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COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Chouhan, 2021 CSC 26, [2021] 2 R.C.S. 136

 

Appel entendu et jugement rendu : 7 octobre 2020

Motifs de jugement : 25 juin 2021

Dossier : 39062

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante/Intimée à l’appel incident

 

et

 

Pardeep Singh Chouhan

Intimé/Appelant à l’appel incident

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Aboriginal Legal Services Inc., Association québécoise des avocats et avocates de la défense, David Asper Centre for Constitutional Rights, Canadian Association of Black Lawyers, Association canadienne des avocats musulmans, Federation of Asian Canadian Lawyers, South Asian Bar Association of Toronto, Société des plaideurs, Defence Counsel Association of Ottawa, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Debbie Baptiste et British Columbia Civil Liberties Association

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement conjoints:

(par. 1 à 104)

Les juges Moldaver et Brown (avec l’accord du juge en chef Wagner)

Motifs concordants :

(par. 105 à 123)

La juge Martin (avec l’accord des juges Karakatsanis et Kasirer)

Motifs concordants :

(par. 124 à 147)

Le juge Rowe

Motifs dissidents en partie :

(par. 148 à 220)

La juge Abella

Motifs dissidents :

(par. 221 à 317)

La juge Côté

 

 

 


Sa Majesté la Reine                                             Appelante/Intimée à l’appel incident

c.

Pardeep Singh Chouhan                                        Intimé/Appelant à l’appel incident

et

Procureur général du Canada,

procureur général du Manitoba,

procureur général de la Colombie-Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Aboriginal Legal Services Inc.,

Association québécoise des avocats et avocates de la défense,

David Asper Centre for Constitutional Rights,

Canadian Association of Black Lawyers,

Association canadienne des avocats musulmans,

Federation of Asian Canadian Lawyers,

South Asian Bar Association of Toronto,

Société des plaideurs,

Defence Counsel Association of Ottawa,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Debbie Baptiste et

British Columbia Civil Liberties Association                                          Intervenants

Répertorié : R. c. Chouhan

2021 CSC 26

No du greffe : 39062.

Audition et jugement : 7 octobre 2020.

Motifs déposés : 25 juin 2021.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit constitutionnel Charte des droits — Procès équitable — Droit à un procès avec jury — Jurés — Sélection — Récusations péremptoires — Les modifications au Code criminel  abolissant les récusations péremptoires de l’accusé durant la sélection du jury violent-elles le droit à un procès équitable ou celui de subir un procès avec jury? — Sinon, l’abolition des récusations péremptoires s’applique‑t‑elle à l’accusé en attente de son procès à la date d’entrée en vigueur des modifications? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d) , f) — Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1re sess., 42e lég., 2019, c. 25, art. 269, 271, 272 — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 633 , 638 .

                    En 2019, le Parlement a modifié le mode de sélection des jurys au Canada. Les articles 269, 271 et 272 du projet de loi C‑75, la Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, ont aboli les récusations péremptoires de jurés dont disposait la personne accusée, modifié les récusations motivées, et conféré au juge du procès le pouvoir de mettre à l’écart des candidats jurés afin de maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice. Ces modifications sont entrées en vigueur le jour même où la sélection du jury dans le procès de C pour meurtre au premier degré devait s’ouvrir, privant C du droit d’exclure, sans avoir à se justifier, un nombre limité de candidats jurés. C a contesté la constitutionnalité de l’abolition des récusations péremptoires, faisant valoir qu’elle a porté atteinte à son droit d’être jugé par un jury indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable protégé par l’al. 11d)  de la Charte , ainsi qu’à son droit à un procès avec jury protégé par l’al. 11f)  de la Charte . C a aussi fait valoir que, comme la Loi modificatrice ne comportait pas de dispositions transitoires, les modifications ne valaient que pour l’avenir et ne s’appliquaient donc pas à son procès.

                    Le juge du procès a rejeté la contestation constitutionnelle de C et a conclu que les modifications s’appliquaient au procès de ce dernier. La sélection des jurés s’est déroulée sans récusations péremptoires.  C a été déclaré coupable de meurtre au premier degré et a fait appel de la déclaration de culpabilité. La Cour d’appel a infirmé la déclaration de culpabilité de C et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Elle a convenu de la constitutionnalité de l’abolition des récusations péremptoires, mais a conclu que comme les modifications avaient une incidence sur le droit substantiel d’un accusé de participer à la sélection du jury, elles n’avaient d’effet que pour l’avenir et ne s’appliquaient pas dans le cadre du procès de C. La Couronne se pourvoit devant la Cour sur la question de la portée temporelle de l’abolition des récusations péremptoires. C forme un pourvoi incident sur la constitutionnalité des modifications qui ont aboli les récusations péremptoires.

                    Arrêt (la juge Abella est dissidente en partie et la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est accueilli, la déclaration de culpabilité de C est rétablie et le pourvoi incident est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver et Brown : Les modifications législatives abolissant les récusations péremptoires sont constitutionnelles et purement procédurales et elles s’appliquent donc rétrospectivement. Elles s’appliquent à tous les processus de sélection des jurés entrepris à compter du 19 septembre 2019, date d’entrée en vigueur de l’abolition prévue par le projet de loi C‑75.

                    Au Canada, depuis la fondation du pays, les récusations péremptoires faisaient partie d’un processus dynamique de sélection des jurés en salle d’audience, qui comprenait également les récusations motivées et le pouvoir du juge du procès de dispenser des candidats jurés ou d’en ordonner la mise à l’écart. Les récusations péremptoires jouaient un rôle spécifique, encore que restreint, dans le contexte général de la sélection du jury et, selon Sir William Blackstone, elles servaient à deux fins : que l’accusé ne soit pas jugé par une personne contre laquelle il entretient un préjugé et que l’accusé soit libre d’exclure les jurés susceptibles d’éprouver un ressentiment après avoir fait l’objet d’une récusation motivée infructueuse. Les récusations péremptoires intensifiaient le sentiment de l’accusé qu’il avait bénéficié d’un tribunal constitué équitablement. L’accusé recourait très souvent à ce type de récusations en se fondant sur la manière dont les candidats jurés le regardaient durant le processus de sélection, et certains éléments de preuve démontrent que les accusés racialisés les utilisaient au profit de candidats provenant de divers horizons.

                    Même si les récusations péremptoires avaient une certaine valeur du point de vue subjectif de l’accusé, la vraie valeur de cet « avantage » était douteuse. Il était impossible de discerner l’effet des récusations péremptoires sur le verdict. Fait plus important, les récusations péremptoires cadraient mal avec plusieurs autres aspects de la sélection des jurés. Elles minaient le caractère aléatoire de la sélection des jurés, une garantie importante de l’indépendance et de l’impartialité du jury, et elles n’ont pas supplanté le principe selon lequel l’accusé n’a pas le droit de choisir un jury partial ou favorable. Elles avaient aussi un côté plus sombre qui permettait l’exclusion fondée sur des préjugés et des stéréotypes, ce qui avait des effets tangibles et bien documentés sur la composition des jurys. Les communautés autochtones, en particulier, ont pu constater leur effet troublant. Devant la montée des critiques, le Parlement les a abolies et a accru le pouvoir de surveillance du juge du procès dans le cadre de la sélection des jurés.

                    L’abolition des récusations péremptoires ne porte pas atteinte aux droits que confère l’al. 11d) à l’accusé. Cette disposition ne donne pas à l’accusé le droit à une procédure particulière. Lorsqu’il s’agit de décider s’il y a été porté atteinte, la question n’est pas de savoir si le nouveau processus retenu par le Parlement est moins avantageux pour l’accusé, mais plutôt de savoir si une personne raisonnable, bien informée des circonstances, estimerait que le nouveau processus de sélection des jurés donne lieu à une crainte raisonnable de partialité au point de priver l’accusé d’un procès équitable tenu devant un tribunal indépendant et impartial. Il faut examiner la constitutionnalité du processus de sélection des jurés dans son ensemble. Le régime de sélection des jurés qui s’applique depuis que le Parlement a adopté le projet de loi C‑ 75 continue de garantir la formation du jury indépendant et impartial auquel chaque accusé a droit aux termes de l’al. 11d)  de la Charte  : une liste représentative de jurés donne à un large échantillon de la société une possibilité honnête d’exercer la fonction de juré, le caractère aléatoire du processus de sélection du jury favorise l’indépendance et l’impartialité, et les récusations motivées ainsi que le pouvoir du juge du procès de dispenser des candidats jurés constituent des mécanismes permettant d’exclure les candidats jurés dont l’impartialité est discutable.

                    L’abolition des récusations péremptoires survient à un moment où la population est plus consciente de l’influence des préjugés raciaux dans le système de justice criminelle. Devant la Cour, divers intervenants ont soutenu que la diversité est essentielle si l’on veut obtenir un jury qui est impartial envers l’accusé et exempt de discrimination envers les jurés et les victimes. Au plan constitutionnel, toutefois, les tribunaux n’ont jamais vu dans les impératifs de représentativité et d’impartialité des jurys une obligation de veiller à ce que les membres du petit jury proviennent d’horizons différents; la notion d’impartialité n’a jamais non plus reposé sur la confiance subjective de l’accusé dans le fait que chacun des jurés partage un aspect de son identité avec l’accusé ou la victime. Le droit à un procès équitable ne dépend pas des perceptions subjectives de l’accusé, et l’absolue diversité au sein d’un jury est illusoire, puisqu’aucun groupe de 12 personnes ne pourra jamais représenter les innombrables caractéristiques présentes dans notre société diversifiée et multiculturelle.

                    Les parties disposent d’autres occasions lors d’un procès criminel de soulever et de dissiper des craintes quant à la partialité et aux partis pris des jurés. Le juge du procès devrait songer à élaborer des directives au jury et des directives de mi-procès qui mettent en garde contre le risque d’une atteinte à l’intégrité des délibérations du jury pour cause de partis pris. Les jurés apportent légitimement à leurs délibérations leurs expériences personnelles, mais cela ne peut entraver leur obligation d’examiner la cause avec un esprit ouvert. Les directives au jury peuvent mettre au jour les partis pris, préjugés et stéréotypes cachés. Les directives générales sur les partis pris et sur les stéréotypes devraient souligner que les jurés sont parfois conscients de certains de leurs partis pris sans avoir conscience des autres et elles devraient exhorter les jurés à aborder leur tâche avec une bonne dose de conscience de soi et d’introspection. Les directives sur des partis pris ou des stéréotypes particuliers données compte tenu des faits de la cause devraient tenir compte du contexte et de l’effet pernicieux des idées préconçues ainsi que des mythes, comme les effets de la colonisation et du racisme systémique sur les Autochtones ou les raisonnements fondés sur des mythes dans des affaires d’agression sexuelle.

                    L’article 638  du Code criminel , qui concerne les récusations motivées, offre aussi à l’accusé une réelle possibilité d’émettre des doutes quant à la partialité. Les récusations motivées sont illimitées et elles ne se prêtent pas facilement à l’abus, puisqu’elles reposent sur la transparence et l’ouverture. Un large éventail de caractéristiques constitue à juste titre l’objet d’une récusation motivée. Le juge du procès dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour dire jusqu’où les parties peuvent aller dans les questions qui sont posées. Les questions devraient permettre d’explorer la volonté du juré de reconnaître un parti pris inconscient et de s’appliquer à l’évacuer. Les questions appropriées peuvent porter sur des caractéristiques de la cause comme la race, la dépendance à l’alcool ou aux drogues, la religion, la profession, l’orientation sexuelle ou l’expression de genre. Les questions devraient établir un équilibre entre le droit de l’accusé à un jury impartial, et celui à la vie privée des candidats jurés.

                    Le pouvoir modifié d’ordonner que des jurés se tiennent à l’écart pour maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice prévu à l’art. 633  du Code criminel  constitue un moyen d’exclure un juré possiblement partial, qui a néanmoins résisté à une récusation motivée. La norme du « maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice » constitue un bon repère analytique qui permet de dissiper une foule de préoccupations persistantes à propos du processus de sélection des jurés. Le pouvoir discrétionnaire du juge du procès d’écarter des jurés sera circonscrit au cas par cas, mais il ne peut pas servir à promouvoir activement la diversité du jury ou à ce qu’il soit façonné à l’image de la diversité de la société canadienne. Une approche qui exigerait du juge du procès qu’il accroisse la diversité du petit jury soulèverait une foule de problèmes pratiques, dont certains pourraient poser des questions d’ordre constitutionnel. Sur le plan constitutionnel, la formation de jurys diversifiés dépend de l’existence de tableaux diversifiés de jurés qui découle du caractère aléatoire du processus de sélection du jury. L’observateur raisonnable et informé perdrait confiance dans un processus de sélection du jury qui exigerait que le juge du procès sacrifie le caractère aléatoire au profit de la diversité. Le Parlement et les législatures provinciales peuvent, dans les limites fixées par la Constitution, envisager d’autres réformes législatives conçues pour mieux favoriser ou accroître la diversité du petit jury.

                    L’abolition des récusations péremptoires n’empiète pas non plus sur le droit de C à un procès avec jury que lui reconnaît l’al. 11f)  de la Charte . Cette disposition ne protège pas davantage l’impartialité que ne le fait l’al. 11d). Le droit à un jury représentatif ne donne pas à l’accusé le droit à une représentation proportionnelle à quelque étape que ce soit du processus de sélection du jury. La garantie de représentativité contenue à l’al. 11f) requiert de l’État qu’il donne à un large échantillon de la société une possibilité honnête de participer au processus de sélection du jury, en dressant une liste de jurés à partir d’une liste brute largement inclusive, et en envoyant des avis de sélection de jurés aux personnes qui ont été choisies. L’abolition des récusations péremptoires n’a pas d’incidence sur ces aspects de la sélection du jury.

                    La Loi modificatrice ne contenait pas de dispositions transitoires précisant si et de quelle manière les modifications s’appliqueraient aux poursuites criminelles déjà en cours. Une nouvelle mesure législative qui porte atteinte aux droits substantiels est présumée n’avoir d’effet que pour l’avenir, à moins qu’il soit possible de discerner une intention claire du législateur qu’elle s’applique rétrospectivement. Une mesure législative procédurale destinée à ne régir que la manière utilisée pour établir ou faire respecter un droit est présumée s’appliquer immédiatement. Cependant, les dispositions procédurales dont l’application porte atteinte à des droits substantiels ne sont pas purement procédurales et ne s’appliquent pas immédiatement. Le droit substantiel en cause en l’espèce est le droit garanti par la Charte  à un procès équitable devant un jury indépendant et impartial. Les procédures de sélection des jurés n’existent que pour servir ce droit et une modification des procédures n’altère pas sa réalisation, à moins qu’elle enfreigne une disposition constitutionnelle. La présence ou l’absence de récusations péremptoires ne porte donc pas atteinte à des droits substantiels, à savoir ceux codifiés aux al. 11d)  et 11f)  de la Charte . Même si l’on admettait l’existence d’un droit substantiel de l’accusé de participer à la sélection de ses jurés, les modifications ne concernent que la façon dont ce droit substantiel était exercé. Il n’est pas justifié d’interpréter ces modifications comme étant quoi que ce soit d’autre que des modifications procédurales. En conséquence, l’abolition des récusations péremptoires s’applique immédiatement à tous les processus de sélection du jury entrepris à compter de la date d’entrée en vigueur des modifications, y compris au procès de C.

                    Les juges Karakatsanis, Martin et Kasirer : Il y a accord pour dire que les modifications qui ont aboli les récusations péremptoires sont constitutionnelles et purement procédurales, de sorte qu’elles s’appliquent immédiatement aux instances en cours. Le Parlement était autorisé à agir en réponse à des préoccupations persistantes quant à l’utilisation discriminatoire des récusations péremptoires en les abolissant. Il y a aussi accord pour dire que les directives aux jurys sur les partis pris jouent un rôle vital en incitant les membres du jury à l’introspection, à la conscience de soi et à la responsabilité. Les tribunaux doivent prendre des mesures actives pour garantir que la prise de décision aura lieu sans faire appel aux préjugés, aux mythes et aux stéréotypes au moyen d’une approche contextualisée qui porte le regard au‑delà de la discrimination manifeste et intentionnelle, soit sur les partis pris structurels et inconscients qui peuvent miner l’équité des procès, l’impartialité des membres du jury et l’égalité pour les personnes accusées ainsi que pour les victimes.

                    Toutefois, il y a désaccord avec les juges Moldaver et Brown en ce qui a trait à leur interprétation du pouvoir accru de mise à l’écart prévu à l’art. 633  du Code criminel  et de la portée de l’interrogatoire relatif aux récusations motivées. Ces questions sont complexes, comportent de multiples facettes et sont sans importance pour l’issue de l’appel. Il est préférable de ne pas en traiter compte tenu de l’absence d’observations de la part des parties et de l’insuffisance de la jurisprudence des tribunaux d’instances inférieures sur le sujet. Pour l’interprétation de l’art. 633, il ne faut pas accorder un poids indu au principe de la sélection aléatoire. Le caractère aléatoire n’est ni une fin en soi ni une exigence constitutionnelle autonome. Dans une société inégalitaire, le caractère aléatoire peut donner lieu à des résultats discriminatoires. De nombreux facteurs systémiques entraînent une sous‑représentation de certains groupes à toutes les étapes de la sélection du jury. Il appartient au Parlement de légiférer pour régler ces problèmes, y compris d’adopter des mesures pour inclure délibérément les groupes sous‑représentés. Même si le fait de s’éloigner du caractère aléatoire en utilisant le pouvoir de mise à l’écart pour accroître la diversité peut donner lieu à des défis sur le plan pratique, il ne faudrait pas exagérer ces problèmes. L’article 633 n’impose pas d’exigences rigides quant à la composition précise du jury; il confère plutôt un pouvoir discrétionnaire large et souple qui peut être adapté aux circonstances dans lesquelles il est exercé.

                    En ce qui a trait aux récusations motivées, le juge du procès dispose de la latitude nécessaire pour s’écarter de la formulation prescrite par l’arrêt R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324, lorsqu’il est approprié de le faire pour garantir l’impartialité des membres du jury. Le juge du procès doit permettre d’examiner les préjugés au moyen de ce processus. Certes, il faut respecter le droit à la vie privée des membres possibles du jury. Toutefois, le respect de la vie privée n’est qu’un des droits à mettre en balance avec d’autres. La Cour a également mis en garde contre le fait de fixer un seuil donnant ouverture aux récusations motivées qui ne viserait que les formes les plus flagrantes de préjugés raciaux. La question de savoir si la formulation prescrite par l’arrêt Parks vise davantage que les formes les plus flagrantes de préjugés raciaux a été soulevée. En définitive, les tribunaux doivent être libres d’exercer leur pouvoir discrétionnaire conformément au libellé et à l’objet de l’al. 638(1) b) du Code criminel , au droit à un tribunal équitable et impartial, et aux valeurs protégées par la Charte , y compris l’égalité réelle.

                    La Cour ne devrait pas utiliser la présente cause pour circonscrire l’usage que pourront faire les juges de ces procédures récemment modifiées. Il serait préférable que la Cour attende et constate comment les éléments interreliés du nouveau régime législatif agissent les uns par rapport aux autres en pratique avant d’imposer des limites à leur utilisation. Il est souhaitable d’adopter une approche prudente pour que le nouveau régime puisse évoluer de manière organique et comme prévu.

                    Le juge Rowe : Il y a accord pour dire que l’abolition des récusations péremptoires est valide sur le plan constitutionnel et que cette modification législative est purement procédurale et s’applique rétrospectivement. Il est toutefois nécessaire de traiter du risque que pose la constitutionnalisation de dispositions législatives par la jurisprudence. Les alinéas 11d)  et 11f)  de la Charte  confèrent le droit à l’accusé de bénéficier d’un procès équitable tenu devant un jury indépendant et impartial; ils ne garantissent toutefois pas les procédures les plus favorables que l’on puisse imaginer ni n’imposent de mécanismes procéduraux spécifiques. Les dispositions législatives qui donnent effet aux al. 11d) et 11f) ne sont pas elles-mêmes protégées par la Constitution, de sorte qu’elles ne pourraient être abrogées. La constitutionnalisation de dispositions législatives spécifiques par lesquelles le Parlement donne effet à des droits constitutionnels est malavisée. Il n’appartient pas aux tribunaux de substituer leurs préférences quant aux décisions de politique à celles du législateur; ils doivent plutôt se limiter à décider s’il y a eu violation de droits protégés par la Constitution. Le fait d’adopter, de modifier ou d’abroger des procédures relatives à la sélection du jury ne soulève pas de question constitutionnelle, à moins que, ce faisant, les procès avec jury ne satisfassent plus au droit constitutionnel à un procès équitable.

                    Une analyse structurelle des principes sous-jacents de la Constitution peut renseigner et aider à interpréter comme il se doit les dispositions constitutionnelles. En l’espèce, les principes de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté parlementaire jettent un éclairage sur la question du respect de la Charte . Constitutionnaliser des dispositions législatives contrevient à la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Les branches législative et judiciaire jouent des rôles distincts et ont des attributions institutionnelles qui leur sont propres et chacune devrait respecter de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre. En ce qui a trait à la Charte , le rôle des tribunaux est d’assurer une protection contre les empiétements sur des valeurs fondamentales et non de vérifier des décisions de principe du législateur. La constitutionnalisation de dispositions législatives écarte et restreint le rôle du législateur. Éliminer la capacité des assemblées législatives d’abroger ou de modifier des dispositions législatives est incompatible avec le partenariat dialogique qui prévaut entre elles et les tribunaux. Ces derniers doivent s’abstenir d’outrepasser leur rôle lorsqu’ils examinent si les régimes législatifs satisfont aux exigences de la Charte .

                    Le principe de la souveraineté parlementaire veut dire que le Parlement a le droit de faire ou d’abroger quelque loi que ce soit. Ce principe est limité par notre structure fédérale, par la Charte  et par les droits ancestraux ou issus de traités. Toutefois, sous réserve des limites prescrites par la Constitution, le législateur peut légiférer comme il le souhaite. Cela comprend le pouvoir d’abroger les lois. Le fait de constitutionnaliser des dispositions législatives mine le principe de démocratie, selon lequel les citoyens participent à l’élaboration des lois par l’intermédiaire d’institutions publiques qui en assument la responsabilité publique par le truchement des processus électoraux. Empêcher le législateur d’abroger une disposition législative et, dans les faits, en incorporer le contenu dans la Charte  auraient pour effet de miner la souveraineté parlementaire. L’abrogation et la modification de dispositions législatives peuvent soulever des questions relatives au respect de la Charte  si elles donnent lieu à des effets inconstitutionnels, mais rien de cette nature n’a été démontré en l’espèce.  

                    La juge Abella (dissidente en partie) : Tant l’appel que l’appel incident devraient être rejetés. L’abrogation des récusations péremptoires est constitutionnelle. Le Parlement a adopté un régime qui atteint les objectifs des récusations péremptoires et qui confère au juge de première instance le pouvoir de protéger l’impartialité du jury et de contrecarrer la réalité de la discrimination. Toutefois, l’abrogation des récusations péremptoires ne constituait pas une modification purement procédurale. Elle a porté atteinte aux droits substantiels de l’accusé et, sous réserve de l’existence de dispositions transitoires, elle n’aurait pas dû s’appliquer rétrospectivement dans le cadre du procès de C.

                    Le droit d’être jugé par un jury formé de ses pairs est l’une des pierres angulaires de notre système de justice pénale et il est consacré par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte . Les réformes apportées par le projet de loi C‑75 au processus de sélection du jury visaient à obtenir un jury plus diversifié ce qui, en retour, allait augmenter la confiance envers l’administration de la justice. Le Parlement a non seulement aboli les récusations péremptoires, mais il a conféré au juge du procès le pouvoir de trancher les récusations motivées et a créé un nouveau pouvoir de mise à l’écart pour lui confier le rôle de garantir l’impartialité et la représentativité du jury. Pour éviter les partis pris et la discrimination, le nouveau système de sélection du jury confie au juge du procès la tâche d’exercer vigoureusement son pouvoir, en conformité avec la Charte , pour garantir que les jurys canadiens sont impartiaux et représentatifs, et qu’ils sont perçus comme tels.

                    Le nouveau processus robuste de récusations motivées requerra de poser des questions plus approfondies que celles posées traditionnellement pour filtrer correctement les stéréotypes et les suppositions subconscients. Le nouveau pouvoir de mise à l’écart visait à conférer au juge du procès le pouvoir de garantir l’impartialité du jury et d’en obtenir un plus diversifié, de manière à maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice. Il est fondé sur une interprétation de la représentativité qui porte sur la composition réelle du jury, par opposition au caractère aléatoire qui prévaut dans le processus de sélection. Il vise à contrebalancer la discrimination systémique dans la sélection du jury. Le juge du procès peut recourir à ces outils pour promouvoir activement la diversité des jurys au cas par cas. Le but est de sélectionner un échantillon représentatif de la société, constitué honnêtement et équitablement. Promouvoir activement la diversité des jurys ne constitue pas de la discrimination à rebours, cela consiste à faire reculer la discrimination.

                    L’abolition des récusations péremptoires a restreint le droit de l’accusé de participer utilement à la sélection du jury et d’influencer la composition ultime de ce dernier. Cette abolition a porté atteinte aux droits substantiels de l’accusé de participer à la sélection d’un jury impartial et représentatif qui lui sont garantis par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte . Lorsqu’une loi est adoptée sans qu’elle contienne de dispositions transitoires, le droit présume qu’elle s’applique uniquement prospectivement. Certes, la jurisprudence définit une exception étroite pour les modifications purement procédurales; cette exception ne s’applique toutefois pas aux nouvelles règles de procédure qui portent atteinte aux droits substantiels ou empiètent sur eux. Il a été jugé que les lois procédurales qui portent atteinte aux droits protégés par la Charte  ont des effets substantiels, puisque les droits constitutionnels sont forcément de nature substantielle. Puisqu’il ne fait aucun doute que le droit d’un accusé à un procès équitable est forcément de nature substantielle, la loi qui a aboli les récusations péremptoires a porté atteinte à des droits substantiels et ne pouvait s’appliquer que prospectivement.

                    Durant des siècles, la common law a compris le droit pour l’accusé de recourir à des récusations péremptoires et ce droit a été codifié dans le Code criminel . La Cour a affirmé dans un grand nombre de causes l’importance des récusations péremptoires pour sauvegarder les droits de l’accusé dans le système avec jurys et pour accroître sa perception de l’équité des procès. Même si elles ne garantissaient aucune composition particulière du jury, les récusations péremptoires assuraient que l’accusé disposait d’une occasion réelle de faire respecter ses propres opinions subjectives quant à l’impartialité du jury.

                    Ce n’est pas uniquement la confiance d’un accusé dans l’équité du procès qui est en jeu, mais celle du public que le jury est impartial. Il est impossible de parvenir à cette impartialité sans reconnaître la réalité de l’existence de discrimination dans le public parmi lequel les jurés sont sélectionnés. Les récusations péremptoires étaient un outil pour éliminer ce parti pris potentiel.

                    Des facteurs systémiques excluent disproportionnellement les candidats jurés marginalisés à chaque étape du processus de sélection, ce qui résulte en un système dans lequel les Autochtones et les personnes racisées sont surreprésentés parmi les accusés et les victimes et sous-représentés parmi les jurés. Les récusations péremptoires constituaient une mesure de protection importante durant les procès pour tenter d’obtenir une représentativité à partir de choix aléatoires qui pouvaient ne pas être représentatifs. La représentativité est un gage important d’impartialité. Cela importe, non pas parce que les caractéristiques personnelles d’un candidat juré indiquent comment il ou elle décidera la cause, mais parce que si le droit d’être jugé par un jury formé de ses pairs doit avoir un sens, cela signifie que les membres d’un jury doivent être, et avoir l’apparence d’être, ouverts d’esprit, sans égard à leur propre race, religion, sexe, identité de genre, orientation sexuelle, affiliations politiques, âge ou statut économique, et sans égard à ces caractéristiques chez l’accusé. Les récusations péremptoires permettaient à l’accusé de tenter d’obtenir un jury représentatif, en sauvegardant son droit substantiel de participer réellement à la sélection d’un jury impartial et représentatif. Leur abolition a donc porté atteinte à des droits substantiels.

                    L’erreur du juge du procès de refuser à C le droit de recourir à des récusations péremptoires ne peut être réparée par la disposition réparatrice énoncée au sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code criminel . Cette disposition ne s’applique que si l’accusé n’a pas subi de préjudice. La cause contre C n’était pas à ce point accablante qu’un juge des faits le déclarerait nécessairement coupable. L’erreur commise n’était par ailleurs ni mineure ni inoffensive. C s’est vu refuser le droit de récuser péremptoirement des individus qui, selon lui, ne le jugeraient pas équitablement. Pour lui, cela a voulu dire qu’il n’a pas été jugé par un jury impartial. Il s’agit d’une atteinte préjudiciable qui ne peut être réparée.

                    La juge Côté (dissidente) : Le pourvoi devrait être rejeté et le pourvoi incident devrait être accueilli. Les modifications abolissant les récusations péremptoires contreviennent à l’al. 11f)  de la Charte  et elles ne constituent pas une limite qui est raisonnable et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. L’article 269 de la Loi modificatrice devrait être déclaré invalide dans la mesure où il abolit les récusations péremptoires. De plus, il y a accord avec la juge Abella que l’abolition des récusations péremptoires porte de toute évidence atteinte à des droits substantiels et ne peut s’appliquer que prospectivement. C devrait subir un nouveau procès, incluant un nouveau processus de sélection des jurés accompagné de récusations péremptoires.

                    Le Parlement n’a pas compris pourquoi les récusations péremptoires ont accompagné les procès avec jury depuis plus de 700 ans. Il a ignoré les voix des personnes racisées et d’autres personnes marginalisées qui réclamaient l’opportunité de maintenir le bénéfice d’un procès avec jury. Les récusations péremptoires permettent aux personnes accusées de s’attaquer à des biais cachés, subtils et inconscients qui sont indubitablement présents dans le tableau des jurés et auxquels les récusations motivées ne peuvent pas remédier. Le Parlement a estimé que les récusations péremptoires étaient un outil arbitraire utilisé afin de perpétuer le racisme systémique et la discrimination. En réalité, comme des militants des droits de la défense représentant une vaste gamme d’organisations ont prié la Cour de le comprendre, les récusations péremptoires sont loin d’être arbitraires. Pour les accusés qui sont racisés ou autrement marginalisés, elles sont la bouée de sauvetage leur permettant de lutter contre les biais inconscients et la discrimination. Elles procurent à l’accusé un sentiment d’appartenance à l’égard du procès et elles enseignent au plaideur et à la collectivité que le jury constitue un moyen bon et convenable de trancher des questions.

                    Pour que l’al. 11f)  de la Charte  ait un véritable sens, un tribunal doit posséder un ensemble d’attributs irréductibles pour qu’il soit considéré comme un jury. Un jury doit posséder toutes les caractéristiques nécessaires permettant d’offrir à l’accusé le bénéfice que les rédacteurs de la Charte  désiraient protéger. L’objet de l’al. 11f) est de garantir un bénéfice sous‑jacent qui découle des procès avec jury. Le bénéfice d’un procès avec jury est constitué de quatre éléments, qui sont les quatre avantages des procès avec jury comparativement aux procès avec un juge siégeant seul. Premièrement, le jury s’avère un excellent juge des faits en raison des aptitudes cumulatives de ses membres et de la diversité de leurs expériences. Deuxièmement, le jury représente la conscience de la collectivité : il est le mieux à même de déterminer si l’application de la loi à un ensemble particulier de faits serait injuste ou correspondrait aux valeurs de la société. Troisièmement, le jury est un rempart des libertés individuelles protégeant les individus contre les lois oppressives ou leur application oppressive. Quatrièmement, le jury sert des intérêts sociétaux plus larges tels que l’éducation du public et la légitimation du système de justice. Pour qu’un accusé bénéficie d’un procès avec jury, ce dernier doit posséder certaines caractéristiques. Le jury seul doit statuer sur la culpabilité et il doit être impartial, représentatif et compétent. La capacité de l’accusé à participer de manière véritable à la sélection des personnes qui le jugeront pourrait être une autre de ces caractéristiques irréductibles qui sont indispensables à un procès avec jury.

                    Les récusations péremptoires jouent un rôle unique dans un procès avec jury. Elles permettent à l’accusé de participer de manière véritable à la sélection des personnes qui le jugeront, un processus absent d’un procès mené par un juge siégeant seul. Ce processus de participation à la sélection des jurés donne à l’accusé un sentiment d’appartenance à l’égard du procès. Les récusations péremptoires confèrent également un avantage substantiel dans l’esprit des accusés : lorsqu’il exclut des jurés qui le mettent mal à l’aise ou dont il a peur, l’accusé aura fort probablement le sentiment qu’il est jugé par des jurés qu’il considère comme ses pairs, ce qui accroît sa confiance dans l’équité du procès et du verdict. Cette confiance accrue dans l’équité du procès est particulièrement importante pour compenser l’absence de motifs dans un procès avec jury.

                    Les récusations péremptoires sont aussi essentielles à la constitution de jurys impartiaux, représentatifs et compétents. Premièrement, les récusations péremptoires facilitent la sélection d’un jury impartial. Les personnes accusées exercent leur droit de récusation péremptoire afin d’exclure des candidats jurés qui sont biaisés contre elles. Le caractère aléatoire du processus de sélection des jurés a traditionnellement été envisagé comme un rempart contre la partialité, cependant, au cours des dernières années, l’administration de la justice a dû se rendre à l’évidence : préjugés raciaux et discrimination sont tenaces dans notre société et il faut s’y attaquer directement lors de la sélection des jurés. Les récusations motivées qui ont été établies pour fonctionner de pair avec les récusations péremptoires sont fondées sur des manifestations évidentes de préjugés qui ne peuvent probablement être décelés, des idées préconçues et des croyances raciales ou autres. De telles croyances profondément enracinées dans la psyché humaine sont aussi réfractaires aux directives judiciaires. Les récusations péremptoires permettent à l’accusé d’appliquer son expérience personnelle afin de déterminer si le candidat juré démontre des signes de préjugés à son encontre. Les personnes racisées ou marginalisées ne peuvent compter sur un juge pour dispenser ou mettre à l’écart un candidat juré parce qu’elles peuvent avoir du mal à formuler les motifs pour lesquels elles ont le sentiment que le candidat juré a un biais. En conséquence, les récusations péremptoires sont essentielles pour constituer un jury impartial et leur abolition a une incidence néfaste sur les personnes racisées et les autres personnes marginalisées. Les récusations motivées, les directives de mise en garde contre les biais et les mises à l’écart ne peuvent combler le vide.

                    Deuxièmement, le jury doit être un échantillon représentatif de la société, constitué honnêtement et équitablement pour pouvoir agir à titre de conscience de la collectivité et promouvoir la confiance du public envers le système de justice. Les processus établis visant à obtenir un jury représentatif ne garantissent pas que la liste de jurés aura une composition précise qui représente proportionnellement la population en général. En pratique, les personnes racisées et les autres personnes marginalisées sont sous‑représentées sur les listes de jurés. La procédure de sélection pendant l’instance peut accroître la représentativité, en particulier lorsque la liste aléatoire des jurés ne permet pas d’obtenir un tableau des jurés représentant véritablement la diversité de la région. L’abolition des récusations péremptoires retire un outil souvent utilisé par les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées afin d’améliorer la représentativité des jurys.

                    Troisièmement, les récusations péremptoires sont cruciales pour faire en sorte que le jury soit compétent. La compétence nécessaire à la compréhension de la preuve signifie avoir la volonté et l’aptitude de la comprendre. Un juré dont l’expérience personnelle n’inclut pas le domaine sur lequel porte le litige aura probablement un angle mort dont il n’est véritablement pas conscient et qui peut l’empêcher de comprendre l’élément essentiel d’un témoignage ou d’un argument. Le bénéfice d’un procès avec jury découle en partie d’un jury qui fait preuve de bon sens et le bon sens lui‑même découle de l’expérience personnelle. Seules les personnes accusées savent quelles expériences peuvent être nécessaires pour véritablement apprécier leur preuve. Les récusations péremptoires sont le seul outil dont disposent les personnes accusées pour répondre aux préoccupations liées à la compétence. En l’état actuel, la version modifiée de l’art. 633  du Code criminel  ne remplace pas adéquatement les récusations péremptoires. L’article 633 ne peut être utilisé pour mieux favoriser ou accroître la diversité du petit jury.

                    L’abolition des récusations péremptoires n’est pas une limite raisonnable imposée par une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. La disposition contestée de la Loi modificatrice est manifestement imposée par une règle de droit. Réduire la discrimination et accroître la diversité des jurys constituent un objectif urgent et réel. Toutefois, le moyen choisi n’a pas de lien rationnel avec cet objectif. La suppression pure et simple des récusations péremptoires a pour effet de perpétuer la discrimination envers les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées et possiblement de diminuer la diversité des jurys. L’abolition des récusations péremptoires ne constitue également pas une atteinte minimale au droit de bénéficier d’un procès avec jury. Le Parlement aurait pu conférer aux juges le pouvoir d’encadrer le recours aux récusations péremptoires, modifier les critères de qualification établis pour être juré ou encore les motifs de récusation motivée, ou modifier le processus de récusations motivées pour créer un système significatif permettant de repérer les jurés biaisés. Étant donné que les récusations péremptoires offrent un grand avantage à de nombreuses personnes accusées et que leur élimination perpétue la discrimination envers les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées, les effets néfastes de la loi l’emportent sur ses effets bénéfiques.

                    Par ailleurs, les modifications ne peuvent s’appliquer que prospectivement. Les récusations péremptoires sont de nature substantielle. Leur abolition n’est pas avantageuse pour tous : elle est entièrement préjudiciable à l’accusé et son application immédiate crée une injustice pour ceux qui se sont fondés sur l’existence de telles récusations pour prendre certaines décisions. Elle change la nature juridique ou les conséquences de certaines décisions prises antérieurement par l’accusé, comme le choix d’être jugé par un jury ou de demander le report d’un procès dont la date de début était déjà fixée. Par conséquent, l’abolition des récusations péremptoires est une modification qui porte atteinte à un droit substantiel. L’abolition des récusations péremptoires porte aussi atteinte à d’autres droits substantiels. Elle porte atteinte aux droits garantis par les al. 11d) et 11f) en réduisant la possibilité pour l’accusé de véritablement participer à la sélection des jurés. Elle porte atteinte au droit à un procès équitable devant un tribunal impartial. Puisque les récusations péremptoires sont en soi substantielles et que leur abolition porte aussi atteinte à d’autres droits substantiels, les dispositions modificatrices n’auraient pas dû être appliquées au procès de C. Il ne s’agit pas ici d’une affaire où il serait opportun d’appliquer la disposition réparatrice. L’erreur n’était ni sans préjudice ni anodine. C aurait probablement été jugé par un jury différemment constitué et la preuve produite contre lui n’était pas à ce point accablante, de sorte que tout autre verdict aurait été impossible à obtenir.

