cas, la mort doit être constatée par un médecin.
VII. L’analyse
28 La preuve justifie amplement l’extradition des intimés vers l’État de Washington pour qu’ils y subissent leur procès pour meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes. En vertu du droit en vigueur dans cet État, une déclaration de culpabilité entraîne l’infliction d’une peine minimale d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle. Si la poursuite sollicitait la peine de mort, il lui incomberait de convaincre le jury « qu’il n’y a pas suffisamment de circonstances atténuantes » en faveur des intimés. Si le jury était convaincu de ce fait, la peine de mort serait exécutée par injection mortelle ou (au choix du condamné) par pendaison. Si le jury n’est pas convaincu de l’absence de circonstances atténuantes, le meurtrier est emprisonné à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle. En conséquence, la personne qui est déclarée coupable de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes dans l’État de Washington mourra en prison soit parce qu’elle y sera exécutée, soit parce qu’elle y décédera éventuellement d’autres causes. Voilà les possibilités. Exception faite de la clémence de l’exécutif, il n’existe, dans l’État de Washington aucune possibilité (pas même un « faible espoir ») d’une éventuelle remise en liberté.
29 La thèse des intimés est que la peine de mort est une sanction si horrible, que les risques d’erreur sont si grands, que le syndrome du couloir de la mort est un phénomène tellement répugnant et que l’impossibilité de corriger l’erreur est si totale qu’il est tout simplement inacceptable que le Canada participe, même indirectement, à l’application de cette peine. Quoique ce ne soit pas le gouvernement du Canada qui administrerait lui‑même l’injection mortelle ou dresserait la potence, aucune exécution ne peut avoir lieu à moins qu’il n’extrade les intéressés. La décision du ministre constitue une étape préalable essentielle d’un processus susceptible de mener à la mort par exécution.
30 Les questions fondamentales que soulève la présente affaire sont de savoir si la Constitution appuie soit la thèse du ministre selon laquelle des assurances ne doivent être demandées que dans des cas exceptionnels, soit celle des intimés selon laquelle ces assurances doivent toujours être demandées sauf circonstances exceptionnelles, et, dans l’affirmative, si de telles circonstances existent en l’espèce.
31 Avant de pouvoir aborder le coeur de l’argumentation, il sera utile d’examiner d’abord les pouvoirs et responsabilités du ministre aux termes de la Loi sur l’extradition, puis l’argument fondé sur la Charte (la liberté de circulation garantie par l’art. 6) que les intimés ont présenté avec succès devant la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. Nous rejetons l’argument fondé sur l’art. 6 pour des motifs qui seront exposés plus loin. Nous examinerons ensuite les autres moyens invoqués par les intimés au soutien de leur argument constitutionnel contre l’extradition sans les assurances prévues, notamment ceux fondés sur l’art. 12 (« traitements ou peines cruels et inusités ») et l’art. 7 (« droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de [l]a personne »). En définitive, nous concluons que le pourvoi des intimés doit être accueilli pour le seul motif que leur extradition vers un pays où ils sont passibles de la peine de mort violerait, dans les circonstances de la présente affaire, les droits que leur garantit l’art. 7 de la Charte.
1. La Loi sur l’extradition confère un large pouvoir discrétionnaire au ministre
32 Le présent pourvoi est soumis à notre Cour par voie de demande de contrôle judiciaire de l’exercice, par le ministre, du pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 25(1) de la Loi sur l’extradition, que nous reproduisons ci-après par souci de commodité :
25. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie et sur demande d’un État étranger, le ministre de la Justice, dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la date de l’ordonnance d’incarcération du fugitif, peut, par arrêté, ordonner que celui‑ci soit livré à l’agent ou aux agents de cet État qui, à son avis, sont autorisés à agir au nom de celui‑ci dans l’affaire.
L’article 25 crée un large pouvoir discrétionnaire, que le ministre doit exercer conformément aux prescriptions de la Charte : Kindler, précité, p. 846; Schmidt, précité, p. 520-521; Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631, p. 655-656; et, de façon générale, voir Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; et Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835. Les parties au présent litige n’ont pas attaqué la validité constitutionnelle de ce pouvoir discrétionnaire, lequel a résisté à un examen fondé sur la Charte dans un jugement majoritaire de notre Cour : voir Kindler, précité. Dans cet arrêt, la Cour a reconnu que le pouvoir discrétionnaire du ministre était limité par la Charte et que celle‑ci exigeait dans chaque cas la pondération des principes de justice fondamentale applicables au regard des faits de l’affaire. Nous confirmons le bien‑fondé du critère de la pondération et, pour des motifs qui deviendront évidents plus loin, nous concluons que, dans les circonstances de la présente affaire, son application de même que l’obligation ultime de respect des « préceptes fondamentaux de notre système juridique » (Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503) commandent que le ministre sollicite les assurances prévues.
33 Le pouvoir conféré au ministre par l’art. 25 repose sur l’existence d’un traité d’extradition (art. 3). Le traité d’extradition dont il est question en l’espèce a été conclu par le Canada et les États‑Unis en 1971, à une époque où la peine de mort existait toujours au Canada, quoique la dernière exécution remontât à 1962. Aux États-Unis, les exécutions, qui s’élevaient à environ 50 par année à la fin des années 1950, [traduction] « chutèrent à quelques unes puis cessèrent complètement » au cours des années 1960 (W. S. White, « Capital Punishment’s Future » (1993), 91 Mich. L. Rev. 1429, p. 1429). Un moratoire de facto a commencé aux États‑Unis le 2 juin 1967. Cette mesure a été renforcée cinq ans plus tard lorsque, dans l’arrêt Furman c. Georgia, 408 U.S. 238 (1972), la Cour suprême des États‑Unis a déclaré inconstitutionnel le régime relatif à la peine capitale qui existait dans l’État de Georgie. En 1976, année de la ratification et de l’entrée en vigueur du traité d’extradition, un réaménagement des positions était survenu. Le Canada avait aboli la peine de mort pour tous les crimes sauf pour quelques infractions de nature militaire (Loi de 1976 modifiant le droit pénal, no 2, S.C. 1974‑75‑76, ch. 105). Cette année‑là, la Cour suprême des États‑Unis a déclaré que la peine de mort pouvait être constitutionnelle s’il existait des garanties procédurales appropriées : Gregg c. Georgia, 428 U.S. 153 (1976). Les exécutions ont repris le 17 janvier 1977 lorsque Gary Gilmore a été abattu par un peloton d’exécution en Utah (H. H. Haines, Against Capital Punishment: The Anti-Death Penalty Movement in America, 1972-1994 (1996), p. 211). Tenant compte, peut‑être, du caractère mouvant de cette situation, les parties au traité d’extradition ont convenu d’y inclure l’article 6, qui porte sur les demandes d’assurances. Comme il est indiqué plus tôt, l’article 6 du traité est ainsi rédigé :
Lorsque l’infraction motivant la demande d’extradition est punissable de la peine de mort en vertu des lois de l’État requérant et que les lois de l’État requis n’autorisent pas cette peine pour une telle infraction, l’extradition peut être refusée à moins que l’État requérant ne garantisse à l’État requis, d’une manière jugée suffisante par ce dernier, que la peine de mort ne sera pas infligée ou, si elle l’est, ne sera pas appliquée.
34 Dans sa décision, le ministre de l’époque a affirmé que, dans les cas où le juge qui ordonne l’incarcération en vertu de la Loi est convaincu que l’État requérant a présenté une preuve suffisante à première vue contre le fugitif, il examinerait alors la question
[traduction] en tenant pour acquis que des assurances ne doivent être demandées que dans les cas où les faits particuliers de l’affaire justifient cet exercice spécial du pouvoir discrétionnaire. De telles assurances ne doivent pas être systématiquement demandées dans tous les cas où la peine de mort est applicable.
Comme il a été mentionné précédemment, le ministre n’a vu dans le présent cas aucune circonstances justifiant de demander de telles assurances.
35 La question n’est pas de savoir si nous sommes d’accord avec la décision du ministre. La seule question litigieuse au regard de la Charte consiste à déterminer si le ministre avait, du point de vue du droit constitutionnel, le pouvoir de prendre cette décision. La Charte ne confère pas à notre Cour le mandat général d’établir la politique étrangère du Canada en matière d’extradition. Cependant, la Cour est le gardien de la Constitution et les affaires de peine de mort sont liées à des valeurs constitutionnelles fondamentales de façon exceptionnelle. Quoique la possibilité d’application de la peine de mort ne se présente que dans un faible pourcentage des affaires d’extradition examinées chaque année par le ministre et ses fonctionnaires, cette situation soulève des questions d’une importance fondamentale pour la société canadienne.
2. Le ministre est chargé de veiller au respect des obligations du Canada en matière d’application du droit international
36 Notre Cour a traditionnellement fait montre de déférence dans le contrôle judiciaire des décisions en matière d’extradition, comme l’a souligné le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans Kindler, précité, p. 849 :
En reconnaissance des considérations diverses et complexes qui entrent nécessairement dans le processus d’extradition, notre Cour a élaboré une position plus prudente dans l’examen des décisions du pouvoir exécutif dans le domaine de l’extradition, et a jugé que l’examen judiciaire ne devrait pas être trop exigeant. Comme les juges de la majorité l’ont souligné dans l’arrêt Schmidt, la cour qui procède à l’examen doit reconnaître que l’extradition fait intervenir des intérêts et des questions complexes dont les juges peuvent ne pas être en mesure de traiter (p. 523). La position supérieure dans laquelle se trouve l’exécutif pour évaluer et examiner les intérêts divergents visés dans certaines affaires en matière d’extradition donne à penser que les tribunaux devraient être particulièrement prudents avant d’annuler des dispositions qui lui confèrent un pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, les tribunaux doivent se montrer «extrêmement circonspects» afin d’éviter toute ingérence indue dans un domaine où l’exécutif est bien placé pour prendre ce genre de décisions: Schmidt, à la p. 523. En outre, ils doivent éviter toute application de la Charte à un État étranger: Schmidt, précité.
Le juge La Forest a exprimé des vues analogues dans Kindler, p. 837.
37 La déférence habituellement manifestée à l’égard des décisions du ministre en matière d’extradition découle de la reconnaissance de l’intérêt considérable qu’a le Canada dans la bonne marche des activités internationales d’application de la loi : Cotroni, précité, p. 1485, cité par le juge McLachlin dans l’arrêt Kindler, p. 843-844; Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, p. 214; Idziak, précité, p. 662. Les intimés ne contestent pas ces observations générales. Leur argument porte plutôt que, malgré la mise en garde du juge McLachlin dans Kindler que « les tribunaux doivent se montrer “extrêmement circonspects” afin d’éviter toute ingérence indue dans un domaine où l’exécutif est bien placé pour prendre ce genre de décisions » (p. 849), l’existence d’une obligation d’ordre constitutionnel intimant d’obtenir des assurances ne compromet pas de façon appréciable la réalisation des objectifs du Canada en matière d’entraide. Le pouvoir exécutif a négocié l’article 6 du traité d’extradition, les États‑Unis y ont souscrit et, en conséquence, les deux parties doivent avoir considéré que son application est compatible avec l’exécution de leurs obligations en matière d’entraide.
38 Nous confirmons que c’est généralement au ministre, et non à la Cour, qu’il incombe de soupeser les considérations qui s’opposent dans l’application de la politique d’extradition canadienne, mais le fait que la peine de mort puisse être infligée fait intervenir, au même titre que la mort elle‑même, une dimension particulière. Les difficultés et les erreurs occasionnelles du droit criminel surviennent dans un aspect de l’expérience humaine qui relève nettement du « pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire » : Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, p. 503. C’est dans cette optique, tout en tenant compte du caractère définitif et irréversible de la peine de mort, qu’il faut apprécier la constitutionnalité de la décision du ministre.
3. Le paragraphe 6(1) (« liberté de circulation ») de la Charte n’invalide pas les extraditions non assorties des assurances prévues
39 Il convient à ce stade‑ci d’examiner l’argument du ministre que l’extradition, assortie ou non des assurances prévues, ne fait pas intervenir le droit dont jouissent les intimés, en tant que citoyens canadiens, d’entrer au Canada ou d’y demeurer. La nationalité n’a jamais constitué un moyen de défense opposable à une demande d’extradition. Sir William Buell Richards, qui fut le premier Juge en chef du Canada, s’est prononcé sur cette question alors qu’il siégeait à la Cour des plaids communs du Haut Canada (Court of Common Pleas of Upper Canada), deux ans avant la Confédération, dans le cadre de l’examen d’un mandat d’incarcération décerné en vue de l’extradition d’un sujet britannique vers les États‑Unis :
[traduction] Indépendamment de ce qui peut être considéré comme ayant été la règle générale applicable au gouvernement qui livre ses propres sujets à un gouvernement étranger, il m’est impossible d’affirmer que j’éprouve quelque doute que ce soit que, en vertu du traité et de nos propres lois, un sujet britannique qui est à tous autres égards soumis à la loi ne peut légalement demander de ne pas être livré simplement parce qu’il est né sujet de Sa Majesté. [Nous soulignons.]
(Re Burley (1865), 1 U.C.L.J. 34, p. 46)
40 La ministre actuelle prétend que, tant du point de vue des politiques d’intérêt général que du point de vue juridique, la nationalité du fugitif doit rester une considération non pertinente. Autrement, plaide la ministre, cela pourrait signifier que si Burns était citoyen canadien et Rafay ne l’était pas, seul ce dernier serait extradé vers le pays où ils sont passibles de la peine de mort, malgré l’allégation voulant que ce soit Burns qui ait effectivement commis les meurtres.
