COUR SUPRÊME DU CANADA |
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Référence : Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, [2021] 2 R.C.S. 75 |
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Appel entendu : 6 octobre 2020 Jugement rendu : 11 juin 2021 Dossier : 38695 |
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Entre : Succession de Bernard Sherman et fiduciaires de la succession et Succession de Honey Sherman et fiduciaires de la succession Appelants
et
Kevin Donovan et Toronto Star Newspapers Ltd. Intimés
- et -
Procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie-Britannique, Association canadienne des libertés civiles, Centre d’action pour la sécurité du revenu, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Postmedia Network Inc., CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, The Globe and Mail Inc., Citytv, a division of Rogers Media Inc., British Columbia Civil Liberties Association, HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Réseau juridique VIH et Mental Health Legal Committee Intervenants
Traduction française officielle
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Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin et Kasirer
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Motifs de jugement : (par. 1 à 108) |
Le juge Kasirer (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe et Martin)
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Succession de Bernard Sherman et fiduciaires de la succession et
Succession de Honey Sherman et fiduciaires de la succession Appelants
c.
Kevin Donovan et
Toronto Star Newspapers Ltd. Intimés
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général de la Colombie-Britannique,
Association canadienne des libertés civiles,
Centre d’action pour la sécurité du revenu,
Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association,
Postmedia Network Inc., CTV, une division de Bell Média inc.,
Global News, a division of Corus Television Limited Partnership,
The Globe and Mail Inc., Citytv, a division of Rogers Media Inc.,
British Columbia Civil Liberties Association,
HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Réseau juridique VIH et
Mental Health Legal Committee Intervenants
Répertorié : Sherman (Succession) c. Donovan
2021 CSC 25
No du greffe : 38695.
2020 : 6 octobre; 2021 : 11 juin.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Tribunaux — Principe de la publicité des débats judiciaires — Ordonnances de mise sous scellés — Limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires — Intérêt public important — Vie privée — Dignité — Sécurité physique — Décès inexpliqué d’un couple important suscitant une vive attention chez le public et amenant les fiduciaires des successions à demander la mise sous scellés des dossiers d’homologation — Les préoccupations en matière de vie privée et de sécurité physique soulevées par les fiduciaires des successions constituent‐elles des intérêts publics importants qui sont à ce point sérieusement menacés qu’ils justifient le prononcé d’ordonnances de mise sous scellés?
Un couple important a été retrouvé mort dans sa résidence. Les décès apparemment inexpliqués ont suscité un vif intérêt chez le public. À ce jour, l’identité et le mobile des personnes responsables demeurent inconnus, et les décès font l’objet d’une enquête pour homicides. Les fiduciaires des successions ont cherché à réfréner l’attention médiatique intense provoquée par les événements en sollicitant des ordonnances visant à mettre sous scellés les dossiers d’homologation. Les ordonnances de mise sous scellés ont au départ été accordées, puis ont été contestées par un journaliste qui avait rédigé des articles sur le décès du couple, ainsi que par le journal pour lequel il écrivait. Le juge de première instance a fait placer sous scellés les dossiers d’homologation, concluant que les effets bénéfiques des ordonnances de mise sous scellés sur les intérêts en matière de vie privée et de sécurité physique l’emportaient sensiblement sur leurs effets préjudiciables. La Cour d’appel à l’unanimité a accueilli l’appel et levé les ordonnances de mise sous scellés. Elle a conclu que l’intérêt en matière de vie privée qui avait été soulevé ne comportait pas la qualité d’intérêt public, et qu’il n’y avait aucun élément de preuve d’un risque réel pour la sécurité physique de quiconque.
Arrêt : Le pourvoi est rejeté.
Les fiduciaires des successions n’ont pas établi l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt public important en vertu du test applicable en matière de limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Par conséquent, les ordonnances de mise sous scellés n’auraient pas dû être rendues. La publicité des débats judiciaires peut être source d’inconvénients et d’embarras, mais ce désagrément n’est pas, en règle générale, suffisant pour permettre de réfuter la forte présomption de publicité des débats. Cela dit, la diffusion de renseignements personnels dans le cadre de débats judiciaires publics peut être plus qu’une source de désagrément et peut aussi entraîner une atteinte à la dignité d’une personne. Dans la mesure où elle sert à protéger les personnes contre une telle atteinte, la vie privée constitue un intérêt public important et un tribunal peut faire une exception au principe de la publicité des débats judiciaires si elle est sérieusement menacée. Dans la présente affaire, on ne peut pas dire que le risque pour la vie privée et pour la sécurité physique est suffisamment sérieux.
Les procédures judiciaires sont présumées accessibles au public. La publicité des débats judiciaires, qui est protégée par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression, est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie canadienne. On dit souvent de la liberté de la presse de rendre compte des procédures judiciaires qu’elle est indissociable du principe de publicité. Le principe de la publicité des débats judiciaires s’applique dans toutes les procédures judiciaires, quelle que soit leur nature. Les questions soulevées dans un dossier d’homologation ne sont pas typiquement de nature privée ou fondamentalement de nature administrative. L’obtention d’un certificat de nomination à titre de fiduciaire d’une succession en Ontario est une procédure judiciaire qui met en cause la raison d’être fondamentale de la publicité des débats — décourager les actes malveillants et garantir la confiance dans l’administration de la justice par la transparence —, de sorte que la forte présomption de publicité s’applique.
Le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires vise à maintenir la présomption tout en offrant suffisamment de souplesse aux tribunaux pour leur permettre de protéger d’autres intérêts publics lorsqu’ils entrent en jeu. Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir ce qui suit : 1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important; 2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et 3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
La portée reconnue des intérêts qui pourraient justifier une exception discrétionnaire à la publicité des débats judiciaires s’est élargie au fil du temps et s’étend désormais en général aux intérêts publics importants. L’étendue de cette catégorie transcende les intérêts des parties au litige et offre une grande souplesse pour remédier à l’atteinte aux valeurs fondamentales de notre société qu’une publicité absolue des procédures judiciaires pourrait causer. Bien qu’il n’y ait aucune liste exhaustive des intérêts publics importants, les tribunaux doivent faire preuve de prudence et avoir pleinement conscience de l’importance fondamentale de la règle de la publicité des débats judiciaires lorsqu’ils les constatent. Déterminer ce qu’est un intérêt public important peut se faire dans l’abstrait sur le plan des principes généraux qui vont au‐delà des parties à un litige donné. En revanche, la conclusion sur la question de savoir si un risque sérieux menace cet intérêt est une conclusion factuelle qui est nécessairement prise eu égard au contexte. Le fait de constater un intérêt important et celui de constater le caractère sérieux du risque auquel cet intérêt est exposé sont donc en théorie des opérations séparées et qualitativement distinctes.
La vie privée a été défendue en tant que considération fondamentale d’une société libre et son importance pour le public a été reconnue dans divers contextes. Bien que la vie privée d’une personne soit d’une importance primordiale pour celle‐ci, la protection de la vie privée est également dans l’intérêt de la société dans son ensemble. La vie privée ne saurait donc être rejetée en tant que simple préoccupation personnelle : il y a chevauchement entre certaines préoccupations personnelles relatives à la vie privée et les intérêts du public.
Cependant, si la vie privée est définie trop largement, la reconnaissance d’un intérêt public en matière de vie privée pourrait menacer la forte présomption de publicité. La vie privée des personnes sera menacée dans de nombreuses procédures judiciaires. De plus, la vie privée est une notion complexe et contextuelle, de sorte qu’il est difficile pour les tribunaux de la mesurer. La reconnaissance d’un intérêt important à l’égard de la notion générale de vie privée serait donc irréalisable.
Le caractère public de l’intérêt en matière de vie privée consiste plutôt à protéger les gens contre la menace à leur dignité. La dignité en ce sens comporte le droit de présenter des aspects fondamentaux de soi‐même aux autres de manière réfléchie et contrôlée; il s’agit de l’expression de la personnalité ou de l’identité unique d’une personne. Cet intérêt est conforme à l’accent mis par la Cour sur l’importance de la vie privée, tout en permettant de maintenir la forte présomption de publicité des débats.
Se fondant sur la dignité, la vie privée sera sérieusement menacée dans des circonstances limitées. Ni la susceptibilité des gens ni le fait que la publicité soit désavantageuse, embarrassante ou pénible pour certaines personnes ne justifieront généralement, à eux seuls, une atteinte à la publicité des débats judiciaires. La dignité ne sera sérieusement menacée que lorsque les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats sont suffisamment sensibles ou privés pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques de la personne d’une manière qui menace son intégrité. Il faut se demander si les renseignements révèlent quelque chose d’intime et de personnel sur la personne, son mode de vie ou ses expériences.
Dans les cas où les renseignements sont suffisamment sensibles pour toucher au cœur même des renseignements biographiques d’une personne, le tribunal doit alors se demander si le contexte factuel global de l’affaire permet d’établir l’existence d’un risque sérieux pour l’intérêt en cause. La mesure dans laquelle les renseignements sont diffusés et font déjà partie du domaine public, ainsi que la probabilité que la diffusion se produise réellement, peuvent avoir une incidence sur le caractère sérieux du risque. Il incombe au demandeur de démontrer que la vie privée, considérée au regard de la dignité, est sérieusement menacée; cela permet d’établir un seuil, tributaire des faits, compatible avec la présomption de publicité des débats.
Il existe également un intérêt public important dans la protection des personnes contre un préjudice physique, mais une ordonnance discrétionnaire ayant pour effet de limiter la publicité des débats judiciaires ne peut être rendue qu’en présence d’un risque sérieux pour cet intérêt public important. Une preuve directe n’est pas nécessairement exigée pour démontrer qu’un intérêt public important est sérieusement menacé, car il est possible d’établir l’existence d’un préjudice objectivement discernable sur la base d’inférences logiques. Or, ce raisonnement inférentiel ne permet pas de se livrer à des conjectures inadmissibles. Ce n’est pas seulement la probabilité du préjudice appréhendé qui est pertinente lorsqu’il s’agit d’évaluer si un risque est sérieux, mais également la gravité du préjudice lui‐même. Lorsque le préjudice appréhendé est particulièrement sérieux, il n’est pas nécessaire de démontrer que la probabilité que ce préjudice se matérialise est vraisemblable, mais elle doit tout de même être plus que négligeable, fantaisiste ou conjecturale. Le simple fait d’invoquer un préjudice physique grave n’est donc pas suffisant.
Il faut démontrer, outre un risque sérieux pour un intérêt important, que l’ordonnance particulière demandée est nécessaire pour écarter le risque et que, du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs. Cette pondération contextuelle, éclairée par l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires, constitue un dernier obstacle sur la route de ceux qui cherchent à faire limiter de façon discrétionnaire la publicité des débats judiciaires aux fins de la protection de la vie privée.
En l’espèce, le risque pour l’intérêt public important en matière de vie privée, défini au regard de la dignité, n’est pas sérieux. Les renseignements contenus dans les dossiers d’homologation ne révèlent rien de particulièrement privé ni de très sensible. Il n’a pas été démontré qu’ils toucheraient au cœur même des renseignements biographiques des personnes touchées d’une manière qui minerait leur contrôle sur l’expression de leur identité. De plus, le dossier ne démontre pas l’existence d’un risque sérieux de préjudice physique. Les fiduciaires des successions ont demandé au juge de première instance d’inférer non seulement le fait qu’un préjudice serait causé aux personnes touchées, mais également qu’il existe une ou des personnes qui souhaitent leur faire du mal. Déduire tout cela en se fondant sur les décès et sur les liens unissant les personnes touchées aux défunts ne constitue pas une inférence raisonnable, mais une conjecture.
Même si les fiduciaires des successions avaient réussi à démontrer l’existence d’un risque sérieux pour la vie privée, une interdiction de publication —moins contraignante à l’égard de la publicité des débats que les ordonnances de mise sous scellés — aurait probablement été suffisante en tant qu’autre option raisonnable pour écarter ce risque. Comme dernier obstacle, les fiduciaires des successions auraient eu à démontrer que les avantages de toute ordonnance nécessaire à la protection contre un risque sérieux pour l’intérêt public important l’emportaient sur ses effets préjudiciables.
Jurisprudence
Arrêt appliqué : Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522; arrêts mentionnés : Société Radio‐Canada c. Nouveau‐Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332; Khuja c. Times Newspapers Ltd., [2017] UKSC 49, [2019] A.C. 161; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Dagenais c. Société Radio‐Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403; R. c. Henry, 2009 BCCA 86, 270 B.C.A.C. 5; Procureur général de la Nouvelle‐Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175; A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188; Re Southam Inc. and The Queen (No.1) (1983), 41 O.R. (2d) 113; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S 103; Otis c. Otis (2004), 7 E.T.R. (3d) 221; H. (M.E.) c. Williams, 2012 ONCA 35, 108 O.R. (3d) 321; F.N. (Re), 2000 CSC 35, [2000] 1 R.C.S. 880; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, [2013] 3 R.C.S. 733; Toronto Star Newspaper Ltd. c. R., 2012 ONCJ 27, 289 C.C.C. (3d) 549; Douez c. Facebook, Inc., 2017 CSC 33, [2017] 1 R.C.S. 751; R. c. Paterson (1998), 102 B.C.A.C. 200; S. c. Lamontagne, 2020 QCCA 663; Himel c. Greenberg, 2010 ONSC 2325, 93 R.F.L. (6th) 357; A.B. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629; R. c. Pickton, 2010 BCSC 1198; Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858‐0702 Québec Inc., 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743; 3834310 Canada inc. c. Chamberland, 2004 CanLII 4122; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; Coltsfoot Publishing Ltd. c. Foster‐Jacques, 2012 NSCA 83, 320 N.S.R. (2d) 166; Goulet c. Cie d’Assurance‐Vie Transamerica du Canada, 2002 CSC 21, [2002] 1 R.C.S. 719; Godbout c. Longueuil (Ville de), [1995] R.J.Q. 2561, conf. par [1997] 3 R.C.S. 844; A. c. B., 1990 CanLII 3132; R. c. Plant, [1993] 3 R.C S. 281; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; Work Safe Twerk Safe c. Her Majesty the Queen in Right of Ontario, 2021 ONSC 1100; Fedeli c. Brown, 2020 ONSC 994; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584; R. c. Chanmany, 2016 ONCA 576, 352 O.A.C. 121; X. c. Y., 2011 BCSC 943, 21 B.C.L.R. (5th) 410; R. c. Esseghaier, 2017 ONCA 970, 356 C.C.C. (3d) 455.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2b), 8.
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‐12, art. 5.
Code civil du Québec, art. 35 à 41.
Code de procédure civile, RLRQ, c. C‐25.01, art. 12.
Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, c. F.31.
Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, c. P‐21.
Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, c. 5.
Projet de loi C‐11, Loi édictant la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs et la Loi sur le Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données et apportant des modifications corrélatives et connexes à d’autres lois, 2e sess., 43e lég., 2020.
Doctrine et autres documents cités
Ardia, David S. « Privacy and Court Records : Online Access and the Loss of Practical Obscurity » (2017), 4 U. Ill. L. Rev. 1385.
Austin, Lisa M. « Re‐reading Westin » (2019), 20 Theor. Inq. L. 53.
Bailey, Jane, and Jacquelyn Burkell. « Revisiting the Open Court Principle in an Era of Online Publication : Questioning Presumptive Public Access to Parties’ and Witnesses’ Personal Information » (2016), 48 R.D. Ottawa 143.
Cockfield, Arthur J. « Protecting the Social Value of Privacy in the Context of State Investigations Using New Technologies » (2007), 40 U.B.C. L. Rev. 41.
Eltis, Karen. Courts, Litigants, and the Digital Age, 2nd ed., Toronto, Irwin Law, 2016.