Jurisprudence

Citée par les juges Moldaver et Brown

                    Arrêts appliqués : R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; arrêts examinés : R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; arrêts mentionnés : Cloutier c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 709; R. c. Yumnu, 2010 ONCA 637, 260 C.C.C. (3d) 421; R. c. O’Coigly, [1798] 26 Howell’s State Trials 1191; R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694; R. c. Yumnu, 2012 CSC 73, [2012] 3 R.C.S. 777; R. c. Pizzacalla (1991), 5 O.R. (3d) 783; R. c. Gayle (2001), 54 O.R. (3d) 36; R. c. Cornell, 2017 YKCA 12, 353 C.C.C. (3d) 431; Gardner c. R., 2019 QCCA 726; R. c. Amos, 2007 ONCA 672, 161 C.R.R. (2d) 363; R. c. Lines, [1993] O.J. No. 3284; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554; États-Unis d’Amérique c. Ferras, 2006 CSC 33, [2006] 2 R.C.S. 77; Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; R. c. B.(A.) (1997), 33 O.R. (3d) 321; R. c. Hubbert (1975), 11 O.R. (2d) 464; R. c. Biddle, [1995] 1 R.C.S. 761; R. c. Brown (2006), 215 C.C.C. (3d) 330; R. c. Church of Scientology (1997), 33 O.R. (3d) 65; R. c. Laws (1998), 41 O.R. (3d) 499; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324; R. c. Davey, 2012 CSC 75, [2012] 3 R.C.S. 828; R. c. G. (R.M.), [1996] 3 R.C.S. 362; R. c. Krugel (2000), 143 C.C.C. (3d) 367; R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328; R. c. Campbell, 2019 ONSC 6285; R. c. Josipovic, 2020 ONSC 630; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591; R. c. Johnson2019 ONSC 6754, 451 C.R.R. (2d) 167R. c. Muse2019 ONSC 6119, 448 C.R.R. (2d) 266; R. c. Lako, 2019 ONSC 5362; R. c. Khan, 2019 ONSC 5646; R. c. McMillan, 2019 ONSC 5616; R. c. Daniel, 2019 ONSC 6920; R. c. Cumberland, 2019 NSSC 307; R. c. Stewart, 2019 MBQB 171; R. c. Dorion, 2019 SKQB 266; R. c. Raymond (Ruling #4), 2019 NBQB 203, 379 C.C.C. (3d) 75; R. c. LeBlanc, 2019 NBBR 241; R. c. S.B., 2019 ABQB 836, 447 C.R.R. (2d) 63; R. c. Bragg, 2019 NLSC 235; R. c. Simard, 2019 QCCS 4394; R. c. Kebede, 2019 ABQB 858, 448 C.R.R. (2d) 102; R. c. Subramaniam, 2019 BCSC 1601, 445 C.R.R. (2d) 49; R. c. Bebawi, 2019 QCCS 4393; R. c. Ismail, 2019 MBQB 150, 447 C.R.R. (2d) 150; R. c. Lindor, 2019 QCCS 4232; R. c. Nazarek, 2019 BCSC 1798; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Sutt c. Sutt, [1969] 1 O.R. 169; Peel (Police) c. Ontario (Special Investigations Unit), 2012 ONCA 292, 110 O.R. (3d) 536; Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311; R. c. Bickford (1989), 51 C.C.C. (3d) 181; Wright c. Hale (1860), 6 H. & N. 227, 158 E.R. 94.

Citée par la juge Martin

                    Arrêts mentionnés : R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509; R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; R. c. Brown (2006), 219 O.A.C. 26; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; R. c. St-Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; R. c. Hall, 2002 CSC 64, [2002] 3 R.C.S. 309; R. c. Nguyen (1997), 97 B.C.A.C. 86; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863.

Citée par le juge Rowe 

                    Arrêts mentionnés : R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045; R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591; Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; Hunter. c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464; Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs immobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693; Ferrel c. Ontario, [1998] 42 O.R. (3d) 97.

Citée par la juge Abella (dissidente en partie)

                    R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128; R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324; R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509; Regents of the University of California c. Bakke, 438 U.S. 265 (1978); Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311; Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256; Wright c. Hale (1860), 6 H. & N. 227, 158 E.R. 94; Peel (Police) c. Ontario (Special Investigations Unit), 2012 ONCA 292, 110 O.R. (3d) 536; Martin c. Perrie, [1986] 1 R.C.S. 41; Banque royale du Canada c. Concrete Column Clamps (1961) Ltd., [1971] R.C.S. 1038; R. c. R.S., 2019 ONCA 906; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272;  McLean c. The King, [1933] R.C.S. 688; Cloutier c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 709; R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694; R. c. Wilson (1996), 29 O.R. (3d) 97; R. c. Koh (1998), 42 O.R. (3d) 668; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; Peart c. Peel Regional Police Services (2006), 43 C.R. (6th) 175; R. c. Le, 2019 CSC 34, [2019] 2 R.C.S. 692; R. c. Biddle, [1995] 1 R.C.S. 761; R. c. Lines, [1993] O.J. No. 3284; R. c. Gayle (2001), 54 O.R. (3d) 36; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Cloutier (1988), 27 O.A.C. 246; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433; R. c. Davey, 2012 CSC 75, [2012] 3 R.C.S. 828; R. c. Esseghaier, 2021 CSC 9, [2021] 1 R.C.S. 101.

Citée par la juge Côté (dissidente)

                    Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3; Mansell c. The Queen (1857), 8 E.L. & Bl. 54, 120 E.R. 20; Morin c. The Queen, (1890) 18 R.C.S. 407; McLean c. The King, [1933] R.C.S. 688; Cloutier c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 709; R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509; R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; R. c. Davey, 2012 CSC 75, [2012] 3 R.C.S. 828; Attorney-General c. De Keyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508; Gray c. Reg. (1844), 11 Cl. & Fin. 427, 8 E.R. 1164; R. c. Craig, 2019 ONSC 6732, 449 C.R.R. (2d) 1; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296; R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398; R. c. Krieger, 2006 CSC 47, [2006] 2 R.C.S. 501; R. c. Gayle (2001), 54 O.R. (3d) 36; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458; R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128; R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679; R. c. Zora, 2020 CSC 14, [2020] 2 R.C.S. 3; R. c. Myers, 2019 CSC 18, [2019] 2 R.C.S. 105; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. King, 2019 ONSC 6386, 148 O.R. (3d) 618; Batson c. Kentucky, 476 U.S. 79 (1986); R. c. Brown (1999), 73 C.R.R. (2d) 318; Shoile’s Case (1608), Jenk. 284, 145 E.R. 205; L’Office Cherifien des Phosphates and Another Respondents c. Yamashita-Shinnihon Steamship Co. Ltd., [1994] 1 A.C. 486; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; Angus c. Sun Alliance compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256; R. c. Dorion, 2019 SKQB 266; R. c. Subramaniam, 2019 BCSC 1601, 445 C.C.R. (2d) 49; R. c. Matthew Raymond (Ruling #4), 2019 NBQB 203, 57 C.R. (7th) 1; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504; Centre hospitalier Mont Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281; Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel, 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Republic of Costa Rica c. Erlanger, [1876] 3 Ch. D. 62; R. c. Lindor, 2019 QCCS 4232; R. c. Yumnu, 2010 ONCA 637, 269 O.A.C. 48; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694; R. c. Arradi, 2003 CSC 23, [2003] 1 R.C.S. 280.

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Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25, art. 269.

Projet de loi C‑75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1re sess., 42e lég., 2019.

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                    POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Watt et Tulloch), 2020 ONCA 40, 149 O.R. (3d) 365, 60 C.R. (7th) 1, 384 C.C.C. (3d) 215, [2020] O.J. No. 241 (QL), 2020 CarswellOnt 543 (WL Can.), qui a annulé la déclaration de culpabilité pour meurtre au premier degré inscrite par le juge McMahon, 2019 ONSC 5512, 443 C.R.R. (2d) 326, 148 O.R. (3d) 53, 380 C.C.C. (3d) 390, 57 C.R. (7th) 62, [2019] O.J. No. 4797 (QL), 2019 CarswellOnt 14975 (WL Can.), et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, la juge Abella est dissidente en partie et la juge Côté est dissidente.

                    Andreea Baiasu et Michael Perlin, pour l’appelante/intimée à l’appel incident.

                    Dirk Derstine et Tania Bariteau, pour l’intimé/appelant à l’appel incident.

                    Jeffrey G. Johnston, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Charles Murray, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

                    Lara Vizsolyi, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.

                    Andrew Barg, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Caitlyn E. Kasper, pour l’intervenant Aboriginal Legal Services Inc.

                    Jean-Guillaume Blanchette, pour l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense.

                    Kent Roach, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.

                    Peter Thorning, pour l’intervenante Canadian Association of Black Lawyers.

                    Nader Hasan, pour les intervenantes l’Association canadienne des avocats musulmans et Federation of Asian Canadian Lawyers.

                    Janani Shanmuganathan, pour l’intervenante South Asian Bar Association of Toronto.

                    Jill R. Presser, pour l’intervenante la Société des plaideurs.

                    Michael A. Johnston, pour l’intervenante Defence Counsel Association of Ottawa.

                    Nathan Gorham, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    Christopher R. Murphy, pour l’intervenante Debbie Baptiste.

                    Joshua Sealy-Harrington, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.

                    Version française des motifs de jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver et Brown rendus par

[1]                             Les juges Moldaver et Brown — La sélection du jury dans le procès de M. Pardeep Singh Chouhan pour meurtre au premier degré devait s’ouvrir le 19 septembre 2019. Ce jour‑là, entraient en vigueur des modifications au Code criminel , L.R . C. 1985, c. C‑46 , qui abolissaient les récusations péremptoires, ce qui a privé M. Chouhan du droit d’exclure, sans avoir à se justifier, un nombre limité de candidats jurés. Le présent pourvoi concerne la constitutionnalité et la portée temporelle de ces modifications.

[2]                             Bien que les récusations péremptoires fussent un exemple de longue date de ce que Blackstone a appelé [traduction] « cette tendresse et cette humanité pour les prisonniers qui, à juste titre, rendent nos lois anglaises célèbres », elles ont suscité de vives controverses ces dernières décennies (Commentaries on the Laws of England (16e éd. 1825), tome IV, p. 353). Les récusations péremptoires permettaient tant à la Couronne qu’à l’accusé d’exclure des candidats jurés soupçonnés de partialité, mais elles avaient toutefois aussi un côté plus sombre, dans la mesure où elles permettaient l’exclusion arbitraire de jurés ainsi que des pratiques discriminatoires fondées sur des préjugés et des stéréotypes, ce que l’une ou l’autre des parties employait afin d’obtenir non pas un jury impartial, mais un jury favorable. Cette discrimination subtile avait des effets tangibles et bien documentés sur la composition des jurys.

[3]                             Avant l’ouverture de son procès, M. Chouhan a contesté la constitutionnalité des modifications au Code criminel  qui ont aboli les récusations péremptoires, faisant valoir que ces modifications ont porté atteinte à son droit à un procès devant un jury indépendant et impartial, un droit garanti par l’art. 7  et les al. 11d)  et 11f)  de la Charte canadienne des droits et libertés . Subsidiairement, il a fait valoir que ces modifications, qui ne sont pas accompagnées de dispositions transitoires, ne valaient que pour l’avenir et ne s’appliquaient donc pas à son procès.

[4]                             Le juge du procès a rejeté les deux arguments (2019 ONCS 5512, 148 O.R. (3d) 53). Il a recensé la gamme suivante de garanties procédurales qui, selon lui, continuent d’assurer l’indépendance et l’impartialité du jury, même en l’absence de récusations péremptoires : la liste des candidats jurés est établie de manière aléatoire et elle est représentative de la collectivité; les jurés sont tirés de cette liste de manière aléatoire; l’accusé peut exclure un juré pour l’un des motifs énumérés dans la disposition visant les récusations motivées, l’art. 638  du Code Criminel ; et le juge du procès conserve le pouvoir discrétionnaire de dispenser ou de mettre un candidat‑juré à l’écart pour les raisons énumérées aux art. 632  et 633  du Code criminel , soit, par exemple, un inconvénient personnel sérieux, une partialité évidente, ou une autre raison valable. Ne constatant aucune atteinte à l’art. 7 ou aux al. 11d) ou 11f), le juge du procès a poursuivi en concluant que les modifications contestées étaient purement procédurales et s’appliquaient donc immédiatement à tous les procès avec jury débutant à compter de leur entrée en vigueur.

[5]                             Au procès de M. Chouhan, la sélection des jurés s’est déroulée sans récusations péremptoires et, en définitive, il a été déclaré coupable de meurtre au premier degré. Quelques jours après que le jury eut rendu son verdict, et avant le prononcé de la peine, M. Chouhan a fait appel de la déclaration de culpabilité devant la Cour d’appel de l’Ontario (2020 ONCA 40, 149 O.R. (3d) 365). Il n’a pas avancé d’arguments de fond sur la conduite du procès, attaquant plutôt la décision du juge du procès selon laquelle l’abolition des récusations péremptoires était constitutionnelle et s’appliquait dans le cadre de son procès.

[6]                             En appel, M. Chouhan a réussi à faire annuler sa déclaration de culpabilité et à faire ordonner la tenue d’un nouveau procès. Auteur des motifs unanimes de la cour, le juge d’appel Watt a convenu avec le juge du procès de la constitutionnalité des modifications au Code criminel , mais il n’était pas d’accord sur la question de leur portée temporelle. Selon lui, l’abolition des récusations péremptoires ne pouvait pas s’appliquer à l’accusé dont le droit à un procès avec jury était acquis à la date de l’entrée en vigueur des modifications, soit le 19 septembre 2019. C’était le cas pour M. Chouhan, puisque l’accusation de meurtre au premier degré portée contre lui était antérieure au 19 septembre 2019. Il a donc été privé de son droit substantiel à des récusations péremptoires selon les anciennes règles, et il était nécessaire de tenir un nouveau procès.

[7]                             La Couronne s’est pourvue devant notre Cour sur la question de la portée temporelle de l’abolition des récusations péremptoires, et M. Chouhan, quant à lui, a formé un pourvoi incident sur la constitutionnalité des modifications qui les avaient abolies. Au terme de l’audience, la Cour, à la majorité, a rétabli la déclaration de culpabilité de M. Chouhan avec motifs à suivre. Voici ces motifs.

I.               Questions en litige

[8]                             Devant la Cour, M. Chouhan ne fonde pas ses arguments sur l’art. 7  de la Charte . Le présent pourvoi soulève donc deux questions :

a)                  L’abolition des récusations péremptoires porte‑t‑elle atteinte aux droits garantis à l’accusé par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte ?

b)                 Sinon, l’abolition des récusations péremptoires s’applique‑t‑elle à l’accusé qui était en attente de son procès le 19 septembre 2019?

II.            Contexte législatif

[9]                             Avant que nous examinions le pourvoi au fond, une mise en contexte s’impose, puisque la décision du Parlement d’abolir les récusations péremptoires n’a pas été prise en dehors de toute considération historique ou sociale.

A.           Les récusations péremptoires au Canada

[10]                         Les récusations péremptoires font partie du processus de sélection des jurés au Canada depuis la fondation du pays. Le nombre de récusations offertes à la Couronne et à l’accusé a varié au fil du temps, mais le régime législatif que le Parlement a aboli, et qui est l’objet du présent pourvoi, avait établi pour chacune des parties un nombre fixe de récusations en fonction de la gravité des accusations criminelles sous‑jacentes. La Couronne et l’accusé disposaient chacun de 20 récusations péremptoires lorsque l’accusé était inculpé de haute trahison ou de meurtre au premier degré, de 12 lorsqu’il était inculpé d’une infraction passible d’une peine maximale de plus de 5 ans d’emprisonnement (mais à l’exclusion de la haute trahison et du meurtre au premier degré), et de 4 pour toutes les autres infractions.

[11]                         Les récusations péremptoires faisaient partie d’un processus dynamique en salle d’audience qui régissait la sélection des jurés à partir d’un tableau de candidats jurés choisis de manière aléatoire pour exercer la fonction de juré. Ce processus comprenait, et comprend encore : la faculté pour l’accusé et pour la Couronne de demander l’exclusion d’un juré pour un des motifs énumérés dans la disposition visant les récusations motivées, dont la partialité (Code criminel , art. 638 ); le pouvoir du juge du procès de dispenser un candidat‑juré pour des raisons de partialité manifeste, d’inconvénient personnel sérieux ou pour toute raison valable (art. 632); et le pouvoir du juge du procès d’ordonner la mise à l’écart de candidats jurés (art. 633). Ce pouvoir de mise à l’écart permet au juge du procès d’empêcher un candidat‑juré de faire partie du jury à moins que le nombre des autres jurés aptes à exercer la fonction soit insuffisant.

[12]                         Ces procédures qui se déroulent en salle d’audience sont nées dans leur forme contemporaine durant les XVIe et XVIIe siècles en Angleterre (R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509, p. 523). Comme l’expliquait la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Sherratt, leur évolution « n’avait rien de fortuit ni d’arbitraire », mais s’est plutôt cristallisée graduellement au cours des siècles pour affermir les objets de l’institution du jury (p. 523). En promouvant l’indépendance, l’impartialité et la représentativité du jury, le processus de sélection garantit que celui‑ci demeure « un excellent juge des faits », qu’il agit en tant que « conscience de la collectivité » et « dernier rempart contre les lois oppressives ou leur application », et qu’il accroît la confiance du public envers l’administration de la justice (p. 523‑524).

[13]                         Les récusations péremptoires jouaient un rôle spécifique, encore que restreint, dans ce contexte général. Tandis que les autres caractéristiques de la sélection du jury permettent d’exclure un juré uniquement pour des raisons précises, le recours aux récusations péremptoires était « entièrement discrétionnaire et [. . .] assorti d’aucune condition » (Cloutier c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 709, p. 721). L’accusé pouvait exclure un juré en raison [traduction] « d’une simple croyance, plus souvent d’un pressentiment, [. . .] que le candidat‑juré présent[ait] un état d’esprit qui fai[sait] douter de son impartialité » (R. c. Yumnu, 2010 ONCA 637, 260 C.C.C. (3d) 421, par. 123). Blackstone a offert deux justifications pour expliquer ce pouvoir discrétionnaire quasi absolu : d’abord, le fait que l’accusé ne devrait pas être jugé [traduction] « par une personne contre laquelle il entretient un préjugé »; ensuite, le fait que l’accusé devrait être libre d’exclure les jurés susceptibles d’éprouver un ressentiment après avoir fait l’objet d’une récusation motivée infructueuse (p. 353, cité dans l’arrêt Cloutier, p. 720). Bref, les récusations péremptoires intensifiaient le sentiment de l’accusé qu’il « a[vait] bénéficié d’un tribunal constitué équitablement » (Sherratt, p. 532‑533).

[14]                         Certes, comme le rappelle notre collègue la juge Côté, Blackstone et les auteurs qui lui ont succédé ont vanté les mérites des récusations péremptoires pour leur importance subjective aux yeux de l’accusé. Il faut toutefois interpréter ces écrits à la lumière du contexte de l’origine de ces récusations et de leur évolution par la suite. En ce qui a trait à leur origine, la réalité est toute simple : le juré qu’on voulait exclure n’était d’aucune façon le juré qui participe aux procès criminels modernes. En effet, lorsque les récusations péremptoires ont été mises à la disposition de l’accusé en common law, le rôle du juré était très différent. Il n’agissait pas comme juge indépendant et impartial des faits, mais comme une personne informée des faits, ayant une connaissance de première main des allégations portées contre l’accusé (J. Heinz, « Peremptory Challenges in Criminal Cases : A Comparison of Regulation in the United States, England, and Canada » (1993), 16 Loy. L.A. Int’l & Comp. L. Rev. 201, p. 207‑208). Les récusations péremptoires ont donc vu le jour dans un contexte où les jurés, l’accusé et les victimes se connaissaient les uns les autres. À notre avis, la constitutionnalité de l’abolition des récusations péremptoires dans le Canada du XXIe siècle ne peut pas être évaluée utilement à la lumière d’une telle origine.

[15]                         En outre, après que le jury est devenu un organe impartial chargé de juger les faits, les récusations motivées et péremptoires ont généralement été demandées dans des circonstances limitées et objectivement définissables, comme lorsque le candidat‑juré ne satisfaisait pas aux exigences quant au lieu de résidence ou quant à son statut de propriétaire terrien, ou encore lorsqu’il avait un lien avec l’accusé (R. Blake Brown, « Challenges for Cause, Stand‑Asides, and Peremptory Challenges in the Nineteenth Century » (2000), 38 Osgoode Hall L.J. 453, p. 458). Cela dit, même après l’acceptation du fait que l’accusé puisse tirer un réconfort subjectif de sa capacité à contester la présence d’un juré pour quelque raison que ce soit, ce type de récusations (et d’ailleurs tous les types de récusations) était [traduction] « rarement demandé devant les tribunaux anglais » avant le XIXe siècle (p. 459). Cela n’est guère surprenant vu le caractère sommaire des procès criminels de l’époque — ceux‑ci duraient aussi peu que 30 minutes, l’avocat avait un rôle minime, et l’accusé n’était pas informé à l’avance de l’identité des candidats jurés (p. 460). De plus, comme les jurés appartenaient habituellement à une classe sociale plus élevée que l’accusé, celui‑ci ne demandait que rarement la récusation de candidats jurés de peur d’offenser ceux qui restaient — une peur d’autant plus palpable que l’accusé était tenu de demander personnellement la récusation de chaque juré, même si un avocat le représentait (p. 461; voir aussi J. H. Langbein, « The Historical Origins of the Privilege Against Self‑Incrimination at Common Law » (1994), 92 Mich. L. Rev. 1047, p. 1058). Compte tenu de tout ce qui précède, un auteur a conclu que [traduction] « le droit théorique [de l’accusé] à des récusations n’a pas été très utile » durant une grande partie de leur histoire (Langbein, n. 51). Bref, les récusations péremptoires, même si l’accusé pouvait y recourir, n’étaient pas courantes au point de pouvoir prétendre, comme le fait notre collègue, qu’elles donnaient à l’accusé « un sentiment d’appartenance à l’égard du procès » (motifs de la juge Côté, par. 235).

[16]                         Il est toutefois juste de dire que l’accusé pouvait utiliser les récusations péremptoires à son avantage — par exemple, dans le cadre de poursuites politiques au XVIIe siècle lorsque le Parlement « a reconnu que les récusations péremptoires étaient l’un des outils les plus importants dont bénéficiait l’accusé pour s’assurer de l’impartialité du jury » (motifs de la juge Côté, par. 234). Toutefois, nous le répétons, le contexte est essentiel pour comprendre l’importance de cette remarque relativement à la question dont nous sommes saisis dans le présent pourvoi. À l’époque, il existait encore un déséquilibre marqué entre les pouvoirs de la Couronne et ceux de l’accusé dans le contexte des procès (J. Profatt, A Treatise on Trial By Jury, Including Questions of Law and Fact (1877), p. 211‑213). Certes, le Parlement avait aboli les récusations péremptoires de la Couronne en 1305, mais les tribunaux avaient reconnu un droit pour cette dernière de mettre à l’écart un nombre illimité de jurés (Heinz, p. 208; J. M. Van Dyke, Jury Selection Procedures : Our Uncertain Commitment to Representative Panels (1977), p. 154; Brown, p. 464, citant R. c. O’Coigly, [1798] 26 Howell’s State Trials 1191; Heinz, p. 208). Il n’est donc guère surprenant — surtout compte tenu des turbulences et des injustices qui avaient cours dans l’Angleterre du XVIIe siècle ainsi que du souhait subséquent du Parlement de contraindre la Couronne au respect de la primauté du droit — que le Parlement ait agi comme il l’a fait afin de ménager une place pour les récusations péremptoires.

[17]                          Cependant, de telles considérations ne nous semblent pas particulièrement pertinentes dans les circonstances qui prévalent de nos jours. Plus généralement, et en dépit du fait que les récusations péremptoires existent depuis « plus de 700 ans » comme le rappelle notre collègue (motifs de la juge Côté, par. 232), le contexte historique dans lequel elles ont vu le jour et ont évolué, considéré avec plus de profondeur, n’étaye pas le récit de notre collègue détaillant des protections sans réserve conférées à l’accusé. Encore plus pertinent toutefois, ce récit nous dit bien peu, voire rien du tout, quant à l’importance actuelle des récusations péremptoires pour les procès criminels modernes. Et ce qui importe davantage selon nous à cet égard, ce sont les témoignages de deux avocats de la défense expérimentés, qualifiés d’experts dans le cadre du procès, qui ont fait état de la perception de leurs clients quant à la valeur des récusations péremptoires. Ils ont témoigné que l’accusé recourt très souvent à ce type de récusations en se fondant sur la manière dont les candidats jurés les regardent durant le processus de sélection. Ils ont aussi indiqué que l’accusé racialisé recoure régulièrement aux récusations péremptoires pour exclure les candidats jurés non racialisés au profit de candidats provenant de divers horizons, augmentant ainsi leur confiance dans l’impartialité du jury.

B.            Critiques croissantes des récusations péremptoires

[18]                          Sans nier la valeur des récusations péremptoires du point de vue subjectif de l’accusé, nous estimons que la vraie valeur de cet « avantage » était douteuse. Les récusations péremptoires étaient de nature exclusive plutôt qu’inclusive : elles permettaient à l’accusé d’exclure un nombre limité de candidats jurés. Elles ne permettaient toutefois pas à l’accusé de choisir les jurés éventuels, puisque son droit d’exclure certains jurés était contrebalancé par le droit correspondant de la Couronne d’en exclure elle aussi. Tout au plus, les récusations péremptoires donnaient aux parties une capacité limitée de déterminer qui ferait ultimement partie du jury.

[19]                          De plus, une fois le jury constitué, il devenait impossible de discerner l’effet des récusations péremptoires sur le verdict, vu la difficulté insurmontable de savoir quel verdict un jury composé différemment aurait rendu dans la même cause. Comme l’a reconnu avec justesse la Cour d’appel, les récusations péremptoires étaient [traduction] « forcément arbitraires et subjectives », obligeant l’accusé et son avocat à s’en remettre à « des conjectures et à des mythes obscurs » pour prédire les convictions et les attitudes des candidats jurés (par. 54 et 57). Elle a rappelé à juste titre l’évidente difficulté de pressentir — et, à plus forte raison, de prédire avec exactitude — en se fondant uniquement sur des caractéristiques comme « la race, le sexe, l’âge, l’origine ethnique, le comportement ou la tenue vestimentaire » (par. 54), la manière dont des jurés verraient la cause qui leur serait soumise.

[20]                          En outre, les récusations péremptoires cadrent mal avec plusieurs autres aspects de la sélection des jurés. D’abord, elles n’ont pas supplanté le principe selon lequel l’accusé n’a pas le droit de choisir un jury partial ou favorable (Sherratt, p. 532; R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694, p. 720; R. c. Yumnu, 2012 CSC 73, [2012] 3 R.C.S. 777, par. 71). Comme l’expliquait la Cour dans l’arrêt Yumnu, par. 71, c’est là un principe fondamental :

                        . . . la sélection du jury n’est pas un jeu et on ne devrait pas l’entreprendre dans cet esprit. Il ne faut pas s’y engager avec l’idée de gagner ou de perdre. Il ne s’agit pas d’un processus soumis aux restrictions du modèle contradictoire, et [. . .] il ne devrait pas l’être non plus. En définitive, l’objectif n’est pas d’avoir un jury qui serait partial envers l’une ou l’autre partie. Nous voulons des jurés habiles à exercer leurs fonctions, impartiaux, représentatifs et compétents. Le jury n’appartient pas aux parties, mais au public.

[21]                         Pareillement, il y a plus de 30 ans, le professeur Mewett faisait observer que les récusations péremptoires et les mises à l’écart par la Couronne — soit l’équivalent fonctionnel des récusations péremptoires — minaient le caractère aléatoire de la sélection des jurés. Or, ce caractère aléatoire est une garantie importante de l’indépendance et de l’impartialité du jury :

                        [traduction] . . . nous devons revoir en profondeur la raison d’être des dispositions législatives [régissant les récusations péremptoires et les mises à l’écart par la Couronne]. Il ne suffit plus de les accepter au seul motif qu’elles se sont développées au cours des sept derniers siècles. Je ne suis pas totalement convaincu que les récusations péremptoires offertes à l’une ou l’autre partie soient aussi judicieuses que cela, compte tenu des freins et contrepoids que comporte la sélection initiale . . .

                         . . . L’essence même de notre processus de sélection est son caractère aléatoire — la Couronne tout comme l’accusé s’en remettent littéralement au pur hasard, à la fois pour ce qui concerne d’abord la composition du tableau des jurés puis pour ce qui a trait à l’ordre dans lequel ils sont appelés à faire partie du jury.

(« The Jury Stand‑By » (1988), 30 Crim. L.Q. 385, p. 386)

[22]                          Des observateurs ont aussi reconnu que les récusations péremptoires pourraient servir à favoriser une discrimination subtile, encore que délibérée. Les communautés autochtones, en particulier, ont pu constater que les récusations péremptoires avaient un effet troublant, soit celui d’exclure leurs membres des jurys. En 1991, la Public Inquiry into the Administration of Justice and Aboriginal People du Manitoba avait relevé que [traduction] « tant les poursuivants que les avocats de la défense se sont servi de leurs récusations péremptoires et des mises à l’écart pour exclure les Autochtones du système de jury » (Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba, vol. 1, The Justice System and Aboriginal People (1991), p. 382). Quand l’honorable Frank Iacobucci a examiné le problème de la sous‑représentation des Autochtones dans les listes provinciales de jurés en Ontario, il a constaté que l’existence des récusations péremptoires ébranlait même les tentatives les plus prometteuses faites par la province pour assurer la représentation des peuples autochtones sur les listes de jurés (La représentation des Premières Nations sur la liste des jurés en Ontario : Rapport de l’examen indépendant mené par l’honorable Frank Iacobucci (2013), par. 376). Le Rapport Iacobucci citait des exemples particulièrement flagrants de recours aux récusations péremptoires pour exclure des jurés autochtones :

                    Les exemples présentés pour appuyer cet argument sont convaincants. Le jury formé à Le Pas pour rendre un verdict dans l’affaire de Helen Betty Osborne n’incluait pas une seule personne autochtone, en dépit du fait que le procès avait lieu dans une région du Manitoba où plus de 50 % de la population est autochtone. Les six candidats‑jurés autochtones proposés ont tous fait l’objet d’une récusation péremptoire de la part de la défense. Pareillement, en une seule journée d’assises criminelles à Thompson, 35 des 41 personnes autochtones appelées à exercer les fonctions de jurés au sein de trois jurys ont été rejetées moyennant des mises à l’écart et des récusations péremptoires. « Dans un cas, la poursuite a rejeté 16 jurés autochtones; dans un autre, la défense en a rejeté deux et la poursuite 10; dans un troisième et dernier, la défense a accepté tous les jurés autochtones proposés, mais la poursuite en a rejeté neuf. Deux jurés ont été écartés deux fois ». [Notes en bas de page omises; par. 155.]

[23]                          Au cours des dernières décennies, les tribunaux ont été saisis à plusieurs reprises de cas où il était reproché à l’une des parties d’avoir recouru à des récusations péremptoires d’une manière discriminatoire, mais les résultats ont été mitigés. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Pizzacalla (1991), 5 O.R. (3d) 783 (C.A.), la cour a ordonné la tenue d’un nouveau procès parce que le poursuivant avait admis avoir recouru à des récusations péremptoires et à des mises à l’écart pour obtenir un jury composé uniquement de femmes dans le procès d’un homme accusé d’agression sexuelle. Au‑delà de ce précédent, dans lequel le poursuivant avait [traduction] « admis franchement son intention » (p. 784), les tribunaux n’ont pas voulu remédier au recours discriminatoire aux récusations péremptoires en l’absence d’une preuve tangible montrant que l’une des parties a systématiquement exclu du jury un sous‑ensemble donné de la population (voir R. c. Gayle (2001), 54 O.R. (3d) 36 (C.A.); R. c. Cornell, 2017 YKCA 12, 353 C.C.C. (3d) 431; Gardner c. R., 2019 QCCA 726; R. c. Amos, 2007 ONCA 672, 161 C.R.R. (2d) 363; R. c. Lines, [1993] O.J. No. 3284 (QL) (C.J. (div. gén.))). Se fondant sur cette jurisprudence, un commentateur a conclu que les tribunaux canadiens ont tout simplement [traduction] « été incapables d’enrayer le recours discriminatoire aux récusations péremptoires » (K. Roach, « The Urgent Need to Reform Jury Selection after the Gerald Stanley and Colten Boushie Case » (2018), 65 Crim. L.Q. 271). Les tentatives de tribunaux des États‑Unis de superviser les récusations péremptoires se sont heurtées à des difficultés similaires (voir K. J. Melilli, « Batson in Practice : What We Have Learned About Batson and Peremptory Challenges » (1996), 71 Notre Dame L. Rev. 447, p. 460‑464; K. Taylor‑Thompson, « Empty Votes in Jury Deliberations » (2000), 113 Harv. L. Rev. 1261, p. 1262; H. Weddell, « A Jury of Whose Peers? : Eliminating Racial Discrimination in Jury Selection Procedures » (2013), 33 B.C. J.L. & Soc. Just. 453, p. 484‑485).

[24]                         En résumé, tout en reconnaissant l’avantage subjectif des récusations péremptoires pour l’accusé, les tribunaux et les commentateurs ont souligné à juste titre que la confiance du public envers l’administration de la justice est ébranlée quand les parties se servent de leurs récusations pour exclure un sous‑ensemble de la population, ou quand elles semblent le faire. Comme le constatait le Rapport Iacobucci, cet abus a largement échappé à la surveillance judiciaire et mine les efforts consentis par les provinces pour établir des listes représentatives à partir desquelles des personnes sont convoquées pour agir comme jurés devant les tribunaux.

C.            L’abolition des récusations péremptoires

[25]                         Devant la montée des critiques portant sur l’utilisation et le mérite des récusations péremptoires, le Parlement a décidé d’agir. Plusieurs organisations et particuliers, dont un bon nombre sont intervenues dans le présent pourvoi, ont, chacune à sa façon, appelé le Parlement à abolir les récusations péremptoires, à les maintenir en l’état ou à les encadrer. Ces options de politiques sont exposées dans divers rapports qui ont traité des récusations péremptoires au fil des ans. Par exemple, la Manitoba Public Inquiry de 1991 a recommandé leur abolition pure et simple, tandis que le Rapport Iacobucci a recommandé une modification du Code criminel  qui empêcherait — possiblement grâce à la supervision exercée par les tribunaux — le recours aux récusations péremptoires dans le dessein d’exclure des jurys les membres des Premières Nations.

[26]                         Le Parlement a choisi l’abolition pure et simple. Quand la ministre de la Justice a déposé le projet de loi qui allait en définitive mettre un terme aux récusations péremptoires (Projet de loi C‑75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1re sess., 42e lég., 2019), elle a souligné que le projet de loi visait à corriger la discrimination dans le régime de sélection des jurés :

                        Des réformes dans ce domaine sont attendues depuis trop longtemps. Les récusations péremptoires donnent au prévenu et à la Couronne la capacité d’exclure un juré sans avoir à se justifier. Dans la pratique, cela peut être utilisé de façon discriminatoire afin d’en arriver à une composition particulière du jury, et cela s’est fait.

(Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 300, 1e sess., 42e lég., 24 mai 2018, p. 19605)

[27]                         Dans le nouveau texte législatif, le Parlement a accru le pouvoir de surveillance du juge du procès dans le cadre de la sélection des jurés. Premièrement, le projet de loi C‑75 s’en remet à lui pour arbitrer les récusations motivées, alors que le texte antérieur confiait ce rôle à des profanes. Deuxièmement, le projet de loi C‑75 accroît le pouvoir du juge du procès de mettre des jurés à l’écart, comme le prévoit l’art. 633  du Code criminel . Auparavant, le juge du procès pouvait mettre des candidats jurés à l’écart « pour toute raison valable, y compris un inconvénient personnel sérieux pour le juré », et la disposition modifiée lui permet en outre d’ordonner la mise à l’écart d’un juré afin de « maint[enir] la confiance du public envers l’administration de la justice ». La ministre de la Justice a expliqué que ces modifications visaient à apporter « plus d’équité et de transparence » au processus de sélection des jurés (Débats de la Chambre des communes, p. 19605). Elle a aussi affirmé que le pouvoir modifié d’exercer des mises à l’écart permettrait aux juges « d’obtenir un jury plus diversifié ».

[28]                         Durant les délibérations du comité, le Parlement a passé en revue des interventions qui appuyaient les réformes proposées, ainsi que d’autres qui y étaient opposées. Les parlementaires ont ultimement décidé que l’abolition des récusations péremptoires favoriserait l’équité dans le processus de sélection des jurés, notamment en raison du pouvoir accru du juge du procès de mettre des jurés à l’écart.

III.         Analyse

[29]                         Nous examinerons maintenant le pourvoi au fond. Nous commencerons par le pourvoi incident par lequel M. Chouhan conteste la constitutionnalité des modifications, après quoi nous examinerons le pourvoi de la Couronne relatif à la portée temporelle des modifications.

A.           Les questions constitutionnelles

[30]                         Devant la Cour, M. Chouhan soutient que les modifications apportées au Code criminel  portent atteinte aux droits qui lui sont garantis par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte .

(1)          Alinéa 11d) : le droit à un tribunal indépendant et impartial

[31]                         Chaque fois que le Parlement modifie un aspect du régime de sélection des jurés, il doit veiller à ce que le nouveau régime continue de protéger le droit garanti à tout accusé par l’al. 11d)  de la Charte  à un procès équitable devant un jury indépendant et impartial. L’alinéa 11d) ne donne toutefois pas à l’accusé le droit à une procédure particulière. La question n’est pas de savoir si le nouveau processus retenu par le Parlement est moins avantageux pour l’accusé (R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554, par. 47; États‑Unis d’Amérique c. Ferras, 2006 CSC 33, [2006] 2 R.C.S. 77, par. 14). Elle est plutôt de savoir si une personne raisonnable, bien informée des circonstances, estimerait que le nouveau processus de sélection des jurés donne lieu à une crainte raisonnable de partialité au point de priver l’accusé d’un procès équitable tenu devant un tribunal indépendant et impartial (Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, p. 689; R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, p. 101, 111 et 147; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 49).

[32]                         Bien que l’attention de la Cour en l’espèce porte nécessairement sur l’abolition des récusations péremptoires, il nous est demandé d’examiner la constitutionnalité du processus de sélection des jurés dans son ensemble, y compris des aspects de ce processus qui ont survécu au projet de loi C‑75 et de ceux que le Parlement a modifiés en même temps qu’il a aboli les récusations péremptoires. Nous sommes d’avis que le régime de sélection des jurés qui s’applique depuis que le Parlement a adopté le projet de loi C‑75 continue de garantir la formation du jury indépendant et impartial auquel chaque accusé a droit aux termes de l’al. 11d)  de la Charte .

[33]                         Tant le juge du procès que la Cour d’appel ont reconnu, avec raison, que les aspects du régime de sélection des jurés qui ont survécu aux modifications apportées par le projet de loi C‑75 contribuent grandement à garantir à la fois l’indépendance et l’impartialité des jurys. Ces protections commencent bien avant que l’accusé ne comparaisse en salle d’audience pour sélectionner les jurés. Les autorités provinciales sont constamment à l’œuvre pour dresser une liste représentative de jurés admissibles, dans le cadre d’un processus offrant à un large échantillon de la société une possibilité honnête d’exercer la fonction de juré (Kokopenace, par. 61).