41 Nous confirmons que l’extradition constitue à première vue une atteinte au droit que garantit le par. 6(1) à tout citoyen canadien de « demeurer au » Canada : Cotroni, précité, p. 1480-1481. En l’espèce, les intimés ne quitteront pas leur patrie de plein gré. Leur expulsion forcée doit être justifiée au regard de l’article premier de la Charte (Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 41 O.R. (2d) 225 (C.A.), cité avec approbation dans Schmidt, précité, p. 520, et par le juge La Forest dans Cotroni, précité, p. 1482-1483; Whitley c. United States of America (1994), 20 O.R. (3d) 794 (C.A.), p. 805, conf. par [1996] 1 R.C.S. 467; Swystun c. United States of America (1987), 40 C.C.C. (3d) 222 (B.R. Man.), cité avec approbation dans Cotroni, précité, p. 1498; et Re Decter and United States of America (1983), 5 C.C.C. (3d) 364 (C.S. 1re inst. N.‑É.)).
42 La question de la justification au regard de l’article premier a été examinée par notre Cour dans les arrêts Cotroni et Kindler, précités. Dans Cotroni, les deux fugitifs étaient des citoyens canadiens à qui on reprochait d’avoir participé à un complot en vue d’importer et de distribuer de l’héroïne aux États‑Unis. Ils ont plaidé que le par. 6(1) de la Charte exigeait qu’ils soient jugés au Canada plutôt qu’aux États‑Unis. S’exprimant pour les cinq juges majoritaires, le juge La Forest a rejeté cet argument. Il a estimé que, malgré l’atteinte qui était portée à première vue aux droits garantis par l’art. 6, la validité de la mesure contestée pouvait néanmoins être sauvegardée par l’article premier étant donné que les préoccupations visées par la législation sur l’extradition étaient urgentes et réelles. De plus, l’extradition des intimés avait un lien rationnel avec les objectifs importants poursuivis en matière d’application de la loi à l’échelle internationale, elle portait atteinte aussi peu qu’il était raisonnablement possible de le faire au droit garanti par le par. 6(1) et des préoccupations aussi urgentes et réelles justifiaient la violation mineure de la Charte dans cette affaire. Il est utile de citer les termes exacts qu’il a utilisés à la p. 1490 :
En regard de cette violation quelque peu mineure de la Charte, il faut évaluer l’importance des objectifs visés par l’extradition, savoir les enquêtes et les poursuites, ainsi que la répression et la punition des crimes tant nationaux que transnationaux pour la protection du public. Ces objectifs, nous l’avons vu, constituent des préoccupations urgentes et réelles. En fait, ils sont essentiels au maintien d’une société libre et démocratique. À mon avis, ils justifient la violation limitée du droit garanti par le par. 6(1) de demeurer au Canada. Ce droit, me semble‑t‑il, est violé le moins possible, ou, tout au moins, le moins qu’il est raisonnablement possible de le faire.
43 Subséquemment, dans Kindler, le juge La Forest a dit craindre que, si le Canada n’avait pas le « droit et le devoir » d’extrader ou d’expulser de son territoire les étrangers indésirables qui s’y trouvent, « le Canada pourrait devenir un refuge pour les criminels et les autres personnes que, légitimement, nous ne voulons pas avoir parmi nous » (p. 834). Quoique cette inquiétude soit exprimée à l’égard des étrangers, elle pourrait également s’appliquer aux citoyens canadiens, même si ceux-ci, contrairement aux étrangers, jouissent de la protection supplémentaire garantie par l’art. 6. Nous reconnaissons que, lorsque les intimés sont en Colombie‑Britannique, ils sont « chez eux ». Ils utilisent également leur « chez‑eux » comme un refuge sûr. Le meurtrier qui fuit la scène d’un meurtre et traverse une frontière internationale cherche un « refuge sûr », qu’il soit ou non citoyen de l’État où sa cavale a commencé, de l’État où il se rend ou d’aucun des deux. Dans tous les cas, l’existence d’une frontière internationale constitue jusqu’à un certain point un obstacle à l’application de la loi. De même, dans la mesure où l’argument du « refuge sûr » vise à faire du Canada un endroit plus sûr en renvoyant devant les tribunaux d’un pays étranger des fugitifs qui sont considérés dangereux, la citoyenneté n’est pas un facteur pertinent, car l’objectif est réalisé autant par l’extradition de fugitifs canadiens que par l’extradition de ressortissants étrangers.
44 Les intimés font valoir que, pour satisfaire à l’obligation que fait la Charte de porter atteinte « le moins possible » à la liberté de circulation que leur garantit l’art. 6, le ministre est obligé de demander les assurances prévues. L’extradition non assortie de ces assurances ne constitue pas, soutiennent‑ils, une atteinte minimale. Cependant, de telles assurances n’étayeraient pas un « droit de demeurer » au pays. Si l’extradition était assortie d’assurances, elle se traduirait par l’expulsion forcée des intimés du Canada tout autant que si elle n’était pas assortie d’assurances.
45 Une affaire qui soulevait certaines des préoccupations fondées sur le par. 6(1) que soulève le présent pourvoi est l’arrêt Re Federal Republic of Germany and Rauca, précité. Cette affaire a été citée avec approbation par le juge La Forest, qui s’exprimait au nom des juges majoritaires, tant dans Cotroni, précité, p. 1482-1483, que dans Schmidt, précité, à la p. 520. Dans Rauca, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté la prétention de ce dernier que son extradition en Allemagne pour y faire face à des accusations d’avoir aidé et encouragé le meurtre de plusieurs milliers de civils au cours de la Seconde Guerre mondiale violait le par. 6(1). Rauca, qui était un citoyen canadien naturalisé, était âgé de 74 ans au moment de la décision de la Cour d’appel. On prévoyait que, s’il était déclaré coupable, il serait condamné à l’emprisonnement à perpétuité en Allemagne. Compte tenu de la durée de vie normale de l’être humain, il était évident que non seulement Rauca serait privé du droit de « demeurer » au Canada mais que, s’il était déclaré coupable en Allemagne, il ne pourrait jamais par la suite exercer le droit d’« entrer » au Canada. Il a néanmoins été jugé que l’extradition de Rauca constituait une limitation justifiable du droit garanti par le par. 6(1). Rauca, qui avait obtenu l’autorisation de se pourvoir contre cette décision devant notre Cour, s’est toutefois volontairement soumis à l’extradition avant l’audition du pourvoi et il a été renvoyé en Allemagne, où il est décédé avant le procès.
46 La peine de mort n’était pas en litige dans l’affaire Rauca , mais considérée uniquement au regard du droit à la liberté de circulation garanti par le par. 6(1), la mort dans une prison étrangère par suite de causes naturelles priverait tout aussi concrètement l’intéressé du « droit de revenir » au pays que la mort dans cette prison par application de la peine capitale.
47 Sauf s’ils sont acquittés, les intimés seront tout de même passibles de l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle. L’article 10.95.030 du Revised Code of Washington est on ne peut plus clair :
[traduction] (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article [la peine de mort], toute personne déclarée coupable de meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes est condamnée à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle. La personne condamnée à l’emprisonnement à perpétuité en vertu du présent article ne peut se voir accorder de sursis, de report ou de commutation de cette peine par quelque titulaire de fonctions judiciaires, et la commission des peines d’emprisonnement indéterminées et des libérations conditionnelles ou tout organisme successeur ne peut lui accorder de libération conditionnelle ni réduire sa période d’incarcération de quelque manière que ce soit, notamment par l’application de quelque réduction de peine pour bonne conduite. Un tel prisonnier ne peut être autorisé par le ministère des services sociaux et de la santé ou tout organisme successeur ni par un fonctionnaire compétent à participer à quelque programme de libération ou de congé que ce soit. [Nous soulignons.]
La preuve indique que l’État de Washington se conforme dans la pratique à cette disposition législative. Par conséquent, que des assurances soient obtenues ou non, si les fugitifs sont déclarés coupables, ils seront également incapables de revenir au Canada ou d’y « entrer ». Dans un cas comme dans l’autre, l’obstacle à leur retour ne serait pas imposé par le gouvernement du Canada.
48 Le juge Donald de la Cour d’appel a estimé que les programmes d’échange de prisonnier ou la possibilité de modification de la loi dans l’État de Washington créent à tout le moins un « faible espoir » car, ainsi qu’il l’a dit, [traduction] « tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir » (par. 27). Il a également mentionné la possibilité que l’exécutif accorde la clémence. La possibilité d’une éventuelle modification de la loi ou autre mesure exceptionnelle dans un ressort étranger à l’égard d’une peine susceptible de ne jamais être infligée est également un fait ayant un rapport plutôt ténu avec la prise d’un arrêté d’extradition. En toute déférence, nous sommes d’avis, que les efforts déployés en vue d’élargir le champ d’application du droit à la liberté de circulation à la controverse entourant la peine de mort sont mal inspirés. La véritable question litigieuse en l’espèce est la peine de mort. Cette peine est essentiellement une question qui a trait à la justice et qui ne touche qu’accessoirement la liberté de circulation. La question de la peine de mort doit être abordée directement, au regard de l’art. 7 de la Charte.
49 Quoi qu’il en soit, comme l’analyse de la justification d’une violation du par. 6(1) se rapproche de celle applicable aux violations de l’art. 7, les arguments relatifs à l’article premier seront analysés plus en détail au moment de l’examen de l’art. 7.
4. Le présent pourvoi ne fait pas intervenir directement l’art. 12 (« traitements ou peines cruels et inusités ») sauf comme valeur à prendre en compte dans la pondération fondée sur l’art. 7
50 Le texte anglais de l’art. 12 de la Charte garantit aux intimés « the right not to be subjected to any cruel and unusual treatment or punishment ». Les inquiétudes relatives à la peine de mort soulèvent la question de savoir si l’infliction de cette peine porterait atteinte à cette disposition. Toutefois, une question préliminaire se pose, soit celle de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, l’art. 12 trouve même application, puisque ce serait l’État de Washington et non le gouvernement du Canada qui prononcerait et appliquerait le peine de mort.
51 La Charte ne protège que certains droits et libertés contre les atteintes susceptibles d’y être portées par le « Parlement et [le] gouvernement du Canada » (al. 32(1)a)) et par « la législature et [le] gouvernement de chaque province » (al. 32(1)b)). Le rôle que joue l’art. 32 dans le contexte de l’extradition a été analysé par le juge La Forest dans l’arrêt Schmidt, précité, p. 518 :
Il ne fait pas de doute que les actes entrepris par le gouvernement du Canada en matière d’extradition, comme dans d’autres domaines, sont assujettis au contrôle prévu par la Charte (art. 32). Il est cependant tout aussi certain que la Charte ne s’applique pas aux actes d’un pays étranger: voir, par exemple, l’arrêt Spencer c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 278. En particulier, on ne saurait donner à la Charte un effet qui la rendrait applicable à la conduite de procédures criminelles dans un pays étranger.
Voir également : Mellino, précité, p. 547; États-Unis c. Allard, [1987] 1 R.C.S. 564, p. 571; et États-Unis d’Amérique c. Dynar, [1997] 2 R.C.S. 462, par. 123.
52 Néanmoins, les avocats des intimés affirment que le Canada ne peut se dérober à sa responsabilité pour l’infliction de la peine de mort du seul fait que ce serait un gouvernement étranger qui enlèverait la vie aux intimés. Le texte français de l’art. 12 de la Charte garantit aux intimés « la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». Il est possible de prétendre que cette garantie de « protection » impose à l’État canadien l’obligation positive de protéger chacun contre l’infliction de la peine de mort, que ce soit par le Canada ou par tout autre gouvernement.
53 Cette opinion trouve un certain appui dans la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme dans Soering (Cour eur. D. H., affaire Soering, arrêt du 7 juillet 1989, série A no 161, par. 91) :
En résumé, pareille décision [savoir l’extradition d’un fugitif] peut soulever un problème au regard de l’article 3 [de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui est l’équivalent de l’art. 12 de notre Charte], donc engager la responsabilité d’un Etat contractant au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le livre à l’Etat requérant, y courra un risque réel d’être soumis à la torture, ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
54 La « responsabilité [de l’]État » est certes engagée, au regard de la Charte, lorsque le ministre décide d’extrader une personne sans les assurances prévues. Quoique ce ne soit pas le gouvernement canadien lui-même qui infligerait la peine capitale, sa décision d’extrader sans les assurances prévues serait un maillon nécessaire du lien de causalité conduisant à ce résultat potentiel. La question est de savoir si ce lien est suffisamment fort et direct pour faire entrer en jeu l’art. 12 dans le cadre d’une procédure d’extradition, particulièrement dans un cas comme celui qui nous occupe, où il y a de nombreuses autres issues potentielles outre la peine capitale.
55 Selon le point de vue adopté précédemment par notre Cour, c’est au regard de l’art. 7 qu’il convient d’examiner la question de la « responsabilité de l’État ». Nous confirmons le bien‑fondé de cette approche.
56 Cette question a été étudiée en profondeur dans les arrêts Kindler et Ng. Notre Cour a jugé que l’extradition par le gouvernement canadien ne portait pas atteinte à la garantie contre les peines cruelles et inusitées, puisque le seul acte du gouvernement canadien était de remettre les fugitifs aux autorités chargées de l’application de la loi aux États‑Unis, et non d’infliger la peine de mort. Dans ses motifs concourants dans Kindler, précité, le juge La Forest a dit ceci, à la p. 831 :
[Les actions du ministre] ne constituent pas une peine cruelle et inusitée. Si, en fin de compte, l’exécution a lieu, ce sera l’exécution aux États‑Unis, en vertu du droit américain, d’un citoyen américain pour un crime commis aux États‑Unis. Elle ne résulte pas d’une initiative prise par le gouvernement canadien. Le lien avec le Canada dans l’affaire découle du fait que le fugitif s’y est réfugié volontairement, et la question qui doit être tranchée est de savoir si l’action du gouvernement canadien de le remettre à son propre pays porte atteinte à sa liberté et à sa sécurité d’une manière qui est interdite.
Plus loin, le juge McLachlin a fait les observations suivantes, p. 845-846 :
[N]otre Cour a souligné que nous devons éviter d’appliquer dans un pays étranger les garanties que confère notre Charte sous le couvert de décisions qui déclarent inconstitutionnelles des procédures en matière d’extradition.
. . .