Eltis, Karen. « The Judicial System in the Digital Age : Revisiting the Relationship between Privacy and Accessibility in the Cyber Context » (2011), 56 R.D. McGill 289.
Ferland, Denis, et Benoît Emery. Précis de procédure civile du Québec, vol. 1, 6e éd., Montréal, Yvon Blais, 2020.
Gewirtz, Paul. « Privacy and Speech », [2001] Sup. Ct. Rev. 139.
Guillemard, Sylvette, et Séverine Menétrey. Comprendre la procédure civile québécoise, 2e éd., Montréal, Yvon Blais, 2017.
Hughes, Kirsty. « A Behavioural Understanding of Privacy and its Implications for Privacy Law » (2012), 75 Mod. L. Rev. 806.
Matheson, David. « Dignity and Selective Self‐Presentation », in Ian Kerr, Valerie Steeves and Carole Lucock, eds., Lessons from the Identity Trail : Anonymity, Privacy and Identity in a Networked Society, New York, Oxford University Press, 2009, 319.
McIsaac, Barbara, Kris Klein, and Shaun Brown. The Law of Privacy in Canada, vol. 1, Toronto, Thomson Reuters, 2000 (loose‐leaf updated 2020, release 11).
McLachlin, Beverley. « Courts, Transparency and Public Confidence – To the Better Administration of Justice » (2003), 8 Deakin L. Rev. 1.
Paton-Simpson, Elizabeth. « Privacy and the Reasonable Paranoid : The Protection of Privacy in Public Places » (2000), 50 U.T.L.J. 305.
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Québec. Ministère de la Justice. Commentaires de la ministre de la Justice : Code de procédure civile, chapitre C‐25.01, Montréal, SOQUIJ, 2015.
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Solove, Daniel J. « Conceptualizing Privacy » (2002), 90 Cal. L. Rev. 1087.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Rouleau et Hourigan), 2019 ONCA 376, 47 E.T.R. (4th) 1, [2019] O.J. No. 2373 (QL), 2019 CarswellOnt 6867 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Dunphy, 2018 ONSC 4706, 417 C.R.R. (2d) 321, 41 E.T.R. (4th) 126, 28 C.P.C. (8th) 102, [2018] O.J. No. 4121 (QL), 2018 CarswellOnt 13017 (WL Can.). Pourvoi rejeté.
Chantelle Cseh et Timothy Youdan, pour les appelants.
Iris Fischer et Skye A. Sepp, pour les intimés.
Peter Scrutton, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Jaqueline Hughes, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‐Britannique.
Ryder Gilliland, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.
Ewa Krajewska, pour l’intervenant le Centre d’action pour la sécurité du revenu.
Robert S. Anderson, c.r., pour les intervenants Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Postmedia Network Inc., CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, The Globe and Mail Inc. and Citytv, a division of Rogers Media Inc.
Adam Goldenberg, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.
Khalid Janmohamed, pour les intervenants HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, le Réseau juridique VIH et Mental Health Legal Committee.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Kasirer —
I. Survol
[1] La Cour a toujours fermement reconnu que le principe de la publicité des débats judiciaires est protégé par le droit constitutionnel à la liberté d’expression, et qu’il représente à ce titre un élément fondamental d’une démocratie libérale. En règle générale, le public peut assister aux audiences et consulter les dossiers judiciaires, et les médias — les yeux et les oreilles du public — sont libres de poser des questions et de formuler des commentaires sur les activités des tribunaux, ce qui contribue à rendre le système judiciaire équitable et responsable.
[2] Par conséquent, il existe une forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires. Il est entendu que cela permet un examen public minutieux qui peut être source d’inconvénients, voire d’embarras, pour ceux qui estiment que leur implication dans le système judiciaire entraîne une atteinte à leur vie privée. Cependant, ce désagrément n’est pas, en règle générale, suffisant pour permettre de réfuter la forte présomption voulant que le public puisse assister aux audiences, et que les dossiers judiciaires puissent être consultés et leur contenu rapporté par une presse libre.
[3] Malgré cette présomption, il se présente des circonstances exceptionnelles où des intérêts opposés justifient de restreindre le principe de la publicité des débats judiciaires. Lorsqu’un demandeur sollicite une ordonnance judiciaire discrétionnaire limitant le principe constitutionnalisé de la publicité des procédures judiciaires — par exemple, une ordonnance de mise sous scellés, une interdiction de publication, une ordonnance excluant le public d’une audience ou une ordonnance de caviardage —, il doit démontrer, comme condition préliminaire, que la publicité des débats en cause présente un risque sérieux pour un intérêt opposé qui revêt une importance pour le public. Le fait que cette condition soit considérée comme un seuil élevé vise à assurer le maintien de la forte présomption de publicité des débats judiciaires. En outre, la protection accordée à la publicité des débats ne s’arrête pas là. Le demandeur doit encore démontrer que l’ordonnance est nécessaire pour écarter le risque et que, du point de vue de la proportionnalité, les avantages de cette ordonnance restreignant la publicité l’emportent sur ses effets négatifs.
[4] Le présent pourvoi porte sur la question de savoir si les préoccupations soulevées par les personnes qui demandent qu’une exception soit faite à la publicité habituelle des dossiers judiciaires dans le cadre de procédures d’homologation successorale — à savoir les préoccupations concernant la vie privée et la sécurité physique des personnes touchées — constituent des intérêts publics importants qui sont à ce point sérieusement menacés que les dossiers devraient être mis sous scellés. Les parties au présent pourvoi conviennent que la sécurité physique constitue un intérêt public important qui pourrait justifier une ordonnance de mise sous scellés, mais elles ne s’entendent pas sur la question de savoir si cet intérêt serait sérieusement menacé, dans les circonstances de l’espèce, advenant la levée des scellés. Elles sont également en désaccord sur la question de savoir si la vie privée constitue en elle‐même un intérêt important qui pourrait justifier une ordonnance de mise sous scellés. Les appelants affirment que la vie privée est un intérêt public suffisamment important pouvant justifier l’imposition de limites à la publicité des débats judiciaires, plus particulièrement à la lumière des menaces auxquelles les gens sont exposés dans un contexte où la technologie facilite la diffusion à grande échelle de renseignements personnels sensibles. Ils font valoir que la Cour d’appel a eu tort d’affirmer que les préoccupations personnelles en matière de vie privée, à elles seules, ne comportent pas l’élément d’intérêt public qui relève à juste titre d’une ordonnance de mise sous scellés.
[5] Notre Cour a, dans différents contextes, défendu de manière constante la vie privée en tant que considération fondamentale d’une société libre. Invoquant des arrêts rendus dans d’autres contextes, les appelants soutiennent que la vie privée devrait être reconnue en l’espèce comme un intérêt public qui, au vu des faits de la présente affaire, étaye leur plaidoyer en faveur du prononcé d’ordonnances de mise sous scellés des dossiers d’homologation. Les intimés s’opposent à ce que de telles ordonnances soient rendues, rappelant que la protection de la vie privée est généralement considérée comme une faible justification à une exception à la publicité des débats. Ils affirment qu’après tout, presque chaque procédure judiciaire entraîne un certain dérangement dans la vie des personnes concernées et que ces atteintes à la vie privée doivent être tolérées parce que la publicité des débats judiciaires est essentielle à une saine démocratie.
[6] Le présent pourvoi offre donc l’occasion de trancher la question de savoir si la vie privée peut constituer un intérêt public suivant la jurisprudence relative à la publicité des débats judiciaires et, dans l’affirmative, si la publicité des débats menace sérieusement la vie privée en l’espèce au point de justifier le type d’ordonnances demandé par les appelants.
[7] Pour les motifs qui suivent, je propose de reconnaître qu’un aspect de la vie privée constitue un intérêt public important pour l’application du test pertinent énoncé dans l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522. La tenue de procédures judiciaires publiques peut mener à la diffusion de renseignements personnels très sensibles, laquelle entraînerait non seulement un désagrément ou de l’embarras pour la personne touchée, mais aussi une atteinte à sa dignité. Dans les cas où il est démontré que cette dimension plus restreinte de la vie privée, qui me semble tirer son origine de l’intérêt du public à la protection de la dignité humaine, est sérieusement menacée, une exception au principe de la publicité des débats judiciaires peut être justifiée.
[8] Dans la présente affaire, et en gardant cet intérêt à l’esprit, on ne peut pas dire que le risque pour la vie privée est suffisamment sérieux pour permettre de réfuter la forte présomption de publicité des débats judiciaires. Il en est de même du risque pour la sécurité physique en l’espèce. Dans les circonstances, la Cour d’appel a eu raison d’annuler les ordonnances de mise sous scellés et je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Contexte
[9] Bernard Sherman et Honey Sherman, figures importantes du monde des affaires et de la philanthropie, ont été retrouvés morts dans leur résidence de Toronto en décembre 2017. Leur décès apparemment inexpliqué a suscité un vif intérêt chez le public et une attention médiatique intense. En janvier de l’année suivante, le service de police de Toronto a annoncé que les décès faisaient l’objet d’une enquête pour homicides. Au moment où l’affaire a été portée devant les tribunaux, l’identité et le mobile des personnes responsables demeuraient inconnus.
[10] Les successions du couple et les fiduciaires des successions (collectivement les « fiduciaires »)[1] ont cherché à réfréner l’attention médiatique intense provoquée par les événements. Les fiduciaires souhaitaient veiller au transfert harmonieux des biens du couple, à distance de ce qu’ils percevaient comme un intérêt morbide du public pour les décès inexpliqués et la curiosité suscitée par les importantes sommes d’argent apparemment en jeu.
[11] Quand le temps est venu d’obtenir auprès de la Cour supérieure de justice leurs certificats de nomination à titre de fiduciaires des successions, les fiduciaires ont sollicité une ordonnance de mise sous scellés dans le but d’épargner aux fiduciaires des successions et aux bénéficiaires (« personnes touchées ») de nouvelles atteintes à leur vie privée, et de les protéger contre ce qui, selon les allégations, aurait constitué un risque pour leur sécurité. Les fiduciaires ont soutenu que, si les renseignements contenus dans les dossiers judiciaires étaient révélés au public, la sécurité des personnes touchées serait menacée et leur vie privée compromise tant et aussi longtemps que les décès demeureraient inexpliqués et que les personnes responsables de la tragédie seraient en liberté. À l’appui de leur demande, ils ont fait valoir qu’il existait un risque réel et important que les personnes touchées subissent un préjudice sérieux en raison de la diffusion publique des documents dans les circonstances.
[12] Les ordonnances de mise sous scellés ont au départ été accordées, puis ont été contestées par Kevin Donovan, un journaliste qui avait rédigé une série d’articles sur le décès du couple, ainsi que par Toronto Star Newspapers Ltd., le journal pour lequel il écrivait (collectivement le « Toronto Star »)[2]. Le Toronto Star a affirmé que les ordonnances portaient atteinte à ses droits constitutionnels à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, ainsi qu’au principe corollaire selon lequel les activités des tribunaux devraient être accessibles au public comme moyen de garantir l’équité et la transparence de l’administration de la justice.
III. Historique judiciaire
A. Cour supérieure de justice de l’Ontario, 2018 ONSC 4706, 41 E.T.R. (4th) 126 (le juge Dunphy)
[13] Examinant la question de savoir si les circonstances justifiaient une atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires, le juge de première instance s’est appuyé sur l’arrêt Sierra Club de notre Cour. Il a souligné qu’une ordonnance de confidentialité ne devrait être accordée que si [traduction] : « (1) elle est nécessaire [. . .] pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque, et (2) ses effets bénéfiques l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression et l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires » (par. 13(d)).
[14] Le juge de première instance a examiné la question de savoir si les intérêts des fiduciaires seraient servis par l’octroi des ordonnances de mise sous scellés. À son avis, les fiduciaires avaient correctement mis en évidence deux intérêts légitimes à l’appui d’une exception au principe de la publicité des débats judiciaires, à savoir [TRADUCTION] « la protection de la vie privée et de la dignité des victimes d’actes criminels ainsi que de leurs êtres chers », et « une crainte raisonnable d’un risque de préjudice chez les personnes connues comme ayant un intérêt à recevoir ou à administrer les biens des défunts » (par. 22‐25). S’agissant du premier intérêt, le juge de première instance a conclu que [TRADUCTION] « le degré d’atteinte à cette vie privée et à cette dignité est déjà extrême et [. . .] insoutenable » (par. 23). En ce qui a trait au deuxième intérêt, bien qu’il ait souligné qu’« il aurait été préférable d’inclure des éléments de preuve objectifs de la gravité de ce risque, obtenus, par exemple, auprès des policiers responsables de l’enquête », il a conclu que [TRADUCTION] « l’absence de tels éléments de preuve n’est pas fatale » (par. 24). Les inférences nécessaires pouvaient plutôt être tirées des circonstances, notamment « la volonté de la personne ou des personnes ayant perpétré les crimes de recourir à une violence extrême pour obéir à un mobile quelconque » (ibid.). Il a conclu que [TRADUCTION] « l’incertitude actuelle » était source d’une crainte raisonnable du risque de préjudice, et qu’en outre, le préjudice prévisible était « grave » (ibid.).
[15] Le juge de première instance a finalement accepté l’argument des fiduciaires selon lequel ces intérêts [traduction] « l’emportent très fortement » sur ce qu’il a qualifié d’intérêt public proportionnellement restreint à l’égard des « dossiers essentiellement administratifs » en cause (par. 31 et 33). Il a donc conclu que les effets bénéfiques des ordonnances de mise sous scellés sur les droits et les intérêts des personnes touchées l’emportaient sensiblement sur leurs effets préjudiciables.
[16] Enfin, le juge de première instance a examiné la question de savoir quelle ordonnance protégerait les personnes touchées tout en portant le moins possible atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires. Il a décidé que, si l’on devait apporter aux deux dossiers le caviardage nécessaire à la protection des intérêts qu’il avait constatés, il n’en resterait plus aucun passage digne d’intérêt susceptible d’être divulgué. Des ordonnances de mise sous scellés d’une durée indéterminée ne lui semblaient toutefois pas une bonne solution. Le juge de première instance a donc fait placer sous scellés les dossiers pour une période initiale de deux ans, avec possibilité de renouvellement.
B. Cour d’appel de l’Ontario, 2019 ONCA 376, 47 E.T.R. (4th) 1 (les juges Doherty, Rouleau et Hourigan)
[17] L’appel interjeté par le Toronto Star a été accueilli à l’unanimité et les ordonnances de mise sous scellés ont été levées.
[18] La Cour d’appel a examiné les deux intérêts qui avaient été soulevés devant le juge de première instance au soutien des ordonnances visant à mettre sous scellés les dossiers d’homologation. En ce qui concerne la nécessité de protéger la vie privée et la dignité des victimes de crimes violents et de leurs êtres chers, elle a rappelé que le type d’intérêt qui est à juste titre protégé par une ordonnance de mise sous scellés doit comporter un élément d’intérêt public. Citant l’arrêt Sierra Club, la Cour d’appel a écrit que [traduction] « [d]es préoccupations personnelles ne peuvent à elles seules justifier une ordonnance de mise sous scellés de documents qui seraient normalement accessibles au public en vertu du principe de la publicité des débats judiciaires » (par. 10). Elle a conclu que l’intérêt en matière de vie privée à l’égard duquel les fiduciaires sollicitaient une protection ne comportait pas cette qualité d’intérêt public.