[34]                         Quand des candidats jurés sont choisis de manière aléatoire à partir de la liste et sont invités à se présenter pour exercer cette fonction, leurs noms sont de nouveau tirés au sort parmi ceux inscrits sur des cartes « mêlées complètement ensemble » pour faire partie du jury qui, en définitive, jugera l’accusé (Code criminel , par. 631(1)  et (2) ). Le caractère aléatoire de ce processus favorise l’indépendance et l’impartialité du jury (Sherratt, p. 520 et 525).

[35]                         Comme les futurs jurés sont tirés au sort un à un devant le tribunal, le Code criminel  garantit une réelle participation, tant du juge du procès que des parties, pour garantir l’impartialité de ceux qui feront ultimement partie du jury, même en l’absence de récusations péremptoires. Sur ce point, la Cour d’appel a eu raison de mettre l’accent sur le maintien d’un nombre illimité de récusations motivées prévu à l’al. 638(1)b), qui permettent à l’accusé de demander le retrait d’un juré au motif que celui‑ci [traduction] « n’est pas impartial », après lui avoir posé quelques questions. La Cour d’appel a aussi relevé que l’al. 632c) permet au juge du procès de dispenser un juré pour « toute raison valable qu’il considère comme acceptable, y compris un inconvénient personnel sérieux pour le juré ». Le pouvoir de dispenser ainsi un juré ne remplace pas une récusation motivée (Sherratt, p. 533‑534), mais il est courant que le juge du procès dispense des jurés, pour diverses raisons, dès le début de la sélection du jury. Par exemple, les jurés qui estimeraient [traduction] « trop difficile » d’exercer cette fonction compte tenu de la nature des infractions en cause dans le procès sont souvent dispensés (voir R. c. B.(A.) (1997), 33 O.R. (3d) 321 (C.A.), p. 443), tout comme ceux qui sont [traduction] « à l’évidence partiaux » parce qu’ils connaissent une des parties ou une personne qui témoignera (R. c. Hubbert (1975), 11 O.R. (2d) 464 (C.A.), p. 292‑293; Barrow, p. 709).

[36]                         Ces procédures ont leur importance. Elles constituent un mécanisme permettant d’exclure les jurés dont l’impartialité est ou pourrait être discutable, pour différentes raisons, notamment parce qu’ils seraient incapables de se départir d’un préjugé racial ou autre à l’égard de l’accusé ou du plaignant, ou parce qu’ils se sentent incapables d’assister à un procès où sera jugé les crimes en cause. Ainsi, considérées dans leur ensemble, les procédures garantissent que chaque accusé subit un procès équitable devant un jury indépendant et impartial, comme l’exige l’al. 11d)  de la Charte . L’abolition des récusations péremptoires ne porte pas atteinte à ce droit.

[37]                         Néanmoins, nous reconnaissons que l’abolition des récusations péremptoires survient à un moment où la population est plus consciente de l’influence des préjugés raciaux dans le système de justice criminelle. C’est dans ce contexte que les intervenants devant la Cour ont évoqué les effets qu’aurait l’abolition des récusations péremptoires sur la diversité du jury, ainsi que sur la confiance du public envers l’intégrité de ses délibérations. En dépit de divergences entre leurs positions respectives ultimes sur les récusations péremptoires, tous les intervenants se sont présentés devant la Cour pour défendre le même principe de base : soit que la diversité est essentielle si l’on veut obtenir un jury qui est impartial envers l’accusé et exempt de discrimination envers les jurés et les victimes.

[38]                         Au plan constitutionnel, les tribunaux ont toujours refusé de voir dans les impératifs de représentativité et d’impartialité des jurys une obligation de veiller à ce que leurs membres proviennent d’horizons différents (voir R. c. Biddle, [1995] 1 R.C.S. 761, par. 56‑58, la juge McLachlin (plus tard juge en chef); Kokopenace, par. 42; R. c. Brown (2006), 215 C.C.C. (3d) 330 (C.A. Ont.), par. 22; R. c. Church of Scientology (1997), 33 O.R. (3d) 65 (C.A.), p. 120‑121; R. c. Laws (1998), 41 O.R. (3d) 499 (C.A.), p. 517‑518). La notion d’impartialité n’a jamais non plus reposé sur la confiance subjective de l’accusé dans le fait que chacun des jurés partage un aspect de son identité — dont une caractéristique visible ou non visible — avec l’accusé ou la victime (Gayle, p. 38; Biddle, par. 60, la juge McLachlin (plus tard juge en chef)).

[39]                         Dans la mesure où nos collègues les juges Abella et Côté soutiennent que le droit d’un accusé à un procès équitable dépend de ses perceptions subjectives (voir les motifs de la juge Abella, par. 205‑206; les motifs de la juge Côté, par. 310‑311), nous ne sommes pas d’accord. Elles citent toutes les deux des arrêts dans lesquels la Cour s’est penchée sur la notion de procès équitable du point de vue de l’accusé, mais tous ces arrêts expliquent que l’équité dépend également des perspectives de la Couronne et de la communauté au sens large. Dans l’arrêt R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par exemple, l’accusée considérait assurément qu’il était inéquitable qu’elle soit poursuivie sur le fondement de déclarations qu’elle avait faites aux États‑Unis et qui auraient été exclues en application de la Charte  si elle les avait faites au Canada. Or, sa perception subjective d’iniquité a été supplantée par le point de vue objectif selon lequel, lorsqu’elle est entrée aux États‑Unis, elle s’est soumise aux lois de ce pays qui sont « généralement considérées comme justes selon les normes du monde libre et démocratique » (par. 52). Inversement, dans l’arrêt Barrow, il a été jugé inéquitable que le juge du procès ait des conversations privées, à voix basse, avec des candidats jurés relativement à leur demande d’être dispensés pour cause de partialité — non pas uniquement parce que l’accusé était d’avis que la procédure secrète était inéquitable, mais également parce que tout regard objectif mènerait à conclure que ce processus prive les parties et la communauté du « droit de savoir que le jury est aussi impartial qu’il est humainement possible de l’être » (par. 47). De même, dans l’affaire Bain, le pouvoir exclusif de la Couronne de mettre à l’écart un nombre illimité de jurés a rendu le procès inéquitable, non pas parce que l’accusé l’a jugé tel, mais parce qu’une « personne raisonnable » ressentirait à l’égard des mises à l’écart une « impression profonde d’injustice » (p. 101 et 103). Contrairement à ce qu’affirment nos collègues, ces causes illustrent que les perceptions subjectives de l’accusé à elles seules n’ont jamais motivé l’analyse de la Charte  en ce qui a trait à l’al. 11d).

[40]                         Avec égards, nous ne pouvons souscrire à une vision du processus de sélection des jurés qui mesure l’impartialité d’un juré en fonction du fait qu’il partage ou non une caractéristique identitaire avec l’accusé ou la victime. Nous observons aussi que l’absolue diversité au sein d’un jury est illusoire, puisqu’aucun groupe de 12 personnes ne pourra jamais représenter « les innombrables caractéristiques présentes dans notre société diversifiée et multiculturelle » (Kokopenace, par. 43; voir aussi Biddle, par. 58, la juge McLachlin).

[41]                         Quoi qu’il en soit, l’abolition des récusations péremptoires contribuera grandement à minimiser la survenance de jurys homogènes. Le processus de sélection des jurés en salle d’audience, et en particulier la récusation péremptoire, a longtemps miné les mesures prises par les gouvernements provinciaux pour établir des listes de jurés aptes à produire un « échantillon représentatif de la société, constitué honnêtement et équitablement » (Sherratt, p. 524; voir aussi Kokopenace, par. 39‑40). À titre d’exemple, nous songeons au procès qui a conduit le Parlement à abolir les récusations péremptoires — le procès de Gerald Stanley, qui était accusé du meurtre de Colten Boushie, un jeune Autochtone. Durant le processus de sélection des jurés, M. Stanley avait recouru à des récusations péremptoires pour écarter du jury cinq candidats jurés autochtones. En l’absence de récusations péremptoires, ce procès se serait presque certainement déroulé devant un jury plus diversifié sur le plan racial, puisque M. Stanley n’aurait pas pu user de ces récusations pour écarter les cinq personnes autochtones qui avaient été tirées au sort parmi le tableau des jurés.

[42]                         Sur ce point, le Rapport Iacobucci est instructif. À titre d’explication, il contenait des recommandations détaillées pour améliorer la représentation autochtone dans les listes de jurés en Ontario. Par exemple, la province pourrait tirer au sort les noms de jurés admissibles à partir de bases de données complètes, telles celles que conservent les ministères de la Santé et des Transports; elle pourrait simplifier le libellé des questionnaires soumis aux jurés; elle pourrait donner la possibilité aux citoyens de se porter volontaire pour siéger comme jurés; et elle pourrait fournir des services de traduction aux jurés durant le procès. Mais le Rapport évoquait aussi les possibles répercussions préjudiciables des récusations péremptoires sur de telles mesures, concluant que, même si tous les changements proposés étaient « instaurés de façon intégrale », la représentation autochtone dans les jurys « pourrait malgré tout être sérieusement entravé[e] par un recours discriminatoire aux récusations péremptoires » (par. 376).

[43]                         Par conséquent, en abolissant les récusations péremptoires, le Parlement cherchait à amplifier l’effet des mesures prises par les provinces pour accroître la représentativité des jurys, laquelle à son tour devrait donner lieu à une composition plus diversifiée de ces derniers. À cette fin, les provinces sont libres, et même encouragées, à agir pour accroître la diversité de ceux qui se présentent pour occuper la fonction de juré, y compris en appliquant les mesures identifiées par le Rapport Iacobucci (voir aussi Kokopenace, par. 126‑127). Cela dit, quoi qu’il en soit, les provinces ont l’obligation constitutionnelle de faire « des efforts raisonnables pour : (1) dresser la liste des jurés en sélectionnant ceux‑ci au hasard à partir de listes brutes issues d’un large échantillon de la société et (2) envoyer des avis de sélection de jurés aux personnes choisies au hasard » (Kokopenace, par. 61 (nous soulignons)). Comme nous l’expliquerons, c’est sur ces mesures structurelles, et non sur des décisions discrétionnaires isolées de juges du procès, qu’il faut s’appuyer pour maintenir et accroître la représentativité des jurys au Canada, ou pour remédier aux effets néfastes des inégalités sociales sur elle.

[44]                         Nous faisons une parenthèse ici pour formuler des remarques quant à l’analyse de notre collègue, la juge Abella, en ce qui a trait à la constitutionnalité des modifications abolissant les récusations péremptoires. Bien qu’elle conclue que ces modifications sont constitutionnelles, la teneur de ses motifs soutient en fait la conclusion opposée. Cela découle de la valeur inestimable qu’elle attribue aux récusations péremptoires, les traitant comme une composante intégrale du droit de l’accusé, protégé par l’al. 11d)  de la Charte , à un procès équitable devant un jury indépendant et impartial. Elle affirme par exemple :

     L’abolition des récusations péremptoires a donc restreint le droit de l’accusé de participer utilement à la sélection du jury et d’influencer la composition ultime de ce dernier. Cette abolition a porté atteinte aux droits substantiels de l’accusé de participer à la sélection d’un jury impartial et représentatif, qui lui sont garantis par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte . Il est difficile de concevoir quelque chose qui a une incidence plus directe sur le droit de l’accusé à un procès équitable que la perception qu’il a été jugé par un jury choisi équitablement, impartial et représentatif.

                    . . .

                    Les récusations péremptoires étaient une des mesures de protection principales qui assuraient l’impartialité du jury. [Nous soulignons; par. 206 et 211.]

[45]                         Dans les faits, si ce n’est explicitement, les observations de notre collègue énoncent la conclusion que les récusations péremptoires ne peuvent être abolies sans qu’il soit porté atteinte au droit garanti à l’accusé par l’al 11d). Nous reconnaissons que notre collègue tente ensuite d’atténuer cette affirmation en suggérant que les autres modifications apportées par le projet de loi C‑75 — soit le fait de conférer au juge du procès le pouvoir de trancher les récusations motivées et de mettre à l’écart des candidats jurés afin d’assurer « le maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice » — compensent pour la perte de capacité de l’accusé à opposer son veto aux candidats jurés, tant que ces nouveaux pouvoirs sont exercés « vigoureusement » par le juge du procès. Autrement dit, la constitutionnalité du régime reposerait sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Nous ne nous prononçons pas sur la question de savoir si la constitutionnalité d’une loi peut dépendre de la façon dont un pouvoir discrétionnaire qu’elle confère est exercé en définitive. Cependant, en supposant que cela soit même possible, il faudrait (selon l’interprétation de notre collègue) que le juge du procès exerce ces nouveaux pouvoirs de manière à restaurer la perception subjective de l’accusé qu’il a été jugé par un jury choisi équitablement, impartial et représentatif, conférant ainsi de fait à l’accusé le veto qui lui a été retiré.

[46]                         À notre avis, notre collègue a nettement exagéré la valeur des récusations péremptoires. Ce faisant, elle fait fi de l’abondante doctrine selon laquelle ces récusations sont en grande partie responsables d’avoir miné la diversité des jurys. Par exemple, notre collègue se fonde sur un article du professeur Roach qui plaide en fait pour l’abolition des récusations péremptoires. En effet, comme le professeur Roach le conclut, [traduction] « [l]’égalité va dans les deux sens » et l’accusé « n’a pas un droit reconnu par la Charte  à des récusations péremptoires ou à celui d’en faire un usage raciste » (p. 274‑275 (nous soulignons)).

[47]                         Finalement, avant de passer à la question de l’al. 11f), et compte tenu des observations détaillées des parties et des intervenants sur ces questions, nous voudrions mettre en lumière les occasions dont disposent les parties à un procès criminel de soulever et de dissiper des craintes quant à la partialité et aux partis pris des jurés. Premièrement, le cas échéant, le juge du procès devrait songer à élaborer des directives au jury et des directives de mi‑procès qui mettent en garde contre le risque d’une atteinte à l’intégrité des délibérations du jury pour cause de partis pris, raciaux ou autres. Deuxièmement, l’art. 638  du Code criminel , qui concerne les récusations motivées, offre toujours à l’accusé une réelle possibilité d’émettre des doutes quant à la partialité d’un candidat juré. Troisièmement, le pouvoir modifié de mise à l’écart prévu à l’art. 633  du Code criminel  permet par ailleurs de combler toute lacune qui a pu être créée par suite de l’abolition des récusations péremptoires. Nous examinerons tour à tour chacun de ces trois éléments, mais nous soulignons que, contrairement à l’opinion exprimée par notre collègue la juge Martin, nos motifs sur ces questions ne sont pas des remarques incidentes superflues. À la lumière de la conclusion de notre collègue la juge Abella — qui fait écho aux observations de nombreux intervenants — selon laquelle la constitutionnalité de l’abolition des récusations péremptoires dépend de l’« exerc[ice] vigoureu[x] » des récusations motivées et du pouvoir de mise à l’écart par le juge du procès, nous estimons qu’il est nécessaire d’expliquer les limites de ces pouvoirs. Nous devons toutefois également souligner avec égards que, contrairement à l’opinion de la juge Côté (par. 231), il n’a pas été porté atteinte au droit de M. Chouhan protégé par l’al. 11d) du fait que son procès s’est déroulé sans le bénéfice des indications que nous fournissons dans la suite des présents motifs.

a)              Directives au jury

[48]                          Notre système de jury repose sur l’impartialité de chaque juré, mais il n’exige pas des jurés qu’ils soient neutres. La Cour a expliqué la distinction à faire entre impartialité et neutralité dans l’arrêt R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 43 :

                    L’impartialité n’exige pas que les jurés aient l’esprit vide ou qu’ils fassent abstraction de leurs opinions, croyances, connaissances et autre bagage d’expérience dès qu’ils prennent place sur le banc qui leur est réservé. Les jurés sont des êtres humains et leur vécu éclaire leurs délibérations.

Cela dit, les expériences personnelles que les jurés peuvent légitimement apporter à leurs délibérations ne peuvent entraver leur obligation d’examiner la cause avec « un esprit ouvert, où ne règne aucun parti pris, aucun préjugé, ni aucune sympathie » (R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 195).

[49]                         À notre avis, les directives au jury ont un rôle crucial à jouer pour faire en sorte que les jurés abordent leurs délibérations sans parti pris. Elles peuvent s’attaquer à un risque significatif de raisonnement biaisé, ce risque étant que de nombreux partis pris sont inconscients; en effet, souvent, une personne ne reconnaîtra pas avoir un parti pris donné et, si on le lui demande, elle niera probablement, et honnêtement, l’avoir (M. L. Breger, « Making the Invisible Visible : Exploring Implicit Bias, Judicial Diversity, and the Bench Trial » (2019), 53 U. Rich. L. Rev. 1039, p. 1044). Ainsi, les jurés doivent être informés et prendre conscience de leurs propres partis pris inconscients si l’on veut dissiper les effets d’un raisonnement biaisé (p. 1057; C. R. Lawrence III, « The Id, the Ego, and Equal Protection : Reckoning with Unconscious Racism » (1987), 39 Stan. L. Rev. 317, p. 331; F. E. Marouf, « Implicit Bias and Immigration Courts » (2011), 45 New Eng. L. Rev. 417, p. 447‑448; A. Su, « A Proposal to Properly Address Implicit Bias in the Jury » (2020), 31 Hastings Women’s L.J. 79, p. 90). Le cas échéant, le juge du procès devrait donc songer à donner au jury des directives qui puissent « mettre au jour les partis pris, préjugés et stéréotypes cachés, permettant ainsi à tous les intervenants du système de justice de s’y attaquer de front — ouvertement, en toute honnêteté et sans crainte » (Barton, par. 197). De telles directives pourront ajouter une dose de conscience de soi et d’introspection qui favorisera l’objectivité et l’équité tout au long des délibérations du jury (Su, p. 90).

[50]                         Il conviendra de formuler des directives de mise en garde chaque fois que cela sera nécessaire pour prévenir « les partis pris, les préjugés et les stéréotypes précis auxquels on peut raisonnablement s’attendre dans une affaire donnée » (Barton, par. 203). Contrairement à ce que suggère notre collègue la juge Martin (par. 110), cela ne découle pas d’une notion indépendante ou du principe interprétatif d’« égalité réelle », mais du fait que l’impartialité est intrinsèquement liée à la notion de parti pris. Tout comme notre conception de ce que constitue un parti pris évolue, celle de ce qu’un juge du procès doit faire pour favoriser l’impartialité des membres du jury évoluera aussi. S’appuyant sur la jurisprudence récente et sur un concept moderne de l’impartialité, le juge du procès pourra donc puiser dans sa propre expérience professionnelle et faire preuve de bon sens pour décider de l’opportunité de formuler des directives contre les partis pris, et les observations des avocats lui seront utiles pour déterminer si un cas donné requiert de telles directives. Il se trouve que le contexte ne peut être ignoré : aucun procès « ne se tien[t] [. . .] en l’absence de tout contexte historique, culturel ou social » (Barton, par. 198). Les acteurs du système judiciaire doivent se montrer vigilants pour cerner et traiter les partis pris inconscients qui risquent de nuire à l’intégrité des délibérations du jury.

[51]                         Quant au contenu des directives mettant en garde contre les partis pris, il convient de rappeler ici les principes de base que la Cour a énoncés dans l’arrêt Barton :

                        . . . il n’y a pas de formule magique. À mon avis, le juge du procès devrait avoir le pouvoir discrétionnaire d’adapter la directive aux circonstances propres à l’espèce, de préférence après avoir consulté le ministère public et la défense . . .

                    . . .

                        En ce qui concerne l’équité du procès, il convient de souligner que toute directive donnée ne doit pas privilégier les droits de la plaignante au détriment de ceux de l’accusé. L’objectif consiste plutôt à relever les partis pris, les préjugés et les stéréotypes précis auxquels on peut raisonnablement s’attendre dans une affaire donnée et de tenter de les évacuer du processus de délibération des jurés d’une manière équitable et équilibrée, et sans porter préjudice à l’accusé. [Nous soulignons, par. 201 et 203.]

[52]                         Gardant ces principes à l’esprit, nous proposons deux types de directives au jury qui peuvent dissiper les risques de partis pris le cas échéant : (i) des directives générales sur les partis pris et les stéréotypes; et (ii) des directives sur les partis pris et stéréotypes particuliers que font apparaître les faits de l’affaire en cause.

(i)            Directives générales de mise en garde contre les partis pris

[53]                          Lorsque des directives de mise en garde contre les partis pris sont de mise, elles doivent être formulées tôt, avant la présentation de la preuve, et à tout autre moment que le juge du procès croit opportun, y compris lorsque tous les candidats jurés du tableau sont réunis dans la salle d’audience avant que ne s’amorce la sélection des jurés. Nous préconisons que le juge du procès commence par faire observer que, en tant que membre de la société, chaque juré apporte dans la salle d’audience une diversité de convictions, d’idées préconçues et de perceptions. Ces idées préconçues sont souvent fondées sur des caractéristiques telles que le genre, la race, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, ou le statut professionnel. Le juge du procès devrait souligner que les jurés sont parfois conscients de certains de leurs partis pris sans avoir conscience des autres. Ces partis pris inconscients peuvent se fonder sur des attitudes implicites, à savoir [traduction] « les sentiments que nous inspire un groupe », ou sur des stéréotypes, à savoir « les caractéristiques que l’on associe à un groupe donné » (A. Roberts, « (Re)forming the Jury : Detection and Disinfection of Implicit Juror Bias » (2012), 44 Conn. L. Rev. 827, p. 833).

[54]                          Le juge du procès devrait exhorter les jurés à aborder leur lourde tâche avec une bonne dose de conscience de soi et d’introspection. Ils doivent s’efforcer de cerner et d’évacuer leurs préjugés ou stéréotypes au moment de considérer la déposition des témoins et de rendre un verdict (voir, de manière générale, G. A. Ferguson et M. R. Dambrot, CRIMJI : Canadian Criminal Jury Instructions (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 1.02A‑1 à 1.02A‑7; M. K. Thompson, « Bias on Trial : Towards an Open Discussion of Racial Stereotypes in the Courtroom » (2018), 5 Mich. St. L. Rev. 1243, p. 1301‑1306).

[55]                          Nous offrons ces recommandations à titre d’exemple, mais nous tenons à dire qu’elles devront être étoffées, notamment pour tenir compte des observations de la Couronne et de l’avocat de la défense dans chaque cas particulier.

(ii)         Directives de mise en garde contre des partis pris et stéréotypes particuliers

[56]                          Un nombre indéfini de partis pris ou de stéréotypes particuliers pourraient surgir dans une cause donnée. Ces partis pris ou stéréotypes risquent de compromettre sérieusement l’intérêt du public à ce que soit découverte la vérité, finalité de toute poursuite criminelle engagée dans ce pays (Ferguson et Dambrot, p. 1.02A‑2; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 109; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577). Pour adapter les directives de mise en garde contre les partis pris à un procès donné, le juge et les avocats devraient songer à la pertinence du contexte et à l’effet pernicieux des idées préconçues ainsi que des mythes fondés sur des stéréotypes.

[57]                          Il est impossible d’énumérer tous les partis pris qui pourraient faire dévier un procès avec jury. À titre d’exemple, la Cour a recensé certains partis pris particuliers qui ont émergé dans l’affaire Barton relative au meurtre d’une travailleuse du sexe autochtone :

                    Dans un cas comme celui qui nous occupe, le juge du procès pourrait songer à expliquer au jury que les Autochtones au Canada — et plus particulièrement les femmes et les filles autochtones — ont subi une longue période de colonisation et un racisme systémique dont les effets se font encore sentir. Le juge du procès pourrait également dissiper un certain nombre de suppositions stéréotypées troublantes concernant les femmes autochtones qui travaillent dans l’industrie du sexe, notamment celles selon lesquelles ces personnes :

         n’ont pas droit aux mêmes protections que celles qu’offre le système de justice pénale aux autres Canadiens;

         ne méritent pas d’être traitées avec respect, humanité et dignité;

         sont des objets sexuels destinés à procurer du plaisir aux hommes;

         n’ont pas besoin de donner leur consentement à l’activité sexuelle et que [traduction] « l’on a qu’à les prendre »;

         acceptent le risque qu’il puisse leur arriver quelque chose de mal parce qu’elles font un travail dangereux;

        sont moins crédibles que d’autres personnes. [par. 201]

La Cour a aussi relevé, dans des affaires d’agression sexuelle, d’autres exemples de raisonnements inacceptables fondés sur des mythes (voir Seaboyer, p. 612; R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, par. 63; R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, par. 82 et 95, la juge L’Heureux‑Dubé, et par. 103, la juge McLachlin).

[58]                         Le juge du procès doit être attentif aux particularités du procès qui pourraient laisser craindre qu’un juré soit influencé par un parti pris inconscient. Reconnaissant qu’il n’existe pas de « formule magique », le juge du procès doit s’efforcer de déceler les singularités des parties ou des témoins de nature à faire craindre un parti pris inconscient, de dissiper les stéréotypes courants et d’enjoindre aux jurés de juger l’affaire avec un esprit ouvert, en s’appuyant sur la preuve qui leur aura été présentée (Ferguson et Dambrot, p. 1.02A‑7). Les observations des avocats feront partie intégrante de ce processus.

[59]                          De telles directives ne doivent pas être vues comme une admonestation adressée à des jurés passés ou futurs. Elles reconnaissent simplement que la précieuse expérience humaine que le jury apporte à la procédure criminelle peut aussi être corrompue par des préjugés et des stéréotypes. La Cour a d’ailleurs reconnu que « [l]orsque les jurés sont assermentés et choisis pour constituer le jury, la société canadienne leur confie une lourde tâche : décider si, compte tenu de la preuve dont ils disposent, l’accusé est coupable ou non coupable. Il ne s’agit pas d’une tâche facile — elle exige de la patience, du jugement et une analyse minutieuse » (Barton, par. 195). Ces directives continuent de mettre en avant la conscience de soi et l’introspection que les jurés doivent conserver en s’acquittant de leurs obligations.

b)             La procédure de récusation motivée

[60]                          Les doutes sur l’impartialité d’un juré pourraient être mieux dissipés au moyen des récusations motivées qu’au moyen des récusations péremptoires (voir Canada, ministère de la Justice, « Énoncé concernant la Charte — Projet de loi C‑75 : Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois » (mars 2018) (en ligne); Roach; A. Page, « Batson’s Blind‑Spot : Unconscious Stereotyping and the Peremptory Challenge » (2005), 85 B.U.L. Rev. 155, p. 262). Les premières, contrairement aux secondes, sont illimitées. Mais surtout, elles ne se prêtent pas facilement à l’abus, puisqu’elles reposent sur la transparence et l’ouverture, plutôt que sur des idées occultes concernant les attitudes d’un juré (C. Petersen, « Institutionalized Racism : The Need for Reform of the Criminal Jury Selection Process » (1993), 38 R.D. McGill 147, p. 175).

[61]                          La présente cause offre donc une occasion de commenter la procédure des récusations motivées, compte tenu de nos connaissances croissantes quant aux façons dont les partis pris inconscients peuvent affecter l’impartialité d’un juré. La Cour « a dû se rendre à l’évidence » : les préjugés raciaux et la discrimination existent dans la société et il faut s’y attaquer directement lors de la sélection des jurés (R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 1). Nous reconnaissons donc qu’un large éventail de caractéristiques — pas seulement la race — peuvent engendrer un risque de préjugé et de discrimination, et qu’elles constituent à juste titre l’objet du questionnement lors d’une récusation motivée.

[62]                         Bien que l’on ne puisse présumer de partis pris généralisés dans toutes les causes, les parties ne sont pas aux prises avec un lourd fardeau lorsqu’elles recourent à une récusation motivée. Il suffit que l’accusé ou la Couronne établisse la possibilité raisonnable de l’existence d’un parti pris ou d’attitudes préjudiciables dans la collectivité, en ce qui concerne des caractéristiques pertinentes de l’accusé ou de la victime, et montre que ce parti pris ou ces attitudes risquent de compromettre l’impartialité des jurés. Dans la plupart des cas, il ne sera pas nécessaire de présenter une preuve d’expert : une récusation motivée doit pouvoir être exercée dès lors que l’expérience du juge du procès, éclairée par l’avis des avocats, dicte que, dans l’affaire dont ils sont saisis, il existe un risque réaliste de partialité. Le juge du procès dispose nécessairement d’un large pouvoir discrétionnaire pour dire comment et dans quelles circonstances la présomption d’impartialité est réfutée, et jusqu’où les parties peuvent aller dans les questions posées en cas de récusation motivée (Spence, par. 24; R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, par. 55; Find, par. 45).

[63]                         À notre avis, la procédure de récusation motivée est elle‑même un moyen de promouvoir la conscience de soi et l’introspection qui permettent de neutraliser les partis pris inconscients. Une fois investi de sa mission, le candidat juré endosse un rôle décisionnel et se doit d’être aussi impartial qu’un juge. L’impartialité requiert un travail actif et consciencieux. Elle n’est pas un état passif ni une caractéristique individuelle innée. Elle oblige les jurés à être conscients de leurs propres croyances et expériences personnelles, et à « fai[re] preuve d’ouverture d’esprit à l’égard de toutes les parties au litige et [à] examin[er] leurs prétentions » (R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 40). Compte tenu de ces principes, les questions qui sont posées lors d’une récusation motivée devraient permettre d’explorer la volonté du juré de reconnaître un parti pris inconscient et de s’appliquer à l’évacuer lorsqu’il agit comme juré (Find, par. 40).

[64]                         Les questions qui peuvent être posées lors d’une récusation motivée sont celles qui aident à savoir ce que les candidats jurés pensent des principaux aspects de l’affaire. Par exemple, l’avocat peut signaler certaines caractéristiques de l’accusé, du plaignant ou de la victime, comme sa race, le fait qu’il est dépendant à l’alcool ou aux drogues, sa religion, sa profession, son orientation sexuelle ou son expression de genre, puis demander aux candidats jurés si, compte tenu de ces caractéristiques, ils auraient de la difficulté à juger l’affaire uniquement en fonction de la preuve et des directives du juge du procès, parce qu’ils ont, sur lesdites caractéristiques, une opinion dont, réflexion faite, ils ne croient pas pouvoir faire abstraction. Avant que cette question soit posée aux jurés, le juge du procès doit attirer l’attention de chacun d’entre eux sur la possibilité de partis pris inconscients et d’impartialité. Il faut leur faire comprendre que le problème n’est pas l’admission d’une difficulté à mettre un parti pris inconscient de côté, mais le refus d’admettre une telle difficulté lorsqu’il en existe une.

[65]                         Les faits de l’affaire Barton offrent un exemple utile d’éléments généraux qui pourraient susciter ce genre de questions[1]. Dans cette affaire, la victime, à la fois femme autochtone et travailleuse du sexe, présentait des caractéristiques et des circonstances personnelles qui posaient un risque de partis pris et de discrimination dans l’esprit des jurés. Sur ce fondement, la Couronne aurait pu demander une récusation motivée pour signaler aux candidats jurés l’existence de ces caractéristiques et circonstances ainsi que pour les encourager à faire résolument le point sur leurs convictions et opinions personnelles. Dans ces circonstances ou dans des circonstances similaires, avant de questionner chaque juré, le juge du procès pourrait envisager d’expliquer le processus dans les termes suivants :

                    La victime dans la cause était une femme autochtone qui était également travailleuse du sexe. Son décès est survenu pendant qu’elle travaillait à ce titre. En tant que candidat juré, vous apportez avec vous vos expériences, vos croyances et vos opinions, dont certaines peuvent être inconscientes. La question qui nous occupe aujourd’hui n’est pas celle de savoir si ces croyances sont exactes ou appropriées, mais plutôt de savoir si vous pouvez les mettre de côté et juger équitablement la preuve présentée durant le procès sans parti pris, préjugé ou partialité. Nous allons maintenant vous poser quelques questions sur le sujet. Réfléchissez bien avant de répondre.

[66]                         Notre collègue la juge Abella suggère que « [l]e nouveau processus robuste de récusations motivées requerra de poser des questions plus approfondies que celles posées traditionnellement pour filtrer correctement les stéréotypes et les suppositions subconscientes » et qu’il faudra « questionner [les candidats jurés] de manière plus sophistiquée » (par. 160‑161). Bien que nous convenions que la question Parks n’a jamais été censée être la seule question qui puisse être posée dans le cadre d’une récusation motivée (R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324 (C.A.)), nous faisons la mise en garde que le juge du procès qui autorise des questions allant au‑delà de la formulation prescrite par l’arrêt Parks doit garder à l’esprit que notre système de sélection du jury est « fondé depuis longtemps » sur le principe fondamental du respect de la vie privée des jurés (Kokopenace, par. 74, le juge Moldaver; par. 155, la juge Karakatsanis; et par. 227, le juge Cromwell (dissident, mais non sur ce point)). La question Parks elle‑même ne donne ouverture qu’à des incursions limitées dans la vie privée des jurés, et l’évolution à venir du processus de récusations motivées doit continuer à établir un équilibre entre « le droit de l’accusé à un procès équitable devant un jury impartial, [et celui] à la vie privée des candidats jurés » (Williams, par. 53 (nous soulignons); Spence, par. 24; R. c. Davey, 2012 CSC 75, [2012] 3 R.C.S. 828, par. 30). C’est pourquoi la jurisprudence résiste depuis longtemps à la tentation de faire glisser le droit canadien eu égard à la vie privée des jurés vers le système américain. En concluant qu’il « n’est pas certain que le système américain produit de meilleurs jurys que le système canadien », la Cour a souligné le degré élevé de protection de la vie privée des jurés et de respect pour elle, et notre souci d’éviter les « abus de la part des avocats désireux d’obtenir un jury qui leur sera favorable ou de rallier les jurés à leur point de vue sur l’affaire » (Find, par. 27; voir aussi, R. c. G. (R.M.), [1996] 3 R.C.S. 362). Toute évolution future devrait tenir compte de ces précédents.

[67]                          Nous soulevons deux derniers points concernant les récusations motivées. Premièrement, le projet de loi C‑75 dispose que c’est le juge du procès, plutôt qu’un profane, qui sera dorénavant l’arbitre des récusations motivées (Code criminel , par. 640(1) ). Ainsi, d’après nous, il conviendrait de confier au juge du procès — en tant que personne impartiale statuant en matière d’impartialité — le rôle de poser au candidat juré les questions suscitées par la récusation motivée. Bien entendu, les avocats devraient être consultés sur la teneur de ces questions avant qu’elles soient posées. Deuxièmement, dans les procès où surviennent des récusations motivées, le juge du procès devrait en principe exercer son pouvoir d’exclure les jurés de la salle d’audience durant le processus de sélection, comme le prévoit le par. 640(2)  du Code criminel . Les jurés hésiteraient naturellement à reconnaître publiquement un parti pris ou un préjugé. Le risque de faire siéger un juré partial serait donc accru en l’absence d’une ordonnance d’exclusion (R. A. Schuller et autres, « Challenge for Cause : Bias Screening Procedures and Their Application in a Canadian Courtroom » (2015), 21 Psychol. Pub. Pol’y & L. 407, p. 417). Après tout, l’objet de cette procédure élargie n’est pas de faire passer les candidats jurés pour des « racistes », ni de les pointer publiquement du doigt en raison de leurs partis pris, mais plutôt d’encourager chez eux une réflexion franche sur leur aptitude à examiner la preuve de manière impartiale. Cette approche visera à la fois le racisme explicite et les formes plus subtiles de préjugés raciaux (voir les motifs de la juge Martin, par. 121).

c)              Le pouvoir de mise à l’écart prévu à l’art. 633  du Code criminel 

[68]                         Le dernier aspect du processus de sélection des jurés au sujet duquel nous souhaitons formuler des commentaires est le pouvoir de mise à l’écart que prévoit l’art. 633  du Code criminel . En modifiant la disposition relative à la mise à l’écart afin de permettre au juge du procès d’ordonner qu’un juré « se tienne à l’écart pour toute raison valable, y compris [. . .] le maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice », le Parlement a, dans les faits, modifié la portée du pouvoir de mise à l’écart.

[69]                         Ce faisant, le Parlement a emprunté un vocabulaire qui occupe une place notable dans la jurisprudence relative à l’al. 11d) et ailleurs en droit criminel. L’expression « assurer la confiance [. . .] du public dans l’administration de la justice » vient de l’arrêt Valente, dans lequel le juge Le Dain écrivait que l’indépendance et l’impartialité « sont fondamentales non seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l’individu comme du public dans l’administration de la justice » (p. 689). Il ajoutait que, sans la confiance du public, « le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace » (p. 689). S’exprimant sur le droit de l’accusé d’assister à la sélection du jury, le juge en chef Dickson a écrit pour sa part que « [l]’accusé, le ministère public et le public en général ont le droit d’être certains que le jury est impartial et que le procès est équitable; la confiance du public dans l’administration de la justice en dépend » (Barrow, p. 710 (nous soulignons)).

[70]                         Nous sommes d’avis que la norme du « maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice » constitue un bon repère analytique qui permet de dissiper une foule de préoccupations persistantes à propos du processus de sélection des jurés. Plus précisément, le pouvoir de mise à l’écart peut constituer un moyen d’exclure le juré que le juge, l’accusé ou la Couronne soupçonne de partialité, mais qui a néanmoins résisté à une récusation motivée. À cet égard, la disposition modifiée s’appuie sur la jurisprudence qui a reconnu que ce pouvoir apporte [traduction] « une certaine souplesse » au processus de sélection des jurés en permettant au juge du procès d’exclure les jurés qui pourraient être partiaux (R. c. Krugel (2000), 143 C.C.C. (3d) 367 (C.A. Ont.), par. 63‑64).

[71]                         Il appartiendra aux tribunaux de première instance et aux juridictions d’appel de circonscrire, au cas par cas, le pouvoir discrétionnaire du juge du procès d’écarter des jurés afin de « maint[enir] la confiance du public envers l’administration de la justice », mais nous souhaitons exprimer clairement ce à quoi ce pouvoir modifié ne peut pas servir.

[72]                         Premièrement, dans tous les cas, le juge du procès doit rester résolument concentré sur le libellé choisi par le Parlement lorsqu’il a modifié la disposition relative à la mise à l’écart : le juge du procès peut écarter un juré uniquement lorsque cela est nécessaire pour « maint[enir] la confiance du public envers l’administration de la justice ». La confiance du public est examinée du point de vue d’une personne raisonnable et bien informée (R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328, par. 87) qui, dans le contexte de la sélection du jury, connaît l’existence des nombreuses garanties visant à assurer l’indépendance et l’impartialité du jury et l’équité du procès, y compris : les efforts consacrés par les provinces pour créer des listes de jurés représentatives, le principe crucial du caractère aléatoire qui sous‑tend tous les aspects de la sélection du jury, le processus de récusation motivée qui exclut des candidats jurés pour partialité, les directives du juge du procès visant les partis pris implicites et inconscients, et la rigueur du déroulement du procès lui‑même. Compte tenu de ces garanties et d’autres que nous avons décrites en détail précédemment, la confiance du public envers le processus de sélection du jury ne sera pas facilement minée.