La peine, le cas échéant, à laquelle le fugitif est en fin de compte assujetti sera infligée non pas par le Gouvernement du Canada mais par l’État étranger. En d’autres termes, l’effet de toute loi canadienne ou de tout acte du gouvernement canadien est trop éloigné de la possibilité que la peine dont on se plaint soit infligée pour entraîner l’application de l’art. 12. Si on applique l’art. 12 directement à l’acte d’extradition dans un pays où une peine en particulier peut être infligée, on outrepasse l’objet de la garantie et d’une manière générale on jette les filets de la Charte dans des eaux extraterritoriales. [Nous soulignons.]
57 À notre avis, nous sommes en présence d’un cas qu’il convient d’examiner au regard de l’art. 7 plutôt que de l’art. 12, compte tenu du degré de proximité causale entre, d’une part, l’arrêté d’extradition pris en vue de permettre la tenue du procès et, d’autre part, l’infliction potentielle de la peine capitale qui constitue l’une des nombreuses issues possibles des poursuites en cause. Il faut garder à l’esprit que les valeurs qui sont à la base de divers articles de la Charte, notamment l’art. 12, font partie du processus de pondération fondé sur l’art. 7. Dans l’arrêt Kindler, précité, le juge McLachlin et le juge La Forest ont expressément reconnu que l’art. 12 sert à l’interprétation de l’art. 7 : Kindler, précité, p. 831 et 847; Schmidt, précité, p. 522; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151.
5. L’issue du présent pourvoi dépend de l’art. 7 de la Charte (« justice fondamentale »)
58 L’article 7 de la Charte prévoit ce qui suit :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
59 Il est évident que l’arrêté d’extradition prive les intimés de leur droit à la liberté et à la sécurité de leur personne : Kindler, précité, p. 831. Leur vie pourrait être en danger. La question est de savoir si ce risque de privation est compatible avec les principes de justice fondamentale.
60 Notre Cour a dès le départ reconnu que la peine ou le traitement auquel la personne visée peut raisonnablement s’attendre dans l’État requérant est clairement un facteur pertinent. L’article 7 ne s’attache pas seulement à l’acte d’extradition, mais aussi à ses conséquences potentielles. L’application de ce principe dans le contexte de l’extradition a été reconnu par le juge La Forest dans l’arrêt Schmidt, précité, p. 522 :
Je ne doute pas non plus que dans certaines situations le traitement que l’État étranger réservera au fugitif extradé, que ce traitement soit ou non justifiable en vertu des lois de ce pays‑là, peut être de telle nature que ce serait une violation des principes de justice fondamentale que de livrer un accusé dans ces circonstances. À ce propos, il suffit de se référer à une affaire portée devant la Commission européenne des droits de l’homme, Altun v. Germany (1983), 5 E.H.R.R. 611, dans laquelle il a été établi que des poursuites dans le pays requérant pourraient comprendre le recours à la torture. Il est fort possible que se présentent des cas bien moins graves où la nature des procédures criminelles dans un pays étranger ou des peines prévues choque suffisamment la conscience pour qu’une décision de livrer un fugitif afin qu’il y subisse son procès constitue une atteinte aux principes de justice fondamentale consacrés dans l’art. 7. [Nous soulignons.]
61 Dans leur argumentation sur la question de savoir si l’extradition sans les assurances prévues est contraire aux principes de justice fondamentale, les parties se sont appuyées abondamment sur les arrêts Kindler et Ng. Il pourrait être utile de rappeler les faits de ces affaires. Kindler était un citoyen américain qui s’était enfui au Canada après avoir été déclaré coupable, en Pennsylvanie, du meurtre sauvage d’une personne âgée de 18 ans qui devait témoigner contre lui dans une affaire de cambriolage. Le jury qui avait déclaré Kindler coupable avait recommandé qu’on lui inflige la peine de mort. Avant le prononcé de sa peine, ce dernier s’est enfui au Canada. Après avoir passé sept mois comme fugitif au Québec, Kindler a été capturé, mais il s’est échappé une fois de plus. Après être demeuré en fuite pendant presque deux ans, Kindler a été capturé de nouveau. La demande de contrôle judiciaire de l’arrêté d’extradition visant Kindler a été rejetée par notre Cour, même si (contrairement à la présente affaire) la peine de mort n’était plus simplement une possibilité. Elle avait en effet été recommandée par le jury. Notre Cour a néanmoins estimé que le ministre avait le droit d’extrader sans les assurances prévues.
62 Dans le pourvoi connexe, l’intimé Ng était un citoyen britannique qui était né à Hong Kong puis était devenu plus tard résident des États-Unis. Il avait été arrêté à Calgary après avoir fait feu sur deux gardiens de sécurité d’un grand magasin qui tentaient de l’appréhender pour vol à l’étalage. Une fois son identité établie, il a été extradé vers l’État de la Californie, où pesaient contre lui de nombreuses accusations de meurtre. Il a depuis été déclaré coupable et condamné à mort pour le meurtre de 11 personnes — six hommes, trois femmes et deux bébés de sexe masculin — au cours de ce qu’un journal a qualifié de [traduction] « vague de meurtres et de tortures sexuelles dans la campagne californienne ». Dans cette affaire également, il a été jugé que le ministre avait le pouvoir, mais non le devoir, d’extrader sans les assurances prévues.
63 Les intimés soutiennent que, même si l’on acceptait le cadre d’analyse établi dans les arrêts Kindler et Ng (c’est-à-dire la prise en compte des « arguments contraires » ou « facteurs » de cette nature : Kindler, p. 850) l’issue de ces affaires ne doit pas déterminer celle du présent cas. Les arrêts Kindler et Ng devraient soit être distingués de la présente affaire sur la base des faits, soit être réexaminés au regard du poids qu’il convient d’accorder au « facteur » de la peine de mort en raison de l’évolution de la situation aux cours des 10 années qui se sont écoulées depuis le prononcé de ces arrêts.
6. La démarche analytique applicable (le « processus de pondération ») a été décrite dans les arrêts Kindler et Ng de notre Cour
64 Il est important de reconnaître que ni l’arrêt Kindler ni l’arrêt Ng ne constituent une autorisation générale permettant d’extrader des personnes passibles de la peine de mort dans l’État requérant. Dans Kindler, p. 833, le juge La Forest a fait état, relativement à l’art. 7, de l’application d’un « processus de pondération » dans lequel « il faut carrément tenir compte du contexte global ». À la page 835, il a reconnu l’existence possible de circonstances qui « peuvent vicier un arrêté d’extradition du point de vue constitutionnel ».
65 L’une des caractéristiques inhérentes du processus de pondération des arrêts Kindler et Ng est que le résultat peut très bien varier d’une affaire à l’autre, selon les facteurs contextuels mis en balance. Certains de ces facteurs seront très particuliers, notamment l’état mental du fugitif, alors que d’autres facteurs seront plus généraux, par exemple les difficultés — tant d’ordre pratique que philosophique — que soulève la peine de mort. Certains de ces facteurs ne changeront pas alors que d’autres évolueront avec le temps. L’issue du présent pourvoi dépend davantage des difficultés d’ordre pratique et philosophique que soulève la peine de mort elle‑même, qui préoccupent de plus en plus les tribunaux et les législateurs du Canada, des États‑Unis et d’ailleurs dans le monde, que de la situation particulière des intimés en l’espèce. Notre analyse aboutira à la conclusion que, sauf circonstances exceptionnelles, que nous nous abstiendrons d’essayer de prévoir, la Constitution exige les assurances prévues et ce dans tous les cas où la peine de mort risque d’être infligée.
66 Le ministre a examiné la présente affaire d’extradition en se servant du critère établi dans les arrêts Kindler et Ng et les affaires connexes. À la lumière de certaines expressions utilisées dans la jurisprudence, il a estimé, d’une part, que la possibilité que la peine de mort soit infligée ne crée pas une situation qui est « simplement inacceptable » (Allard, précité, p. 572), et, d’autre part, que la remise des intimés sans les assurances prévues n’aurait pas non plus pour effet de « choque[r] la conscience » des Canadiens (Schmidt, précité, p. 522; Kindler et Ng, précités) ni de porter atteinte « au sens de ce qui est juste et équitable au Canada » (Kindler, le juge McLachlin, p. 850). Un énoncé analogue, antérieur à l’adoption de la Charte, a été appliqué dans une affaire de peine de mort examinée au regard de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, où le juge en chef Laskin s’est demandé « si la peine infligée est excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » : Miller c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680, p. 688.
67 Bien que nous confirmions que le « processus de pondération » énoncé dans les arrêts Kindler et Ng soit la bonne approche, les mots « choc de la conscience » et autres expressions équivalentes ne doivent pas être pris hors contexte ni assimilés aux sondages d’opinion. Ces mots tendaient plutôt à souligner la nature très exceptionnelle de circonstances qui, sur le plan constitutionnel, limiteraient la portée de la décision du ministre dans les affaires d’extradition. Ils ne visaient pas à signaler l’abdication par les juges de leurs responsabilités constitutionnelles dans des affaires faisant intervenir des principes de justice fondamentale. À cet égard, les tribunaux canadiens ont eux aussi l’obligation qu’a décrite ainsi le président Arthur Chaskalson de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, lorsqu’il a déclaré la peine de mort inconstitutionnelle dans ce pays :
[traduction] Il est possible que l’opinion publique ait une certaine pertinence pour l’enquête, mais elle ne peut en soi remplacer l’obligation qui incombe aux tribunaux d’interpréter la Constitution et de faire respecter ses dispositions sans crainte ni favoritisme. En effet, si l’opinion publique était le facteur décisif, il ne servirait à rien de former des litiges constitutionnels. La tâche de protéger les droits pourrait alors être laissée au Parlement, qui reçoit son mandat du public et qui répond devant celui-ci de la manière dont il s’en acquitte [. . .] La raison même pour laquelle on a établi un nouvel ordre juridique et investi les tribunaux du pouvoir de contrôler toute mesure législative était de protéger les droits des membres des minorités et des autres individus qui ne sont pas en mesure de protéger adéquatement leurs droits dans le cadre du processus démocratique. Parmi les personnes qui peuvent se réclamer de cette protection, mentionnons celles que notre société a rejetées et marginalisées. Ce n’est que si nous sommes disposés à protéger les individus de la pire espèce ainsi que les plus faibles d’entre nous que nous pourrons tous être certains que nos propres droits seront protégés.
(S. c. Makwanyane, 1995 (3) SA 391, par. 88)
68 L’utilisation des mots « choc de la conscience » visait à souligner le poids exceptionnel de facteurs tels que la jeunesse, l’aliénation mentale, la déficience intellectuelle ou la grossesse du fugitif, facteurs qui, en raison de leur importance cruciale, peuvent déterminer l’issue du processus de pondération de l’arrêt Kindler eu égard aux faits d’une affaire donnée. Il ne faut pas laisser les mots utilisés obscurcir la question qui doit être tranchée en bout de ligne, soit celle de savoir si l’extradition est compatible avec les principes de justice fondamentale. La règle ne dit pas que les dérogations aux principes de justice fondamentale doivent être tolérées à moins que, dans un cas donné, la dérogation ne choque la conscience. Une extradition qui viole les principes de justice fondamentale choquera toujours la conscience. Ce qu’il importe de déterminer, ce sont les principes de justice fondamentale qui s’appliquent dans le contexte de l’extradition.
69 Les mots « choc de la conscience » indiquent que, — bien que les droits du fugitif doivent être examinés au regard d’autres principes de justice fondamentale applicables qui sont en règle générale suffisamment importants pour justifier l’extradition —, il est possible qu’un traitement ou une peine donné viole notre sens de la justice fondamentale au point de faire pencher la balance à l’encontre de la décision d’extrader. On pourrait citer comme exemples des peines qui consisteraient à lapider des personnes adultères ou à trancher les mains des voleurs. Dans de tels cas, la peine est si extrême qu’elle devient un facteur déterminant dans la décision d’extrader ou non et qu’elle domine tous les autres aspects de l’analyse. Les intimés soutiennent qu’aujourd’hui, contrairement peut‑être à la situation qui régnait en 1991, lorsque les arrêts Kindler et Ng ont été rendus, la peine de mort est la question en cause.
7. Les principes de justice fondamentale se trouvent dans « les préceptes fondamentaux de notre système juridique »
70 La question du contenu des « principes de justice fondamentale » a d’abord été examinée par le juge Lamer (plus tard Juge en chef) dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., p. 503 :
. . . les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l’ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire. Cette façon d’aborder l’interprétation de l’expression «principes de justice fondamentale» est conforme à la lettre et à l’économie de l’art. 7, au contexte de cet article, c.‑à‑d. les art. 8 à 14, ainsi qu’à la nature et aux objets plus généraux de la Charte elle‑même. Elle donne de la substance au droit garanti par l’art. 7 tout en évitant de trancher des questions de politique générale. [Nous soulignons.]
71 La distinction entre « l’ordre public en général » d’une part et le « pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire » d’autre part revêt une importance particulière dans les affaires où la peine de mort est susceptible d’être infligée. Les aspects plus généraux de la controverse que suscite la peine de mort, y compris le rôle du châtiment et de la dissuasion dans la société et le point de vue selon lequel la peine de mort est incompatible avec le caractère sacré de la vie humaine, font non seulement partie intégrante des préceptes fondamentaux de notre système juridique, mais ils reflètent également des positions reposant sur des convictions et des éléments de preuve fondés sur les sciences sociales qui ne relèvent pas du « pouvoir inhérent de l’appareil judiciaire ». Les aspects plus étroits de la controverse touchent l’enquête, la poursuite, la défense, l’appel et la détermination de la peine dans le cadre du droit criminel. Ils visent à protéger les innocents ainsi qu’à prévenir les erreurs judiciaires et à corriger celles qui surviennent. Ces considérations sont au cœur du souci premier des tribunaux et font directement intervenir la responsabilité des juges « en tant que gardien[s] du système judiciaire ». Nous estimons que la controverse qui a cours actuellement au Canada et aux États‑Unis relativement à la possibilité que des erreurs judiciaires entachent des déclarations de culpabilité pour meurtre (question qui est examinée plus en profondeur plus loin) relève de la deuxième catégorie et, en conséquence, fait intervenir la responsabilité particulière qu’a l’appareil judiciaire de protéger les innocents.
