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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. G.F., 2021 CSC 20, [2021] 1 R.C.S. 801

 

Appel entendu : 14 octobre 2020

Jugement rendu : 14 mai 2021

Dossier : 38801

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

 

et

 

G.F. et R.B.

Intimés

 

- et -

 

Criminal Lawyers’ Association of Ontario

Intervenante

 

 

Traduction française officielle

 

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 104)

La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Martin et Kasirer)

 

Motifs conjoints concordants :

(par. 105 à 124)

Les juges Brown et Rowe

 

 

Motifs dissidents :

(par. 125 à 148)

La juge Côté

 

 

 

 

 


Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante

c.

G.F. et R.B.                                                                                                         Intimés

et

Criminal Lawyers’ Association of Ontario                                             Intervenante

Répertorié : R. c. G.F.

2021 CSC 20

No du greffe : 38801.

2020 : 14 octobre; 2021 : 14 mai.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit criminel — Agression sexuelle — Consentement — Capacité à consentir — Témoignage de la plaignante portant qu’elle était incapable de consentir en raison de son état d’ébriété et qu’elle avait exprimé son non‑consentement à l’activité sexuelle — Accusés déclarés coupables d’agression sexuelle au procès mais tenue d’un nouveau procès ordonnée par la Cour d’appel — Le juge du procès est‑il tenu d’examiner les questions du consentement et de la capacité séparément lorsqu’elles sont toutes deux en cause? — Les motifs du juge du procès étaient‑ils suffisants? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 265(3) , 273.1 .

                    F et B ont été accusés d’avoir agressé sexuellement la plaignante, âgée de 16 ans, lors d’une fin de semaine de camping. La question au procès était de savoir si la plaignante, qui avait consommé de l’alcool, avait consenti à l’activité sexuelle avec F et B. La plaignante et F ont tous les deux témoigné et présenté des versions diamétralement opposées des faits; B n’a pas témoigné. La Couronne a fait valoir que le témoignage de la plaignante établissait clairement l’incapacité en raison de son état d’ébriété, et aussi que la plaignante n’avait pas donné son accord à l’activité sexuelle. F et B ont soutenu que la plaignante n’était pas crédible et qu’elle n’était pas dans un état d’ébriété aussi avancé qu’elle le prétendait, et qu’elle avait donné son accord à l’activité sexuelle. Le juge du procès a accepté le témoignage de la plaignante et déclaré F et B coupables d’agression sexuelle.

                    F et B ont interjeté appel. La Cour d’appel a rejeté l’argument selon lequel le verdict était déraisonnable, concluant que le témoignage de la plaignante n’était pas manifestement incompatible avec l’incapacité de consentir. Toutefois, la Cour d’appel a conclu que le juge du procès avait omis de cerner les facteurs pertinents devant être pris en compte lorsqu’il s’agit d’évaluer si l’ébriété a privé la plaignante de sa capacité à consentir, et qu’il n’avait pas examiné la question du consentement en premier lieu et séparément de la question de la capacité. Par conséquent, la Cour d’appel a conclu qu’un nouveau procès était nécessaire autant pour F que pour B.

                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est accueilli et les déclarations de culpabilité sont rétablies.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Martin et Kasirer : Le consentement est l’assise sur laquelle sont fondées les règles de droit canadiennes relatives aux agressions sexuelles. La capacité et le consentement sont inextricablement liés puisque le consentement subjectif à une activité sexuelle exige à la fois que la plaignante soit capable de consentir et qu’elle le fasse effectivement. Les juges présidant des procès n’ont aucune obligation d’évaluer ces deux questions séparément ou dans un ordre particulier. En l’espèce, le juge du procès pouvait conclure à la fois que la plaignante était incapable de consentir et qu’elle n’avait pas donné son accord à l’activité sexuelle, et il n’a pas commis d’erreur en abordant ces questions ensemble dans ses motifs.

                    Lorsque la plaignante est incapable de consentir, il ne peut y avoir de conclusion de fait selon laquelle elle a donné son accord volontaire à l’activité sexuelle. Autrement dit, la capacité de consentir est une condition préalable nécessaire — mais insuffisante — au consentement subjectif de la plaignante. Cela se distingue des circonstances où une personne peut donner un consentement subjectif qui n’est pas légalement valable, notamment en raison de la contrainte ou de la fraude. Par conséquent, lorsque le procès porte à la fois sur la question de savoir si la plaignante était capable de consentir et sur celle de savoir si elle a donné son accord à l’activité sexuelle, le juge du procès n’est pas nécessairement tenu de les examiner séparément ou dans un ordre particulier, car l’une comme l’autre porte sur le consentement subjectif de la plaignante à l’activité sexuelle.

                    Il y a deux aspects au concept global de consentement. Le premier aspect est le consentement subjectif, qui concerne les conclusions factuelles concernant la question de savoir si la plaignante a subjectivement et volontairement donné son accord à l’activité sexuelle, et le deuxième aspect exige que le consentement subjectif soit également valide en droit. Le Code criminel  énonce aux par. 265(3) et 273.1(2) une série de facteurs qui vicieront le consentement subjectif. Toutefois, ces facteurs n’empêchent pas qu’il y ait consentement subjectif, mais dénotent plutôt que, même si la plaignante a permis l’activité sexuelle, il existe des circonstances où ce consentement subjectif sera réputé nul et sans effet. La distinction entre empêcher qu’il y ait consentement subjectif et le rendre invalide est importante, et l’argument voulant que l’incapacité vicie le consentement subjectif plutôt qu’elle ne l’empêche doit être rejeté pour trois raisons. Premièrement, le consentement subjectif exige que la plaignante formule en son for intérieur un accord volontaire à l’activité sexuelle, et il s’ensuit logiquement que la plaignante doit être capable de former un tel accord. Deuxièmement, l’incapacité en tant que facteur viciant le consentement serait incompatible avec la structure du Code criminel , puisque l’incapacité prévue à l’al. 273.1(2)b) prive la plaignante de la capacité de formuler un accord subjectif. Troisièmement, la capacité en tant que condition préalable au consentement subjectif assure la certitude parce qu’elle est inextricablement liée à ce qu’exige le consentement subjectif : l’accord volontaire concomitant à l’activité sexuelle.

                    Vu que la capacité est une condition préalable au consentement subjectif, les exigences pour qu’il y ait capacité sont liées à celles pour qu’il y ait consentement subjectif. La capacité à consentir exige que la plaignante soit lucide et capable de comprendre l’acte physique, sa nature sexuelle et l’identité précise de son partenaire, et qu’elle a le choix de se livrer ou non à l’activité sexuelle.

                    Le juge du procès n’a pas commis d’erreur dans son analyse du consentement. Tant la capacité à consentir de la plaignante que son accord à l’activité sexuelle étaient en litige. Le juge du procès pouvait accepter la preuve de l’incapacité et celle de l’absence d’accord de la plaignante à l’activité sexuelle. Les deux conclusions se rapportaient à l’absence de consentement subjectif et n’avaient pas à être conciliées l’une avec l’autre, ni abordées dans un ordre particulier.

                    Les motifs du juge du procès étaient également suffisants. Les motifs de première instance doivent être suffisants autant sur le plan factuel que sur le plan juridique. Sur le plan des faits, les motifs doivent permettre de comprendre ce que le juge du procès a décidé et pourquoi. Pour que les motifs puissent être considérés comme suffisants en droit, il faut que la partie lésée soit capable d’exercer valablement son droit d’appel. Les cours d’appel n’ont pas pour tâche de décortiquer avec finesse les motifs du juge du procès à la recherche d’une erreur, mais plutôt de se demander si les motifs, situés dans leur contexte et pris dans leur ensemble, à la lumière des questions en litige au procès, expliquent ce qu’a décidé le juge du procès et les raisons pour lesquelles il l’a fait d’une façon qui permet un examen efficace en appel.

                    Malgré les indications claires données par la Cour depuis que l’arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, a été rendu il y a 19 ans, les juridictions d’appel continuent de passer au peigne fin le texte des motifs de première instance à la recherche d’une erreur, particulièrement dans des affaires d’agression sexuelle, où des condamnations justifiées rendues à la suite de procès équitables sont annulées non pas sur le fondement d’une erreur juridique, mais sur le fondement d’une analyse détaillée de l’expression imparfaite ou sommaire de la part du juge du procès. Pour avoir gain de cause en appel, l’appelant doit établir l’existence d’une erreur ou d’une entrave à l’examen en appel, et le simple fait de souligner les aspects ambigus de la décision de première instance n’établit ni l’une ni l’autre. Lorsque des ambiguïtés dans les motifs du juge du procès se prêtent à de multiples interprétations, celles qui sont compatibles avec la présomption d’application correcte doivent être préférées à celles qui laissent entrevoir une erreur, car ce n’est que lorsque les ambiguïtés, examinées dans le contexte de l’ensemble du dossier, rendent inintelligible le raisonnement du juge du procès qu’il y a entrave à l’examen en appel.

                    Les conclusions sur la crédibilité que rend un juge du procès commandent une déférence particulière. Bien que le droit exige que des motifs soient exprimés pour de telles conclusions, il reconnaît également que dans notre système de justice, le juge du procès est le juge des faits et bénéficie de l’avantage intangible que lui confère le fait de présider le procès. Souvent, particulièrement dans un cas d’agression sexuelle où le crime est habituellement commis en privé, il n’y a que peu d’éléments de preuve outre le témoignage de la plaignante et celui de l’accusé, et la formulation de motifs relatifs aux conclusions sur la crédibilité peut être plus difficile. De telles conclusions doivent être appréciées en fonction de la présomption d’application correcte du droit, surtout en ce qui concerne le rapport entre fiabilité et crédibilité. Les juridictions d’appel devraient non pas prendre en considération le fait que le juge du procès a expressément utilisé les mots « crédibilité » et « fiabilité », mais plutôt se demander s’il s’est penché sur les facteurs pertinents qui se rapportent à la vraisemblance de la preuve dans le contexte factuel de l’affaire, notamment les préoccupations concernant la véracité et l’exactitude.

                    En l’espèce, la Cour d’appel n’a pas examiné les motifs du juge du procès en fonction d’une interprétation fonctionnelle et contextuelle, mais les a plutôt appréciés sans tenir compte du contexte des questions en litige au procès. Les motifs du juge du procès ne devraient pas être interprétés comme assimilant tout degré d’ébriété à l’incapacité, car c’était plutôt le degré extrême d’ébriété que la plaignante a invoqué lors de son témoignage qui était en cause. De même, le fait que le juge du procès ait fusionné le consentement et la capacité ne révèle ni erreur de droit ni insuffisance des motifs. La capacité n’était pas la seule question en litige au procès, et les motifs du juge du procès peuvent être interprétés comme concluant à la fois que la plaignante était incapable de consentir et qu’elle n’a pas donné son accord à l’activité sexuelle. Ces conclusions ne sont pas contradictoires en droit et le juge du procès pouvait les tirer toutes les deux au vu de la preuve.

                    Les juges Brown et Rowe : Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que la capacité à consentir devrait être considérée comme une condition préalable au consentement au sens de l’art. 273.1  du Code criminel , et qu’il est possible de conclure qu’une plaignante n’avait pas la capacité de consentir tout en étant capable de refuser de consentir. Il y a aussi accord avec une bonne part de la recension que font les juges majoritaires des règles de droit applicables à l’examen en appel de la suffisance des motifs, mais désaccord quant à la suffisance des motifs du juge du procès en l’espèce en ce qui a trait à la capacité de consentir de la plaignante. Toutefois, la preuve démontrant que la plaignante n’a pas consenti est accablante et la disposition réparatrice devrait s’appliquer.

                    Bien que les motifs du juge du procès n’aient pas à être parfaits, l’examen rigoureux de ceux‑ci n’est pas incompatible avec les balises établies dans l’arrêt Sheppard. Une cour d’appel ne s’acquittera pas de son rôle en parcourant en diagonale les motifs du jugement de première instance, mais plutôt en les lisant et les examinant afin de constater si, eu égard à la preuve et aux arguments présentés au procès, le juge du procès a ou non discerné et tranché les points litigieux de manière à expliquer le verdict à l’accusé, à rendre compte au public et à permettre un examen valable en appel. Il est inexact d’affirmer que les motifs sont suffisants même lorsque les ambiguïtés qui s’y trouvent laissent place à la possibilité que le juge a peut‑être commis une erreur, et la présomption selon laquelle le juge du procès connaît le droit n’écarte pas l’obligation du tribunal chargé de l’examen en appel d’exiger que les motifs de première instance, lus conjointement avec le dossier, montrent que le droit a été correctement appliqué dans un cas donné.

                    En l’espèce, les motifs du juge du procès montrent clairement qu’il a prononcé une déclaration de culpabilité sur le seul fondement de l’incapacité, mais ils ne précisent pas quelle norme il a appliquée pour décider que la plaignante était incapable de consentir. Bien qu’une conclusion d’incapacité était possible au vu de la preuve, celle‑ci pourrait aussi fonder la conclusion selon laquelle la plaignante avait la capacité cognitive de consentir tout au long de l’interaction, et le juge du procès devait absolument être convaincu que la plaignante était en état d’ébriété à un point tel qu’il lui était impossible de donner un consentement afin de déclarer F et B coupables sur ce fondement. Toutefois, compte tenu de la preuve accablante démontrant que la plaignante n’a pas consenti, aucun autre verdict n’était possible.

                    La juge Côté (dissidente) : Il y a accord avec les juges Brown et Rowe quant aux règles de droit applicables à l’examen en appel de la suffisance des motifs, et quant au fait que le juge du procès a erré en déclarant F et B coupables au motif que la plaignante était incapable de consentir, sans expliquer quelle norme l’a mené à conclure à cette incapacité ni de quelle façon cette norme s’appliquait au témoignage de la plaignante. Toutefois, puisque la crédibilité était la question centrale du procès et que la preuve à charge n’était pas par ailleurs accablante, il n’y a pas lieu en l’espèce d’appliquer la disposition réparatrice. Le pourvoi devrait donc être rejeté, et l’ordonnance de la Cour d’appel exigeant la tenue d’un nouveau procès devrait être confirmée.

                    Selon l’alinéa 273.1(2) b) du Code criminel , l’incapacité est une circonstance qui peut vicier le consentement apparent de la plaignante. Bien que le cadre à adopter pour l’analyse du consentement à l’activité sexuelle ait été succinctement énoncé dans l’arrêt R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346, c’est le Code criminel  qui requiert une analyse en deux étapes pour établir l’existence du consentement à l’activité sexuelle. La première étape du cadre d’analyse législatif consiste à établir si la plaignante a volontairement donné son accord à l’activité sexuelle (par. 273.1(1)), ou si un doute raisonnable est soulevé à cet égard. Dans l’affirmative, le tribunal doit alors passer à la seconde étape et vérifier si cet accord a été obtenu dans des circonstances viciant ce consentement (par. 265(3) et 273.1(2)). En l’espèce, le juge du procès n’a pas suivi cette démarche, commettant ainsi une erreur de droit.

                    Même s’il faut présumer que les juges de première instance connaissent les principales règles de droit qu’ils appliquent de façon régulière, leurs verdicts doivent reposer sur un fondement intelligible. L’affirmation du juge du procès en l’espèce portant que l’al. 273.1(2)b) s’applique aux cas où la plaignante est en état d’ébriété donne à penser que n’importe quel degré d’ébriété suffirait à vicier le consentement, et on ne peut exclure que le juge du procès se soit fondé sur cette croyance pour conclure à l’absence de consentement. Bien qu’il ne soit pas erroné d’énoncer dans un ordre plutôt qu’un autre les conclusions d’incapacité ou de non‑consentement, l’absence d’analyse visant à appuyer l’affirmation conclusive du juge du procès ne peut servir de fondement à un véritable examen en appel. De plus, on ne saurait dire que l’erreur du juge du procès est si mineure, si dépourvue de lien avec la question au cœur du procès ou si manifestement dépourvue d’un effet préjudiciable qu’un juge raisonnable n’aurait pu rendre un verdict différent si l’erreur n’avait pas été commise. L’incapacité de la plaignante était une question en litige au procès, et l’acceptation de son témoignage comme étant crédible ne suffit pas à fonder une déclaration de culpabilité. Par conséquent, la disposition réparatrice ne devrait pas être appliquée.

