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COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, 2021 CSC 27, [2021]  2 R.C.S. 291

 

Appel entendu : 24 septembre 2020

Jugement rendu : 30 juin 2021

Dossier : 38837

 

Entre :

 

Conférence des juges de la Cour du Québec

Appelante

 

et

 

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec

Intimés

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Conseil de la magistrature du Québec, Association canadienne des juges des cours provinciales, Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec, Canadian Council of Chief Judges, Trial Lawyers Association of British Columbia et Association canadienne des juges des cours supérieures

Intervenants

 

Et entre :

 

Procureur général du Québec

Appelant

 

et

 

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec

Intimés

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Conseil de la magistrature du Québec, Association canadienne des juges des cours provinciales, Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec, Conférence des juges de la Cour du Québec, Canadian Council of Chief Judges, Trial Lawyers Association of British Columbia et Association canadienne des juges des cours supérieures

Intervenants

 

Et entre :

 

Conseil de la magistrature du Québec

Appelant

 

et

 

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec

Intimés

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Association canadienne des juges des cours provinciales, Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec, Conférence des juges de la Cour du Québec, Canadian Council of Chief Judges, Trial Lawyers Association of British Columbia et Association canadienne des juges des cours supérieures

Intervenants

 

Et entre :

 

Association canadienne des juges des cours provinciales

Appelante

 

et

 

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec

Intimés

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Conseil de la magistrature du Québec, Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec, Conférence des juges de la Cour du Québec, Canadian Council of Chief Judges, Trial Lawyers Association of British Columbia et Association canadienne des juges des cours supérieures

Intervenants

 

Et entre :

 

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec

Appelants

 

et

 

Procureur général du Québec

Intimé

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de l’Alberta, Conseil de la magistrature du Québec, Association canadienne des juges des cours provinciales, Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec et Conférence des juges de la Cour du Québec

Intervenants

 

Traduction française officielle : Motifs de la juge Abella

 

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 161)

 

Les juges Côté et Martin (avec l’accord des juges Moldaver et Karakatsanis)

Motifs dissidents en partie :

(par. 162 à 258)

 

Le juge en chef Wagner (avec l’accord du juge Rowe)

 

Motifs dissidents :

(par. 259 à 336)

La juge Abella

 

 

 

 

 


DANS L’AFFAIRE D’UN renvoi à la Cour d’appel du Québec portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l’article 35 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, qui fixent à moins de 85 000 $ la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec et sur la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec

Conférence des juges de la Cour du Québec                                               Appelante

c.

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec                                Intimés

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Conseil de la magistrature du Québec,

Association canadienne des juges des cours provinciales,

Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec,

Canadian Council of Chief Judges,

Trial Lawyers Association of British Columbia et

Association canadienne des juges des cours supérieures                       Intervenants

‑ et ‑

Procureur général du Québec                                                                        Appelant

c.

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec                                Intimés

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Conseil de la magistrature du Québec,

Association canadienne des juges des cours provinciales,

Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec,

Conférence des juges de la Cour du Québec,

Canadian Council of Chief Judges,

Trial Lawyers Association of British Columbia et

Association canadienne des juges des cours supérieures                       Intervenants

‑ et ‑

Conseil de la magistrature du Québec                                                          Appelant

c.

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec                                Intimés

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Association canadienne des juges des cours provinciales,

Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec,

Conférence des juges de la Cour du Québec,

Canadian Council of Chief Judges,

Trial Lawyers Association of British Columbia et

Association canadienne des juges des cours supérieures                       Intervenants

‑ et ‑

Association canadienne des juges des cours provinciales                          Appelante

c.

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec                                Intimés

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Conseil de la magistrature du Québec,

Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec,

Conférence des juges de la Cour du Québec,

Canadian Council of Chief Judges,

Trial Lawyers Association of British Columbia et

Association canadienne des juges des cours supérieures                       Intervenants

‑ et ‑

Juge en chef, juge en chef associée et

juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec                            Appelants

c.

Procureur général du Québec                                                                            Intimé

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général de la Colombie‑Britannique,

procureur général de l’Alberta,

Conseil de la magistrature du Québec,

Association canadienne des juges des cours provinciales,

Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec et

Conférence des juges de la Cour du Québec                                           Intervenants

Répertorié : Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35

2021 CSC 27

No du greffe : 38837.

2020 : 24 septembre; 2021 : 30 juin.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Martin.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droit constitutionnel — Tribunaux — Compétence provinciale en matière d’administration de la justice — Rôle des cours supérieures — Compétence pécuniaire exclusive sur les réclamations civiles de moins de 85 000 $ attribuée à la Cour du Québec par le législateur provincial — L’attribution de cette compétence exclusive est‑elle constitutionnelle? Loi constitutionnelle de 1867, art. 92(14) , 96  — Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 35 al. 1.

                    Le 1er janvier 2016, l’art. 35 al. 1 du nouveau Code de procédure civile du Québec est entré en vigueur. Cette disposition confère à la Cour du Québec une compétence exclusive pour tout litige en matière civile dont la valeur de l’objet ou la somme réclamée est inférieure à 85 000 $. Le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec ont déposé une demande introductive d’instance à la Cour supérieure, recherchant une déclaration d’inconstitutionnalité de l’art. 35 al. 1 C.p.c. Selon eux, cette disposition serait incompatible avec l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 , puisqu’elle a pour effet de nier aux justiciables québécois le droit de s’adresser à la Cour supérieure pour toute demande en matière civile dont la valeur de l’objet en litige est inférieure à 85 000 $, empêchant ainsi la Cour supérieure d’énoncer et de faire évoluer le droit à l’égard de ces réclamations. Ils ont également contesté la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec à l’égard de certaines décisions administratives, au motif que l’obligation de déférence reconnue par la jurisprudence y étant liée serait incompatible avec le pouvoir de contrôle judiciaire des cours supérieures.

                    En réponse à ces procédures judiciaires, le gouvernement du Québec a déposé à la Cour d’appel, par décret, un Avis de renvoi, lui soumettant deux questions : (1) l’art. 35 al. 1 C.p.c. est‑il valide au regard de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 ? et (2) l’application de l’obligation de déférence judiciaire, qui caractérise le pourvoi en contrôle judiciaire, aux appels administratifs à la Cour du Québec est‑elle compatible avec l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 ?

                    Quant à la première question, la Cour d’appel a conclu que l’art. 35 C.p.c. est inconstitutionnel, puisqu’il entrave la compétence fondamentale de la Cour supérieure de trancher certains différends substantiels en matière civile. Par contre, en ce qui concerne la deuxième question, elle s’est dite d’avis que l’application de l’obligation de déférence judiciaire aux appels administratifs à la Cour du Québec est compatible avec l’art. 96, puisque la Cour supérieure conserve l’intégralité de son propre pouvoir de surveillance et de contrôle sur l’administration et les instances inférieures ainsi que son rôle fondamental de veiller à une justice indépendante et unifiée au Canada. La Conférence des juges de la Cour du Québec, le Conseil de la magistrature du Québec et l’Association canadienne des juges des cours provinciales, qui étaient intervenus devant la Cour d’appel, ainsi que le procureur général du Québec font appel de plein droit devant la Cour sur la première question. Le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec, qui étaient également intervenus devant la Cour d’appel, font appel de plein droit devant la Cour sur la deuxième question.

                    Arrêt (le juge en chef Wagner et le juge Rowe sont dissidents en partie et la juge Abella est dissidente) : Les pourvois sont rejetés.