[19] Bien qu’elle ait reconnu que la sécurité personnelle des gens constituait, de manière générale, un intérêt public important, la Cour d’appel a écrit qu’il n’y avait aucun élément de preuve en l’espèce permettant de conclure que la divulgation du contenu des dossiers de succession posait un risque réel pour la sécurité physique de quiconque. Le juge de première instance avait commis une erreur sur ce point : [traduction] « l’idée selon laquelle les bénéficiaires et les fiduciaires sont en quelque sorte en danger parce que les Sherman ont été assassinés n’est pas une inférence, mais une conjecture. Elle ne justifie aucunement l’octroi d’une ordonnance de mise sous scellés » (par. 16).
[20] La Cour d’appel a conclu que les fiduciaires n’avaient pas franchi la première étape du test relatif à l’obtention d’ordonnances de mise sous scellés des dossiers d’homologation. Elle a donc accueilli l’appel et annulé les ordonnances.
C. Procédures subséquentes
[21] L’ordonnance de la Cour d’appel annulant les ordonnances de mise sous scellés a été suspendue en attendant l’issue du présent pourvoi. Le Toronto Star a présenté une requête pour être autorisé à déposer de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du pourvoi, éléments de preuve qui comprennent des documents d’enregistrement des droits immobiliers, des transcriptions du contre‐interrogatoire d’un détective sur l’enquête relative aux meurtres ainsi que divers articles de presse. Ces éléments de preuve, affirme‐t‐il, étayent la conclusion selon laquelle les ordonnances de mise sous scellés devraient être levées. La requête a été renvoyée à notre formation.
IV. Moyens
[22] Les fiduciaires ont interjeté appel devant notre Cour pour demander le rétablissement des ordonnances de mise sous scellés rendues par le juge de première instance. En plus de contester la requête en production de nouveaux éléments de preuve, ils soutiennent que les ordonnances sont nécessaires pour écarter un risque sérieux pour la vie privée et la sécurité physique des personnes touchées, et que les effets bénéfiques de la mise sous scellés des dossiers d’homologation judiciaire l’emportent sur les effets préjudiciables du fait de limiter la publicité des débats judiciaires. Les fiduciaires soutiennent que deux erreurs de droit ont amené la Cour d’appel à conclure autrement.
[23] Premièrement, ils soutiennent que la Cour d’appel a conclu à tort que la vie privée est une préoccupation personnelle qui ne peut, à elle seule, constituer un intérêt important suivant l’arrêt Sierra Club. Les fiduciaires affirment que le juge de première instance a qualifié à bon droit la vie privée et la dignité comme un intérêt public important qui, étant exposé à un risque sérieux, justifiait les ordonnances. Ils demandent à notre Cour de reconnaître que la vie privée constitue en elle‐même un intérêt public important pour les besoins de l’analyse.
[24] Deuxièmement, les fiduciaires avancent que la Cour d’appel a commis une erreur en infirmant la conclusion du juge de première instance selon laquelle il y avait un risque sérieux de préjudice physique. Ils font valoir que la Cour d’appel n’a pas reconnu que les tribunaux sont habilités à tirer des inférences raisonnables sur le fondement de la raison et de la logique, même en l’absence d’éléments de preuve précis du risque allégué.
[25] Les fiduciaires affirment que ces erreurs ont amené la Cour d’appel à annuler à tort les ordonnances de mise sous scellés. En réponse aux questions qui leur ont été posées à l’audience, les fiduciaires ont reconnu qu’une ordonnance de caviardage de certains documents dans le dossier ou encore une interdiction de publication pourrait contribuer à apaiser certaines de leurs préoccupations, mais ils ont maintenu qu’aucune de ces mesures ne constituait une solution de rechange raisonnable aux ordonnances de mise sous scellés dans les circonstances.
[26] Les fiduciaires font également valoir que la protection de ces intérêts l’emporte sur les effets préjudiciables des ordonnances. Ils soutiennent que la nature des procédures d’homologation successorale dans la présente affaire atténue l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires. Étant donné qu’elle n’est ni contentieuse ni, à proprement parler, nécessaire au transfert des biens au décès, l’homologation est une procédure judiciaire de nature [traduction] « administrative », ce qui réduit la nécessité d’appliquer le principe de la publicité des débats judiciaires à l’espèce (par. 113-114).
[27] Le Toronto Star soutient pour sa part que la Cour d’appel n’a commis aucune erreur en annulant les ordonnances de mise sous scellés et que l’appel devrait être rejeté. Selon le Toronto Star, bien que la vie privée puisse constituer un intérêt important quand elle révèle la présence d’un élément public, les fiduciaires ont seulement fait état d’un désir subjectif de la part des personnes touchées en l’espèce d’éviter toute publicité supplémentaire, laquelle n’est pas préjudiciable en soi. De l’avis du Toronto Star et de certains des intervenants, la position des fiduciaires reviendrait à permettre à cette part d’inconvénients et d’embarras propre à toute instance judiciaire à avoir préséance sur l’intérêt dans la publicité des débats judiciaires, un principe qui est garanti par la Charte canadienne des droits et libertés et dans lequel toute la société a un intérêt. Le Toronto Star soutient également que les renseignements contenus dans les dossiers judiciaires ne sont pas de nature très sensible. En ce qui a trait à la question de savoir si les ordonnances de mise sous scellés étaient nécessaires pour protéger les personnes touchées d’un préjudice physique, le Toronto Star fait valoir que la Cour d’appel a eu raison de conclure que les fiduciaires n’avaient pas établi l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt.
[28] Subsidiairement, le Toronto Star affirme que, même s’il existe un risque sérieux pour un intérêt important quelconque, les ordonnances de mise sous scellés ne sont pas nécessaires, car le risque pourrait être écarté par une autre ordonnance moins sévère. De plus, il soutient que les ordonnances ne sont pas proportionnées. En cherchant à minimiser l’importance de la publicité des débats judiciaires dans les procédures d’homologation, les fiduciaires invitent à adopter, à l’égard de la pondération des effets de l’ordonnance, une approche inflexible, incompatible avec le principe de la publicité qui s’applique à toutes les procédures judiciaires. Quoi qu’il en soit, il existe précisément un intérêt public à l’égard de la publicité des débats dans la présente affaire, étant donné que les certificats demandés peuvent avoir une incidence sur les droits de tiers et que la publicité des débats garantit l’équité des procédures, qu’elles soient contestées ou non.
V. Analyse
[29] L’issue du pourvoi dépend de la question de savoir si le juge de première instance aurait dû rendre les ordonnances de mise sous scellés conformément au test applicable en matière de limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, test établi par notre Cour dans l’arrêt Sierra Club.
[30] La publicité des débats judiciaires, qui est protégée par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression, est essentielle au bon fonctionnement de notre démocratie (Société Radio‐Canada c. Nouveau‐Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 23; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, par. 23‐26). On dit souvent de la liberté de la presse de rendre compte des procédures judiciaires qu’elle est indissociable du principe de publicité. [traduction] « En rendant compte de ce qui a été dit et fait dans un procès public, les médias sont les yeux et les oreilles d’un public plus large qui aurait parfaitement le droit d’y assister, mais qui, pour des raisons purement pratiques, ne peut le faire » (Khuja c. Times Newspapers Ltd., [2017] UKSC 49, [2019] A.C. 161, par. 16, citant Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1339‐1340, le juge Cory). Le pouvoir d’imposer des limites à la publicité des débats judiciaires afin de servir d’autres intérêts publics est reconnu, mais il doit être exercé avec modération et en veillant toujours à maintenir la forte présomption selon laquelle la justice doit être rendue au vu et au su du public (Dagenais c. Société Radio‐Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 878; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, par. 32‐39; Sierra Club, par. 56). Le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires vise à maintenir cette présomption tout en offrant suffisamment de souplesse aux tribunaux pour leur permettre de protéger ces autres intérêts publics lorsqu’ils entrent en jeu (Mentuck, par. 33). Les parties conviennent qu’il s’agit du cadre d’analyse approprié à appliquer pour trancher le présent pourvoi.
[31] Les parties et les tribunaux d’instance inférieure ne s’entendent pas, cependant, sur la façon dont ce test s’applique aux faits de la présente affaire et cela nécessite des éclaircissements sur certains points de l’analyse établie dans l’arrêt Sierra Club. Plus fondamentalement, il y a désaccord sur la façon dont un intérêt important à la protection de la vie privée pourrait être reconnu de telle sorte qu’il justifierait des limites à la publicité des débats, et en particulier lorsque la vie privée peut constituer une question d’intérêt public. Les parties font valoir deux principes établis dans la jurisprudence de la Cour à l’appui de leur position respective. Tout d’abord, notre Cour a souvent fait observer que la vie privée est une valeur fondamentale nécessaire au maintien d’une société libre et démocratique (Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773, par. 25; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, par. 65‐66, le juge La Forest (dissident, mais non sur ce point); Nouveau‐Brunswick, par. 40). Dans certains cas, les tribunaux ont invoqué la vie privée pour justifier l’application d’une exception à la publicité des débats judiciaires conformément au test établi dans Sierra Club (voir, p. ex., R. c. Henry, 2009 BCCA 86, 270 B.C.A.C. 5, par. 11 et 17). En même temps, la jurisprudence reconnaît qu’un certain degré d’atteinte à la vie privée — qui entraîne des inconvénients, voire de la contrariété ou de l’embarras — est inhérent à toute instance judiciaire accessible au public (Nouveau‐Brunswick, par. 40). Par conséquent, le maintien de la présomption de la publicité des débats judiciaires signifie reconnaître que ni la susceptibilité individuelle ni le simple désagrément personnel découlant de la participation à des procédures judiciaires ne sont susceptibles de justifier l’exclusion du public des tribunaux (Procureur général de la Nouvelle‐Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, p. 185; Nouveau‐Brunswick, par. 41). Déterminer le rôle de la vie privée dans le cadre de l’analyse prévue dans l’arrêt Sierra Club exige de concilier ces deux idées, et c’est là le nœud du désaccord entre les parties. Le droit à vie privée n’est pas absolu et le principe de la publicité des débats judiciaires n’est pas sans exception.
[32] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord avec les fiduciaires pour dire que l’intérêt en matière de vie privée apparemment illimité qu’ils invoquent constitue un intérêt public important au sens de Sierra Club. Leur revendication large n’est pas axée sur les éléments de la vie privée qui méritent une protection publique dans le contexte de la publicité des débats judiciaires. Cela ne veut pas dire, cependant, que la protection de la vie privée ne peut jamais justifier une mesure exceptionnelle comme les ordonnances de mise sous scellés sollicitées en l’espèce. Bien que le simple embarras causé par la diffusion de renseignements personnels dans le cadre d’une procédure judiciaire publique ne suffise pas à justifier une limite à la publicité des débats judiciaires, il existe des circonstances où un aspect de la vie privée d’une personne revêt une dimension d’intérêt public manifeste.
[33] La diffusion de renseignements personnels dans le cadre de débats judiciaires publics peut être plus qu’une source de désagrément et peut aussi entraîner une atteinte à la dignité d’une personne. Dans la mesure où elle sert à protéger les personnes contre une telle atteinte, la vie privée constitue un intérêt public important qui est pertinent selon Sierra Club. La dignité en ce sens est une préoccupation connexe à la vie privée en général, mais elle est plus restreinte que celle‐ci; elle transcende les intérêts individuels et, comme d’autres intérêts publics importants, c’est une question qui concerne la société en général. Un tribunal peut faire une exception au principe de la publicité des débats judiciaires, malgré la forte présomption en faveur de son application, si l’intérêt à protéger les aspects fondamentaux de la vie personnelle des individus qui se rapportent à leur dignité est sérieusement menacé par la diffusion de renseignements suffisamment sensibles. La question est de savoir non pas si les renseignements sont « personnels » pour la personne concernée, mais si, en raison de leur caractère très sensible, leur diffusion entraînerait une atteinte à sa dignité que la société dans son ensemble a intérêt à protéger.
[34] Cet intérêt du public à l’égard de la vie privée axe à juste titre l’analyse sur l’incidence de la diffusion de renseignements personnels sensibles, plutôt que sur le simple fait de cette diffusion, intérêt qui est fréquemment menacé dans les procédures judiciaires et qui est nécessaire dans un système qui privilégie la publicité des débats judiciaires. Il s’agit d’un seuil élevé — plus élevé et plus précis que le vaste intérêt en matière de vie privée invoqué en l’espèce par les fiduciaires. Cet intérêt public ne sera sérieusement menacé que lorsque les renseignements en question portent atteinte à ce que l’on considère parfois comme l’identité fondamentale de la personne concernée : des renseignements si sensibles que leur diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la personne d’une manière que le public ne tolérerait pas, pas même au nom du principe de la publicité des débats judiciaires.
[35] Je m’empresse de dire que la personne qui demande une ordonnance visant à faire exception au principe de la publicité des débats judiciaires ne peut se contenter d’affirmer sans fondement que cet intérêt du public à l’égard de la dignité est compromis, pas plus qu’elle ne le pourrait si c’était son intégrité physique qui était menacée. Selon Sierra Club, le demandeur doit démontrer, au vu des faits de l’affaire, qu’il y a un « risque sérieux » pour cette dimension de sa vie privée liée à sa dignité. Pour l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaire, le demandeur doit donc démontrer que les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse dire qu’ils touchent au cœur même des renseignements biographiques de la personne et, dans un contexte plus large, qu’il existe un risque sérieux d’atteinte à la dignité de la personne concernée si une ordonnance exceptionnelle n’est pas rendue.
[36] En l’espèce, les renseignements contenus dans les dossiers judiciaires ne revêtent pas ce caractère si sensible qu’on pourrait dire qu’ils touchent à l’identité fondamentale des personnes concernées; les fiduciaires n’ont pas démontré en quoi la levée des ordonnances de mise sous scellés met en jeu la dignité des personnes touchées. Je ne suis donc pas convaincu que l’atteinte à leur vie privée soulève un risque sérieux pour un intérêt public important, comme l’exige Sierra Club. De plus, comme je tenterai de l’expliquer, il n’y avait pas de risque sérieux que les personnes visées subissent un préjudice physique en raison de la levée des ordonnances de mise sous scellés. Par conséquent, la présente affaire n’est pas un cas où il convient de rendre des ordonnances de mise sous scellés ni aucune ordonnance limitant l’accès aux dossiers judiciaires en cause. Dans les circonstances, la question de l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve du Toronto Star est théorique. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
A. Le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires
[37] Les procédures judiciaires sont présumées accessibles au public (MacIntyre, p. 189; A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567, par. 11).
[38] Le test des limites discrétionnaires à la publicité présumée des débats judiciaires a été décrit comme une analyse en deux étapes, soit l’étape de la nécessité et celle de la proportionnalité de l’ordonnance proposée (Sierra Club, par. 53). Après un examen, cependant, je constate que ce test repose sur trois conditions préalables fondamentales dont une personne cherchant à faire établir une telle limite doit démontrer le respect. La reformulation du test autour de ces trois conditions préalables, sans en modifier l’essence, aide à clarifier le fardeau auquel doit satisfaire la personne qui sollicite une exception au principe de la publicité des débats judiciaires. Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :
(1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
(2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et
(3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
Ce n’est que lorsque ces trois conditions préalables sont remplies qu’une ordonnance discrétionnaire ayant pour effet de limiter la publicité des débats judiciaires — par exemple une ordonnance de mise sous scellés, une interdiction de publication, une ordonnance excluant le public d’une audience ou une ordonnance de caviardage —pourra dûment être rendue. Ce test s’applique à toutes les limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, sous réserve uniquement d’une loi valide (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188, par. 7 et 22).