Jurisprudence

Citée par la juge Karakatsanis

                    Arrêt expliqué : R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346; arrêt examiné : R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; arrêts mentionnés : R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440; R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3; R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371; R. c. Lutoslawski, 2010 ONCA 207, 260 O.A.C. 161; R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714; R. c. Paice, 2005 CSC 22, [2005] 1 R.C.S. 339; Saint‑Laurent c. Hétu, [1994] R.J.Q. 69; R. c. G.C., 2010 ONCA 451, 266 O.A.C. 299; R. c. Snelgrove, 2019 CSC 16, [2019] 2 R.C.S. 98; R. c. Al‑Rawi, 2018 NSCA 10, 359 C.C.C. (3d) 237; R. c. Daigle (1997), 127 C.C.C. (3d) 130, conf. par [1998] 1 R.C.S. 1220; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129; R. c. Dinardo, 2008 CSC 24, [2008] 1 R.C.S. 788; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; R. c. Laboucan, 2010 CSC 12, [2010] 1 R.C.S. 397; R. c. Vuradin, 2013 CSC 38, [2013] 2 R.C.S. 639; R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000; R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405; R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656; R. c. McMaster, [1996] 1 R.C.S. 740; R. c. Langan, 2020 CSC 33, [2020] 3 R.C.S. 499, inf. 2019 BCCA 467, 383 C.C.C. (3d) 516; R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, [2008] 1 R.C.S. 592; R. c. Morrissey (1995), 22 O.R. (3d) 514; R. c. Kishayinew, 2020 CSC 34, [2020] 3 R.S.C. 502, inf. 2019 SKCA 127, 382 C.C.C. (3d) 560; R. c. Slatter, 2020 CSC 36, [2020] 3 R.C.S. inf. 2019 ONCA 807, 148 O.R. (3d) 81; R. c. H.C., 2009 ONCA 56, 244 O.A.C. 288; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689; R. c. Mehari, 2020 CSC 40, [2020] 3 R.C.S. 792; R. c. Howe (2005), 192 C.C.C. (3d) 480; R. c. Kiss, 2018 ONCA 184; R. c. Wanihadie, 2019 ABCA 402, 99 Alta. L.R. (6th) 56; R. c. J.M.S., 2020 NSCA 71; R. c. C.A.M., 2017 MBCA 70, 354 C.C.C. (3d) 100; R. c. K.P., 2019 NLCA 37, 376 C.C.C. (3d) 460; R. c. Aird (A.), 2013 ONCA 447, 307 O.A.C. 183; R. c. Gravesande, 2015 ONCA 774, 128 O.R. (3d) 111; R. c. Willis, 2019 NSCA 64, 379 C.C.C. (3d) 30; R. c. Roth, 2020 BCCA 240, 66 C.R. (7th) 107.

Citée par les juges Brown et Rowe

                    Arrêts mentionnés : R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; R. c. Dinardo, 2008 CSC 24, [2008] 1 R.C.S. 788; R. c. Vuradin, 2013 CSC 38, [2013] 2 R.C.S. 639; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    R. c. L.K.W. (1999), 126 O.A.C. 39; R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656; R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346; R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Perkins (T.), 2016 ONCA 588, 352 O.A.C. 149; R. c. Raghunauth (G.) (2005), 203 O.A.C. 54.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 265 , 273.1 , 686(1) b)(iii).

Doctrine et autres documents cités

Benedet, Janine, and Isabel Grant. « Hearing the Sexual Assault Complaints of Women with Mental Disabilities : Consent, Capacity, and Mistaken Belief » (2007), 52 R.D. McGill 243.

Black’s Law Dictionary, 11th ed. by Bryan A. Garner, St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2019, « credibility ».

Ferguson, Gerry A., and Michael R. Dambrot. CRIMJI : Canadian Criminal Jury Instructions, 4th ed., Vancouver, Continuing Legal Education Society of British Columbia, 2005 (loose‑leaf updated November 2019).

McWilliams’ Canadian Criminal Evidence, vol. 3, 5th ed. by S. Casey Hill, David M. Tanovich and Louis P. Strezos, eds., Toronto, Thomson Reuters, 2019 (loose‑leaf updated 2020, release 4).

Sharpe, Robert J. Good Judgment : Making Judicial Decisions, Toronto, University of Toronto Press, 2018.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Watt, Pardu et Nordheimer), 2019 ONCA 493, 146 O.R. (3d) 289, 378 C.C.C. (3d) 518, 55 C.R. (7th) 437, [2019] O.J. No. 3106 (QL), 2019 CarswellOnt 9555 (WL Can.), qui a annulé les déclarations de culpabilité pour agression sexuelle inscrites par le juge Koke, 2016 ONSC 3465, [2016] O.J. No. 4256 (QL), 2016 CarswellOnt 12943 (WL Can.), et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.

                    Philippe Cowle, pour l’appelante.

                    Alison Craig et Riaz Sayani, pour les intimés.

                    Peter Sankoff, pour l’intervenante.

                    Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Martin et Kasirer rendu par

[1]                              La juge Karakatsanis — Le consentement est l’assise sur laquelle sont fondées les règles de droit canadiennes relatives aux agressions sexuelles. Depuis des décennies, la Cour reconnaît que « [l]e pouvoir de l’individu de décider qui peut toucher son corps et de quelle façon est un aspect fondamental de la dignité et de l’autonomie de l’être humain » : R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 28. Par conséquent, le consentement est soigneusement circonscrit et ses contours sont jalousement protégés. Il est maintenant incontestable que le consentement est un état d’esprit subjectif, entièrement personnel à la plaignante[1]. Le consentement implicite n’a pas sa place au Canada, et l’éventail des croyances erronées qu’un accusé peut légalement avoir au sujet du consentement de la plaignante est strictement limité par le Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 .

[2]                              Le présent pourvoi donne à la Cour l’occasion de préciser le rapport entre le consentement et la capacité de donner un consentement. À mon avis, la capacité et le consentement sont inextricablement liés. Le consentement subjectif à une activité sexuelle exige à la fois que la plaignante soit capable de consentir et qu’elle le fasse effectivement.

[3]                              Les intimés sont d’un autre avis, et soutiennent que l’incapacité est un facteur viciant le consentement subjectif qui le rend nul et sans effet. Ils font donc valoir que le juge du procès a commis une erreur en fusionnant son évaluation du consentement et celle de la capacité et en omettant d’évaluer le consentement subjectif en premier lieu et séparément de la capacité à consentir.

[4]                              Je ne suis pas de cet avis. Ce n’est que dans le cas où il y a eu consentement subjectif, ou s’il existe un doute raisonnable concernant celui‑ci, que le juge des faits doit pousser plus loin l’analyse et se demander si le consentement a été par ailleurs vicié. La question du vice du consentement n’était pas en cause dans la présente affaire; la seule question à trancher était de savoir si la plaignante avait subjectivement consenti. La Couronne a soutenu qu’il n’y avait pas eu consentement subjectif pour deux raisons : la plaignante était incapable de consentir et elle n’a pas donné son accord à l’activité sexuelle. Le juge du procès n’avait aucune obligation d’évaluer ces deux questions séparément ou dans un ordre particulier.

[5]                              Le juge du procès n’a pas non plus commis une erreur en omettant d’examiner la jurisprudence portant sur les situations où l’état d’ébriété donne lieu à une incapacité de consentir. De l’avis de la Cour d’appel, les motifs du juge du procès pouvaient être interprétés comme assimilant tout degré d’ébriété à l’incapacité de consentir. Évidemment, cela constituerait une erreur de droit. Cependant, dans le contexte du présent procès, une telle interprétation n’était pas possible. Étant donné que le juge du procès a accepté le témoignage de la plaignante concernant son état d’ébriété extrême, la question de « tout degré d’ébriété » n’était pas en litige. La Cour a toujours répété l’importance d’une interprétation fonctionnelle et contextuelle des motifs du juge du procès. Il incombe aux juridictions d’appel d’établir si la partie lésée comprend ce que le juge du procès a décidé et pourquoi, et si les motifs permettent l’examen en appel. En l’espèce, les motifs du juge du procès étaient suffisants pour répondre à cette fin. Je profiterais également de l’occasion pour décourager la recherche technique d’erreurs et pour réaffirmer l’importance d’aborder les motifs du juge du procès en tenant compte de son rôle et de sa position avantageuse pour tirer des conclusions sur les faits et la crédibilité.

[6]                              Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi de la Couronne et de rétablir les déclarations de culpabilité.

I.               Contexte

[7]                              La plaignante, âgée de 16 ans à l’époque, a pris part à une fin de semaine de camping lors de la fête du Canada en 2013, avec sa famille et des collègues de travail de sa mère. Deux de ces collègues étaient G.F. et R.B., conjoints de fait et intimés dans la présente affaire.

[8]                              Lors de la dernière nuit de cette fin de semaine, les intimés ont eu des rapports sexuels avec la plaignante. La question au procès était de savoir si ceux-ci étaient consensuels. La plaignante et G.F. ont tous les deux témoigné et présenté des versions diamétralement opposées des faits. R.B. n’a pas témoigné.

[9]                              Lors de son témoignage, la plaignante a affirmé avoir bu beaucoup d’alcool tout au long de la soirée, soit de 8 à 10 consommations au total. La quasi‑totalité de cet alcool a été fourni par G.F. La plaignante a dit que G.F. lui donnait de l’alcool pendant que le groupe était assis autour d’un feu de camp. Elle avait la nausée et est allée s’étendre dans la roulotte des intimés, où G.F. a continué de lui donner de l’alcool. Elle a vomi à plusieurs reprises et la dernière chose qu’elle se rappelle avoir faite avant l’agression est d’avoir joué sur son téléphone jusqu’à ce qu’elle finisse par s’évanouir ou s’endormir. Elle s’est réveillée lorsqu’elle a senti que quelqu’un lui retirait ses pantalons et ses sous‑vêtements. Elle a entendu G.F. dire à R.B. de lui faire un cunnilingus, ce que R.B. a fait alors que G.F. maintenait la plaignante en place. G.F. a ensuite introduit son pénis dans le vagin de la plaignante et a dit à celle‑ci de faire un cunnilingus à R.B., ce qu’elle n’a pas fait. La plaignante a affirmé qu’elle se sentait étourdie, en état d’ébriété, effrayée, et a dit à plusieurs reprises aux intimés d’arrêter. G.F. lui a dit de [traduction] « se taire ». Elle n’a pas cherché à obtenir de l’aide parce qu’elle était malade, confuse et qu’elle sentait qu’elle n’avait plus aucun contrôle sur elle‑même. Elle a affirmé qu’elle ne se sentait pas capable de décider de participer ou non. Elle a tenté de les repousser pendant un certain temps, mais s’est lassée et « s’est juste laissée faire ». Elle a fini par perdre connaissance encore une fois. Elle a révélé l’agression à sa tante le lendemain.

[10]                          En revanche, G.F. a affirmé lors de son témoignage que la plaignante n’était pas dans un état d’ébriété avancé. Il a dit qu’il lui avait donné une bière et deux demi‑onces d’alcool quand ils étaient au bord du feu, mais rien dans la roulotte. Il a reconnu que la plaignante avait vomi, mais a affirmé qu’elle lui avait dit qu’elle se sentait [traduction] « bien » après. Il est allé pêcher et lorsqu’il est revenu plus tard ce soir‑là, il a trouvé la plaignante nue dans le lit à côté de R.B. Il a demandé à la plaignante de partir, mais elle a dit vouloir rester. Il a affirmé que la plaignante et R.B. ont commencé à s’embrasser et que la plaignante lui avait permis de frotter sa cuisse. Ils ont ensuite pris part tous les trois à des relations sexuelles consensuelles orales et vaginales. G.F. a affirmé qu’il avait demandé au moins sept fois à la plaignante de lui confirmer qu’elle consentait bel et bien à l’activité sexuelle, ce qu’elle a fait.

[11]                          En résumé, le témoignage de la plaignante dépeignait une fille de 16 ans en état d’ébriété extrêmement avancé qui s’est réveillée alors qu’elle faisait l’objet d’actes sexuels, qui a résisté mais ensuite acquiescé, pensant qu’elle n’avait pas le choix. G.F. a décrit la plaignante comme étant une participante sobre, active et enthousiaste.

A.           Décision de première instance, 2016 ONSC 3465 (le juge Koke)

[12]                          L’avocat de la Couronne a invité le juge du procès à considérer la présente affaire comme une affaire de crédibilité. Il a soutenu que le juge du procès n’avait pas à [traduction] « approfondir la question des degrés d’ébriété par opposition à la sobriété » parce qu’il faisait face à deux options tranchées : accepter le témoignage de la plaignante, qui établirait clairement l’incapacité, ou accepter le témoignage de G.F., qui établirait clairement la capacité. Il a aussi fait valoir que la plaignante n’avait pas donné son accord à l’activité sexuelle.

[13]                          Les intimés ont soutenu que la plaignante n’était pas crédible. Selon eux, elle n’était pas dans un état d’ébriété aussi avancé qu’elle le prétendait et certainement pas au point d’être incapable de consentir. Toutefois, la plupart de leurs observations étaient axées sur l’argument que la plaignante avait donné son accord à l’activité sexuelle.

[14]                          Le juge du procès a accepté le témoignage de la plaignante et déclaré les intimés coupables, concluant que la plaignante [traduction] « n’avait pas consenti à l’activité sexuelle » : par. 52 (CanLII). Il a conclu que le témoignage de la plaignante était intrinsèquement cohérent et corroboré par d’autres éléments de preuve. En revanche, il a conclu que le témoignage de G.F. était « truffé d’incohérences » : par. 54. Après avoir expliqué ces incohérences et rejeté les autres prétentions de la défense, le juge du procès a conclu sa décision, aux par. 71‑73 :

     [traduction] [R.B.] n’a pas témoigné. Je conclus que le témoignage de [G.F.] n’est pas digne de foi. Je n’ai pas de doute raisonnable quant à sa culpabilité ou celle de [R.B.] et à mon avis, le reste de la preuve présentée au procès appuie de façon convaincante la conclusion que [G.F.] et [R.B.] ont forcé [la plaignante] à avoir des relations sexuelles non consensuelles.

     L’alinéa 273.1(2) b) du Code criminel  indique qu’il n’y a pas consentement de la plaignante lorsque celle‑ci est incapable de le former. Cela s’applique aux cas où la plaignante est en état d’ébriété.

     En conséquence, je déclare les deux accusés coupables de l’agression sexuelle qui leur est reprochée.

B.            Décision d’appel, 2019 ONCA 493, 146 O.R. (3d) 289 (la juge Pardu, avec l’appui des juges Watt et Nordheimer)

[15]                          G.F. et R.B. ont interjeté appel à la Cour d’appel de l’Ontario. Dans son mémoire, G.F. faisait valoir que le verdict était déraisonnable car le fait que la plaignante était consciente et se souvenait de l’activité sexuelle démontrait qu’elle était capable de consentir. Le mémoire de R.B. soulevait des moyens d’appel additionnels : celui selon lequel le juge du procès avait commis une erreur en n’ordonnant pas l’annulation du procès, et celui selon lequel le juge du procès avait examiné la preuve de façon inégale.

[16]                          La Cour d’appel a rejeté l’argument de G.F. selon lequel le verdict était déraisonnable, concluant que le fait que la plaignante était consciente et se souvenait de l’activité sexuelle n’était pas [traduction] « manifestement incompatible avec l’incapacité de consentir » (par. 25) et que le juge du procès avait dûment tenu compte de cette preuve. Cependant, elle a conclu qu’un nouveau procès était nécessaire pour des raisons connexes.

[17]                          La Cour d’appel a conclu qu’il y avait deux erreurs connexes dans les motifs du juge du procès. D’abord, il a omis de cerner les facteurs pertinents devant être pris en compte lorsqu’il s’agit d’évaluer si l’ébriété a privé la plaignante de sa capacité à consentir. Ainsi, ses motifs [traduction] « peuvent être interprétés comme assimilant tout degré d’ivresse à l’incapacité » : par. 2. Ensuite, le juge du procès n’a pas examiné la question du consentement en premier lieu et séparément de la question de la capacité.

[18]                          La Cour d’appel a conclu que lorsque la question du consentement et celle de l’incapacité à consentir sont toutes les deux en cause, le juge du procès doit d’abord se demander si la plaignante n’a pas donné de consentement. Ce n’est que si la plaignante a consenti ou s’il y a un doute raisonnable quant à l’absence de consentement que le juge du procès est tenu de se demander si le consentement était vicié par l’incapacité. La Cour d’appel estimait que l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346, exigeait une telle analyse en deux étapes.

[19]                          La Cour d’appel a conclu que le juge du procès n’avait pas suivi cette analyse en deux étapes et qu’il n’était pas clair si celui‑ci avait même examiné la question du consentement séparément de celle de la capacité. Par conséquent, la Cour d’appel a conclu qu’un nouveau procès était nécessaire autant pour G.F. que pour R.B. La Cour ne s’est pas penchée sur les autres moyens d’appel de R.B.

II.            Analyse

[20]                          Le présent pourvoi soulève quatre questions :

1.                       Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans son appréciation du consentement et de la capacité?

2.                       Les motifs du juge du procès étaient‑ils suffisants?

3.                       La Cour d’appel a‑t‑elle manqué aux règles de justice naturelle?

4.                       Les autres arguments de R.B. démontrent‑ils une erreur?

A.           Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans son appréciation du consentement et de la capacité?

[21]                          La première et principale question en l’espèce concerne le rapport entre le consentement et la capacité; il s’agit de savoir si le juge du procès a commis une erreur en examinant ces concepts ensemble dans ses motifs.

[22]                          L’enjeu du procès portait sur la question de savoir si la plaignante a consenti à l’activité sexuelle. La Couronne a soutenu qu’il n’y avait pas eu consentement parce que la plaignante n’avait pas consenti et était incapable de le faire. L’acceptation de l’un de ces arguments établirait l’absence de consentement et donc l’actus reus de l’agression sexuelle. Devant notre Cour, la Couronne fait valoir que le juge du procès n’a pas, par conséquent, commis d’erreur en analysant le consentement et la capacité ensemble dans ses motifs.