8. Les principes de justice fondamentale qui, peut‑on soutenir, militent en faveur de l’extradition sans les assurances prévues
72 Dans le contexte de cette approche globale, un certain nombre des « préceptes fondamentaux de notre système juridique » pertinents dans le cadre du présent pourvoi peuvent être dégagés d’autres affaires d’extradition :
‑ Le principe selon lequel les personnes accusées d’un crime doivent être traduites en justice pour qu’il soit statué sur la véracité des accusations pesant contre elles (voir Cotroni, précité, p. 1487 et 1495), la crainte en l’espèce étant que, si des assurances sont demandées et refusées, le gouvernement canadien pourrait voir les intimés éviter tout procès.
‑ Le principe selon lequel les intérêts de la justice sont mieux servis par la tenue du procès dans le ressort où le crime aurait été commis et où les effets préjudiciables se seraient fait sentir (Mellino, précité, p. 555 et 558; Idziak, précité, p. 662; et voir Cotroni, précité, p. 1488).
‑ Le principe selon lequel les personnes qui décident de quitter le Canada laissent derrière elles le droit canadien et ses procédures et doivent généralement accepter les lois, procédures et peines que l’État étranger où elles se trouvent applique à ses propres citoyens. Comme l’a dit le juge Wilson, dissidente quant au résultat dans Cotroni, p. 1510 : « Un citoyen canadien qui se rend dans un autre État doit s’attendre à devoir répondre de sa conduite là‑bas devant la justice de cet État ». Voir également R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 50; R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207, par. 24; Schreiber c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 841, par. 23, le juge en chef Lamer; Ross c. United States of America (1994), 93 C.C.C. (3d) 500 (C.A.C.-B.), p. 535, le juge Taylor.
‑ Le principe selon lequel l’extradition est fondée sur les principes de courtoisie et d’équité envers les autres États qui collaborent afin de traduire en justice les fugitifs (Mellino, précité, p. 551; voir également Idziak, précité, p. 663); sous réserve du principe que le fugitif doit pouvoir compter sur un procès équitable dans l’État requérant (Mellino, précité, p. 558; Allard, précité, p. 571).
73 L’État qui sollicite la coopération du Canada aujourd’hui pourrait se voir demander de livrer un fugitif demain. Le traité d’extradition est une composante d’un réseau international d’entraide qui permet aux États de lutter contre les crimes commis sur leur propre territoire et contre les crimes transnationaux qui comportent des éléments survenant dans divers pays. Vu la facilité avec laquelle les personnes et les choses circulent d’un État à l’autre, le Canada a besoin de l’aide de la communauté internationale pour lutter contre les crimes graves commis à l’intérieur de ses propres frontières. Il est possible que certains des États dont nous demandons la coopération ne partagent pas nos valeurs constitutionnelles. Cependant, leur collaboration n’en demeure pas moins importante. La ministre souligne que, comme condition préalable à la conclusion d’un traité d’extradition avec un État étranger, le Canada s’assure d’abord que certaines normes minimales de la justice criminelle sont respectées dans cet État.
74 La ministre affirme, à très juste titre, que depuis l’arrêt Schmidt jusqu’à l’arrêt Kindler les tribunaux ont invariablement fait montre de déférence envers les décisions ministérielles en matière d’extradition. De dire la ministre, cette déférence conjuguée à la proposition que la personne (y compris un Canadien) qui commet des crimes dans un autre État « doit s’attendre à devoir répondre de sa conduite là‑bas devant la justice de cet État » (Cotroni, précité, p. 1510), est suffisante pour justifier l’extradition sans les assurances prévues.
9. Les facteurs opposés qui, peut‑on soutenir, militent en faveur de l’extradition seulement si elle est assortie des assurances prévues
75 Nous allons maintenant examiner les facteurs qui semblent militer à l’encontre de l’extradition sans la garantie que la peine de mort ne sera pas infligée.
a) Les principes de justice criminelle tels qu’ils sont appliqués au Canada
76 La population canadienne, s’exprimant par la voix de ses députés fédéraux après des années de très longs débats, a rejeté la peine de mort en tant qu’aspect acceptable de la justice criminelle. Le Canada n’a exécuté personne depuis 1962. En 1998, le législateur fédéral a supprimé de ses textes de loi les derniers vestiges de la peine de mort (Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, L.C. 1998, ch. 35), soit sept années environ après les arrêts Kindler et Ng de notre Cour. Dans sa lettre aux intimés, le ministre de la Justice a souligné le fait que, [traduction] « au Canada, le législateur fédéral a décidé que la peine de mort ne constituait pas une peine convenable pour sanctionner les crimes commis dans notre pays, et je souscris pleinement à ce point de vue ».
77 Bien que, à un moment ou à un autre, la politique gouvernementale puisse être compatible ou incompatible avec des principes de justice fondamentale, le fait que les gouvernements et les parlements qui se sont succédé au cours d’une période de presque 40 ans aient refusé d’infliger la peine de mort reflète, selon nous, un principe canadien fondamental quant aux limites appropriées du système de justice criminelle.
78 Dans le présent pourvoi, nous ne sommes pas appelés à déterminer si, à supposer qu’elle serait autorisée par le Parlement canadien, la peine de mort violerait l’art. 12 de la Charte (« peines cruelles et inusitées ») et si oui dans quelles circonstances. Il est cependant indéniable que la peine capitale — qu’elle viole ou non l’art. 12 de la Charte et qu’elle puisse ou non être justifiée au regard de l’article premier — fait intervenir les valeurs qui sont à la base de l’interdiction des peines cruelles et inusitées. Elle a un caractère définitif. Elle est irréversible. Son infliction a été qualifiée d’arbitraire. Sa valeur dissuasive est mise en doute. Son exécution cause nécessairement des souffrances physiques et psychologiques. Elle a été rejetée par le Parlement canadien pour les infractions commises au Canada. Le fait qu’elle risque d’être infligée en l’espèce est donc un facteur qui milite à l’encontre de l’extradition sans les assurances prévues.
b) L’abolition de la peine de mort est l’objet d’une importante initiative canadienne à l’échelle internationale et reflète une préoccupation croissante en matière de justice dans la plupart des démocraties
79 Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, p. 512, le juge Lamer a expressément reconnu que le droit international et l’opinion internationale sont utiles aux tribunaux pour déterminer la nature de la justice fondamentale :
[Les principes de justice fondamentale] représentent des principes reconnus, en vertu de la common law, des conventions internationales et de l’enchâssement même dans la Charte, comme des éléments essentiels d’un système d’administration de la justice fondé sur la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit.
80 Le juge en chef Dickson a fait une observation analogue dans Slaight Communications, précité, p. 1056-1057 :
. . . les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne devraient renseigner non seulement sur l’interprétation du contenu des droits garantis par la Charte, mais aussi sur l’interprétation de ce qui peut constituer des objectifs urgents et réels au sens de l’article premier qui peuvent justifier la restriction de ces droits. [Nous soulignons.]
En outre, dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 348, le juge en chef Dickson a dit ceci :
Les diverses sources du droit international des droits de la personne — les déclarations, les pactes, les conventions, les décisions judiciaires et quasi‑judiciaires des tribunaux internationaux, et les règles coutumières — doivent, à mon avis, être considérées comme des sources pertinentes et persuasives quand il s’agit d’interpréter les dispositions de la Charte.
Voir également R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 750-791.
81 Bien que le présent pourvoi se soulève dans le contexte des arrangements bilatéraux d’extradition entre le Canada et les États‑Unis, il est à juste titre examiné dans le contexte plus large des relations internationales en général, y compris les initiatives multilatérales auxquelles participe le Canada en vue de la modification des arrangements en matière d’extradition pour tenir compte du cas des fugitifs recherchés par des pays où ils risquent la peine de mort, et le fait que le Canada préconise, à l’échelle internationale, l’abolition de la peine de mort elle‑même.
(i) Initiatives internationales dénonçant les extraditions non assorties des assurances prévues
82 Des arrangements en matière d’extradition conclus par d’autres pays que le Canada et les États-Unis comportent également des dispositions concernant les assurances relatives à la peine de mort. L’article 11 de la Convention européenne d’extradition du Conseil de l’Europe, S.T.E. no 24, qui a été signée le 13 décembre 1957, est pratiquement identique à l’article 6 du traité Canada‑É.‑U. Une disposition au même effet est l’al. 4d) du Traité type d’extradition adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 1990, qui précise que l’extradition peut être refusée :
d) Si l’infraction pour laquelle l’extradition est demandée est punie de mort dans l’État requérant, sauf si celui‑ci donne à l’État requis des assurances suffisantes à l’effet que la peine de mort ne sera pas prononcée ou, si elle l’est, ne sera pas appliquée;
83 On nous informe que, depuis 1991, l’al. 4d) est de plus en plus accepté en pratique par les États. Amnistie Internationale a affirmé que, autant qu’elle sache, le Canada est présentement le seul État au monde qui, même s’il a aboli la peine de mort sur son territoire, continue d’extrader des individus vers des pays où ils sont passibles d’une telle peine sans demander les assurances prévues. Quoiqu’il n’ait pas concédé ce point, l’avocat de la ministre ne nous a soumis aucun élément de preuve faisant état de pratiques, par des États, qui réfuterait cette affirmation.
84 Les résolutions 1999/61 (adoptée le 28 avril 1999) et 2000/65 (adoptée le 27 avril 2000) de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies engagent à l’abolition de la peine de mort, mais en ce qui concerne l’extradition elles précisent que la Commission
[p]rie les États qui ont reçu une demande d’extradition concernant une personne qui encourt la peine de mort de se réserver explicitement le droit de refuser l’extradition s’ils ne reçoivent pas des autorités compétentes de l’État demandeur des assurances concrètes que la peine capitale ne sera pas appliquée.
Le Canada a appuyé ces initiatives. Lorsque l’on tient compte de ces initiatives et du fait que le Canada préconise, à l’échelle internationale, l’abolition de la peine de mort elle‑même, comme on le verra plus loin, il est difficile de faire autrement que de conclure que, selon la vision canadienne de la justice fondamentale, la peine capitale est injuste et devrait être abolie.
(ii) Initiatives internationales préconisant l’abolition de la peine de mort
85 Comme il a été mentionné plus tôt, d’importantes mesures dénonçant la peine de mort ont été prises à l’échelle internationale, le gouvernement canadien jouant souvent un rôle de premier plan à cet égard. Parmi ces mesures, mentionnons les suivantes : Exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires : Rapport présenté par le Rapporteur spécial, Doc. N.U. E/CN.4/1997/60, par. 79; Exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires : Note du Secrétaire général, Doc. N.U. A/51/457, par. 145; résolutions de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies 1997/12 (le Canada a voté en faveur), 1998/8 (le Canada a parrainé la résolution et voté en sa faveur), 1999/61 et 2000/65 (examinées plus tôt). À cet égard, le représentant du Canada aurait affirmé ce qui suit à la Commission :
[traduction] La suggestion voulant qu’il suffise que les systèmes juridiques nationaux aient pris en compte le droit international est incompatible avec les principes juridiques internationaux. Les systèmes juridiques nationaux doivent veiller à se conformer aux règles du droit international et aux droits reconnus par celui-ci, particulièrement le droit à la vie.
(Communiqué de presse HR/CN/788 (7 avril 1997))
86 Voir également les résolutions adoptées par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (résolution 1044 (1994)) et le Parlement européen (résolutions B4‑0468, 0487, 0497, 0513 et 0542/97 (1997)) qui engagent tous les pays à abolir la peine de mort, et la déclaration suivante, datée du 29 juin 1998, du conseil des affaires générales de l’Union européenne : « L’Union européenne oeuvrera en faveur de l’abolition universelle de la peine de mort, objectif politique résolument poursuivi à présent par tous les États membres de l’Union européenne ».
87 L’abolition de la peine de mort est également la politique préconisée dans le Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort, Rés. A.G. 44/128 (15 décembre 1989) (entré en vigueur en 1991); le Canada est encore à « étudi[er] [. . .] attentivement » sa position : Doc. N.U. A/46/40, par. 64-65, et voir, de façon générale, W. A. Schabas, The Abolition of the Death Penalty in International Law (2e éd. 1997), p. 176), le Protocole à la Convention américaine relative aux droits de l’homme traitant de l’abolition de la peine de mort (1990) (Organisation des États américains), et le Protocole no 6 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales concernant l’abolition de la peine de mort (le Conseil de l’Europe), S.T.E. no 114, qui contiennent des interdictions similaires applicables aux États parties à ces protocoles. Un nombre appréciable de pays ont ratifié ou signé ce dernier protocole depuis les arrêts Kindler et Ng : voir Conseil de l’Europe, The Death Penalty: Abolition in Europe (mai 1999), p. 169-184.
88 Il convient de souligner que le Conseil de sécurité des Nations Unies a exclu la peine de mort des peines pouvant être infligées par le Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (résolution 827, 25 mai 1993) et par le tribunal pénal international pour le Rwanda (résolution 955, 8 novembre 1994), et ce malgré la nature odieuse des crimes reprochés aux personnes accusées. Cette exclusion a été confirmée dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, que le Canada a signé le 18 décembre 1998 et ratifié le 7 juillet 2000.
89 Ces éléments de preuve n’établissent pas l’existence d’une norme de droit international prohibant la peine de mort ou l’extradition de personnes vers des pays où elles sont passibles d’une telle peine. Cependant, ils témoignent de l’existence, à l’échelle internationale, d’un important mouvement favorable à l’acceptation d’un principe de justice fondamentale déjà adopté par le Canada sur le plan interne, l’abolition de la peine capitale.
(iii) La pratique des États milite de plus en plus en faveur de l’abolition de la peine de mort
90 On considère souvent que la pratique des États reflète les principes juridiques qui la sous‑tendent. Dans la mesure où on peut en dire autant du système de justice criminelle, il importe de souligner que, depuis les arrêts Kindler et Ng en 1991, un nombre plus grand de pays sont devenus abolitionnistes.