                    Les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté et Martin : L’article 35 al. 1 C.p.c. est inconstitutionnel. Le seuil pécuniaire de la compétence attribuée à la Cour du Québec est trop élevé, lorsque considéré dans son contexte historique et institutionnel. Cette attribution ayant pour effet de transformer la Cour du Québec en une cour parallèle prohibée, le transfert de compétence envisagé par l’art. 35 al. 1 C.p.c. excède les limites établies par l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . La question portant sur l’application par la Cour du Québec de l’obligation de déférence judiciaire lorsqu’elle siège en appel de certaines décisions administratives ne nécessite pas de réponse, puisqu’elle est devenue théorique en raison du prononcé de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, ainsi que de l’entrée en vigueur de l’art. 83.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires du Québec.

                    L’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  vise à donner substance au compromis conclu à l’époque de la Confédération en protégeant le statut particulier des cours supérieures de juridiction générale à titre de pierre angulaire du système de justice unitaire canadien. Les principes de l’unité nationale et de la primauté du droit occupent une place centrale dans cette organisation judiciaire.

                    La protection du statut des cours supérieures renforce le caractère national du système judiciaire canadien. Les cours supérieures forment un réseau de tribunaux connexes ayant pour rôle d’unifier et d’uniformiser la justice au Canada. En protégeant l’essence des cours supérieures, l’uniformité du système judiciaire dans tout le pays est ainsi préservée.

                    La primauté du droit est maintenue grâce à la séparation des fonctions judiciaire, législative et exécutive. Cette séparation permet aux cours de justice de mettre en œuvre les trois facettes fondamentales de la primauté du droit que sont l’égalité de tous devant la loi, la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif et la surveillance de l’exercice des pouvoirs publics. Historiquement, cette tâche relevait d’abord des cours supérieures. Ainsi, afin de préserver le rôle des cours supérieures à titre de pierre angulaire du système judiciaire, ces dernières doivent pouvoir continuer d’agir comme les premières gardiennes de la primauté du droit. Ce rôle leur revient, puisqu’elles sont dans une position idéale pour assurer le maintien de la primauté du droit. En raison de leur indépendance et caractère national, elles sont mieux outillées pour trancher les litiges en matière de partage de compétences entre les ordres provincial et fédéral et pour veiller à ce que l’action étatique soit conforme aux droits fondamentaux des citoyens. De plus, l’existence et le statut des cours supérieures sont garantis par la Constitution à l’encontre des ingérences législatives. Sous réserve des garanties constitutionnelles d’indépendance judiciaire, les législatures peuvent abolir les cours de nomination provinciale ou sérieusement entraver leurs pouvoirs sans que la Constitution n’y fasse obstacle, tandis que les cours supérieures sont protégées par la Constitution contre ce type d’ingérence législative. En effet, seules les cours supérieures disposent de pouvoirs inhérents protégés constitutionnellement et découlant de leur nature même, ayant spécialement pour objectif de leur permettre d’assurer la primauté du droit au sein du système juridique canadien. Enfin, les cours supérieures sont pourvues d’une compétence résiduelle à titre de tribunal de droit commun leur permettant d’entendre toute affaire non confiée à un tribunal statutaire sans avoir besoin d’une habilitation législative, ce qui leur confère une perspective globale sur le droit à partir de laquelle elles peuvent assurer la cohérence du système judiciaire et en définir les grandes orientations.

                    Pour que l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  puisse jouer pleinement son rôle et atteindre son objet, la Cour a développé plusieurs tests au fil des années, conformément à la théorie de l’arbre vivant. La jurisprudence de l’art. 96 ne doit donc pas avoir pour effet de figer les fonctions judiciaires dans un moule datant de 1867 et des adaptations doivent être permises de façon à donner aux législatures la possibilité de faire face aux nouveaux problèmes et intérêts sociaux. Toutefois, nonobstant ce processus de libéralisation ayant permis à l’art. 96 de s’adapter à la réalité moderne, l’interdiction d’établir des cours parallèles qui usurpent les fonctions réservées aux cours supérieures a constamment été réitérée par la Cour, puisque de telles cours parallèles ont l’effet de rendre lettre morte la protection conférée par l’art. 96.

                    La Cour a articulé dans le Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714, le test en trois volets qui restreint l’attribution d’un pouvoir ou d’une compétence sur un type de différend quand, à l’époque de la Confédération, ce pouvoir ou cette compétence relevaient exclusivement ou principalement des cours supérieures. Selon ce test, il convient d’abord de déterminer si le domaine de compétence transféré correspond à un domaine de compétence dont l’exercice était, au moment de la Confédération, dominé par les cours supérieures, de district ou de comté. Le cas échéant, il faut voir si ce domaine de compétence était exercé dans le cadre d’une fonction judiciaire, et, si oui, si ce domaine est complémentaire ou accessoire à une fonction administrative ou nécessairement inséparable de la réalisation des objectifs plus larges de la législature.

                    Avant d’aborder la première étape du test, il convient de qualifier la compétence en cause. En l’espèce, la compétence attribuée à la Cour du Québec par l’art. 35 al. 1 C.p.c. doit être qualifiée de compétence sur les litiges civils en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles. Bien que cette qualification ne soit pas étroite comme le requiert l’arrêt Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans et Labour Standards Tribunal (N.‑É.), [1989] 1 R.C.S. 238, son niveau de généralité provient du libellé très englobant de l’art. 35 al. 1 C.p.c.

                    Appliquant le premier volet du test, il existe en l’espèce un engagement général partagé ou une compétence concurrente appréciable dans le domaine de la compétence en litige : les tribunaux inférieurs de trois des quatre provinces fondatrices exerçaient, au moment de la Confédération, un engagement pratique suffisant en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles. Par conséquent, le test du Renvoi sur la location résidentielle ne rend pas l’art. 35 al. 1 C.p.c. inconstitutionnel quant aux types de différends concernés, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de passer aux deuxième et troisième volets.

                    Une qualification comme celle imposée par la disposition en cause favorise indûment une conclusion d’engagement général partagé, ce qui mène à un résultat plutôt incongru : plus l’attribution d’une compétence est vaste, plus elle risque d’échapper aux restrictions formulées par le test du Renvoi sur la location résidentielle. Ainsi, bien qu’il ait été conçu pour interdire la création de cours parallèles, ce test ne traite pas de manière efficace du type de dispositions attributives de compétence qui sont justement, par leur degré de généralité, les plus enclines à établir des cours parallèles. C’est pourquoi une telle attribution requiert un cadre d’analyse adapté afin de déterminer si une cour parallèle minant le rôle des cours supérieures a été créée.

                    Il y a donc lieu d’appliquer un second test, celui de la compétence fondamentale reconnu dans l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, qu’il convient d’adapter pour mieux refléter les principes qui sous‑tendent l’art. 96. Ce second test vise un objectif plus large que la protection des compétences historiques et cherche à déterminer si une attribution de compétence porte atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures, soit en changeant la nature essentielle de ces cours, soit en les empêchant de jouer le rôle central qui leur incombe en vertu de l’art. 96. Différents facteurs, selon le contexte, peuvent s’avérer utiles pour déterminer si, en attribuant une compétence à une cour de nomination provinciale, une législature a établi une cour parallèle prohibée qui affaiblit la cour supérieure en l’empêchant de remplir son rôle constitutionnel.