[23]                          Les intimés, toutefois, soutiennent que l’incapacité vicie l’accord volontaire de la plaignante à l’activité sexuelle. Par conséquent, le juge du procès devait procéder à l’analyse en deux étapes énoncée dans l’arrêt Hutchinson, d’abord en établissant si la plaignante avait effectivement consenti et en se demandant ensuite, et seulement à ce moment, si ce consentement était vicié par l’incapacité. Selon les intimés, en fusionnant son appréciation du consentement et celle de la capacité dans ses motifs, le juge du procès a commis une erreur car il a omis d’effectuer cette analyse en deux étapes.

[24]                          Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, lorsque la plaignante est incapable de consentir, il ne peut y avoir de conclusion de fait selon laquelle elle a donné son accord volontaire à l’activité sexuelle. Autrement dit, la capacité de consentir est une condition préalable nécessaire — mais insuffisante — au consentement subjectif de la plaignante. Comme je l’expliquerai, cela se distingue des circonstances où une personne peut donner un consentement subjectif qui n’est pas légalement valable, notamment en raison de la contrainte ou de la fraude. Par conséquent, lorsque le procès porte à la fois sur la question de savoir si la plaignante était capable de consentir et sur celle de savoir si elle a donné son accord à l’activité sexuelle, le juge du procès n’est pas nécessairement tenu de les examiner séparément ou dans un ordre particulier, car l’une comme l’autre porte sur le consentement subjectif de la plaignante à l’activité sexuelle.

(1)          Le rôle du consentement dans l’infraction d’agression sexuelle

[25]                          L’actus reus de l’agression sexuelle exige que la Couronne établisse trois éléments : i) les attouchements; ii) d’une nature objectivement sexuelle; iii) auxquels la plaignante n’a pas consenti : Ewanchuk, par. 25; R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293. Les deux premiers éléments sont établis objectivement, tandis que le troisième est subjectif et déterminé par rapport à l’état d’esprit dans lequel se trouvait en son for intérieur la plaignante à l’égard des attouchements : Ewanchuk, par. 25‑26. À l’étape de la mens rea, la Couronne doit prouver que i) l’accusé avait l’intention de se livrer à des attouchements sur la plaignante; et ii) l’accusé savait que la plaignante ne consentait pas, ou il ne se souciait pas de savoir si elle consentait ou non, ou a fait preuve d’aveuglement volontaire à cet égard : Ewanchuk, par. 42. La perception qu’avait l’accusé du consentement est examinée dans le cadre de la mens rea, notamment la défense de la croyance sincère mais erronée au consentement communiqué : R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 90.

[26]                          Le présent pourvoi porte sur le troisième élément de l’actus reus, qui exige l’absence de consentement.

[27]                          Le législateur a prévu une définition générale du consentement en matière d’agression sexuelle, d’agression sexuelle armée ou causant des lésions corporelles et d’agression sexuelle grave, au par. 273.1(1)  du Code criminel  :

      Définition de consentement

 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et du paragraphe 265(3), le consentement consiste, pour l’application des articles 271, 272 et 273, en l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle.

[28]                          Cette définition est assujettie à deux autres dispositions du Code criminel , les par. 273.1(2) et 265(3) :

Restriction de la notion de consentement

273.1 (2) Pour l’application du paragraphe (1), il n’y a pas de consentement du plaignant dans les circonstances suivantes :

a) l’accord est manifesté par des paroles ou par le comportement d’un tiers;

a.1) il est inconscient;

b) il est incapable de le former pour tout autre motif que celui visé à l’alinéa a.1);

c) l’accusé l’incite à l’activité par abus de confiance ou de pouvoir;

d) il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à l’activité;

e) après avoir consenti à l’activité, il manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à la poursuite de celle‑ci.

Consentement

265 (3) Pour l’application du présent article, ne constitue pas un consentement le fait pour le plaignant de se soumettre ou de ne pas résister en raison :

a) soit de l’emploi de la force envers le plaignant ou une autre personne;

b) soit des menaces d’emploi de la force ou de la crainte de cet emploi envers le plaignant ou une autre personne;

c) soit de la fraude;

d) soit de l’exercice de l’autorité.

[29]                          En ce qui concerne tout d’abord le par. 273.1(1), le consentement s’entend de « l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle ». Selon la jurisprudence de la Cour, l’analyse de la question de savoir si la plaignante a consenti ou non est purement subjective, et déterminée par rapport à l’état d’esprit dans lequel se trouvait en son for intérieur la plaignante à l’égard des attouchements, lorsqu’ils ont eu lieu : Ewanchuk, par. 26‑27; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440, par. 34 et 43‑44. À l’étape de l’actus reus, le consentement signifie que, dans son esprit, la plaignante a accepté que les attouchements sexuels aient lieu : Ewanchuk, par. 48; J.A., par. 23; R. c. Park, [1995] 2 R.C.S. 836, par. 16, la juge L’Heureux‑Dubé; Barton, par. 89; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 44. Le consentement nécessite « l’accord volontaire du plaignant à chacun des actes sexuels accomplis à une occasion précise » : J.A., par. 31; voir aussi par. 34. De plus, le consentement n’est pas examiné dans l’abstrait; il doit plutôt se rattacher à l’activité sexuelle. Dans l’arrêt Hutchinson, la Cour a expliqué que « l’activité sexuelle » ne vise que l’acte sexuel, la nature sexuelle de cet acte et l’identité précise du ou des partenaires de la plaignante : par. 54‑57. Par conséquent, pour qu’il y ait consentement, la plaignante doit subjectivement consentir à l’acte, à sa nature sexuelle et à l’identité précise de son ou de ses partenaires : Barton, par. 88.

[30]                          La jurisprudence de la Cour regorge d’un éventail d’expressions pour désigner différents aspects du consentement. Bien que le Code criminel  renvoie simplement au « consentement » (art. 265 et par. 273.1(1)), la Cour a parlé du « véritable consentement » (J.A., par. 36), du « consentement véritable » (R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, par. 127), du « consentement apparent » (Ewanchuk, par. 36; Hutchinson, par. 4) et du « consentement subjectif » (Hutchinson, par. 37).

[31]                          Comme je l’explique plus loin, il y a deux aspects au concept global de consentement, dont l’absence constitue un élément essentiel de l’infraction d’agression sexuelle. Le premier aspect est ce que notre Cour a appelé le « consentement apparent » ou « consentement subjectif » : voir Hutchinson, par. 4 et 37. Il concerne les conclusions factuelles tirées par le juge des faits concernant la question de savoir si la plaignante a subjectivement et volontairement donné son accord à l’activité sexuelle. Si le juge des faits arrive à la conclusion qu’aucun accord de cette nature n’existait, l’actus reus de l’agression sexuelle sera établi.

[32]                          Bien que notre Cour ait déjà utilisé les expressions « consentement subjectif » et « consentement apparent » d’une façon qui semble interchangeable, cette dernière expression n’est pas compatible avec le fait que le consentement commande une appréciation subjective de l’état d’esprit personnel de la plaignante. Les considérations concernant ce qui peut être « apparent » ne sont pas pertinentes, car elles risquent de réintroduire dans le droit canadien relatif aux agressions sexuelles le concept du consentement implicite, rejeté depuis longtemps. Je préfère l’expression « consentement subjectif », qui dépeint de façon plus juste ce qu’exigent le Code criminel  et notre jurisprudence pour que la plaignante donne, dans son esprit, un « accord volontaire [. . .] à l’activité sexuelle ».

[33]                          Si la plaignante n’a pas consenti subjectivement à l’activité (pour quelque raison que ce soit), l’actus reus est alors établi. Toutefois, la présence d’un consentement subjectif, ou d’un doute raisonnable quant à un tel consentement, ne met pas nécessairement fin à l’affaire en donnant lieu à un acquittement. Il y a un deuxième aspect au « consentement » pour les fins de l’actus reus de l’agression sexuelle — le consentement subjectif doit également être valide « en droit » : Ewanchuk, par. 36‑40; voir aussi R. c. Lutoslawski, 2010 ONCA 207, 260 O.A.C. 161, par. 15. Une autre façon de formuler la question est de se demander si le consentement subjectif a été vicié.

[34]                          La question de savoir si le consentement subjectif sera invalide en droit est ultimement une question d’intérêt public. À ce sujet, le droit prévoit que malgré l’accord subjectif de la plaignante, il est possible que celui‑ci ne puisse pas être valide en droit. Parfois, le principe qui prévoit la viciation du consentement provient de la common law[2]. Dans d’autres cas, le principe est prévu par la loi. Dans le contexte d’une agression sexuelle, le Code criminel  énonce aux par. 265(3) et 273.1(2) une série de facteurs qui vicieront le consentement subjectif.

[35]                          Le paragraphe 265(3) indique quatre facteurs qui vicieront le consentement subjectif à une activité sexuelle. Le consentement subjectif ne peut être valide en droit s’il résulte de l’emploi de la force, de menaces d’emploi de la force ou de la crainte de cet emploi, de certains types de fraudes ou de l’exercice de l’autorité : al. 265(3)a) à d). L’alinéa 273.1(2)c) prévoit aussi que le consentement subjectif est vicié lorsque l’accusé incite la plaignante à l’activité sexuelle par abus de confiance ou de pouvoir : Hutchinson, par. 4. Lorsque le consentement subjectif résulte de ces facteurs, la plaignante a été privée du pouvoir de décider qui peut toucher son corps et de quelle façon, et le consentement n’est pas valide en droit : Ewanchuk, par. 28 et 37‑39; Saint‑Laurent c. Hétu, [1994] R.J.Q. 69 (C.A.), le juge Fish.

[36]                          Toutefois, ces facteurs n’empêchent pas qu’il y ait consentement subjectif. Ils dénotent plutôt que, même si la plaignante a permis l’activité sexuelle, il existe des circonstances où ce consentement subjectif sera vicié — c’est‑à‑dire réputé nul et sans effet. La distinction entre empêcher qu’il y ait consentement subjectif et le rendre invalide est peut‑être subtile, mais elle est importante. Un facteur qui empêche qu’il y ait consentement subjectif doit logiquement être lié à ce qu’exige le consentement subjectif. À l’inverse, un facteur qui vicie le consentement subjectif n’a aucun lien avec les conditions du consentement subjectif et doit trouver appui dans des considérations plus larges d’intérêt public, et être justifié par celles‑ci.

[37]                          L’exemple de la fraude met cette distinction en évidence. Selon le type de fraude, il peut y avoir trois conséquences : elle peut empêcher qu’il y ait consentement subjectif, elle peut le vicier, ou elle peut simplement n’avoir aucun lien avec l’analyse juridique du consentement.

[38]                          La fraude qui empêche qu’il y ait consentement subjectif doit être intrinsèquement liée aux conditions du consentement subjectif. Par exemple, le consentement subjectif exige que la plaignante consente à l’identité précise de la personne qui pose l’acte : Hutchinson, par. 57. Si, par suite d’une fraude, la plaignante se livre à une activité sexuelle avec une personne autre que celle avec laquelle elle croit être, il n’y a alors pas de consentement subjectif parce que les conditions du consentement subjectif ne sont pas réunies : Hutchinson, par. 57‑63. Cependant, à l’étape de l’actus reus, une simple erreur a le même effet. Une plaignante ne consent pas à « l’activité sexuelle » lorsqu’elle se livre par erreur à une activité sexuelle avec la mauvaise personne : voir, p. ex., R. c. G.C., 2010 ONCA 451, 266 O.A.C. 299, par. 20‑24.

[39]                          La fraude qui n’est pas liée aux conditions pour qu’il y ait consentement subjectif ne peut pas logiquement empêcher qu’un tel consentement se forme, mais peut le vicier. Par conséquent, l’al. 265(3)c) vise la fraude qui se rapporte à autre chose qu’à « l’activité sexuelle » : Hutchinson, par. 55. Sur le plan de la politique criminelle, toutefois, la fraude qui vicie le consentement est soumise à une norme beaucoup plus exigeante que la fraude qui empêche le consentement. Bien que cette dernière soit interchangeable avec une erreur, la fraude ne viciera le consentement que lorsqu’elle comporte le « caractère répréhensible d’un acte criminel » : Cuerrier, par. 133; voir aussi Hutchinson, par. 42.

[40]                          Si la fraude n’est pas liée aux conditions pour qu’il y ait consentement subjectif et ne comporte pas le caractère répréhensible d’un acte criminel, elle n’aura aucun effet sur l’analyse juridique du consentement. C’est pourquoi le fait de mentir au sujet de questions comme sa profession ou la valeur nette de ses avoirs est peut-être immoral, mais ce n’est pas criminel : Cuerrier, par. 133‑135.

[41]                          La fraude met donc en évidence la distinction entre les facteurs qui empêchent le consentement subjectif, les facteurs qui le vicient et les facteurs qui ne se rapportent pas à l’analyse juridique du consentement. Pour empêcher qu’il y ait consentement subjectif, le facteur doit empêcher qu’une condition relative au consentement subjectif soit respectée. Si tel n’est pas le cas, il ne peut que vicier le consentement, ce qui implique des questions générales de politique en matière de droit criminel sans rapport avec les conditions relatives au consentement subjectif. Si les réponses à ces questions ne justifient pas les lourdes conséquences du droit criminel, alors le facteur ne se rapporte pas à l’analyse juridique du consentement.

[42]                          Les intimés, avec l’appui de l’intervenante, soutiennent que l’incapacité vicie le consentement subjectif plutôt qu’elle ne l’empêche. Je rejette cette affirmation pour trois raisons.

[43]                          D’abord, la capacité doit logiquement être interprétée comme une condition préalable au consentement subjectif. Ce dernier exige que la plaignante formule en son for intérieur un accord volontaire à l’activité sexuelle : J.A., par. 31, 36 et 45; Barton, par. 88. Il s’ensuit naturellement que la plaignante doit être capable de former un tel accord.

[44]                          Ensuite, l’incapacité en tant que facteur viciant le consentement serait incompatible avec la structure du Code criminel . La définition du consentement dans le contexte d’une agression sexuelle, prévue au par. 273.1(1), est donnée « [s]ous réserve » du par. 265(3), qui prévoit les circonstances où les éléments « ne constitue[nt] pas un consentement », et du par. 273.1(2), qui prévoit les circonstances où « il n’y a pas de consentement du plaignant ». Le paragraphe 265(3) énonce uniquement des facteurs viciant le consentement, tandis que le par. 273.1(2) comporte de multiples facettes, qui servent principalement à préciser la définition générale de « consentement » du par. 273.1(1) : J.A., par. 29. Seule la situation prévue à l’al. 273.1(2)c) vicie le consentement, soit celle où le consentement de la plaignante obtenu par abus de confiance ou de pouvoir est présumé invalide en droit : Hutchinson, par. 4; R. c. Snelgrove, 2019 CSC 16, [2019] 2 R.C.S. 98, par. 3‑4. Les autres facteurs indiqués au par. 273.1(2) semblent préciser ce qu’exige le consentement subjectif. On ne saurait affirmer que la plaignante qui manifeste l’absence d’accord a subjectivement consenti : al. 273.1(2)d) et e). De même, il n’y a aucun consentement subjectif susceptible d’être vicié si l’accord provient d’un tiers : al. 273.1(2)a). Dans l’arrêt J.A., notre Cour, lorsqu’elle a établi que l’accord doit être concomitant aux attouchements, a rejeté la thèse selon laquelle l’inconscience, qui est maintenant prévue à l’al. 273.1(2)a.1), vicie le consentement : par. 33. À mon avis, l’incapacité visée à l’al. 273.1(2)b) est une autre disposition apportant des précisions. Comme l’inconscience, l’incapacité prive la plaignante de la capacité de formuler un accord subjectif : J.A., par. 33. La plaignante privée de sa capacité ne peut donner un accord volontaire à l’activité sexuelle et ne peut donc pas donner un consentement subjectif.

[45]                          La troisième et dernière raison provient du besoin de certitude en droit criminel. La capacité en tant que condition préalable au consentement subjectif assure cette certitude parce qu’elle est inextricablement liée à ce qu’exige le consentement subjectif : l’accord volontaire concomitant à l’activité sexuelle. La capacité à consentir exige que la plaignante soit capable de comprendre ce qui est nécessaire pour qu’il y ait consentement subjectif — ni plus, ni moins.

[46]                          Inversement, l’incapacité en tant que facteur viciant le consentement serait accompagnée d’une série d’incertitudes. Sans lien avec les conditions pour qu’il y ait consentement, l’appréciation de l’incapacité devrait mener à la conclusion que, même si la plaignante a donné son accord volontaire à l’activité sexuelle, à un certain moment son processus décisionnel était si affaibli que le consentement subjectif n’était plus valide. Cela apporterait beaucoup d’incertitude à la tâche d’établir l’actus reus de l’agression sexuelle; l’outil brut du droit criminel n’est pas adapté à la délicate tâche de déterminer à quel moment la plaignante a fait un choix libre et volontaire alors que ses capacités étaient affaiblies. D’autres difficultés et incertitudes pourraient survenir à l’étape de la mens rea lorsqu’il faudrait évaluer si l’accusé était conscient du fait que le processus décisionnel de la plaignante était affaibli.

