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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Thanabalasingham, 2020 CSC 18, [2020] 2 R.C.S. 413

Appel entendu : 10 juin 2020

Jugement rendu : 17 juillet 2020

Dossier : 37984

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

 

et

 

Sivaloganathan Thanabalasingham

Intimé

 

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 10)

La Cour

 

 


 


Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante

c.

Sivaloganathan Thanabalasingham                                                                   Intimé

Répertorié : R. c. Thanabalasingham

2020 CSC 18

No du greffe : 37984.

2020 : 10 juin; 2020 : 17 juillet.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Droit d’être jugé dans un délai raisonnable — Accusé inculpé du meurtre au deuxième degré de son épouse — Écoulement d’un délai de presque cinq ans entre le dépôt des accusations et la conclusion anticipée du procès — Est‑ce que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à l’accusé par l’art. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés  a été violé? — Application du cadre d’analyse établi dans Jordan pour déterminer s’il y a eu violation de l’art. 11b).

                    T a été inculpé du meurtre au deuxième degré de son épouse en août 2012. L’enquête préliminaire a duré plus d’un an. En juin 2015, la date du procès de T a été fixée à février 2018, mais elle a par la suite été déplacée à avril 2017. Peu de temps avant son procès, T a présenté une requête en arrêt des procédures en vertu de l’al. 11 b )  de la Charte . Le juge du procès a ordonné l’arrêt des procédures. La Cour d’appel a confirmé l’ordonnance du juge du procès.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Le délai qui s’est écoulé entre le dépôt des accusations et la conclusion anticipée du procès a entraîné la violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à T par l’al. 11 b )  de la Charte . Le délai constaté dans la présente affaire excède de beaucoup le plafond présumé de 30 mois établi dans l’arrêt Jordan. L’enquête préliminaire n’a pas constitué un événement distinct et exceptionnel, et sa durée n’était pas une circonstance indépendante de la volonté du ministère public. En outre, bien que la plus grande partie du délai soit survenue avant le prononcé de l’arrêt Jordan, la mesure transitoire exceptionnelle ne permet pas de justifier ce délai. La présente espèce aurait certainement donné ouverture à un arrêt des procédures suivant le cadre d’analyse antérieur qui avait été établi dans l’arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, étant donné que le délai institutionnel de 43 mois dépasse largement les balises de 14 à 18 mois fixées dans cet arrêt. En conséquence, la conclusion du juge du procès selon laquelle l’arrêt des procédures était justifié ne doit pas être modifiée.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; arrêts mentionnés : R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659; R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771; R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 R.C.S. 741.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 11 b ) .

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (la juge en chef Duval Hesler et les juges Morissette, Hilton, Gagnon et Vauclair), 2019 QCCA 1765, [2019] AZ‑51638047, [2019] Q.J. No. 9048 (QL), 2019 CarswellQue 9212 (WL Can.), qui a confirmé la décision du juge Boucher, 2017 QCCS 1271, [2017] AZ‑51381182, [2017] Q.J. No. 3430 (QL), 2017 CarswellQue 2605. Pourvoi rejeté.

                    Maude Payette, Richard Audet et Catherine Perreault, pour l’appelante.

                    Personne n’a comparu pour l’intimé.

                    Louis Belleau, en qualité d’amicus curiae, et Antoine Grondin‑Couture.

Version française du jugement rendu par

[1]                              La Cour — La présente affaire s’est en grande partie déroulée avant que notre Cour ne rende son arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631. Les faits à l’origine de la contestation de l’intimé fondée sur l’al. 11b) sont révélateurs de la culture de délais systémiques et endémiques — ainsi que de complaisance à l’égard de ces délais — qui s’était instaurée dans notre système de justice criminelle. La façon dont la présente instance s’est déroulée illustre parfaitement cette culture. Il est peu probable que de tels faits se reproduisent si le cadre qui a été établi dans l’arrêt Jordan relativement à l’al. 11b) et appliqué dans l’arrêt R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659, est respecté dès le départ.

[2]                              L’intimé, M. Thanabalasingham, a été inculpé en août 2012 du meurtre au deuxième degré de son épouse. Lors de l’enquête préliminaire, le ministère public a décidé de porter des accusations de meurtre au premier degré. L’enquête préliminaire a duré plus d’un an, et ce, dans une large mesure en raison de délais systémiques. En juin 2015, la date du procès de M. Thanabalasingham a été fixée à février 2018. Elle a par la suite été modifiée et fixée à avril 2017. À ce moment‑là, l’arrêt Jordan avait été rendu et constituait l’arrêt faisant autorité sur l’al. 11 b )  de la Charte canadienne des droits et libertés .