                    La compétence fondamentale des cours supérieures comprend leur capacité d’agir à titre de tribunal de droit commun, c’est‑à‑dire de connaître des affaires que la loi n’attribue pas exclusivement à d’autres tribunaux. Elle englobe donc, par déduction nécessaire, une compétence générale en matière de droit privé, laquelle doit s’accompagner d’une juridiction matérielle suffisamment étendue pour préserver le rôle des cours supérieures de développer la jurisprudence en matière de droit privé. Cela requiert un engagement appréciable dans la résolution des litiges relevant des branches les plus fondamentales du droit privé comme le droit des biens, le droit successoral ou le droit des obligations. Une province peut confier des portions ou des ramifications de ces domaines à des tribunaux dont elle nomme les juges, mais elle ne peut restreindre de façon importante l’engagement de la cour supérieure sans contrevenir à l’art. 96.

                    En l’espèce, la mise en balance des six facteurs pertinents mène à la conclusion que l’attribution à la Cour du Québec d’une compétence exclusive sur les réclamations civiles de moins de 85 000 $ empêche la Cour supérieure du Québec de jouer le rôle qui lui incombe en vertu de l’art. 96 en matière de droit privé.

                    D’abord, l’étendue de la compétence attribuée à la Cour du Québec tend à démontrer un empiètement significatif sur la compétence générale en droit privé des cours supérieures de juridiction générale. L’article 35 al. 1 C.p.c. attribue à la Cour du Québec la quasi‑totalité du droit des obligations, véritable cœur du droit privé, pour les réclamations inférieures à 85 000 $. Par son étendue et par le caractère fondamental du domaine de droit concerné, le bloc de compétence attribué à la Cour du Québec s’apparente indéniablement à la compétence générale de droit privé qu’exercent les cours supérieures de juridiction générale.

                    Le caractère exclusif du transfert accentue l’empiètement sur la compétence fondamentale des cours supérieures. En l’espèce, les poursuites civiles en matière contractuelle et extracontractuelle de moins de 85 000 $ ont été retirées de la compétence de la Cour supérieure, entravant son rôle comme pilier d’un système de justice unitaire. Le rôle laissé à la Cour supérieure du Québec dans ce domaine est minime en comparaison avec celui des cours supérieures ailleurs au Canada.

                    Le plafond pécuniaire de moins de 85 000 $ fixé par l’art. 35 al. 1 C.p.c. représente une hausse d’environ 29 p. 100 par rapport au plafond pécuniaire historique de 100 $, qui correspond en dollars d’aujourd’hui à une somme se situant entre 63 698 $ et 66 008 $. Certes, cette augmentation n’est pas manifestement hors de proportion avec ce plafond et le montant adopté peut raisonnablement s’y rattacher dans la mesure où il appartient à un même ordre de grandeur. Mais le seuil pécuniaire n’est qu’un facteur parmi d’autres à soupeser, et il ne saurait revêtir un caractère déterminant en soi. Il faut donc l’analyser dans son contexte et à la lumière des autres facteurs.

                    L’absence d’un mécanisme d’appel accessible qui permettrait à la cour supérieure de juridiction générale de contrôler les décisions rendues par la Cour du Québec renforce la conclusion quant au parallélisme entre les deux cours. Cela signifie qu’il n’y a aucune différenciation hiérarchique entre les deux cours et que les décisions rendues par la cour de nomination provinciale échappent à l’emprise de la cour supérieure de juridiction générale. De plus, considérant que le seuil d’appel de plein droit est fixé à 60 000 $, les justiciables souhaitant faire contrôler les décisions de la Cour du Québec doivent, dans la majorité des cas, passer par un filtre préalable afin d’obtenir la permission d’en appeler. Les décisions de la Cour du Québec sont donc, dans une certaine mesure, plus à l’abri du contrôle en appel que celles de la Cour supérieure. Ce facteur tend à indiquer que l’art. 35 al. 1 C.p.c. transforme la Cour du Québec en une cour parallèle prohibée qui entrave le rôle de la cour supérieure de juridiction générale.

                    Enfin, la preuve statistique produite en l’espèce ne permet pas de déterminer avec certitude que l’art. 35 al. 1 C.p.c. n’a qu’un impact minime sur le volume de dossiers de la Cour supérieure en matière d’obligations. De même, aucune preuve n’a été apportée quant à la nécessité d’un plafond de moins de 85 000 $ pour atteindre un objectif social important tel que la promotion de l’accès à la justice.

                    Ainsi, sous sa forme actuelle, l’art. 35 al. 1 C.p.c. n’est pas valide au regard de l’art. 96, considérant qu’il empiète de façon inacceptable sur le rôle que la Constitution réserve à la cour supérieure de juridiction générale.

                    Le juge en chef Wagner et le juge Rowe (dissidents en partie) : Les appels portant sur la première question devraient être accueillis, mais le pourvoi portant sur la seconde question devrait être rejeté. L’article 35 C.p.c. ne contrevient pas à l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Adéquatement qualifiée en fonction de son objet, la compétence que confère l’art. 35 C.p.c. à la Cour du Québec est une compétence en matière civile sur des obligations contractuelles et extracontractuelles. Cette compétence n’appartenait pas exclusivement aux cours visées par l’art. 96 à l’époque de la Confédération. De plus, l’art. 35 C.p.c. ne retire à la Cour supérieure du Québec aucun pouvoir relevant de sa compétence fondamentale.

                    L’article 96  et le par. 92(14)  de la Loi constitutionnelle de 1867  reflètent ensemble un des compromis importants dont ont convenu les Pères de la Confédération en ce qui concerne l’administration de la justice au Canada. D’une part, suivant le par. 92(14), chaque province a le pouvoir et la responsabilité de légiférer à l’égard de l’administration de la justice, notamment pour créer, transformer et abolir des charges judiciaires. Il s’agit d’un pouvoir étendu, lequel accorde aux provinces une grande marge de manœuvre, qui leur permet notamment d’organiser leurs tribunaux d’une manière propre à favoriser l’accès à la justice et à renforcer la confiance du public envers le pouvoir judiciaire, tout en tenant compte de leurs besoins et défis spécifiques. D’autre part, ce pouvoir provincial est assujetti aux soustractions opérées par l’art. 96 en faveur du législateur fédéral, notamment le pouvoir de nommer les juges des cours supérieures dans chaque province. Ce pouvoir de nomination restreint implicitement la compétence des provinces de conférer les pouvoirs des cours visées à l’art. 96 à un tribunal provincial. Toutefois, il ne s’ensuit pas pour autant que l’art. 96 fige la compétence civile des tribunaux inférieurs à celle qu’ils possédaient au moment de la Confédération. La portée de l’art. 96 demeure restreinte à ce qui est nécessaire pour garantir la réalisation des objectifs sous‑jacents du compromis confédératif, dont principalement celui d’assurer une présence judiciaire unifiée dans l’ensemble du Canada. Il faut en conséquence éviter d’attribuer à l’art. 96 une portée démesurée, qui limiterait indûment la capacité des provinces de relever des défis législatifs complexes et émergents en matière d’administration de la justice.

                    Le cadre d’analyse de l’art. 96 comprend deux étapes, soit celles liées à la compétence historique et à la compétence fondamentale des cours supérieures. Conformément au Renvoi sur la location résidentielle, la première étape du cadre d’analyse de l’art. 96 consiste à déterminer si l’attribution de compétence en cause est permise. La deuxième étape consiste à décider si la compétence de la Cour supérieure peut être écartée, c’est‑à‑dire déterminer si une attribution exclusive de compétence est permise.