[47]                          Pour ces motifs, la capacité de consentir doit être une condition préalable au consentement subjectif. Il ne s’agit pas d’une question de viciation. Si la Couronne prouve hors de tout doute raisonnable que la plaignante n’était pas capable de donner son consentement ou n’a pas donné son accord à l’activité sexuelle, elle a alors prouvé l’absence de consentement subjectif et l’actus reus est établi.

[48]                          Malgré ces raisons pour lesquelles la capacité à consentir doit être considérée comme une condition préalable au consentement subjectif, la Cour d’appel, comme les intimés et l’intervenante, considère que l’incapacité est un facteur viciant le consentement. Ainsi, ils se sont fondés sur l’arrêt Hutchinson pour affirmer que le juge du procès doit se demander si la plaignante a donné un consentement subjectif en premier lieu et séparément de la question de la capacité de la plaignante à consentir. Plus précisément, ils ont interprété le par. 4 de l’arrêt Hutchinson comme énonçant une « analyse en deux étapes » que doit suivre le juge du procès.

[49]                          Le paragraphe 4 de l’arrêt Hutchinson ne se rapporte aucunement à l’incapacité. Il se lit comme suit :

     Le Code criminel  établit une analyse en deux étapes pour décider s’il y a eu consentement à une activité sexuelle. La première étape consiste à déterminer si la preuve démontre l’absence d’« accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle » aux termes du par. 273.1(1). Si le plaignant a consenti, ou encore si son comportement fait naître un doute raisonnable quant à l’absence de consentement, il faut passer à la seconde étape et se demander s’il existe des circonstances ayant pu vicier le consentement apparent. Le paragraphe 265(3) énumère une série de situations dans lesquelles le droit considère qu’il y a eu absence de consentement, et ce, malgré la participation ou le consentement apparent du plaignant : Ewanchuk, par. 36. Le paragraphe 273.1(2) dresse une autre liste de situations où il y a absence de consentement. Par exemple, il ne saurait y avoir eu consentement dans les cas où celui‑ci a été obtenu par la contrainte (al. 265(3)a) et b)), la fraude (al. 265(3)c)) ou encore un abus de confiance ou de pouvoir (al. 265(3)d) et 273.1(2)c)).

[50]                          Ce paragraphe introductif ne contient aucun énoncé de droit nouveau ou controversé. La séquence du consentement subjectif (« consentement apparent », selon la formulation utilisée dans l’arrêt Hutchinson) et de la validité du consentement subjectif en droit a toujours constitué le fondement de la common law en matière d’agression et a été reprise dans le Code criminel  : R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714, p. 731‑732. Le paragraphe 4 de l’arrêt Hutchinson ne fait que résumer le processus que « [l]e Code criminel  établit ». Ce n’est rien de plus qu’une description concise des deux aspects du consentement lorsqu’il est question à la fois du consentement subjectif et du consentement valide. L’arrêt Hutchinson portait sur la question de savoir si la fraude consistant à saboter un condom était liée à « l’activité sexuelle » de sorte qu’il n’y a pas eu de consentement subjectif — ou si elle viciait le consentement. Cet arrêt n’a rien à voir avec l’incapacité, ne procède pas à l’analyse de la question et ne laisse pas entendre que l’incapacité de consentir doit être considérée comme un facteur viciant le consentement.

[51]                          De plus, l’arrêt Hutchinson n’exige pas que les différents aspects du consentement subjectif soient examinés dans un ordre rigoureux. Bien qu’en toute logique, une plaignante doive être capable de consentir pour qu’il soit possible de conclure dans les faits qu’elle a consenti, un juge du procès peut être saisi d’éléments de preuve indiquant que la plaignante était incapable de consentir et qu’elle n’a pas non plus donné son accord à l’activité sexuelle, et l’une ou l’autre de ces conclusions établira l’absence de consentement subjectif. Même si dans certains cas, il peut être plus respectueux à l’égard de la dignité de la plaignante de se pencher d’abord sur la question de savoir si elle a donné son accord à l’activité sexuelle (voir J. Benedet et I. Grant, « Hearing the Sexual Assault Complaints of Women with Mental Disabilities : Consent, Capacity, and Mistaken Belief » (2007), 52 R.D. McGill 243, p. 270), aucune exigence stricte n’oblige le juge du procès à examiner un aspect avant ou après l’autre.

[52]                          De même, il ne faut pas considérer l’arrêt Hutchinson comme imposant au juge des faits un ordre strict des opérations lorsqu’il examine la question du consentement subjectif et celle de la validité du consentement en droit. Bien qu’il soit habituellement logique au sens analytique d’aborder en premier lieu le consentement subjectif et ensuite la validité du consentement en droit, le juge du procès ne commettra pas nécessairement une erreur s’il ne suit pas cet ordre. Il peut y avoir une preuve claire que le consentement subjectif est vicié. Par exemple, si une plaignante a été contrainte de se livrer à une activité sexuelle par des menaces de violence, on peut difficilement qualifier d’erreur susceptible de révision le fait que le juge du procès conclue qu’il ne pouvait y avoir de consentement valide en droit, même s’il y avait consentement subjectif.

[53]                          Bref, pour conclure à l’existence d’un consentement subjectif, il faut que la plaignante ait été capable de consentir et qu’elle ait donné son accord à l’activité sexuelle. Une conclusion selon laquelle la plaignante était incapable de consentir ou n’a pas donné son accord à l’activité sexuelle établira l’absence de consentement subjectif. Il n’est pas nécessaire que ces deux aspects du consentement subjectif soient examinés dans un ordre strict. Ce n’est que si le consentement subjectif existe, ou s’il y a un doute raisonnable quant à celui‑ci, que le juge des faits doit aller plus loin et chercher à savoir si ce consentement était vicié.

[54]                          La question de savoir si la plaignante avait la capacité de consentir ne sera pas toujours en litige, pas plus que celle de savoir si le consentement subjectif était vicié. De telles questions sont tributaires des faits et du contexte propres à chaque cas.

(2)          Les quatre exigences pour qu’il y ait capacité

[55]                          Vu que la capacité est une condition préalable au consentement subjectif, les exigences pour qu’il y ait capacité sont liées à celles pour qu’il y ait consentement subjectif en tant que tel. Étant donné que le consentement subjectif doit être lié à l’activité sexuelle, la capacité à consentir exige que la plaignante soit lucide et capable de comprendre chaque élément de l’activité sexuelle : l’acte physique, sa nature sexuelle et l’identité précise de son partenaire : Barton, par. 88; Hutchinson, par. 54‑57.

[56]                          Il existe une autre exigence. Parce que le consentement subjectif exige un « accord volontaire », la plaignante doit être capable de comprendre qu’elle a le choix de se livrer ou non à l’activité sexuelle : Code criminel , par. 273.1(1) . À tout le moins, l’accord volontaire exigerait que la plaignante exerce le choix de se livrer à l’activité sexuelle. Dans ce sens précis, afin de donner son accord volontaire à l’activité sexuelle, la plaignante doit comprendre qu’elle peut dire « non ». Dans l’arrêt J.A., la Cour a conclu que le consentement exige que la plaignante soit « lucide » au moment des attouchements, qu’elle soit en mesure d’évaluer chaque acte sexuel et de choisir d’y consentir ou non : par. 36 et 43‑44. Par conséquent, une plaignante inconsciente ne peut pas donner de consentement concomitant. Il s’ensuit que lorsque la plaignante est incapable de comprendre qu’elle a le choix de se livrer à l’activité ou de refuser de s’y livrer, elle est incapable de consentir. En conséquence, la plaignante qui est incapable de dire non, ou qui croit qu’elle n’a pas le choix, n’est pas capable de formuler un consentement subjectif : voir R. c. Al‑Rawi, 2018 NSCA 10, 359 C.C.C. (3d) 237, par. 60, citant R. c. Daigle (1997), 127 C.C.C. (3d) 130 (C.A. Qc), conf. par [1998] 1 R.C.S. 1220.

[57]                          En résumé, pour que la plaignante soit capable de donner un consentement subjectif à l’activité sexuelle, elle doit être capable de comprendre quatre choses :

1.      l’acte physique;

2.      le fait que l’acte est de nature sexuelle;

3.      l’identité précise de son ou ses partenaires; et

4.      le fait qu’elle peut refuser de participer à l’activité sexuelle.

[58]                          La plaignante ne sera en mesure de donner un consentement subjectif que si elle est capable de comprendre ces quatre facteurs. Si la Couronne prouve l’absence d’un seul facteur hors de tout doute raisonnable, alors la plaignante est incapable de donner un consentement subjectif et l’absence de consentement est établie à l’étape de l’actus reus. Il ne serait pas nécessaire d’examiner la question de la validité du consentement en droit, puisqu’il n’y aurait aucun consentement subjectif pouvant être vicié.

(3)          Application

[59]                          S’appuyant sur leur argument portant que l’incapacité est un facteur viciant le consentement et sur leur compréhension de l’arrêt Hutchinson, les intimés soutiennent que le juge du procès a commis une erreur en omettant de se pencher sur les questions du consentement et de la capacité séparément et dans l’ordre indiqué. Comme je l’ai expliqué, je n’accepte aucune de ces affirmations. Je ne puis non plus convenir que le juge du procès a commis une erreur dans son analyse du consentement dans la présente affaire.

[60]                          Tant la capacité à consentir de la plaignante que son accord à l’activité sexuelle étaient en litige en l’espèce. Le juge des faits s’est vu présenter une preuve d’incapacité à consentir. Fait à noter, la plaignante a affirmé avoir bu beaucoup d’alcool tout au long de la soirée, avoir été inconsciente lorsque l’activité sexuelle a commencé et, bien qu’elle ait résisté brièvement, avoir cédé car elle croyait qu’elle n’avait pas le choix. Le juge du procès s’est aussi vu présenter une preuve que la plaignante n’avait pas donné son accord à l’activité sexuelle, puisqu’elle a affirmé au procès qu’elle avait tenté de repousser les intimés et leur avait dit à plusieurs reprises d’arrêter. Le juge du procès pouvait accepter la preuve de l’incapacité et celle de l’absence d’accord de la plaignante à l’activité sexuelle. L’arrêt Hutchinson n’exigeait pas que ces questions soient abordées séparément ou dans un ordre particulier.

[61]                          Les intimés ont soutenu devant notre Cour, comme ils l’ont fait devant la Cour d’appel, que l’erreur du juge du procès ne se limitait pas au fait qu’il a fusionné son appréciation du consentement et celle de la capacité — selon eux, le juge du procès ne pouvait pas conclure à la fois que la plaignante était incapable de consentir et qu’elle n’avait pas donné son accord à l’activité sexuelle. Ils font valoir que ces conclusions sont [traduction] « mutuellement exclusives » et qu’une plaignante qui est incapable de consentir n’est pas capable de refuser son accord à l’activité sexuelle. Je ne suis pas de cet avis pour deux raisons.

[62]                          Premièrement, je ne suis pas convaincue que ces conclusions sont mutuellement exclusives sur le plan théorique. À mon avis, la capacité de consentir exige un plus grand degré de compréhension que la capacité de refuser de consentir. Comme nous l’avons vu, la capacité de consentir est une évaluation cumulative, qui exige le degré de compréhension nécessaire pour apprécier toutes les conditions du consentement subjectif. Si la plaignante n’est pas en mesure de comprendre l’une de ces conditions, alors elle est incapable de consentir. Inversement, la capacité de refuser de consentir exige nécessairement un degré moindre de compréhension vu que cette capacité est établie par la capacité de la plaignante à comprendre n’importe lequel des facteurs nécessaires. Par exemple, si la plaignante est incapable de comprendre la nature sexuelle des attouchements proposés, mais sait qu’elle ne veut pas être touchée, alors elle est capable de refuser de consentir malgré qu’elle soit incapable de consentir.

[63]                          Deuxièmement, le fait que le consentement doit exister tout au long d’une relation fournit une raison supplémentaire pour laquelle l’argument des intimés doit être écarté en pratique. La plaignante doit consentir spécifiquement à chacun des actes sexuels : J.A., par. 34; Code criminel , al. 273.1(2) e). Aucune raison ne justifie qu’une seule conclusion de consentement, d’absence de consentement ou d’incapacité vise toute la durée de l’activité sexuelle. La présente affaire en est un exemple. Selon les conclusions du juge du procès, l’activité sexuelle a commencé alors que la plaignante était inconsciente — preuve d’incapacité. Comme l’activité se poursuivait, la plaignante a résisté et dit aux intimés d’arrêter — preuve qu’elle a expressément refusé de se livrer à l’activité sexuelle. Lorsque les intimés ont ignoré cette résistance et ces demandes, la plaignante, dans son état de confusion et d’ébriété, a acquiescé, croyant qu’elle n’avait pas le choix — encore une fois, preuve d’incapacité.

[64]                          En conséquence, le juge du procès pouvait conclure à la fois que la plaignante était incapable de consentir et qu’elle n’avait pas donné son accord à l’activité sexuelle. Dans le contexte de la présente affaire, le juge du procès n’a pas commis d’erreur en abordant ces questions ensemble dans ses motifs. Les deux conclusions se rapportaient à l’absence de consentement subjectif, établissant ainsi le dernier élément de l’actus reus. Elles n’avaient pas à être conciliées l’une avec l’autre, ni abordées dans un ordre particulier.

[65]                          Finalement, je rejette l’argument des intimés portant que le fait que la plaignante se souvenait bien de l’activité sexuelle démentait sa prétention selon laquelle elle était incapable de consentir. On ne peut trancher la question de l’incapacité en se demandant si la plaignante se souvient des faits ou non. La question ultime de la capacité doit reposer sur la nature subjective du consentement. Il ne s’agit pas de savoir si la plaignante se souvenait de l’agression, si elle avait conservé ses habiletés motrices ou si elle était capable de marcher ou de parler; il faut se demander si la plaignante comprenait l’activité sexuelle et si elle comprenait qu’elle pouvait refuser d’y prendre part.

B.            Les motifs du juge du procès étaient‑ils suffisants?

[66]                          La Cour d’appel a cerné deux préoccupations concernant la suffisance des motifs du juge du procès. D’abord, ceux‑ci [traduction] « peuvent être interprétés comme assimilant tout degré d’ivresse à l’incapacité de consentir ». Ensuite, il n’était pas clair si le juge du procès avait conclu que la plaignante n’avait pas consenti, sans égard à la capacité.

[67]                          Comme je l’explique plus loin, je ne suis pas de cet avis. Dans le contexte de la présente affaire, les motifs du juge du procès étaient suffisants. Les motifs qu’il a exposés ne peuvent être assujettis à une norme abstraite étrangère à la réalité de l’affaire dont il est saisi. Toutes les parties ont reconnu au procès que le témoignage de la plaignante, s’il était accepté, établissait l’incapacité. Le juge du procès a accepté ce témoignage, et l’incapacité a clairement été établie. De même, toutes les parties ont reconnu que le consentement factuel était en jeu. La plaignante a affirmé qu’elle n’avait pas consenti, qu’elle avait dit à plusieurs reprises aux intimés d’arrêter et qu’elle s’était fait dire de se taire. Le juge du procès a accepté ce témoignage, et l’absence d’accord à l’activité sexuelle a clairement été établie.

(1)          Examen en appel des motifs de première instance

[68]                          L’importance des motifs de première instance ne doit pas être sous‑estimée. C’est en rendant des décisions motivées que les juges s’acquittent de leur obligation de rendre compte à la population, assurent la transparence du processus décisionnel et permettent tant aux membres du public qu’aux parties de constater que justice a été rendue dans un cas donné : R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 15, 42 et 55; R. J. Sharpe, Good Judgment : Making Judicial Decisions (2018), p. 134. Cependant, dans l’arrêt Sheppard, la Cour a souligné que, aux fins d’examen en appel, « l’obligation d’exposer des motifs est dictée par les circonstances de l’affaire plutôt que par des notions abstraites de responsabilité judiciaire » : par. 42. En appel, il s’agit de savoir s’il y a erreur susceptible de révision. Ce qui est exigé, c’est que les motifs soient suffisants dans le contexte de l’affaire sur laquelle ils portent.

[69]                          La Cour a souligné invariablement et à maintes reprises l’importance d’une interprétation fonctionnelle et contextuelle des motifs du juge du procès lorsqu’une partie soutient que ces motifs sont insuffisants : Sheppard, par. 28‑33 et 53; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, par. 19; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129, par. 101; R. c. Dinardo, 2008 CSC 24, [2008] 1 R.C.S. 788, par. 25; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 15; R. c. Laboucan, 2010 CSC 12, [2010] 1 R.C.S. 397, par. 16; R. c. Vuradin, 2013 CSC 38, [2013] 2 R.C.S. 639, par. 10, 15 et 19; R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000, par. 15; R. c. Chung, 2020 CSC 8, [2020] 1 R.C.S. 405, par. 13 et 33. Les juridictions d’appel ne doivent pas décortiquer avec finesse les motifs du juge du procès à la recherche d’une erreur : Chung, par. 13 et 33. Leur tâche est beaucoup plus retreinte : elles doivent se demander si les motifs, situés dans leur contexte et pris dans leur ensemble, à la lumière des questions en litige au procès, expliquent ce qu’a décidé le juge du procès et les raisons pour lesquelles il l’a fait d’une façon qui permet un examen efficace en appel. Comme l’a écrit la juge en chef McLachlin dans l’arrêt R.E.M., « [i]l doit être possible de discerner les raisons qui fondent la décision du juge, dans le contexte de la preuve présentée, des observations des avocats et du déroulement du procès » : par. 17. Et comme l’a indiqué la juge Charron dans l’arrêt Dinardo, « pour déterminer si les motifs sont suffisants, il faut se demander s’ils répondent aux questions en litige » : par. 31.