[39] Le pouvoir discrétionnaire est ainsi structuré et contrôlé de manière à protéger le principe de la publicité des débats judiciaires, qui est considéré comme étant constitutionnalisé sous le régime du droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) de la Charte (Nouveau‐Brunswick, par. 23). Reposant sur la liberté d’expression, le principe de la publicité des débats judiciaires est l’un des fondements de la liberté de la presse étant donné que l’accès aux tribunaux est un élément essentiel de la collecte d’information. Notre Cour a souvent souligné l’importance de la publicité pour maintenir l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, la confiance du public à l’égard de leur travail et sa compréhension de celui‐ci, et, au bout du compte, la légitimité du processus (voir, p. ex., Vancouver Sun, par. 23‐26). Dans l’arrêt Nouveau‐Brunswick, le juge La Forest a expliqué que la présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires était devenue « [traduction] “l’une des caractéristiques d’une société démocratique” » (citant Re Southam Inc. and The Queen (No.1) (1983), 41 O.R. (2d) 113 (C.A.), p. 119), qui « fait en sorte que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit [. . .], situation qui favorise la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l’administration de la justice » (par. 22). Le caractère fondamental de ce principe pour le système judiciaire sous‐tend la forte présomption — quoique réfutable — en faveur de la tenue de procédures judiciaires publiques (par. 40; Mentuck, par. 39).
[40] Le test fait en sorte que les ordonnances discrétionnaires ne soient pas assujetties à une norme moins exigeante que la norme à laquelle seraient assujetties des dispositions législatives qui limiteraient la publicité des débats judiciaires (Mentuck, par. 27; Sierra Club, par. 45). À cette fin, la Cour a élaboré un cadre d’analyse par analogie avec le test de l’arrêt Oakes, que les tribunaux utilisent pour déterminer si une limite imposée par un texte de loi à un droit garanti par la Charte est raisonnable et si sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique (Sierra Club, par. 40, citant R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; voir également Dagenais, p. 878; Vancouver Sun, par. 30).
[41] La portée reconnue des intérêts qui pourraient justifier une exception discrétionnaire à la publicité des débats judiciaires s’est élargie au fil du temps. Dans l’arrêt Dagenais, le juge en chef Lamer a parlé de la nécessité d’un risque « que le procès soit inéquitable » (p. 878). Dans Mentuck, le juge Iacobucci a étendu cette condition à un risque « pour la bonne administration de la justice » (par. 32). Enfin, dans Sierra Club, le juge Iacobucci, s’exprimant encore une fois au nom de la Cour à l’unanimité, a reformulé le test de manière à englober tout risque sérieux pour un « intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige » (par. 53). Il a en même temps précisé que l’intérêt important doit être exprimé en tant qu’intérêt public. Par exemple, à la lumière des faits de cette affaire, le préjudice causé à un intérêt commercial particulier n’aurait pas été suffisant, mais « l’intérêt commercial général dans la protection des renseignements confidentiels » constituait un intérêt important en raison de son caractère public (par. 55). Cette conclusion est compatible avec le fait que ce test a été élaboré à l’égard de la jurisprudence relative à l’arrêt Oakes, laquelle met l’accent sur l’objectif « urgen[t] et rée[l] » d’un texte de loi d’application générale (Oakes, p. 138‐139; voir également Mentuck, par. 31). L’expression « intérêt important » vise donc un large éventail d’objectifs d’intérêt public.
[42] Bien qu’il n’y ait aucune liste exhaustive des intérêts publics importants pour l’application de ce test, je partage l’opinion du juge Iacobucci, exprimée dans Sierra Club, selon laquelle les tribunaux doivent faire preuve de « prudence » et « avoir pleinement conscience de l’importance fondamentale de la règle de la publicité des débats judiciaires », même à la toute première étape lorsqu’ils constatent les intérêts publics importants (par. 56). Déterminer ce qu’est un intérêt public important peut se faire dans l’abstrait sur le plan des principes généraux qui vont au‐delà des parties à un litige donné (par. 55). En revanche, la conclusion sur la question de savoir si un « risque sérieux » menace cet intérêt est une conclusion factuelle qui, pour le juge qui examine le caractère approprié d’une ordonnance, est nécessairement prise eu égard au contexte. En ce sens, le fait de constater, d’une part, un intérêt important et celui de constater, d’autre part, le caractère sérieux du risque auquel cet intérêt est exposé sont, en théorie du moins, des opérations séparées et qualitativement distinctes. Une ordonnance peut donc être refusée du simple fait qu’un intérêt public important valide n’est pas sérieusement menacé au vu des faits de l’affaire ou, à l’inverse, parce que les intérêts constatés, qu’ils soient ou non sérieusement menacés, ne présentent pas le caractère public important requis sur le plan des principes généraux.
[43] Le test énoncé dans Sierra Club continue d’être un guide approprié en ce qui a trait à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux dans des affaires comme en l’espèce. L’étendue de la catégorie d’« intérêt important » transcende les intérêts des parties au litige et offre une grande souplesse pour remédier à l’atteinte aux valeurs fondamentales de notre société qu’une publicité absolue des procédures judiciaires pourrait causer (voir, p. ex., P. M. Perell et J. W. Morden, The Law of Civil Procedure in Ontario (4e éd. 2020), par. 3.185; J. Bailey et J. Burkell, « Revisiting the Open Court Principle in an Era of Online Publication : Questioning Presumptive Public Access to Parties’ and Witnesses’ Personal Information » (2016), 48 R.D. Ottawa 143, p. 154‐155). Parallèlement, cependant, l’obligation de démontrer l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt important établit un seuil valable nécessaire au maintien de la présomption de publicité des débats. S’ils devaient tout simplement mettre en balance les avantages et les effets négatifs de l’imposition d’une limite à la publicité des débats judiciaires, les décideurs appelés à examiner les incidences concrètes pour les personnes qui comparaissent devant eux pourraient avoir du mal à accorder un poids suffisant aux effets négatifs moins immédiats sur le principe de la publicité des débats. Une telle pondération pourrait échapper à un contrôle efficace en appel. À mon avis, le cadre d’analyse fourni par les arrêts Dagenais, Mentuck et Sierra Club demeure approprié et devrait être confirmé.
[44] Enfin, je rappelle que le principe de la publicité des débats judiciaires s’applique dans toutes les procédures judiciaires, quelle que soit leur nature (MacIntyre, p. 185‐186; Vancouver Sun, par. 31). Je suis en désaccord avec les fiduciaires dans la mesure où ils affirment, dans leurs arguments sur les effets négatifs des ordonnances de mise sous scellés, que l’homologation successorale en Ontario ne fait pas intervenir le principe de la publicité des procédures judiciaires ou que la publicité de ces procédures n’a pas de valeur pour le public. Les certificats que les fiduciaires ont demandés au tribunal sont délivrés sous le sceau de ce tribunal, portant ainsi l’imprimatur du pouvoir judiciaire. La décision du tribunal, même si elle est rendue dans un contexte non contentieux, aura une incidence sur des tiers, par exemple en déterminant l’écrit testamentaire qui constitue un testament valide (voir Otis c. Otis (2004), 7 E.T.R. (3d) 221 (C.S. Ont.), par. 23‐24). Contrairement à ce que les fiduciaires soutiennent, les questions soulevées dans un dossier d’homologation ne sont pas typiquement de nature privée ou fondamentalement de nature administrative. L’obtention d’un certificat de nomination à titre de fiduciaire d’une succession en Ontario est une procédure judiciaire, et la raison d’être fondamentale de la publicité des débats — décourager les actes malveillants et garantir la confiance dans l’administration de la justice par la transparence — s’applique aux procédures d’homologation et donc au transfert de biens sous l’autorité d’un tribunal ainsi qu’à d’autres questions touchées par ce recours judiciaire.
[45] Il est vrai que d’autres mécanismes de planification successorale non assujettis à une procédure d’homologation peuvent permettre que le transfert du patrimoine soit effectué en dehors des voies ordinaires de la succession testamentaire ou ab intestat — c’est le cas, par exemple, de certaines assurances et prestations de retraite, et de certains biens détenus en copropriété. Cependant, cela ne change rien au caractère nécessairement public des procédures d’homologation. Le fait que les transferts non assujettis à une procédure d’homologation soustraient aux regards du public certains renseignements se rapportant à l’administration d’une succession ne signifie pas que les fiduciaires en l’espèce, en demandant au tribunal de leur délivrer des certificats, ne font pas d’une façon ou d’une autre intervenir ce principe. Les fiduciaires sollicitent les avantages qui découlent de la procédure judiciaire publique d’homologation : la transparence garantit que le tribunal successoral exerce son pouvoir de manière équitable et efficace (Vancouver Sun, par. 25; Nouveau‐Brunswick, par. 22). La forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires s’applique manifestement aux procédures d’homologation et les fiduciaires doivent satisfaire au test des limites discrétionnaires à cette publicité.
B. L’importance pour le public de la protection de la vie privée
[46] Comme il a été mentionné précédemment, je ne suis pas d’accord avec les fiduciaires pour dire qu’un intérêt illimité en matière de vie privée constitue un intérêt public important au sens du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Pourtant, dans certaines de ses manifestations, la vie privée revêt une importance sociale allant au‐delà de la personne la plus immédiatement touchée. Sur ce fondement, elle ne peut être exclue en tant qu’intérêt qui pourrait justifier, dans les circonstances appropriées, une limite à la publicité des débats judiciaires. En fait, la Cour a dans divers contextes reconnu l’importance pour le public de la vie privée, ce qui permet de mieux comprendre pourquoi l’aspect plus restreint de la vie privée lié à la protection de la dignité constitue un intérêt public important.
[47] Soit dit en tout respect, je ne puis souscrire à la manière dont la Cour d’appel a statué sur l’allégation des fiduciaires selon laquelle il existe un risque sérieux pour l’intérêt à la protection de la vie privée personnelle dans la présente affaire. Pour les juges d’appel, les préoccupations en matière de vie privée soulevées par les fiduciaires équivalent à des [traduction] « [p]réoccupations personnelles » qui ne peuvent, « à elles seules », satisfaire à l’exigence énoncée dans Sierra Club voulant qu’un intérêt important soit exprimé en tant qu’intérêt public (par. 10). Au paragraphe 10 de ses motifs dans l’affaire qui nous occupe, la Cour d’appel s’est appuyée sur l’arrêt H. (M.E.) c. Williams, 2012 ONCA 35, 108 O.R. (3d) 321, où il a été conclu que [traduction] « [d]es intérêts purement personnels ne peuvent justifier des ordonnances de non‐publication ou de mise sous scellés » (par. 25). Citant les arrêts MacIntyre et Sierra Club de notre Cour comme des décisions faisant autorité à cet égard, la cour a poursuivi en soulignant que « les préoccupations personnelles d’une partie, y compris les préoccupations relatives à la détresse émotionnelle et à l’embarras bien réels que peuvent subir les parties quand la justice est rendue en public, ne satisferont pas à elle seules au volet nécessité du test » (par. 25). En toute déférence, j’estime que la Cour d’appel a eu tort de mettre l’accent sur les préoccupations personnelles pour décider que les ordonnances de mise sous scellés ne satisfaisaient pas à l’exigence de la nécessité dans la présente affaire et dans Williams. Les préoccupations personnelles qui s’attachent à des aspects de la vie privée de la personne qui comparaît devant les tribunaux peuvent coïncider avec un intérêt public à la confidentialité.
[48] À l’instar de la Cour d’appel, je souscris à l’opinion exprimée en particulier dans MacIntyre, une affaire antérieure à la Charte, selon laquelle lorsque la publicité des débats judiciaires entraîne une atteinte à la vie privée qui perturbe « la susceptibilité des personnes en cause » (p. 185), cette préoccupation est généralement insuffisante pour justifier une ordonnance de mise sous scellés ou une ordonnance semblable et ne constitue pas un intérêt public important suivant l’arrêt Sierra Club. Cependant, je ne suis pas d’accord avec la Cour d’appel dans la présente affaire et dans Williams pour dire que c’est parce que l’atteinte n’occasionne que des [traduction] « préoccupations personnelles ». Certaines préoccupations personnelles — même « à elles seules » — peuvent coïncider avec des intérêts publics importants au sens de Sierra Club. Pour reprendre l’expression du juge Binnie dans F.N. (Re), 2000 CSC 35, [2000] 1 R.C.S. 880, par. 10, il y a un « droit du public à la confidentialité » qui touche, d’abord et avant tout, la personne concernée et qui est très certainement une préoccupation personnelle. Même dans Williams, la Cour d’appel a pris soin de souligner que lorsque, sans protection de la vie privée, une personne serait exposée à [traduction] « un risque important de préjudice émotionnel [. . .] débilitant », une exception à la publicité des débats devrait être permise (par. 29‐30). Pour savoir si un intérêt en matière de vie privée reflète un « droit du public à la confidentialité », il ne s’agit donc pas de se demander si l’intérêt est le reflet ou tire sa source de « préoccupations personnelles » relatives à la vie privée des personnes concernées. Il y a chevauchement entre certaines préoccupations personnelles relatives à la vie privée et les intérêts du public en matière de confidentialité. Ces intérêts relatifs à la vie privée peuvent, à mon avis, être des intérêts publics importants au sens de Sierra Club. Il est vrai que la vie privée d’une personne est d’une importance primordiale pour celle‐ci. Cependant, notre Cour reconnaît depuis longtemps que la protection de la vie privée est, dans divers contextes, dans l’intérêt de la société dans son ensemble.
[49] La proposition selon laquelle la vie privée est importante, non seulement pour la personne touchée, mais également pour notre société, est profondément enracinée dans la jurisprudence de la Cour en dehors du contexte du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Cela aide à expliquer pourquoi la vie privée ne saurait être rejetée en tant que simple préoccupation personnelle. Cependant, les différences clés dans ces contextes sont telles que l’importance pour le public de la vie privée ne saurait être transposée sans adaptation dans le contexte de la publicité des débats judiciaires. Seuls certains aspects particuliers des intérêts en matière de vie privée peuvent constituer des intérêts publics importants suivant l’arrêt Sierra Club.
[50] Dans le contexte de l’art. 8 de la Charte et des mesures législatives sur la protection de la vie privée dans le secteur public, le juge La Forest a cité un universitaire américain spécialiste de la vie privée, Alan F. Westin, à l’appui de la thèse selon laquelle la vie privée est une valeur fondamentale de l’État moderne; il l’a fait d’abord dans R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427‐428 (motifs concordants), puis dans Dagg, par. 65 (dissident, mais non sur ce point). Dans ce dernier arrêt, le juge La Forest a écrit : « La protection de la vie privée est une valeur fondamentale des États démocratiques modernes. Étant l’expression de la personnalité ou de l’identité unique d’une personne, la notion de vie privée repose sur l’autonomie physique et morale — la liberté de chacun de penser, d’agir et de décider pour lui‐même » (par. 65 (références omises)). Notre Cour a entériné à l’unanimité cette déclaration dans Lavigne, par. 25.
[51] De plus, dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, 2013 CSC 62, [2013] 3 R.C.S. 733 (« TTUAC »), qui a été jugé dans le contexte d’une loi régissant l’utilisation de renseignements par des organisations, il a été reconnu que l’objectif de fournir à une personne un certain droit de regard sur les renseignements la concernant était « intimement lié à son autonomie, à sa dignité et à son droit à la vie privée, des valeurs sociales dont l’importance va de soi » (par. 24). L’importance de la vie privée, son « caractère quasi constitutionnel » et son rôle dans la protection de l’autonomie morale continuent de trouver écho dans notre jurisprudence récente (voir, p. ex., Lavigne, par. 24; Bragg, par. 18, la juge Abella, citant Toronto Star Newspaper Ltd. c. R., 2012 ONCJ 27, 289 C.C.C. (3d) 549, par. 40‐41 et 44; Douez c. Facebook, Inc., 2017 CSC 33, [2017] 1 R.C.S. 751, par. 59). Dans l’arrêt Douez, les juges Karakatsanis, Wagner (maintenant juge en chef) et Gascon ont insisté sur le même point, ajoutant que « la croissance d’Internet — un réseau quasi atemporel au rayonnement infini — a exacerbé le préjudice susceptible d’être infligé à une personne par une atteinte à son droit à la vie privée » (par. 59).