[73]                         En effet, la jurisprudence de la Cour démontre que, règle générale, la confiance du public ne sera perdue que lorsqu’il s’est produit dans le système judiciaire quelque chose de flagrant que la société dans son ensemble juge inacceptable et ne tolérera tout simplement pas. Ces circonstances ne sont pas de simples écarts par rapport aux procédures établies. Elles touchent au cœur même du droit du public de savoir que les jurés qui décident de la culpabilité de chaque accusé sont indépendants, impartiaux et sélectionnés équitablement. Par exemple, dans l’affaire Barrow, le processus de sélection du jury durant lequel des conversations chuchotées ont eu lieu avec des jurés, sans que l’accusé puisse les entendre, a miné la confiance du public envers l’administration de la justice, parce qu’il a porté atteinte au droit de tous les participants au système judiciaire « d’être certains que le jury est impartial et que le procès est équitable » (par. 25). De même, dans l’affaire Bain, la capacité de la Couronne d’écarter un nombre disproportionné de jurés a donné lieu à un procès dont le déroulement était « entaché d’une apparence d’injustice évidente et accablante » et si manifestement défavorable à l’accusé que les « membres de la société ser[aient] laissés dans le doute quant au bien‑fondé » du procès (p. 102). Ces causes illustrent le rôle central que joue un jury sélectionné équitablement et avec transparence pour assurer la confiance du public envers l’administration de la justice. Elles mettent également en lumière la teneur et l’ampleur des circonstances qui entraînent une perte de confiance du public.

[74]                         Avec égards, nous rejetons donc la suggestion de notre collègue la juge Abella voulant que le juge du procès utilise le pouvoir de mise à l’écart pour « promouvoir activement la diversité des jurys » et pour que ceux‑ci soient presque à l’image du « kaléidoscope canadien de la diversité humaine » (par. 164). Le Parlement n’a pas écrit dans la loi que le pouvoir de mise à l’écart doit être utilisé pour favoriser la diversité du jury comme le conçoit notre collègue, mais bien, nous le répétons, qu’il doit l’être pour « maint[enir] [. . .] la confiance du public envers l’administration de la justice ». Sur le plan du droit, nous ne pouvons accepter que la confiance du public dépende de la constitution d’un jury dont la composition s’apparente à la diversité de la société canadienne.

[75]                         Nous sommes également d’avis que la conception abstraite de la diversité qu’a notre collègue n’offre pas d’indications utiles pour le juge du procès. En effet, nous craignons que cette conception du rôle que le juge du procès est appelé à jouer dans le processus de sélection du jury soulève plus de questions qu’elle n’en résout. Le juge du procès doit‑il de manière routinière mettre à l’écart des groupes entiers de jurés de manière à faire de la place pour des jurés d’horizons différents? En outre, gardant à l’esprit que chaque région du Canada recèle une diversité qui lui est propre, que signifie l’expression « kaléidoscope canadien de la diversité humaine »? Toutes les communautés du Canada ne sont pas diverses de la même manière; il n’existe pas non plus de norme canadienne unique en matière de « diversité ». Un jury représentatif à Corner Brook, à Terre‑Neuve, ne sera pas « diversifié » comme un tel jury à Rankin Inlet, au Nunavut, à Prince Rupert, en Colombie‑Britannique, ou à Trois‑Rivières, au Québec. Faut‑il que le juge du procès s’efforce d’atteindre un idéal national de diversité canadienne, comme le suggère l’affirmation de notre collègue, sans égard pour la diversité particulière de la communauté locale?

[76]                         Fait à noter, la plupart des intervenants devant la Cour n’étaient pas préoccupés de garantir que le « kaléidoscope canadien de la diversité humaine » se retrouve dans chaque jury; ils ont plutôt plaidé pour la garantie que les jurys comprennent une personne présentant des caractéristiques pertinentes de l’accusé ou de la victime. Par exemple, la Société des plaideurs a expliqué que [traduction] « les récusations péremptoires offrent à chaque accusé une occasion équitable de choisir les jurés en fonction de certaines des caractéristiques les plus importantes pour lui » (m. interv., par. 23 (nous soulignons; en italique dans l’original)). De même, la British Columbia Civil Liberties Association a expliqué que par jurys homogènes on entend souvent qu’un accusé blanc est [traduction] « jugé par ses pairs » alors qu’un accusé noir ou autochtone ne l’est pas (m. interv., par. 3 (nous soulignons)). Si tel est le cas, la diversité est‑elle censée correspondre aux caractéristiques pertinentes de l’accusé, de la victime, ou des deux? Que devrait faire le juge du procès dans les causes qui concernent des coaccusés de races différentes ou des groupes de victimes de diverses races? Ne serait‑il pas concevable que, dans de telles circonstances, le juge soit chargé de trier sur le volet chacun des 12 jurés? Et, cela ne donnerait‑il pas lieu à une sérieuse question d’ordre constitutionnel? Cela soulève la question évidente suivante : jusqu’à quel point l’impératif de diversité est spécifique? Requiert‑il, par exemple, lorsque la victime ou l’accusé est Autochtone qu’il y ait au moins un Autochtone parmi les jurés? Ou en faudrait‑il davantage? Si oui, combien? Et de tels jurés devraient‑ils être originaires de la même Première Nation que l’accusé ou la victime?

[77]                         Voilà le type de questions complexes avec lesquelles le juge du procès serait aux prises s’il détenait le pouvoir de façonner la diversité du petit jury. À tout le moins, les différentes approches envisagées par notre collègue et ces intervenants pour accroître la diversité soulèvent une foule de problèmes pratiques, dont certains pourraient poser des questions d’ordre constitutionnel — un problème qui n’a pas échappé aux juges du procès à qui l’on a demandé d’appliquer le pouvoir de mise à l’écart comme le propose notre collègue (voir, p. ex., R. c. Campbell, 2019 ONSC 6285; R. c. Josipovic, 2020 ONSC 6300).

[78]                         De même, si le juge du procès devait se servir du pouvoir de mise à l’écart comme le suggère notre collègue et comme nous invitent à le prescrire certains intervenants, nous ne voyons aucune raison de principe pour lui permettre, dans sa quête d’un petit jury diversifié, de s’arrêter aux caractéristiques identitaires visibles. Si un accusé ou un plaignant noir ou autochtone pouvait demander que le juge du procès garantisse la présence de jurés noirs ou autochtones, aucune raison de principe ne s’opposerait à ce que l’accusé ou le plaignant qui fait partie de la communauté LGBTQ ou qui est membre d’une religion minoritaire détienne aussi le droit d’être « représenté » dans le jury. Les attributs invisibles de l’identité d’une personne, comme son orientation sexuelle ou sa religion, pourraient alors être explorés auprès des candidats jurés, les forçant à révéler leur orientation sexuelle ou leur religion — ce qui s’écarterait considérablement de la pratique traditionnelle suivie au Canada et du principe du respect de la vie privée des jurés, comme nous l’avons déjà mentionné.

[79]                         Nous soulevons ces questions pour mettre en lumière que ce que proposent notre collègue la juge Abella et certains intervenants modifierait fondamentalement la nature et la pratique de la sélection des jurés dans ce pays. La Cour, à bon droit, a refusé d’interpréter les impératifs de représentativité et d’impartialité du jury comme exigeant une diversité parmi les membres du petit jury. Sur le plan constitutionnel, la formation de jurys diversifiés dépend, non pas du charcutage que l’on en fait, mais de l’existence de tableaux diversifiés de jurés. Et de tels tableaux sont préservés non pas par des mises à l’écart visant à exclure des jurés en raison de leurs caractéristiques personnelles, mais par des règles qui ne nuisent pas à leur diversité.

[80]                         Ce dernier élément — soit l’importance cruciale de la diversité des tableaux de jurés pour assurer la diversité des jurys — mérite qu’on s’y attarde particulièrement. C’est là que réside l’importance de premier ordre accordée par la Cour dans l’arrêt Kokopenace au caractère aléatoire, puisque cette égalité des chances d’être sélectionné pour faire partie du jury dépend fondamentalement du caractère aléatoire du processus menant à sa sélection. Nous souscrivons à l’explication d’un auteur justifiant pourquoi, logiquement, tout écart par rapport au caractère aléatoire réduira nécessairement la représentativité du jury plutôt que de l’accroître :

                    [traduction] Toutefois, un principe de base de notre système de sélection du jury reste que la sélection aléatoire des jurés à partir d’un échantillon relativement représentatif de la population garantit l’impartialité en éliminant les partis pris systémiques contre certaines catégories d’accusés. Elle garantit également une diversité de points de vue et empêche que les membres de groupes particuliers ne soient pas appelés à exercer la fonction de juré.

                    . . .

                        . . . C’est un concept de base de la statistique qu’un échantillon d’une population n’est « représentatif » que s’il est choisi de manière aléatoire. La mesure dans laquelle un échantillon n’est pas choisi aléatoirement est appelée le « biais de sélection ». Bien que cela puisse sembler appartenir à des statistivia, les principes sous‑jacents d’une recherche de qualité et de la sélection de jurys équitables sont les mêmes. Un échantillon ne peut représenter la population en général, ses attitudes et ses valeurs que s’il a été choisi de manière aléatoire. La mesure dans laquelle certains segments de la société sont exclus des listes de jurés ou récusés biaise le jury subtilement, de telle sorte qu’on ne peut prétendre qu’il représente la communauté ou ses valeurs. [Notes en bas de page omises.]

(B. Kettles, « Impartiality, Representativeness and Jury Selection in Canada » (2012), 59 Crim. L.Q. 462, p. 482‑483)

[81]                         Pour tous ces motifs, nous sommes contraints de conclure que le pouvoir judiciaire de mise à l’écart, dans sa version modifiée, ne peut être utilisé comme le suggèrent notre collègue la juge Abella et certains intervenants. Au contraire, l’observateur raisonnable et informé perdrait confiance dans un processus de sélection du jury qui exigerait que le juge du procès sacrifie le principe vital du caractère aléatoire à l’autel de la diversité et sélectionne les jurés uniquement en fonction de leur race ou d’autres aspects de leur identité. Les prémisses réductionnistes, qu’elles soient fondées sur la race ou sur une autre caractéristique, n’ont pas leur place dans la sélection du jury. Cela, à son tour, soulève des questions quant à la déclaration de la ministre de la Justice d’alors selon laquelle le pouvoir modifié de mise à l’écart permettrait aux juges « d’obtenir un jury plus diversifié ».

[82]                         Assurément, l’abolition des récusations péremptoires aidera beaucoup à accroître la diversité des jurys, pour les raisons que nous avons énoncées. En outre, comme le démontrent clairement les motifs du juge Rowe, le Parlement et les législatures provinciales peuvent, dans les limites fixées par la Constitution, envisager d’autres réformes législatives conçues pour mieux favoriser ou accroître la diversité du petit jury. Cela dit, comme nous l’avons expliqué, la modification au pouvoir de mise à l’écart en cause en l’espèce n’a pas cet effet.

d)             Conclusion sur l’alinéa 11d)

[83]                         En résumé, nous sommes d’avis que l’abolition des récusations péremptoires ne porte pas atteinte aux droits que confère l’al. 11d) à l’accusé. Les protections actuelles de l’indépendance et de l’impartialité du jury que nous avons examinées précédemment préviennent encore toute atteinte à ces droits. En ce qui concerne la protection de l’intégrité du processus de sélection des jurés, nous insistons aussi, pour les cas qui le justifient, sur le rôle qui persiste de directives solides et ciblées au jury, sur celui des récusations motivées et sur celui des mises à l’écart ordonnées par le juge du procès.

[84]                         Nous tenons à ajouter que les présents motifs ne confèrent nullement une valeur constitutionnelle à ce régime législatif, ni à aucun autre, en matière de sélection des jurés. Le rôle des tribunaux dans le cadre d’une analyse fondée sur la Charte  « est d’assurer une protection contre les empiètements sur des valeurs fondamentales et non de vérifier des décisions de principe », parce que « “le législateur doit disposer d’une marge de manœuvre raisonnable [. . .]” lorsqu’il affronte des questions de politique sociale et tente de répondre aux pressions [sociales] opposées » (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 194, le juge La Forest (motifs concordants); Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, p. 627). L’accusé a le droit constitutionnel à un procès équitable devant un jury indépendant et impartial — rien de moins, mais aussi rien de plus. Le Parlement donne corps à ces droits constitutionnels au moyen de diverses dispositions législatives. Ces dispositions peuvent être revues et modifiées par le Parlement selon qu’il le juge à propos pour suivre le rythme de l’évolution, des attentes et du développement de la société. Comme pour l’abolition des récusations péremptoires et la désignation du juge du procès en tant qu’arbitre des récusations motivées, il entre tout à fait dans les limites constitutionnelles de la compétence du Parlement de décider que certaines caractéristiques du système de sélection des jurés sont plus discriminatoires que facilitantes. Les tribunaux ne peuvent intervenir que lorsque le régime contesté porte atteinte à des droits fondamentaux, et non lorsqu’ils sont en désaccord avec une décision de principe du Parlement. La question qu’il faut se poser reste la suivante : le processus dans son ensemble mène‑t‑il à un jury indépendant et impartial?

(2)          Alinéa 11f) : le droit à un procès avec jury

[85]                         Monsieur Chouhan fait valoir que l’abolition des récusations péremptoires empiète sur le droit à un procès avec jury que lui reconnaît l’al. 11f)  de la Charte , en le privant d’un jury impartial et d’un jury représentatif. À notre avis, ces arguments ne sauraient être retenus. L’alinéa 11f) ne protège pas davantage l’impartialité que ne le fait la garantie spécifique d’impartialité inscrite à l’al. 11d). En ce qui concerne la représentativité, il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que le droit à un jury représentatif ne donne pas à l’accusé le droit à une représentation proportionnelle à quelque étape que ce soit du processus de sélection du jury, y compris à l’étape finale de la sélection des jurés appelés à le juger (Kokopenace, par. 70). La garantie de représentativité contenue à l’al. 11f) requiert de l’État qu’il donne à un large échantillon de la société une possibilité honnête de participer au processus de sélection du jury, en dressant une liste de jurés à partir d’une liste brute largement inclusive, et en envoyant des avis de sélection de jurés aux personnes qui ont été choisies (Kokopenace, par. 61). L’abolition des récusations péremptoires n’a pas d’incidence sur ces aspects de la sélection du jury.

B.            Application temporelle des modifications

[86]                          Quand le Parlement a aboli les récusations péremptoires dans le projet de loi C‑75, il a indiqué que l’abolition entrerait en vigueur le 19 septembre 2019. Malheureusement, et contrairement aux lignes directrices du Parlement lui‑même en matière de rédaction législative, le nouveau texte ne contenait pas de dispositions transitoires précisant si et de quelle manière les modifications s’appliqueraient aux poursuites criminelles déjà en cours (Canada, Bureau du Conseil privé, Lois et règlements : l’essentiel (2e éd. 2001), p. 91).

[87]                          Il revient donc aux tribunaux de se prononcer sur l’application temporelle de l’abolition des récusations péremptoires. Comme c’est généralement le cas lorsque le Parlement ne prévoit pas de dispositions transitoires dans un texte législatif modificateur, l’application temporelle des modifications en cause ici a donné lieu à une jurisprudence partagée de la part des tribunaux de première instance de partout au pays. Le débat s’est centré sur des principes d’interprétation législative, à savoir la présomption selon laquelle les lois procédurales s’appliquent immédiatement dans tous les cas, tandis que les lois qui touchent aux droits substantiels ne valent que pour l’avenir et ne s’appliquent qu’aux situations dans lesquelles les droits concernés ne sont pas encore acquis.

[88]                          Les tribunaux de l’Ontario ont généralement conclu que les modifications sont purement procédurales et s’appliquent donc immédiatement, c’est‑à‑dire qu’elles régiraient les processus de sélection des jurés pour tous les procès entrepris à compter du jour de l’entrée en vigueur des modifications (voir R. c. Johnson2019 ONSC 6754, 451 C.R.R. (2d) 167R. c. Muse2019 ONSC 6119, 448 C.R.R. (2d) 266R. c. Lako, 2019 ONSC 5362; R. c. Khan, 2019 ONSC 5646; R. c. McMillan, 2019 ONSC 5616; R. c. Daniel, 2019 ONSC 6920). En l’espèce, le juge du procès est arrivé à cette conclusion, tout comme certains tribunaux d’autres provinces (voir R. c. Cumberland, 2019 NSSC 307; R. c. Stewart, 2019 MBQB 171). Inversement, plusieurs tribunaux ont conclu que les modifications concernent des droits substantiels et qu’elles ne pouvaient donc s’appliquer aux procès avec jury en cours; ils ont néanmoins été divisés sur la question de savoir à quel moment les modifications s’appliquaient dans un cas donné (voir R. c. Dorion, 2019 SKQB 266; R. c. Raymond (Ruling #4), 2019 NBQB 203, 379 C.C.C. (3d) 75; R. c. LeBlanc, 2019 NBQB 241, 447 C.R.R. (2d) 227; R. c. S.B., 2019 ABQB 836, 447 C.R.R. (2d) 63; R. c. Bragg, 2019 NLSC 235; R. c. Simard, 2019 QCCS 4394; R. c. Kebede, 2019 ABQB 858, 448 C.R.R. (2d) 102; R. c. Subramaniam, 2019 BCSC 1601, 445 C.R.R. (2d) 49; R. c. Bebawi, 2019 QCCS 4393; R. c. Ismail, 2019 MBQB 150, 447 C.R.R. (2d) 150; R. c. Lindor, 2019 QCCS 4232; R. c. Nazarek, 2019 BCSC 1798).

[89]                         La décision qui a été rendue en appel dans la présente affaire est la seule où une juridiction d’appel a examiné cette question. La Cour d’appel a infirmé la décision du juge du procès et conclu que l’abolition des récusations péremptoires portait atteinte au droit substantiel à un procès avec jury que prévoit le Code criminel . L’abolition était donc sans effet si, avant le 19 septembre 2019, l’accusé avait été inculpé d’une infraction relevant de la compétence exclusive de la Cour supérieure, s’il avait fait l’objet d’une accusation directe, ou s’il avait opté pour un procès avec jury.

[90]                          Avec égards, nous devons exprimer notre désaccord avec la Cour d’appel. L’abolition des récusations péremptoires est purement procédurale et elle s’applique donc immédiatement à tous les processus de sélection de jurés entrepris à compter du 19 septembre 2019.

(1)          Principes généraux

[91]                          Dans l’arrêt le plus récent sur la question, R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, notre Cour a exposé les principes régissant l’application temporelle des nouvelles lois. La juge Deschamps, s’exprimant au nom des juges majoritaires, résumait ainsi, aux par. 10‑11, les règles d’interprétation applicables :

                    Ainsi, une nouvelle mesure législative qui porte atteinte à de tels droits est présumée n’avoir d’effet que pour l’avenir, à moins qu’il soit possible de discerner une intention claire du législateur qu’elle s’applique rétrospectivement (Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance[1988] 2 R.C.S. 256, p. 266‑267; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re)2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 57Wildman c. La Reine[1984] 2 R.C.S. 311, p. 331‑332). Les nouvelles dispositions procédurales destinées à ne régir que la manière utilisée pour établir ou faire respecter un droit n’ont pour leur part pas d’incidence sur le fond de ces droits. De telles mesures sont présumées s’appliquer immédiatement, à la fois aux instances en cours et aux instances à venir (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), par. 57 et 62; Wildman, p. 331).

                        Ce ne sont pas toutes les dispositions procédurales qui s’appliquent rétrospectivement. Certaines peuvent, dans leur application, porter atteinte à des droits substantiels. De telles dispositions ne sont pas purement procédurales et ne s’appliquent pas immédiatement (P.‑A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009, p. 208). Par conséquent, la tâche qui s’impose pour statuer sur l’application dans le temps des modifications en cause consiste non pas à qualifier les dispositions de « dispositions procédurales » ou de « dispositions substantielles », mais à déterminer si elles portent atteinte à des droits substantiels.

[92]                          Dans une opinion dissidente, mais non sur ce point, le juge Cromwell a expliqué la distinction à faire entre une mesure législative qui est purement procédurale et une autre qui est substantielle ou qui empiète sur des droits substantiels (par. 52‑66). À partir du résumé qu’il a fait de la question, nous tirons quelques directives générales. De façon générale, les modifications procédurales dépendent du litige pour devenir opérantes : elles modifient la méthode selon laquelle un plaideur conduit une action, établit un moyen de défense ou fait valoir un droit. À l’inverse, les modifications substantielles opèrent indépendamment du litige : elles peuvent avoir des implications directes sur le risque que court une personne sur le plan juridique en assortissant de conséquences nouvelles des actes passés ou en modifiant le contenu substantiel d’un moyen de défense; elles peuvent modifier le contenu ou l’existence d’un droit, d’un moyen de défense ou d’une cause d’action; et elles peuvent criminaliser un comportement auparavant neutre.

(2)          Le droit procédural à des récusations péremptoires

[93]                          Nous commençons notre analyse en gardant à l’esprit nos conclusions sur les questions constitutionnelles : l’abolition des récusations péremptoires ne porte pas atteinte aux droits garantis par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte  à l’accusé d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial ou par un jury. Les droits constitutionnels sont des droits substantiels, et toute mesure législative qui porte atteinte à ces droits substantiels, en l’absence d’une intention contraire du législateur, ne vaut que pour l’avenir (Dineley, par. 21). En conséquence, la question posée dans le présent pourvoi est celle de savoir si, nonobstant l’absence de violation constitutionnelle, l’abolition des récusations péremptoires a porté atteinte aux droits garantis à l’accusé par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte  (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 57; Dineley, par. 11).

[94]                          Tout en reconnaissant que l’abolition des récusations péremptoires était constitutionnelle, la Cour d’appel a jugé qu’elle ne valait que pour l’avenir parce qu’elle [traduction] « réduit considérablement la capacité de l’accusé d’influer sur la composition ultime du jury choisi pour le juger » et qu’elle « porte [donc] atteinte au droit d’origine législative de l’accusé à un procès avec jury », tel que ce droit existait avant le 19 septembre 2019 (par. 210). Avec égards, nous ne partageons pas ce point de vue. Le droit substantiel [traduction] « crée des droits et des obligations et se préoccupe des fins que l’administration de la justice cherche à atteindre, tandis que le droit procédural est le véhicule offrant les moyens et instruments par lesquels ces fins sont atteintes » (Sutt c. Sutt, [1969] 1 O.R. 169 (C.A.), p. 175). Le droit substantiel en cause, et la fin que l’administration de la justice cherche à atteindre, est le droit garanti par la Charte  à un procès équitable devant un jury indépendant et impartial. Les procédures de sélection des jurés énoncées dans le Code criminel  n’existent que pour servir ce droit. Elles ne créent pas un droit parallèle à un ensemble de procédures, qui serait distinct de ce que requiert la Constitution. Une modification des procédures n’altère pas non plus la réalisation du droit conféré, à moins qu’elle enfreigne une disposition constitutionnelle.

[95]                          Devant notre Cour, M. Chouhan assimile la perte de ce qu’il perçoit comme un avantage procédural supposé à une conséquence néfaste sur un droit substantiel. Nous ne sommes pas d’accord.

[96]                          L’importance subjective d’une récusation péremptoire pour l’accusé est indéniable, mais le simple fait qu’une procédure était importante ou avantageuse pour une partie ne lui confère pas pour autant, sans plus, un caractère substantiel. La Cour d’appel de l’Ontario a estimé, à juste titre selon nous, que, même lorsqu’une procédure se révèle plus favorable à l’accusé que celle qui l’a remplacée, il n’y a pas d’intérêt acquis et, par extension, pas de droit substantiel à une procédure particulière (Peel (Police) c. Ontario (Special Investigations Unit), 2012 ONCA 292, 110 O.R. (3d) 536, par. 72). La longue existence des récusations péremptoires ne supplante pas ce principe.

[97]                          La jurisprudence illustre de manière concluante qu’une mesure législative peut conférer un avantage important à l’accusé ou à la Couronne, sans cesser pour autant d’être procédurale. Par exemple, dans l’arrêt Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311, notre Cour a estimé que les modifications apportées à la Loi sur la preuve au Canada , L.R.C. 1985, c. C‑5 , qui faisaient du conjoint de l’accusé un témoin contraignable, étaient procédurales. Bien que les nouvelles règles de preuve renforçaient notablement la position de la Couronne à l’encontre de l’accusé, elles demeuraient procédurales, le juge Lamer (plus tard juge en chef) estimant que la confidentialité des rapports entre conjoints ne constituait pas un droit substantiel. Pareillement, dans l’arrêt R. c. Bickford (1989), 51 C.C.C. (3d) 181 (C.A. Ont.), le Parlement avait, avant le procès de l’accusé pour agression sexuelle sur un enfant, mais après son interpellation, aboli l’exigence de corroboration qui jusque‑là limitait l’admissibilité du témoignage d’un enfant. La Cour d’appel de l’Ontario a jugé que cette modification était purement procédurale.

[98]                          Nous mettons ces exemples en exergue pour démontrer que les droits procéduraux ne sont souvent pas moins importants que les droits substantiels du point de vue de l’accusé. Dans les affaires Wildman et Bickford, les accusés comptaient et espéraient sans doute être jugés selon les anciennes règles de preuve, et les nouvelles règles ont possiblement ouvert la voie à leur condamnation. Ces nouvelles règles de preuve ne faisaient néanmoins que changer la manière dont les accusés allaient conduire leur défense et ne les privaient pas d’un moyen de défense, ce qui aurait porté atteinte à un droit substantiel, comme ce fut le cas dans l’affaire Dineley. À cet égard, nous sommes en désaccord avec notre collègue la juge Abella qui affirme, au par. 181, qu’une règle procédurale se convertit en règle substantielle du simple fait que son application erronée lors du procès pourrait constituer une erreur susceptible de révision en appel. En effet, le Code criminel  envisage expressément qu’une « irrégularité de procédure » au procès constitue bel et bien une telle erreur, puisqu’il confère le pouvoir aux cours d’appel de réparer de telles erreurs lorsque l’appelant n’a subi aucun préjudice du fait de cette irrégularité (sous‑al. 686(1)b)(iv)). La jurisprudence n’appuie pas elle non plus d’aucune façon cette expansion large et injustifiée de la notion de droits substantiels.

[99]                          Monsieur Chouhan soutient essentiellement que la perte des récusations péremptoires érode le droit de l’accusé de participer à la sélection des jurés, un droit que M. Chouhan qualifie de droit substantiel (m.i., par. 68). D’ailleurs, dans l’arrêt Dineley, la Cour a reconnu que l’effet d’une loi « sur le contenu ou sur l’existence d’une action ou d’un moyen de défense [ou d’un droit, d’une obligation ou de quelque autre objet de la loi] » est une « indi[cation] que des droits substantiels sont en jeu » (par. 15‑16). Cependant, même si l’on admettait l’existence d’un droit substantiel de l’accusé de participer à la sélection de ses jurés, les modifications en cause en l’espèce ne concernaient que la façon dont ce droit substantiel était exercé. De plus, même sans récusations péremptoires, une série appréciable de procédures permet toujours à l’accusé de faire valoir ce droit. Comme nous l’avons dit, l’abolition des récusations péremptoires laisse intact le pouvoir de l’accusé de recourir à des récusations motivées, et elle s’accompagne d’un élargissement du pouvoir du juge du procès de mettre des jurés à l’écart à la demande de l’accusé. Dans ces circonstances, nous ne sommes pas persuadés que la perte du droit de l’accusé d’exclure un nombre limité de candidats jurés sans avoir à se justifier a miné sa participation au processus de sélection. En outre, nous sommes en désaccord avec notre collègue la juge Côté qui suggère, au par. 301 de ses motifs, que le fait que l’accusé s’appuie sur une procédure donnée crée un droit acquis à cette procédure. La jurisprudence a affirmé clairement depuis longtemps qu’il n’existe pas de droit acquis en procédure (Wildman, p. 331; Wright c. Hale (1860), 6 H. & N. 227, 158 E.R. 94, p. 95‑96; R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 802).

[100]                      De plus, si l’on s’en tient exclusivement aux droits substantiels réellement en jeu en l’espèce, à savoir les droits reconnus par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte , il est clair que la présence ou l’absence de récusations péremptoires ne leur porte pas atteinte. Au fil de l’histoire, l’accusé a eu droit à un nombre variable de récusations péremptoires et, juste avant leur abolition, ce nombre variait en fonction de la gravité de l’infraction. Par exemple, dans l’ancien régime de sélection des jurés, l’accusé de meurtre au premier degré pouvait exercer 20 récusations péremptoires, tandis qu’un accusé d’agression ne pouvait en exercer que 4. Or, chacun d’eux avait droit à un procès équitable, et ils l’obtenaient. C’est pourquoi l’argument selon lequel l’abolition des récusations péremptoires a porté atteinte aux droits substantiels en jeu doit échouer.

[101]                     Notre conclusion est renforcée par les points de vue de notre collègue la juge Abella, exprimés aux par. 159 à 166 de ses motifs. Si, comme elle l’affirme, le transfert du pouvoir discrétionnaire des parties (par l’exercice de récusations péremptoires) au juge (par l’« exerc[ice] vigoureu[x] » du pouvoir de mise à l’écart) est le seul changement qui a découlé de l’adoption des modifications législatives, cela tend à confirmer que ces modifications sont procédurales. Comme il ressort clairement de l’arrêt Dineley, « [l]es nouvelles dispositions procédurales destinées à ne régir que la manière utilisée pour établir ou faire respecter un droit n’ont pour leur part pas d’incidence sur le fond de ces droits » (par. 10 (nous soulignons)). Suivant notre collègue, voilà précisément ce qui s’est passé en l’espèce : le contenu substantiel du droit à un procès équitable est inchangé, mais la procédure par laquelle il est appliqué, elle, a changé. En conséquence, il n’est pas justifié d’interpréter ces modifications comme étant quoi que ce soit d’autre que des modifications procédurales.

[102]                      Finalement, la Cour d’appel a accordé une grande importance au fait qu’un jury constitué à la suite de récusations péremptoires serait forcément différent d’un jury constitué sans elles. Nous souscrivons à cette observation, qui n’est pas contestée par les parties. Cependant, nous ne voyons aucune raison de conclure que, simplement parce qu’un jury sera à coup sûr constitué différemment dans un monde sans récusations péremptoires, les modifications législatives ont porté atteinte aux droits substantiels de l’accusé à un procès équitable, à un tribunal indépendant ou à un jury. Au contraire, la Cour a expressément jugé que l’accusé n’a aucun droit à un jury d’une composition donnée (Kokopenace, par. 70).

[103]                      En conséquence, les modifications abolissant les récusations péremptoires sont purement procédurales et s’appliquent immédiatement à tous les processus de sélection du jury entrepris à compter du 19 septembre 2019. Elles ne portent pas atteinte aux droits substantiels pertinents de l’accusé, à savoir les droits à un procès équitable, à un tribunal indépendant et impartial et à un jury.

IV.         Dispositif

[104]                     Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi de la Couronne, d’annuler la décision de la Cour d’appel et de rétablir la déclaration de culpabilité prononcée contre M. Chouhan. L’abolition des récusations péremptoires est purement procédurale et s’applique donc rétrospectivement. Elle s’applique à tous les processus de sélection des jurés entrepris à compter du 19 septembre 2019, date d’entrée en vigueur de l’abolition prévue par le projet de loi C‑75. La modification législative est constitutionnelle et nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi incident par lequel M. Chouhan contestait la constitutionnalité de l’abolition des récusations péremptoires.

Version française des motifs des juges Karakatsanis, Martin et Kasirer rendus par

[105]                     La juge Martin — Pour les motifs exprimés par mes collègues les juges Moldaver et Brown, je suis d’avis que l’appel de la Couronne devrait être accueilli, l’appel incident rejeté et la déclaration de culpabilité de M. Chouhan rétablie. Avec égards, je me dissocie de mes collègues dans la mesure où ils suggèrent des limites à la façon dont pourraient évoluer les mises à l’écart et les récusations motivées dans le cadre du nouveau régime de sélection du jury, notamment parce qu’aucune observation quant à ces limites n’a été formulée à notre intention durant l’appel. À ce stade précoce de l’évolution du régime, et puisque ce qui constitue un recours approprié à ces outils n’est pas pertinent pour l’issue de l’appel, je m’abstiendrais de me prononcer sur leur portée.

[106]                     Comme l’expliquent mes collègues, le 19 septembre 2019, une série de réformes du processus de sélection du jury prévu au Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , est entrée en vigueur (Projet de loi C‑75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1re sess., 42e lég., 2019). Les changements visaient à « rendr[e] le processus de sélection des jurés plus transparent, [à] favoris[er] l’équité et l’impartialité, [à] amélior[er] l’efficacité globale des procès devant jury et [à] renforc[er] la confiance du public dans le système de justice pénale » (Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 300, 1re sess., 42lég., 24 mai 2018, p. 19605).

[107]                     Les réformes ont donné lieu à un recalibrage important, et sur plusieurs aspects, du régime de sélection du jury. Dans le présent pourvoi, nous sommes appelés à déterminer si une des modifications — l’élimination des récusations péremptoires à l’art. 634  du Code criminel  — est constitutionnelle. Le projet de loi C‑75 a apporté deux autres modifications au régime de sélection du jury : premièrement, le pouvoir de mise à l’écart conféré au juge du procès par l’art. 633  du Code criminel  a été accru pour permettre d’écarter des membres du jury afin de maintenir la « confiance du public envers l’administration de la justice »; et, deuxièmement, le rôle de trancher les récusations motivées a été confié au juge du procès plutôt qu’à des profanes. Le juge peut désormais dispenser ou mettre à l’écart un juré ou une jurée même si la personne a été jugée apte à occuper cette fonction dans le cadre d’une récusation motivée (art. 632, 633 et 640).

[108]                     Durant le processus législatif, la ministre de la Justice et son secrétaire parlementaire ont affirmé que le projet de loi C‑75 visait à accroître la diversité des membres du jury (Chambre des communes, Comité permanent de la justice et des droits de la personne, Témoignages, no 103, 1re sess., 42e lég., 19 juin 2018, p. 2 et 8; Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 360, 1re sess., 42e lég., 28 novembre 2018, p. 24108‑24109). Relativement au pouvoir de mise à l’écart spécifiquement, la ministre de la Justice a affirmé à la Chambre des communes que « [l]a loi renforcerait le pouvoir des juges d’écarter certains jurés afin d’obtenir un jury plus diversifié, ce qui en retour augmenterait la confiance du public à l’égard de l’administration de la justice » (Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 300, p. 19605).

[109]                     À l’instar de mes collègues les juges Moldaver et Brown, j’estime que le Parlement était autorisé à agir en réponse à des préoccupations persistantes quant à l’utilisation discriminatoire des récusations péremptoires en abolissant ces dernières. Pour les motifs qu’ils expriment, l’élimination des récusations péremptoires est constitutionnelle. Je suis également d’accord pour dire que les modifications apportées par le projet de loi C‑75 étaient de nature procédurale et qu’elles s’appliquaient immédiatement aux instances en cours.

[110]                     Je souscris en outre aux indications que fournissent les juges Moldaver et Brown quant à la nécessité de donner des directives aux jurys sur les partis pris, et quant au rôle vital que jouent de telles initiatives en incitant les membres du jury à l’introspection, à la conscience de soi et à la responsabilité. Ils reconnaissent avec raison que les tribunaux doivent prendre des mesures actives tout au long de l’instance pour garantir que la prise de décision aura lieu sans faire appel aux préjugés, aux mythes et aux stéréotypes. Ces aspects des motifs de mes collègues sont compatibles avec l’égalité réelle et avec les principes établis par la Cour dans les arrêts R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, et R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688. Les recommandations qu’ils formulent à l’égard de ces éléments du dossier illustrent qu’ils ont adopté une approche contextualisée qui porte le regard au‑delà de la discrimination manifeste et intentionnelle, soit sur les partis pris structurels et inconscients qui peuvent miner l’équité des procès, l’impartialité des membres du jury et l’égalité pour les personnes accusées ainsi que pour les victimes.

[111]                     Je me dissocie toutefois de la décision de mes collègues d’aller plus loin et de décrire leur interprétation du pouvoir accru de mise à l’écart prévu à l’art. 633 et de la portée de l’interrogatoire relatif aux récusations motivées. Mes collègues rejettent le recours au pouvoir de mise à l’écart pour accroître la probabilité que des membres du jury provenant de certains groupes marginalisés soient choisis pour être membres du petit jury. Ils le font sur le fondement de « sérieuses questions d’ordre constitutionnel » et de problèmes pratiques qu’ils craignent de voir survenir si l’art. 633 était utilisé de cette façon. Ils mettent également en garde contre l’expansion de la portée de l’interrogatoire relatif aux récusations motivées.

[112]                     Ces questions sont complexes, comportent de multiples facettes et sont sans importance pour l’issue du présent appel. À mon avis, il est préférable de ne pas en traiter ici compte tenu de l’absence d’observations de la part des parties et de l’insuffisance de la jurisprudence des tribunaux d’instances inférieures sur le sujet. Cependant, puisque mes collègues ont exprimé leur opinion, je formulerai de brefs commentaires sur les considérations qui sont pertinentes pour interpréter la portée des mises à l’écart et des récusations motivées.

[113]                     En ce qui a trait au pouvoir de mise à l’écart, je mettrais en garde contre une approche qui accorde un poids indu au principe de la sélection aléatoire. Le caractère aléatoire joue un rôle clé dans la sélection du jury (R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509, p. 525) et il peut être un moyen de favoriser la représentativité et l’impartialité des membres du jury. Cependant, il n’est ni une fin en soi (R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, p. 114, le juge Gonthier (dissident); R. c. Brown (2006), 219 O.A.C. 26, par. 25), ni une exigence constitutionnelle autonome. Le système de sélection du jury n’est pas purement aléatoire et ne l’a jamais été. Les récusations motivées, l’ancien pouvoir de mise à l’écart de la Couronne et les récusations péremptoires impliquent chacun et chacune un écart par rapport à la sélection aléatoire.

[114]                     En outre, dans une société inégalitaire, le caractère aléatoire peut empêcher une exclusion délibérée tout en donnant lieu à des résultats discriminatoires. La Cour a reconnu que les « préjugés raciaux et [la] discrimination sont tenaces dans notre société » (R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 1). De nombreux facteurs systémiques altèrent la composition de la liste, celle des personnes qui se présentent pour remplir la fonction de membre du jury, et celle des personnes qui sont ultimement choisies pour être membres du petit jury, ce qui entraîne une sous‑représentation de certains groupes à toutes les étapes (voir, p. ex., K. Roach, « Juries, Miscarriages of Justice and the Bill C‑75 Reforms » (2020), 98 R. du B. can. 1; F. Iaccobucci, La représentation des Premières Nations sur la liste des jurés en Ontario : Rapport de l’examen indépendant mené par l’honorable Frank Iacobucci (2013); voir aussi G. T. Roccamo, Report to the Canadian Judicial Council on Jury Selection in Ontario (juin 2018) (en ligne), p. 11).

[115]                     Il appartient au Parlement de légiférer pour régler ces problèmes. Une sélection aléatoire à partir de listes résultant d’un large échantillonnage constitue une norme constitutionnelle minimale établie par l’arrêt R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398. Cette cause n’a toutefois pas répondu à la question de savoir si le Parlement pouvait mettre en œuvre des mesures supplémentaires pour garantir la représentativité et l’impartialité, y compris des mesures pour inclure délibérément les groupes sous‑représentés. Si ces mesures sont constitutionnelles, la seule question qui se pose est celle de l’intention du Parlement.