91 Amnistie Internationale signale que, en 1948, année de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, seulement huit pays étaient abolitionnistes. En janvier 1998, dans un rapport présenté à la Commission des droits de l’homme (Doc. N.U. E/CN.4/1998/82), le Secrétaire général des Nations Unies a souligné que 90 pays conservaient la peine de mort, tandis que 61 étaient totalement abolitionnistes, que 14 (incluant le Canada à l’époque) étaient qualifiés d’abolitionnistes pour les crimes de droit commun et que 27 étaient considérés comme abolitionnistes de facto (aucune exécution depuis au moins dix ans), ce qui donne un total de 102 pays abolitionnistes. À l’heure actuelle, la peine de mort paraît avoir été abolie (sauf infractions exceptionnelles telle la trahison) dans 108 pays. Ces statistiques générales ne font toutefois pas ressortir le fait important que, parmi les pays abolitionnistes, on compte toutes les grandes démocraties, sauf certains États des États‑Unis ainsi que l’Inde et le Japon (« Dead Man Walking Out », The Economist, 10‑16 juin 2000, p. 21). Selon les statistiques déposées par Amnistie Internationale dans le présent pourvoi, cinq pays comptaient à eux seuls pour 85 pour 100 des exécutions qui ont eu lieu dans le monde en 1999, soit les États‑Unis, la Chine, le Congo, l’Arabie saoudite et l’Iran.
92 L’existence d’une tendance internationale favorable à l’abolition de la peine de mort est utile pour apprécier nos valeurs par rapport à celles d’États comparables au Canada. Cette tendance étaye certaines conclusions pertinentes. Premièrement, suivant les normes internationales, la justice criminelle tend vers l’abolition de la peine de mort. Deuxièmement, cette tendance est plus marquée dans les États démocratiques dotés d’un système de justice criminelle comparable au nôtre. Les États‑Unis (ou plus précisément les parties des États‑Unis qui maintiennent la peine de mort) constituent l’exception, quoiqu’il s’agisse évidemment d’une exception importante. Troisièmement, la tendance abolitionniste qui se manifeste dans les démocraties, en particulier les démocraties occidentales, reflète et vient peut‑être même corroborer les principes de justice fondamentale qui ont mené à l’abolition de la peine de mort au Canada.
c) Pratiquement tous les États considèrent certaines caractéristiques personnelles des fugitifs comme des facteurs atténuants dans les affaires de peine de mort
93 Parmi les exemples de facteurs atténuants potentiels, mentionnons la jeunesse, l’aliénation mentale, la déficience intellectuelle et la grossesse. En l’espèce, les intimés invoquent le fait qu’ils étaient âgés de 18 ans au moment du crime. Le paragraphe 6(5) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, auquel le Canada a adhéré, interdit l’exécution de personnes qui avaient moins de 18 ans à l’époque où l’infraction a été commise. L’alinéa 37a) de la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, contient une proposition similaire. L’article 47 de la nouvelle Loi sur l’extradition, L.C. 1999, ch. 18, permet au ministre de refuser, dans certaines circonstances, d’extrader des personnes qui avaient moins de 18 ans à l’époque où l’infraction a été commise. La ratification par le Canada de ces instruments internationaux et le texte de la nouvelle Loi sur l’extradition étayent la conclusion qu’un certain degré de clémence envers les jeunes accusés est une valeur acceptée dans l’administration de la justice. L’article 10.95.070 du Revised Code of Washington reconnaît que la jeunesse du contrevenant peut constituer un facteur atténuant militant contre l’infliction de la peine de mort. Les intimés, qui avaient 18 ans à l’époque pertinente, venaient tout juste de devenir assujettis à la peine de mort dans l’État de Washington. Il importe de souligner que, aux États-Unis, seulement 16 des 38 États qui appliquent encore la peine de mort ont fixé à 18 ans l’âge minimal d’assujettissement à cette peine et que 5 États l’ont fixée à 17 ans, alors que dans les autres États favorables au maintien de la peine de mort l’âge minimal est fixé à 16 ans soit aux termes de la loi soit par suite d’une interprétation judiciaire. Il est vrai que, suivant le Code criminel, les intimés seraient considérés pleinement responsables de leurs actes au Canada, mais le Canada est un pays abolitionniste. La relative jeunesse des intimés au moment des infractions constitue effectivement une circonstance atténuante en l’espèce, bien qu’il s’agisse, faut‑il ajouter, d’un facteur dont le poids est limité.
d) Autres facteurs
94 Parmi les autres facteurs qui militent à l’encontre de l’extradition sans les assurances prévues, mentionnons la sensibilisation de plus en plus grande au taux de déclarations de culpabilité erronées dans les affaires de meurtre ainsi que les inquiétudes que soulève le « syndrome du couloir de la mort » et que lord Griffiths a judicieusement décrites ainsi dans Pratt c. Attorney General for Jamaica, [1993] 4 All E.R. 769 (P.C.), p. 783 :
[traduction] On éprouve instinctivement de la révulsion envers l’idée de pendre un homme qui a été détenu pendant de nombreuses années après sa condamnation à mort. Qu’est-ce qui suscite cette révulsion instinctive? La réponse ne peut être que notre humanité : nous considérons qu’il est inhumain de prolonger l’agonie d’un homme qui attend son exécution pendant une longue période.
Comme tous ces facteurs commandent un examen approfondi, nous les examinerons à tour de rôle sous les rubriques qui suivent.
10. La crainte grandissante à l’égard du risque de déclaration de culpabilité erronée est un facteur de plus en plus important depuis les arrêts Kindler et Ng
95 Le désir d’éviter que des innocents soient déclarés coupables et punis est depuis longtemps à l’avant plan des « préceptes fondamentaux de notre système juridique ». Cela se reflète dans la présomption d’innocence prévue à l’al. 11d) de la Charte, ainsi que dans les règles détaillées régissant la façon de recueillir la preuve et de la présenter, les règles de procédure visant à assurer un procès équitable et l’existence d’appels. Le risque d’erreur judiciaire dans les affaires de meurtre est depuis longtemps reconnu comme une objection légitime à la peine de mort, mais nos connaissances sur l’ampleur de ce problème potentiel ont augmenté à un rythme inattendu et sans précédent au cours des années qui ont suivi les arrêts Kindler et Ng. Cette sensibilisation grandissante à cette question appelle à une plus grande reconnaissance du fait que la décision d’un ministre canadien d’extrader une personne pourrait aboutir — même si ce n’est pas là l’intention du ministre — à l’exécution d’un innocent dans un pays étranger.
a) L’expérience canadienne
96 Voyons d’abord ce qui se passe au Canada. Récemment au Canada, certaines erreurs judiciaires survenues dans des affaires de meurtre ont été fortement médiatisées. Heureusement, en raison de l’abolition de la peine de mort, il est toujours possible d’accorder une réparation utile en cas de déclaration de culpabilité erronée.
97 La première d’une troublante série de déclarations de culpabilité erronées pour meurtre au Canada -- dont on n’avait pas encore déterminé toutes les incidences lorsque les affaires Kindler et Ng ont été décidées -- est celle de Donald Marshall, Jr., qui, en 1971, a été reconnu coupable de meurtre par un jury en Nouvelle‑Écosse. Après avoir purgé 11 ans de sa peine, il a finalement été acquitté par les tribunaux sur la foi de nouveaux éléments de preuve. En 1989, il a été innocenté par une commission d’enquête parlementaire qui a déclaré ceci :
[traduction] Le système de justice criminelle a failli à son devoir envers Donald Marshall Jr. pratiquement à toutes les étapes, de son arrestation et sa déclaration de culpabilité erronnée pour meurtre en 1971, jusqu’à son acquittement par la Cour d’appel en 1983 et même par la suite. Le caractère tragique de ces manquements est exacerbé par la preuve que cette erreur judiciaire aurait pu — et aurait dû — être empêchée, ou à tout le moins corrigée rapidement, si les divers intervenants du système s’étaient acquitté de leurs tâches d’une manière plus compétente, professionnelle ou les deux. S’ils ne l’ont pas fait, c’est, en partie du moins, en raison du fait que Donald Marshall Jr. est un Autochtone.
(Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution, Digest of Findings and Recommendations (1989), p. 1)
En juin 1990, une autre commission d’enquête a recommandé que soient accordées à Marshall un ensemble de mesures compensatoires, dont une somme au titre de la douleur et des souffrances ainsi que des versements mensuels garantis pendant une période d’au moins 30 ans, période au terme de laquelle il aura reçu au moins un million $. L’erreur judiciaire dont il a été victime était connue lorsque les arrêts Kindler et Ng ont été rendus. Ce qu’on ne savait pas, toutefois, c’est le nombre d’erreurs judiciaires touchant des affaires de meurtres qui seraient mises au jour au cours des années subséquentes au Canada et aux États‑Unis.
98 En 1970, David Milgaard a été déclaré coupable de meurtre par un jury en Saskatchewan et condamné à l’emprisonnement à perpétuité. Il a passé près de 23 ans en prison. À deux reprises, à presque 22 ans d’intervalle, des tribunaux canadiens ont jugé que Milgaard avait eu droit à un procès équitable, d’abord la Cour d’appel de la Saskatchewan, en janvier 1970, dans R. c. Milgaard (1971), 2 C.C.C. (2d) 206, autorisation de pourvoi refusée (1971), 4 C.C.C. (2d) 566n, puis notre Cour dans le Renvoi relatif à Milgaard (Can.), [1992] 1 R.C.S. 866. Il n’y avait aucun élément de preuve probant indiquant que les policiers avaient agi de façon irrégulière en menant leur enquête ou en interrogeant les témoins, ni aucune preuve que la communication de la preuve avait été insuffisante au regard de la pratique en vigueur à l’époque. Milgaard avait été représenté par des avocats compétents et expérimentés. Le procès n’avait donné lieu à aucune erreur grave de droit ou de procédure. Cependant, bien que Milgaard fût condamné pour meurtre au terme d’un procès équitable, de nouveaux éléments de preuve ont été découverts de nombreuses années plus tard. Dans le cadre d’un renvoi extraordinaire, notre Cour a considéré que « [l]e maintien de la déclaration de culpabilité de Milgaard constituerait une erreur judiciaire si on ne donnait pas à un jury la possibilité d’examiner la nouvelle preuve » (p. 873). En 1994, Milgaard a entamé des procédures contre le gouvernement de la Saskatchewan pour déclaration de culpabilité erronée et, en 1995, il a poursuivi le procureur général de cette province à titre personnel après que ce dernier eût déclaré aux médias qu’il croyait Milgaard coupable du meurtre. En 1997, une analyse génétique a enfin convaincu le gouvernement de la Saskatchewan que Milgaard avait été condamné à tort. En mai 2000, une autre personne a été accusée et reconnue coupable du même meurtre. L’appel formé par cette personne en Cour d’appel de la Saskatchewan n’a pas encore été tranché. On a versé une somme de 10 millions $ à Milgaard en guise de compensation. L’historique de la déclaration de culpabilité erronée prononcée contre David Milgaard montre qu’au Canada, tout comme aux États‑Unis, un procès équitable ne garantit pas toujours un verdict sûr.
99 Tout aussi préoccupante est la déclaration de culpabilité pour meurtre prononcée erronément contre Guy Paul Morin. Ce dernier n’avait que 25 ans quand il a été arrêté le 22 avril 1985 et accusé du meurtre au premier degré d’une enfant, Christine Jessop, qui était sa voisine. Bien qu’un jury ontarien l’eût d’abord acquitté, il a été reconnu coupable au terme d’un deuxième procès devant jury en 1992. Une analyse génétique réalisée pendant le second appel à la Cour d’appel de l’Ontario, plus de 10 ans après son arrestation a permis de l’innocenter. Son appel n’a en conséquence pas été contesté. Le procureur général de l’Ontario lui a fait des excuses, on lui a versé une indemnité de 1,25 millions $ et une commission d’enquête parlementaire (la « Commission Kauffman ») a été établie afin d’examiner les causes de cette déclaration de culpabilité erronée. Dans le rapport qu’il a déposé en 1998, le commissaire, un ancien juge de la Cour d’appel du Québec, a tiré la conclusion suivante :
L’affaire Guy Paul Morin ne constitue pas un cas isolé. Je ne veux pas dire, en tenant ces propos, que je suis en mesure de chiffrer le nombre d’affaires semblables en Ontario ou ailleurs, ou que je puis me prononcer sur la fréquence à laquelle des innocents sont condamnés dans cette province. Nous ne connaissons pas ces renseignements. Je veux plutôt dire que ce sont des problèmes systémiques ainsi que les lacunes de certaines personnes qui sont à l’origine de la condamnation de M. Morin. La présence des mêmes problèmes systémiques dans des condamnations injustifiées prononcées à travers le monde ne relève pas du hasard.
(Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin, Rapport (1998), t. 2, p. 1429)
100 Thomas Sophonow a été jugé à trois reprises pour le meurtre de Barbara Stoppel. Il a passé 45 mois en prison avant que sa déclaration de culpabilité ne soit annulée par la Cour d’appel du Manitoba en 1985. Ce n’est qu’en juin 2000 que la police de Winnipeg l’a innocenté, près de 20 ans après sa déclaration de culpabilité initiale. Le procureur général du Manitoba a récemment présenté des excuses à M. Sophonow et a nommé l’honorable Peter Cory, qui vient de prendre sa retraite comme juge de notre Cour, à la tête d’une commission qui examine présentement le déroulement de l’enquête et les circonstances entourant les poursuites criminelles, à la fois pour comprendre ce qui s’est produit et pour prévenir d’autres erreurs judiciaires dans le futur. La commission examinera également la question de la compensation.