[70]                          La Cour a aussi mis l’accent sur l’importance d’examiner le dossier lorsqu’il s’agit de déterminer si les motifs du juge du procès sont suffisants. Il en est ainsi parce que les « mauvais motifs » ne constituent pas un moyen d’appel indépendant. Si les motifs de première instance n’expliquent pas le « résultat » et le « pourquoi », mais que les réponses à ces questions ressortent clairement du dossier, il n’y aura pas d’erreur : R.E.M., par. 38‑40; Sheppard, par. 46 et 55.

[71]                          Les motifs doivent être suffisants autant sur le plan factuel que sur le plan juridique. Sur le plan des faits, les motifs doivent permettre de comprendre ce que le juge du procès a décidé et pourquoi : Sheppard, par. 55. Il s’agit habituellement d’un critère très peu exigeant, particulièrement compte tenu de la possibilité d’examiner le dossier. Même si le juge du procès s’est mal exprimé, la cour d’appel qui comprend le « résultat » et le « pourquoi » à partir du dossier peut expliquer le fondement factuel de la conclusion à la partie lésée : par. 52. Il est très rare que ni la partie lésée ni la cour d’appel ne pourra comprendre le fondement factuel des conclusions du juge du procès : par. 50 et 52.

[72]                          Tel était le cas dans l’affaire Sheppard. Les motifs du juge du procès à l’appui de la déclaration de culpabilité tenaient en entier en ces lignes :

     [traduction] Après avoir examiné l’ensemble des témoignages en l’espèce et me rappelant le fardeau qui incombe au ministère public et la crédibilité des témoins, et la façon dont le tout doit être apprécié, je conclus que le défendeur est coupable des actes reprochés. [par. 2 et 10]

[73]                          La Cour a conclu que ces motifs étaient insuffisants sur le plan factuel parce que le raisonnement qu’avait suivi le juge du procès pour arriver à ce résultat n’était pas intelligible : Sheppard, par. 60. Il n’était tout simplement pas possible pour les parties, les avocats ou les tribunaux d’établir pourquoi le juge du procès avait conclu comme il l’a fait : par. 2 et 61‑62.

[74]                          Pour que les motifs puissent être considérés comme suffisants en droit, il faut que la partie lésée soit capable d’exercer valablement son droit d’appel : Sheppard, par. 64‑66. Les avocats doivent être capables de déterminer la viabilité d’un appel et les juridictions d’appel doivent être capables d’établir si une erreur s’est produite : par. 46 et 55. La suffisance en droit est étroitement liée au contexte et doit être appréciée à la lumière des questions en litige au procès. Le juge du procès n’a aucune obligation d’expliquer les éléments du droit criminel qui ne sont pas contestés dans l’affaire dont il est saisi. Il en est ainsi en raison de la présomption d’application correcte, soit celle portant que « [le juge du procès] comprend les principes fondamentaux du droit criminel en cause dans le procès » : R.E.M., par. 45. Comme il est indiqué dans l’arrêt R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, p. 664, « [l]es juges du procès sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours » : voir aussi Sheppard, par. 54. Il faut garder cette présomption à l’esprit lors de l’interprétation fonctionnelle et contextuelle. Les juges présidant des procès sont occupés. Ils n’ont pas à faire la démonstration de leur connaissance des principes fondamentaux du droit criminel.

[75]                          Inversement, la suffisance en droit peut exiger plus lorsque le juge du procès est appelé à trancher un point de droit controversé. En pareil cas, des motifs superficiels pourraient cacher des erreurs de droit potentielles et empêcher une cour d’appel de suivre le raisonnement du juge du procès : Sheppard, par. 40, citant R. c. McMaster, [1996] 1 R.C.S. 740, par. 25‑27. Bien que le juge du procès ne soit pas tenu de fournir des cartes détaillées pour les voies bien tracées, il doit donner davantage d’explications lorsqu’il s’aventure hors des sentiers battus. Toutefois, si le fondement juridique de la décision peut néanmoins être dégagé du dossier, dans le contexte des questions en litige au procès, les motifs seront considérés comme suffisants en droit.

[76]                          Malgré les indications claires données par la Cour depuis que l’arrêt Sheppard a été rendu il y a 19 ans, selon lesquelles l’examen des motifs doit être fonctionnel et contextuel, nous continuons à voir des décisions des juridictions d’appel où le tribunal passe au peigne fin le texte des motifs de première instance à la recherche d’une erreur. Cela se produit particulièrement dans des affaires d’agression sexuelle, où des condamnations justifiées rendues à la suite de procès équitables sont annulées non pas sur le fondement d’une erreur juridique, mais sur le fondement d’une analyse détaillée de l’expression imparfaite ou sommaire de la part du juge du procès. Bien souvent, ce sont les conclusions relatives à la crédibilité qui sont contestées.

[77]                          Dans trois récents appels de plein droit, notre Cour a rétabli les déclarations de culpabilité pour agression sexuelle qui avaient été annulées en appel, se ralliant ainsi à l’opinion d’un juge dissident.

[78]                          Dans l’arrêt R. c. Langan, 2020 CSC 33, [2020] 3 R.C.S. 499, inf. 2019 BCCA 467, 383 C.C.C. (3d) 516, la Cour a fait siens les motifs dissidents du juge en chef Bauman, qui avait conclu que l’utilisation ambiguë par le juge du procès de certains messages textes n’établissait pas l’existence d’une erreur à la lumière d’une interprétation fonctionnelle et contextuelle. Le juge en chef Bauman a conclu, étant donné qu’il y avait des raisons valables d’admettre en preuve les messages textes, que [traduction] « nous ne devrions pas supposer que les éléments de preuve admis à bon droit ont été mal utilisés, en l’absence d’indications claires du contraire » : Langan (C.A.), par. 103; voir aussi par. 140.

[79]                          Pour avoir gain de cause en appel, l’appelant doit établir l’existence d’une erreur ou d’une entrave à l’examen en appel : Sheppard, par. 54. Le simple fait de souligner les aspects ambigus de la décision de première instance n’établit ni l’une ni l’autre. Lorsque tout ce que l’on peut dire c’est que le juge du procès a peut‑être commis une erreur, l’appelant ne s’est pas déchargé de son fardeau d’établir qu’il y a effectivement erreur ou entrave à l’examen en appel. Lorsque des ambiguïtés dans les motifs du juge du procès se prêtent à de multiples interprétations, celles qui sont compatibles avec la présomption d’application correcte doivent être préférées à celles qui laissent entrevoir une erreur : R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2, [2008] 1 R.C.S. 5, par. 10‑12, citant R. c. Morrissey (1995), 22 O.R. (3d) 514 (C.A.), p. 523‑525. Ce n’est que lorsque les ambiguïtés, examinées dans le contexte de l’ensemble du dossier, rendent inintelligible le raisonnement du juge du procès qu’il y a entrave à l’examen en appel : Sheppard, par. 46. Une juridiction d’appel doit être rigoureuse dans son appréciation, en examinant les motifs qui posent problème dans le contexte de l’ensemble du dossier et en établissant si le juge du procès a commis ou non une erreur ou s’il y a eu entrave à l’examen en appel. Il ne suffit pas de dire que les motifs du juge du procès sont ambigus — la cour d’appel doit déterminer l’ampleur et l’importance de l’ambiguïté.

[80]                          Dans les arrêts R. c. Kishayinew, 2020 CSC 34, [2020] 3 R.C.S. 502, inf. 2019 SKCA 127, 382 C.C.C. (3d) 560, et R. c. Slatter, 2020 CSC 36, [2020] 3 R.C.S. 592, inf. 2019 ONCA 807, 148 O.R. (3d) 81, la Cour a adopté les motifs d’un juge dissident qui avait conclu que le juge du procès n’avait pas commis d’erreur en examinant ensemble la crédibilité et la fiabilité. Dans les deux affaires, les juges présidant les procès avaient accepté les témoignages des plaignantes et les avaient jugées crédibles, même si les conclusions qu’ils avaient tirées au sujet de la fiabilité n’étaient pas explicites à la lecture des motifs.

[81]                          Comme le démontre l’arrêt Slatter, les conclusions sur la crédibilité que rend un juge du procès commandent une déférence particulière. Bien que le droit exige que des motifs soient exprimés pour de telles conclusions, il reconnaît également que dans notre système de justice, le juge du procès est le juge des faits et bénéficie de l’avantage intangible que lui confère le fait de présider le procès. Parfois, la preuve indépendante et objective, par exemple, simplifie les conclusions sur la crédibilité. Une preuve corroborante peut étayer une conclusion d’absence de consentement volontaire, mais elle n’est évidemment pas requise, ni toujours disponible. Souvent, particulièrement dans un cas d’agression sexuelle où le crime est habituellement commis en privé, il n’y a que peu d’éléments de preuve supplémentaires, et la formulation de motifs relatifs aux conclusions sur la crédibilité peut être plus difficile. Conscient de la présomption d’innocence et du fardeau de la Couronne de prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable, le juge du procès s’efforce d’expliquer pourquoi la plaignante est jugée crédible, ou pourquoi l’accusé n’est pas jugé crédible, ou pourquoi la preuve ne soulève pas un doute raisonnable. Toutefois, comme l’a indiqué notre Cour dans l’arrêt Gagnon, par. 20 :

     Apprécier la crédibilité ne relève pas de la science exacte. Il est très difficile pour le juge de première instance de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits.

[82]                          Les conclusions sur la crédibilité doivent également être appréciées en fonction de la présomption d’application correcte du droit, surtout en ce qui concerne le rapport entre fiabilité et crédibilité. La jurisprudence insiste souvent sur la distinction entre fiabilité et crédibilité, assimilant la fiabilité à la capacité d’un témoin d’observer, de se souvenir et de raconter les événements avec précision, et faisant référence à la crédibilité comme étant la sincérité ou l’honnêteté d’un témoin : voir, p. ex., R. c. H.C., 2009 ONCA 56, 244 O.A.C. 288, par. 41. Toutefois, selon une interprétation fonctionnelle et contextuelle des motifs de première instance, les juridictions d’appel devraient non pas prendre en considération le fait que le juge du procès a expressément utilisé les mots « crédibilité » et « fiabilité », mais plutôt se demander s’il s’est penché sur les facteurs pertinents qui se rapportent à la vraisemblance de la preuve dans le contexte factuel de l’affaire, notamment les préoccupations concernant la véracité et l’exactitude. La volonté du juge du procès d’accepter ou de croire le témoignage incriminant d’une plaignante comprend une appréciation implicite de la véracité ou la sincérité et de l’exactitude ou la fiabilité : Vuradin, par. 16. Souvent, le mot « crédibilité » est utilisé dans ce sens plus large pour désigner la vraisemblance de la preuve et comprend nécessairement la véracité et l’exactitude : McWilliams’ Canadian Criminal Evidence (5e éd. (feuilles mobiles)), vol. 3, p. 30‑1 et 30‑2. Par exemple, selon le Black’s Law Dictionary (11e éd. 2019), p. 463, la crédibilité s’entend de [traduction] « [l]a qualité qui rend quelque chose (comme un témoin ou des éléments de preuve) digne de foi » et les modèles de directives au jury incluent la véracité et l’exactitude dans les évaluations de la « crédibilité » : G. A. Ferguson et M. R. Dambrot, CRIMJI : Canadian Criminal Jury Instructions (4e éd. (feuilles mobiles)). Pour autant que les juges présidant des procès se penchent sur ces considérations, ils ne sont pas tenus de prononcer le mot « fiable ».

(2)          Application

[83]                          À mon avis, la Cour d’appel dans l’affaire qui nous occupe n’a pas examiné les motifs du juge du procès en fonction d’une interprétation fonctionnelle et contextuelle, mais les a plutôt appréciés sans tenir compte du contexte des questions en litige au procès.

[84]                          La Cour d’appel a conclu que les motifs du juge du procès [traduction] « peuvent être interprétés comme assimilant tout degré d’ivresse à l’incapacité ». Les intimés préconisent aussi cette interprétation. Évidemment, assimiler tout degré d’ébriété à l’incapacité de consentir serait fautif en droit. À mon avis, toutefois, une telle interprétation n’est pas appropriée en l’espèce, en fonction d’une approche fonctionnelle et contextuelle.

[85]                          Le juge du procès a mentionné deux fois que l’ébriété avait rendu la plaignante incapable de consentir. Lorsqu’il a énoncé sa tâche, au par. 51, il a formulé une des questions comme étant celle de savoir si la plaignante [traduction] « était incapable de donner son consentement à cette activité sexuelle parce que ses capacités étaient affaiblies en raison de sa consommation d’alcool ». À la conclusion de son jugement, au par. 72, il a écrit que « nul consentement n’est obtenu lorsque la plaignante est incapable de consentir à l’activité. Cela s’applique aux cas où la plaignante est en état d’ébriété. »

[86]                          Les mentions de l’ébriété par le juge du procès doivent être interprétées à la lumière des questions en litige au procès. Il a reconnu que l’ébriété pouvait mener à l’incapacité de consentir. Toutefois, « tout degré d’ivresse » n’était pas en cause — c’était plutôt le degré extrême d’ébriété que la plaignante a invoqué lors de son témoignage qui était en cause. Elle n’a pas parlé d’un degré d’ébriété léger ou abstrait. Selon son témoignage, elle était dans un état d’ébriété tellement avancé qu’elle a vomi plusieurs fois et perdu connaissance, elle sentait qu’elle n’avait « plus aucun contrôle sur elle‑même » pendant l’activité sexuelle, elle avait l’impression qu’elle n’avait pas le choix et ne pouvait rien faire pour mettre fin à la situation. Toutes les parties ont reconnu au procès que ce témoignage, s’il était accepté, établissait l’incapacité à consentir. C’est ce degré d’ébriété extrême dont parlait le juge du procès lorsqu’il analysait la question de savoir si la plaignante était en état d’ébriété au point d’être incapable de consentir. Dans le contexte du présent procès, les motifs du juge du procès ne devraient pas être interprétés comme assimilant tout degré d’ébriété à l’incapacité.

[87]                          De même, le fait que le juge du procès ait fusionné le consentement et la capacité ne révèle ni erreur de droit ni insuffisance des motifs. Il aurait été préférable que le juge du procès indique clairement de quel aspect du consentement il parlait lorsqu’il a conclu qu’il n’y avait pas de consentement. Cependant, l’omission de le faire ne constituait pas une erreur.

[88]                          La capacité n’était pas la seule question en litige au procès. Malgré le fait qu’une conclusion d’incapacité aurait établi l’actus reus, le juge du procès s’est aussi demandé si, en supposant que la plaignante était capable de consentir, elle avait donné son accord à l’activité sexuelle.

[89]                          Les motifs du juge du procès peuvent être interprétés comme concluant à la fois que la plaignante était incapable de consentir et qu’elle n’a pas donné son accord à l’activité sexuelle. Comme je l’ai déjà expliqué, ces conclusions ne sont pas contradictoires en droit et il pouvait les tirer toutes les deux. De fait, puisqu’il a choisi d’accepter et de croire le témoignage de la plaignante, les deux conclusions sont évidentes.

[90]                          Les intimés, dans leurs plaidoiries devant la Cour d’appel et devant notre Cour, ont souligné que le procureur de la Couronne n’avait pas [traduction] « invité » le juge du procès à prononcer une déclaration de culpabilité sur le fondement de l’absence d’accord de la plaignante à l’activité sexuelle. Bien que le procureur de la Couronne ait certainement mis l’accent sur l’incapacité, il n’est pas juste de dire qu’il a renié cette thèse. L’accusation n’était pas précisée et la Couronne a présenté une preuve que la plaignante était incapable de consentir et qu’elle n’avait pas consenti. Les plaidoiries écrites et orales de la Couronne mettaient toutes les deux en évidence les éléments du témoignage de la plaignante indiquant qu’elle n’avait pas consenti, notamment qu’elle avait dit aux intimés d’arrêter et qu’elle avait tenté de repousser R.B. La question de savoir si la plaignante avait donné son accord à l’activité sexuelle était en litige. De fait, la défense a instamment demandé au juge du procès de conclure que la plaignante avait donné un tel accord. Celui‑ci pouvait donc conclure que la plaignante était incapable de consentir et qu’elle a expressément refusé de se livrer à l’activité sexuelle — d’une façon ou de l’autre, il a conclu que les intimés avaient agressé sexuellement la plaignante.