[116]                     En l’espèce, le Parlement a utilisé l’expression « confiance du public envers l’administration de la justice » pour communiquer son intention. Lorsqu’ils interprètent cette expression, les tribunaux doivent adopter le point de vue de la « personne raisonnable et bien informée de la collectivité, mais qui n’est pas un juriste possédant une connaissance approfondie de notre système de justice criminelle » (R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328, par. 5). Certes, la personne raisonnable connaît les autres mesures de protection dont est assorti le processus de sélection du jury et qui visent à favoriser l’indépendance et l’impartialité du jury. Cependant, une personne raisonnable et bien informée est « censée [. . .] connaître la réalité sociale sous‑jacente à une affaire donnée, et être sensible par exemple à l’ampleur du racisme ou des préjugés fondés sur le sexe dans une collectivité donnée » (R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 111, le juge Cory). De plus, cette personne est censée être « bien informée [traduction] “de la philosophie des dispositions législatives” » et des valeurs consacrées par la Charte  (R. c. Hall, 2002 CSC 64, [2002] 3 R.C.S. 309, par. 41, citant R. c. Nguyen (1997), 97 B.C.A.C. 86, par. 18; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 68; St‑Cloud, par. 79). Une de ces valeurs est l’égalité réelle, « la norme sous‑tendant l’art. 15  de la Charte  » (Barton, par. 202). La personne raisonnable est censée savoir que les modifications apportées par le projet de loi C‑75 répondent à des préoccupations de longue date quant à la représentation inadéquate des Autochtones parmi les membres du jury et des incidences de cette réalité sur la confiance du public. Ces préoccupations ont été énoncées par la Manitoba Aboriginal Justice Inquiry en 1991 relativement à la cause d’Helen Betty Osbourne (Manitoba, Public Inquiry into the Administration of Justice and Aboriginal People, Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba, vol. 2, The Deaths of Helen Betty Osborne and John Joseph Harper (1991), p. 85‑88) et perdurent jusqu’à nos jours (Roach (2020), p. 13).

[117]                     Je reconnais que le fait de s’éloigner du caractère aléatoire en utilisant le pouvoir de mise à l’écart pour accroître la diversité peut donner lieu à des défis sur le plan pratique. Il ne faudrait toutefois pas exagérer ces problèmes. Le mal que visait le Parlement était celui de l’existence combien trop fréquente de jurys constitués exclusivement de Blancs dans des procès où les personnes accusées ou les victimes sont autochtones et racisées, en dépit de la diversité de la communauté locale. Il est évident que le Parlement n’avait pas l’intention d’exiger des juges qu’ils garantissent que chaque jury représente « un idéal national de diversité canadienne [. . .] sans égard pour la diversité particulière de la communauté locale » (motifs des juges Moldaver et Brown, par. 75). L’article 633 n’impose pas d’exigences rigides quant à la composition précise du jury; il confère plutôt un pouvoir discrétionnaire large et souple qui peut être adapté aux circonstances dans lesquelles il est exercé.

[118]                     Selon moi, la question de savoir si le pouvoir de mise à l’écart peut être utilisé pour accroître la diversité du jury, et dans quelle mesure il doit l’être, ne devrait être traitée que lorsque nous en serons clairement saisis. Pour répondre à la question principale que pose le présent appel — soit celle de savoir si l’élimination des récusations péremptoires est constitutionnelle —, mes collègues n’ont pas à imposer des limites au pouvoir de mise à l’écart. Aucun argument n’a été porté à notre attention quant aux défis pratiques que poserait un tel recours aux mises à l’écart, et il n’a pas été clairement démontré que ces défis sont de nature constitutionnelle ou qu’ils sont insurmontables concrètement. Fixer la norme pour maintenir « la confiance du public envers l’administration de la justice » soulève des questions complexes dont il n’a pas été pleinement traité ici et il est inapproprié d’y répondre dans le contexte du présent appel.

[119]                     En ce qui a trait aux récusations motivées, je conviens avec mes collègues Moldaver et Brown que l’arrêt R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324 (C.A.), ne dresse pas une liste exhaustive des questions qui peuvent être posées lors d’une récusation motivée. En effet, le juge du procès dispose de la latitude nécessaire pour s’écarter de la formulation du type de celle prescrite par l’arrêt Parks lorsqu’il est approprié de le faire pour garantir l’impartialité des membres du jury. La Cour a encouragé le juge du procès à « pécher par excès de prudence et [à] permettre d’examiner les préjugés » au moyen du processus de récusations motivées (Williams, par. 22; voir aussi Parks, p. 335, et R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 45).

[120]                     Certes, en interrogeant des membres possibles du jury sur leurs partis pris, il faut respecter leur droit à la vie privée (Kokopenace, par. 74, le juge Moldaver; par. 156, la juge Karakatsanis; et par. 227, le juge Cromwell (dissident, mais pas sur ce point)). Avec raison, la Cour a explicitement refusé d’adopter, dans le cadre des récusations motivées, le type d’interrogatoire hautement intrusif qu’on retrouve aux États‑Unis (Find, par. 27). Cela dit, le respect de la vie privée n’est qu’un des droits à mettre en balance avec d’autres (V. MacDonnell, « The Right to a Representative Jury : Beyond Kokopenace » (2017), 64 Crim. L.Q. 334, p. 346).

[121]                     La Cour a également mis en garde contre le fait de fixer un seuil donnant ouverture aux récusations motivées qui « ne viserait que les formes les plus flagrantes de préjugés raciaux » (Williams, par. 39). En effet, certains auteurs se demandent si la formulation prescrite par l’arrêt Parks vise davantage que « les formes les plus flagrantes de préjugés raciaux », et si elle favorise le type d’introspection et de conscience de soi qu’elle devrait favoriser (voir K. Roach, Canadian Justice, Indigenous Justice : The Gerald Stanley and Colten Boushie Case (2019), p. 92; D. M. Tanovich, « The Charter of Whiteness : Twenty‑Five Years of Maintaining Racial Injustice in the Canadian Criminal Justice System » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 656, p. 683). En définitive, lorsqu’ils décident d’autoriser ou non les récusations motivées et lorsqu’ils se prononcent sur la forme de l’interrogatoire permis, les tribunaux doivent être libres d’exercer leur pouvoir discrétionnaire conformément au libellé et à l’objet de l’al. 638(1)b), au droit de la personne accusée à un tribunal équitable et impartial, et aux valeurs protégées par la Charte , y compris l’égalité réelle (Williams, par. 49).

[122]                     À mon avis, la Cour ne devrait pas utiliser la présente cause pour circonscrire l’usage que pourront faire les juges de ces procédures récemment modifiées. Pour trancher la question constitutionnelle dont nous sommes saisis, il n’est pas nécessaire de fixer des limites à la façon de recourir aux mises à l’écart et aux récusations motivées. Nous n’avons en outre pas eu le bénéfice d’observations complètes sur l’à‑propos de ces limites. En l’absence de telles observations, la Cour devrait s’abstenir de se prononcer sur la question, surtout en rendant une décision qui pourrait empêcher le recours au nouveau pouvoir de mise à l’écart pour les fins que visait le Parlement.

[123]                     Toute décision prématurée comporte des risques. Ceux‑ci sont toutefois accrus lorsque, comme ici, le Parlement a choisi d’écarter une pratique passée de longue date pour modifier considérablement comment les jurys sont choisis. Il est actuellement impossible de prévoir les répercussions de ces changements. Ainsi, puisque les questions relatives au recours approprié à l’art. 633 et à la portée de l’interrogatoire dans le cadre des récusations motivées n’ont pas été directement soulevées, il serait préférable que la Cour attende et constate comment les éléments interreliés de ce nouveau régime législatif agissent les uns par rapport aux autres en pratique avant d’imposer des limites à leur utilisation. Avec égards, je suis d’avis qu’il est souhaitable d’adopter une approche prudente pour que le nouveau régime puisse évoluer de manière organique et comme prévu, plutôt que de prescrire des règles restrictives qui entravent l’évolution future de mesures de protection conçues pour accroître l’équité et l’impartialité.

Version française des motifs rendus par

[124]                     Le juge Rowe — À l’instar de mes collègues les juges Moldaver et Brown, je suis d’avis que l’abolition des récusations péremptoires est valide sur le plan constitutionnel et que cette modification législative est purement procédurale et s’applique rétrospectivement. J’adhère donc à leurs motifs. Toutefois, je suis contraint d’écrire séparément sur le risque que pose la constitutionnalisation de dispositions législatives par la jurisprudence. Je souscris à l’explication de mes collègues quant au rôle des tribunaux — dans le contexte d’une analyse fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés  — relativement au respect des décisions de politique prises par le Parlement (motifs des juges Moldaver et Brown, par. 84). Je souhaite toutefois ajouter quelques commentaires sur la question.

[125]                     L’alinéa 11d)  de la Charte  protège le droit d’un accusé « d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable ». L’alinéa 11f)  de la Charte  constitutionnalise le droit d’un accusé « de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave ». Ces dispositions confèrent le droit à l’accusé de bénéficier d’un procès équitable tenu devant un jury indépendant et impartial (R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 28; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 193, la juge McLachlin (plus tard juge en chef); R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, p. 1313‑1314). Cela dit, il faut garder à l’esprit qu’un « procès équitable ne garantit toutefois pas les procédures les plus favorables que l’on puisse imaginer » (R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 30; voir aussi, R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 362; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S 562, par. 14; R. c. Crosby, [1995] 2 R.C.S. 912, p. 921; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 67).

[126]                     Ces dispositions de la Charte  protègent les droits fondamentaux de l’accusé, mais elles n’imposent pas de mécanismes procéduraux spécifiques pour leur donner effet. Selon l’opinion contraire, exprimée indirectement par plusieurs parties, les dispositions législatives adoptées par le Parlement pour donner ainsi effet à ces droits seraient elles‑mêmes protégées par la Constitution, de sorte que le législateur ne serait pas compétent pour les abroger. La constitutionnalisation de dispositions législatives spécifiques par lesquelles le Parlement donne effet à des droits constitutionnels est malavisée. Il n’appartient pas aux tribunaux de substituer leurs préférences quant aux décisions de politique à celles du législateur; ils doivent plutôt se limiter à décider si les mesures législatives en cause ont entraîné la violation de droits protégés par la Constitution.

[127]                     Les récusations péremptoires sont un moyen de mettre en œuvre le droit à un procès avec jury. Confier aux juges plutôt qu’à des profanes les décisions quant au bien‑fondé des récusations en est un autre. Le fait d’adopter, de modifier ou d’abroger de telles procédures ne soulève pas de question constitutionnelle à moins que, ce faisant, les procès avec jury deviennent inéquitables et ne satisfassent plus au droit constitutionnel qu’a l’accusé à un procès équitable. Le Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , incorpore de tels mécanismes afin de donner effet à ces droits. Cependant, de tels mécanismes ne sont pas, eux‑mêmes, protégés par la Constitution; ils ne constituent que des modalités, choisies parmi diverses autres. Comme l’a souligné le procureur général du Manitoba dans son mémoire, la Charte  ne [traduction] « cristallise aucune procédure [. . .] [n]i [. . .] ne fige le procès avec jury dans le temps, avec les défauts de nature procédurale [. . .] qui existaient en 1982 » (m. interv., par. 28). Comme la Couronne l’a plaidé :

                      [traduction] S’il est vrai que le recours aux récusations péremptoires a pu avoir une valeur subjective pour l’accusé en rehaussant sa perception d’équité, il existe une distinction cruciale entre ce concept et les caractéristiques essentielles du système avec jury qui sont protégées par la Constitution. Même si les récusations péremptoires avaient certains avantages, ces derniers ne sont pas protégés par la Charte .

(m.i., par. 37)

Par les motifs qui suivent, je vais expliquer pourquoi les tribunaux devraient s’abstenir de constitutionnaliser des dispositions législatives.

I.               Analyse

[128]                     Notre Constitution est à la fois écrite et non écrite (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 92). Une analyse structurelle des principes sous‑jacents de notre Constitution peut renseigner et aider à interpréter comme il se doit les dispositions constitutionnelles (Renvoi relatif à la sécession, par. 49‑54; voir aussi M. Rowe et N. Déplanche, « Canada’s Unwritten Constitutional Order : Conventions and Structural Analysis » (2020), 98 R. du B. can. 431, p. 437). En l’espèce, deux de ces principes peuvent jeter un éclairage sur la question du respect de la Charte  : premièrement, la séparation des pouvoirs et, deuxièmement, la souveraineté parlementaire, une expression du principe fondamental de démocratie.

A.           La séparation des pouvoirs : le judiciaire et le législatif

[129]                     Constitutionnaliser des dispositions législatives contrevient à la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Or, la séparation des pouvoirs a été décrite par la Cour comme « la base de notre système constitutionnel » (Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 3).

[130]                     Tandis que le législateur [traduction] « choisit la réponse qui convient aux problèmes sociaux, prend les décisions de politique et adopte les lois », les tribunaux « interprètent et appliquent les lois, [. . .] agissent à titre d’arbitres judiciaires » et s’assurent que les lois et l’action gouvernementale respectent les normes constitutionnelles (G. Régimbald et D. Newman, The Law of the Canadian Constitution (2e éd. 2017), p. 105, § 3.131, renvoyant à RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 136; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 389; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 28; Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, [1985] 2 R.C.S. 455, par. 39). Les branches législative et judiciaire jouent des rôles distincts et ont des attributions institutionnelles qui leur sont propres (Criminal Lawyers’ Association, par. 29). Ainsi, comme l’a expliqué la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. :

                      Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre. [Je souligne; p. 389.]

[131]                     Il en est ainsi parce que les tribunaux « n[e] [sont] pas fait[s] » pour « assumer une fonction de contrôle de politiques législatives » (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 392, le juge Le Dain). Dans le même ordre d’idées, le juge McIntyre, dissident dans R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, a affirmé qu’un juge ne peut pas invalider une loi uniquement parce que la décision du législateur est mauvaise sur le plan des décisions de politique : « [l]e Parlement dispose des ressources et des instruments nécessaires pour effectuer des enquêtes détaillées [et] [i]l est beaucoup mieux en mesure qu’un tribunal de procéder à un examen approfondi des questions relatives aux politiques sociales » (p. 1101). Comme l’a conclu le juge McIntyre dans R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443, p. 493, « il n’appartient pas à la Cour [. . .] de formuler une autre possibilité qui, à son avis, offrirait une meilleure solution au problème, car ce serait empiéter sur le domaine législatif » (voir aussi R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 796 et 801, le juge La Forest, opinion concordante).

[132]                     Par conséquent, en ce qui a trait à la Charte , le rôle des tribunaux « est d’assurer une protection contre les empiétements sur des valeurs fondamentales et non de vérifier des décisions de principe » (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 194, le juge La Forest, opinion concordante; voir aussi Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1199, le juge Lamer (plus tard juge en chef); Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, par. 136).

[133]                     « [L]orsqu’il affronte des questions de politique sociale et tente de répondre aux pressions opposées », « le législateur doit disposer d’une marge de manœuvre raisonnable » (Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591, p. 627‑628, citant Edwards Books, p. 795; voir aussi H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 815, par. X.54). Le législateur a une meilleure connaissance des problèmes sociaux et dispose de meilleurs outils pour y faire face au moyen de lois (Watkins c. Olafson, [1989] 2 R.C.S. 750, p. 760‑761). Ainsi, les assemblées législatives élues démocratiquement sont mieux placées pour soupeser les intérêts opposés relativement à des questions sociales complexes et évaluer les différentes options de politique pour y faire face (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 993). Dans notre démocratie constitutionnelle, le législateur doit disposer des moyens pour réagir aux changements sociaux en adoptant des lois ordinaires (W. R. Lederman, « Democratic Parliaments, Independent Courts and the Canadian Charter of Rights and Freedoms  » (1985), 11 Queen’s L.J. 1, p. 2).

[134]                     La constitutionnalisation de dispositions législatives écarte et restreint le rôle du législateur pour donner effet à la Charte . Bien qu’il appartienne aux tribunaux d’agir à titre d’arbitres ultimes pour l’interprétation de la Charte , ils « n’ont pas le monopole de la protection et de la promotion des droits et libertés » (R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 58). Le législateur est indispensable pour garantir, protéger et promouvoir les droits visés par la Charte  (G. Webber et autres, Legislated Rights : Securing Human Rights through Legislation (2018), p. 25). Certes, l’adoption de la Charte  a modifié la relation entre le législateur et les tribunaux, de même que leurs pouvoirs; ils demeurent malgré tout [traduction] « des partenaires et non des rivaux dans le processus global visant à rendre la justice pour la population dans le respect de la primauté du droit » (Lederman, p. 24). C’est pourquoi la relation entre les tribunaux et les assemblées législatives a été décrite comme un dialogue entre les branches de l’État, où ces assemblées peuvent répondre aux tribunaux (Vriend, par. 138). Éliminer la capacité de ces dernières d’abroger ou de modifier des dispositions législatives est incompatible avec ce partenariat dialogique.

[135]                     Les rôles et les capacités institutionnels différents des pouvoirs judiciaire et législatif ont une incidence sur les mesures de réparation que les tribunaux sont en mesure d’ordonner lorsqu’ils concluent qu’une loi est inconstitutionnelle. Dans Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour a jugé que

                    [m]ême si les tribunaux sont les gardiens de la Constitution et des droits qu’elle confère aux particuliers, il incombe à la législature d’adopter des lois qui contiennent les garanties appropriées permettant de satisfaire aux exigences de la Constitution. Il n’appartient pas aux tribunaux d’ajouter les détails qui rendent constitutionnelles les lacunes législatives. [p. 169]

Récemment, au par. 114 de l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, la juge Karakatsanis a écrit, au nom des juges majoritaires :

                    . . . si les circonstances ne se prêtent pas à l’octroi de réparations adaptées, il se peut que les réparations empiètent sur la sphère législative. Dans l’arrêt Schachter, notre Cour a précisé que des réparations adaptées ne devraient être accordées que s’il est très plausible de présumer que « le législateur aurait adopté la partie constitutionnelle de la loi en question sans la partie inconstitutionnelle » et qu’il est possible de définir avec précision la partie inconstitutionnelle de la loi (p. 697, citant Attorney‑General for Alberta c. Attorney‑General for Canada, [1947] A.C. 503 (C.P.), p. 518). S’il semble peu probable que le législateur aurait édicté la version adaptée de la loi, l’adaptation de la réparation ne serait pas conforme à son choix de politique et porterait donc atteinte à la souveraineté parlementaire (Schachter [c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, p. 705‑706]; Hunter, p. 169).

[136]                     Soucieuse de la séparation des pouvoirs, la Cour a reconnu dans l’arrêt Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 96, que lorsque « le gouvernement dispose d’une myriade de solutions susceptibles de remédier à l’inconstitutionnalité du régime actuel [, il] n’appartient pas à notre Cour de lui dicter le moyen à prendre » (voir aussi : Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, p. 392‑393; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 34; K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), ¶3.740). Ainsi, même si l’abrogation d’un régime législatif produit des effets inconstitutionnels, cela ne signifie pas que le Parlement ait « l’obligation constitutionnelle de [le] garder en vigueur » (Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 33). Il a plutôt la latitude de choisir comment corriger cette inconstitutionnalité.

[137]                     En somme, les tribunaux doivent s’abstenir d’outrepasser leur rôle lorsqu’ils examinent si les régimes législatifs satisfont aux exigences de la Charte  : « Bien qu’il appartienne aux tribunaux de préciser ces normes [constitutionnelles], il peut y avoir une gamme de régimes acceptables qui y satisfont » (Mills, par. 59). En conséquence, constitutionnaliser des régimes législatifs, empêchant ainsi le Parlement de les modifier ou de les abroger, contreviendrait à la séparation des pouvoirs.

B.            La souveraineté parlementaire et la démocratie

[138]                     Le fait de constitutionnaliser des dispositions législatives contreviendrait aussi au principe de la souveraineté parlementaire, un pilier de notre Constitution (Régimbald et Newman, p. 73, § 3.60). Ce principe non écrit a été défini comme suit dans le contexte anglais :

     [traduction] Le principe de la souveraineté parlementaire veut tout simplement dire que le Parlement, ainsi défini, a, en vertu de la constitution anglaise, le droit de faire ou d’abroger quelque loi que ce soit; de plus, le droit anglais ne reconnaît à aucun individu ou organisme le droit de déroger aux lois du Parlement ou de les annuler.

(Renvoi relatif à la règlementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189, par. 54, qui cite A. V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution (10e éd. 1959), p. 39‑40 et 55)

[139]                     Ce principe n’est pas absolu. Il est limité par notre structure fédérale, par les droits et libertés protégés par la Charte  et par les droits ancestraux ou issus de traités reconnus au par. 35(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982  (Renvoi relatif à la règlementation pancanadienne des valeurs mobilières, par. 56‑57; voir aussi Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, p. 91; Régimbald et Newman, p. 70, § 3.64).

[140]                     La souveraineté parlementaire suppose l’existence de la règle selon laquelle il est « interdit au Parlement et aux législatures d’entraver, par une loi ordinaire, l’exercice futur de leur pouvoir de légiférer » (Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 119, référant à P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), vol. 1, p. 12‑8 et suiv.; voir aussi Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 14, [2015] 1 R.C.S. 693, par. 25). Ainsi, sous réserve des limites prescrites par la Constitution, le législateur peut légiférer comme il le souhaite. Son pouvoir d’adopter des lois comprend donc également celui de les abroger. Cette caractéristique de la Constitution signifie que [traduction] « dans une société démocratique, il revient aux assemblés législatives élues de faire les choix importants de politique publique » (Hogg, p. 12‑7).

[141]                     La souveraineté parlementaire est une expression d’un principe plus fondamental : la démocratie. Ainsi, le fait de constitutionnaliser des dispositions législatives mine le principe de démocratie, selon lequel les citoyens participent à l’élaboration des lois par l’intermédiaire d’institutions publiques créées conformément à la Constitution (Renvoi relatif à la sécession, par. 61‑69). La sagesse des choix politiques devrait être laissée à ces institutions qui en assument la responsabilité publique par le truchement des processus électoraux (Lederman, p. 10‑11). Comme les auteurs Harding et Knopff l’expliquent, [traduction] « l’aspect démocratique d’une “démocratie constitutionnelle” ne peut persister que si certaines questions importantes pour le public restent hors de la portée de la Constitution légale — autrement dit, que si nous ne constitutionnalisons pas tout » (M. S. Harding et R. Knopff, « Constitutionalizing Everything : The Role of “Charter Values” » (2013), 18 Rev. Const. Stud. 141, p. 143).

[142]                     Le concept selon lequel une fois que certaines dispositions législatives sont adoptées, la Constitution interdit au législateur de les abroger est vicié. Comme l’a affirmé la Cour d’appel de l’Ontario dans Ferrel c. Ontario, [1998] 42 O.R. (3d) 97, [traduction] « [i]l serait ironique [. . .] que les initiatives législatives [. . .], une fois adoptées, soient gelées dans le droit provincial, susceptibles uniquement d’être revues à la hausse, et à l’abri de toute modification restrictive ou d’une abrogation pure et simple sans justification au titre de l’article premier » (p. 110). Empêcher le législateur d’abroger une disposition législative et (dans les faits) en incorporer le contenu dans la Charte  auraient pour effet de miner la souveraineté parlementaire.

[143]                     Bien que le droit à un procès avec jury équitable et public, en pratique, suppose que le Parlement adopte certaines mesures positives, cela ne signifie pas pour autant que chaque disposition législative importante relative aux procès avec jury est élevée au statut de disposition de nature constitutionnelle. La Charte protège le droit de l’accusé à un procès équitable avec jury; elle ne consacre aucune procédure particulière choisie par le Parlement.

[144]                     Se penchant sur ce problème, le professeur Lederman écrit :

                        [traduction] Les normes générales d’une Charte des droits et libertés bien établie sont souvent fortement dépendantes d’une mise en œuvre détaillée par des lois et règlements ordinaires et, à ce dernier niveau ordinaire, des alternatives et exceptions légitimes peuvent apparaître et devoir être traitées. Souvent, les réformes souhaitées par la population peuvent être effectuées par une loi ordinaire provinciale ou fédérale et ne soulèvent (ou, du moins, ne devraient soulever) aucune question élémentaire de nature constitutionnelle. De fait, si nous accordons un statut constitutionnel à trop de choses, nous réduisons indûment la possibilité de modifier les textes législatifs pour satisfaire aux besoins de la société au moyen de l’approche souple que sont les modifications législatives. Il est parfois déjà difficile d’adopter une loi ordinaire pour réagir à un besoin urgent de nouvelles mesures législatives. Pour ceux qui voudraient modifier le droit constitutionnel supérieur ou y ajouter, la difficulté de limiter ce qui doit être de nature « constitutionnelle » dans ce sens est bien réelle. Les limites doivent être strictes. On ne peut constitutionnaliser l’ensemble du système juridique. On ne peut pas transformer chaque question juridique pour en faire une question spécifique régie par la Charte  ou une question spécifique visée par les dispositions relatives au partage des compétences législatives. [Je souligne; p. 118‑119.]

(« Charter Influences on Future Constitutional Reform », dans D. E. Smith, P. MacKinnon et J. C. Courtney, dir., After Lake Meech, Lessons for the Future (1991), 115, p. 118‑119)

[145]                     Comme l’expliquent mes collègues, leurs motifs « ne confèrent nullement une valeur constitutionnelle à ce régime législatif, ni à aucun autre, en matière de sélection des jurés » (motifs des juges Moldaver et Brown, par. 84). Les récusations péremptoires et les autres règles applicables à la sélection des jurés ne devraient pas être constitutionnalisées en vertu des al. 11d)  et f) de la Charte . Bien entendu, l’abrogation et la modification de dispositions législatives peuvent soulever des questions relatives au respect de la Charte . Il en est toutefois ainsi non pas parce que les dispositions législatives elles‑mêmes sont constitutionnellement protégées, mais plutôt parce que leur abrogation ou leur modification donne lieu à des effets inconstitutionnels. Comme l’a expliqué le juge Watt dans la décision de la Cour d’appel de l’Ontario en l’espèce :

                        [traduction] Dans la présente cause, l’historique législatif révèle que les deux chambres du Parlement et leurs comités législatifs respectifs étaient bien conscients des deux côtés du débat sur la valeur des récusations péremptoires comme mécanisme pour favoriser la composition d’un jury impartial et assurer le respect du droit de l’accusé à un procès équitable. Les comités des deux chambres ont reçu des éléments de preuve ainsi que des observations de praticiens et d’universitaires au soutien des thèses favorable et défavorable à l’élimination des récusations péremptoires. En définitive, le Parlement a jugé que le risque d’abus des récusations péremptoires l’emportait sur leurs avantages comme partie intégrante du processus de sélection des jurés conçu pour garantir la tenue d’un procès équitable et la composition d’un jury impartial. Il appartenait au législateur de mener cette analyse des avantages et des désavantages; et ce dernier a tranché la question. Sa décision doit être respectée par la cour sauf si la loi qui en résulte est inconstitutionnelle. [Je souligne; par. 58.]

[146]                     Rien de cette nature n’a été démontré en l’espèce. Le Parlement peut abroger ces procédures et en adopter de nouvelles et, dans des causes à venir, les tribunaux pourront évaluer si le nouveau régime est conforme à la Charte .

II.            Dispositif

[147]                     Pour les motifs exprimés par les juges Moldaver et Brown, de même que pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir l’appel de la Couronne et de rétablir la déclaration de culpabilité de M. Chouhan. Je suis aussi d’avis de rejeter l’appel incident interjeté par M. Chouhan.

Version française des motifs rendus par

[148]                     La juge Abella (dissidente en partie) — Le 19 septembre 2019, il était prévu que Pardeep Singh Chouhan sélectionne le jury qui siègerait lors de son procès pour meurtre au premier degré. Son droit à un procès avec jury comprenait celui d’exercer jusqu’à 20 récusations péremptoires durant le processus de sélection. Le même jour, le projet de loi C‑75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, 1re sess., 42e lég., 2019, a aboli les récusations péremptoires. Ce texte législatif ne contenait pas de dispositions transitoires.

[149]                      Monsieur Chouhan a présenté une contestation constitutionnelle, faisant valoir, notamment, que l’abolition des récusations péremptoires contrevenait aux droits que lui garantissent l’art. 7  et les al. 11d)  et 11f)  de la Charte canadienne des droits et libertés . Subsidiairement, il a plaidé que l’abrogation ne devrait pas s’appliquer à sa cause puisque — bien que les modifications législatives purement procédurales s’appliquent immédiatement à toutes les instances, y compris à celles en cours — les modifications qui portent atteinte aux droits substantiels ne s’appliquent que prospectivement.

[150]                      Les arguments de M. Chouhan selon lesquels l’abrogation était inconstitutionnelle et avait porté atteinte à ses droits substantiels ont été rejetés. En conséquence, son jury a été sélectionné sans récusation péremptoire.

[151]                      Le jury a déclaré M. Chouhan coupable de meurtre au premier degré (2019 ONSC 5512, 148 O.R. (3d) 53). Celui‑ci a interjeté appel de sa condamnation, en invoquant entre autres que le juge du procès a commis une erreur en décidant que l’abolition des récusations péremptoires était constitutionnelle et qu’elle s’appliquait rétrospectivement à sa cause.

[152]                      En Cour d’appel, le juge Watt, au nom d’une cour unanime, a conclu que l’abolition des récusations péremptoires était constitutionnelle, mais que, puisqu’elle portait atteinte aux droits substantiels des accusés, elle ne s’appliquait que prospectivement (2020 ONCA 40, 149 O.R. (3d) 365). Il a accueilli l’appel, annulé la déclaration de culpabilité et ordonné la tenue d’un nouveau procès.

[153]                      Je suis d’accord pour dire que l’abrogation des récusations péremptoires est constitutionnelle. À mon sens, le Parlement a adopté un régime pour remplacer les récusations péremptoires qui atteint les objectifs de ces dernières, et qui minimise leurs fragilités en conférant aux juges de première instance le pouvoir de protéger l’impartialité du jury et de contrecarrer la réalité de la discrimination.

[154]                      Cependant, comme j’en discuterai plus loin dans les présents motifs, je souscris à l’opinion du juge Watt selon laquelle l’abrogation a porté atteinte aux droits substantiels de M. Chouhan et n’aurait donc pas dû s’appliquer dans le cadre de son procès.

Analyse

[155]                      Au début de l’arrêt R. c. Kokopenace, [2015] 2 R.C.S. 398, le juge Moldaver énonce un truisme :

     Le droit d’être jugé par un jury formé de ses pairs est l’une des pierres angulaires de notre système de justice pénale. Il est consacré par deux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés  : le droit, prévu par l’al 11d), à un procès équitable devant un tribunal impartial et le droit, prévu par l’al. 11f), à un procès devant jury. [par. 1]

Cela pose toutefois la question de savoir qui sont les pairs d’un individu et comment le système accroît la possibilité qu’ils soient sélectionnés.

[156]                      Voilà la question sous-jacente aux réformes apportées par le projet de loi C‑75 au processus de sélection du jury. Lorsqu’elle a présenté ce projet de loi au Parlement, la ministre de la Justice, l’hon. Jody Wilson‑Raybould, a décrit son objet de la façon suivante :

     Afin d’apporter plus d’équité et de transparence au processus, la législation conférerait au juge le pouvoir de décider d’exclure ou pas les jurés faisant l’objet d’une récusation motivée [soit par la défense, soit par la poursuite]. La loi renforcerait le pouvoir des juges décarter certains jurés afin d’obtenir un jury plus diversifié, ce qui en retour augmenterait la confiance du public à légard de ladministration de la justice. Les tribunaux sont déjà familiarisés avec la notion dexercer leurs pouvoirs à cette fin. [Je souligne.]

(Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 300, 1re sess., 42lég., 24 mai 2018, p. 19605)

[157]                      Le Parlement a non seulement aboli les récusations péremptoires, il a aussi remanié le système de sélection du jury, changeant [traduction] « virtuellement toutes les règles de cette sélection qui avaient une incidence sur la façon dont les jurés sont choisis parmi les membres du tableau » (S. Coughlan, Criminal Procedure (4e éd. 2020), p. 457). Il a conféré au juge du procès le pouvoir de trancher les récusations motivées et a créé un nouveau pouvoir de mise à l’écart décrit à l’art. 633  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , pour lui confier le rôle de garantir l’impartialité et la représentativité du jury.

[158]                      Les directives anti parti pris continueront d’être importantes, mais elles ne sont pas une panacée. Dans l’arrêt R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, la juge McLachlin a d’ailleurs formulé la mise en garde suivante : « Nous ne devrions pas supposer que les directives du juge ou d’autres garanties élimineront les préjugés qui peuvent être profondément enracinés dans le subconscient des jurés » (par. 22).

[159]                      Pour éviter les partis pris et la discrimination, le nouveau système de sélection du jury confie au juge du procès la tâche d’exercer vigoureusement son pouvoir, en conformité avec la Charte , pour garantir que les jurys canadiens sont impartiaux et représentatifs, et qu’ils sont perçus comme tels.

[160]                      Le nouveau processus robuste de récusations motivées requerra de poser des questions plus approfondies que celles posées traditionnellement pour filtrer correctement les stéréotypes et les suppositions subconscientes (K. Roach, « Juries, Miscarriages of Justice and the Bill C‑75 Reforms » (2020), 98 R. du B. can. 315, p. 350‑353; K. Roach, « The Urgent Need to Reform Jury Selection after the Gerald Stanley and Colton Boushie Case » (2018), 65 Crim. L.Q. 271, p. 276; R. Schuller et N. Vidmar, « The Canadian Criminal Jury » (2011), 86 Chicago‑Kent L. Rev. 497; R. Ruparelia, « Erring on the Side of Ignorance : Challenges for Cause Twenty Years after Parks » (2013), 92 R. du B. can. 267; M. Henry et F. Henry, « A Challenge to Discriminatory Justice : The Parks Decision in Perspective » (1996), 38 Crim. L.Q. 333).

[161]                      Un processus robuste de récusations motivées signifiera [traduction] « qu’il faudra questionner [les candidats jurés] de manière plus sophistiquée » (D. M. Tanovich, « The Charter of Whiteness : Twenty‑Five Years of Maintaining Racial Injustice in the Canadian Criminal Justice System » (2008), 40 S.C.L.R. (2d) 655, p. 683). Il faudra des solutions de rechange et des modifications à la question proposée dans l’arrêt R. c. Parks (1993), 15 O.R. (3d) 324 (C.A.), de nouvelles questions, de nouveaux formats, et que le juge du procès pose des questions qui, à son avis, sur le fondement de son bon sens et de son expérience judiciaire, aideront à éradiquer les partis pris. La nécessité de cet accent nouveau sur l’intervention judiciaire est expliquée comme suit par la Canadian Association of Black Lawyers dans son mémoire :

        [traduction] Les questions qu’il était traditionnellement possible de poser dans le cadre d’une récusation et qui étaient traitées en seulement quelques minutes sont insuffisantes pour respecter l’importance de la tâche et ne suffisent pas pour mettre au jour la surface des attitudes ou des croyances qui sont « insaisissables » et profondément ancrées dans le subconscient. [par. 32]

[162]                      L’intention législative sous‑jacente du nouveau pouvoir de mise à l’écart consistait à conférer au juge du procès le pouvoir de garantir l’impartialité du jury et « d’[en] obtenir un [. . .] plus diversifié », de manière à maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice (Débats de la Chambre des communes, p. 19605). Son objet est de « donne[r] aux juges la possibilité d’établir si un jury semble suffisamment représentatif ou constitué convenablement pour favoriser un verdict juste, et peut‑être même de se pencher sur la question de savoir si un préjugé racial pourrait être un facteur » (Bibliothèque du Parlement, Projet de loi C‑75 : Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, Résumé législatif 42‑1‑C75‑F, Laura Barnett et autres, révisé le 25 juillet 2019). Il est fondé sur une interprétation de la représentativité qui porte sur la composition réelle du jury, par opposition au caractère aléatoire qui prévaut dans le processus de sélection (Coughlan, p. 466; voir aussi V. MacDonnell, « The Right to a Representative Jury : Beyond Kokopenace » (2017), 64 Crim. L.Q. 334; B. Kettles, « Impartiality, Representativeness and Jury Selection in Canada » (2013), 59 Crim. L.Q. 462).

[163]                      Le mécanisme prévu à l’art. 633 qui permet davantage de mises à l’écart vise à contrebalancer la discrimination systémique dans la sélection du jury, et il reconnaît que la confiance du public envers l’administration de la justice est minée lorsque la sélection aléatoire aboutit de manière routinière à des jurys composés exclusivement de Blancs. Il confère au juge du procès le pouvoir discrétionnaire « d’obtenir un jury plus diversifié » (Débats de la Chambre des communes, p. 19605).

[164]                      Bien que le kaléidoscope canadien de la diversité humaine ne puisse réalistement pas se refléter dans chaque jury, le juge du procès peut recourir aux outils législatifs mis à sa disposition par le projet de loi C‑75 pour promouvoir activement la diversité des jurys au cas par cas. Le but est de sélectionner un « échantillon représentatif de la société, constitué honnêtement et équitablement » (R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509, p. 524). Promouvoir activement la diversité des jurys ne constitue pas de la discrimination à rebours, cela consiste à faire reculer la discrimination. Comme le juge Blackmun l’a affirmé dans une remarque célèbre de la décision Regents of the University of California c. Bakke, 438 U.S. 265 (1978), p. 407, [traduction] « pour dépasser le racisme, nous devons d’abord tenir compte de la race ».

[165]                      Toutefois, bien que je sois d’accord avec les juges majoritaires pour dire que les mesures de protection dont est assorti le système de sélection du jury depuis l’adoption du projet de loi C‑75 rendent l’abrogation des récusations péremptoires constitutionnelle, je ne suis pas d’accord avec leur position selon laquelle l’abrogation constitue une modification purement procédurale. L’abrogation porte atteinte aux droits substantiels de l’accusé et, en conséquence, sous réserve de l’existence de dispositions transitoires, elle n’aurait pas dû s’appliquer rétrospectivement dans le cadre du procès de M. Chouhan.

[166]                      Durant des siècles, la tradition de common law des procès avec jury a compris le droit pour l’accusé de recourir à des récusations péremptoires. Il s’agissait d’un outil dont disposait la défense pour exclure ceux qui pourraient ne pas être sympathiques à l’endroit de l’accusé, et parfois pour influencer la composition du jury selon la race ou le sexe. Ce droit a été codifié à l’art. 634  du Code criminel .

[167]                      Il ne fait aucun doute que le recours aux récusations péremptoires a suscité de la controverse, particulièrement dans les causes où le public a eu l’impression qu’un jury a rendu un verdict erroné. Cela dit, débattre des mérites des récusations péremptoires n’en change pas la nature en tant que mécanisme important dont dispose l’accusé lors de son procès pour participer utilement à la sélection des individus qui jugeront sa cause.

[168]                      Comme l’a souligné la Commission de réforme du droit du Canada en 1980 :

        La récusation péremptoire a fait l’objet d’éloges et de critiques. Son importance vient du principe que la justice doit être manifeste. La récusation péremptoire permet à l’accusé de sentir qu’il a un certain contrôle sur la formation du jury et qu’il peut ainsi écarter les personnes par qui il ne veut pas être jugé, même si sa raison pour les rejeter est illogique ou irrationnelle.