101 En 1994, Gregory Parsons a été reconnu coupable du meurtre de sa mère par un jury à Terre-Neuve. Il a été condamné à l’emprisonnement à perpétuité sans admissibilité à la libération conditionnelle avant 15 ans. La Cour d’appel de Terre-Neuve a par la suite annulé sa condamnation et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Avant même le début de ce procès, une analyse génétique a permis d’innocenter Parsons. Le ministre de la Justice de la province a présenté des excuses à Parsons et à sa famille et il a demandé à Nathaniel Noel, juge à la retraite, d’examiner le déroulement de l’enquête et des poursuites dans cette affaire et de formuler des recommandations quant au versement d’une indemnité.
102 Ces erreurs judiciaires ne représentent bien entendu qu’une infime fraction, tout à fait exceptionnelle, des affaires de meurtre entendues par les tribunaux canadiens. Néanmoins, dans les cas où l’application de la peine capitale est demandée, si un seul innocent était exécuté par l’État, ce serait un de trop.
103 Dans toutes ces affaires, si la peine de mort avait été infligée, il n’y aurait eu personne (à part peut-être des membres toujours vivants de la famille du condamné) à qui des excuses auraient pu être présentées et une compensation aurait pu être versée pour l’erreur judiciaire, et la société canadienne n’aurait d’aucune façon pu se justifier à elle-même, après coup, l’élimination d’une vie humaine en violation des principes de justice fondamentale.
104 En conséquence, lorsque le Canada observe les controverses qui font rage présentement aux États‑Unis relativement à l’enquête, à la défense, à la déclaration de culpabilité, à l’appel et à la peine infligée dans les affaires de meurtre, il ne peut qu’éprouver le sentiment que les deux pays partagent des problèmes fondamentaux en matière de justice criminelle. La différence est que l’infliction de la peine de mort dans les États qui appliquent encore cette sanction prive inévitablement le système juridique de la possibilité d’accorder une réparation aux personnes erronément déclarées coupables.
b) L’expérience américaine
105 Aux États-Unis, des organismes officiels ont exprimé des inquiétudes, notamment l’Association du Barreau américain qui, en 1997, a recommandé un moratoire à l’égard de la peine de mort dans l’ensemble des États-Unis pour les raisons suivantes, qui ont été exposées dans un communiqué de presse en octobre 2000 :
[traduction] La question de savoir si les personnes accusées d’un crime punissable de la peine de mort sont convenablement représentées par un avocat suscite une grande inquiétude. Bon nombre des États qui appliquent cette peine n’ont pas de système de défenseurs publics et de nombreux États se contentent de désigner des avocats au hasard à partir d’une liste générale. Dans de tels cas, la vie du défendeur est donc souvent confiée à un avocat débordé et ne possédant pas les compétences voulues, peut-être même sans aucune expérience en droit criminel et a fortiori dans les affaires où l’accusé risque la peine de mort.
La Cour suprême des États-Unis et le Congrès ont considérablement limité la capacité de nos tribunaux fédéraux d’examiner les requêtes des détenus qui soutiennent qu’un État leur a infligé la peine de mort en violation de la Constitution ou du droit fédéral.
Des études ont établi que les préjugés raciaux et la pauvreté continuaient de jouer un rôle important dans la détermination des personnes à qui la peine de mort est infligée.
106 L’ABA ne prend pas position au sujet de la peine de mort comme telle (si ce n’est qu’elle s’y oppose dans le cas des adolescents et des déficients mentaux). Sa demande de moratoire a été reprise par des barreaux locaux ou étatiques en Californie, au Connecticut, en Ohio, en Virginie, en Illinois, en Louisiane, au Massachussetts, au New Jersey et en Pennsylvanie. L’ABA signale que des barreaux locaux ou étatiques en Floride, au Kentucky, au Missouri, au Nouveau-Mexique, en Caroline du Nord et au Tennessee examinent eux aussi certains aspects de la controverse entourant la peine de mort.
107 Le 4 août 2000, le conseil des gouverneurs de l’Association du Barreau de l’État de Washington — État qui sollicite l’extradition des intimés — a adopté à l’unanimité une résolution demandant l’examen du processus relatif à l’application de la peine de mort. On a exhorté le gouverneur de cet État à demander un rapport exhaustif traitant des préoccupations exprimées par l’Association du Barreau américain dans la mesure où elles s’appliquent à la peine de mort dans l’État de Washington. En particulier, on a demandé au gouverneur de déterminer [traduction] « [s]i l’annulation, par les tribunaux fédéraux, de sentences de mort infligées par [l’]État [de Washington] révèle l’existence de problèmes systémiques dans la façon dont l’État [. . .] applique la peine de mort ».
108 D’autres États américains infligeant encore la peine capitale ont eux aussi exprimé des inquiétudes récemment quant au déroulement des poursuites où l’accusé est passible de cette peine et quant au prononcé et à l’application de celle-ci. Voici certains faits à cet égard :
(i) Au début de l’année dernière, le gouverneur George Ryan de l’Illinois, partisan reconnu de la peine de mort, a imposé un moratoire sur les exécutions dans cet État. Le gouverneur a souligné que plus de la moitié des personnes condamnées à mort pour meurtre dans cet État au cours des 23 dernières années avaient en bout de ligne été innocentées de cette accusation de meurtre. De fait, depuis 1977, l’Illinois a relâché 13 détenus qui se trouvaient dans le couloir de la mort, un de plus que le nombre de détenus effectivement exécutés. Le gouverneur Ryan a dit ceci : [traduction] « . . . je suis énormément préoccupé par le bilan honteux de notre État, qui condamne des innocents et les envoie dans le couloir de la mort ». Il a affirmé qu’il ne pouvait cautionner un système rendu « au bord du pire des cauchemars, soit le fait pour l’État d’enlever la vie à un innocent » (communiqué de presse du gouverneur Ryan, 31 janvier 2000).
(ii) Un moratoire a été imposé en Illinois peu de temps après, dans la foulée d’une vaste enquête du Chicago Tribune sur les déclarations de culpabilité erronées dans les affaires de peine de mort et d’une conférence sur la question organisée par la faculté de droit de l’université Northwestern : voir L. B. Bienen, « The Quality of Justice in Capital Cases: Illinois as a Case Study » (1998), 61 Law & Contemp. Probs. 193, p. 213, note 103. L’enquête portait sur les 285 affaires de peine de mort survenues en Illinois depuis le rétablissement de cette peine. [traduction] « Ces constatations révèlent l’existence d’un système qui est à ce point affligé par le manque de professionnalisme, par l’imprécision et par l’impartialité que la peine suprême infligée par l’État est celle qui est la moins crédible » (Chicago Tribune, 14 novembre 1999).
(iii) L’un des cas de disculpation les plus marquants survenus en Illinois est celui d’Anthony Porter qui, 48 heures avant le moment prévu pour l’application de sa sentence, a échappé à l’exécution pour un crime qu’il n’avait pas commis (Chicago Tribune, 29 décembre 2000, p. N22).
(iv) La Chambre des représentants et le Sénat du New Hampshire ont tous deux voté en faveur de l’abolition de la peine de mort l’année dernière, mais le gouverneur de l’État a opposé son veto à cette mesure. Il convient de souligner que personne n’a été exécuté au New Hampshire depuis 1939 (New York Times, 19 mai 2000, p. 16, et 20 mai 2000, p. 16).
(v) En mai 1999, la législature du Nebraska a adopté un projet de loi imposant un moratoire de deux ans sur les exécutions dans cet État et elle a voté des crédits en vue de l’examen de la question. Le gouverneur a opposé son veto à cette initiative. Cependant, la législature a à l’unanimité passé outre en partie à ce veto afin de permettre l’examen en question.
(vi) En avril 2000, le sénateur Russ Feingold du Wisconsin a présenté au Congrès un projet de loi demandant au gouvernement fédéral et à tous les États qui infligent la peine de mort de surseoir aux exécutions pendant qu’une commission nationale examine l’application de cette peine.
(vii) Le 12 septembre 2000, le ministère de la Justice des États-Unis a publié une étude sur la peine de mort en droit fédéral. Il s’agissait de la première étude exhaustive de la peine de mort sur le plan fédéral depuis le rétablissement de cette peine en 1988. Il ressort des données recueillies que les procureurs fédéraux recommandent presque deux fois plus souvent l’infliction de la peine de mort aux défendeurs noirs lorsque la victime n’est pas noire que lorsqu’elle l’est. En outre, un défendeur blanc est presque deux fois plus susceptible de bénéficier d’une transaction pénale aux termes de laquelle la poursuite s’engage à ne pas solliciter la peine de mort. L’étude a également révélé que 43 pour 100 des 183 affaires dans lesquelles on avait demandé la peine de mort provenaient de 9 des 94 districts judiciaires fédéraux. Ces constatations ont fait redouter l’existence de disparités d’ordre racial et géographique. La procureure générale de l’époque, Janet Reno, a dit être « profondément troublée » par ces données et elle a demandé d’autres études à ce sujet (New York Times, 12 septembre 2000, p. 17).
109 La plus grande préoccupation de l’Association du Barreau américain, de l’Association du Barreau de l’État de Washington et d’autres organismes qui ont une connaissance « pratique » du système de justice criminelle est la possibilité que des accusés soient erronément déclarés coupables et le risque que l’État enlève la vie à des innocents. On signale que 43 personnes erronément déclarées coupables ont été libérées aux États-Unis grâce aux démarches effectuées par The Innocence Project, un programme de clinique juridique établi en 1992 à l’école de droit Cardozo de New York. Voir, de façon générale, B. Scheck, P. Neufeld et J. Dwyer, Actual Innocence: Five Days to Execution and Other Dispatches from the Wrongly Convicted (2000). Témoignant devant le Comité des affaires judiciaires de la Chambre des représentants, l’un des auteurs de cet ouvrage, Peter Neufeld, a affirmé le 20 juin 2000 que [traduction] « les analyses génétiques ne contribuent à faire écarter les déclarations de culpabilité prononcées contre des innocents que dans une catégorie restreinte d’affaires; en effet, il n’y a dans la plupart des affaires d’homicide aucune preuve biologique permettant de déterminer la culpabilité ou l’innocence de l’accusé ».
110 Enfin, il convient de souligner que l’étude menée récemment par le professeur James Liebman et d’autres personnes à l’Université Columbia conclut que les deux tiers des sentences de mort prononcées aux États-Unis ont été annulées en appel : A Broken System: Error Rates in Capital Cases, 1973-1995 (12 juin 2000). Les auteurs de cette étude ont assemblé et analysé toutes les affaires disponibles pour la période de 1973 à 1995, 1973 étant l’année au cours de laquelle les États ont commencé à édicter de nouvelles lois sur la peine de mort par suite de l’arrêt Furman, précité, dans lequel la Cour suprême des États-Unis avait invalidé les régimes qui existaient à cet égard. Ils ont commencé à recueillir les données pour leur étude en 1991, année où les arrêts Kindler et Ng ont été rendus. Dans leur résumé, les auteurs mentionnent que [traduction] « le taux global d’erreurs préjudiciables commises dans le régime relatif à la peine de mort aux États-Unis s’élevait à 68% ». Ces erreurs ont été repérées à l’un ou l’autre des trois stades du processus d’appel que comporte le système juridique américain. Les auteurs avancent que, [traduction] « compte tenu du fait que le nombre d’erreurs est si élevé qu’il faut trois contrôles judiciaires pour les repérer », on peut [traduction] « sérieusement se demander si nous les décelons effectivement toutes » (en italique dans l’original). Les auteurs soulignent, à la note en bas de page no 81 que, [traduction] « [d]e 1972 jusqu’au début de 1998, 68 personnes ont été libérées du couloir de la mort parce que leur déclaration de culpabilité était entachée d’erreur et qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour les juger à nouveau », et qu’en date du mois de mai 2000, [traduction] « le nombre de détenus libérés du couloir de la mort parce qu’ils étaient innocents, en fait ou en droit, s’élèverait maintenant à 87, dont neuf au cours de la seule année 1999 ». Pour une version abrégée de l’étude du professeur Liebman, voir « Capital Attrition: Error Rates in Capital Cases, 1973-1995 » (2000), 78 Tex. L. Rev. 1839.
111 Il reviendra bien entendu aux États-Unis de régler la controverse que suscite actuellement la peine de mort dans ce pays. Nous avons fait état de certains rapports et de certaines données, mais il s’est dit bien d’autres choses sur tous les aspects de la question. Une grande partie des éléments de la preuve touchant les déclarations de culpabilité erronées concerne des personnes qui ont été sauvées avant leur exécution et peut donc être invoquée pour démontrer que le système est en mesure de corriger ses propres erreurs. Les nombreuses inquiétudes exprimées suggèrent l’existence de problèmes importants, mais témoignent en même temps d’une détermination à s’y attaquer. Notre but n’est pas de tirer des conclusions sur le bien-fondé des diverses critiques, mais simplement de faire ressortir l’ampleur et l’intensification récente de la controverse, en particulier dans certains des États qui appliquent encore la peine de mort, notamment l’État de Washington.
c) L’expérience au Royaume-Uni
112 Au cours des dernières années, des déclarations de culpabilité erronées ont également été mises au jour dans d’autres pays, en plus du Canada et les États-Unis. En 1991, au Royaume-Uni, le ministre de l’Intérieur (Home Secretary) de l’époque avait annoncé l’établissement d’une commission d’enquête parlementaire sur la justice criminelle (la Commission Runciman) chargée d’apprécier l’efficacité avec laquelle le système de justice criminelle fait condamner les coupables et acquitter les innocents. En annonçant l’établissement de cette commission, le ministre de l’Intérieur avait fait état de cas, tel celui des « Birmingham Six », qui avaient sérieusement miné la confiance du public dans l’administration de la justice criminelle. Le rapport de la Commission, qui mentionne des sources potentielles d’erreurs judiciaires, a été présenté au Parlement britannique en 1993. La nouvelle Criminal Appeal Act, adoptée en 1995, a créé la Criminal Cases Review Commission, organisme indépendant chargé de faire enquête sur des erreurs judiciaires que l’on soupçonne avoir été commises en Angleterre, au pays de Galles et en Irlande du Nord, et de référer à la Cour d’appel les affaires qui doivent l’être.