                    Le cadre d’analyse de la compétence historique des cours supérieures consiste en une analyse à trois volets qui permet de statuer sur la constitutionnalité d’une attribution de compétence par une province. Le premier volet, soit le critère historique, consiste à répondre à la question suivante : Est‑ce que le pouvoir ou la compétence qu’on attaque correspond de façon générale à un pouvoir ou à une compétence de nature exclusive qu’exerçaient les cours supérieures, de district ou de comté au moment de la Confédération? Aux fins d’application de ce critère, il faut tenir compte de tous les tribunaux qui existaient jadis dans le Canada préconfédératif, et non seulement ceux de la province concernée. Si, à l’époque de la Confédération, la compétence contestée était exercée de manière concurrente par les cours supérieures et inférieures, il faut déterminer s’il existait un engagement général partagé ou une compétence concurrente appréciable des tribunaux inférieurs à ce sujet, auquel cas, l’attribution sera jugée valide selon le critère historique. Par contre, s’il s’agit d’une compétence exclusive des cours supérieures, il faut alors procéder aux deuxième et troisième volets du cadre d’analyse.

                    Dans l’examen du critère historique, il faut d’abord qualifier adéquatement la compétence en cause. La qualification de la compétence contestée ne doit pas se limiter à une analyse formaliste des recours, ne doit pas être axée sur la réparation demandée et ne doit pas avoir pour effet de figer la compétence des tribunaux inférieurs à ce qu’elle était en 1867. Par ailleurs, le prétendu caractère exclusif de la compétence ne peut être inclus dans la qualification de celle‑ci. Si l’attribution d’une compétence satisfait aux deux étapes du cadre d’analyse de l’art. 96, elle pourra alors être exclusive. Partant, l’exclusivité de l’attribution résulte du fait que celle‑ci satisfait aux deux étapes, et il ne peut être permis qu’elle influe sur l’analyse en l’incluant prématurément dans la qualification.

                    Pour bien qualifier la compétence en cause, il faut plutôt s’intéresser au type de différend, au domaine de compétence, à l’objet de la décision et à la nature du litige. Il s’agit d’une question cruciale, puisque la manière dont la compétence en cause est qualifiée peut s’avérer déterminante dans l’examen du critère historique. En ce qui concerne les limites pécuniaires, elles ne constituent qu’un facteur parmi d’autres dans l’évaluation globale, notamment les limites géographiques de la compétence et l’éventail des différends que le tribunal peut trancher. Deux autres facteurs s’ajoutent pour apprécier l’étendue de l’engagement partagé des tribunaux dans l’exercice de la compétence en question, soit le pourcentage de la population qui avait recours aux tribunaux inférieurs et la fréquence des différends relevant de la compétence de ces tribunaux. Selon le contexte, certains facteurs seront plus importants que d’autres.

                    La seconde étape du cadre d’analyse de l’art. 96, soit l’analyse de la compétence fondamentale des cours supérieures, nécessite une réponse à deux questions. Premièrement, le pouvoir examiné fait‑il partie de la compétence fondamentale des cours supérieures? Deuxièmement, la loi a‑t‑elle pour effet de retirer ce pouvoir de la compétence fondamentale des cours supérieures?

                    La compétence fondamentale des cours supérieures comprend les pouvoirs qui sont essentiels à l’administration de la justice et au maintien de la primauté du droit. Cette compétence est donc très limitée et ne comprend que les pouvoirs qui ont une importance cruciale. En d’autres termes, le fait de retirer ces pouvoirs à une cour supérieure ferait de ce tribunal quelque chose d’autre qu’une cour supérieure, elle en perdrait son caractère essentiel. L’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  confère aux cours supérieures une compétence fondamentale leur permettant de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé et de droit public. Ce pouvoir n’a de sens que si les cours supérieures, en tant que tribunaux de droit commun, détiennent une compétence substantielle leur permettant de dire et de faire évoluer le droit civil au Québec et la common law dans les autres provinces. Il ne s’agit donc pas de décider si la cour supérieure peut toujours trancher des différends substantiels en matière civile, mais plutôt de se demander si la compétence qu’elle détient à cet égard est à ce point substantielle qu’elle lui permet d’assurer cette évolution.

                    Pour décider si une disposition législative retire à une cour supérieure une partie de sa compétence fondamentale en matière de droit privé, trois facteurs de nature quantitative et qualitative sont pertinents : a) l’impact sur le nombre de dossiers que la cour supérieure continue de traiter; b) l’impact sur la proportion des dossiers relevant de la cour supérieure par rapport à ceux relevant d’un tribunal de création provinciale; c) l’impact sur la nature et l’importance des dossiers relevant de la compétence de la cour supérieure. Tant et aussi longtemps que les cours supérieures continueront d’entendre un volume suffisant ― en nombre et en proportion ― d’affaires suffisamment variées en nature et en importance pour être en mesure de dire et de faire évoluer le droit civil au Québec et la common law dans les autres provinces, elles continueront par le fait même à jouer leur rôle unificateur au sein du système constitutionnel et judiciaire canadien. Dans de telles conditions, les législatures peuvent, sans porter atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures en matière de droit privé, accorder aux tribunaux de création provinciale une compétence matérielle leur permettant d’entendre un certain nombre de réclamations civiles.

                    En l’espèce, l’analyse du critère historique démontre qu’à l’exception du Bas‑Canada, les tribunaux inférieurs étaient saisis de la grande majorité, soit au moins 80 p. 100, des litiges civils dans le Canada préconfédératif. Bien qu’en plusieurs matières cette compétence ait été limitée sur le plan pécuniaire, elle révèle néanmoins un engagement parallèle important des tribunaux inférieurs en matière contractuelle et extracontractuelle. Au sujet de la compétence fondamentale de la Cour supérieure en matière civile, l’application des trois facteurs révèle que la Cour supérieure continue à traiter un grand nombre de dossiers en matière civile, que le nombre de dossiers ouverts en Cour supérieure par comparaison avec ceux ouverts en Cour du Québec demeure relativement stable et que la Cour supérieure continue d’entendre des demandes portant sur des sujets variés, de même que les demandes en justice les plus substantielles sur le plan pécuniaire. L’article 35 C.p.c. n’a donc pas pour effet de retirer à la Cour supérieure du Québec sa compétence sur les demandes substantielles en matière civile.

                    La juge Abella (dissidente): L’appel devrait être accueilli. L’article 35 C.p.c. est valide au regard de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Tant les cours supérieures que les cours provinciales se partageaient la compétence à l’égard des réclamations pécuniaires substantielles au moment de la Confédération, et la hausse de 15 000 $ de la compétence de la cour provinciale, la Cour du Québec, qui la fait passer de 70 000 $ à 85 000 $, n’affaiblit d’aucune manière la compétence fondamentale de la Cour supérieure.

                    Le paragraphe 92(14)  de la Loi constitutionnelle de 1867  habilite les gouvernements provinciaux à créer des tribunaux provinciaux et à nommer les juges qui y siègent. Depuis la Confédération, les tribunaux provinciaux constituent une composante clé du système de justice canadien, jouant un rôle indispensable dans l’évolution du droit. L’importance des cours provinciales au Canada aujourd’hui ne saurait être surestimée. Des parties se présentent devant les juges des cours provinciales pour faire trancher leur droit à la liberté ou à leur gagne‑pain, ou encore leurs droits à une pension alimentaire ou à la garde de leurs enfants. Les cours provinciales forment, de concert avec les cours supérieures, un solide réseau de tribunaux servant les plaideurs partout au Canada.