(Document de travail 27, Le jury en droit pénal (1980), p. 54)

[169]                      Les récusations péremptoires ont fait partie de la procédure criminelle canadienne à compter de l’adoption de notre premier Code criminel  en 1892 jusqu’à celle du projet de loi C‑75 (Code criminel, 1892, L.C. 1892, c. 29, par. 668). Lorsqu’une loi est adoptée sans qu’elle contienne de dispositions transitoires, notre droit présume qu’elle s’applique uniquement prospectivement parce que, en « l’absence d’une indication selon laquelle le législateur a envisagé qu’une loi soit rétrospective et ainsi possiblement inéquitable, il faut présumer qu’il n’a souhaité ni l’un ni l’autre » (Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2017] 2 R.C.S. 289, par. 48, la juge Côté). Certes, notre jurisprudence définit une exception étroite pour les modifications purement procédurales; cette exception ne s’applique toutefois pas aux nouvelles règles de procédure qui portent atteinte aux droits substantiels ou empiètent sur eux (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), [2004] 2 R.C.S. 248 (« Demande »), par. 57, les juges Iacobucci et Arbour).

[170]                      La question est donc celle de savoir si l’abrogation des récusations péremptoires constitue une modification purement procédurale ou une modification qui a une incidence sur les droits substantiels de l’accusé. Si elle est purement procédurale, elle s’applique immédiatement aux instances en cours; si elle a une incidence sur des droits substantiels, elle ne peut avoir que des effets prospectifs sur les instances futures.

[171]                      En règle générale, les dispositions substantielles définissent les droits, les obligations et les responsabilités, tandis que celles qui sont procédurales régissent les procédures, les actes de procédure et la preuve (Wildman c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 311, p. 331, le juge Lamer, citant Phipson on Evidence (13e éd. 1982), p. 1). Or, contrairement à ce que suggèrent les juges majoritaires, l’examen ne s’arrête pas là. Comme le juge La Forest l’a noté dans l’arrêt Angus c. Sun Alliance Compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256 :

     Une disposition est considérée de nature procédurale ou de fond [. . .] parce qu’elle a ou non un effet sur des droits matériels. P.‑A. Côté, dans Interprétation des lois (1982), a dit aux p. 149 et 150 :

      Lorsqu’il est question de l’application des lois dans le temps, le terme « procédure » est employé dans un sens tout à fait particulier : pour savoir si une disposition est d’application immédiate [c.‑à‑d. aux affaires en cours], « . . . il faut décider non seulement si le texte touche la procédure, mais aussi s’il ne touche que la procédure, sans toucher le fond du droit des parties ». [Citant DeRoussy c. Nesbitt (1920), 53 D.L.R. 514, 516.] [p. 265]

[172]                      Les lois purement procédurales constituent un sous‑groupe des règles de procédure qui ne créent pas de droits substantiels ni n’empiètent sur eux (Demande, par. 57). Il en est ainsi, par exemple, des dispositions législatives qui énoncent les critères pour l’octroi des dépens ou qui prévoient le nombre de témoins pouvant être appelés pour donner leur opinion (Wright c. Hale (1860), 6 H. & N. 227, 158 E.R. 94, le baron en chef Pollock). De même, les règles relatives aux commissions rogatoires mises sur pied pour l’examen de soupçons d’activité terroriste ou de fautes de la police ont été jugées purement procédurales (voir, p. ex., Demande; Peel (Police) c. Ontario (Special Investigations Unit) (2012), 110 O.R. (3d) 536 (C.A.), la juge Cronk).

[173]                      En revanche, les dispositions procédurales qui retirent ou modifient des droits substantiels ou y portent atteinte ne sont pas purement procédurales. Lorsqu’une règle de procédure empiète sur les droits substantiels d’une partie, « elle n’a pas une incidence strictement procédurale et elle ne prend pas effet immédiatement » (Demande, par. 57). Il a été jugé que les modifications procédurales comme de nouveaux délais de prescription ou des transferts de compétence entre des tribunaux ont des effets substantiels lorsque, dans leur application, elles portent atteinte au droit d’une partie d’intenter un recours, de plaider un moyen de défense ou d’interjeter appel (voir, p. ex., Angus; Martin c. Perrie, [1986] 1 R.C.S. 41, le juge Chouinard; Banque Royale du Canada c. Concrete Column Clamps (1961) Ltd., [1971] R.C.S. 1038, le juge Pigeon). De même, il a été jugé que les modifications de dispositions procédurales qui retirent des droits substantiels créés par une loi ne sont pas purement procédurales (voir, p. ex., R. c. R.S., 2019 ONCA 906, le juge Doherty).

[174]                      Dans l’arrêt R. c. Dineley, [2012] 3 R.C.S. 272, par. 21, la Cour a conclu que les modifications procédurales apportées à des règles de preuve applicables lorsqu’il est question de soulever un doute quant à la fiabilité des résultats de tests d’ivressomètre passaient le test de la constitutionnalité. Dans une dissidence, sur laquelle se fondent les juges majoritaires en l’espèce, le juge Cromwell a estimé que les modifications étaient purement procédurales parce qu’elles traitaient de présomptions de fait et de la façon de les réfuter, parce que leur application dépendait de l’existence d’un litige, et parce qu’elles ne changeaient pas l’existence ou le contenu d’un droit ou d’un moyen de défense.

[175]                      Les juges majoritaires, dans l’arrêt Dineley, ont conclu différemment. En effet, la juge Deschamps s’est dite d’avis que les nouvelles dispositions ne s’appliquaient pas au procès en cours de M. Dineley parce qu’elles portaient atteinte à ses droits substantiels, y compris à son droit constitutionnel d’être présumé innocent :

        Certaines [dispositions procédurales] peuvent, dans leur application, porter atteinte à des droits substantiels. De telles dispositions ne sont pas purement procédurales et ne s’appliquent pas immédiatement (P.‑A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 208). Par conséquent, la tâche qui s’impose pour statuer sur l’application dans le temps des modifications en cause consiste non pas à qualifier les dispositions de « dispositions procédurales » ou de « dispositions substantielles », mais à déterminer si elles portent atteinte à des droits substantiels. [par. 11]

Comme elle l’a souligné, les lois procédurales qui portent atteinte aux droits protégés par la Charte  ont des effets substantiels, puisque « les droits constitutionnels sont forcément de nature substantielle » (Dineley, par. 21).

[176]                      Ce qui nous ramène à la question de savoir si l’abolition des récusations péremptoires a porté atteinte à des droits substantiels. Sir William Blackstone a énoncé deux raisonnements justifiant que l’accusé récuse des jurés péremptoirement sans avoir à motiver ses décisions :

        [traduction]

        1. Puisque chacun doit être conscient des impressions soudaines et des préjugés inexplicables que l’on peut ressentir à la vue de quelqu’un et de la nécessité, pour un prisonnier [. . .] d’avoir une bonne opinion de son jury à défaut de quoi il pourrait être tout à fait déconcerté, la loi ne veut pas qu’il soit jugé par une personne contre laquelle il entretient un préjugé, même s’il est incapable d’expliquer cette aversion.

        2. Parce qu’il se peut, lorsque les raisons invoquées pour une récusation pour cause ne justifient pas la mise à l’écart du juré, que le seul fait de mettre en doute son impartialité crée un ressentiment, alors le prisonnier a encore la possibilité, s’il le veut, de récuser péremptoirement le juré pour empêcher toute conséquence nuisible (W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England, W.D. Lewis, éd., vol. 4, no 353, p. 1738).

(Commentaries on the Laws of England (16e éd. 1825), t. IV, p. 353)

[177]                      La Cour a adopté ces raisonnements dans un grand nombre de causes et, dans toute sa jurisprudence, a affirmé et réaffirmé l’importance des récusations péremptoires pour sauvegarder les droits de l’accusé dans notre système avec jurys et pour accroître sa perception de l’équité des procès.

[178]                      Depuis l’adoption du premier Code criminel  canadien en 1892, tant la Couronne que l’accusé ont eu un pouvoir illimité de recourir aux récusations motivées, ce qui permettait aux deux parties d’exclure tout candidat juré sur preuve d’une des causes spécifiques énumérées telles que la non‑citoyenneté, certains antécédents criminels ou la partialité (voir, p. ex., Code criminel, 1892, par. 668(4)). Les récusations péremptoires, qui pouvaient être exercées sans preuve d’un motif, étaient limitées à 4 pour la Couronne et à 4, 12 ou 20 pour l’accusé selon l’accusation portée contre lui (voir, p. ex., par. 668(1) à (3) et (9)).

[179]                      Dans l’arrêt McLean c. The King, [1933] R.C.S. 688, l’accusé a cherché à exclure plusieurs candidats jurés au moyen de récusations motivées. Même si trois d’entre eux ont été jugés impartiaux, l’accusé les a exclus en utilisant des récusations péremptoires. La Cour a conclu que, même si le juge du procès avait commis une erreur dans le processus de récusations motivées, l’accusé avait subi un procès équitable puisque son recours aux récusations péremptoires lui avait évité de subir un préjudice :

     [traduction] . . . dans l’administration de la justice criminelle, rien n’est plus important que la constitution du jury libre de toute objection et le fait que l’accusé puisse tirer pleinement avantage de toutes les mesures de protection que lui accorde la loi pour lui permettre de jouir de ce droit, qui constitue l’essence même d’un procès équitable. Nous sommes toutefois d’avis que l’accusé a subi un procès équitable. [. . .] En recourant à la récusation péremptoire de ces candidats jurés, il a choisi cette mesure de redressement . . . [Je souligne; p. 692.]

[180]                      Des décennies plus tard, dans l’arrêt Cloutier c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 709 (« Cloutier (CSC) »), le juge Pratte, au nom des juges majoritaires, a conclu que refuser à un accusé le droit de récuser péremptoirement un candidat juré jugé impartial dans le cadre d’une récusation motivée lui donnerait le droit de subir un nouveau procès. Citant Blackstone, il a expliqué l’importance des récusations péremptoires pour permettre d’exclure un grand nombre de candidats jurés qu’on croit être partiaux, même si le fondement de cette croyance ne peut être prouvé :

     Le fondement même du droit à des récusations péremptoires n’est donc pas objectif mais purement subjectif. L’existence du droit ne repose pas sur des faits qui doivent être prouvés, mais plutôt sur la simple croyance de la partie en l’existence chez le juré d’un certain état d’esprit. Le fait qu’un juré soit objectivement impartial ne fait pas que l’accusé ou le poursuivant le croit impartial; or, en accordant à chacune des parties un certain nombre de récusations péremptoires, le Parlement a précisément voulu permettre que chaque partie puisse écarter du jury un certain nombre de ceux qu’elle ne croit pas être impartiaux sans pouvoir cependant apporter la preuve de cette croyance. La nature même du droit à des récusations péremptoires et les objectifs qui en sont la raison d’être exigent que son exercice soit entièrement discrétionnaire et ne soit assorti d’aucune condition. Il n’y a aucun lien logique entre la récusation pour cause et la récusation péremptoire et je ne vois pas comment l’on peut justifier que l’exercice infructueux du droit à la récusation pour cause ait un effet sur le droit à la récusation péremptoire. Seule une disposition législative claire pourrait écarter le droit à la récusation péremptoire dans des conditions où celui‑ci, à cause de son objet même, devrait être disponible. [Je souligne; p. 720‑721.]

[181]                      Si la Cour a jugé que priver un accusé ne serait‑ce que d’une récusation péremptoire constituait une erreur à ce point fondamentale qu’elle suffisait pour annuler une condamnation, on peut difficilement nier que le recours aux récusations péremptoires a eu une incidence substantielle sur le droit de l’accusé de participer utilement à la sélection de son jury.

[182]                      Dans l’arrêt Sherratt, la juge L’Heureux‑Dubé a ajouté sur ce thème que :

     L’importance perçue du jury et du droit, conféré par la Charte , à un procès avec jury n’est qu’illusoire en l’absence d’une garantie quelconque que le jury va remplir ses fonctions impartialement et représenter, dans la mesure où cela est possible et indiqué dans les circonstances, l’ensemble de la collectivité. De fait, sans les deux caractéristiques de l’impartialité et de la représentativité, un jury se verrait dans l’impossibilité de remplir convenablement un bon nombre des fonctions qui rendent son existence souhaitable au départ . . .

        . . .

             . . . les récusations péremptoires se justifient par un certain nombre de motifs. Il est possible, par exemple, que l’accusé ne dispose pas de renseignements suffisants pour récuser pour cause un membre du tableau qui, selon lui, devrait être exclu. Les récusations péremptoires peuvent également, dans certaines situations, améliorer la représentativité d’un jury, ce qui dépend à la fois de l’accusé et de la nature de la collectivité. Ce genre de récusation sert, en outre, à intensifier le sentiment de l’accusé qu’il a bénéficié d’un tribunal constitué équitablement. [p. 525 et 532‑533]

[183]                      Dans l’arrêt R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, la Cour a conclu que l’influence plus importante sur la sélection du jury de la Couronne que celle de l’accusé grâce aux mises à l’écart combinées aux récusations péremptoires portait atteinte au droit de l’accusé protégé par l’al. 11d)  de la Charte  à un jury impartial. Dans des motifs concordants, le juge Stevenson a décidé que la disparité numérique existait « non pas dans une simple procédure ou règle, mais dans le rôle que joue chaque partie dans le choix du jury par lequel l’accusé sera jugé » (p. 148). Il a souligné que le fondement des récusations péremptoires résidait dans la capacité de l’accusé à agir en fonction de perceptions subjectives de partialité sans objection prouvable. Comme les mises à l’écart de la Couronne étaient semblables à des récusations péremptoires additionnelles, le déséquilibre réduisait le rôle de l’accusé « dans l’activité fondamentale qu’est le choix du jury » (p. 149).

[184]                      Dans ses motifs dissidents, le juge Gonthier a lui aussi reconnu l’importance des récusations péremptoires :

     Le Code criminel  donne à l’accusé, selon la gravité de l’infraction, un nombre variable de récusations péremptoires, au moyen desquelles il peut écarter des candidats‑jurés. Déjà, [. . .] Blackstone avait exposé la raison d’être principale de ces récusations . . .

        . . .

     Ce sont encore de nos jours les raisons principales invoquées pour justifier les récusations péremptoires par l’accusé. Dans son article « Voir Dire : Preserving “Its Wonderful Power” » (1975), 27 Stan. L. Rev. 545, aux p. 552 à 555, Babcock attribue à ces fonctions de la récusation péremptoire les qualificatifs suivants : « éducatives » et « protectrices ». Le professeur Babcock ajoute aux propos de Blackstone, sur la fonction éducative, les précisions suivantes : non seulement elle permet à l’accusé de refuser d’accepter des candidats‑jurés sans donner de motifs précis, mais encore elle [traduction] « apprend au plaideur, et par son entremise à la collectivité, que le jury constitue un moyen bon et convenable de trancher des questions et qu’il y a lieu de suivre sa décision parce qu’en réalité, le jury appartient au plaideur . . . » (à la p. 552). La fonction « protectrice » reste accessoire. Dans son rapport intitulé Le jury, paru en 1982, la Commission de réforme du droit du Canada a expliqué les récusations péremptoires de l’accusé de la même manière, aux p. 46 et 47. [Je souligne.]

(Bain, p. 115‑116)

[185]                      Même si les récusations péremptoires ne garantissaient aucune composition particulière du jury, le processus assurait que l’accusé disposait d’un rôle substantiel en ayant une occasion réelle de faire respecter ses propres opinions subjectives quant à l’impartialité du jury.

[186]                      En outre, même si les procédures extrajudiciaires applicables à la sélection des jurés contiennent des mesures de protection qui sont cruciales, une recherche poussée démontre que des facteurs systémiques excluent disproportionnellement les candidats jurés marginalisés à chaque étape du processus, ce qui résulte en un système dans lequel les Autochtones et les personnes racisées sont surreprésentés parmi les accusés et les victimes et sous-représentés parmi les jurés (voir Roach (2020), p. 355; G. T. Roccamo, Report to the Canadian Judicial Council on Jury Selection in Ontario, (juin 2018) (en ligne), p. 11‑12; Manitoba, Public Inquiry into the Administration of Justice and Aboriginal People, Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba, vol. 1, The Justice System and Aboriginal People (1991) (« Aboriginal Justice Inquiry »), p. 377‑387; F. Iacobucci, La représentation des Premières Nations sur la liste des jurés en Ontario : Rapport de l’examen indépendant des Premières Nations sur la liste des jurés en Ontario mené par l’honorable Frank Iacobucci (2013), p. 34, 55 et 60‑63; M. Israel, « The Underrepresentation of Indigenous Peoples on Canadian Jury Panels » (2003), 25 Law & Pol’y 37, p. 42; C. B. Davison, « The Quest for Representative Juries in the Northwest Territories » (2020), 50 Northern Review 195, p. 201‑203).

[187]                      Comme de nombreux intervenants l’ont plaidé, les récusations péremptoires constituaient une mesure de protection importante durant les procès pour que l’accusé tente d’obtenir une représentativité à partir de choix aléatoires qui pouvaient ne pas être représentatifs. Comme l’a plaidé l’intervenante la British Columbia Civil Liberties Association dans son mémoire :

[traduction] À la lumière de l’importance de la diversité du jury pour garantir son impartialité, la faiblesse des processus en amont [hors du tribunal] menant à la sélection du jury dont il a été question dans l’arrêt Kokopenace doit être contrebalancée dans l’affaire Chouhan par des processus robustes en aval [au tribunal]. Plus précisément, les récusations péremptoires sont le dernier rempart vital pour sauvegarder l’impartialité du jury à laquelle l’accusé a droit en vertu de la Constitution. [. . .] [P]arce que les mesures de protection applicables en amont pour garantir l’impartialité du jury aboutissent souvent à des jurys homogènes, il est impératif de maintenir les mesures de protection plus robustes qui existent en aval, comme les récusations péremptoires. [Soulignement omis; par. 15.]

[188]                      Cela trouve écho dans le mémoire de l’intervenante South Asian Bar Association :

        [traduction] Il est souvent impossible d’exprimer de façon précise pourquoi un juré pourrait ne pas convenir, et cela peut tenir à un regard inamical, à un coup d’œil suspect, ou à un refus de même regarder l’accusé. Les récusations péremptoires donnaient aux personnes de couleur au moins un mot à dire quant à ceux qui finiraient par constituer leur jury souvent composé exclusivement de Blancs — même si cela ne donnait aucune garantie que les personnes qui se présentaient au tribunal pour faire partie d’un jury leur ressembleraient réellement. [par. 12]

[189]                      Les récusations péremptoires garantissaient donc la possibilité de sélectionner un jury qui, aux yeux de l’accusé et sur le fondement de ses propres perceptions de l’existence de préjugés potentiels, serait plus équitable. Comme le juge Stevenson l’a conclu dans des motifs concordants de l’arrêt Bain :

     L’al. 11 d )  de la Charte , exige en fait que l’on ait pour le moins l’impression raisonnable que les jurys résultant du processus de sélection sont impartiaux. Le rôle manifeste accordé à l’accusé dans ce processus vient préserver l’impression d’équité et d’impartialité. [Je souligne; p. 161.]

[190]                      Ce n’est pas uniquement la confiance d’un accusé dans l’équité du procès qui est en jeu, mais celle du public que le jury est impartial. Comme l’a écrit le juge en chef Dickson dans l’arrêt R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694 :

        La formation d’un jury impartial est cruciale pour qu’il y ait procès équitable. [. . .] L’accusé, le ministère public et le public en général ont le droit d’être certains que le jury est impartial et que le procès est équitable; la confiance du public dans l’administration de la justice en dépend. Vu l’importance fondamentale de la sélection du jury et vu aussi que le Code confère à l’accusé le droit de participer à ce processus, la sélection du jury devrait être considérée comme une partie intégrante du procès pour les fins du par. 577(1). [Je souligne; p. 710.]

Comme de nombreux intervenants l’ont signalé, il est impossible de parvenir à cette impartialité sans reconnaître la réalité de l’existence de discrimination dans le public parmi lequel les jurés sont sélectionnés.

[191]                      Dans la décision Parks, le juge Doherty a noté que [traduction] « [l]e racisme, et en particulier le racisme anti‑Noirs, fait partie de la psyché de notre communauté » (p. 342). Au nom d’une cour unanime, il a conclu qu’une récusation motivée pour l’ensemble du tableau et fondée sur un préjudice racial répandu aurait dû être autorisée, ce qui aurait permis à la défense de demander à chaque candidat juré susceptible de servir dans le cadre d’un procès pour meurtre si sa capacité à juger la preuve sans parti pris, préjugé ou partialité serait altérée par le fait que l’accusé était un immigrant jamaïcain noir et que le défunt était un homme blanc. La portée de l’arrêt a été étendue à tous les accusés noirs en Ontario par la décision R. c. Wilson (1996), 29 O.R. (3d) 97 (C.A.), et à toutes les minorités visibles en Ontario par la décision R. c. Koh (1998), 42 O.R. (3d) 668 (C.A.), p. 677.

[192]                      La Cour a souscrit à la décision Parks dans l’arrêt Williams. Monsieur Williams, un Autochtone accusé de vol, a présenté la preuve d’un préjugé répandu dans la communauté contre les Autochtones pour fonder une récusation motivée. Au nom d’une Cour unanime, la juge McLachlin a conclu que « [l]e racisme dont sont victimes les Autochtones comprend des stéréotypes en matière de crédibilité, de respectabilité et de propension à la criminalité » et qu’« [i]l y a une preuve que ce racisme largement répandu s’est traduit par une discrimination systémique dans le système de justice pénale » (par. 58). En outre, malheureusement, cette discrimination systémique risque d’entraîner des déclarations de culpabilité injustifiées (voir Nouvelle‑Écosse, Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution : Digest of Findings and Recommendations (1989)). Comme la juge McLachlin l’a écrit dans l’arrêt Williams :

     Les préjugés raciaux et leurs effets sont tout aussi attentatoires et insaisissables que corrosifs. Nous ne devrions pas supposer que les directives du juge ou d’autres garanties élimineront les préjugés qui peuvent être profondément enracinés dans le subconscient des jurés. Nous devrions plutôt reconnaître la puissance destructrice des préjugés raciaux subliminaux en admettant que les garanties d’impartialité des jurés choisis peuvent être insuffisantes. S’il y a des doutes, il vaut mieux pécher par excès de prudence et permettre d’examiner les préjugés. [par. 22]

[193]                      Ou, comme l’a noté le juge Binnie dans l’arrêt R. c. Spence, [2005] 3 R.C.S. 458 :

     L’administration de la justice a dû se rendre à l’évidence : préjugés raciaux et discrimination sont tenaces dans notre société et il faut s’y attaquer directement lors de la sélection des jurés. [Je souligne; par. 1.]

[194]                      Les récusations péremptoires étaient un outil imparfait, mais important, pour que l’accusé puisse tenter d’éliminer ce parti pris potentiel. Elles servaient de soupape de protection pour ceux qui percevaient un risque de partialité, mais qui n’étaient pas en mesure de demander une récusation motivée faute de pouvoir démontrer que le candidat juré « nourri[ssait] des préjugés qui ne p[ouvai]ent être écartés » (R. c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 26, la juge en chef McLachlin). Il pouvait être remédié à tout doute subsistant quant au fait que le candidat juré déciderait de l’affaire équitablement en recourant à une récusation péremptoire (Cloutier (CSC), p. 720). Ainsi, du point de vue de l’accusé, l’impartialité motivait le recours aux récusations péremptoires.

[195]                      Le test de l’impartialité est celui de savoir « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique » (Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, p. 394, le juge de Grandpré). Une personne bien renseignée est censée savoir que, tout au long de l’histoire, les récusations péremptoires ont permis à l’accusé d’exercer un véto sans motif à l’égard de certains candidats jurés et d’influencer la composition finale du jury. Une personne bien renseignée est censée comprendre l’histoire de la discrimination à laquelle ont fait face les groupes désavantagés dans la société canadienne, reconnaître l’existence d’un racisme répandu et systémique et rendre compte de diverses réalités (R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, p. 507‑509, les juges L’Heureux‑Dubé et McLachlin, et p. 531, le juge Cory; Peart c. Peel Regional Police Services (2006), 43 C.R. (6th) 175 (C.A. Ont.), le juge Doherty; R. c. Le, [2019] 2 R.C.S. 692, par. 73, les juges Brown et Martin).

[196]                      Une personne bien renseignée tiendrait donc compte du point de vue d’un accusé non blanc susceptible de subir un procès devant un jury composé exclusivement de Blancs. Après y avoir mûrement réfléchi, une personne bien renseignée pourrait raisonnablement perdre confiance dans le système criminel qui fait appel à des jurys, à moins qu’il n’existe des mesures de protection qui peuvent garantir que les jurys canadiens seront impartiaux et représentatifs.

[197]                      Les récusations péremptoires constituaient une telle mesure de protection, qui visait à faire contrepoids à la réalité de la discrimination et aux facteurs systémiques qui tendaient à donner lieu à des tableaux de jurés homogènes et à miner le droit à un procès équitable des accusés non blancs. Les récusations péremptoires étaient utilisées par ces derniers pour obtenir des jurys plus diversifiés. Je ne souscris tout simplement pas à l’opinion de mes collègues selon laquelle « la vraie valeur de cet “avantage” était douteuse ». Cette valeur pouvait être indéfinissable, mais elle n’en était pas moins réelle pour la perception d’équité aux yeux d’un accusé non blanc. Privé d’une possibilité réelle d’influencer la composition du jury, un accusé non blanc qui subit un procès devant un jury composé exclusivement de Blancs peut ne pas avoir le sentiment que le jury est formé d’un « échantillon représentatif de la société, constitué honnêtement et équitablement » (Sherratt, p. 524).

[198]                      Certes, il existe une « prés[omption] que les jurés sont capables de faire abstraction de leurs opinions et préjugés et d’agir sans partialité » (Find, par. 26). Il vaut toutefois la peine de se rappeler que, durant des siècles, on jugeait que les jurys composés uniquement d’hommes étaient impartiaux (R. c. Biddle, [1995] 1 R.C.S. 761, par. 56, la juge McLachlin, motifs concordants; Sherratt, p. 524). Nous avons toutefois acquis au fil du temps une vision plus raffinée de ce que signifie l’impartialité, et jugé notamment qu’il ne suffit pas que justice soit faite, mais qu’il faut aussi qu’il y ait apparence de justice. Un jury qui ne semble pas juste à l’endroit d’un accusé peut ne pas être perçu comme juste par cet accusé si celui-ci n’a pas eu l’occasion de participer utilement à la sélection du jury en excluant un candidat juré qui semble partial à son endroit.

[199]                      La représentativité « est un gage important d’impartialité » (Kokopenace, par. 50; Williams, par. 47), et son absence mine l’apparence d’équité et la capacité du jury de s’acquitter des fonctions mêmes qui le rende bénéfique. Comme l’a expliqué le juge Moldaver dans l’arrêt Kokopenace :

        Si la représentativité joue un rôle limité dans l’application de l’al. 11d), son rôle dans l’application de l’al. 11f) est important. Non seulement la représentativité favorise l’impartialité, mais elle confère également une légitimité au rôle du jury en tant que « conscience de la collectivité » et renforce la confiance du public dans le système de justice pénale : Sherratt, p. 523‑525; Church of Scientology, p. 118‑120. La représentativité est donc une composante essentielle du droit, reconnu à l’accusé par l’al. 11f), à un procès devant jury.

        . . .

     Comme la représentativité est un élément clé du jury, son absence mine automatiquement le droit, reconnu par l’al. 11f), à un procès avec jury. [par. 55‑57]

[200]                      La représentativité importe, non pas parce que les caractéristiques personnelles d’un candidat juré indiquent comment il ou elle décidera la cause, mais parce que si le droit d’être jugé par un jury formé de ses pairs doit avoir un sens, cela signifie que les membres d’un jury doivent être, et avoir l’apparence d’être, ouverts d’esprit, sans égard à leur propre race, religion, sexe, identité de genre, orientation sexuelle, affiliations politiques, âge ou statut économique, et sans égard à ces caractéristiques chez l’accusé (voir M. Minow, « Stripped Down Like a Runner or Enriched by Experience : Bias and Impartiality of Judges and Jurors » (1992), 33 Wm. & Mary L. Rev. 1201, p. 1217; D. Ramirez, « Affirmative Jury Selection : A Proposal to Advance Both the Deliberative Ideal and Jury Diversity » (1988), U. Chicago Legal F. 161, p. 162‑166; Kettles, p. 466). Et cela signifie un jury qui ressemble davantage au Canada.

[201]                      L’abrogation des récusations péremptoires a été motivée par la perception du public que les jurys homogènes compromettent l’équité des procès ainsi que la légitimité de leurs verdicts, comme cela s’est passé dans le procès de Gerald Stanley. La subversion de l’utilisation des récusations péremptoires pour des motifs fondés sur la race, afin d’éviter la constitution d’un jury représentatif en excluant les candidats jurés visiblement autochtones, a entraîné la tenue du procès de M. Stanley devant un jury composé exclusivement de Blancs pour le meurtre au deuxième degré d’un homme Cri, Colten Boushie (Roach (2018), p. 271‑278).

[202]                      Des abus semblables se sont produits dans l’affaire R. c. Lines, [1993] O.J. No. 3284 (QL) (C.J. (div. gén.)) — où l’accusé, un policier blanc, a récusé péremptoirement les candidats jurés noirs dans une cause d’allégation de violence policière contre un résident noir de Toronto —, ainsi que dans le procès pour meurtre d’Helen Betty Osborne — une femme Cri âgée de 19 ans, où toutes les personnes autochtones ont été récusées péremptoirement, ce qui a abouti à un jury composé exclusivement de Blancs (Aboriginal Justice Inquiry, p. 377‑387; Manitoba, Public Inquiry into the Administration of Justice and Aboriginal People, Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba, vol. 2, The Deaths of Helen Betty Osborne and John Joseph Harper (1991), p. 85‑87; R. c. Gayle (2001), 54 O.R. (3d) 36 (C.A.)).

[203]                      Ces abus ne sauraient jamais être justifiés.

[204]                      Cela ne veut toutefois pas dire que, lorsqu’on y avait recours équitablement et correctement, l’utilisation des récusations péremptoires pour créer ce qui, aux yeux de l’accusé, est un jury impartial et représentatif faisait moins partie pour autant du droit substantiel de l’accusé à un procès équitable.

[205]                      Les récusations péremptoires et le droit d’y avoir recours protégeaient la perception d’équité qu’avait l’accusé en sauvegardant son droit substantiel de participer réellement à la sélection du jury (Bain, p. 150‑151, le juge Stevenson, motifs concordants, et p. 115‑116, le juge Gonthier, dissident). Elles permettaient à l’accusé d’influencer directement la composition d’un « jury formé de ses pairs » et de tenter d’assurer la représentativité de celui-ci, ce qui « intensifi[ait son] sentiment [. . .] qu’il [. . .] bénéfici[ait] d’un tribunal constitué équitablement » (Sherratt, p. 533).

[206]                      L’abolition des récusations péremptoires a donc restreint le droit de l’accusé de participer utilement à la sélection du jury et d’influencer la composition ultime de ce dernier. Cette abolition a porté atteinte aux droits substantiels de l’accusé de participer à la sélection d’un jury impartial et représentatif, qui lui sont garantis par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte . Il est difficile de concevoir quelque chose qui a une incidence plus directe sur le droit de l’accusé à un procès équitable que la perception qu’il a été jugé par un jury choisi équitablement, impartial et représentatif.

[207]                      Même la ministre de la Justice a admis que l’abrogation des récusations péremptoires pourrait porter une atteinte importante au droit de l’accusé à un procès équitable :

        L’élimination des récusations péremptoires du Code criminel  pourrait mettre en jeu les droits de l’accusé à un procès équitable, droits garantis aux alinéas 11d)  et 11f)  de la Charte .

(Canada, ministère de la Justice, Énoncé concernant la CharteProjet de loi C‑75 : Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois (mars 2018) (en ligne))

En outre, devant la Cour, le procureur général du Canada a reconnu que l’abolition des récusations péremptoires a porté atteinte aux droits substantiels de l’accusé et qu’elle ne pouvait s’appliquer que prospectivement.

[208]                      Puisqu’il ne fait aucun doute que le droit d’un accusé à un procès équitable est « forcément de nature substantielle » (Dineley, par. 21), la loi qui a aboli les récusations péremptoires a porté atteinte à un droit substantiel et ne pouvait s’appliquer que prospectivement. L’abrogation le jour prévu pour la sélection du jury de M. Chouhan n’aurait donc pas dû s’appliquer dans le cadre de son procès.

[209]                      La question qui subsiste est celle de savoir si l’erreur du juge du procès de refuser à M. Chouhan le droit de recourir à des récusations péremptoires peut être réparée par la disposition énoncée au sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code criminel .

[210]                      Cette disposition ne s’applique que si l’accusé n’a pas subi de préjudice, ce qui signifie qu’il n’y a pas eu de tort important ou d’erreur judiciaire grave (R. c. Khan, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 16‑18, la juge Arbour). Elle ne peut préserver la déclaration de culpabilité que si l’erreur est mineure et inoffensive, ou si la cause contre l’accusé est accablante, de sorte qu’il n’y a aucune possibilité raisonnable que le verdict ait été différent (R. c. Cloutier (1988), 27 O.A.C. 246 (C.A.) (« Cloutier (C.A.) »), par. 29, le juge Goodman; Khan, par. 16 et 28‑31; R. c. White, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 93‑94, le juge Rothstein).

[211]                      Les récusations péremptoires étaient une des mesures de protection principales qui assuraient l’impartialité du jury. Lorsqu’une erreur « nuit à l’utilisation par l’accusé de ses récusations péremptoires dans une mesure telle qu’il existe une possibilité raisonnable que le jury aurait été constitué différemment, cette garantie est compromise » (R. c. Davey, [2012] 3 R.C.S. 828, par. 55, la juge Karakatsanis). La Couronne doit réfuter la présomption de préjudice et démontrer que « l’atteinte au droit de l’accusé de participer utilement au processus des récusations péremptoires [. . .] n’a pas fait naître une apparence d’iniquité constituant une erreur judiciaire » (Davey, par. 55, n. 5).

[212]                      La cause contre M. Chouhan n’était pas à ce point accablante qu’un juge des faits le déclarerait nécessairement coupable (Khan, par. 16; Cloutier (C.A.), par. 29). La preuve était entièrement circonstancielle, et M. Chouhan a témoigné et nié les allégations. En conséquence, le cas n’en est pas un dans lequel « il serait impossible d’obtenir un verdict autre qu’une déclaration de culpabilité » (Khan, par. 31).

[213]                      En outre, l’erreur commise n’était ni mineure ni inoffensive. Il s’agit d’une erreur qui a porté atteinte au droit substantiel de M. Chouhan de participer utilement à la sélection de son jury. Comme la Couronne l’a concédé devant la Cour [traduction] « si l’équité d’un procès est minée, la disposition ne peut s’appliquer » (transcription, p. 24). Puisque l’interdiction faite à M. Chouhan de recourir aux récusations péremptoires a nui à son droit substantiel à un procès équitable, l’erreur n’a pas été inoffensive.

[214]                     N’eût été cette erreur, M. Chouhan aurait pu récuser péremptoirement jusqu’à 20 candidats jurés. Il a soulevé des préoccupations quant à l’impartialité de quatre d’entre eux, mais trois parmi ceux‑ci ont tout de même été sélectionnés pour faire partie du jury. Le juge du procès a conclu que la réponse négative sous serment de chaque juré à la question : « Votre capacité de juger la preuve équitablement dans ce procès sera‑t‑elle affectée par le fait que M. Chouhan est d’origine indienne? » l’a emporté sur la perception subjective de M. Chouhan d’un préjugé potentiel.

[215]                     Parce que le juge du procès n’a pas posé de questions plus approfondies ou écarté ces jurés, le préjudice au droit de M. Chouhan de subir un procès équitable a subsisté. Si M. Chouhan avait été en mesure d’utiliser ses récusations péremptoires, il n’aurait pas été jugé par trois personnes qui, selon lui, avaient un parti pris à son endroit.

[216]                     Il est vrai que le juge du procès a écarté une candidate jurée, mais la conduite de celle‑ci n’avait guère été subtile — M. Chouhan a informé la cour que cette candidate jurée avait posé un geste vulgaire à son intention avec son majeur.

[217]                     Le juge a toutefois refusé à M. Chouhan le droit d’exclure du jury trois autres personnes qui, selon son intuition, ne le jugeraient pas équitablement — la raison d’être des récusations péremptoires. Pour lui, leur présence dans le jury, en dépit de sa demande qu’elles soient exclues pour partialité, a signifié qu’il n’a pas été jugé par un jury impartial. Il s’agit d’une atteinte préjudiciable qui ne peut être réparée.

[218]                     En outre, cette erreur en est une qui porte atteinte non seulement à la confiance de M. Chouhan envers l’administration de la justice, mais également à celle du public. L’erreur du juge du procès de ne pas autoriser M. Chouhan à utiliser ses récusations péremptoires a été exacerbée par son échec à sauvegarder les droits d’un accusé qui est membre d’une minorité raciale, en posant des questions approfondies ou ne procédant à des mises à l’écart. Monsieur Chouhan n’a donc pas été jugé par un jury qu’il percevait comme étant impartial et représentatif. Il ne peut être remédié par la disposition réparatrice à cette atteinte préjudiciable à son droit à un procès équitable.

[219]                     Dans l’appel conjoint R. c. Esseghaier, 2021 CSC 9, [2021] 1 R.C.S. 101, par. 52, les juges Moldaver et Brown suggèrent dans une remarque incidente qu’une « norme plus stricte pourrait être nécessaire pour l’application du sous‑al. 686(1)b)(iv) ». À mon avis, à l’aune de l’une ou de l’autre de ces normes, la disposition ne peut pas s’appliquer en l’espèce, compte tenu du préjudice causé par l’erreur.

[220]                      Je suis donc d’avis de rejeter l’appel interjeté par la Couronne de la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’abrogation ne s’appliquait pas au procès de M. Chouhan et l’appel incident de M. Chouhan.

Version française des motifs rendus par

La juge Côté (dissidente) —

I.               Aperçu

[221]                     Edmund Burke a écrit : « . . . quels que soient sa sagacité et ses dons d’observation — ce n’est qu’avec des précautions infinies qu’on serait en droit d’entreprendre la destruction d’un édifice qui pendant de longs siècles a répondu de façon tant soit peu acceptable aux fins générales de la société . . . » (Réflexions sur la révolution de France (1989), p. 77‑78). Le Parlement a commis cette erreur même dans son empressement à vouloir répondre à un cas d’espèce. Le Parlement n’a pas compris pourquoi les récusations péremptoires ont accompagné les procès avec jury depuis plus de 700 ans. Il a ignoré les voix des personnes racisées et d’autres personnes marginalisées qui réclamaient l’opportunité de maintenir le bénéfice d’un procès avec jury.

[222]                     Dans la Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25 (« Loi modificatrice »), le Parlement a aboli les récusations péremptoires de jurés prévues au Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 . Ce faisant, le Parlement a substantiellement diminué le bénéfice d’un procès avec jury pour M. Chouhan et pour beaucoup d’autres accusés, en particulier, les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées.