113 La Criminal Cases Review Commission a commencé ses travaux en avril 1997. En date du 30 novembre 2000, elle avait soumis 106 affaires à la Cour d’appel. De celles-ci, 51 avaient été entendues, 39 avaient donné lieu à l’annulation de la déclaration de culpabilité et 11 à son maintien, et une affaire était toujours en délibéré. Des déclarations de culpabilité écartées par la cour parce qu’incertaines, 10 concernaient des accusations de meurtre. Dans deux cas où la déclaration de culpabilité pour meurtre a été écartée, l’accusé avait été pendu il y a longtemps.
114 Dans l’arrêt R. c. Bentley (Deceased), [1998] E.W.J. No. 1165 (QL) (C.A.), la cour a posthumément annulé la déclaration de culpabilité pour meurtre de Derek Bentley, qui a été exécuté le 28 janvier 1953. Le ministère public avait soutenu que Bentley et un complice s’étaient « introduits par effraction dans un entrepôt » et que, à cette occasion, un policier avait été tué. On a plaidé que le juge du procès avait commis une erreur dans son exposé au jury. On a également fait valoir que de nouveaux éléments de preuve rendaient la condamnation incertaine. Voici ce que le lord juge en chef Bingham a dit, au par. 78, au sujet de l’exposé du juge du procès dans cette affaire :
[traduction] C’est vraiment avec réticence que les membres de notre cour adressent ces critiques à un juge de première instance qui est largement reconnu comme ayant été l’un des plus grands juges de ce siècle en matière criminelle [le lord juge en chef Goddard]. Mais nous ne pouvons échapper à l’obligation qui nous incombe de rendre une décision. Nous sommes d’avis que l’exposé du juge en l’espèce a eu pour effet de priver l’appelant du droit à un procès équitable dont chaque citoyen britannique jouit dès sa naissance.
Après avoir annulé la condamnation sur ce fondement, le lord juge en chef Bingham a dit ceci, au par. 95 :
[traduction] Il continue d’être profondément regrettable que cette erreur judiciaire soit survenue et que les vices que nous avons constatés n’aient pas été décelés à l’époque.
La Cour d’appel ne paraît pas avoir accordé beaucoup d’importance aux nouveaux éléments de preuve, quoique l’on ait dit que l’un de ces éléments (qui portait sur la façon dont la déclaration de l’appelant avait été recueillie) constituait [traduction] « un motif supplémentaire » (par. 130) étayant la conclusion que la déclaration de culpabilité était incertaine.
115 Une autre affaire récente est R. c. Mattan, [1998] E.W.J. No. 4668 (QL) (C.A.). Mahmoud Hussein Mattan avait été déclaré coupable du meurtre d’un commerçant de Cardiff en 1952. Le commerçant avait été égorgé. Le 19 août 1952, la Court of Criminal Appeal a rejeté sa demande d’autorisation d’appel. Le 8 septembre 1952, il a été pendu à la prison de Cardiff. De nouveaux éléments de preuve ont fait surface en 1969, mais le ministre de l’Intérieur a refusé de rouvrir l’affaire en février 1970. Toutefois, la Commission a référé l’affaire à la Cour d’appel, qui a jugé que le ministère public avait omis de communiquer à la défense des éléments de preuve extrêmement pertinents. En conséquence, elle a annulé la déclaration de culpabilité. Vers la fin de son jugement, la Cour d’appel a dit : [traduction] « [i]l est évidemment profondément regrettable que, en 1952, Mahmoud Mattan ait été déclaré coupable et pendu, et qu’il ait fallu attendre 46 ans avant que l’on établisse le caractère incertain de sa déclaration de culpabilité ». La cour a également souligné que cette affaire démontrait que [traduction] « la peine de mort n’est peut-être pas un aboutissement prudent dans un système de justice criminelle qui est humain et, de ce fait, faillible » (par. 39).
116 L’expérience du R.‑U. est pertinente pour la raison bien évidente que ces hommes seraient peut-être libres aujourd’hui si l’État ne leur avait pas enlevé la vie. Mais il y a plus encore. Les déclarations de culpabilité ont été annulées sur le fondement non pas d’une preuve génétique complexe, mais plutôt de lacunes qui ne seront peut-être jamais éliminées de notre système de justice criminelle. Il est vrai, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel d’Angleterre dans Mattan, que les règles actuelles font une obligation beaucoup plus étendue au ministère public en matière de communication de la preuve. Il est également vrai qu’il y avait, sur les chaussures de Mattan, des taches de sang qui, aujourd’hui, pourraient permettre de déterminer, grâce à une analyse génétique, que le sang n’était pas celui de la victime. Cependant, il est toujours possible que des témoins oculaires se trompent, soit innocemment soit à dessein, comme cela semble s’être produit dans l’affaire Mattan, afin de faire rejeter la responsabilité sur une autre personne. En outre, il est toujours possible que le système judiciaire fasse erreur à l’égard d’un accusé, comme cela semble s’être produit dans Bentley. Ces affaires démontrent qu’il est peu probable que les inquiétudes créées par les déclarations de culpabilité erronées puissent être dissipées grâce aux progrès de la médecine légale, aussi heureux que soient ces progrès du point de vue de la protection des innocents et du châtiment des coupables.
d) Conclusion
117 La découverte incessante, au cours des dernières années, de déclarations de culpabilité pour meurtre erronées au Canada, aux États‑Unis et au Royaume‑Uni fait tragiquement ressortir la faillibilité du système juridique, et ce malgré les garanties étendues qui existent afin de protéger les innocents. Lorsque l’extradition de fugitifs recherchés pour meurtre est demandée par un État qui applique encore la peine de mort, ces erreurs militent fortement contre l’extradition des intéressés sans les assurances prévues et ce, aussi similaire à notre système juridique que puisse être, à d’autres égards, le système juridique de l’État requérant.
11. Le « syndrome du couloir de la mort » est une source croissante de préoccupation, même chez les États qui maintiennent la peine de mort
118 Un des éléments de preuve produits dans le cadre du présent pourvoi est le rapport du juge en chef de l’État de Washington, Richard P. Guy, daté de mars 2000 et intitulé « Status Report on the Death Penalty in Washington State ». Dans son rapport, le juge en chef mentionne les statistiques suivantes, qui sont pertinentes pour la présente analyse :
[traduction]
‑ Depuis 1981, 25 hommes ont été déclarés coupables et condamnés à la peine de mort. Dans quatre cas, le jugement prononcé contre le condamné a été annulé par les tribunaux fédéraux et dans deux autres par la Cour suprême de l’État de Washington, alors que trois condamnés ont été exécutés.
‑ Le cas d’un individu condamné à la peine de mort il y a 18 ans n’a toujours pas été tranché.
‑ Deux des trois condamnés qui ont été exécutés avaient choisi de ne pas former d’appel devant les tribunaux fédéraux.
‑ Pour ce qui est des affaires décidées par les tribunaux fédéraux, la révision aux niveaux étatique et fédéral a pris en moyenne 11,2 années.
‑ La révision au niveau étatique après la déclaration de culpabilité a pris en moyenne 5,5 années.
Dans l’introduction de son rapport, le Juge en chef a fait les observations suivantes, à la p. 2 :
[traduction] Vu l’irréversibilité de la conséquence de la peine de mort, afin d’éviter que des innocents soient exécutés, le défendeur se voit accorder d’autres occasions d’établir son innocence, en sus de celles offertes aux personnes accusées d’autres crimes sérieux. La situation actuelle en Illinois, État où 12 hommes ont été exécutés depuis les années 1980 mais où 13 condamnés à mort ont été innocentés, fait bien ressortir l’importance du système de révision. La révision de leur dossier en appel a entraîné l’annulation des jugements prononcés contre eux après qu’ils ont pu établir leur innocence grâce soit aux nouvelles techniques d’analyse génétique soit à d’autres moyens.
119 Ces statistiques sont comparables à la période d’attente dans le « couloir de la mort » qui préoccupait la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Soering, précité. Dans cette affaire, la preuve indiquait que, si Soering était condamné à mort en vertu du droit virginien, il passerait de six à huit ans dans le couloir de la mort. La Cour européenne a commenté ainsi, au par. 106, les graves conséquences sur le plan des droits de la personne qu’entraîne la détention pendant une période prolongée d’un individu sur qui pèse une sentence de mort :
[traduction] Si bien intentionné soit-il, voire potentiellement bénéfique, le système virginien de procédures postérieures à la sentence aboutit à obliger le condamné détenu à subir, pendant des années, les conditions du « couloir de la mort », l’angoisse et la tension grandissante de vivre dans l’ombre omniprésente de la mort.
120 Dans Pratt c. Attorney General for Jamaica, précité, p. 783, le Comité judiciaire du Conseil privé s’est prononcé contre la décision du gouvernement jamaïcain qui voulait exécuter la peine de mort infligée à deux appelants qui se trouvaient dans le couloir de la mort depuis plus de 14 ans. S’exprimant au nom du Comité, lord Griffiths a dit ce qui suit, à la p. 786 :
[traduction] Leurs Seigneuries estiment que l’État qui désire maintenir la peine capitale doit accepter la responsabilité de faire en sorte que l’exécution ait lieu aussi rapidement que possible après le prononcé de la sentence, tout en accordant une période raisonnable pour l’appel et l’examen de la demande de commutation de peine. Il est de l’essence de la nature humaine qu’un condamné utilisera toutes les possibilités qu’il a de sauver sa vie au moyen de la procédure d’appel. Si cette procédure permet au prisonnier de faire durer les appels pendant plusieurs années, il faut en attribuer la faute au régime d’appel qui permet de tels délais, et non pas au prisonnier qui en tire avantage. Des procédures d’appel qui s’éternisent pendant des années ne sont pas compatibles avec la peine capitale. Le syndrome du couloir de la mort ne doit pas être consacré par notre jurisprudence. [Nous soulignons.]
121 Le rôle du syndrome du couloir de la mort dans le cadre de procédures d’extradition n’a pas été déterminé de façon définitive par notre Cour dans l’arrêt Kindler. Le juge Cory, aux motifs duquel a souscrit le juge en chef Lamer, était d’avis qu’il serait fautif d’extrader quelqu’un qui serait soumis au syndrome du couloir de la mort : voir les p. 822-824. Le juge Sopinka n’a pas examiné ce point, alors que le juge McLachlin (à la p. 856) a fait allusion à « la complexité de la question ». Le juge La Forest a critiqué ce concept. Il a dit ceci, à la p. 838 :
On ne peut pas écarter à la légère le stress psychologique inhérent au syndrome du couloir de la mort, mais il perd de son importance lorsqu’on le compare à la peine de mort. En outre, le fait demeure qu’un défendeur n’est jamais obligé d’avoir recours à la procédure d’appel dans son entier, mais la grande majorité choisit de le faire. Il serait paradoxal qu’un retard causé par le fait qu’un appelant tire avantage de toutes les voies de recours généreuses auxquelles il a droit soit considéré comme une violation de la justice fondamentale; . . .
122 Toutefois, comme l’indique le rapport du juge en chef Guy de l’État de Washington, op. cit., un nombre de plus en plus grand de personnes qui sont étroitement liées à l’administration de la justice dans les États qui appliquent encore la peine de mort reconnaissent maintenant que le caractère définitif de cette peine, conjugué à la détermination du système de justice criminelle à s’assurer pleinement que la condamnation n’est pas erronée, semble entraîner inévitablement des délais considérables qui, à leur tour, sont sources de traumatismes psychologiques. Il est pertinent à cet égard de rappeler l’observation suivante, qu’a faite le juge Frankfurter de la Cour suprême des États-Unis dans ses motifs dissidents dans Solesbee c. Balkcom, 339 U.S. 9 (1950), p. 14, et selon laquelle [traduction] « il n’est pas rare de voir poindre les premiers signes de la folie chez le condamné à mort qui attend l’exécution de sa sentence ». Des inquiétudes au même effet ont été exprimées par le juge Breyer, en dissidence dans des décisions rejetant des requêtes en certiorari dans les affaires Elledge c. Florida, 119 S. Ct. 366 (1998), et Knight c. Florida, 120 S. Ct. 459 (1999). Dans cette dernière affaire, le juge Breyer a fait état d’une étude sur les détenus en Floride qui indiquait que 35 pour cent des condamnés se trouvant dans le couloir de la mort tentaient de se suicider.
123 Le syndrome du couloir de la mort n’est pas un facteur déterminant dans la pondération fondée sur l’art. 7, mais même bon nombre de ceux qui estiment que les condamnés n’ont qu’eux-mêmes à blâmer pour les horreurs de ce syndrome considèrent qu’il s’agit d’une considération pertinente. Dans cette mesure, ce syndrome constitue un facteur qui milite à l’encontre de l’extradition sans les assurances prévues.
12. En l’espèce, la pondération des divers facteurs révèle que l’extradition des intimés sans les assurances prévues constitue une violation prima facie des droits que leur garantit l’art. 7
124 L’examen des facteurs favorables et défavorables à l’extradition sans condition nous amène à conclure que le fait d’ordonner l’extradition des intimés sans obtenir la garantie que la peine de mort ne leur sera pas infligée violerait les principes de justice fondamentale.
125 La ministre n’a fait état d’aucun objectif d’intérêt public que servirait l’extradition des intimés sans les assurances prévues et que ne servirait pas également de façon substantielle leur extradition assortie de ces assurances, mesure qui, en cas de déclaration de culpabilité des intimés, pourrait leur valoir l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle. Si les assurances prévues sont données, les intimés seront extradés et devront répondre de leurs actes devant le système juridique du lieu où les meurtres ont été commis. La preuve indique que, lorsque des assurances ont été demandées à des États étrangers par le passé, elles ont été données dans tous les cas sans exception. (Voir, par exemple, la décision ministérielle concernant l’extradition de Lee Robert O’Bomsawin, le 9 décembre 1991, et celle concernant l’extradition de Rodolfo Pacificador, le 19 octobre 1996.) Il n’y a au dossier aucun élément étayant la thèse — que n’a pas avancée l’avocat de la ministre — selon laquelle les États‑Unis préféreraient qu’il n’y ait pas d’extradition plutôt qu’une extradition assortie des assurances prévues. Selon le droit en vigueur dans l’État de Washington, il ne s’ensuit pas nécessairement que la poursuite sollicitera la peine capitale si les intimés sont extradés afin d’être jugés pour meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes.