[52] La protection de la vie privée en tant qu’intérêt public est mise en évidence par des aspects particuliers de cette protection présents dans les lois fédérales et provinciales (voir, p. ex., Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, c. P‐21; Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, c. 5 (« LPRPDE »); Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, c. F.31; Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C ‐12, art. 5; Code civil du Québec, art. 35 à 41)[3]. En outre, en examinant la constitutionnalité d’une exception législative au principe de la publicité des débats judiciaires, notre Cour a reconnu que la protection de la vie privée de la personne pouvait constituer un objectif urgent et réel (Edmonton Journal, p. 1345, le juge Cory; voir également les motifs concordants de la juge Wilson, à la p. 1354, dans lesquels a explicitement été souligné « l’intérêt public à la protection de la vie privée de l’ensemble des parties aux affaires matrimoniales par rapport à l’intérêt public à la publicité du processus judiciaire »). L’importance sociale et publique de la vie privée de la personne trouve également un appui continu dans la doctrine (voir, p. ex., A. J. Cockfield, « Protecting the Social Value of Privacy in the Context of State Investigations Using New Technologies » (2007), 40 U.B.C. L. Rev. 41, p. 41; K. Hughes, « A Behavioural Understanding of Privacy and its Implications for Privacy Law » (2012), 75 Mod. L. Rev. 806, p. 823; P. Gewirtz, « Privacy and Speech », [2001] Sup. Ct. Rev. 139, p. 139). Il est donc inapproprié, en toute déférence, de rejeter l’intérêt du public à la protection de la vie privée au motif qu’il s’agit d’une simple préoccupation personnelle. Cela ne signifie pas, cependant, que la vie privée est, de façon générale, un intérêt public important dans le contexte de l’imposition de limites à la publicité des débats judiciaires.
[53] Le fait que l’affaire dont était saisi le juge de première instance concernait des personnes défendant leurs propres intérêts en matière de vie privée, intérêts qui étaient indéniablement importants pour elles en tant qu’individus, ne signifie pas qu’il n’y a aucun intérêt public en jeu. Dans F.N. (Re), il était question de l’intérêt personnel que les jeunes contrevenants avaient à garder l’anonymat dans les procédures judiciaires afin de favoriser leur réadaptation personnelle (par. 11). Selon le juge Binnie, la société dans son ensemble avait un intérêt dans les perspectives personnelles de réadaptation de l’adolescent visé. Cette même idée exposée dans F.N. (Re) a été citée à l’appui de la conclusion selon laquelle l’intérêt en cause dans Sierra Club était un intérêt public. Cet intérêt, qui prenait tout d’abord sa source dans une entente touchant personnellement les parties contractantes concernées, était une question de nature privée qui, en plus de son intérêt personnel pour les parties, faisait état d’un « intérêt public à la confidentialité » (Sierra Club, par. 55). De même, si les fiduciaires ont un intérêt personnel à protéger leur vie privée, cela ne signifie pas que le public n’a pas un intérêt à cet égard, car — comme l’a clairement souligné la Cour —, cet intérêt est lié à l’autonomie morale et à la dignité, lesquelles constituent des préoccupations urgentes et réelles.
[54] Dans le présent pourvoi, le Toronto Star avance que les préoccupations légitimes en matière de vie privée seraient efficacement protégées par une ordonnance discrétionnaire dans le cas où il y aurait [traduction] « quelque chose de plus » pour les élever au‐delà des préoccupations et de la susceptibilité personnelles (m.i., par. 73). Le Centre d’action pour la sécurité du revenu, par exemple, soutient que la protection de la vie privée sert les intérêts du public qui consistent à prévenir les préjudices et à faire en sorte que les particuliers ne soient pas dissuadés de recourir aux tribunaux. Je reconnais que ces notions sont liées, mais il faut, à mon avis, prendre soin de ne pas confondre l’importance pour le public de la vie privée avec l’importance pour le public d’autres intérêts; des aspects de la vie privée, comme la dignité, peuvent constituer des intérêts publics importants en soi. Un risque pour la vie privée personnelle peut être lié à un risque de préjudice psychologique, comme c’était le cas dans l’affaire Bragg (par. 14; voir également J. Rossiter, Law of Publication Bans, Private Hearings and Sealing Orders (feuilles mobiles), section 2.4.1). Cependant, il se peut que les préoccupations relatives à la vie privée ne coïncident pas toujours avec le désir d’éviter un préjudice psychologique et soient plutôt axées, par exemple, sur la protection de la réputation professionnelle d’une personne (voir, p. ex., R. c. Paterson (1998), 102 B.C.A.C. 200, par. 76, 78 et 87‐88). De même, il peut y avoir des circonstances où la perspective de devoir communiquer les renseignements personnels nécessaires à la poursuite d’une action en justice peut dissuader une personne d’intenter cette action (voir S. c. Lamontagne, 2020 QCCA 663, par. 34‐35 (CanLII)). De la même manière, la perspective de devoir communiquer des renseignements commerciaux sensibles aurait nui à la conduite de la défense d’une partie dans Sierra Club (par. 71), ou pourrait inciter une personne à régler un litige prématurément (K. Eltis, Courts, Litigants, and the Digital Age (2e éd. 2016), p. 86). Cependant, cela ne signifie pas nécessairement qu’un intérêt public en matière de vie privée est entièrement subsumé dans de telles préoccupations. Je tiens à souligner, par exemple, que les préoccupations relatives à l’accès à la justice ne s’appliquent pas lorsque l’intérêt à protéger en matière de vie privée est celui d’un tiers au litige, comme un témoin, dont l’accès aux tribunaux n’est pas en cause et à qui il n’est pas loisible de mettre fin au litige et d’éviter toute incidence sur sa vie privée (voir, p. ex., Himel c. Greenberg, 2010 ONSC 2325, 93 R.F.L. (6th) 357, par. 58; voir également Rossiter, section 2.4.2(2)). En tout état de cause, la reconnaissance de ces importants intérêts publics connexes et valides ne permet pas de savoir si certains aspects de la vie privée constituent en eux‐mêmes des intérêts publics importants et ne diminue en rien le caractère public distinctif de la vie privée, examiné précédemment.
[55] En fait, les atteintes particulières à la vie privée ayant été occasionnées par la publicité des débats judiciaires ne sont pas passées inaperçues et n’ont pas non plus été écartées au motif qu’il s’agissait de simples préoccupations personnelles. Les tribunaux ont exercé leur pouvoir discrétionnaire de limiter la publicité des débats judiciaires afin de protéger les renseignements personnels de la publicité, y compris pour empêcher que soient divulgués l’orientation sexuelle d’une personne (voir, p. ex., Paterson, par. 76, 78 et 87‐88), sa séropositivité (voir, p. ex., A.B. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 629, par. 9 (CanLII)), et ses antécédents de toxicomanie et de criminalité (voir, p. ex., R. c. Pickton, 2010 BCSC 1198, par. 11 et 20 (CanLII)). Notre Cour a souligné cette nécessité de concilier l’intérêt du public à l’égard de la vie privée et le principe de la publicité des débats judiciaires (voir, p. ex., Edmonton Journal, p. 1353, la juge Wilson). Dans un article de doctrine, la juge en chef McLachlin a expliqué que [traduction] « [s]i nous nous préoccupons sérieusement de la vie intime des gens, nous devons protéger un minimum de vie privée. De même, si nous nous préoccupons sérieusement de notre système judiciaire, les débats judiciaires doivent être publics. La question est de savoir comment concilier ces deux impératifs d’une manière qui soit équitable et raisonnée » (« Courts, Transparency and Public Confidence – To the Better Administration of Justice » (2003), 8 Deakin L. Rev. 1, p. 4). En cherchant à concilier ces deux impératifs, il faut alors se demander si la dimension de la vie privée en cause constitue un intérêt public important qui, lorsqu’il est sérieusement menacé, justifierait de réfuter la forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires.
C. L’intérêt public important en matière de vie privée se rapporte à la protection de la dignité de la personne
[56] Bien que l’importance pour le public de la protection de la vie privée ait clairement été reconnue par la Cour dans divers contextes, la prudence est de mise lorsqu’il s’agit d’utiliser cette notion dans le cadre du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Il est bien établi en droit que les procédures judiciaires publiques, de par leur nature, peuvent être une source de désagrément et d’embarras, et l’on considère généralement que ces atteintes à la vie privée ne sont pas suffisamment importantes pour réfuter la présomption de publicité des débats. Le Toronto Star a exprimé la crainte que la reconnaissance de la vie privée en tant qu’intérêt public important n’allège le fardeau de preuve incombant aux demandeurs, car la vie privée des parties à un litige sera, à certains égards, toujours menacée dans les procédures judiciaires. Je conviens que l’exigence de démontrer l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt important est un élément préliminaire clé de l’analyse qui doit être maintenu afin de protéger le principe de la publicité des débats judiciaires. La reconnaissance d’un intérêt public en matière de vie privée pourrait menacer la forte présomption de publicité si la vie privée est définie trop largement sans tenir compte de son caractère public.
[57] La vie privée pose des défis dans l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires en raison de la diffusion nécessaire de renseignements que supposent des procédures publiques. Il convient de rappeler que lorsqu’il a écrit, dans l’arrêt MacIntyre, que « le secret est l’exception et que la publicité est la règle », le juge Dickson, plus tard juge en chef, examinait explicitement un argument relatif à la vie privée en revenant sur un point de vue préconisé maintes fois auparavant devant les tribunaux selon lequel « le droit des parties au litige de jouir de leur vie privée exige des audiences à huis clos » (p. 185 (je souligne)), et en rejetant celui‐ci. Le juge Dickson a rejeté l’opinion selon laquelle les préoccupations personnelles en matière de vie privée exigent des audiences à huis clos, expliquant qu’« [e]n règle générale, la susceptibilité des personnes en cause ne justifie pas qu’on exclut le public des procédures judiciaires » (ibid.).
[58] Bien qu’il ait rendu sa décision avant le prononcé de l’arrêt Dagenais et qu’il ne commente donc pas les étapes précises de l’analyse telles que nous les comprenons aujourd’hui, j’estime que le juge Dickson a, à juste titre, reconnu que le principe de la publicité des débats judiciaires apporte des limites nécessaires au droit à la vie privée. Quoique les particuliers puissent s’attendre à ce que les renseignements qui les concernent ne soient pas révélés dans le cadre de procédures judiciaires, le principe de la publicité des débats judiciaires s’oppose par présomption à cette attente. Par exemple, dans l’arrêt Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858‐0702 Québec Inc., 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743, le juge LeBel a conclu que la « partie qui engage un débat judiciaire renonce, à tout le moins en partie, à la protection de sa vie privée » (par. 42). L’arrêt MacIntyre et les jugements similaires reconnaissent — en affirmant que la publicité est la règle et le secret, l’exception — que le droit à la vie privée, quelle qu’en soit la définition, cède le pas, dans une certaine mesure, à l’idéal de la publicité des débats judiciaires. Je partage le point de vue selon lequel le principe de la publicité des débats suppose que cette limite au droit à la vie privée est justifiée.
[59] Le Toronto Star a donc raison d’affirmer que la vie privée des personnes sera très souvent en quelque sorte menacée dans les procédures judiciaires. Les litiges entre et concernant des particuliers qui se déroulent dans le cadre de débats judiciaires publics révèlent nécessairement des renseignements qui pourraient autrement être restés à l’abri des regards du public. En fait, tout comme la Cour d’appel en l’espèce, les tribunaux ont explicitement fait mention de cette préoccupation lorsqu’ils ont conclu que de simples inconvénients ne suffisaient pas à franchir le seuil initial du test (voir, p. ex., 3834310 Canada inc. c. Chamberland, 2004 CanLII 4122 (C.A. Qc), par. 30). Affirmer que toute incidence sur la vie privée d’une personne suffit à établir un risque sérieux pour un intérêt public important pour l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires pourrait rendre cette exigence préliminaire théorique. Le sort de nombreuses causes dépendrait de la pondération à l’étape de la proportionnalité. Une telle évolution reviendrait à déroger à l’arrêt Sierra Club, qui constitue le cadre approprié à appliquer, lequel doit être maintenu.
[60] De plus, la reconnaissance d’un intérêt important à l’égard de la notion générale de vie privée pourrait s’avérer trop indéterminée et difficile à appliquer. La vie privée est une notion complexe et contextuelle (Dagg, par. 67; voir également B. McIsaac, K. Klein et S. Brown, The Law of Privacy in Canada (feuilles mobiles), vol. 1, p. 1‐4; D. J. Solove, « Conceptualizing Privacy » (2002), 90 Cal. L. Rev. 1087, p. 1090). En fait, notre Cour a décrit la nature des limites à la vie privée comme étant dans un état de « confusion [. . .] sur le plan théorique » (R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 35). Cela dépend en grande partie du contexte dans lequel la vie privée est invoquée. Je suis d’accord avec le Toronto Star pour dire que la reconnaissance de la vie privée, sans nuances, comme un intérêt important dans le contexte du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, ainsi que le revendiquent les fiduciaires en l’espèce, susciterait énormément de confusion. Il serait difficile pour les tribunaux de mesurer un risque sérieux pour un tel intérêt, en raison de ses multiples facettes.
[61] Bien que je reconnaisse la validité de ces préoccupations, je ne suis pas d’accord pour dire qu’elles exigent que la vie privée ne soit jamais prise en considération lorsqu’il s’agit de décider s’il existe un risque sérieux pour un intérêt public important. J’arrive à cette conclusion pour deux raisons. Premièrement, il est possible d’atténuer le problème de la complexité de la vie privée en se concentrant sur l’objectif qui sous‐tend la protection publique de la vie privée, lequel est pertinent dans le cadre du processus judiciaire, de manière à s’en tenir précisément à l’aspect qui transcende les intérêts des parties dans ce contexte. Cette dimension plus restreinte de la vie privée est la protection de la dignité, un intérêt public important qui peut être menacé par la publicité des débats judiciaires. D’ailleurs, plutôt que d’essayer d’appliquer une notion unique et complexe de la vie privée à tous les contextes, notre Cour s’est généralement arrêtée sur des intérêts plus précis en matière de vie privée adaptés à la situation particulière en cause (Spencer, par. 35; Edmonton Journal, p. 1362, la juge Wilson). C’est ce qu’il faut faire en l’espèce, en vue de cerner l’aspect public de la vie privée que la publicité des débats risque de miner indûment.
[62] Deuxièmement, je rappelle que, pour franchir la première étape de l’analyse, il ne suffit pas d’invoquer un intérêt important, mais il faut aussi réfuter la présomption de publicité des débats en démontrant l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt. Le fardeau d’établir l’existence d’un risque pour un tel intérêt au vu des faits d’une affaire donnée constitue le véritable seuil initial à franchir pour la personne cherchant à restreindre la publicité. Il n’est jamais suffisant d’alléguer la seule existence d’un intérêt public important reconnu. Démontrer l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt demeure toujours nécessaire. Ce qui importe, c’est que l’intérêt soit précisément défini de manière à ce qu’il n’englobe que les aspects de la vie privée qui font entrer en jeu des objectifs publics légitimes, de sorte que le seuil à franchir pour établir l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt demeure élevé. De cette manière, les tribunaux peuvent efficacement maintenir la garantie de la présomption de publicité des débats.