[91]                          Les intimés ont bénéficié d’un procès équitable. Ils étaient présumés innocents et ont obligé la Couronne à s’acquitter du fardeau qui lui incombait, soit de prouver leur culpabilité hors de tout doute raisonnable. Ils ont contre‑interrogé la plaignante de façon exhaustive et ont présenté une défense à multiples facettes contre l’accusation. Toutefois, l’équité n’exige pas la perfection : R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 45, la juge McLachlin. Le juge du procès a accepté le témoignage de la plaignante portant que l’activité sexuelle avait commencé alors qu’elle était inconsciente et avait continué même si elle avait demandé aux intimés d’arrêter. Suivant une interprétation juste en appel, ses motifs ne révélaient aucune erreur. Les déclarations de culpabilité des intimés n’auraient pas dû être annulées simplement parce que le juge du procès s’est mal exprimé.

C.            La Cour d’appel a‑t‑elle manqué aux règles de justice naturelle en tranchant le pourvoi sur le fondement de motifs que n’ont pas invoqués les parties?

[92]                          Après avoir rejeté l’argument relatif au verdict déraisonnable invoqué par G.F., la Cour d’appel n’a pas réalisé un examen des moyens d’appel soulevés par les arguments de R.B., mais a plutôt conclu que le juge du procès avait commis les erreurs qu’elle avait cernées. La Cour d’appel a reconnu qu’elle n’abordait pas [traduction] « l’argument précis avancé » par G.F. et R.B., mais a procédé à l’examen parce que « les questions relatives au consentement et à la capacité étaient au cœur des arguments présentés en appel » par toutes les parties : par. 29. La Couronne soutient que la Cour d’appel n’aurait pas dû trancher le pourvoi sur le fondement de ses préoccupations concernant les motifs du juge du procès sans donner aux parties la possibilité expresse d’y répondre. Elle soutient qu’il s’agissait d’un manquement à la justice naturelle, condamné par notre Cour dans l’arrêt R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689.

[93]                          Bien que ce point soit théorique puisque j’ai établi que la Cour d’appel avait commis une erreur en tirant sa conclusion, je ne crois pas que cela était contraire à l’arrêt Mian. Cet arrêt cherchait à établir un équilibre entre le processus contradictoire et l’obligation de la cour d’appel de s’assurer que justice est rendue. Pour s’acquitter de cette obligation, la cour d’appel devra parfois soulever une nouvelle question laissant entendre qu’il y a une erreur dans la décision de la juridiction inférieure qui déborde le cadre des arguments énoncés par les parties. Si la cour d’appel soulève une nouvelle question, l’équité du processus contradictoire exige qu’elle en avise à l’avance les parties et qu’elle leur donne l’occasion d’y répondre : Mian, par. 30. Toutefois, lorsque la cour d’appel soulève une question qui n’est pas « nouvelle », mais qui est plutôt fondée sur un élément des questions formulées par les parties ou qui constitue un tel élément, l’arrêt Mian donne aux juridictions d’appel le pouvoir discrétionnaire d’établir si un avis et des observations sont justifiés : par. 33.

[94]                          En l’espèce, notre Cour n’aurait aucun fondement pour intervenir quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour d’appel. Bien que l’argument des intimés relatif au verdict déraisonnable n’ait pas directement fait intervenir le cadre d’analyse du consentement et de la capacité ou la suffisance des motifs du juge du procès, la Cour d’appel a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire pour répondre à ces questions, soulignant qu’elles n’étaient pas [traduction] « nouvelles » parce que « les questions relatives au consentement et à la capacité étaient au cœur des arguments présentés en appel par les [intimés] et la Couronne » : par. 29. L’argument des intimés était axé sur la question de savoir si le témoignage de la plaignante, même s’il était accepté, pouvait établir l’incapacité. Toutefois, ils ont aussi soutenu que les motifs du juge du procès étaient insuffisants dans la mesure où ils portaient sur la question de l’absence de consentement factuel, sans égard à l’incapacité. La Couronne a fait valoir devant la Cour d’appel que les motifs du juge du procès sur le consentement et l’incapacité ne contenaient pas d’erreur. Notamment, la Couronne a soutenu que le fait que le juge du procès ait fusionné ces questions ne constituait pas une erreur. Il ne s’agissait pas d’une affaire où la justice naturelle exigeait que la Cour d’appel avise les parties ou les invite à présenter d’autres observations.

D.           Autres questions

[95]                          Les intimés soulèvent trois autres questions que la Cour d’appel n’a pas abordées. Ils soutiennent que le juge du procès a commis une erreur en n’annulant pas le procès, en ne se demandant pas si les intimés croyaient sincèrement mais à tort que la plaignante avait communiqué son consentement et en examinant le témoignage de la plaignante et celui de G.F. de façon inégale. À mon avis, aucun de ces arguments n’est fondé.

[96]                          D’abord, le juge du procès n’a pas commis d’erreur en refusant d’annuler le procès. R.B. affirme qu’elle voulait témoigner et que son avocat lui a usurpé son droit de le faire. Elle prétend qu’elle s’était entendue avec celui‑ci pour qu’il ne conclue pas la défense sans d’abord lui demander si elle voulait témoigner. Selon elle, l’avocat de la défense n’a pas respecté cette entente. Comme l’a noté à juste titre la Couronne, R.B. a présenté ces observations au juge du procès, qui a conclu qu’il n’y avait pas eu une telle entente. Par conséquent, selon les conclusions du juge du procès, ce moyen d’appel n’a aucun fondement factuel.

[97]                          De même, il n’y a pas de fondement factuel à l’argument voulant que le juge du procès ait commis une erreur en ne se demandant pas si les intimés croyaient sincèrement mais à tort qu’un consentement avait été communiqué. Cet argument repose sur l’affirmation de G.F. selon laquelle il a demandé et reçu plusieurs confirmations du consentement de la plaignante. Le juge du procès a rejeté cette affirmation et a accepté le témoignage de la plaignante selon lequel elle était inconsciente lorsque l’activité sexuelle a commencé, a dit aux intimés d’arrêter et s’est fait dire par G.F. de [traduction] « se taire ». La croyance sincère mais erronée qu’un consentement a été communiqué n’est pas du tout vraisemblable.

[98]                          Enfin, l’argument portant que le juge du procès a examiné le témoignage de G.F. de façon plus rigoureuse que celui de la plaignante n’a aucune valeur. Les intimés remettent en question chacune des 10 raisons pour lesquelles le juge du procès a conclu que la plaignante était un témoin crédible, et chacune des 12 raisons pour lesquelles il a conclu que le témoignage de G.F. était incohérent. Je suis d’accord avec la Couronne pour dire que cet argument est simplement une tentative voilée de remettre en cause les conclusions de fait du juge du procès.

[99]                          La Cour ne s’est jamais prononcée sur la question de savoir si un « examen inégal » de la preuve de la Couronne et de celle de la défense constitue un moyen d’appel indépendant : R. c. Mehari, 2020 CSC 40, [2020] 3 R.C.S. 782. La Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. Howe (2005), 192 C.C.C. (3d) 480, par. 59, qualifie cet argument d’allégation fréquente [traduction] « dans les appels d’une déclaration de culpabilité dans les procès devant juge seul où la preuve oppose le témoignage de la plaignante au déni de l’accusé, et où le résultat dépend de l’appréciation de la crédibilité par le juge du procès ». Au cours de la dernière décennie, les cours d’appel provinciales ont abondamment traité du moyen d’appel de l’examen inégal et elles ont souligné qu’il s’agit d’un argument notoirement difficile à prouver : Howe, par. 59; R. c. Kiss, 2018 ONCA 184, par. 83 (CanLII); R. c. Wanihadie, 2019 ABCA 402, 99 Alta. L.R. (6th) 56, par. 34; voir aussi R. c. J.M.S., 2020 NSCA 71; R. c. C.A.M., 2017 MBCA 70, 354 C.C.C. (3d) 100, par. 54; R. c. K.P., 2019 NLCA 37, 376 C.C.C. (3d) 460. Il appartient au juge du procès de tirer les conclusions relatives à la crédibilité, lesquelles commandent une grande déférence en appel : R. c. Aird (A.), 2013 ONCA 447, 307 O.A.C. 183, par. 39; Gagnon, par. 20. Comme l’explique le juge Doherty :

        [traduction] Il ne suffit pas de démontrer qu’un autre juge du procès aurait pu faire une appréciation différente de la crédibilité, ou que le juge du procès a omis de dire quelque chose qu’il aurait pu dire lorsqu’il a apprécié la crédibilité de la plaignante et celle de l’accusé, ou qu’il a omis d’énoncer expressément les principes juridiques utiles pour cette appréciation de la crédibilité. Pour obtenir gain de cause avec ce type d’argument, l’appelant doit mettre l’accent sur un élément dans les motifs du juge du procès ou ailleurs dans le dossier qui indique clairement que celui-ci a appliqué différentes normes lors de l’appréciation du témoignage de l’appelant et de celui de la plaignante.

(Howe, par. 59)

[100]                      J’ai de sérieuses réserves quant à savoir si un « examen inégal » est un outil d’analyse utile pour démontrer que les conclusions relatives à la crédibilité sont erronées. Comme l’illustrent les arguments des parties en l’espèce, l’examen inégal semble axé sur la méthodologie et suppose que le témoignage de différents témoins mérite nécessairement une analyse parallèle ou symétrique. À mon avis, il faut toujours mettre l’accent sur la question de savoir si les conclusions relatives à la crédibilité tirées par le juge du procès sont entachées d’une erreur susceptible de révision. Même dans l’arrêt Howe, le juge Doherty a en définitive choisi de formuler l’argument relatif à un examen inégal d’une manière légèrement différente : par. 64. Plutôt que de dire que l’appelant a prouvé qu’il y avait eu examen inégal de la preuve, le juge Doherty a expliqué que le problème fondamental des motifs du juge du procès était qu’il avait [traduction] « omis de tenir compte, dans son appréciation de la crédibilité de [la plaignante], de sa conclusion portant qu’elle avait délibérément menti concernant des questions importantes au cours de sa réponse » : par. 64. Dans les décisions d’appel où l’argument de l’examen inégal a été accepté, les appréciations de la crédibilité comportaient une erreur précise : voir, p. ex., Kiss, par. 88‑106; R. c. Gravesande, 2015 ONCA 774, 128 O.R. (3d) 111, par. 37‑43; R. c. Willis, 2019 NSCA 64, 379 C.C.C. (3d) 30, par. 55‑62; R. c. Roth, 2020 BCCA 240, 66 C.R. (7th) 107, par. 54. Comme le montre l’arrêt Howe, l’argument de l’examen inégal peut facilement chevaucher d’autres arguments pour lesquels les conclusions sur la crédibilité tirées par un juge du procès posent problème. Il n’est donc pas surprenant de voir l’argument de l’examen inégal couplé à des arguments comme ceux de l’insuffisance des motifs, de l’interprétation erronée de la preuve, de l’inversion du fardeau de la preuve, de l’erreur manifeste et dominante ou du verdict déraisonnable.

[101]                      Néanmoins, faute d’observations complètes, je ne pousserai pas plus loin mes commentaires sur la question de savoir si l’examen inégal est un moyen d’appel utile ou indépendant. En l’espèce, il est manifeste que les intimés n’ont ni démontré que le juge du procès avait examiné la preuve de façon inégale lors de ses appréciations de la crédibilité, ni que sa dernière conclusion concernant leur culpabilité comportait une prétendue erreur de raisonnement : voir, p. ex., Gravesande, par. 18‑19 et 43; Howe, par. 65. Bien que les intimés aient indiqué 22 raisons pour lesquelles ils ne souscrivaient pas aux conclusions du juge du procès, rien ne laisse croire que celui‑ci a traité des incohérences semblables, ou des éléments de preuve positive semblables, différemment lorsqu’il a tiré ses conclusions sur la crédibilité pour chacune des parties : voir, p. ex., Kiss, par. 93‑97. Les intimés invitent simplement la Cour à apprécier à nouveau les conclusions sur la crédibilité tirées par le juge du procès. Même sur le fondement des règles de droit en matière d’examen inégal qui existent aujourd’hui devant les juridictions d’appel, rien ne justifie que notre Cour le fasse : Aird (A.), par. 39.

III.         Conclusion

[102]                      Les motifs du juge du procès n’étaient pas parfaits, et ils n’avaient pas à l’être. Le juge du procès n’a pas commis d’erreur en abordant en même temps le consentement et la capacité tout au long de ses motifs. La capacité est une condition préalable au consentement, de sorte qu’il n’était pas nécessaire pour le juge du procès d’examiner la question de la capacité séparément de celle du consentement factuel, ou après. Le juge du procès pouvait conclure que la plaignante était à la fois incapable de consentir et qu’elle n’avait pas consenti dans les faits et déclarer les intimés coupables par l’une ou l’autre de ces voies, ou les deux.

[103]                      Le juge du procès n’a pas non plus assimilé tout degré d’ébriété à l’incapacité. Il a expliqué ce qu’il a conclu et pourquoi, soit que les intimés avaient commis une agression sexuelle sur la plaignante qui était dans un état d’ébriété extrêmement avancé, et qui était inconsciente lorsque l’agression a commencé. Les déclarations de culpabilité étaient raisonnables et le juge du procès n’a commis aucune erreur.

[104]                      Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi interjeté par la Couronne, d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir les déclarations de culpabilité des intimés.

Version française des motifs rendus par

[105]                      Les juges Brown et Rowe — Les motifs de notre collègue la juge Karakatsanis emportent largement notre adhésion, y compris son dispositif (auquel nous arrivons également, mais par une voie différente). Nous reconnaissons, par exemple, que la capacité à consentir devrait être considérée comme une condition préalable au consentement au sens de l’art. 273.1  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 . Il nous apparaît aussi possible de conclure qu’une plaignante n’avait pas la capacité de consentir tout en étant capable de refuser de consentir (voir J. Benedet et I. Grant, « Hearing the Sexual Assault Complaints of Women with Mental Disabilities : Consent, Capacity, and Mistaken Belief » (2007), 52 R.D. McGill 243, p. 270).

[106]                     Sous réserve des observations que nous formulons ci‑après, nous souscrivons aussi à une bonne part de la recension que fait notre collègue des règles de droit applicables à l’examen en appel de la suffisance des motifs. Ce qui nous divise, essentiellement, c’est la manière dont ces règles s’appliquent aux motifs du juge du procès en l’espèce. En déclarant coupables les intimés pour cause d’incapacité de la plaignante à consentir, le juge du procès n’a pas expliqué ni la norme qui l’a conduit à conclure à cette incapacité, ni l’application de cette norme à des circonstances dans lesquelles, notablement, le témoignage de la plaignante n’était pas concluant. C’était, à notre humble avis, une erreur.

[107]                     Cela dit, la preuve démontrant que la plaignante n’a pas consenti est accablante. Nous sommes donc d’avis d’appliquer la disposition réparatrice, d’accueillir le pourvoi et de rétablir les déclarations de culpabilité des intimés.

I.               Suffisance des motifs

[108]                     Il est maintenant bien établi que les motifs du juge du procès dans une affaire criminelle, considérés globalement dans le contexte de la preuve et des arguments présentés au procès, doivent être suffisants pour expliquer le verdict à l’accusé, rendre compte au public et permettre un examen efficace en appel (R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 15‑16; R. c. Dinardo, 2008 CSC 24, [2008] 1 R.C.S. 788, par. 25; R. c. Vuradin, 2013 CSC 38, [2013] 2 R.C.S. 639, par. 12; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 24‑25 et 52). Lorsqu’une cour d’appel ne peut discerner le fondement du verdict de sorte qu’un véritable examen en appel est impossible, alors il y a erreur de droit (Sheppard, par. 28 et 46; R.E.M., par. 17). Cette analyse est largement tributaire du contexte. La question de savoir si une cour d’appel a adéquatement examiné ou inadéquatement « décortiqué » les motifs du juge du procès pour y trouver une erreur dépendra entièrement des motifs et du dossier dans chaque affaire.

[109]                     Comme le rappelle de façon générale notre collègue la juge Karakatsanis, le mandat d’une cour d’appel dans le système de justice criminelle consiste à examiner les décisions de première instance, et les juges présidant des procès doivent motiver suffisamment leur décision à cette fin. Elle précise que les tribunaux chargés de l’examen en appel doivent s’abstenir de « décortiquer avec finesse » les motifs du juge du procès à la recherche d’une erreur, et elle déplore les « décisions des juridictions d’appel où le tribunal passe au peigne fin le texte des motifs de première instance » et qui sont fondées sur « une analyse détaillée de l’expression imparfaite ou sommaire de la part du juge du procès » (par. 69 et 76 (nous soulignons)). Il n’en demeure pas moins, peu importe le cas — et nous ne supposons pas que notre collègue soit en désaccord — qu’une cour d’appel ne s’acquittera pas de son rôle en parcourant en diagonale les motifs du jugement de première instance, mais plutôt en les lisant et les examinant afin de constater si, eu égard à la preuve et aux arguments présentés au procès, le juge du procès a ou non discerné et tranché les points litigieux de manière à permettre un examen valable en appel (Sheppard, par. 28; R.E.M., par. 57). Vues sous cet angle, des mises en garde abstraites portant sur « le décorticage » et « l’examen au peigne fin » ne sont pas, à notre humble avis, particulièrement utiles pour guider concrètement les tribunaux chargés de l’examen en appel. L’étendue de l’examen rigoureux auquel sont plutôt tenues les cours d’appel découle de l’objet de cet examen, qui est de s’assurer que les motifs du juge du procès permettent (comme indiqué plus haut) d’expliquer le verdict à l’accusé, de rendre compte au public et de permettre un véritable examen en appel.