                    Néanmoins, au fil des ans, la Cour a occasionnellement limité le pouvoir dont disposent les provinces en vertu du par. 92(14), parce que l’art. 96 garantit que certaines compétences doivent demeurer entre les mains des cours supérieures, lesquelles sont composées de juges nommés par le fédéral. Dans un effort en vue d’opérationnaliser la méthode établie par la jurisprudence pour résoudre les conflits entre le par. 92(14) et l’art. 96, une analyse en trois étapes a été élaborée dans le Renvoi sur la location résidentielle afin d’examiner la validité d’une attribution de compétence par une province. Il s’agit essentiellement d’une analyse historique. La première étape de l’analyse consiste à se demander si, au moment de la Confédération, les cours supérieures, de district ou de comté avaient compétence exclusive sur la matière qui est maintenant attribuée à la cour provinciale. Si, dans une majorité des quatre provinces originales, les cours provinciales avaient au moment de la Confédération un engagement pratique dans la résolution de litiges relatifs à la matière en cause, il était impossible de conclure que les cours visées à l’art. 96 avaient compétence exclusive, puisque la compétence était partagée à cette époque. Si la compétence en cause appartenait exclusivement à une cour visée à l’art. 96 au moment de la Confédération, il faut, à la deuxième étape de l’analyse, répondre à la question de savoir si l’organisme provincial agit à titre judiciaire. Si la réponse est affirmative, se met alors en branle la troisième étape de l’analyse, laquelle consiste à considérer le tribunal judiciaire ou administratif provincial dans son contexte institutionnel, afin de déterminer s’il exerce un pouvoir judiciaire qui est simplement complémentaire ou accessoire à des fonctions administratives générales, ou qui est nécessaire à la réalisation d’un vaste objectif de politique générale. Dans l’un ou l’autre cas, l’attribution de compétence est permise par la Constitution.

                    Dans l’arrêt MacMillan Bloedel, la Cour a ajouté une exigence additionnelle à l’analyse lorsqu’elle a conclu que, même si l’attribution de compétence satisfait à l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle, la législature ne peut réduire le noyau de la compétence des cours supérieures, leur compétence fondamentale, ou y porter atteinte. Cette nouvelle exigence visait à déterminer si l’attribution d’une compétence exclusive à un organisme provincial entravait la capacité des cours supérieures de s’acquitter de leurs fonctions.

                    Comme le démontre la jurisprudence, la première étape de l’analyse de la validité d’une attribution de compétence par une province consiste à qualifier cette attribution. Il n’est pas nécessaire que les limites de la compétence des cours provinciales correspondent aux frontières précises qui existaient au moment de la Confédération; l’analyse doit plutôt être axée sur le type d’affaires qu’elles entendent. Il s’agit d’une approche fonctionnelle, qui s’attache à examiner l’objet de l’attribution de compétence. Pour déterminer quel était, sur le plan historique, l’engagement des cours provinciales dans la résolution des litiges civils, il est instructif d’examiner la proportion d’affaires qui étaient entendues par différents tribunaux au moment de la Confédération. À ce moment‑là, dans la plupart des provinces, la majorité des litiges civils étaient entendus par les cours provinciales; par conséquent, les cours supérieures n’avaient pas compétence exclusive sur les réclamations civiles en général. Dans les cas où il y avait compétence exclusive, celle‑ci se limitait à une petite proportion de réclamations civiles dont la valeur dépassait un seuil pécuniaire donné. Toutefois, ce seuil ne constituait pas une marque indiquant le point où les réclamations devenaient substantielles, il visait simplement à maintenir l’équilibre entre les différents types de tribunaux qui existaient à l’époque. En l’espèce, la comparaison entre la proportion des affaires entendues au moment de la Confédération et la proportion actuelle révèle que l’attribution d’une compétence pécuniaire de 85 000 $ en matière civile respecte non seulement l’équilibre établi au moment de la Confédération, mais accorde également aux cours supérieures une compétence civile plus vaste que celle dont elles disposaient alors. Il est en conséquence satisfait à l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle.

                    La Cour a statué que, à l’étape de l’analyse qui porte sur la « compétence fondamentale », une mesure législative ne peut pas avoir pour effet de retirer aux cours supérieures le pouvoir dont elles ont besoin pour statuer efficacement sur les litiges qui leur sont régulièrement soumis et pour faire respecter les ordonnances qu’elle rendent dans ces affaires. Cependant, il a été jugé que la compétence fondamentale est un concept étroit, et non pas un concept malléable. Il vise à protéger uniquement la fonction et le rôle essentiels des cours supérieures. Tant que le caractère essentiel des cours supérieures n’est ni compromis ni affaibli, les législatures provinciales sont constitutionnellement autorisées à exercer la compétence que leur accorde le par. 92(14) en créant des cours provinciales et en les habilitant, même de façon exclusive, à répondre aux besoins locaux en matière de justice, et ce, non pas aux besoins tels qu’ils existaient au moment de la Confédération, mais tels qu’ils existent maintenant. L’idée selon laquelle les cours supérieures ont hérité des tribunaux anglais préconfédératifs dotés d’une compétence inhérente un certain pouvoir fondamental sur l’évolution du droit privé est incompatible avec le fait que, depuis la Confédération, les cours supérieures ont partagé ce rôle avec un certain nombre de cours provinciales. Les cours supérieures n’ont jamais eu la responsabilité exclusive de guider l’évolution du droit privé. Par conséquent, ce rôle ne saurait faire partie de la compétence fondamentale des cours supérieures.

                    Bien que l’application classique de l’analyse établie dans les arrêts Renvoi sur la location résidentielle et MacMillan Bloedel permette de trancher le pourvoi, la présente affaire révèle certaines des lacunes de cette approche. Il est peut‑être temps d’envisager de remplacer l’analyse de manière à actualiser le droit relatif à l’interaction entre le par. 92(14) et l’art. 96 et à le mettre en phase avec la méthode d’interprétation constitutionnelle de la Cour en général et, plus particulièrement, avec la mise en garde déterminante selon laquelle la Constitution est comme un arbre et doit recevoir une interprétation souple. Le fédéralisme coopératif est une approche à l’égard du fédéralisme qui accepte non seulement qu’un chevauchement entre les pouvoirs fédéraux et provinciaux est inévitable, mais également qu’il est utile parce qu’il permet aux gouvernements de répondre à un ensemble complexe de questions. Il n’y a aucune raison de ne pas élargir cette approche à la conception de la relation entre le par. 92(14) et l’art. 96. Il est nécessaire d’interpréter libéralement le pouvoir des gouvernements provinciaux d’attribuer des compétences aux organismes juridictionnels provinciaux, étant donné que les gouvernements provinciaux sont plus près des questions qui touchent la plupart des personnes s’adressant aux tribunaux, ainsi que des réalités des enjeux locaux. Ils sont en conséquence mieux placés pour reconnaître les préoccupations locales concernant le système de justice et pour y répondre.

                    Les avantages du fédéralisme coopératif n’étaient pas une préoccupation particulière dans l’arrêt Renvoi sur la location résidentielle. Cette décision était plutôt animée par un certain nombre d’aspirations protectrices à l’égard des cours visées à l’art. 96. La première était le désir de promouvoir l’unité nationale par la préservation d’un système judiciaire unitaire, et la seconde était de veiller à ce que les litiges soient tranchés par des tribunaux impartiaux et indépendants. On a dit que l’approche de la Cour en ce qui concerne l’art. 96 renforçait la théorie selon laquelle certaines affaires doivent être entendues par des cours supérieures, parce qu’elles doivent être tranchées par des tribunaux indépendants. Cependant, la thèse voulant que la Constitution protège uniquement l’indépendance des cours supérieures s’est effritée dans l’arrêt Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, où la Cour a reconnu que les cours provinciales jouissent elles aussi d’une indépendance protégée constitutionnellement et sont aussi bien placées que les cours supérieures pour faire respecter de manière indépendante la primauté du droit. Il n’est donc plus justifié désormais d’invoquer la primauté du droit et l’indépendance pour restreindre la compétence des cours provinciales. La reconnaissance constitutionnelle accrue du rôle important que jouent les juges nommés par les provinces au sein de l’appareil judiciaire canadien ne diminue en rien l’indépendance et l’impartialité des cours supérieures. Au contraire, elle renforce l’ensemble de l’appareil judiciaire ainsi que la perception des membres du public selon laquelle les juges des cours provinciales devant lesquels ils se présentent n’agissent pas moins judiciairement parce qu’ils sont nommés par un ordre de gouvernement différent. Cette reconnaissance de l’indépendance des cours provinciales fait de celles‑ci des partenaires dans la protection de l’unité nationale.