[3]                              Peu de temps avant la date de son procès, M. Thanabalasingham a présenté, en vertu de l’al. 11 b )  de la Charte , une requête dans laquelle il alléguait que son droit d’être jugé dans un délai raisonnable avait été violé. Le juge du procès lui a donné raison et a ordonné l’arrêt des procédures (2017 QCCS 1271). Par une majorité de trois contre deux, la Cour d’appel du Québec a confirmé l’ordonnance du juge du procès (2019 QCCA 1765). Notre Cour a été saisie de plein droit du présent pourvoi.

[4]                              À notre avis, le pourvoi doit être rejeté. Le délai qui s’est écoulé en l’espèce a entraîné la violation du droit garanti à M. Thanabalasingham par l’al. 11b), et nous sommes d’avis de confirmer l’ordonnance rendue par le juge du procès.

[5]                              Il ne fait aucun doute que le délai qui s’est écoulé en l’espèce excède de beaucoup le plafond présumé de 30 mois établi dans l’arrêt Jordan. Pour ce qui est de ce calcul, le ministère public nous exhorte à nous rallier aux motifs dissidents du juge Gagnon de la Cour d’appel. Appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Jordan, le juge Gagnon a conclu que le délai net était inférieur à 35 mois. Pour arriver à cette conclusion, il a considéré que le délai découlant de l’enquête préliminaire constituait un événement distinct et exceptionnel. Avec égards, nous sommes d’avis que le juge Gagnon a commis une erreur en tirant cette conclusion. L’enquête préliminaire n’était pas un événement distinct et sa durée n’était pas une circonstance indépendante de la volonté du ministère public au sens de l’arrêt Jordan (voir Jordan, par. 69‑70). Cela ne signifie pas que nous souscrivons aux critiques formulées par le juge du procès sur la façon dont le ministère public a exercé son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites (voir les motifs du jugement de première instance, par. 39 (CanLII)); il était loisible au ministère public de porter des accusations de meurtre au premier degré. Cela dit, comme l’a fait observer notre Cour dans l’arrêt Jordan, « [m]ême si le tribunal ne joue aucun rôle de surveillance à l’égard de telles décisions, l’avocat du ministère public doit être conscient du fait que tout délai qui découle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant doit respecter les droits de l’accusé protégés par l’al. 11b) » (par. 79). Si le juge Gagnon avait tenu compte comme il se doit du délai attribuable à l’enquête préliminaire, il serait arrivé à un délai net de 45 mois — délai dépassant de beaucoup le plafond présumé de 30 mois.

[6]                              Vu cette conclusion, nous n’avons pas besoin d’examiner la question du délai imputable à la défense. En particulier, il n’est pas nécessaire de se demander comment le calcul de ce délai a pu être influencé par les efforts déployés par le tribunal et par le ministère public pour avancer la date du procès, qui avait été fixée initialement au 12 février 2018. Même si le juge Gagnon de la Cour d’appel a eu raison d’imputer à la défense la responsabilité d’une période d’un an dans le délai total, en raison de l’incapacité de celle‑ci à obtenir une date de procès plus rapprochée, le délai final aurait quand même été de 45 mois, comme il a été indiqué plus tôt.

[7]                              Étant donné que dans la présente affaire, la plus grande partie du délai s’est écoulée avant le prononcé de l’arrêt Jordan, nous devons, comme l’on fait les juridictions inférieures, nous demander si la mesure transitoire exceptionnelle permet de justifier ce délai (voir Jordan, par. 96). À ce stade‑ci, il convient de répéter que la majeure partie du long délai qui s’est écoulé dans la présente affaire découlait de délais systémiques qui avaient atteint des proportions épidémiques dans de nombreuses régions du Canada — un facteur clé qui a motivé la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Jordan. D’ailleurs, comme l’a fait observer le juge du procès, ce problème [traduction] « afflige[ait] le système de justice criminelle dans le district de Montréal » en particulier (par. 40).