[110]                     Un autre problème se pose, et il découle de l’affirmation de notre collègue selon laquelle, en dépit des indications données par notre Cour dans l’arrêt Sheppard, « nous continuons à voir des décisions des juridictions d’appel où le juge passe au peigne fin le texte des motifs de première instance à la recherche d’une erreur », où « des condamnations justifiées rendues à la suite de procès équitables sont annulées non pas sur le fondement d’une erreur juridique, mais sur le fondement d’une analyse détaillée de l’expression imparfaite ou sommaire de la part du juge du procès » (par. 76). Certes, des condamnations justifiées qui ne sont entachées d’aucune erreur de droit ne devraient pas être annulées. Toutefois, soit dit en tout respect, ce n’est pas là une observation d’une grande utilité, puisqu’il est impossible de conclure qu’une déclaration de culpabilité est « justifiée » ou qu’un procès a été « équitable » si la décision n’est pas suffisamment motivée pour en permettre l’examen en appel. La critique de notre collègue suppose la conclusion. Bien que les motifs du juge du procès n’aient pas à être parfaits, nous ne croyons pas que l’examen rigoureux de ceux‑ci soit incompatible avec les balises proposées par notre Cour dans l’arrêt Sheppard. Au contraire, les cours d’appel sont chargées d’examiner en appel les motifs du juge du procès, et la personne qui fait appel de la déclaration de culpabilité prononcée contre elle bénéficie d’un droit conféré par la loi à ce que le verdict rendu en première instance soit soumis à un « examen convenable » (Sheppard, par. 46 (en italique dans l’original)).

[111]                     De même, bien que nous acceptions que le juge du procès soit présumé connaître le droit qu’il applique tous les jours et qu’il ne soit pas tenu « d’expliquer les éléments du droit criminel qui ne sont pas contestés dans l’affaire dont il est saisi » (motifs de la juge Karakatsanis, par. 74), cela n’élimine pas l’importance que le tribunal chargé de l’examen en appel s’acquitte correctement et soigneusement de son rôle. Comme l’a indiqué la Cour, la présomption citée par notre collègue « a une portée limitée » puisque « c’est la justesse de la décision rendue dans une affaire en particulier que les parties peuvent faire examiner par un tribunal d’appel » (Sheppard, par. 55, point 9). Autrement dit, la présomption selon laquelle le juge du procès connaît le droit n’écarte pas l’obligation du tribunal chargé de l’examen en appel d’exiger que les motifs de première instance, lus conjointement avec le dossier, montrent que le droit a été correctement appliqué dans un cas donné (Sheppard, par. 55, points 2 et 9; R.E.M., par. 47).

[112]                     Cela dit, notre principal point de départ découle de l’affirmation suivante de notre collègue :

      Lorsque tout ce que l’on peut dire c’est que le juge du procès a peut-être commis une erreur, l’appelant ne s’est pas déchargé de son fardeau d’établir qu’il y a effectivement erreur ou entrave à l’examen en appel. Lorsque des ambiguïtés dans les motifs du juge du procès se prêtent à de multiples interprétations, celles qui sont compatibles avec la présomption d’application correcte doivent être préférées à celles qui laissent entrevoir une erreur. [par. 79]

Soit dit en tout respect, cette affirmation s’écarte de la jurisprudence établie.

[113]                     L’accusé et son avocat doivent décider de manière éclairée s’ils interjetteront appel et, dans l’affirmative, quels moyens ils invoqueront (R.E.M., par. 11, point 3; Sheppard, par. 24). Ils ont, par conséquent, le droit de savoir non seulement que le juge du procès a écarté le doute raisonnable, mais aussi pourquoi il l’a écarté (Dinardo, par. 35, citant R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, par. 21; R.E.M., par. 17). Comme l’écrivait la juge en chef McLachlin dans l’arrêt R.E.M., par. 37 :

        Il s’agit de savoir si, en lisant les motifs dans leur contexte global, il est possible de discerner le fondement des conclusions du juge du procès — le « pourquoi » du verdict.

[114]                     Étant donné que le « pourquoi » du verdict est important, il s’ensuit que lorsque les motifs du juge du procès, lus à la lumière du dossier, demeurent obscurs ou incertains, ils sont insuffisants. Pour cette raison, « lorsque [. . .] le tribunal d’appel s’estime incapable de déterminer si la décision est entachée d’une erreur », la réponse de la Cour dans l’arrêt Sheppard n’a pas été de laisser passer les motifs, mais plutôt de les considérer comme insuffisants (par. 28). Fait à noter, dans l’arrêt Sheppard, cela englobait la situation où « on peut donner de la décision du juge du procès des explications contradictoires dont au moins certaines constitueraient manifestement une erreur en justifiant l’annulation » (par. 46). Notre collègue ne tient pas compte de cette considération.

[115]                     Il est donc inexact d’affirmer, comme le fait notre collègue, que les motifs sont suffisants même lorsque les ambiguïtés qui s’y trouvent laissent place à la possibilité que le juge « a peut‑être commis une erreur ». L’insuffisance a lieu précisément lorsqu’un tribunal d’appel se trouve incapable d’établir si le raisonnement d’un juge est entaché d’une erreur. Nous n’acceptons pas non plus que la présomption selon laquelle le juge du procès connaît le droit puisse être utilisée en tant qu’outil permettant de conclure qu’une décision est suffisamment motivée lorsque les motifs sont obscurs ou incertains. Non seulement cela ne correspond pas au rôle dévolu au tribunal chargé de l’examen en appel, mais cela a pour effet de laisser l’accusé dans l’ignorance des motifs de la déclaration de culpabilité prononcée contre lui.

[116]                     En l’espèce, les motifs du juge du procès montrent clairement qu’il a prononcé une déclaration de culpabilité sur le seul fondement de l’incapacité. Il conclut ainsi ses motifs :

     [traduction] L’alinéa 273.1(2) b) du Code criminel  indique qu’il n’y a pas consentement de la plaignante lorsque celle‑ci est incapable de le former. Cela s’applique aux cas où la plaignante est en état d’ébriété.

     En conséquence, je déclare les deux accusés coupables de l’agression sexuelle qui leur est reprochée. [Nous soulignons.]

(2016 ONSC 3465, par. 72‑73 (CanLII))

Il confirme à deux autres reprises ce seul fondement justifiant la déclaration de culpabilité des intimés : dans sa décision sur la demande d’annulation du procès et dans ses motifs relatifs à la peine. Pour ce qui est de la décision sur la demande d’annulation du procès, il rappelle que [traduction] « [l]e tribunal a accepté la preuve de la Couronne selon laquelle [la plaignante] avait les facultés affaiblies en raison d’une consommation excessive d’alcool et était incapable de donner les consentements requis ». Lorsqu’il a déterminé la peine à infliger aux intimés, il a réitéré ce qui suit : « La Couronne a convaincu le tribunal hors de tout doute raisonnable que [la plaignante] avait les facultés affaiblies en raison d’une consommation excessive d’alcool et était incapable de donner le consentement requis » (2017 ONSC 5203, par. 1 (CanLII)).

[117]                      La difficulté est que, même s’il est clair que le juge du procès a prononcé la déclaration de culpabilité sur le fondement de l’incapacité de la plaignante à consentir, ses motifs ne précisent pas quelle norme il a appliquée pour décider que la plaignante était incapable de consentir. C’était là une omission critique puisque le témoignage de la plaignante n’était pas clair en ce qui concerne sa capacité à consentir, et ne conduisait certainement pas inévitablement à une conclusion d’incapacité. Elle n’a pas dit, par exemple, qu’elle était incapable de comprendre l’acte physique, le fait que l’acte était de nature sexuelle, l’identité précise des accusés ou le fait qu’elle pouvait refuser de participer à l’activité sexuelle. Elle n’a pas non plus témoigné avoir été dans un état d’inconscience pendant les rapports sexuels, de sorte qu’une conclusion d’incapacité s’ensuivrait nécessairement. Selon son témoignage, elle était plutôt en état d’ébriété avancée et sa capacité de résister aux accusés était par conséquent affaiblie.

[118]                      Nous ne contestons pas qu’une conclusion d’incapacité était certainement possible au vu de cette preuve. La difficulté est que cette dernière pourrait aussi fonder la conclusion portant que la plaignante avait la capacité cognitive de consentir tout au long de l’interaction, malgré son état d’ébriété, et que les motifs du juge du procès sont ambigus quant au critère qu’il a appliqué pour établir que la plaignante n’avait pas la capacité de consentir. Sans la moindre référence au critère applicable pour conclure à l’incapacité, ou sans conclusions de fait attestant la prise en compte de ce critère, il demeure possible — et d’ailleurs, au vu de ses motifs, il est difficile de conclure autrement — que le juge du procès ait simplement admis que la plaignante était en état d’ébriété et qu’il ait terminé là son analyse, sans se demander aussi si cet état d’ébriété était tel qu’il donnait lieu à une incapacité. Bien que notre collègue souligne aux par. 86‑89 que le juge du procès a cru le témoignage de la plaignante selon lequel elle était en état d’ébriété et n’avait pas consenti, cela n’est pas concluant. Un état d’ébriété n’entraînera pas toujours une incapacité de consentir. Pour pouvoir conclure comme il l’a fait à la culpabilité des intimés au motif que la plaignante était incapable de consentir, le juge du procès devait absolument être convaincu que la plaignante était en état d’ébriété à un point tel qu’il lui était impossible de donner un consentement.

[119]                     Notre collègue affirme que « [t]outes les parties ont reconnu au procès que le témoignage de la plaignante, s’il était accepté, établissait l’incapacité » (par. 67). Cette affirmation est inexacte. Les intimés n’ont pas reconnu qu’une conclusion d’incapacité découlerait inévitablement de la conclusion portant que la plaignante était crédible. Plus fondamentalement, le tribunal chargé de l’examen en appel ne saurait résoudre la question de l’incapacité en se rapportant simplement, comme le fait notre collègue, à la conclusion du juge du procès au sujet de la crédibilité. L’absence de consentement est un élément de l’actus reus de l’agression sexuelle (R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 25). Dire que le juge du procès a cru la plaignante ne règle pas la question de savoir s’il a appliqué le bon critère pour statuer sur sa capacité à consentir.

II.            La disposition réparatrice

[120]                     Malgré l’insuffisance des motifs du juge du procès, nous sommes d’avis de confirmer les déclarations de culpabilité au moyen de la disposition réparatrice. Compte tenu de la preuve accablante démontrant que la plaignante n’a pas consenti, aucun autre verdict n’était possible. Ayant admis que la plaignante était crédible, le juge du procès n’aurait pu plausiblement croire qu’elle mentait sur son état d’esprit subjectif au moment des faits. Et sur ce point, la plaignante a témoigné de manière catégorique qu’elle n’avait pas consenti (indépendamment de l’incapacité) : l’activité sexuelle n’était pas consensuelle, et elle voulait qu’elle cesse. Elle a même témoigné être allée jusqu’à le communiquer aux intimés en leur disant d’arrêter et en tentant de les repousser.

[121]                     En revanche, le juge du procès n’a pas cru G.F., qui a témoigné avoir demandé à plusieurs reprises à la plaignante si elle consentait à se livrer à des rapports sexuels avec lui et R.B., ajoutant qu’elle avait bien consenti. R.B. n’a pas témoigné. Il ne restait donc aucun élément de preuve susceptible de soulever un doute raisonnable sur la question de savoir si la plaignante avait consenti.

[122]                     Les intimés s’opposent à l’application de la disposition réparatrice, affirmant d’abord que le témoignage de la plaignante relatif à son incapacité à consentir contredisait son témoignage selon lequel elle n’avait pas consenti, et, ensuite, que le juge du procès aurait dû analyser chaque point séparément pour résoudre ces (prétendus) conflits. Plus précisément, les intimés signalent ce qui suit :

a)      D’une part, la plaignante a dit qu’elle avait été incapable de dire aux intimés d’arrêter ou de crier à l’aide. D’autre part, elle a témoigné leur avoir dit d’arrêter à de nombreuses reprises et avoir été en mesure de crier si elle le voulait, mais s’être abstenue de le faire par crainte.

b)      D’une part, la plaignante a dit qu’elle avait été physiquement incapable de repousser les intimés ou de se dégager de leur étreinte en raison de son état d’ébriété. D’autre part, elle a témoigné que, à plusieurs reprises, pendant l’activité sexuelle, elle les avait repoussés ou s’était dégagée.

c)      D’une part, la plaignante a dit que G.F. l’avait tirée par les hanches et l’avait placée en diverses positions pour un rapport sexuel (ce qui suppose que son corps était mou). D’autre part, elle a témoigné s’être elle‑même positionnée sur les mains et les genoux et s’être inclinée sur le corps de R.B. alors que G.F. la pénétrait parce qu’elle se laissait faire, ne sachant plus quoi faire d’autre.

[123]                     Après examen du dossier dans son ensemble, force est de constater que rien de ce qui précède ne révèle des contradictions dans le témoignage de la plaignante. Elle a estimé que l’activité sexuelle avait duré entre une demi‑heure et une heure, période pendant laquelle elle avait [traduction] « tour à tour perdu conscience et était revenue à elle‑même ». Lorsqu’on passe par divers degrés de conscience, il n’y a rien de contradictoire à se sentir incapable de dire à son agresseur d’arrêter ou d’opposer une résistance physique à certains moments, et à se trouver capable de le faire à d’autres moments.

III.         Conclusion

[124]                     Les motifs du juge du procès ne sont pas suffisants pour permettre un examen en appel de sa conclusion selon laquelle la plaignante n’avait pas la capacité de consentir. Toutefois, compte tenu de la preuve accablante établissant que la plaignante n’a pas consenti à l’activité sexuelle, seul un verdict de culpabilité était possible. Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir les déclarations de culpabilité.

Version française des motifs rendus par

[125]                           La juge Côté (dissidente) — Je souscris à l’opinion de mes collègues les juges Brown et Rowe quant aux règles de droit applicables à l’examen en appel de la suffisance des motifs. Selon mes collègues, le juge du procès a erré en déclarant les intimés coupables au motif que la plaignante était incapable de consentir, sans expliquer quelle norme l’a mené à conclure à cette incapacité ni de quelle façon cette norme s’appliquait au témoignage de la plaignante. Je partage cet avis et j’expose ci‑après une autre erreur qui a trait à l’amalgame entre les notions de consentement et de capacité à consentir.

[126]                     Toutefois, je dois me dissocier de mes collègues quand ils affirment qu’« une conclusion d’incapacité était certainement possible au vu de [la] preuve » (motifs des juges Brown et Rowe, par. 118) et que les déclarations de culpabilité peuvent donc être confirmées par l’application de la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 . Selon moi, les erreurs du juge du procès n’étaient ni inoffensives ni anodines, et je ne crois pas non plus que la preuve soit si accablante que le juge des faits conclurait inévitablement à la culpabilité des intimés. Puisque la crédibilité était la question centrale du procès et qu’à mon avis la preuve à charge n’était pas par ailleurs [traduction] « accablante » (R. c. L.K.W. (1999), 126 O.A.C. 39, par. 101), je ne crois pas qu’il y ait lieu en l’espèce d’appliquer la disposition réparatrice. Je rejetterais donc le pourvoi et confirmerais l’ordonnance de la Cour d’appel exigeant la tenue d’un nouveau procès.

I.               Suffisance des motifs

[127]                     Dans ses motifs, ma collègue la juge Karakatsanis reconnaît que, « [é]videmment, assimiler tout degré d’ébriété à l’incapacité de consentir serait fautif en droit » (par. 84 (en italique dans l’original)), mais elle ajoute qu’une telle interprétation des motifs du juge du procès n’est pas appropriée en l’espèce. Avec égards, j’estime que ma collègue substitue aux affirmations sans équivoque du juge du procès une interprétation qui n’est pas appuyée par le dossier.

[128]                     Le seul paragraphe des motifs du juge de première instance qui indique un quelconque raisonnement sur ce point est le suivant : [traduction] « L’alinéa 273.1(2) b) du Code criminel  indique qu’il n’y a pas consentement de la plaignante lorsque celle‑ci est incapable de le former. Cela s’applique aux cas où la plaignante est en état d’ébriété » (2016 ONSC 3465, par. 72 (CanLII)).

[129]                     Je reconnais avec les juges Brown et Rowe que, « même s’il est clair que le juge du procès a prononcé la déclaration de culpabilité sur le fondement de l’incapacité de la plaignante à consentir, ses motifs ne précisent pas quelle norme il a appliquée pour décider que la plaignante était incapable de consentir. C’était là une omission critique puisque le témoignage de la plaignante n’était pas clair en ce qui concerne sa capacité à consentir, et ne conduisait certainement pas inévitablement à une conclusion d’incapacité » (par. 117 (en italique dans l’original)). Je souscris également à l’idée que, « [p]our pouvoir conclure comme il l’a fait à la culpabilité des intimés au motif que la plaignante était incapable de consentir, le juge du procès devait absolument être convaincu que la plaignante était en état d’ébriété à un point tel qu’il lui était impossible de donner un consentement » (par. 118).