                    L’augmentation de 15 000 $ de la compétence exclusive de la cour provinciale n’a pas empêché de quelque manière concrète que ce soit la Cour supérieure du Québec de jouer son rôle habituel et de juger le genre d’affaires civiles qu’elle a toujours entendues. Peu importe l’approche adoptée pour analyser l’art. 35 C.p.c., cette disposition représente un exercice valide du droit dont dispose la province en vertu du par. 92(14) d’administrer la justice et de créer des cours de compétence civile au Québec.

Jurisprudence

Citée par les juges Côté et Martin

                    Arrêts appliqués : Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; arrêts examinés : Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; Tomko c. Labour Relations Board (N.‑É.), [1977] 1 R.C.S. 112; Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), [1996] 1 R.C.S. 186; Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans et Labour Standards Tribunal (N.‑É.), [1989] 1 R.C.S. 238; arrêts mentionnés : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Renvoi touchant la constitutionnalité de la Loi concernant la juridiction de la Cour de Magistrat de Québec, [1965] R.C.S. 772; Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617; Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307; Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252; Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; McEvoy c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1983] 1 R.C.S. 704; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854; Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Toronto Corporation c. York Corporation, [1938] A.C. 415; Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398; Labour Relations Board of Saskatchewan c. John East Iron Works, Ltd., [1949] A.C. 134 ; Procureur général du Québec c. Grondin, [1983] 2 R.C.S. 364; Massey‑Ferguson Industries Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1981] 2 R.C.S. 413; Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] A.C. 124; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638; Renvoi : Family Relations Act (C.‑B.), [1982] 1 R.C.S. 62; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Attorney‑General for Ontario c. Attorney‑General for Canada, [1912] A.C. 571; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Reference Re Certification in the Manitoba Health Sector, 2019 MBCA 18, [2019] 5 W.W.R. 614; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 S.C.R. XXX.

Citée par le juge en chef Wagner (dissident en partie)

                    Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714; Renvoi concernant la constitutionnalité de la Loi concernant la juridiction de la Cour de magistrat, 11‑12 Elizabeth II, chapitre 62, [1965] B.R. 1; Séminaire de Chicoutimi c. La Cité de Chicoutimi, [1973] R.C.S. 681; Re Cour de Magistrat de Québec, [1965] R.C.S. 772; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698; Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116; Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96; Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans et Labour Standards Tribunal (N.‑É.), [1989] 1 R.C.S. 238; Renvoi : Family Relations Act (C.‑B.), [1982] 1 R.C.S. 62; SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2; Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252; Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), [1996] 1 R.C.S. 186; Dupont c. Inglis, [1958] R.C.S. 535; Procureur général du Québec c. Grondin, [1983] 2 R.C.S. 364; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617; Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307; Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638; Labour Relations Board of Saskatchewan c. John East Iron Works, Ltd., [1949] A.C. 134; New State Ice Co. c. Liebmann, 285 U.S. 262 (1932); R. c. Zelensky, [1978] 2 R.C.S. 940; Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] 2 R.C.S. 680.

Citée par la juge Abella (dissidente)

                    Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398; Re Cour de Magistrat de Québec, [1965] R.C.S. 772; Tomko c. Labour Relations Board (N.‑É.), [1977] 1 R.C.S. 112; Mississauga (Ville) c. Peel (Municipalité), [1979] 2 R.C.S. 244; Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638; Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714; Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans et Labour Standards Tribunal (N.‑É.), [1989] 1 R.C.S. 238; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), [1996] 1 R.C.S. 186; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3; Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] A.C. 124; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 R.C.S. 146; Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161; Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837; Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 R.C.S. 3; NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 R.C.S. 696; Chatterjee c. Ontario (Procureur général), 2009 CSC 19, [2009] 1 R.C.S. 624; Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5, [2019] 1 R.C.S. 150; Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53, [2015] 3 R.C.S. 419; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241; Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, [2010] 3 R.C.S. 457; McEvoy c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1983] 1 R.C.S. 704; Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206; Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S. 585; Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252.

Lois et règlements cités

Acte amendant la loi relative aux magistrats de districts, S.Q. 1888, c. 20, art. 1.

Acte amendant la loi relative aux magistrats de district, S.Q. 1889, c. 30, art. 1.

Acte concernant les Magistrats de District en cette Province, S.Q. 1869, c. 23, art. 13, 16, 17.

Acte pour amender de nouveau la loi concernant les Magistrats de District en cette Province, S.Q. 1871, c. 9, art. 1.

Charte canadienne des droits et libertés .

Civil Resolution Tribunal Act, S.B.C. 2012, c. 25, art. 2, 118, 133.

Code civil du Québec.

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 .

Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 30, 31, 33 al. 1 et 2, 34 al. 1, 35, 536 à 570.

Code de procédure civile, S.Q. 1965, c. 80, art. 34.

Décret 880‑2017, (2017) 149 G.O. II, 4495.

Loi amendant le Code de procédure civile relativement à la Cour de magistrat de district, S.Q. 1921, c. 100, art. 1.

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Loi modifiant de nouveau le Code de procédure civile, L.Q. 1969, c. 81, art. 2.

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Loi modifiant la Loi des tribunaux judiciaires, S.Q. 1965, c. 17, art. 1.

Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives en vue d’instituer la Cour du Québec, L.Q. 1988, c. 21, art. 1 à 5.

Loi modifiant le Code de procédure civile, S.Q. 1952‑53, c. 18, art. 12.

Loi modifiant le Code de procédure civile et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1979, c. 37, art. 8.

Loi modifiant le Code de procédure civile et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1984, c. 26, art. 3.

Loi modifiant le Code de procédure civile et la Loi sur les cours municipales, L.Q. 1995, c. 2, art. 2.

Loi portant réforme du Code de procédure civile, L.Q. 2002, c. 7, art. 5.

Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T‑16, art. 2, 79, 83.1 [aj. 2020, c. 12, art. 84], 106.

Provincial Court Civil Division Amendment Regulation, Alta. Reg. 139/2014.

Règlement de 2017 sur les petites créances, R.R.S., c. S‑50.12, règl. 1, art. 3.

Règlement modificatif de 2016 sur les petites créances, Règl. de la Sask. 4/2016, art. 3.

Small Claims Act, R.S.B.C. 1996, c. 430, art. 3.

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Statutes Amendment Act, 2015, S.A. 2015, c. 12, art. 6(4)(a)(v).

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                    POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (la juge en chef Duval Hesler et les juges Bich, Kasirer, Levesque, Vauclair, Mainville et Hogue), 2019 QCCA 1492, [2019] J.Q. n° 7806 (QL), 2019 CarswellQue 8040 (WL Can.), dans l’affaire d’un renvoi portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l’article 35 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, qui fixent à moins de 85 000 $ la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec et sur la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec. Pourvois rejetés, le juge en chef Wagner et le juge Rowe sont dissidents en partie et la juge Abella est dissidente.