[63] Plus particulièrement, pour maintenir l’intégrité du principe de la publicité des débats judiciaires, un intérêt public important à l’égard de la protection de la dignité devrait être considéré sérieusement menacé seulement dans des cas limités. Rien en l’espèce n’écarte le principe selon lequel le secret en matière de procédures judiciaires doit être exceptionnel. Ni la susceptibilité des gens ni le fait que la publicité soit désavantageuse, embarrassante ou pénible pour certaines personnes ne justifieront généralement, à eux seuls, une atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires (MacIntyre, p. 185; Nouveau‐Brunswick, par. 40; Williams, par. 30; Coltsfoot Publishing Ltd. c. Foster‐Jacques, 2012 NSCA 83, 320 N.S.R. (2d) 166, par. 97). Ces principes n’empêchent pas de reconnaître l’importance du caractère public d’un intérêt en matière de vie privée quand celui‐ci est lié à la protection de la dignité. Ils obligent simplement à faire la preuve de l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt de manière à justifier, à titre exceptionnel, une restriction à la publicité des débats, comme c’est le cas pour tout intérêt public important au regard de l’arrêt Sierra Club. Comme l’expliquent les professeures Sylvette Guillemard et Séverine Menétrey, « [l]a confidentialité des débats peut se justifier notamment pour protéger la vie privée des parties [. . .] La jurisprudence affirme cependant que l’embarras ou la honte ne sont pas des motifs suffisants pour ordonner le huis clos ou la non‐publication » (Comprendre la procédure civile québécoise (2e éd. 2017), p. 57).
[64] Comment devrait‐on considérer que l’intérêt en matière de vie privée en cause soulève un intérêt public important qui est pertinent pour les besoins du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires dans le présent contexte? Il est utile de rappeler que les ordonnances rendues en première instance avaient été demandées pour limiter l’accès aux documents et aux renseignements figurant dans les dossiers judiciaires. L’argument des fiduciaires sur ce point était directement axé sur le risque de diffusion immédiate et à grande échelle, par le Toronto Star, de renseignements permettant d’identifier des personnes ainsi que d’autres renseignements sensibles contenus dans les documents placés sous scellés. Les fiduciaires soutiennent que cette diffusion constituerait une atteinte injustifiée à la vie privée des personnes touchées, qui s’ajouterait à la contrariété qu’elles ont déjà subie en raison de la publicité ayant entouré le décès des Sherman.
[65] À mon avis, il est bon de laisser les personnes libres de fixer des limites quant à savoir à quel moment les renseignements très sensibles les concernant seront communiqués à d’autres personnes dans la sphère publique, et de quelle manière et dans quelle mesure ils le seront. En effet, en choisissant la manière dont on se présente en public, on protège son autonomie morale et sa dignité en tant que personne. La Cour a eu l’occasion de faire ressortir le lien entre l’intérêt en matière de vie privée mis en jeu par la tenue de procédures judiciaires publiques et la protection de la dignité plus particulièrement. Par exemple, dans l’arrêt Edmonton Journal, la juge Wilson a souligné que la disposition contestée, qui devait avoir pour effet de limiter la publication de détails sur des procédures matrimoniales, portait sur « un aspect un peu différent de la vie privée, un aspect qui se rapproche davantage de la protection de la dignité personnelle [. . .], c’est‐à‐dire l’angoisse et la perte de dignité personnelle qui peuvent résulter de la publication dans les journaux de détails gênants de la vie privée d’une personne » (p. 1363‐1364). Citons comme autre exemple l’affaire Bragg, dans laquelle la protection de la capacité des jeunes à contrôler des renseignements sensibles avait été considérée comme favorisant le respect [traduction] « de leur dignité, de leur intégrité personnelle et de leur autonomie » (par. 18, citant Toronto Star Newspaper Ltd., par. 44).
[66] Conformément à cette jurisprudence, je relève, par exemple, que le législateur québécois a expressément fait ressortir la protection de la dignité lorsque le test énoncé dans l’arrêt Sierra Club a été codifié dans le Code de procédure civile, RLRQ, c. C‐25.01 (« C.p.c. »), art. 12 (voir Ministère de la Justice, Commentaires de la ministre de la Justice : Code de procédure civile, chapitre C‐25.01 (2015), art. 12). Selon l’art. 12 C.p.c., un tribunal peut faire exception de façon discrétionnaire au principe de la publicité si « l’ordre public, notamment la protection de la dignité des personnes concernées par une demande, ou la protection d’intérêts légitimes importants » l’exige.
[67] La notion d’ordre public témoigne d’une souplesse analogue à la notion d’intérêt public important suivant l’arrêt Sierra Club; elle rappelle pourtant que l’intérêt invoqué transcende, en ce qui a trait à son importance et à ses conséquences, la susceptibilité purement subjective des personnes touchées. Tout comme l’« intérêt public important » qui doit être sérieusement menacé pour justifier des ordonnances de mise sous scellés dans le présent pourvoi, l’ordre public englobe un large éventail de principes généraux et de normes impératives qu’un législateur et les tribunaux considèrent comme fondamentaux pour une société donnée (voir Goulet c. Cie d’Assurance‐Vie Transamerica du Canada, 2002 CSC 21, [2002] 1 R.C.S. 719, par. 42‐44, citant Godbout c. Longueuil (Ville de), [1995] R.J.Q. 2561 (C.A.), p. 2570, conf. par [1997] 3 R.C.S. 844). Comme l’a écrit un juge québécois en renvoyant à l’arrêt Sierra Club avant l’adoption de l’art. 12 C.p.c., l’intérêt doit être considéré comme étant défini « en termes d’intérêt public à la confidentialité » (voir 3834310 Canada inc., par. 24, le juge Gendreau s’exprimant au nom de la Cour d’appel). Parmi les diverses considérations qui composent la notion d’ordre public et d’autres intérêts légitimes évoqués par l’art. 12 C.p.c., il est significatif que la dignité, et non une référence générale à la vie privée, au préjudice ou à l’accès à la justice, se soit vu accorder une place de choix. En effet, c’est cet aspect restreint de la vie privée considéré comme un droit fondamental que les tribunaux ont retenu avant l’adoption de l’art. 12 C.p.c. — « ce qui fait partie de la vie intime de la personne, bref ce qui constitue un cercle personnel irréductible » (Godbout, p. 2569, le juge Baudouin; voir également A. c. B., 1990 CanLII 3132 (C.A. Qc), par. 20, le juge Rothman).
[68] La « protection de la dignité des personnes concernées » est désormais consacrée comme l’archétype de l’intérêt d’ordre public à l’art. 12 C.p.c. C’est le modèle de l’intérêt public important à la confidentialité de Sierra Club qui sert à justifier une exception à la publicité des débats (S. Rochette et J.‐F. Côté, « Article 12 », dans L. Chamberland, dir., Le grand collectif : Code de procédure civile — Commentaires et annotations (5e éd. 2020), vol. 1, p. 102; D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (6e éd. 2020), vol. 1, par. 1‐111). La dignité donne une expression concrète à cet intérêt d’ordre public parce que toute la société a intérêt à ce qu’elle soit protégée, malgré ses liens personnels avec les personnes touchées. Cette codification de la notion d’intérêt public important de Sierra Club souligne l’importance primordiale de la dignité humaine et la pertinence de limiter la publicité des débats judiciaires sur ce fondement au lieu de donner une interprétation trop large à la vie privée qui pourrait par ailleurs ne pas convenir au contexte de la publicité des débats.
[69] Dans le même ordre d’idée, on a fait valoir qu’il est utile de considérer que la vie privée se fonde sur la dignité dans le contexte des défis que posent les communications numériques (K. Eltis, « The Judicial System in the Digital Age : Revisiting the Relationship between Privacy and Accessibility in the Cyber Context » (2011), 56 R.D. McGill 289, p. 314).
[70] Il est également significatif, à mon avis, que le juge de première instance en l’espèce ait explicitement reconnu, en réponse aux arguments pertinents des fiduciaires, un intérêt à [traduction] « la protection de la vie privée et de la dignité des victimes d’actes criminels ainsi que de leurs êtres chers » (par. 23 (je souligne)). Cela montre clairement que la préoccupation centrale des personnes touchées à cet égard n’est pas simplement de protéger leur vie privée en tant que telle, mais bien de protéger leur vie privée là où elle coïncide avec le caractère public de leurs intérêts en matière de dignité.
[71] Les atteintes à la vie privée qui entraînent une perte de contrôle à l’égard de renseignements personnels fondamentaux peuvent porter préjudice à la dignité d’une personne, car elles minent sa capacité à présenter de manière sélective certains aspects de sa personne aux autres (D. Matheson, « Dignity and Selective Self‐Presentation », dans I. Kerr, V. Steeves et C. Lucock, dir., Lessons from the Identity Trail : Anonymity, Privacy and Identity in a Networked Society (2009), 319, p. 327‐328; L. M. Austin, « Re‐reading Westin » (2019), 20 Theor. Inq. L. 53, p. 66‐68; Eltis (2016), p. 13). La dignité, employée dans ce contexte, est un concept social qui consiste à présenter des aspects fondamentaux de soi‐même aux autres de manière réfléchie et contrôlée (voir de manière générale Matheson, p. 327‐328; Austin, p. 66‐68). La dignité est minée lorsque les personnes perdent le contrôle sur la possibilité de fournir des renseignements sur elles‐mêmes qui touchent leur identité fondamentale, car un aspect très sensible de qui elles sont qu’elles n’ont pas décidé consciemment de communiquer est désormais accessible à autrui et risque de façonner la manière dont elles sont perçues en public. Cela a même été évoqué par le juge La Forest, dissident mais non sur ce point, dans l’arrêt Dagg, lorsqu’il a parlé de la notion de vie privée comme « [é]tant l’expression de la personnalité ou de l’identité unique d’une personne » (par. 65).
[72] En cas d’atteinte à la dignité, l’incidence sur la personne n’est pas théorique, mais pourrait entraîner des conséquences humaines réelles, y compris une détresse psychologique (voir de manière générale Bragg, par. 23). Dans l’arrêt Dyment, le juge La Forest a fait remarquer dans ses motifs concordants que la notion de vie privée est essentielle au bien‐être d’une personne (p. 427). Vu sous cet angle, un intérêt en matière de vie privée, lorsqu’il protège les renseignements fondamentaux associés à la dignité qui est nécessaire au bien‐être d’une personne, commence à ressembler beaucoup à l’intérêt relatif à la sécurité physique également soulevé en l’espèce, dont la nature importante et publique n’est pas débattue, et n’est pas non plus, selon moi, sérieusement discutable. Lorsque le fonctionnement des tribunaux menace le bien‐être physique d’une personne, l’administration de la justice en souffre, car un système judiciaire responsable est sensible aux dommages physiques qu’il inflige aux individus et s’efforce d’éviter de tels effets. De même, j’estime qu’un tribunal responsable doit être sensible et attentif aux dommages qu’il cause à d’autres éléments fondamentaux du bien‐être individuel, notamment la dignité individuelle. Ce parallèle aide à comprendre que la dignité est une dimension plus limitée de la vie privée, pertinente en tant qu’intérêt public important dans le contexte de la publicité des débats judiciaires.
[73] Je suis donc d’avis que protéger les gens contre la menace à leur dignité qu’entraîne la diffusion de renseignements révélant des aspects fondamentaux de leur vie privée dans le cadre de procédures judiciaires publiques constitue un intérêt public important pour l’application du test.
[74] Insister sur la valeur sous-jacente de la vie privée lorsqu’il s’agit de protéger la dignité d’une personne de la diffusion de renseignements privés dans le cadre de débats judiciaires publics permet de surmonter les critiques selon lesquelles la vie privée sera toujours menacée dans un tel cadre et constitue une notion théoriquement complexe. La publicité des débats donne lieu à des atteintes à la vie privée personnelle dans presque tous les cas, mais la dignité en tant qu’intérêt public dans la protection de la sensibilité fondamentale d’une personne entre plus rarement en jeu. Plus précisément, et conformément à l’approche prudente servant à reconnaître des intérêts publics importants, cet intérêt en matière de vie privée, bien qu’il soit déterminé par rapport au contexte factuel plus large, ne sera sérieusement menacé que lorsque le caractère sensible des renseignements touche à l’aspect le plus intime de la personne.
[75] S’il porte essentiellement sur la protection de la dignité d’une personne, cet intérêt sera miné dans le cas de renseignements qui révèlent quelque chose de sensible sur elle en tant qu’individu, par opposition à des renseignements d’ordre général révélant peu ou rien sur ce qu’elle est en tant que personne. Par conséquent, les renseignements qui seront révélés en raison de la publicité des débats judiciaires doivent être constitués de détails intimes ou personnels concernant une personne — ce que notre Cour a décrit, dans sa jurisprudence relative à l’art. 8 de la Charte, comme le cœur même des « renseignements biographiques » — pour qu’un risque sérieux pour un intérêt public important soit reconnu dans ce contexte (R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 60; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 46). La dignité transcende les inconvénients personnels en raison de la nature très sensible des renseignements qui pourraient être révélés. Notre Cour a tracé dans l’arrêt Cole une ligne de démarcation similaire entre le caractère sensible des renseignements personnels et l’intérêt du public à protéger ces renseignements en ce qui a trait au cœur même des renseignements biographiques. Elle a conclu que « les Canadiens raisonnables et bien informés » seraient plus disposés à reconnaître l’existence d’un intérêt en matière de vie privée lorsque les renseignements pertinents concernent le cœur même des « renseignements biographiques » ou, « [a]utrement dit, plus les renseignements sont personnels et confidentiels » (par. 46). La présomption de publicité des débats signifie que le simple désagrément associé à des atteintes moindres à la vie privée sera généralement toléré. Cependant, il est dans l’intérêt public de veiller à ce que cette publicité n’entraîne pas indûment la diffusion de ces renseignements fondamentaux qui menacent la dignité — même s’ils sont « personnels » pour la personne touchée.
[76] Selon le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, il incombe au demandeur de démontrer que l’intérêt public important est sérieusement menacé. Reconnaître que la vie privée, considérée au regard de la dignité, n’est sérieusement menacée que lorsque les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles permet d’établir un seuil compatible avec la présomption de publicité des débats. Ce seuil est tributaire des faits. Il répond à la préoccupation, mentionnée précédemment, portant que les dossiers judiciaires comportent fréquemment des renseignements personnels, mais conclure que cela suffit à franchir le seuil du risque sérieux dans tous les cas mettrait en péril la structure du test. Exiger du demandeur qu’il démontre le caractère sensible des renseignements comme condition nécessaire à la conclusion d’un risque sérieux pour cet intérêt a pour effet de limiter le champ d’application de l’intérêt aux seuls cas où la justification de la non‐divulgation des aspects fondamentaux de la vie privée d’une personne, à savoir la protection de la dignité individuelle, est fortement en jeu.
[77] Il n’est aucunement nécessaire en l’espèce de fournir une liste exhaustive de l’étendue des renseignements personnels sensibles qui, s’ils étaient diffusés, pourraient entraîner un risque sérieux. Qu’il suffise de dire que les tribunaux ont démontré la volonté de reconnaître le caractère sensible des renseignements liés à des problèmes de santé stigmatisés (voir, p. ex., A.B., par. 9), à un travail stigmatisé (voir, p. ex., Work Safe Twerk Safe c. Her Majesty the Queen in Right of Ontario, 2021 ONSC 1100, par. 28 (CanLII)), à l’orientation sexuelle (voir, p. ex., Paterson, par. 76, 78 et 87‐88), et au fait d’avoir été victime d’agression sexuelle ou de harcèlement (voir, p. ex., Fedeli c. Brown, 2020 ONSC 994, par. 9 (CanLII)). Je prends acte également de l’observation du Centre d’action pour la sécurité du revenu, intervenant, selon laquelle des renseignements détaillés quant à la structure familiale et aux antécédents professionnels pourraient, dans certaines circonstances, constituer des renseignements sensibles. Dans chaque cas, il faut se demander si les renseignements révèlent quelque chose d’intime et de personnel sur la personne, son mode de vie ou ses expériences.