[130]                     J’ajouterais ce qui suit. Il ressort du dossier que le juge du procès a été amené à conclure que l’incapacité est automatiquement établie si la plaignante était en état d’ébriété. La Couronne a explicitement indiqué à la fin de sa plaidoirie que tout degré d’ébriété équivaut à l’incapacité :

        [traduction]

        [LA COURONNE] :

        . . . Ainsi, selon la Couronne, vous n’avez pas, Monsieur le juge, à approfondir la question des degrés d’ébriété par opposition à la sobriété, du moins dans la mesure où il s’agit d’appliquer l’art. 273.1. Selon la Couronne, les options qui s’offrent à vous sont beaucoup plus tranchées. Soit vous acceptez le témoignage de [la plaignante] selon lequel elle était dans un état d’ébriété avancé — et dans ce cas, il va quasiment de soi pour la Couronne que l’art. 273.1 s’appliquera au motif qu’elle était incapable de consentir. Soit — et c’est l’autre option qui s’offre à vous — vous acceptez le témoignage de [G.F.] qui affirme qu’elle était aussi sobre ce jour‑là que lorsqu’elle s’est présentée devant la cour. Si vous concluez que les choses se sont passées ainsi, l’art. 273.1 ne s’applique pas. J’ai simplement pensé que je devais mentionner cela, Monsieur le juge, pour bien circonscrire l’analyse juridique requise dans la présente affaire.

        LA COUR :

        Donc vous dites qu’il s’agit plutôt d’une question de crédibilité?

        [LA COURONNE] :

        Tout à fait, plutôt que d’une question de savoir jusqu’à quel point elle était ou non en état d’ébriété.

        (d.a., vol. VII, p. 51)

Le juge du procès a appliqué ce raisonnement erroné et a conclu à l’incapacité de la plaignante à consentir, sans apprécier son degré d’ébriété.

[131]                     Même s’il faut présumer que les juges de première instance connaissent les principales règles de droit qu’ils appliquent de façon régulière (R. c. Burns, [1994] 1 R.C.S. 656, p. 664), leurs verdicts doivent néanmoins reposer sur un fondement intelligible. En l’espèce, on ne peut présumer sur la seule base d’une affirmation conclusive que le juge du procès connaissait et a appliqué les règles de droit. Je partage l’inquiétude exprimée par la Cour d’appel au sujet de l’affirmation du juge du procès portant que l’al. 273.1(2)b) [traduction] « s’applique aux cas où la plaignante est en état d’ébriété ». Une telle affirmation donne à penser que n’importe quel degré d’ébriété suffirait à vicier le consentement. Or, on ne peut exclure que le juge du procès se soit fondé sur cette croyance pour conclure à l’absence de consentement. La présomption d’application correcte du droit ne saurait donc s’imposer.

[132]                     Avec beaucoup d’égards, j’estime que les juges majoritaires ont simplement supposé que le juge du procès parlait d’un degré d’ébriété extrême lorsqu’il s’est demandé si la plaignante était en état d’ébriété au point d’être incapable de consentir. D’après le dossier, le juge du procès a été invité, à tort, à ne pas approfondir la question des degrés d’ébriété, et il s’est abstenu de le faire. La seule conclusion que l’on puisse raisonnablement tirer de ses motifs, c’est que dans la mesure où la plaignante était en état d’ébriété, comme elle prétendait l’être, elle était incapable de consentir. Il s’agit d’une erreur de droit évidente.

[133]                     En centrant son analyse sur la crédibilité, le juge du procès a amalgamé le consentement et la capacité; sa décision repose donc sur une présomption erronée en droit. D’après les juges majoritaires, lorsque le consentement factuel et la capacité sont tous deux en cause, le juge du procès n’est pas nécessairement tenu de les considérer séparément ou selon un ordre particulier. Soit dit avec égards, je ne suis pas de cet avis.

[134]                     Selon moi, le cadre à adopter pour l’analyse du consentement à l’activité sexuelle a été succinctement énoncé dans l’arrêt R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, [2014] 1 R.C.S. 346, par. 4 :

     Le Code criminel  établit une analyse en deux étapes pour décider s’il y a eu consentement à une activité sexuelle. La première étape consiste à déterminer si la preuve démontre l’absence d’« accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle » aux termes du par. 273.1(1). Si le plaignant a consenti, ou encore si son comportement fait naître un doute raisonnable quant à l’absence de consentement, il faut passer à la seconde étape et se demander s’il existe des circonstances ayant pu vicier le consentement apparent. Le paragraphe 265(3) énumère une série de situations dans lesquelles le droit considère qu’il y a eu absence de consentement, et ce, malgré la participation ou le consentement apparent du plaignant : Ewanchuk, par. 36. Le paragraphe 273.1(2) dresse une autre liste de situations où il y a absence de consentement. Par exemple, il ne saurait y avoir eu consentement dans les cas où celui‑ci a été obtenu par la contrainte (al. 265(3)a) et b)), la fraude (al. 265(3)c)) ou encore un abus de confiance ou de pouvoir (al. 265(3)d) et 273.1(2)c)). [Je souligne.]

[135]                     Certes, la Cour, dans l’arrêt Hutchinson, n’a pas traité expressément du vice de consentement fondé sur l’incapacité; elle s’est plutôt penchée sur les difficultés résultant du consentement donné par la plaignante sur la foi d’informations erronées (dont celles qui découlent d’une fraude ou d’une erreur). À mon avis, toutefois, ce n’est pas l’arrêt Hutchinson, mais le Code criminel  qui requiert une analyse en deux étapes pour établir l’existence du consentement à l’activité sexuelle.

[136]                     La première étape du cadre d’analyse législatif consiste à établir si la plaignante a volontairement donné son accord à l’« activité sexuelle » (par. 273.1(1)). Si elle y a volontairement donné son accord au sens du par. 273.1(1) (ou si un doute raisonnable est soulevé à cet égard), le juge du procès doit alors passer à la seconde étape et vérifier si cet accord a été obtenu dans des circonstances viciant ce consentement (par. 265(3) et 273.1(2)). Comme il est indiqué dans l’arrêt Hutchinson (par. 25), « [l]e régime établi par ces dispositions — une définition de base du mot consentement au par. 273.1(1), assortie de circonstances ayant pour effet de vicier ce consentement énoncées aux par. 265(3) et 273.1(2) — milite également en faveur d’une interprétation restrictive de l’expression accord volontaire [. . .] à l’activité sexuelle ».

[137]                     Selon l’alinéa 273.1(2) b) du Code criminel , l’incapacité est une circonstance qui peut vicier le consentement apparent de la plaignante. Contrairement à ce qu’affirment les juges majoritaires, le par. 273.1(2) ne distingue pas entre, d’un côté, le vice de consentement visé à l’al. c) (« l’accusé l’incite à l’activité par abus de confiance ou de pouvoir ») et, de l’autre côté, les différents facteurs énumérés aux autres alinéas, dont l’incapacité, lesquels facteurs ne feraient, selon les juges majoritaires, que clarifier les exigences relatives au consentement subjectif. Je fais mienne la réserve exprimée par la Criminal Lawyers’ Association of Ontario, pour qui cette approche transformerait toute circonstance autre que la fraude en une évaluation de l’existence du consentement, compromettant du même coup l’équilibre dont il est question dans l’arrêt Hutchinson. Plutôt que d’adhérer aux étapes de l’analyse énoncée dans le Code criminel , les juges majoritaires conçoivent le rapport entre consentement et capacité d’une manière qui, dans bon nombre de cas, rend superflue la disposition relative à l’incapacité énoncée à l’al. 273.1(2)b), « contrairement au principe selon lequel chaque mot et chaque disposition d’une loi a un sens et un rôle » (Hutchinson, par. 26).

[138]                     Il ressort de ses motifs que le juge du procès a amalgamé ces deux notions (par. 51‑52 et 71‑73) :

            [traduction] La principale question soulevée dans la présente affaire en est une de crédibilité. Les parties s’accordent pour dire que M. G.F. et Mme R.B. ont eu des relations sexuelles avec [la plaignante], qui était âgée de 16 ans. Si je conclus, hors de tout doute raisonnable, que [la plaignante] était incapable de donner son consentement à cette activité sexuelle parce qu’elle avait les facultés affaiblies par l’alcool et que M. G.F. et Mme R.B. savaient ou auraient dû savoir qu’elle était incapable d’y consentir, alors ils sont coupables des actes qui leur sont reprochés. Si j’arrive à la conclusion que la capacité de [la plaignante] de donner son consentement n’était pas affaiblie par l’alcool et qu’elle a donné librement son consentement, alors les deux accusés ne sont pas coupables.

     Après examen de la preuve et des arguments des avocats, je suis arrivé à la conclusion que [la plaignante] n’a pas consenti à l’activité sexuelle, et que M. G.F. et Mme R.B. sont coupables de l’infraction d’agression sexuelle. . . .

         . . .

     Mme R.B. n’a pas témoigné. Je conclus que le témoignage de M. G.F. n’est pas digne de foi. Je n’ai pas de doute raisonnable quant à sa culpabilité ou celle de Mme R.B. et à mon avis, le reste de la preuve présentée au procès appuie de façon convaincante la conclusion que M. G.F. et Mme R.B. ont forcé [la plaignante] à avoir des relations sexuelles non consensuelles.

     L’alinéa 273.1(2) b) du Code criminel  indique qu’il n’y a pas consentement de la plaignante lorsque celle‑ci est incapable de le former. Cela s’applique aux cas où la plaignante est en état d’ébriété.

     En conséquence, je déclare les deux accusés coupables de l’agression sexuelle qui leur est reprochée.

[139]                     Selon moi, conformément aux dispositions du Code criminel , le juge du procès devait d’abord déterminer si, d’après la preuve, il y avait eu absence de consentement. Ensuite, si la plaignante avait consenti, ou si sa conduite soulevait un doute raisonnable à cet égard, il devait se demander si son consentement apparent était vicié par une incapacité. Le juge du procès n’a pas suivi cette démarche, commettant ainsi une erreur de droit. Son affirmation selon laquelle [traduction] « le reste de la preuve présentée au procès appuie de façon convaincante la conclusion que M. G.F. et Mme R.B. ont forcé [la plaignante] à avoir des relations sexuelles non consensuelles » n’indique pas clairement si une déclaration de culpabilité pouvait reposer sur le fait que la plaignante n’a pas consenti, indépendamment de sa capacité.

[140]                     Bien qu’il ne soit pas erroné d’énoncer dans un ordre plutôt qu’un autre les conclusions d’incapacité ou de non‑consentement, l’absence d’analyse visant à appuyer l’affirmation conclusive du juge du procès ne peut servir de fondement à un véritable examen en appel.

II.            Disposition réparatrice

[141]                     La conclusion portant que le juge du procès a commis une erreur n’est pas immédiatement déterminante quant à l’issue du pourvoi. La disposition réparatrice prévue au sous-al. 686(1)b)(iii) permet à une cour d’appel de rejeter l’appel formé contre une déclaration de culpabilité lorsqu’il n’y a eu « aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave », malgré l’existence d’une erreur de droit. Comme on peut le lire dans l’arrêt R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 34 : « Il incombe au ministère public de démontrer à la cour d’appel que la disposition est applicable et de la convaincre de maintenir la déclaration de culpabilité en dépit de l’erreur. » Dans l’arrêt R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, la Cour a jugé que l’application de la disposition réparatrice se justifie dans deux cas : (i) lorsque l’erreur est si inoffensive ou négligeable qu’elle n’aurait pu avoir d’incidence sur le verdict; ou (ii) lorsque la preuve est à ce point accablante que le juge des faits conclurait inévitablement à la culpabilité (par. 29‑31).

[142]                     Il est nécessaire d’examiner la gravité de l’erreur et ses conséquences possibles sur l’équité du procès. À mon avis, un tel examen conduit à la conclusion qu’il n’y a pas lieu en l’espèce d’appliquer la disposition réparatrice.

[143]                     On ne saurait dire que l’erreur du juge du procès est si mineure, si dépourvue de lien avec la question au cœur du procès ou si manifestement dépourvue d’un effet préjudiciable qu’un juge raisonnable n’aurait pu rendre un verdict différent si l’erreur n’avait pas été commise (Van, par. 35). L’incapacité de la plaignante était une question en litige au procès, et l’acceptation de son témoignage comme étant crédible ne suffit pas à fonder une déclaration de culpabilité. Tout comme la Cour d’appel, je suis d’avis que [traduction] « le juge des faits doit tenir compte de l’ensemble de la preuve pour trancher la question factuelle de savoir si la plaignante avait la capacité de consentir au moment des faits » (2019 ONCA 493, 146 O.R. (3d) 289, par. 38 (je souligne)).

[144]                     À mon avis, si le juge du procès avait tenu compte de l’ensemble de la preuve relative à cette question, il aurait raisonnablement pu conclure que la plaignante était capable de consentir. D’après l’analyse toxicologique réalisée environ 24 heures après l’activité sexuelle, aucune trace d’alcool n’a été détectée dans le sang ou l’urine de la plaignante, ce qui accroît la probabilité qu’il n’y ait pas eu absorption d’alcool. Lu dans son intégralité, le témoignage de la plaignante peut jouer dans les deux sens quant à son incapacité à consentir. Elle a été en mesure de se souvenir des événements d’une manière très détaillée, se rappelant notamment avoir dit plusieurs fois aux intimés d’arrêter; avoir pu repousser physiquement les intimés et se dégager de leur étreinte; et avoir compris l’ordre de G.F. de faire un cunnilingus à R.B., mais avoir refusé de le faire.

[145]                     La présente affaire reposait sur la crédibilité. Comme on peut le lire dans l’arrêt R. c. Perkins (T.), 2016 ONCA 588, 352 O.A.C. 149, par. 32, [traduction] « bien qu’il n’existe aucune règle excluant la disposition réparatrice dans les cas qui reposent sur la crédibilité, [. . .] l’obstacle est de taille et la prudence s’impose avant d’appliquer cette disposition » (voir aussi R. c. Raghunauth (G.) (2005), 203 O.A.C. 54, par. 9; L.K.W., par. 97). Dans les cas où la crédibilité était la question centrale au procès, la disposition réparatrice a été appliquée lorsque la preuve à charge était par ailleurs [traduction] « accablante » (voir L.K.W., par. 101).

[146]                     Considérant ces principes, je ne crois pas qu’il y ait lieu en l’espèce d’appliquer la disposition réparatrice. Les erreurs du juge du procès n’étaient pas inoffensives ni anodines, et je ne crois pas que la preuve soit accablante au point où le juge des faits conclurait inévitablement à la culpabilité. Il n’est pas possible de mesurer précisément l’incidence de l’erreur de droit commise par le juge du procès. Ses motifs ne permettent pas de dire s’il a examiné séparément les questions du consentement et de la capacité à consentir, ni si sa conclusion relative à l’absence de consentement se fondait sur son opinion erronée portant que tout degré d’ébriété suffirait à vicier le consentement. À mon avis, les déclarations de culpabilité ne peuvent être maintenues sur la base de la simple affirmation faite par le juge du procès, avant qu’il ne commence son analyse, que [traduction] « [la plaignante] n’a pas consenti à l’activité sexuelle », et de la conclusion générale selon laquelle « le reste de la preuve présentée au procès appuie de façon convaincante la conclusion que M. G.F. et Mme R.B. ont forcé [la plaignante] à avoir des relations sexuelles non consensuelles ». Non seulement la Couronne n’a pas invité le juge du procès à prononcer des déclarations de culpabilité sur ce fondement, mais ces deux énoncés ne permettent pas de déterminer avec certitude s’il a déclaré les intimés coupables pour cause d’absence de consentement indépendamment de l’incapacité à consentir.

[147]                     Étant donné que la preuve à charge contre les intimés était largement tributaire de la crédibilité du témoignage de la plaignante, je ne saurais par ailleurs qualifier cette preuve d’« accablante ». Cet obstacle difficile à surmonter n’a pas été levé.

III.         Conclusion

[148]                     Par conséquent, je rejetterais le pourvoi et je confirmerais l’ordonnance de la Cour d’appel exigeant la tenue d’un nouveau procès.

                    Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs des intimés : Lockyer Campbell Posner, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante : Bottos Law Group, Edmonton.



[1]  L’article 273.1  du Code criminel  emploie la forme masculine du mot « plaignant » pour décrire la personne qui serait victime d’une agression sexuelle. Toutefois, cette infraction est hautement genrée, la plupart des victimes étant des femmes. Pour cette raison, et puisque la plaignante dans le dossier est une femme, j’utiliserai la forme féminine « plaignante » dans le présent jugement.

 

[2]  Dans l’arrêt R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714, par exemple, la Cour a expliqué que la common law prévoit que le consentement subjectif à une bagarre à coups de poing est vicié lorsque des lésions corporelles sont voulues et causées : voir aussi R. c. Paice, 2005 CSC 22, [2005] 1 R.C.S. 339.

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