[223]                     Le procès de M. Chouhan pour meurtre au premier degré devait débuter le même jour que celui de l’entrée en vigueur de l’art. 269 de la Loi modificatrice. Lors de la sélection du jury, le juge du procès a nié à M. Chouhan le droit de récuser péremptoirement des candidats jurés et ce dernier n’a conséquemment pas été en mesure de véritablement participer à la sélection des jurés qui le jugeraient. À quatre occasions, M. Chouhan s’est opposé à la sélection de candidats jurés en raison de gestes ou d’actions qui l’ont mis mal à l’aise. Le juge du procès a mis à l’écart l’un de ces candidats jurés, mais a permis aux trois autres de servir comme jurés.

[224]                     Monsieur Chouhan plaide que son procès n’a pas été conforme aux al. 11d)  et 11f)  de la Charte canadienne des droits et libertés . Mes collègues, à l’instar des tribunaux de juridiction inférieure, ont axé leurs analyses sur l’al. 11d)  de la Charte . À mon avis, l’analyse doit commencer par l’al. 11f)  de la Charte , parce que les garanties qu’il offre sont plus vastes que celles offertes par l’al. 11d).

[225]                     L’alinéa 11f) garantit à tout inculpé le droit, sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave. Afin d’offrir le bénéfice d’un procès avec jury, un jury doit posséder certaines caractéristiques essentielles, y compris l’impartialité, la représentativité et la compétence. Chacune de ces trois caractéristiques favorise le bénéfice d’un procès avec jury. L’abolition des récusations péremptoires réduit substantiellement le bénéfice des procès avec jury en érodant ces trois caractéristiques.

[226]                     Les récusations péremptoires permettent aux personnes accusées de s’attaquer à des biais cachés, subtils et inconscients qui sont indubitablement présents dans le tableau des jurés et auxquels les récusations motivées ne peuvent pas remédier. Elles donnent aussi aux personnes accusées l’occasion de tenter d’obtenir des jurys plus représentatifs et diversifiés. Enfin, les récusations péremptoires permettent aux personnes accusées d’exclure les jurés dont les expériences personnelles sont si profondément différentes des leurs qu’ils pourraient ne pas être aptes à livrer le bénéfice d’un procès avec jury.

[227]                     Il y a un triste paradoxe en l’espèce. Le Parlement a éliminé les récusations péremptoires parce qu’il estimait qu’elles étaient un outil arbitraire utilisé afin de perpétuer le racisme systémique et la discrimination à l’encontre des jurés qui sont des personnes racisées ou d’autres personnes marginalisées. En réalité, les récusations péremptoires sont toutefois loin d’être arbitraires. En particulier, pour les accusés qui sont racisés ou autrement marginalisés, les récusations péremptoires sont la bouée de sauvetage leur permettant de lutter contre les biais inconscients et la discrimination. Comme l’explique l’une des intervenantes, la Canadian Association of Black Lawyers :

     [traduction] Le Parlement a omis d’accorder suffisamment d’attention à l’incidence de l’abolition des récusations péremptoires sur les accusés noirs; il en résulte une aggravation de la question même qu’il prétendait régler : le racisme systémique.

(m. interv., par. 3)

[228]                     Cette intervenante n’était pas la seule. Des militants des droits de la défense représentant une vaste gamme d’organisations — y compris bon nombre de communautés racisées — nous ont priés de comprendre et de reconnaître les incidences néfastes que l’abolition des récusations péremptoires aurait sur les personnes racisées et les autres personnes marginalisées. Leur position est appuyée par la preuve dont disposait le juge du procès.

[229]                     Les récusations péremptoires ne sont pas parfaites. Je reconnais qu’elles peuvent être utilisées de manière discriminatoire. Toutefois, en tentant de lutter contre les difficultés soulevées par les récusations péremptoires, le Parlement disposait de nombreuses options. Il ne lui était pas nécessaire de conserver les récusations péremptoires telles qu’elles existaient, mais il devait prendre en considération les intérêts des personnes accusées. La façon adéquate de procéder pour le Parlement n’était pas d’abolir les récusations péremptoires, mais de les encadrer. Son défaut de le faire ne constitue pas une atteinte minimale. Par conséquent, l’art. 269 de la Loi modificatrice contrevient à l’al. 11f)  de la Charte , car il ne constitue pas une limite qui est raisonnable et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique (Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, par. 120‑121). Dans la mesure où il abolit les récusations péremptoires, je suis d’avis de déclarer invalide l’art. 269 de la Loi modificatrice.

[230]                     Comme je conclus que l’abolition des récusations péremptoires contrevient à l’al. 11f), il n’est pas nécessaire que je tranche la question de savoir si elle contrevient aussi à l’al. 11d). Toutefois, il est évident que l’abolition des récusations péremptoires porte au moins atteinte à l’al. 11d). Si je n’avais pas conclu à l’existence d’une violation constitutionnelle, j’aurais conclu, comme ma collègue la juge Abella, que l’abolition des récusations péremptoires porte de toute évidence atteinte à des droits substantiels et ne peut s’appliquer que prospectivement.

[231]                     Mes collègues les juges Moldaver et Brown estiment que l’abolition des récusations péremptoires ne porte atteinte à aucun des droits garantis à M. Chouhan. Pourtant, ils estiment nécessaire de créer de nouvelles procédures de sélection des jurés et protections de l’équité du procès (dont aucune n’a été offerte à M. Chouhan). Je suis en désaccord avec cette approche. Si le régime édicté par le Parlement n’est pas en mesure d’assurer la compatibilité des procès avec la Constitution, il doit alors être invalidé. Si la Loi modificatrice ne porte même pas atteinte à un droit garanti par la Charte , alors la Cour n’a aucune raison de décréter le régime qu’elle préfère et qui devrait remplacer celui des récusations péremptoires.

II.            Historique des récusations péremptoires

[232]                     Une récusation péremptoire est un pouvoir discrétionnaire qui peut être exercé pour empêcher un candidat juré de faire partie du jury. Le droit de l’accusé, issu de la common law, de récuser péremptoirement des candidats jurés date de plus de 700 ans (J. Heinz, « Peremptory Challenges in Criminal Cases : A Comparison of Regulation in the United States, England, and Canada » (1993), 16 Loy. L.A. Int’l & Comp. L.J. 201, p. 207‑208). Dès 1488, la common law donnait à l’accusé le droit de récuser 35 candidats jurés (J. Baker, The Oxford History of the Laws of England, vol. VI, 1483‑1558 (2003), p. 517). Historiquement, les récusations péremptoires étaient l’une des rares protections dont jouissait une personne inculpée d’une infraction criminelle. Avant qu’un accusé puisse être représenté par un avocat, qu’il puisse faire comparaître des témoins pour son compte ou qu’il puisse faire exclure la preuve par ouï‑dire, il avait la possibilité de participer à la sélection des jurés. Comme le soulignait Sir John Baker, [traduction] « [l]a bénédiction du procès avec jury favorisait l’accusé à certains égards. Il était en mesure de récuser jusqu’à 35 jurés, sans fournir quelque motif que ce soit, et de récuser davantage de jurés en fournissant des motifs. Les 12 qui étaient choisis devaient être unanimes avant de pouvoir le déclarer coupable. Si les jurés acquittaient l’accusé — aussi abusive que la décision puisse être — le verdict était définitif et inattaquable » (An Introduction to English Legal History (5e éd. 2019), p. 550).

[233]                     L’importance des récusations péremptoires résidait dans leur aptitude à aider tant à garantir l’impartialité du jury qu’à rassurer l’accusé quant à l’équité du jury et donc du verdict définitif. Sir Edward Coke a reconnu, il y a 400 ans, l’importance des récusations péremptoires dans le but de s’assurer de l’impartialité du jury, lorsqu’il a écrit que [traduction] « le but d’une récusation [péremptoire] est de tenir un procès impartial, ce qui est requis par la loi; et le fait de nier à l’accusé son droit à une récusation prévue par la loi, c’est l’exclure d’une question essentielle relative à son procès » (The Third Part of the Institutes of the Laws of England : Concerning High Treason, and Other Pleas of the Crown, and Criminal Causes (1797), p. 27). Dans Mansell c. The Queen (1857), 8 El. & Bl. 54, 120 E.R. 20, le lord juge en chef Campbell faisait observer de manière similaire que sans les récusations péremptoires,

        [traduction] il est évident que la justice ne pouvait être rendue de manière satisfaisante; car il doit souvent arriver qu’un juré qui est renvoyé au tableau ne soit pas impartial et ne soit pas apte à servir lors du procès, même si aucune preuve admissible ne peut être produite pour établir son inaptitude. [p. 27]

[234]                     Le Parlement de l’Angleterre a exprimé son accord. Après le tollé qu’ont suscité les persécutions politiques du XVIIe siècle, il a reconnu que les récusations péremptoires étaient l’un des outils les plus importants dont bénéficiait l’accusé pour s’assurer de l’impartialité du jury. Afin d’accroître l’aptitude de l’accusé à utiliser les récusations péremptoires, le Parlement a édicté l’obligation de fournir aux personnes inculpées de trahison une liste de jurés à l’avance (Act for regulateing of Tryals in Cases of Treason and Misprision of Treason (Angl.), 1696, 7 & 8 Gul. 3, c. 3, art. 7; F. W. Maitland, The Constitutional History of England (1908), p. 319; J. H. Langbein, The Origins of Adversary Criminal Trial (2005), p. 95‑96).

[235]                     Le processus de participation à la sélection des jurés procure aussi à l’accusé un sentiment d’appartenance à l’égard du procès, ce qui accroît sa confiance en l’équité du procès. Cette confiance accrue en l’équité du procès est particulièrement importante dans les procès avec jury, parce que les jurés ne donnent pas de motifs justifiant leurs décisions. Sir William Blackstone a écrit ce qui suit sur l’importante incidence que les récusations péremptoires ont sur le comportement de l’accusé :

        [traduction] Mais, dans les affaires criminelles, ou du moins les crimes punissables de mort, on doit, in favorem vitae [dans l’intérêt de la vie], permettre au prisonnier un certain nombre de récusations arbitraires et capricieuses, sans établir aucune raison; c’est ce que l’on appelle une récusation péremptoire; une disposition pleine de cette tendresse et de cette humanité pour les prisonniers qui, à juste titre, rendent nos lois anglaises célèbres. On invoque, à cet effet, deux raisons principales. 1. Puisque chacun doit être conscient des impressions soudaines et des préjugés inexplicables que l’on peut ressentir à la vue de quelqu’un et de la nécessité, pour un prisonnier (lorsque sa vie est en jeu), d’avoir une bonne opinion de son jury à défaut de quoi il pourrait être tout à fait déconcerté, la loi ne veut pas qu’il soit jugé par une personne contre laquelle il entretient un préjugé, même s’il est incapable d’expliquer cette aversion. 2. Parce qu’il se peut, lorsque les raisons invoquées pour une récusation pour cause ne justifient pas la mise à l’écart du juré, que le seul fait de mettre en doute son impartialité crée un ressentiment, alors le prisonnier a encore la possibilité, s’il le veut, de récuser péremptoirement le juré pour empêcher toute conséquence nuisible. [En italique dans l’original; note en bas de page omise.]

(Commentaries on the Laws of England (16e éd. 1825), t. IV, p. 352‑353)

[236]                     Je suis en désaccord uniquement en ce qui concerne la qualification des récusations péremptoires d’arbitraires. Elles sont discrétionnaires, mais cela ne signifie pas qu’elles sont arbitraires. Qu’elles puissent être exercées sans un motif exprès ne signifie pas qu’un motif n’existe pas. Après tout, le jury lui‑même ne donne pas de motifs justifiant sa décision.

[237]                     Les récusations péremptoires sont apparues au Canada avec la common law. En l’occurrence, les lois de 1792 et de 1794 du Haut‑Canada sur les jurys ont expressément intégré les [traduction] « lois et coutumes d’Angleterre », y compris les récusations péremptoires (R. B. Brown, « Challenges for Cause, Stand‑Asides, and Peremptory Challenges in the Nineteenth Century » (2000), 38 Osgoode Hall L.J. 453, p. 480). Jusqu’en 1850, la common law encadrait le nombre de récusations péremptoires disponibles dans le Haut‑Canada. En 1869, le Canada a adopté le même nombre de récusations péremptoires offertes aux défendeurs dans le Haut‑Canada au cours de la période pré‑confédérative : 20 pour ceux inculpés de trahison ou d’infractions passibles de la peine capitale, 12 pour ceux inculpés d’autres crimes graves et 4 pour ceux inculpés d’infractions mineures (Brown, p. 490‑491). En 1892, au Canada, le premier Code criminel, 1892, S.C. 1892, c. 29, art. 668, conférait de manière semblable 20 récusations péremptoires pour ceux inculpés de trahison ou d’infractions passibles de la peine capitale, 12 pour ceux inculpés d’infractions punissables de plus de 5 ans d’emprisonnement et 4 pour ceux inculpés d’infractions punissables de moins de 5 ans d’emprisonnement.

[238]                     À l’instar de leurs équivalents anglais, les tribunaux canadiens ont reconnu l’importance des récusations péremptoires. Dans l’arrêt Morin c. The Queen (1890), 18 R.C.S. 407, le juge en chef Ritchie a souligné l’importance des récusations péremptoires afin de s’assurer qu’un procès est équitable : [traduction] « La loi vise, bien sûr, à assurer aux prisonniers un procès équitable. Comment peut‑elle atteindre ce but s’ils sont empêchés, en choisissant le jury qui les jugera, d’exercer le privilège que la loi leur accorde? » (p. 425). De manière semblable, dans l’arrêt McLean c. The King, [1933] R.C.S. 688, la Cour a affirmé que [traduction] « dans l’administration de la justice criminelle, rien n’est plus important que de constituer un jury à l’égard duquel aucune objection ne peut être soulevée et d’assurer à l’accusé qu’il bénéficie pleinement de toutes les protections que la loi met à sa disposition pour lui garantir ce droit, lequel constitue l’essence même d’un procès équitable » (p. 692).

[239]                     Dans l’arrêt Cloutier c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 709, la Cour a conclu qu’au Québec, le droit de l’accusé de récuser péremptoirement les jurés remontait à l’Acte de Québec de 1774 (G.‑B.), 14 Geo. 3, c. 83 (reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 2) et que le rejet par le juge du procès d’une demande de récusation péremptoire par l’accusé rendait le verdict nul. Au nom des juges majoritaires, le juge Pratte a affirmé que les conséquences qui découlent d’une erreur de droit commise par le juge du procès sont tributaires de la nature de la règle violée et de l’importance du droit que celle‑ci vise à protéger (p. 715). Reconnaissant l’importance des droits protégés par le droit de l’accusé de récuser péremptoirement des jurés, il a conclu que seule une disposition législative claire pouvait nier le droit à la récusation péremptoire, et que l’accusé à qui on avait erronément refusé une récusation péremptoire était automatiquement bien fondé à demander un nouveau procès, sans qu’il ait à prouver un préjudice, parce qu’il y avait eu « préjudice de droit » (p. 721 et 724).

[240]                     Dans l’arrêt R. c. Sherratt, [1991] 1 R.C.S. 509, la juge L’Heureux‑Dubé a conclu que

        les récusations péremptoires se justifient par un certain nombre de motifs. Il est possible, par exemple, que l’accusé ne dispose pas de renseignements suffisants pour récuser pour cause un membre du tableau qui, selon lui, devrait être exclu. Les récusations péremptoires peuvent également, dans certaines situations, améliorer la représentativité d’un jury, ce qui dépend à la fois de l’accusé et de la nature de la collectivité. Ce genre de récusation sert, en outre, à intensifier le sentiment de l’accusé qu’il a bénéficié d’un tribunal constitué équitablement [p. 532‑533].

[241]                     Dans l’arrêt R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, le juge Gonthier (dissident, mais non sur ce point) a fait siennes les explications de Blackstone concernant les récusations péremptoires et a ajouté qu’elles enseignent aussi au plaideur et à la collectivité [traduction] « que le jury constitue un moyen bon et convenable de trancher des questions et qu’il y a lieu de suivre sa décision parce qu’en réalité, le jury appartient au plaideur » (p. 115‑116, citant B. Babcock, « Voir Dire : Preserving “Its Wonderful Power” » (1975), 27 Stan. L. Rev. 545, p. 552).

[242]                     Plus récemment, ma collègue, la juge Karakatsanis, a reconnu la valeur des récusations péremptoires dans l’arrêt R. c. Davey, 2012 CSC 75, [2012] 3 R.C.S. 828, lorsqu’elle y a fait référence comme étant une garantie visant à assurer l’impartialité du jury (par. 55).

[243]                     Il ressort de l’analyse qui précède que les juges ont de toute évidence reconnu depuis longtemps que les récusations péremptoires renforcent à la fois l’impartialité dans les faits et le sentiment de l’accusé que le procès est équitable. Il est tout aussi évident que le droit de la défense de récuser péremptoirement était un droit issu à la fois de la common law et de la loi avant le 19 septembre 2019, date à laquelle l’art. 269 de la Loi modificatrice est entré en vigueur.

[244]                     L’article 269 de la Loi modificatrice dispose que les art. 633 et 634 du Code sont remplacés par le nouvel art. 633, abolissant ainsi implicitement les récusations péremptoires du Code. L’unique mention des récusations péremptoires dans la Loi modificatrice est faite dans le sommaire, dont le libellé est le suivant : « Le texte modifie le Code criminel  en vue notamment : [. . .] c) d’abolir la récusation péremptoire de jurés . . . ». Les observations de toutes les parties et de tous les intervenants ayant comparu à la Cour étaient fondées sur la prémisse voulant que ce libellé ait aboli toutes les récusations péremptoires. Je procéderai, moi aussi, sur ce fondement, mais je note entre parenthèses que si le droit issu de la common law demeure latent en arrière‑plan du droit statutaire (par exemple, d’une manière semblable à la suspension de la prérogative (voir Attorney‑General c. De Keyser’s Royal Hotel, [1920] A.C. 508 (H.L.)), alors le maintien de son existence dépendra de l’interprétation de la Loi modificatrice. Comme le lord juge en chef Tindal l’a souligné :

        [traduction] . . . si la question de savoir si son droit à la récusation péremptoire a été abrogé ou non demeure en proie à quelque doute que ce soit, il me semble que, conformément au principe général de l’application des décisions aux causes en droit criminel, tutius erratur in mitiori sensu, la décision relative à une telle question doit être rendue en faveur du détenu qui ne doit pas être privé implicitement d’un droit si important pour lui, que la common law lui confère et dont il a joui pendant de nombreux siècles, à moins qu’une telle conséquence ne soit absolument nécessaire à l’interprétation de la loi.

(Gray c. Reg. (1844), 11 Cl. & F. 427, 8 E.R. 1164 (H.L.), p. 1183)

III.         Alinéa 11f)  de la Charte 

[245]                     L’alinéa 11f)  de la Charte  dispose que :

        11. Tout inculpé a le droit

        . . .

        f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;

        11. Any person charged with an offence has the right

        . . .

        (f) except in the case of an offence under military law tried before a military tribunal, to the benefit of trial by jury where the maximum punishment for the offence is imprisonment for five years or a more severe punishment;

[246]                     La Cour n’a jamais défini le sens de l’expression « procès avec jury ». Pour que l’al. 11f) ait un véritable sens, [traduction] « un tribunal doit posséder un ensemble d’attributs irréductibles pour qu’il soit considéré comme un “jury” » (R. c. Craig, 2019 ONSC 6732, 449 C.R.R. (2d) 1, par. 43). À mon avis, un jury doit posséder toutes les caractéristiques nécessaires permettant d’offrir à l’accusé le bénéfice que les rédacteurs de la Charte  désiraient protéger. Cette interprétation de l’al. 11f) est compatible avec son libellé et son contexte, ainsi qu’avec l’historique des jurys et la jurisprudence de la Cour.

[247]                     La Cour a conclu à maintes reprises que l’objet principal de l’al. 11f), à l’instar des autres alinéas de l’art. 11, est la protection de l’accusé (R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, p. 1310‑1311; R. c. Lee, [1989] 2 R.C.S. 1384, p. 1400; R. c. Stillman, 2019 CSC 40, [2019] 3 R.C.S. 144, par. 28). Compte tenu de cet objet, et après avoir lu conjointement les versions française et anglaise du texte, la juge Wilson a conclu que l’al. 11f) doit être interprété « comme permettant à l’accusé de bénéficier d’un procès avec jury » (Turpin, p. 1314 (souligné dans l’original)). Elle a conclu que l’intention des rédacteurs était de « garantir à l’accusé [le] bénéfic[e] d’un procès avec jury s’il estime qu’un jury constitue réellement un avantage » (Turpin, p. 1313). De manière semblable, dans l’arrêt Stillman, mes collègues les juges Moldaver et Brown ont conclu que l’al. 11f) visait à protéger l’accusé « en lui permettant d’être jugé par ses pairs » (par. 28).

[248]                     Il est donc évident que l’objet de l’al. 11f) est de garantir un bénéfice sous‑jacent qui découle des procès avec jury. La première étape pour trancher le présent pourvoi est de déterminer la nature du bénéfice que les procès avec jury offrent et que les rédacteurs de la Charte  ont voulu protéger en consacrant l’al. 11f). La seconde étape consiste à déterminer quelles caractéristiques un procès avec jury doit posséder pour garantir ce bénéfice. La question fondamentale est de savoir si l’abolition des récusations péremptoires prive M. Chouhan du bénéfice d’un procès avec jury.

A.           Nature du bénéfice d’un procès avec jury

[249]                     La jurisprudence de la Cour a reconnu quatre avantages principaux aux procès avec jury comparativement aux procès avec un juge siégeant seul. Ensemble, ces quatre avantages sont les quatre éléments du bénéfice d’un procès avec jury.

[250]                     Le premier élément du bénéfice d’un procès avec jury qui a été reconnu est que le jury s’avère un excellent juge des faits (Sherratt, p. 523). Pour reprendre les termes de lord du Parcq, [traduction] « lorsqu’il faut trancher des questions de fait, [. . .] aucun tribunal ne vaut un jury » (Aspects of the Law (1948), p. 10). La supériorité du jury à titre de juge des faits découle à la fois des aptitudes cumulatives de ses membres et de la diversité de leurs expériences. L’appréciation de la preuve oblige souvent à porter un jugement sur le comportement humain. Les juges des faits doivent se fonder sur leur bon sens et sur leurs expériences personnelles pour déterminer si les témoins sont sincères, précis et crédibles. Chaque juré contribue à cette tâche en y apportant son expérience personnelle et l’expérience cumulative des jurés est ainsi supérieure à l’expérience de tout individu ou de tout groupe d’individus qui ont largement vécu des expériences semblables. La taille du groupe signifie aussi qu’un jury bénéficie de la mémoire collective de tous les jurés. Alors qu’un décideur seul peut oublier un aspect particulier de la preuve, il est moins probable que le jury oublie quoi que ce soit, parce que les 12 jurés délibèrent en groupe. Enfin, le processus de délibération des jurés contribue aussi à une meilleure appréciation des faits, car chaque détail est approfondi et soumis à l’examen minutieux du groupe (Commission de réforme du droit du Canada, Document de travail 27, Le jury en droit pénal (1980), p. 5‑6).

[251]                     Le second élément du bénéfice d’un procès avec jury est qu’il représente la conscience de la collectivité (Turpin, p. 1309‑1310; Sherratt, p. 523; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 55; Stillman, par. 28). Selon la Commission de réforme du droit du Canada, étant donné que la loi s’exprime en termes généraux, il est inévitable qu’une application rigide de la loi mène à un résultat injuste dans certains cas. Le jury, composé d’un échantillon représentatif de la société, est le mieux à même de déterminer si l’application de la loi à un ensemble particulier de faits serait injuste ou correspondrait aux valeurs de la société. En fait, de nombreux juristes soutiennent que « c’est le jury qui doit conserver la responsabilité ultime de dispenser la justice dans les affaires les plus graves » (Commission de réforme du droit, p. 9).

[252]                     Est étroitement lié au rôle du jury comme conscience de la collectivité, son rôle à titre de « rempart des libertés individuelles » protégeant les individus contre les lois oppressives ou leur application oppressive (Turpin, p. 1309; voir aussi Sherratt, p. 523‑524). Comme le jury rend le verdict définitif de culpabilité ou d’innocence, il peut refuser d’appliquer une loi qui est incompatible avec la moralité de la collectivité ou qui est utilisée de manière oppressive. Bien que ce rôle ait été controversé, il est « bien établi que, dans le système de justice que nous tenons de l’Angleterre, les jurés ne peuvent pas de plein droit refuser d’appliquer la loi — mais ils ont la faculté de le faire lorsque leur conscience ne leur en laisse pas le choix » (R. c. Krieger, 2006 CSC 47, [2006] 2 R.C.S. 501, par. 27 (italique omis)).

[253]                     Le jury sert aussi des intérêts sociétaux plus larges tels que l’éducation du public et la légitimation du système de justice (Turpin, p. 1309‑1310; Sherratt, p. 523; Stillman, par. 28). Permettre aux membres du public de participer directement à l’adjudication les familiarise avec le système de justice criminelle, diminuant ainsi le mystère qui l’entoure et augmentant son acceptabilité. Il permet aussi aux membres du public de constater par eux‑mêmes que les décisions sont équitables, justes et rendues en conformité avec les valeurs de la collectivité. Il en résulte une confiance accrue de la société envers la légitimité du système judiciaire.

[254]                     Tous ces quatre éléments — supériorité à titre de juge des faits, conscience de la collectivité, rempart de la liberté ainsi que l’éducation et la légitimation — constituent le bénéfice d’un procès avec jury. Il est aussi important de garder à l’esprit que, certes, certains de ces éléments bénéficient à la fois à l’accusé et à la société, mais l’objet de l’al. 11f) est de protéger les intérêts de l’accusé, de sorte que l’accent doit être mis sur les éléments qui servent cet objet (Turpin, p. 1310‑1311; Lee, p. 1400; Stillman, par. 28).

B.            Conditions préalables au bénéfice d’un procès avec jury

[255]                     Pour qu’un accusé bénéficie d’un procès avec jury, ce dernier doit posséder certaines caractéristiques. Encore une fois, notre jurisprudence a établi certaines caractéristiques essentielles qu’un jury doit posséder. Par exemple, pour que le jury fasse preuve d’équité et puisse démontrer sa supériorité à titre de juge des faits, lui seul doit statuer sur la culpabilité (Krieger, par. 17, 22 et 29). Il ressort aussi de notre jurisprudence que le jury doit être impartial, représentatif et compétent (Davey, par. 30; Sherratt, p. 525, Bain, p. 114).

[256]                     La capacité de l’accusé à participer de manière véritable à la sélection des personnes qui le jugeront pourrait être une autre de ces caractéristiques irréductibles qui sont indispensables à un procès avec jury. Depuis que les procès avec jury existent au Canada, l’accusé a toujours eu le droit de récuser péremptoirement des candidats jurés. Jusqu’au 19 septembre 2019, les récusations péremptoires faisaient partie intégrante des procès avec jury. Comme nous le verrons, les récusations péremptoires ont des incidences importantes sur l’impartialité, la représentativité et la compétence. Toutefois, elles jouent aussi un rôle unique dans un procès avec jury. Les récusations péremptoires sont un moyen de reconnaître l’autonomie et la dignité des personnes accusées. Elles permettent à l’accusé de participer de manière véritable à la sélection des personnes qui le jugeront, un processus absent d’un procès mené par un juge siégeant seul. Ce processus de participation à la sélection des jurés donne à l’accusé un sentiment d’appartenance à l’égard du procès. Comme le juge Gonthier l’a énoncé dans l’arrêt Bain, le bénéfice d’un procès avec jury en est accru, car il [traduction] « apprend au plaideur, et par son entremise à la collectivité, que le jury constitue un moyen bon et convenable de trancher des questions et qu’il y a lieu de suivre sa décision parce qu’en réalité, le jury appartient au plaideur » (p. 116, citant Babcock, p. 552).

[257]                     Comme mes collègues les juges Moldaver et Brown l’ont souligné, les récusations péremptoires confèrent également un avantage substantiel dans l’esprit des accusés (par. 18, 24 et 96). Lorsqu’il exclut des jurés qui le mettent mal à l’aise ou dont il a peur, l’accusé aura fort probablement le sentiment qu’il est jugé par des jurés qu’il considère comme ses pairs, ce qui accroît sa confiance dans l’équité du procès et du verdict (d.a., vol. II, p. 192‑194). Le juge Sharpe de la Cour d’appel s’est exprimé ainsi :

     [traduction] Lorsqu’elle offre à chaque camp un nombre limité de récusations péremptoires, la loi permet aux parties de dissiper les préoccupations ressenties, mais difficiles à prouver quant à la propension des jurés à la partialité et permet donc d’accroître la confiance dans l’impartialité du jury et l’équité du procès.

(R. c. Gayle (2001), 54 O.R. (3d) 36 (C.A.), par. 60)

[258]                     Cette confiance accrue dans l’équité du procès est particulièrement importante pour compenser l’absence de motifs dans un procès avec jury. Comme la Cour l’a souligné, des motifs justifiant et expliquant le résultat sont importants à la fois pour la dignité de la partie qui n’a pas obtenu gain de cause et pour que les membres du public sachent que justice a été rendue (R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 24).

[259]                     Les récusations péremptoires sont aussi essentielles à la constitution de jurys impartiaux, représentatifs et compétents.

(1)          Impartialité

[260]                     Pendant des siècles, les tribunaux ont reconnu que les récusations péremptoires facilitaient la sélection d’un jury impartial. Les personnes accusées peuvent exercer leur droit de récusation péremptoire, et elles le font, afin d’exclure des candidats jurés qui sont biaisés contre elles. Bien qu’il existe d’autres mécanismes permettant d’empêcher la formation de jurys partiaux, ces mécanismes ont été conçus pour fonctionner de pair avec les récusations péremptoires. À titre d’exemple, les tribunaux ont statué que les récusations péremptoires sont importantes, parce qu’elles permettent à l’accusé d’exclure un juré partial, même lorsque la preuve de partialité pourrait ne pas être admissible ou que les motifs de l’accusé sont difficiles à formuler. L’abolition des récusations péremptoires laisse donc un vide dans la protection de l’accusé à l’encontre d’un jury partial. Pour comprendre cet état de fait, nous devons examiner les autres protections applicables dans le cadre de la sélection des jurés.

[261]                     Le point de départ au Canada est que tous les candidats jurés sont présumés être impartiaux (R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 21). Le caractère aléatoire de la sélection des jurés a traditionnellement été envisagé comme un rempart contre la partialité. Cependant, au cours des dernières années, « [l’]administration de la justice a dû se rendre à l’évidence : préjugés raciaux et discrimination sont tenaces dans notre société et il faut s’y attaquer directement lors de la sélection des jurés » (Spence, par. 1). Lorsqu’une partie démontre une possibilité réaliste de partialité, le juge doit permettre de poser des questions limitées aux jurés pendant l’audition d’une demande de récusation motivée (Sherratt, p. 536). Dans le cas d’un accusé racisé, « [l]es tribunaux ont reconnu que le préjugé racial contre les minorités visibles est si notoire et incontestable que son existence sera admise sans preuve à l’appui » (Spence, par. 5).

[262]                     Toutefois, le régime des récusations motivées a été établi pour fonctionner de pair avec les récusations péremptoires. Les récusations motivées sont fondées sur des manifestations évidentes de préjugés qui se présentent, soit par une preuve précise, soit par la réponse du candidat juré à une seule question à laquelle il doit répondre par « oui » ou par « non » (Kokopenace, par. 85). En guise d’exemple, une question couramment posée dans le cadre d’une demande de récusation motivée est formulée comme suit : « L’accusé fait partie d’une minorité visible. Le fait que la personne accusée soit membre d’une minorité visible vous rend‑il moins apte à juger la preuve produite sans biais, préjugé ou partialité? » La faiblesse d’une telle approche est très évidente pour quiconque est familier avec la réalité des préjugés raciaux. Dans l’arrêt R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, la juge McLachlin a fait observer que les préjugés raciaux « reposent sur des idées préconçues et des suppositions incontestées qui façonnent le comportement quotidien des gens sans qu’ils s’en rendent compte. Profondément enracinées dans la psyché humaine, ces idées préconçues ne peuvent pas être facilement et effectivement décelées et laissées de côté, même par la personne qui veut le faire » (par. 21 (je souligne)). Une personne dont les croyances (raciales ou autres) sont profondément enracinées dans son subconscient ne sera probablement pas en mesure de reconnaître ces croyances dans le cadre d’une récusation motivée. Pour emprunter les termes de mon collègue le juge Moldaver, la demande de récusation motivée « n’a pas [. . .] d’incidence importante sur le processus de sélection des jurés » (Kokopenace, par. 85).

[263]                     En outre, comme de telles croyances sont profondément enracinées dans la psyché humaine et ne peuvent pas être facilement décelées, il est peu probable que le juré qui les entretient tirera profit des directives données par le juge du procès. Comme la juge McLachlin l’a affirmé dans l’arrêt Williams, ces biais sont réfractaires aux directives judiciaires :

        Nous ne devrions pas supposer que les directives du juge ou d’autres garanties élimineront les préjugés qui peuvent être profondément enracinés dans le subconscient des jurés. Nous devrions plutôt reconnaître la puissance destructrice des préjugés raciaux subliminaux en admettant que les garanties d’impartialité des jurés choisis peuvent être insuffisantes. [par. 22]

[264]                     Par ailleurs, les récusations péremptoires permettent à l’accusé de s’attaquer à ces biais cachés, subtils et inconscients qui échappent aux récusations motivées. Lorsqu’un candidat juré se présente devant l’accusé, ce dernier est en mesure d’évaluer sa partialité en faisant usage du bon sens qu’il a acquis au long de son expérience personnelle afin de déterminer si le candidat juré démontre des signes de préjugés à son encontre. Pour les personnes accusées qui sont racisées ou marginalisées, leurs expériences personnelles et, par le fait même, leurs évaluations peuvent être très différentes de celle du juge du procès. La preuve le confirme en l’espèce. Monsieur Chouhan a appelé deux avocats expérimentés de la défense à témoigner sur leur expérience relative aux récusations péremptoires. Selon les témoignages de ces deux avocats, les personnes racisées sont capables de détecter des indices de racisme qui échappent à d’autres personnes qui n’ont pas vécu des préjugés du même genre (d.a., vol. II, p. 197). La Couronne n’a pas contesté cette preuve.

[265]                     Malheureusement, l’accusé ne peut compter sur un juge pour dispenser ou mettre à l’écart un candidat juré qui démontre des signes de biais contre lui, parce que les accusés ont souvent du mal à formuler clairement les motifs pour lesquels ils ont le sentiment que le candidat juré a un biais (d.a., vol. II, p. 172‑173). Cela est prévisible. Expliquer son appréciation du caractère d’une autre personne est une tâche très difficile, même pour les juges. La Cour a reconnu qu’« [i]l est très difficile pour le juge de première instance de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins »; ainsi, « [i]l faut reconnaître qu’il peut être très difficile au juge appelé à tirer des conclusions sur la crédibilité des témoins de préciser le raisonnement qui est à l’origine de sa décision » (R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, par. 20; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, par. 100; voir aussi R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, par. 49).

[266]                     En conséquence, il est évident que les récusations péremptoires sont essentielles pour constituer un jury impartial. Les autres mécanismes visant à protéger contre les biais, en particulier ceux qui prennent la forme de préjugés raciaux, sont inadéquats. Autrement dit, pour exclure des personnes qui ont de tels préjugés cachés, l’accusé a besoin de récusations péremptoires. L’abolition des récusations péremptoires mine donc l’impartialité des jurys et a une incidence néfaste sur les personnes racisées et les autres personnes marginalisées.

a)     Modifications proposées afin d’accroître l’impartialité

[267]                     Mes collègues les juges Moldaver et Brown formulent trois recommandations pour améliorer l’impartialité des jurys : modifier les récusations motivées, ajouter des directives mettant en garde les jurés contre les biais et recourir à la mise à l’écart dans le cas des jurés partiaux. Le fait que mes collègues ressentent le besoin de créer ces nouvelles protections démontre ce que j’avance : l’abolition des récusations péremptoires laisse un vide dans les protections des personnes accusées contre les jurys partiaux.

[268]                     Je suis en désaccord avec la thèse de mes collègues voulant que les jurés biaisés qui résistent au processus de récusation motivée peuvent être neutralisés par le juge au moyen de son pouvoir de mise à l’écart (par. 70). En vertu de l’ancien art. 633 du Code, les juges avaient le pouvoir d’ordonner que les jurés se tiennent à l’écart pour toute raison valable, y compris un inconvénient personnel sérieux. La Loi modificatrice a ajouté un troisième motif — le maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice.

[269]                     Je suis aussi en désaccord avec mes collègues selon qui la disposition de mise à l’écart est un moyen adéquat de neutraliser les jurés à l’égard desquels il existe une crainte raisonnable de partialité. Une mise à l’écart n’empêche pas un juré de faire partie du jury. Le juré est simplement renvoyé au tableau des jurés et tenu à l’écart au cas où la liste des candidats jurés serait épuisée et qu’il serait appelé à servir comme juré. Si un juré ou un groupe de jurés donne lieu à une crainte raisonnable de partialité, pourquoi est‑il renvoyé au tableau des jurés? Il s’agit d’un risque inacceptable qui est en contradiction flagrante avec la manière dont le Code traite les jurés qui sont biaisés. L’article 632 vise les jurés biaisés, tels que ceux qui ont un intérêt personnel dans l’affaire à être jugée ou qui ont des liens avec les parties ou d’autres participants au procès. Il confère aux juges le pouvoir de dispenser les jurés, leur retirant totalement la possibilité de faire partie du petit jury. Le choix délibéré du Parlement de modifier l’art. 633 plutôt que l’art. 632 révèle que son intention n’était pas que l’art. 633 puisse être utilisé pour traiter des jurés biaisés.

(2)          Représentativité

[270]                     Pour pouvoir agir à titre de conscience de la collectivité et promouvoir la confiance du public envers le système de justice, le jury doit être représentatif (Kokopenace, par. 56). Cela signifie qu’il devrait être un « échantillon représentatif de la société, constitué honnêtement et équitablement » (Sherratt, p. 524).

[271]                     Dans l’arrêt Kokopenace, mon collègue le juge Moldaver a discuté du degré minimal de représentativité qui est nécessaire pour satisfaire aux exigences des al. 11d) et 11f). Il a reconnu que le bénéfice d’un procès avec jury exige que la représentativité joue un rôle plus important dans l’application de l’al. 11f) que dans celle de l’al. 11d) (Kokopenace, par. 55). Cependant, même dans l’application de l’al. 11f), l’État s’acquitte de son obligation constitutionnelle de représentativité en offrant une possibilité réelle à un échantillon représentatif de la société de participer au processus de sélection des jurés (par. 2 et 61). La norme constitutionnelle minimale de représentativité est donc axée sur le caractère adéquat du processus de constitution de la liste des jurés et non pas sur la composition finale de la liste des jurés ou du petit jury (par. 2 et 59).