[78] Je marque ici un temps d’arrêt pour souligner que je renvoie ci-dessus aux décisions relatives à l’art. 8 de la Charte à seule fin de donner une idée des types de renseignements qui sont plus ou moins personnels et qui méritent donc une protection publique. Pour mesurer avec précision l’incidence de la divulgation sur la dignité, il est essentiel que l’analyse différencie ainsi les renseignements. Ce qui est utile, c’est que l’un des facteurs permettant de déterminer si l’attente subjective d’un demandeur en matière de vie privée est objectivement raisonnable dans la jurisprudence relative à l’art. 8 met l’accent sur la mesure dans laquelle les renseignements sont privés (voir, p. ex., R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, par. 31; Cole, par. 44‐46). Cependant, bien que la consultation de ces décisions puisse être avantageuse à cette fin précise, cela ne veut pas dire que le reste de l’analyse relative à l’art. 8 est pertinent pour l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats. Par exemple, demander aux fiduciaires quelle était leur attente raisonnable en matière de vie privée en l’espèce pourrait entraîner une analyse circulaire visant à déterminer s’ils s’attendaient raisonnablement à ce que leurs dossiers judiciaires soient accessibles au public ou s’ils s’attendaient raisonnablement à réussir à obtenir leur mise sous scellés. En conséquence, la jurisprudence relative à l’art. 8 n’est utile qu’à la fin décrite ci‐dessus.
[79] Dans les cas où les renseignements sont suffisamment sensibles pour toucher au cœur même des renseignements biographiques d’une personne, le tribunal doit alors se demander si le contexte factuel global de l’affaire permet d’établir l’existence d’un risque sérieux pour l’intérêt en cause. Bien qu’il s’agisse manifestement d’une question de fait, il est possible de faire certaines observations générales en l’espèce pour guider cette appréciation.
[80] Je souligne que la mesure dans laquelle les renseignements seraient diffusés en l’absence d’une exception au principe de la publicité des débats judiciaires peut avoir une incidence sur le caractère sérieux du risque. Si le demandeur invoque le risque que les renseignements personnels en viennent à être connus par un large segment de la population en l’absence d’une ordonnance, il s’agit manifestement d’un risque plus sérieux que si le résultat était qu’une poignée de personnes prendrait connaissance des mêmes renseignements, toutes autres choses étant égales par ailleurs. Par le passé, l’obligation d’être physiquement présent pour obtenir des renseignements dans le cadre de débats judiciaires publics ou à partir d’un dossier judiciaire signifiait que les renseignements étaient, dans une certaine mesure, protégés parce qu’ils n’étaient [traduction] « pratiquement pas connus » (D. S. Ardia, « Privacy and Court Records : Online Access and the Loss of Practical Obscurity » (2017), 4 U. Ill. L. Rev. 1385, p. 1396). Cependant, aujourd’hui, les tribunaux devraient prendre en considération le contexte des technologies de l’information, qui a facilité la communication de renseignements et le renvoi à ceux‐ci (voir Bailey et Burkell, p. 169‐170; Ardia, p. 1450‐1451). Dans ce contexte, il peut fort bien être difficile pour les tribunaux d’avoir la certitude que les renseignements ne seront pas largement diffusés en l’absence d’une ordonnance.
[81] Il y aura lieu, bien sûr, d’examiner la mesure dans laquelle les renseignements font déjà partie du domaine public. Si la tenue de procédures judiciaires publiques ne fait que rendre accessibles ce qui est déjà largement et facilement accessible, il sera difficile de démontrer que la divulgation des renseignements dans le cadre de débats judiciaires publics entraînera effectivement une atteinte significative à cet aspect de la vie privée se rapportant à l’intérêt en matière de dignité auquel je fais référence en l’espèce. Cependant, le seul fait que des renseignements soient déjà accessibles à un segment de la population ne signifie pas que les rendre accessibles dans le cadre d’une procédure judiciaire n’exacerbera pas le risque pour la vie privée. La vie privée n’est pas une notion binaire, c’est‐à‐dire que les renseignements ne sont pas simplement soit privés, soit publics, d’autant plus que, en raison de la technologie en particulier, il vaut mieux considérer la confidentialité absolue comme difficile à atteindre (voir, de manière générale, R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, par. 37; TTUAC, par. 27). Le fait que certains renseignements soient déjà accessibles quelque part dans la sphère publique n’empêche pas qu’une diffusion additionnelle de ceux‐ci puisse nuire davantage à l’intérêt en matière de vie privée, en particulier si la diffusion appréhendée de renseignements très sensibles est plus large ou d’accès plus facile (voir de manière générale Solove, p. 1152; Ardia, p. 1393‐1394; E. Paton‐Simpson, « Privacy and the Reasonable Paranoid : The Protection of Privacy in Public Places » (2000), 50 U.T.L.J. 305, p. 346).
[82] De plus, la probabilité que la diffusion évoquée par le demandeur se produise réellement a également une incidence sur le caractère sérieux du risque. Je m’empresse de dire qu’il est implicite dans la notion de risque que le demandeur n’a pas besoin d’établir que la diffusion appréhendée se produira assurément. Cependant, plus la probabilité de diffusion des renseignements est grande, plus le risque pour l’intérêt en matière de vie privée lié à la protection de la dignité sera sérieux. Bien qu’elle l’ait fait dans un contexte différent, la Cour a déjà conclu que l’ampleur du risque est le fruit de la gravité du préjudice appréhendé et de sa probabilité (R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 86).
[83] Cela dit, la probabilité que les renseignements personnels très sensibles d’une personne soient diffusés en l’absence de mesures de protection de la vie privée sera difficile à quantifier avec précision. Il convient également de souligner que la probabilité dans ce contexte n’a pas à être quantifiée en termes mathématiques ou numériques. Les tribunaux peuvent plutôt simplement déterminer cette probabilité à la lumière de l’ensemble des circonstances et mettre en balance ce facteur avec d’autres facteurs pertinents.
[84] Enfin, rappelons que la susceptibilité individuelle à elle seule, même si elle peut théoriquement être associée à la notion de « vie privée », est généralement insuffisante pour justifier de restreindre la publicité des débats judiciaires lorsqu’elle ne surpasse pas les inconvénients et les désagréments inhérents à la publicité des débats (MacIntyre, p. 185). Un demandeur ne pourra établir que le risque est suffisant pour justifier une limite à la publicité des débats que dans des cas exceptionnels, lorsque la perte de contrôle appréhendée des renseignements le concernant est fondamentale au point de porter atteinte de manière significative à sa dignité individuelle. Ces circonstances mettent en jeu « des valeurs sociales qui ont préséance », qui vont au‐delà des atteintes plus ordinaires propres à la participation à une procédure judiciaire et qui, comme l’a reconnu le juge Dickson, pourraient justifier de restreindre la publicité des débats (p. 186‐187).
[85] En résumé, l’intérêt public important en matière de vie privée, tel qu’il est considéré dans le contexte des limites à la publicité des débats, vise à permettre aux personnes de garder un contrôle sur leur identité fondamentale dans la sphère publique dans la mesure nécessaire pour protéger leur dignité. Le public a certainement un intérêt dans la publicité des débats, mais il a aussi un intérêt dans la protection de la dignité : l’administration de la justice exige que, lorsque la dignité est menacée de cette façon, des mesures puissent être prises pour tenir compte de cette préoccupation en matière de vie privée. Bien qu’il soit évalué en fonction des faits de chaque cas, le risque pour cet intérêt ne sera sérieux que lorsque les renseignements qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse démontrer que la publicité porte atteinte de façon significative au cœur même des renseignements biographiques de la personne d’une manière qui menace son intégrité. La reconnaissance de cet intérêt est conforme à l’accent mis par la Cour sur l’importance de la vie privée et de la valeur sous-jacente de la dignité individuelle, tout en permettant aussi de maintenir la forte présomption de publicité des débats.
D. Les fiduciaires n’ont pas établi l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt public important
[86] Comme il a été clairement indiqué dans Sierra Club, une ordonnance discrétionnaire ayant pour effet de limiter la publicité des débats judiciaires ne peut être rendue qu’en présence d’un risque sérieux pour un intérêt public important. Les arguments soulevés dans le présent pourvoi portaient sur la question de savoir si la vie privée constitue un intérêt public important et si les faits en l’espèce révèlent l’existence de risques sérieux pour la vie privée et la sécurité. Bien que le large intérêt en matière de vie privée que font valoir les fiduciaires ne puisse être invoqué pour justifier une limite à la publicité des débats, la notion plus restreinte de vie privée considérée au regard de la dignité constitue un intérêt public important pour l’application du test. Je reconnais aussi qu’un risque pour la sécurité physique représente un intérêt public important, un point qui n’est pas contesté en l’espèce. Par conséquent, la question pertinente à la première étape est celle de savoir s’il existe un risque sérieux pour l’un de ces intérêts ou pour ces deux intérêts. Pour les motifs qui suivent, les fiduciaires n’ont pas établi l’existence d’un risque sérieux pour l’un ou l’autre de ces intérêts. Cela suffit en soi pour conclure que les ordonnances de mise sous scellés n’auraient pas dû être rendues.
(1) Le risque pour la vie privée allégué en l’espèce n’est pas sérieux
[87] Comme je l’ai déjà dit, l’intérêt public important en matière de vie privée doit être considéré comme un intérêt propre à la protection de la dignité individuelle et non comme l’intérêt largement défini que les fiduciaires ont demandé à la Cour de reconnaître. Pour établir l’existence d’un risque sérieux à l’égard de cet intérêt, les renseignements contenus dans les dossiers judiciaires qui préoccupent les fiduciaires doivent être suffisamment sensibles du fait qu’ils touchent au cœur même des renseignements biographiques des personnes touchées. Si ce n’est pas le cas, il n’y a pas de risque sérieux qui justifierait une exception à la publicité des débats. Si, par contre, c’est le cas, il faut alors se demander si les faits de l’espèce permettent d’établir l’existence d’un risque sérieux.
[88] Le juge de première instance n’a jamais explicitement constaté de risque sérieux pour l’intérêt en matière de vie privée qu’il a relevé, mais, dans la mesure où il est implicitement arrivé à cette conclusion, je ne puis, en toute déférence, partager son point de vue. Sa conclusion se limitait à l’observation selon laquelle [traduction] « [l]e degré d’atteinte à cette vie privée et à cette dignité [c.‐à‐d. celle des victimes et de leurs êtres chers] est déjà extrême et, j’en suis sûr, insoutenable » (par. 23). Cependant, l’attention intense dont les Sherman ont fait l’objet jusqu’à la présentation de leur demande n’est qu’une partie de l’équation. Comme les ordonnances de mise sous scellés ne peuvent qu’offrir une protection contre la divulgation des renseignements contenus dans les dossiers judiciaires se rapportant à l’homologation, le juge de première instance était tenu d’examiner le caractère sensible des renseignements précis qu’ils contenaient. Or, il n’a pas procédé à une telle appréciation. Sa conclusion sur le caractère sérieux du risque s’est alors entièrement concentrée sur le risque de préjudice physique, alors que rien n’indiquait qu’il avait conclu que les fiduciaires s’étaient acquittés de leur fardeau quant à la démonstration d’un risque sérieux pour l’intérêt en matière de vie privée. En toute déférence, et en sachant qu’il ne disposait pas du cadre d’analyse précédemment exposé, j’estime qu’en n’examinant pas le caractère sensible des renseignements, le juge de première instance a omis de se pencher sur un élément nécessaire du test juridique. Cela justifiait une intervention en appel.
[89] En appliquant le cadre approprié aux faits de la présente affaire, je conclus que le risque pour l’intérêt public important à l’égard de la vie privée des personnes touchées, que j’ai défini précédemment au regard de la dignité, n’est pas sérieux. Les renseignements que les fiduciaires cherchent à protéger ne sont pas très sensibles, ce qui suffit en soi pour conclure qu’il n’y a pas de risque sérieux pour l’intérêt public important en matière de vie privée ainsi défini.
[90] Il y a peu de controverse en l’espèce sur la probabilité de diffusion des renseignements contenus dans les dossiers de succession et sur l’étendue de cette diffusion. Il est presque certain que le Toronto Star publiera au moins certains aspects des dossiers de succession si on lui en donne l’accès. Compte tenu de l’important auditoire de l’entreprise médiatique en cause et de la nature très médiatisée des événements entourant la mort des Sherman, je n’ai aucune difficulté à conclure que les personnes touchées perdraient, dans une large mesure, le contrôle des renseignements en question si les dossiers étaient rendus accessibles.
[91] Cependant, en ce qui concerne le caractère sensible des renseignements, ceux contenus dans ces dossiers ne révèlent rien de particulièrement privé sur les personnes touchées. Ce qui serait révélé pourrait bien causer des inconvénients et peut‐être de l’embarras, mais il n’a pas été démontré que la divulgation toucherait au cœur même des renseignements biographiques de ces personnes d’une manière qui minerait leur contrôle sur l’expression de leur identité. Leur vie privée serait certes perturbée, mais il n’a pas été démontré que l’intérêt pertinent en matière de vie privée se rapportant à la dignité des personnes touchées serait sérieusement menacé. Tout au plus, les renseignements contenus dans ces dossiers pourraient‐ils révéler quelque chose sur la relation entre les défunts et les personnes touchées, en ce qu’ils pourraient dévoiler à qui les défunts ont confié l’administration de leur succession respective, et qui ils voulaient voir ou étaient présumés vouloir voir devenir héritiers de leurs biens à leur décès. Ils pourraient également révéler certaines données personnelles de base, par exemple des adresses. On peut à juste titre présumer qu’il se peut fort bien que certains des bénéficiaires portent un nom de famille autre que Sherman. Je suis conscient que les décès font l’objet d’une enquête pour homicides par le service de police de Toronto. Cependant, même dans ce contexte, aucun de ces renseignements ne donne des indications importantes sur qui ils sont en tant que personnes, et aucun d’eux n’entraînerait non plus un changement fondamental dans leur capacité à contrôler la façon dont ils sont perçus par les autres. Le fait pour des personnes d’être liées par des documents de succession aux victimes d’un meurtre non résolu n’est pas en soi un renseignement très sensible. Il peut être la source de désagréments, mais il n’a pas été démontré qu’il constitue une atteinte à la dignité, en ce qu’il ne touche pas au cœur même des renseignements biographiques de ces personnes. En conséquence, les fiduciaires n’ont pas établi l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt public important comme l’exige l’arrêt Sierra Club.
[92] Le fait que certaines des personnes touchées puissent être mineures ne suffit pas non plus à franchir le seuil du caractère sérieux. Bien que le droit reconnaisse que les mineurs sont particulièrement vulnérables aux atteintes à la vie privée (voir Bragg, par. 17), le simple fait que des renseignements concernent des mineurs n’écarte pas l’analyse généralement applicable (voir, p. ex., Bragg, par. 11). Même en tenant compte de la vulnérabilité accrue des mineurs pouvant être des personnes touchées dans les dossiers d’homologation, rien dans la preuve n’indique qu’ils perdraient le contrôle des renseignements les concernant qui révèlent quelque chose se rapprochant du cœur de leur identité. Le simple fait d’associer les bénéficiaires ou les fiduciaires à la mort inexpliquée des Sherman ne suffit pas à constituer un risque sérieux pour l’intérêt public important en matière de dignité ayant été constaté, intérêt défini au regard de la dignité.