126 Il est vrai que, si des assurances sont demandées, les intimés ne seront pas passibles des mêmes peines que celles généralement applicables à l’égard des crimes commis dans l’État de Washington, mais le fait est que cet État demande au Canada de l’aider à traduire les intimés en justice. Les assurances ne sont pas demandées par considération pour les intimés, mais plutôt par respect des principes qui ont historiquement guidé le système de justice criminelle de notre pays et qui se reflètent présentement dans la position qu’il préconise sur la scène internationale à l’égard de la peine capitale.
127 L’expérience à l’échelle internationale, particulièrement au cours de la dernière décennie, révèle que la peine de mort soulève nombre de problèmes complexes, tant de nature philosophique que pragmatique. Bien que la question fondamentale de savoir si l’État pourra jamais justifier d’enlever la vie à un être humain assujetti à son pouvoir n’ait pas encore été tranchée, le présent débat déborde le cadre des arguments sur l’efficacité de la dissuasion et le caractère approprié de la vengeance et du châtiment. Il touche à la capacité même du système de justice criminelle d’arriver uniformément au bon résultat, même lorsque la vie du contrevenant est en jeu.
128 L’expérience à l’échelle internationale confirme donc la validité des inquiétudes exprimées au sein du Parlement canadien au sujet de la peine capitale. Elle montre également que la règle exigeant l’obtention d’assurances préalablement à l’extradition dans les affaires de peine de mort est compatible non seulement avec la position de principe défendue par le Canada sur la scène internationale, mais également avec la pratique observée dans d’autres pays auxquels on compare généralement le Canada, exception faite des États qui appliquent encore la peine de mort aux États‑Unis.
129 Le « processus de pondération » requis par les arrêts Kindler et Ng demeure un instrument souple. La difficulté que soulève la démarche de la ministre en l’espèce vient du fait qu’elle se propose d’extrader les intimés sans les assurances prévues, en pleine controverse au sujet de la peine de mort, à un moment où le système juridique de l’État requérant est contesté à l’interne de façon sérieuse et soutenue. Bien que les premiers signes de cette controverse au Canada, aux États‑Unis et au Royaume-Uni soient antérieurs aux arrêts Kindler et Ng, cette préoccupation, tout comme la preuve y afférente, a pris considérablement d’ampleur au cours des années qui se sont écoulées depuis. L’imposition d’un moratoire (de facto ou autrement) dans certains États qui appliquent encore la peine de mort aux États-Unis témoigne de l’existence de cette préoccupation, mais la présence d’un moratoire n’est pas concluante, pas plus que ne le serait la levée d’un tel moratoire. Ce qu’il importe de reconnaître, c’est que malgré toute la bonne volonté des personnes concernées, le système judiciaire est et demeurera faillible et ses décisions révocables, alors que la peine de mort aura toujours un caractère définitif et irréversible.
130 L’extradition assortie des assurances prévues répond tout aussi bien que l’extradition sans ces assurances aux préoccupations exprimées dans les arguments favorables à cette seconde solution. Il n’a été présenté aucun argument établissant de façon convaincante que le fait d’exposer les intimés à la peine de mort par exécution dans une prison favoriserait l’intérêt général du Canada d’une façon que ne favoriserait pas la solution de rechange, soit leur mort éventuelle en prison par suite de causes naturelles. D’ailleurs, ce point est peut-être corroboré par le fait que d’autres pays abolitionnistes n’extradent généralement pas les personnes recherchées sans requérir les assurances prévues.
131 Les arguments défavorables à l’extradition sans les assurances prévues sont de plus en plus convaincants depuis que notre Cour a rendu les arrêts Kindler et Ng en 1991. Le Canada a maintenant aboli la peine de mort pour tous les crimes, même dans le domaine militaire. La tendance internationale en faveur de l’abolition de la peine de mort se dessine de plus en plus clairement. Les controverses que suscite présentement la peine de mort dans l’État requérant — les États-Unis — reposent sur des considérations logiques et pragmatiques à l’égard des déclarations de culpabilité erronées. Aucun de ces facteurs n’est à lui seul concluant, mais considérés ensemble, dans le cadre de la pondération fondée sur l’art. 7, ils font pencher la balance en faveur du rejet de l’extradition sans les assurances prévues.
132 En conséquence, nous jugeons que la décision de la ministre de refuser de demander à l’État de Washington, comme condition d’extradition des intimés, qu’il lui garantisse que la peine de mort ne leur sera pas infligée, viole les droits garantis aux intimés par l’art. 7 de la Charte.
13. L’extradition des intimés sans les assurances prévues ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte
133 La dernière question litigieuse que notre Cour doit trancher est celle de savoir si la ministre a établi que la violation des droits garantis aux intimés par l’art. 7 qu’entraînerait leur extradition vers un pays où ils risquent la peine de mort peut être justifiée, au regard de l’article premier de la Charte, en tant que mesure raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Par le passé, la Cour a souligné qu’il arrivera rarement qu’une violation des principes de justice fondamentale puisse être justifiée au regard de l’article premier : Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, p. 518. Néanmoins, nous n’écartons pas la possibilité qu’il survienne des situations où — du fait que les objectifs du ministre sont tellement urgents et qu’il n’y a pas d’autre moyen de les réaliser qu’en extradant l’intéressé sans obtenir les assurances prévues — une telle violation puisse être justifiée. En l’espèce, nous estimons qu’une telle justification n’existe pas.
134 La ministre doit démontrer que le refus de solliciter les assurances prévues sert un objectif urgent et réel, que ce refus permettra vraisemblablement de réaliser cet objectif et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire et que l’effet de l’extradition sans condition ne l’emporte pas sur l’importance de l’objectif : R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. À notre avis, bien que l’objectif poursuivi par le gouvernement, c’est-à-dire soutenir l’entraide dans la lutte contre le crime, soit tout à fait légitime, la ministre n’a pas établi que l’extradition des intimés sans les assurances prévues vers un pays où ils risquent la peine de mort soit nécessaire pour réaliser cet objectif.
135 La ministre invoque deux importantes politiques qui font partie intégrante des objectifs du Canada en matière d’entraide : (1) le maintien de la courtoisie envers les États qui coopèrent; (2) la volonté d’éviter l’afflux au Canada de personnes qui sont accusées de meurtre dans des États où elles risquent la peine de mort et qui viendraient ici afin d’éviter cette peine.
136 En ce qui concerne l’argument portant sur la courtoisie, il ne fait aucun doute qu’il est important pour le Canada de maintenir de bonnes relations avec d’autres États. Cependant, la ministre n’a pas établi que le moyen choisi en l’espèce pour réaliser cet objectif — soit le refus de demander la garantie que la peine de mort ne sera pas appliquée — est nécessaire à cette fin. Rien dans la preuve ne tend à indiquer que le fait de demander cette garantie nuirait au respect par le Canada de ses obligations internationales ou aux bonnes relations qu’il entretient avec des États voisins. Le traité d’extradition que le Canada et les États‑Unis ont conclu pourvoit explicitement à la présentation de telles demandes et le Canada respecterait pleinement ses obligations internationales s’il en présentait une en l’espèce. Comme il a été mentionné plus tôt, de plus en plus d’États abolissent la peine de mort et se réservent le droit de refuser d’accéder sans conditions aux demandes d’extradition.
137 Dans l’arrêt Soering, précité, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que, dans les circonstances de cette affaire, l’extradition d’un ressortissant de l’Allemagne de l’Ouest du Royaume‑Uni vers les États‑Unis, où il risquait l’exécution, violerait la Convention européenne des droits de l’homme. L’Allemagne de l’Ouest était disposée à juger Soering en Allemagne sur le fondement de sa nationalité. La Cour européenne a estimé, d’une part, que la possibilité de juger Soering en Allemagne de l’Ouest constituait une « circonstance pertinente pour l’appréciation d’ensemble sur le terrain de l’article 3 : elle concerne le juste équilibre à ménager entre les intérêts en jeu, ainsi que la proportionnalité de la décision litigieuse d’extradition » (par. 110), et, d’autre part, que « [l]’existence, en l’espèce, d’un autre moyen d’atteindre le but légitime de l’extradition, sans entraîner pour autant de souffrances d’une intensité ou durée aussi exceptionnelles, représente une considération pertinente » (par. 111). Par « autre moyen », la cour entendait le fait de juger Soering en Allemagne de l’Ouest. Dans le présent pourvoi également, il existe « un autre moyen d’atteindre le but légitime de l’extradition », ce moyen est l’extradition assortie des assurances prévues, qui est parfaitement compatible avec les engagements du Canada en matière de courtoisie internationale.
138 Nous avons déjà examiné l’argument hypothétique selon lequel le gouvernement américain pourrait refuser de donner des assurances et préférer laisser des accusés éviter un procès. Comme les États européens exigent systématiquement des assurances que la peine de mort ne sera pas infligée à la personne dont on demande l’extradition, il y a peu d’indication que le gouvernement américain refuserait de donner de telles garanties. Il est peu probable que l’État qui désire intenter des poursuites à l’égard d’un crime grave déciderait d’y renoncer complètement s’il ne peut infliger la sanction suprême — soit la peine de mort. Le fait d’exiger des assurances que la peine de mort ne sera pas infligée n’équivaut pas à aller au devant de l’anarchie.
139 Un problème pourrait également surgir si un traité ne comportait pas une clause de garantie équivalente à l’article 6 du traité Canada-États‑Unis. On ferait alors valoir l’argument que, en omettant d’insister pour l’inclusion d’une telle clause, le gouvernement canadien a violé les droits que l’art. 7 garantit aux fugitifs. Comme les faits de la présente affaire ne soulèvent pas cette question, nous l’examinerons dans le cadre d’un pourvoi où elle aura été débattue en profondeur.
140 Comme il a été souligné, le deuxième argument de la ministre est que, en l’espèce, il est nécessaire de refuser de demander des assurances afin d’éviter l’afflux au Canada de personnes qui commettent des crimes punissables de mort dans d’autres États. Cette situation ferait du Canada un refuge attrayant pour les personnes qui commettent des meurtres dans des États appliquant encore la peine de mort. L’argument du « refuge sûr » pourrait être considéré comme un objectif urgent et réel. De fait, il l’a été par les juges La Forest (p. 836) et McLachlin (p. 853) dans l’arrêt Kindler, précité.
141 L’application du droit criminel à l’échelle internationale, y compris la nécessité de veiller à ce que le Canada ne devienne pas un « refuge sûr » pour les fugitifs dangereux, est un objectif très légitime, mais il n’y a absolument aucune preuve que l’extradition d’une personne vers un pays où elle risque l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité d’élargissement ou de libération conditionnelle ait un effet dissuasif moins grand que la peine de mort sur les personnes à la recherche d’un « refuge sûr », ou même que les fugitifs choisissent leur refuge de façon aussi éclairée. Si le Canada est susceptible de constituer à l’occasion un refuge pour des fugitifs en provenance des États‑Unis, c’est probablement davantage en raison de la proximité de ce pays que de la politique du ministre relativement aux assurances prévues par le traité. Comme il a été mentionné, la preuve révèle que, à au moins deux reprises (depuis les arrêts Kindler et Ng), des ministres de la Justice ont refusé d’extrader sans les assurances prévues les personnes qui étaient recherchées, et on ne nous a signalé aucune conséquence défavorable qu’auraient entraînée ces décisions pour le Canada. Les intimés ont souligné que, [traduction] « [d]epuis l’exécution par les États-Unis de deux ressortissants mexicains en 1997, les autorités du Mexique refusent systématiquement d’extrader quiconque — ressortissant mexicain ou étranger — risque la peine capitale sans d’abord demander des assurances à cet égard » (mémoire des intimés, par. 63).
142 Le fait est, cependant, que peu importe si le fugitif est renvoyé vers un pays étranger où il risque soit la peine de mort soit la mort en prison de causes naturelles, il ne peut, dans un cas comme dans l’autre, utiliser le Canada comme refuge sûr. L’élimination du « refuge sûr » dépend de l’application vigoureuse de la loi plutôt que de l’infliction de la peine de mort une fois que le fugitif a été renvoyé hors du pays.
143 Nous concluons que la violation des droits qui sont garantis aux intimés par l’art. 7 de la Charte ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Le ministre est tenu par la Constitution de demander et d’obtenir, comme condition d’extradition, l’assurance que la peine de mort ne sera pas infligée.
VIII. Conclusion
144 L’issue du présent pourvoi dépend d’une appréciation des principes de justice fondamentale, qui eux‑mêmes découlent des préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ces préceptes fondamentaux n’ont pas changé depuis que les arrêts Kindler et Ng ont été rendus en 1991, mais leur application à une affaire donnée (le « processus de pondération ») doit tenir compte des faits nouveaux survenus au Canada et dans des ressorts étrangers pertinents. Si on applique les principes de justice fondamentale — tels qu’ils ont été établis et qu’ils sont interprétés au Canada — à ces faits nouveaux, dont bon nombre ont une portée considérable dans les affaires de peine de mort, la balance, qui penchait en faveur de l’extradition sans les assurances prévues dans les arrêts Kindler et Ng, penche maintenant en faveur de l’inconstitutionnalité d’un tel résultat. Pour ces motifs, le pourvoi est rejeté.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelant : Le procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intimé Burns : Greenspan, Henein & White, Toronto.
Procureurs de l’intimé Rafay : Ruby & Edwardh, Toronto.
Procureur de l’intervenante Amnistie internationale : David Matas, Winnipeg.
Procureurs de l’intervenant International Centre for Criminal Law & Human Rights : Gowling Lafleur & Henderson, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association : Pinkofsky & Lockyer, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Washington Association of Criminal Defence Lawyers : Peck & Tammen, Vancouver.
Procureurs de l’intervenant le Sénat de la République italienne : Jackman, Waldman & Associates, Toronto.