[8]                              Pour ce qui est de la mesure transitoire exceptionnelle, nous ne pouvons affirmer que le juge du procès a commis une erreur en concluant que le ministère public n’a pas été en mesure d’établir que cette exception s’appliquait en l’espèce. Comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Cody, le ministère public « ne réussira que rarement, voire jamais, à justifier le délai en invoquant la mesure transitoire exceptionnelle prévue par le cadre énoncé dans Jordan » si l’affaire justifiait le prononcé d’un arrêt des procédures selon l’arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771 (par. 74). À notre avis, la présente espèce aurait certainement donné ouverture à un arrêt des procédures suivant le cadre d’analyse qui s’appliquait antérieurement. Le juge du procès a établi à environ 43 mois le délai institutionnel dans la présente affaire, période qui dépasse largement les balises fixées dans l’arrêt Morin (14 à 18 mois). Monsieur Thanabalasingham a passé près de cinq ans en détention en attente de son procès et il a par conséquent subi un préjudice réel, de même qu’un préjudice présumé (motifs du jugement de première instance, par. 33). En ce qui concerne la nature des accusations, le juge du procès a reconnu que l’infraction reprochée était [traduction] « très grave » et qu’« une femme a[vait] perdu la vie dans des circonstances tragiques » (par. 36). Cela dit, à l’instar du procureur du ministère public et de l’amicus curiae, nous sommes d’avis que le juge du procès a fait erreur en affirmant que « la gravité de l’infraction reprochée est un facteur dont la pertinence est très limitée dans le cadre de cette analyse » (par. 37). À la décharge du juge du procès, signalons toutefois que ce dernier ne disposait pas des motifs exposés par notre Cour dans l’affaire Cody. Dans cet arrêt, la Cour a précisé que la décision R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 R.C.S. 741, « ne doit pas être considérée comme ayant pour effet d’écarter le rôle important que jouent la gravité de l’infraction et le préjudice subi dans l’application de la mesure transitoire exceptionnelle » (par. 70), et elle a reconnu que « [s]uivant le cadre qui avait été établi dans l’arrêt Morin, le préjudice subi et la gravité de l’infraction ont souvent joué un rôle décisif dans la décision quant au caractère raisonnable du délai » (par. 69, citant Jordan, par. 96). Il semble que le juge du procès ait donné à l’arrêt Williamson l’interprétation contre laquelle notre Cour avait mis en garde dans l’arrêt Cody. Nous estimons toutefois que, compte tenu des circonstances de la présente affaire, cette erreur est sans conséquence. Même s’il n’avait pas commis cette erreur, le juge du procès serait parvenu au même résultat. Nous refusons donc d’intervenir pour modifier sa conclusion selon laquelle l’arrêt des procédures était justifié.

[9]                              Rien de ce qui précède ne devrait toutefois être considéré comme un recul par rapport au message que l’arrêt Jordan cherche à transmettre ou aux principes et considérations d’intérêt général qui sous‑tendent cet arrêt. L’arrêt Jordan visait à mettre fin à une époque où des délais interminables étaient tolérés, ainsi qu’à la culture complaisante du « tout est permis » qui s’était instaurée au sein du système de justice criminelle. Le message clair, net et précis de l’arrêt Jordan est que toutes les personnes associées au système de justice doivent prendre des mesures proactives à toutes les étapes du procès pour faire progresser l’instance et pour que les personnes accusées soient jugées en temps utile. Le ministère public a pour tâches de « prendre des décisions raisonnables et responsables lorsqu’il s’agira de déterminer qui — et pour quelle infraction — poursuivre, de s’acquitter de ses obligations de communication de la preuve rapidement en collaboration avec la police, d’établir des plans pour les poursuites complexes et d’utiliser de façon efficace le temps du tribunal » (Jordan, par. 138). La défense doit être consciente du fait que, mis à part le temps qui est légitimement consacré à répondre aux accusations, elle « cause directement le délai si le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder, mais pas elle » (Jordan, par. 64; voir également par. 65). Comme nous l’avons fait tant dans l’arrêt Jordan que dans l’arrêt Cody, nous tenons une fois de plus à souligner le rôle important que les juges de première instance — qui sont chargés de réduire les délais inutiles et de changer la culture en salle d’audience — sont appelés à jouer pour opérer ce changement (Cody, par. 37, citant Jordan, par. 114). Par exemple, lorsque la défense sollicite un ajournement, le tribunal peut refuser de l’accorder « pour le motif qu’il en résulterait un délai intolérablement long, et ce, même si cette période pourrait par ailleurs être déduite en tant que délai imputable à la défense » (Cody, par. 37). En résumé, des pratiques qui étaient autrefois monnaie courante ou encore simplement tolérées ne sont désormais plus compatibles avec le droit garanti par l’al. 11 b )  de la Charte  droit qui profite non seulement aux accusés, mais également aux victimes et à l’ensemble de la société.

[10]                          Pour ces motifs, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureur de l’appelante : Directeur des poursuites criminelles et pénales, Montréal.

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