                    François Grondin et Guy J. Pratte, pour la Conférence des juges de la Cour du Québec.

                    Dominique Rousseau et Francis Demers, pour le procureur général du Québec.

                    Marc‑André Fabien et Vincent Cérat Lagana, pour le Conseil de la magistrature du Québec.

                    Audrey Mayrand et Jennifer Klinck, pour l’Association canadienne des juges des cours provinciales.

                    Sean Griffin et William J. Atkinson, pour le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec.

                    Bernard Letarte, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Daniel Huffaker, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Gareth Morley, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

                    Argumentation écrite seulement par Randy Steele, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Personne n’a comparu pour l’intervenant l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec.

                    P. Jonathan Faulds, c.r., pour l’intervenant Canadian Council of Chief Judges.

                    Ryan D. W. Dalziel, pour l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia.

                    Pierre Bienvenu, pour l’intervenante l’Association canadienne des juges des cours supérieures.

                    Le jugement des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté et Martin a été rendu par

                    Les juges Côté et Martin —


                                             TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.      Aperçu

1

II.    Contexte du renvoi à la Cour d’appel du Québec

12

III.   Cour d’appel du Québec, 2019 QCCA 1492

19

IV.   Analyse de la première question

26

A.    La portée de la première question du renvoi

26

B.    Le cadre constitutionnel

29

(1)     Le compromis conclu à l’époque de la Confédération

32

(2)     Le rôle et l’objet de l’art. 96

 

41

(a)     L’unité nationale

43

(b)     La primauté du droit

46

(3).... Une notion commune aux tests découlant de l’art. 96 : l’interdiction de créer des cours parallèles qui affaiblissent le rôle des cours supérieures

53

(a).... Les compétences historiques

55

(b).... La compétence fondamentale

63

(c).... Conclusion

70

C.    Application

71

(1)     Le test en trois volets du Renvoi sur la location résidentielle

72

(a).... La qualification de la compétence

72

(b).... L’analyse historique

75

(2)     Le test de la compétence fondamentale

80

(a).... La compétence générale en droit privé

82

(b).... L’objet de l’analyse et les facteurs à considérer

87

(i)..... L’étendue de la compétence attribuée

96

(ii).... Le caractère exclusif ou concurrent de l’attribution

101

(iii)... Le seuil pécuniaire

105

(iv)... Les mécanismes d’appel

119

(v).... L’impact sur le volume de dossiers de la cour supérieure de juridiction générale

124

(vi)... La poursuite d’un objectif social important

126

(c).... La mise en balance

131

V.    Analyse de la seconde question

146

VI.   Effet de la décision

151

VII. Dispositif

160

Annexe

 

 

I.               Aperçu

[1]                             Le système judiciaire national unifié représente une caractéristique déterminante du régime judiciaire canadien. Ce système assure une participation conjointe de l’État fédéral et des provinces[1]. D’une part, la Constitution reconnaît aux provinces une compétence exclusive en matière d’administration de la justice en vertu de laquelle elles peuvent créer des tribunaux et les organiser. D’autre part, elle place une catégorie particulière de cours de justice, les cours supérieures, au centre de l’ordre judiciaire canadien et en confie la nomination de leurs juges à l’État fédéral.

[2]                             Au fil des années, les tribunaux se sont efforcés de donner un sens à cette particularité du système judiciaire canadien qui découle du par. 92(14)  et des art. 96  à 100  de la Loi constitutionnelle de 1867 . La jurisprudence atteste de la recherche d’un juste équilibre entre les initiatives provinciales en matière d’administration de la justice et le respect d’un des compromis importants acceptés par les Pères de la Confédération, une entente qui confère un statut spécial et inaliénable aux cours visées à l’art. 96. 

[3]                             La première question posée par les présents pourvois nous invite à déterminer si l’art. 35 al. 1 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« C.p.c. »), se justifie au regard de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . En d’autres termes, l’attribution exclusive à la Cour du Québec d’une compétence sur les réclamations civiles de moins de 85 000 $ crée‑t‑elle une cour parallèle qui usurpe le rôle réservé par la Constitution aux cours supérieures? En l’espèce, la législature transfère au tribunal provincial non pas une compétence précise ou spécifique, mais une compétence exclusive étendue dans un vaste domaine situé au cœur du droit privé. La présente affaire offre à notre Cour l’occasion de clarifier la frontière que les provinces ne doivent pas franchir dans l’exercice de leur compétence en matière d’administration de la justice. Cette question constitue un nouveau jalon dans l’évolution de la jurisprudence relative à l’art. 96, puisqu’elle concerne un transfert en bloc de compétences d’une cour judiciaire vers une autre en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles se situant sous un seuil pécuniaire particulier, et retirant donc ces matières de la compétence des cours supérieures.

[4]                             L’article 96 vise à donner substance au compromis conclu à l’époque de la Confédération en protégeant le statut particulier des cours supérieures de juridiction générale à titre de pierre angulaire de notre système de justice unitaire. Les principes de l’unité nationale et de la primauté du droit occupent une place centrale dans cette organisation judiciaire. Pour que l’art. 96 remplisse sa mission, notre Cour a développé toute une variété de tests à travers le temps, dont les manifestations les plus récentes sont le test en trois volets du Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714 (« Renvoi sur la location résidentielle »), ainsi que celui de la compétence fondamentale reconnu dans l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725. Ces deux cadres d’analyse reposent sur une préoccupation commune qui animait déjà la jurisprudence antérieure à leur élaboration : la nature et le rôle des cours supérieures doivent être protégés et la création de cours de nomination provinciale qui sont parallèles aux cours supérieures ou qui usurpent leurs fonctions n’est pas permise.

[5]                             Le test en trois volets du Renvoi sur la location résidentielle restreint l’attribution d’un pouvoir ou d’une compétence sur un type de différend quand, à l’époque de la Confédération, ce pouvoir ou cette compétence relevaient exclusivement ou principalement des cours supérieures. Selon nous, la seule application du test en trois volets du Renvoi sur la location résidentielle n’a pas pour effet de rendre inconstitutionnel l’art. 35 al. 1 C.p.c. De fait, il existait un engagement général suffisant des tribunaux inférieurs en matière de litiges civils fondés sur le droit des obligations contractuelles et extracontractuelles dans trois des quatre provinces fondatrices.

[6]                             Le deuxième test cherche à déterminer si une attribution de compétence porte atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures, soit en changeant la nature essentielle de ces cours, soit en les empêchant de jouer le rôle central qui leur incombe en vertu de l’art. 96. L’article 35 al. 1 C.p.c. porte atteinte à la compétence générale en droit privé des cours supérieures — une caractéristique essentielle faisant partie de leur compétence fondamentale — d’une manière qui ne saurait être permise par la Constitution. Tant la Cour supérieure que la Cour du Québec jouent un rôle important quant au maintien de la primauté du droit, bénéficient des garanties d’indépendance judiciaire, sont composées de juges professionnels et qualifiés et promeuvent l’accès à la justice. Ces caractéristiques communes sont essentielles au bon fonctionnement des deux cours et à la protection du public. Bien que nous reconnaissions ces réalités, la question demeure celle de savoir si l’art. 96 permet à la province de transférer en bloc une compétence exclusive à une cour de nomination provinciale.