[272]                     Bien que la procédure établie en conformité avec l’arrêt Kokopenace vise à obtenir un jury représentatif, elle n’est pas axée sur les résultats et ne garantit pas que la liste de jurés aura une composition précise qui représente proportionnellement la population en général (par. 39). En pratique, cela mène à des listes de jurés dans lesquelles les personnes racisées et les autres personnes marginalisées sont sous‑représentées. Plusieurs raisons expliquent cet état de fait. Premièrement, certains groupes marginalisés sont sous‑représentés dans les listes à partir desquelles les gouvernements provinciaux composent les tableaux des jurés. À titre d’exemple, la sélection de noms qui se fait principalement à partir des rôles d’évaluation municipale exclut de nombreuses personnes autochtones (l’hon. F. Iacobucci, La représentation des Premières Nations sur la liste des jurés en Ontario : Rapport de l’examen indépendant mené par l’honorable Frank Iacobucci (2013) (« Rapport Iacobucci »), en général et au par. 150; Manitoba, Public Inquiry into the Administration of Justice and Aboriginal People, Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba, vol. 1, The Justice System and Aboriginal People (1991), p. 377‑387). Deuxièmement, les personnes déclarées coupables d’avoir commis certaines infractions ne peuvent pas faire partie d’un jury, et cela, en application de diverses lois provinciales et du Code (al. 638(1)c)). Un nombre disproportionné de Noirs et d’Autochtones sont en détention ou ont des casiers judiciaires (R. c. Gladue, [1999] 1 R.C.S. 688, par. 61; R. c. Golden, 2001 CSC 83, [2001] 3 R.C.S. 679, par. 83; R. c. Zora, 2020 CSC 14, [2020] 2 R.C.S. 3, par. 79; R. c. Myers, 2019 CSC 18, [2019] 2 R.C.S. 105, par. 26). Troisièmement, les lois sur les jurys et le Code interdisent de manière semblable à quiconque n’est pas citoyen canadien de faire partie d’un jury (al. 638(1)d)). Un nombre disproportionné de résidents permanents sont membres de groupes marginalisés. Quatrièmement, certaines personnes marginalisées peuvent être empêchées de remplir les fonctions de jurés, parce qu’elles ne parlent pas la langue officielle de l’accusé (Code, al. 638(1)f)). D’autres personnes marginalisées peuvent s’abstenir de répondre aux avis de convocation du jury, parce qu’elles perçoivent le système canadien de justice comme suspect. Enfin, dans la plupart des provinces, le shérif a le pouvoir d’exempter certaines personnes d’agir comme jurés si cela leur impose une contrainte. Il en résulte en général l’exclusion des personnes habitant dans des endroits isolés et des personnes à faible revenu (Kokopenace, par. 44).

[273]                     Bien que j’accepte que l’arrêt Kokopenace établit les normes constitutionnelles minimales requises pour atteindre la représentativité, il n’a pas défini la représentativité de manière exhaustive. L’essence de la représentativité demeure un « échantillon représentatif de la société, constitué honnêtement et équitablement » (par. 39, citant Sherratt, p. 524). La procédure de sélection pendant l’instance peut accroître la représentativité et ainsi favoriser le bénéfice d’un procès avec jury, en particulier lorsque la liste aléatoire des jurés n’a pas permis d’obtenir un tableau des jurés représentant véritablement la diversité de la région.

[274]                     Dans l’arrêt Sherratt, la Cour a confirmé que les récusations péremptoires pouvaient améliorer la représentativité : « Les récusations péremptoires peuvent également, dans certaines situations, améliorer la représentativité d’un jury, ce qui dépend à la fois de l’accusé et de la nature de la collectivité » (p. 533). La preuve non contestée dont disposait le juge du procès dans la présente affaire indiquait que les récusations péremptoires étaient utilisées par des personnes racisées pour tenter de constituer des jurys plus diversifiés (affidavit Bayliss, par. 4 et 15‑19; affidavit O’Connor, par. 9‑15; d.a., suppl., p. 15, 20‑21, 35, 41‑42 et 45‑46). L’abolition des récusations péremptoires retire donc un outil souvent utilisé par les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées afin d’améliorer la représentativité des jurys, en appui à au moins deux éléments du bénéfice d’un procès avec jury : le rôle du jury en tant que conscience de la collectivité et la confiance du public envers le système de justice.

(3)          Compétence

[275]                     Les récusations péremptoires sont aussi cruciales pour faire en sorte que le jury soit compétent. Hormis les récusations péremptoires, la seule procédure précise établie dans le Code visant la compétence du juré est la récusation motivée fondée sur le fait qu’un juré ne parle pas la même langue officielle que l’accusé. Cela n’est pas suffisant, car la compétence des jurés va bien au‑delà de leur aptitude à parler la même langue officielle que l’accusé : ils « doivent [. . . ] encore être en mesure de comprendre, entre autres, le procès, leur rôle dans celui‑ci, la preuve produite et les principes qu’ils doivent appliquer » (Bain, p. 114).

[276]                     En apparence, la compétence nécessaire à la compréhension de la preuve signifie qu’un juré doit avoir la volonté et l’aptitude de la comprendre. Les problèmes d’aptitude peuvent survenir dans des affaires où la preuve est volumineuse ou complexe, à l’instar de la preuve financière, médicale ou scientifique. Toutefois, dans le contexte du bénéfice d’un procès avec jury, il y a une autre source d’inaptitude à comprendre la preuve : l’expérience personnelle. Un juré dont [traduction] « l’expérience personnelle n’inclut pas le domaine sur lequel porte le litige » aura probablement un « angle mort dont il n’est véritablement pas conscient » et qui « peut l’empêcher de comprendre l’élément essentiel d’un témoignage ou d’un argument » (L. L. Fuller, « The Forms and Limits of Adjudication » (1978), 92 Harv. L. Rev. 353, p. 391).

[277]                     Cette deuxième source d’incompétence a des effets dévastateurs sur le bénéfice d’un procès avec jury. Ce bénéfice découle en partie d’un jury qui fait preuve de bon sens et le bon sens lui‑même découle de l’expérience personnelle (Law Reform Commission of British Columbia, Report on Peremptory Challenges in Civil Jury Trials (1983), ch. 2, section C). Si un jury est entièrement composé de personnes dont les expériences personnelles sont fondamentalement différentes de celles de l’accusé, alors le jury pourrait ne pas posséder le bon sens qui lui est nécessaire pour atteindre le niveau de supériorité à titre de juge des faits qui est attendu de lui. Souvenons‑nous que l’aptitude du jury à être un juge des faits de qualité supérieure découle de la diversité des expériences collectives qu’il regroupe. Comme l’appréciation de la preuve, et en particulier l’appréciation de la crédibilité, sont fondées presque entièrement sur nos propres expériences d’interaction avec les autres, les jurés qui n’ont jamais eu d’interaction avec des personnes qui ressemblent à l’accusé ou à ses témoins seront de piètres juges de la crédibilité. Pareillement, si un jury n’est pas en mesure de faire preuve d’empathie à l’endroit de l’accusé, la possibilité que le jury soit équitable est alors également une illusion.

[278]                     Cette idée n’est pas nouvelle. La Cour a déjà reconnu qu’il importe que les jurés aient vécu des expériences communes à celles de l’accusé. Dans l’arrêt Stillman, les juges majoritaires de la Cour ont reconnu qu’il est important qu’un système distinct de justice militaire existe, non seulement pour statuer sur des infractions de nature militaire, mais même lorsque l’infraction sous‑jacente est une infraction civile ordinaire prévue au Code criminel . Le procès entendu par une formation de cinq autres militaires — plutôt qu’un jury de douze personnes civiles — favorise le moral des troupes en s’assurant que la culpabilité de l’accusé [traduction] « sera évaluée par ceux qui connaissent bien les difficultés et les circonstances liées à la vie militaire en raison de leur expérience personnelle » (par. 70, citant J. Walker, « A Farewell Salute to the Military Nexus Doctrine » (1993), 2 R.N.D.C. 366, p. 372).

[279]                     Tout comme les membres des tribunaux militaires apportent l’expérience et les valeurs de la communauté militaire à leurs décisions, les jurés apportent leurs expériences personnelles et les valeurs de la collectivité à leurs décisions. Seules les personnes accusées savent quelle preuve elles présenteront et quelles expériences peuvent être nécessaires pour véritablement apprécier cette preuve. Les récusations péremptoires sont le seul outil dont disposent les personnes accusées pour répondre à ces préoccupations liées à la compétence.

C.            Conclusion sur l’alinéa 11f)

[280]                     Comme cela ressort des sections précédentes, l’abolition des récusations péremptoires a des incidences néfastes sur les caractéristiques essentielles du jury que sont l’impartialité, la représentativité et la compétence. La question fondamentale est de savoir si ces incidences sont importantes au point de priver M. Chouhan du bénéfice d’un procès avec jury. Je suis d’avis qu’elles le sont.

[281]                     Dans la cause de M. Chouhan, la preuve était entièrement circonstancielle et tributaire de témoignages, y compris le témoignage de M. Chouhan lui‑même. C’est dans l’appréciation d’une telle preuve que l’avantage du jury d’être un juge des faits de qualité supérieure et un décideur représentant la conscience de la collectivité sont essentiels. Un jury composé de jurés dont les expériences personnelles sont radicalement différentes de l’expérience de M. Chouhan ne peut prétendre procurer ces avantages.

[282]                     Il a été dit qu’un [traduction] « jury qui peut convenir à tel défendeur dans une cause donnée ne conviendrait pas forcément à un défendeur différent dans une autre cause » (J. J. Gobert, « The Peremptory Challenge — an Obituary » (1989), Crim. L. Rev. 528, p. 533). Monsieur Chouhan devait se voir accorder l’occasion de constituer un jury apte à lui permettre de bénéficier d’un procès avec jury. Sans récusation péremptoire, le risque était nettement plus élevé que son jury soit constitué de jurés biaisés. De manière semblable, M. Chouhan n’a pas été en mesure d’exclure des jurés qui n’étaient pas compétents pour apprécier la preuve qu’il a spécifiquement présentée. Les récusations péremptoires auraient pu contribuer, elles aussi, à constituer un jury diversifié.

[283]                     Considérées ensemble, les protections érodées d’impartialité, de représentativité et de compétence n’étaient pas suffisantes pour permettre d’offrir à M. Chouhan le bénéfice d’un procès avec jury, parce qu’elles ont rendu les éléments du bénéfice incertains. Un procès avec jury ne peut être considéré comme un bénéfice si ledit bénéfice est incertain.

[284]                     Avant d’examiner si une telle limite peut être justifiée, j’observe que bon nombre des mêmes considérations s’appliquent à l’al. 11d). Celui‑ci garantit à l’accusé le droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial. Les mêmes préoccupations qui animent les questions d’impartialité au regard de l’al. 11f) valent aussi pour l’al. 11d). Qui plus est, même si j’en dis davantage sur l’al. 11d) ci‑dessous, dans la section relative à l’application temporelle de l’art. 269 de la Loi modificatrice, loin de moi l’idée de vouloir statuer sur la présente affaire au titre de l’al. 11f), au motif que l’al. 11d) n’est pas applicable. Il se pourrait fort bien qu’il soit applicable.

IV.         Article premier de la Charte 

[285]                     L’article premier de la Charte  dispose :

     La Charte canadienne des droits et libertés  garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[286]                     Pour déterminer si cette limite à l’application de l’al. 11f) constitue une contravention à la Charte , je dois décider si elle peut être justifiée en tant que limite raisonnable imposée par une règle de droit. La disposition contestée de la Loi modificatrice est manifestement imposée par une règle de droit (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 135). Pour qu’elle soit considérée comme une limite raisonnable et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, le Parlement doit avoir poursuivi un objectif urgent et réel, les moyens choisis pour atteindre cet objectif doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif, l’atteinte au droit garanti par la Charte  doit être minimale et les effets de la mesure restrictive doivent être proportionnés à l’objectif défini à la première étape (p. 139).

[287]                     Il ressort clairement des débats entourant la Loi modificatrice que lorsque le Parlement a aboli les récusations péremptoires, son objectif était de réduire la discrimination et d’accroître la diversité des jurys. Lors de la présentation du projet de loi, la ministre de la Justice abordait ainsi ces préoccupations :

        Les récusations péremptoires donnent au prévenu et à la Couronne la capacité d’exclure un juré sans avoir à se justifier. Dans la pratique, cela peut être utilisé de façon discriminatoire afin d’en arriver à une composition particulière du jury, et cela s’est fait.

(Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 300,1re sess., 42e lég., 24 mai 2018, p. 19605)

En troisième lecture, le Secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice évoquait des objectifs semblables :

     La sous‑représentation au sein des jurys, en particulier des peuples autochtones et des minorités visibles, est une préoccupation majeure. Ce problème est bien documenté depuis des années. Nous pensons qu’abolir les récusations péremptoires aura un effet significatif sur l’amélioration de la diversité au sein des jurys.

(Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 360, 1re sess., 42e lég., 28 novembre 2018, p. 24108)

[288]                     La réduction de la discrimination et la constitution de jurys plus diversifiés constituent un objectif urgent et réel. Toutefois, le moyen choisi — l’abolition des récusations péremptoires — n’a pas de lien rationnel avec cet objectif. La suppression pure et simple des récusations péremptoires a pour effet d’empêcher toute discrimination possible à l’égard de candidats jurés. Cependant, elle a aussi pour effet de perpétuer la discrimination envers les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées et possiblement de diminuer la diversité des jurys. La preuve dont disposait le juge du procès démontrait que les récusations péremptoires sont utilisées par les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées pour tenter de constituer des jurys plus diversifiés (affidavit Bayliss, par. 4 et 15‑19; affidavit O’Connor, par. 9‑15; transcriptions du procès, d.a., suppl., p. 15, 20‑21, 35, 41‑42 et 45‑46).

[289]                     Dans la décision R. c. King, 2019 ONSC 6386, 148 O.R. (3d) 618, le juge Goodman a conclu que l’abolition des récusations péremptoires avait une portée trop large (par. 232). Pour des raisons semblables, l’abolition des récusations péremptoires ne constitue pas une atteinte minimale au droit de bénéficier d’un procès avec jury. La solution de rechange la plus manifeste était de conférer aux juges le pouvoir d’encadrer le recours aux récusations péremptoires et de veiller à ce qu’elles ne soient pas utilisées de manière discriminatoire. Les intervenantes l’Association canadienne des avocats musulmans et la Federation of Asian Canadian Lawyers font observer que l’une des approches possibles pour encadrer le recours aux récusations péremptoires a été évoquée dans le Rapport Iacobucci (Recommandation 15, p. 106). Cette approche a pour origine l’arrêt Batson c. Kentucky, 476 U.S. 79 (1986), où la Cour suprême des États‑Unis a établi qu’il suffit qu’une partie soulève une cause prima facie selon laquelle l’autre partie a recours à la récusation péremptoire dans un dessein discriminatoire. Si c’est le cas, il incombe alors à la partie qui exerce son droit à la récusation de démontrer qu’elle n’a pas eu recours à la récusation dans un dessein discriminatoire. Si cette partie ne réussit pas à justifier sa récusation, le juge peut alors ordonner que le juré qui fait l’objet de la récusation fasse partie du jury.

[290]                     L’approche Batson n’est que l’une des nombreuses méthodes possibles permettant de limiter les recours discriminatoires aux récusations péremptoires. Les tribunaux canadiens ont, eux aussi, débattu des limites à établir pour les recours aux récusations péremptoires, afin de s’assurer qu’elles ne puissent être exercées de manière discriminatoire (R. c. Brown (1999), 73 C.R.R. (2d) 318 (C.J. Ont. (Div. gén.)); Gayle). Il existe également de nombreuses autres avenues que le Parlement pouvait emprunter pour favoriser la diversité des jurys. Il est bien établi que les problèmes d’exclusion des personnes racisées et d’autres personnes marginalisées surviennent tout au long des étapes de la constitution d’un jury. Le Parlement aurait pu modifier les critères de qualification établis par le Code pour être juré ou encore les motifs de récusation motivée. Il aurait aussi pu modifier le processus de récusations motivées pour créer un système significatif permettant de repérer les jurés biaisés, par exemple, en permettant des interrogatoires ou questionnaires plus approfondis.

[291]                     Étant donné que les récusations péremptoires offrent un grand avantage à de nombreuses personnes accusées et que leur élimination perpétue la discrimination envers les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées, les effets néfastes de la loi l’emportent sur ses effets bénéfiques.

[292]                     Puisque l’abolition des récusations péremptoires restreint le droit garanti à l’al. 11f) et qu’il ne s’agit pas d’une limite raisonnable imposée par une règle de droit, l’art. 269 de la Loi modificatrice devrait être invalidé dans la mesure où il abroge l’art. 634 du Code.

V.           Application temporelle

[293]                     Si je n’avais pas conclu que l’art. 269 de la Loi modificatrice devait être invalidé en partie, j’aurais conclu qu’il n’aurait pas dû être appliqué au procès de M. Chouhan. En effet, je partage l’opinion de ma collègue la juge Abella selon laquelle l’abolition des récusations péremptoires porte atteinte aux droits substantiels de l’accusé et ne peut s’appliquer que prospectivement.

[294]                     La Loi modificatrice ne contient aucune disposition transitoire établissant l’intention du Parlement quant à savoir si l’art. 269 devrait s’appliquer aux poursuites criminelles en cours. Il existe une règle ancienne d’interprétation — exprimée dans les locutions latines lex prospicit non respicit et nova constitutio futuris formam imponere debet, non praeteritis — selon laquelle les tribunaux présument que les mesures législatives ont uniquement des effets prospectifs (Shoile’s Case (1608), Jenk. 284, 145 E.R. 205; E. Coke, The Second Part of the Institutes of the Laws of England : Containing the Exposition of Many Ancient and Other Statutes (1797), p. 292; L’Office Cherifien des Phosphates c. Yamashita‑Shinnihon Steamship Co. Ltd., [1994] 1 A.C. 486 (H.L.), p. 494; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, par. 43‑45). Cette règle ne s’applique pas aux changements législatifs qui sont de nature purement procédurale. Ces derniers sont présumés s’appliquer rétrospectivement. Pour qu’un changement soit considéré comme étant purement procédural, il ne doit pas porter atteinte à un droit substantiel : « Une nouvelle mesure législative qui porte atteinte à [des droits acquis ou substantiels] est présumée n’avoir d’effet que pour l’avenir, à moins qu’il soit possible de discerner une intention claire du législateur qu’elle s’applique rétrospectivement » (R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, par. 10; voir aussi Angus c. Sun Alliance compagnie d’assurance, [1988] 2 R.C.S. 256, p. 265). Un libellé semblable est utilisé dans la Loi d’interprétation , L.R.C. 1985, c. I‑21  :

        43 L’abrogation, en tout ou en partie, n’a pas pour conséquence :

        . . .

        c) de porter atteinte aux droits ou avantages acquis, aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues sous le régime du texte abrogé.

[295]                     L’abolition des récusations péremptoires ne s’appliquera que prospectivement si le droit à ces récusations constitue un droit substantiel ou si elle porte atteinte à un droit substantiel.

(1)          Le droit à des récusations péremptoires constitue‑t‑il un droit substantiel?

[296]                     L’intimé fait valoir que le droit d’exercer des récusations péremptoires est en soi un droit substantiel (m.i., par. 78). Certains juges ont souscrit à cette thèse (R. c. Dorion, 2019 SKQB 266, par. 46 (CanLII); R. c. Subramaniam, 2019 BCSC 1601, 445 C.R.R. (2d) 49, par. 44; R. c. Matthew Raymond (Ruling #4), 2019 NBQB 203, 57 C.R. (7th) 1, par. 109‑110). Comme l’affirme le juge Saunders :

        [traduction] Les dispositions du Code relatives aux récusations péremptoires sont de nature procédurale, en ce sens qu’elles énoncent la méthode à suivre pour garantir à un accusé son droit à un procès avec jury, un droit garanti par la Charte . Cependant, le droit d’exercer des récusations péremptoires est en soi si fondamental en droit criminel canadien, et si profondément enraciné, qu’il doit être considéré — pris isolément — comme un droit substantiel.

(Subramaniam, par. 44)

[297]                     Je suis d’accord avec le juge Saunders lorsqu’il affirme que même si les récusations péremptoires peuvent être procédurales en raison de leur forme, cela ne signifie pas qu’elles sont procédurales lorsqu’il s’agit de déterminer l’application temporelle des modifications. Un tribunal doit analyser la fonction et l’effet des récusations péremptoires, et non pas simplement leur forme (Dineley, par 55). À mon avis, cela doit être fait à la lumière des principes qui sous‑tendent la réticence des tribunaux à interpréter les dispositions législatives de sorte qu’elles s’appliquent rétroactivement. Dans l’arrêt R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 23‑25, la juge Karakatsanis a expliqué ces principes :

     Cette aversion de la Constitution pour les dispositions pénales d’application rétrospective tient en partie à la volonté de garantir la primauté du droit. Comme le dit lord Diplock, [traduction] « l’acceptation de la primauté du droit en tant que principe constitutionnel exige qu’un citoyen, avant d’adopter une ligne de conduite, puisse connaître à l’avance les conséquences qui en découleront sur le plan juridique » (Black‑Clawson International Ltd. c. Papierwerke Waldhof‑Aschaffenburg A.G.[1975] A.C. 591 (H.L.), p. 638) [. . .]

     La disposition d’application rétrospective compromet aussi la primauté du droit en compromettant l’intégrité des dispositions actuellement en vigueur [traduction] « parce qu’elle expose ces dernières au risque d’une modification rétrospective » (L. L. Fuller, The Morality of Law (éd. rév. 1969), p. 39).

     Dans le même ordre d’idées, la disposition d’application rétrospective met en cause l’équité. [traduction] « Il est injuste de fixer des règles, d’inviter les gens à s’y fier puis de les modifier en cours de route, surtout lorsqu’il en résulte des conséquences négatives » (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 754).

[298]                     La doctrine des attentes légitimes démontre que ces principes peuvent être engagés par des règles qui sont procédurales de par leur forme. Ces principes ont nourri la doctrine des attentes légitimes afin de protéger les attentes créées par les affirmations d’un représentant de l’État qui auraient suscité chez un administré des attentes légitimes concernant la tenue d’un processus administratif précis (Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, par. 68; Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281, par. 22‑38; Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, p. 1203‑1204; D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), par. 7:1720).

[299]                      En revanche, les explications offertes par les tribunaux pour justifier l’exclusion de mesures législatives purement procédurales de la présomption à l’encontre de la rétroactivité sont fondées sur le fait qu’il n’y a pas de droit acquis en matière de procédure et que les modifications de nature procédurale bénéficient à tous (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248, par. 62). Selon les propos tenus par le lord juge Mellish dans Republic of Costa Rica c. Erlanger, [1876] 3 Ch. D. 62 (C.A.), p. 69, [traduction] « [a]ucun plaideur n’a de droit acquis quant à la façon de procéder, ni le droit de se plaindre en cas de modification de la procédure au cours d’un litige, pour autant, bien entendu, que cette modification n’entraîne pas d’injustice » (cité dans Dineley, par. 54). C’est la dernière partie de cette déclaration que les juges majoritaires ignorent. Les mesures législatives purement procédurales ne tombent pas dans le champ d’application de la présomption allant à l’encontre de la rétroactivité, parce que les tribunaux sont d’avis que les modifications procédurales n’entraînent pas le même degré d’injustice que des modifications apportées aux droits substantiels.

[300]                      Il est assez paradoxal de la part de mes collègues de reconnaître que les récusations péremptoires sont importantes pour l’accusé, mais de dire ensuite que cela n’a pas d’incidence sur leur classification en tant que droits procéduraux ou droits substantiels : « Les droits procéduraux ne sont souvent pas moins importants que les droits substantiels du point de vue de l’accusé » (par. 98). Le principe selon lequel les modifications procédurales sont présumées s’appliquer rétroactivement est fondé sur l’idée que les modifications purement procédurales ont tendance à avoir des effets neutres ou positifs. La présomption selon laquelle les modifications substantielles devraient s’appliquer prospectivement est fondée sur l’idée que les modifications aux règles substantielles sont injustes, « surtout lorsqu’il en résulte des conséquences négatives ». La définition stricte que mes collègues donnent aux modifications substantielles protège arbitrairement certains droits tout en en abandonnant simultanément d’autres qui ont une importance tout aussi grande pour l’accusé. Pourquoi le droit ferait‑il une telle distinction?

[301]                      Lorsqu’elles sont évaluées au regard de ces principes sous‑jacents, les récusations péremptoires sont de nature substantielle. L’abolition des récusations péremptoires n’est pas avantageuse pour tous. Elle est entièrement préjudiciable à l’accusé et son application immédiate crée une injustice pour ceux qui se sont fondés sur l’existence de telles récusations pour prendre certaines décisions. L’abolition des récusations péremptoires change la nature juridique ou les conséquences de certaines décisions prises antérieurement par l’accusé, comme le choix d’être jugé par un jury ou de demander le report d’un procès dont la date de début était déjà fixée (Subramaniam, par. 45). Par conséquent, l’abolition des récusations péremptoires est une modification qui porte atteinte à un droit substantiel.

(2)          Si le droit d’exercer des récusations péremptoires n’est pas un droit substantiel, leur abolition porte‑t‑elle atteinte à un droit substantiel?

[302]                      La deuxième façon selon laquelle l’abolition des récusations péremptoires ne s’appliquera que prospectivement est si elle porte atteinte à un droit substantiel. Mes collègues ne définissent pas ce qu’il faut entendre par une modification qui porte atteinte à un droit substantiel. Dans l’arrêt Dineley, la juge Deschamps a affirmé que porter atteinte à un droit substantiel inclut les modifications qui influent sur le contenu ou sur l’existence du droit en question, mais non les modifications qui régissent simplement la manière permettant de faire valoir ou sanctionner ce droit (par. 10 et 16). Bien entendu, cette définition ne se voulait pas exhaustive et elle ne saurait l’être. Une mesure législative ne peut modifier le contenu ou l’existence d’un droit garanti par la Charte , mais les droits garantis par la Charte  sont néanmoins des droits substantiels (par. 21).

[303]                      Dans l’arrêt Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), les juges Iacobucci et Arbour ont utilisé l’expression « crée des droits substantiels ou acquis, ou empiète sur ces droits » (par. 57). Les empiétements doivent être quelque chose de moins qu’une violation, car la règle n’aurait aucune utilité si elle ne s’appliquait que lorsqu’il y a eu violation à la Charte . Dans la décision Craig, le juge Dawe a conclu que l’expression [traduction] « porter atteinte » devrait être comprise dans son sens ordinaire et grammatical : « On dit en général qu’une chose “porte atteinte” à une autre si elle a “un effet” ou “une influence” sur cette autre chose » (par. 54 (note en bas de page omise)). En ce qui concerne les droits garantis par la Charte , je suis du même avis. L’expression « porter atteinte » doit être interprétée selon son sens ordinaire et grammatical.

[304]                      Pour savoir si l’abolition des récusations péremptoires porte atteinte à des droits substantiels, le point de départ de l’analyse devrait être le fait que le procureur général du Canada a admis que l’abolition porte effectivement atteinte aux droits substantiels et qu’elle ne devrait s’appliquer que pour l’avenir :

     [traduction] L’élimination des récusations péremptoires va au‑delà de la modification de la manière ou du mode selon lequel les récusations péremptoires sont exercées : elle abolit entièrement cette procédure. Ce changement est substantiel de par ses effets, non pas en raison de l’élimination de cette procédure, mais en raison de son effet substantiel sur le droit à un procès avec jury.

(m. interv., par. 79)

[305]                      Dans son Énoncé concernant la Charte , à propos de la Loi modificatrice, la procureure générale réitérait les mêmes réserves : « L’élimination des récusations péremptoires du Code criminel  pourrait mettre en jeu les droits de l’accusé à un procès équitable, droits garantis aux alinéas 11d)  et 11f)  de la Charte  » (Canada, Ministère de la Justice, Énoncé concernant la Charte — Projet de loi C‑75 : Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois (en ligne)). La position du procureur général ne nous lie pas, mais elle est néanmoins révélatrice.

[306]                      La position du procureur général fait écho à l’opinion de notre Cour, dans l’arrêt Cloutier, selon laquelle les récusations péremptoires ont des effets importants sur les droits. Le juge Pratte y écrivait que les conséquences d’une erreur de droit commise par le juge du procès doivent dépendre de la nature de la règle violée et de l’importance du droit que celle‑ci vise à protéger (p. 715). Il affirmait ensuite que, dans le processus de sélection des jurés, certaines règles

        sont purement procédurales, d’autres visent à protéger l’intérêt personnel de l’une ou l’autre des parties, d’autres enfin ont une importance encore plus fondamentale en ce qu’elles visent à assurer l’intégrité du système en garantissant un équilibre prédéterminé entre les parties en cause. [p. 715]

Reconnaissant les droits importants protégés par le droit de l’accusé de récuser péremptoirement des jurés, il a conclu que l’erreur de droit consistant à nier à l’accusé ne serait‑ce qu’une seule récusation péremptoire donnait automatiquement à celui‑ci le droit à un nouveau procès, parce qu’il y a « préjudice de droit » (p. 721 et 724).

[307]                      Comme ma collègue la juge Abella l’explique dans ses motifs, l’abolition des récusations péremptoires porte atteinte aux droits garantis par les al. 11d)  et 11f)  de la Charte  en réduisant la possibilité pour l’accusé de véritablement participer à la sélection des jurés. Il devrait ressortir clairement de mon analyse ci‑dessus que l’abolition des récusations péremptoires porte atteinte au droit garanti à l’accusé par l’al. 11f) (voir aussi R. c. Lindor, 2019 QCCS 4232, par. 132, 134, 136‑137 et 143‑144 (CanLII)). Toutefois, je souhaite expliquer pourquoi cette abolition porte aussi atteinte au droit à un procès équitable devant un tribunal impartial.

[308]                      L’alinéa 11d) requiert à la fois un procès équitable et un tribunal impartial. L’impartialité au sens où l’entend l’al. 11d) tient compte à la fois de la partialité réelle et de l’apparence de partialité et elle englobe donc les mêmes problèmes que ceux que j’évoquais dans mon analyse de l’impartialité relative à l’al. 11f). Les récusations péremptoires permettent à l’accusé d’écarter les jurés qui ont des biais subtils et inconscients. Encore une fois, le fait que de telles récusations sont véritablement efficaces en matière de réduction des biais est étayé par la thèse que toutes les trois nouvelles procédures de sélection des jurés et de protection de l’équité du procès analysées par mes collègues les juges Moldaver et Brown sont conçues pour protéger l’impartialité.

[309]                      L’abolition des récusations péremptoires porte aussi atteinte à la composante de procès équitable de l’al. 11d). Les récusations péremptoires améliorent la perception de l’accusé quant à l’équité du procès, parce que [traduction] « [l]a possibilité de procéder à des récusations péremptoires favorise la confiance à l’égard de l’équité du procès criminel avec jury » (R. c. Yumnu, 2010 ONCA 637, 260 C.C.C. (3d) 421, par. 124). Pour mes collègues les juges Moldaver et Brown, il ne s’agit pas de « nier la valeur des récusations péremptoires du point de vue subjectif de l’accusé » (par. 18). Toutefois, ils tentent d’éviter les incidences de cet état de fait en créant un nouveau test en matière de procès équitable, lequel nécessite une analyse de ce que ferait une personne raisonnable dans les circonstances (par. 31).

[310]                      Cette approche est contraire à la jurisprudence constante de la Cour voulant que l’équité d’un procès doive être approchée selon le point de vue de l’accusé. La juge en chef McLachlin l’a clairement énoncé : « Au départ, un procès équitable est un procès qui paraît équitable, tant du point de vue de l’accusé que de celui de la collectivité » (R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 45; voir aussi R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 193; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 28). Le juge en chef Dickson l’a aussi souligné : « L’accusé, le ministère public et le public en général ont le droit d’être certains que le jury est impartial et que le procès est équitable . . . » (R. c. Barrow, [1987] 2 R.C.S. 694, p. 710).

[311]                      Les perceptions subjectives de la personne accusée ne sont pas déterminantes quant à l’analyse menée au titre de l’al. 11d). Toutefois, comme le démontrent les causes susmentionnées, les perceptions de la personne accusée sont une composante importante dont il faut tenir compte. Nous souscrivons tous à la thèse selon laquelle les récusations péremptoires accroissent la perception de l’accusé que le procès est équitable. Il s’ensuit que l’abolition de telles récusations diminue cette perception. Puisque la perception de l’accusé à l’égard du caractère équitable du procès est une composante importante de l’al. 11d) et que l’abolition des récusations péremptoires diminue cette perception, l’abolition des récusations péremptoires porte au moins atteinte à l’al. 11d). Par conséquent, eu égard aux interprétations établies de ce que sont le caractère équitable du procès et l’impartialité, l’abolition des récusations péremptoires porte atteinte au droit garanti par l’al. 11d).

[312]                      Puisque les récusations péremptoires sont en soi substantielles et que leur abolition porte aussi atteinte à d’autres droits substantiels, la Loi modificatrice n’aurait pas dû être appliquée au procès de M. Chouhan. Le fait de permettre que M. Chouhan soit jugé par des jurés sélectionnés sans recours aux récusations péremptoires constituait une erreur de droit. Il ne s’agit pas ici d’une affaire où il serait opportun d’appliquer la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) ou celle du sous‑al. 686(1)b)(iv) du Code. Pour que l’un ou l’autre de ces sous‑alinéas s’applique, la jurisprudence de la Cour exige que la Couronne démontre que l’erreur judiciaire n’a causé aucun préjudice à l’accusé (R. c. Arradi, 2003 CSC 23, [2003] 1 R.C.S. 280, par. 42). Cela ne peut pas être le cas en l’espèce. Premièrement, le fait de ne pas avoir donné à M. Chouhan la possibilité d’exercer son droit de récusation péremptoire ne saurait être sans préjudice ou anodin. Il en est ainsi non seulement parce que le déni de récusations péremptoires porte atteinte à des droits garantis par la Charte , mais aussi parce que M. Chouhan aurait probablement été jugé par un jury différemment constitué, s’il s’était vu accorder le droit d’exercer des récusations péremptoires. Au paragraphe 55 de l’arrêt Davey, la juge Karakatsanis écrivait que, dans les cas où « il existe une possibilité raisonnable que le jury aurait été constitué différemment, cette garantie est compromise. Il me semble que, dans de telles circonstances, la présomption d’impartialité du jury est repoussée. » Deuxièmement, la preuve produite contre M. Chouhan n’était pas à ce point accablante, de sorte que tout autre verdict aurait été impossible à obtenir. La preuve présentée contre M. Chouhan était entièrement circonstancielle et M. Chouhan l’a contestée.

[313]                      Si je n’avais pas conclu que l’art. 269 de la Loi modificatrice contrevient à l’al. 11f), j’aurais conclu qu’il porte atteinte à la fois à l’al. 11d) et à l’al. 11f), qu’il ne vaut que pour l’avenir et qu’il n’aurait donc pas dû être appliqué au procès de M. Chouhan.

VI.         Conclusion

[314]                      Bien que mes collègues concluent que l’abolition des récusations péremptoires est constitutionnelle, ils reconnaissent aussi implicitement que cette abolition laisse un vide dans les protections accordées à l’accusé et que ce vide doit être comblé. Toutefois, ils n’arrivent pas à s’entendre sur la manière de le combler et sont radicalement divisés quant à l’interprétation devant être accordée à l’art. 633 du Code. Cette division démontre avec acuité l’ingéniosité des récusations péremptoires et le rôle essentiel de l’accusé lors de la sélection du jury. Il convient de répéter que cette institution de la common law a survécu pendant sept cents ans. Peut‑être que maintenant nous comprenons mieux pourquoi.

[315]                      Bien que mes collègues tentent de remédier à l’impair commis par le Parlement en instaurant de nouvelles procédures de sélection des jurés et de protection de l’équité du procès, je crois que notre rôle est plus limité que cela. Lorsque le Parlement diminue substantiellement le bénéfice d’un procès avec jury, il viole l’al. 11f). L’abolition des récusations péremptoires est inconstitutionnelle. Si le Parlement souhaite modifier le régime applicable à ces récusations, il doit alors le faire d’une manière qui ne viole pas le droit de l’accusé de bénéficier d’un procès avec jury.

[316]                     En l’état actuel, la version modifiée de l’art. 633 du Code ne remplace pas adéquatement les récusations péremptoires, parce qu’elle ne protège pas les caractéristiques principales du jury que sont l’impartialité, la représentativité et la compétence de la même manière que l’ont fait les récusations péremptoires. Je conviens avec les juges Moldaver et Brown que l’élaboration de directives à l’intention des juges des procès sur la manière de recourir aux mises à l’écart et le moment de le faire, dans le but de promouvoir la diversité, est une tâche difficile. Il existe plusieurs types de diversités et la diversité signifie différentes choses pour différentes personnes. Toutefois, la promotion de la diversité n’est pas une mission expressément requise par l’art. 633. L’article 633 dispose qu’un juge du procès peut ordonner qu’un juré se tienne à l’écart pour « le maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice ». Bien que la preuve établisse clairement que les récusations péremptoires étaient un outil utilisé par les personnes racisées et d’autres personnes marginalisées afin d’améliorer la représentativité et la compétence des jurys, je ne peux pas interpréter l’art. 633 comme conférant au juge le pouvoir de faire la même chose. Je ne suis pas non plus certaine que les juges sont même capables d’accomplir cette tâche. Comme je l’ai démontré ci‑dessus, un « jury qui peut convenir à tel défendeur dans une cause donnée ne conviendrait pas forcément à un défendeur différent dans une autre cause ». Différentes personnes accusées auront différents points de vue sur ce qu’est un jury représentatif et sur ce qui rend un jury représentatif. J’adhère donc à la conclusion des juges Moldaver et Brown, qui s’expriment au nom de la majorité de la Cour, selon laquelle l’art. 633 ne peut être utilisé pour mieux favoriser ou accroître la diversité du petit jury. Encore une fois, je suis d’avis de ne pas m’aventurer à énoncer des propositions quant au système qui devrait remplacer les récusations péremptoires. Je laisse au Parlement et aux législatures provinciales le soin de s’en occuper.

[317]                     Je suis d’avis d’ordonner que l’art. 269 de la Loi modificatrice est invalide dans la mesure où il abroge l’art. 634 du Code. Je suis aussi d’avis d’ordonner un nouveau procès pour M. Chouhan, incluant un nouveau processus de sélection des jurés accompagné de récusations péremptoires.

                    Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, la juge Abella est dissidente en partie et la juge Côté est dissidente.

                    Procureur de l’appelante/intimée à l’appel incident : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé/appelant à l’appel incident : Derstine Penman Criminal Lawyers, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie-Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Calgary.

                    Procureur de l’intervenant Aboriginal Legal Services Inc. : Aboriginal Legal Services Inc., Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense : Fréchette Blanchette Dingman, Sherbrooke.

                    Procureur de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Université de Toronto, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Canadian Association of Black Lawyers : Brauti Thorning, Toronto.

                    Procureurs des intervenantes l’Association canadienne des avocats musulmans et Federation of Asian Canadian Lawyers : Stockwoods, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant South Asian Bar Association of Toronto : Goddard Nasseri, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Société des plaideurs : Presser Barristers, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Defence Counsel Association of Ottawa : Shore Davis Johnston, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Gorham Vandebeek, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Debbie Baptiste : Murphys, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Juristes Power, Vancouver.



[1] Nous faisons référence à cette cause en fonction du dossier qui a été présenté à la Cour en appel, mais nous n’ordonnons pas le recours à une procédure précise de sélection des jurés dans le contexte d’un nouveau procès que pourrait subir M. Barton.

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