[93] De plus, bien qu’elle indique que les renseignements seraient probablement largement diffusés, l’intense attention médiatique dont a fait l’objet la famille à la suite des décès n’est pas en soi révélatrice du caractère sensible des renseignements contenus dans les dossiers d’homologation.
[94] Démontrer que les renseignements qui seraient révélés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles et privés pour toucher au cœur même des renseignements biographiques des personnes touchées est une condition préalable nécessaire pour établir l’existence d’un risque sérieux pour l’aspect pertinent de la vie privée relatif à l’intérêt public. Les fiduciaires n’ont pas fait valoir de raison précise pour laquelle le contenu de ces dossiers serait plus sensible qu’il n’y paraît à première vue. Lorsque l’on affirme qu’il existe un risque pour la vie privée, il est essentiel de démontrer non seulement que les renseignements qui concernent des personnes échapperont au contrôle de celles‐ci — ce qui sera vrai dans tous les cas
—, mais aussi que ces renseignements concernent ce qu’elles sont en tant que personnes, d’une manière qui mine leur dignité. Or, les fiduciaires n’ont pas fait cette preuve.
[95] Par conséquent, même si certains des éléments contenus dans les dossiers judiciaires peuvent fort bien être largement diffusés, il n’a pas été démontré que la nature des renseignements en cause entraîne un risque sérieux pour l’intérêt public important en matière de vie privée, qui a été défini adéquatement dans le présent contexte au regard de la dignité. Pour cette seule raison, je conclus que les fiduciaires n’ont pas établi l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt.
(2) Le risque pour la sécurité physique allégué en l’espèce n’est pas sérieux
[96] Contrairement à ce qu’il en est pour l’intérêt en matière de vie privée soulevé en l’espèce, nul n’a contesté l’existence d’un intérêt public important dans la protection des personnes contre un préjudice physique. Il convient de souligner que le juge de première instance a correctement traité la protection contre un préjudice physique comme un intérêt important distinct de l’intérêt à l’égard de la protection de la vie privée, et a conclu que ce risque était [traduction] « prévisible » et « grave » (par. 22‐24). La question consiste à savoir si les fiduciaires ont établi que cet intérêt est sérieusement menacé pour l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Le juge de première instance a fait remarquer qu’il aurait été préférable d’inclure des éléments de preuve objectifs du caractère sérieux du risque fournis par le service de police menant l’enquête pour homicides. Il a néanmoins conclu que la preuve de risque pour la sécurité physique des personnes touchées était suffisante pour que le test soit respecté. Selon la Cour d’appel, il s’agit d’une mauvaise interprétation de la preuve, et, de son côté, le Toronto Star convient que la conclusion du juge de première instance quant à l’existence d’un risque sérieux pour la sécurité constitue une simple conjecture.
[97] D’entrée de jeu, je souligne qu’une preuve directe n’est pas nécessairement exigée pour démontrer qu’un intérêt important est sérieusement menacé. Notre Cour a statué qu’il est possible d’établir l’existence d’un préjudice objectivement discernable sur la base d’inférences logiques (Bragg, par. 15‐16). Or, ce raisonnement inférentiel ne permet pas de se livrer à des conjectures inadmissibles. Une inférence doit tout de même être fondée sur des faits circonstanciels objectifs qui permettent raisonnablement de tirer la conclusion par inférence. Lorsque celle‐ci ne peut raisonnablement être tirée à partir des circonstances, elle équivaut à une conjecture (R. c. Chanmany, 2016 ONCA 576, 352 O.A.C. 121, par. 45).
[98] Comme le soutiennent à juste titre les fiduciaires, ce n’est pas seulement la probabilité du préjudice appréhendé qui est pertinente lorsqu’il s’agit d’évaluer si un risque est sérieux, mais également la gravité du préjudice lui‐même. Lorsque le préjudice appréhendé est particulièrement sérieux, il n’est pas nécessaire de démontrer que la probabilité que ce préjudice se matérialise est vraisemblable, mais elle doit tout de même être plus que négligeable, fantaisiste ou conjecturale. La question consiste finalement à savoir si le présent dossier permettait au juge de première instance de discerner de manière objective l’existence d’un risque sérieux de préjudice physique.
[99] Il n’était pas loisible au juge de première instance de tirer cette conclusion au vu du dossier. Nul ne conteste que le préjudice physique appréhendé est grave. Je conviens cependant avec le Toronto Star que la probabilité que ce préjudice se produise était conjecturale. La conclusion du juge de première instance quant au caractère sérieux du risque de préjudice physique était fondée sur ce qu’il a appelé [traduction] « le degré de mystère qui persiste en ce qui concerne à la fois le coupable et le mobile » en lien avec la mort des Sherman et sur sa supposition que ce mobile pourrait être « transposé » aux fiduciaires et aux bénéficiaires (par. 5; voir aussi par. 19 et 23). L’étape suivante du raisonnement, selon laquelle le fait de lever les scellés sur les dossiers de succession amènerait les coupables à commettre leur prochain crime contre une personne mentionnée dans les dossiers, repose sur des conjectures, et non sur les éléments de preuve par affidavit présentés, et ne peut être considérée comme une inférence appropriée ou un quelconque préjudice ou risque de préjudice objectivement discerné. Si tel était le cas, le dossier de succession de chaque victime d’un meurtre non résolu franchirait le seuil initial du test applicable pour déterminer si une ordonnance de mise sous scellés peut être rendue.
[100] En outre, je rappelle que la question à trancher en l’espèce n’est pas de savoir si les personnes touchées sont exposées à un risque pour leur sécurité en général, mais plutôt si la publicité des présents dossiers judiciaires les expose à un tel risque. À la lumière du contenu des dossiers en l’espèce, les fiduciaires devaient avancer une autre raison pour laquelle le risque que posait le fait que ces renseignements deviennent accessibles au public était plus que négligeable.
[101] Le caractère conjectural du raisonnement menant à la conclusion selon laquelle il existe un risque sérieux de préjudice physique en l’espèce ressort des différences entre les faits en cause et ceux des affaires invoquées par les fiduciaires. Dans X. c. Y., 2011 BCSC 943, 21 B.C.L.R. (5th) 410, le tribunal a inféré le risque de préjudice physique au motif que le demandeur était un policier qui avait enquêté sur des [traduction] « affaires portant sur la violence des gangs et des armes à feu dangereuses » et qui avait rédigé des rapports de détermination de la peine pour ces contrevenants, rapports dans lesquels il était identifié par son nom au complet (par. 6). Dans R. c. Esseghaier, 2017 ONCA 970, 356 C.C.C. (3d) 455, le juge Watt a considéré qu’il était [traduction] « évident » que la divulgation d’éléments permettant d’identifier un agent d’infiltration travaillant dans le domaine du contre‐terrorisme compromettrait la sécurité de l’agent (par. 41). Dans les deux cas, le danger découlait de faits établissant que les demandeurs entretenaient des relations antagonistes avec de prétendues organisations criminelles ou terroristes. Cependant, dans l’affaire qui nous occupe, les fiduciaires ont demandé au juge de première instance d’inférer non seulement le fait qu’un préjudice serait causé aux personnes touchées, mais également qu’il existe une ou des personnes qui souhaitent leur faire du mal. Il n’est pas raisonnablement possible au vu du dossier en l’espèce d’inférer tout cela en se fondant sur le décès des Sherman et sur les liens unissant les personnes touchées aux défunts. Il ne s’agit pas d’une inférence raisonnable, mais, comme l’a souligné la Cour d’appel, d’une conclusion reposant sur des conjectures.
[102] Si le simple fait d’invoquer un préjudice physique grave suffisait à démontrer un risque sérieux pour un intérêt important, il n’y aurait pas de seuil valable dans l’analyse. Le test exige plutôt que le risque sérieux invoqué soit bien appuyé par le dossier ou les circonstances de l’espèce (Sierra Club, par. 54; Bragg, par. 15), ce qui contribue au maintien de la forte présomption de publicité des débats judiciaires.
[103] Encore une fois, dans d’autres affaires, des faits circonstanciels pourraient permettre à un tribunal d’inférer l’existence d’un risque sérieux de préjudice physique. Les demandeurs n’ont pas nécessairement à retenir les services d’experts qui attesteront l’existence du risque physique ou psychologique lié à la divulgation. Cependant, sur la foi du présent dossier, le simple fait d’affirmer qu’un tel risque existe ne permet pas de franchir le seuil requis pour établir l’existence d’un risque sérieux de préjudice physique. La conclusion contraire tirée par le juge de première instance était une erreur justifiant l’intervention de la Cour d’appel.
E. Il y aurait des obstacles additionnels à l’octroi d’une ordonnance de mise sous scellés fondée sur le risque d’atteinte à la vie privée allégué
[104] Bien que cela ne soit pas nécessaire pour trancher le pourvoi, il convient de mentionner que les fiduciaires auraient eu à faire face à des obstacles additionnels en cherchant à obtenir les ordonnances de mise sous scellés sur la base de l’intérêt en matière de vie privée qu’ils ont fait valoir. Je rappelle que, pour satisfaire au test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, une personne doit démontrer, outre un risque sérieux pour un intérêt important, que l’ordonnance particulière demandée est nécessaire pour écarter le risque et que, du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs (Sierra Club, par. 53).
[105] Même si les fiduciaires avaient réussi à démontrer l’existence d’un risque sérieux pour l’intérêt en matière de vie privée qu’ils invoquent, une interdiction de publication — moins contraignante à l’égard de la publicité des débats que les ordonnances de mise sous scellés — aurait probablement été suffisante en tant qu’autre option raisonnable pour écarter ce risque. La condition selon laquelle l’ordonnance doit être nécessaire oblige le tribunal à examiner s’il existe des mesures autres que l’ordonnance demandée et à restreindre l’ordonnance autant qu’il est raisonnablement possible de le faire pour écarter le risque sérieux (Sierra Club, par. 57). Une ordonnance imposant une interdiction de publication pourrait restreindre la diffusion de renseignements personnels aux seules personnes qui consultent le dossier judiciaire pour elles‐mêmes et interdire à celles‐ci de diffuser davantage les renseignements. Comme je l’ai mentionné, la probabilité et l’étendue de la diffusion peuvent être des facteurs pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer le caractère sérieux d’un risque pour la vie privée dans ce contexte. Alors que le Toronto Star serait en mesure de consulter les dossiers faisant l’objet d’une interdiction de publication, par exemple, ce qui pourrait l’aider dans ses enquêtes, il ne pourrait publier, et ainsi diffuser largement, le contenu des dossiers. Une interdiction de publication semble offrir une protection contre ce dernier préjudice, qui a été au centre de l’argumentation des fiduciaires, tout en permettant un certain accès au dossier, ce qui n’est pas possible aux termes des ordonnances de mise sous scellés. En conséquence, même si un risque sérieux pour l’intérêt en matière de vie privée avait été établi, ce risque n’aurait probablement pas justifié une ordonnance de mise sous scellés, car une ordonnance moins sévère aurait probablement suffi à atténuer ce risque de manière efficace. Je m’empresse cependant d’ajouter qu’une interdiction de publication ne peut être prononcée en l’espèce, puisque, comme il a été souligné, le caractère sérieux du risque pour l’intérêt en matière de vie privée en jeu n’a pas été établi.
[106] De plus, les fiduciaires auraient eu à démontrer que les avantages de toute ordonnance nécessaire à la protection contre un risque sérieux pour l’intérêt public important l’emportaient sur ses effets préjudiciables, y compris l’incidence négative sur le principe de la publicité des débats judiciaires (Sierra Club, par. 53). Pour mettre en balance les intérêts en matière de vie privée et le principe de la publicité des débats judiciaires, il importe de se demander si les renseignements que l’ordonnance vise à protéger sont accessoires ou essentiels au processus judiciaire (par. 78 et 86; Bragg, par. 28‐29). Il y aura sans doute des affaires où les renseignements présentant un risque sérieux pour la vie privée, du fait qu’ils toucheront à la dignité individuelle, seront essentiels au litige. Cependant, l’intérêt à ce que des renseignements importants et juridiquement pertinents soient diffusés dans le cadre de débats judiciaires publics pourrait bien prévaloir sur toute préoccupation à l’égard des intérêts en matière de vie privée relativement à ces mêmes renseignements. Cette pondération contextuelle, éclairée par l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires, constitue un dernier obstacle sur la route de ceux qui cherchent à faire limiter de façon discrétionnaire la publicité des débats judiciaires aux fins de la protection de la vie privée.
[107] La conclusion selon laquelle les fiduciaires n’ont pas établi l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt public important met fin à l’analyse. En de telles circonstances, les fiduciaires n’ont droit à aucune ordonnance discrétionnaire limitant le principe de la publicité des débats judiciaires, y compris les ordonnances de mise sous scellés qu’ils ont initialement obtenues. La Cour d’appel a conclu à juste titre qu’il n’y avait aucune raison de demander un caviardage parce que les fiduciaires n’avaient pas franchi cette étape du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires. Cette conclusion est déterminante quant à l’issue du pourvoi. La décision d’annuler les ordonnances de mise sous scellés rendues par le juge de première instance devrait être confirmée. Étant donné que je suis d’avis de rejeter le pourvoi eu égard au dossier existant, je rejetterais la requête en production de nouveaux éléments de preuve présentée par le Toronto Star au motif que celle‐ci est théorique.
[108] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais le pourvoi. Le Toronto Star ne sollicite aucuns dépens, compte tenu des importantes questions d’intérêt public en litige. Dans les circonstances, aucuns dépens ne seront adjugés.
Pourvoi rejeté.
Procureurs des appelants : Davies Ward Phillips & Vineberg, Toronto.
Procureurs des intimés : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie‐Britannique, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : DMG Advocates, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Centre d’action pour la sécurité du revenu : Borden Ladner Gervais, Toronto.
Procureurs des intervenants Ad IDEM/Canadian Media Lawyers Association, Postmedia Network Inc., CTV, une division de Bell Média inc., Global News, a division of Corus Television Limited Partnership, The Globe and Mail Inc. and Citytv, a division of Rogers Media Inc. : Farris, Vancouver.
Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : McCarthy Tétrault, Toronto.
Procureurs des intervenants HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, le Réseau juridique VIH and Mental Health Legal Committee : HIV & AIDS Legal Clinic Ontario, Toronto.
[1] Comme l’indique l’intitulé de la cause, les appelants en l’espèce ont, tout au long des procédures, été désignés comme suit : « succession de Bernard Sherman et fiduciaires de la succession et succession de Honey Sherman et fiduciaires de la succession ». Dans les présents motifs, les appelants sont appelés les « fiduciaires » par souci de commodité.
[2] L’utilisation du terme « Toronto Star » pour désigner collectivement les deux intimés ne devrait pas être interprétée comme indiquant que seule la société Toronto Star Newspapers Ltd. participe au présent pourvoi. Monsieur Donovan est le seul intimé à avoir été une partie devant toutes les cours. Toronto Star Newspapers Ltd. a participé à la première instance, mais, sur consentement, elle a été retirée comme partie à la Cour d’appel. Par une ordonnance de la juge Karakatsanis datée du 25 mars 2020, Toronto Star Newspapers Ltd. a été ajoutée en tant qu’intimée devant notre Cour.
[3] Au moment de la rédaction des présents motifs, la Chambre des communes étudiait un projet de loi destiné à remplacer la première partie de la LPRPDE : le projet de loi C‐11, Loi édictant la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs et la Loi sur le Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données et apportant des modifications corrélatives et connexes à d’autres lois, 2e sess., 43e lég., 2020.