[7]                             À la lumière de ce contexte particulier, nous avons examiné une vaste gamme de facteurs afin de répondre à cette question : l’étendue de la compétence attribuée par l’art. 35 al. 1 C.p.c., le caractère exclusif de l’attribution, le seuil pécuniaire élevé, les mécanismes d’appel prévus par la loi et l’absence d’un objectif social susceptible de justifier la mesure législative. La mise en balance des facteurs pertinents nous mène à la conclusion que l’attribution d’une compétence exclusive à la Cour du Québec sur les litiges civils en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles jusqu’à une valeur de moins de 85 000 $ compromet indûment la position des cours visées à l’art. 96 et est inconstitutionnelle. L’ampleur de la compétence attribuée par l’art. 35 al. 1 C.p.c., jumelée avec les différents attributs du contexte institutionnel dans le cadre duquel elle s’exerce, transforme la Cour du Québec en une cour parallèle prohibée et porte une atteinte inadmissible à la compétence fondamentale de la Cour supérieure. Cela affaiblit nécessairement le rôle primordial que la Cour supérieure du Québec est appelée à jouer au sein du système judiciaire canadien.

[8]                             Nous sommes d’accord avec la Cour d’appel que le seuil pécuniaire est trop élevé, lorsque considéré dans son contexte historique et institutionnel. Il est important de noter que le transfert de compétence à la Cour du Québec ne confère pas seulement une vaste compétence civile en matière d’obligations encadrée par un seuil monétaire, il retire également cette compétence à la Cour supérieure du Québec. Cela affecte d’une manière inadmissible sa capacité d’entendre et de trancher les litiges relevant d’un domaine situé au cœur du droit privé québécois. Aucune autre cour de nomination provinciale au Canada ne possède une compétence exclusive comparable en matière civile : les autres provinces maintiennent une certaine forme de compétence concurrente entre les cours de nomination provinciale et celles visées à l’art. 96.

[9]                             D’autres caractéristiques de la Cour du Québec appuient aussi la conclusion que l’article contesté franchit la ligne de la constitutionnalité. En effet, les deux cours entendent des litiges civils en matière contractuelle et extracontractuelle et tranchent ces derniers en appliquant les mêmes lois et les mêmes règles procédurales. De plus, les décisions rendues par la Cour du Québec peuvent faire l’objet d’un appel directement à la Cour d’appel du Québec. Donc, la compétence édictée à l’art. 35 al. 1 C.p.c. confère à la Cour du Québec toutes les apparences d’une cour parallèle et affaiblit la position centrale réservée aux cours supérieures dans le système judiciaire canadien par les art. 96  à 100  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Il est devenu difficile de voir ce qui distingue encore la Cour du Québec d’une cour supérieure constitutionnellement protégée.

[10]                         À notre avis, la seconde question du renvoi, portant sur l’application par la Cour du Québec de l’obligation de déférence judiciaire lorsqu’elle entend un appel d’une décision administrative en vertu de certaines lois provinciales, est devenue théorique en raison du prononcé de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, ainsi que de l’entrée en vigueur de l’art. 83.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T-16. Nous décidons donc de ne pas y répondre.

[11]                         Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis de rejeter les pourvois au motif que l’art. 35 al. 1 C.p.c. est inconstitutionnel et que la seconde question est théorique.

II.            Contexte du renvoi à la Cour d’appel du Québec

[12]                         Le 1er janvier 2016, le nouveau Code de procédure civile, incluant l’art. 35, est entré en vigueur. L’article 35 confère à la Cour du Québec une compétence exclusive pour tout litige en matière civile dont la valeur de l’objet ou la somme réclamée est inférieure à 85 000 $. Toutefois, cette compétence exclut les matières familiales, autres que l’adoption, et toute autre compétence attribuée exclusivement par la loi à un autre tribunal ou organisme juridictionnel. Le libellé de l’art. 35 al. 1 C.p.c. se lit comme suit :

La Cour du Québec a compétence exclusive pour entendre les demandes dans lesquelles soit la valeur de l’objet du litige, soit la somme réclamée, y compris en matière de résiliation de bail, est inférieure à 85 000 $, sans égard aux intérêts; elle entend également les demandes qui leur sont accessoires portant notamment sur l’exécution en nature d’une obligation contractuelle. Néanmoins, elle n’exerce pas cette compétence dans les cas où la loi l’attribue formellement et exclusivement à une autre juridiction ou à un organisme juridictionnel, non plus que dans les matières familiales autres que l’adoption.

[13]                         Pour bien comprendre la structure de l’organisation judiciaire québécoise dans laquelle s’inscrit l’art. 35, il convient d’exposer succinctement l’étendue des compétences actuelles de la Cour supérieure et de la Cour du Québec, afin d’avoir une vue d’ensemble des enjeux soulevés par les présents pourvois.

[14]                         La Cour du Québec, à titre de cour statutaire, n’est compétente que dans les limites prévues par la loi. En vertu de la législation québécoise, la Cour du Québec a compétence sur tout le territoire du Québec en matière civile, criminelle et pénale, ainsi que dans les matières relatives à la jeunesse. Cette triple compétence se reflète dans les trois chambres la constituant (art. 2, 79 et 106 de la Loi sur les tribunaux judiciaires). De plus, la cour siège en matière administrative et en appel dans les cas prévus par la loi (art. 79). En vertu de l’art. 35 C.p.c., la Chambre civile de la Cour du Québec est seule compétente pour entendre les demandes dont la valeur de l’objet en litige est inférieure à 85 000 $. Les demandes d’au plus 15 000 $ sont entendues à la Division des petites créances de cette même chambre (art. 536 C.p.c.).

[15]                         En ce qui concerne la Cour supérieure du Québec, étant le tribunal de droit commun, elle est compétente à l’échelle provinciale pour entendre toute demande en toute matière non attribuée de manière formelle et exclusive à une autre juridiction (art. 33 al. 1 C.p.c.). Conséquemment, la Cour supérieure entend, entre autres, les litiges en matière civile dont la valeur est de 85 000 $ et plus, ainsi que ceux relatifs à la propriété immobilière ou à ses démembrements, aux affaires successorales et testamentaires et la majorité des litiges en matière familiale, y compris les demandes en divorce. De plus, elle possède la compétence exclusive en matière d’actions collectives et d’injonctions (art. 33 al. 2 C.p.c.), est investie d’un pouvoir général de contrôle judiciaire (art. 34 al. 1 C.p.c.) et est compétente pour entendre nombre de recours en matière civile prévus à des lois fédérales, comme les demandes relatives à la faillite et à l’insolvabilité.

[16]                         Selon le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec (« juge en chef de la Cour supérieure et al. »), l’art. 35 C.p.c. a pour effet de nier aux justiciables québécois le droit de s’adresser à la Cour supérieure pour toute demande en matière civile dont la valeur de l’objet en litige est inférieure à 85 000 $. Ils prétendent que cette disposition empêche la Cour supérieure d’énoncer et de faire évoluer le droit à l’égard de ces réclamations. Le juge en chef de la Cour supérieure et al. remettent ainsi en question la constitutionnalité de l’art. 35 C.p.c.  

[17]                         C’est d’ailleurs pourquoi, au moment de la réforme du Code de procédure civile, le juge en chef de la Cour supérieure et al. ont pressé le législateur québécois de ne pas hausser le plafond de compétence civile de la Cour du Québec de 70 000 $ à 85 000 $. Ils ont également demandé au gouvernement du Québec de soumettre à la Cour d’appel du Québec un renvoi afin qu’elle se prononce sur la constitutionnalité de la compétence civile de la Cour du Québec. Ces demandes ayant été refusées, le juge en chef de la Cour supérieure et al. ont déposé, le 19 juillet 2017, une demande introductive d’instance à la Cour supérieure recherchant une déclaration d’inconstitutionnalité. Dans cette même demande, ils contestaient également la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec à l’égard de certaines décisions administratives, au motif que l’obligation de déférence reconnue par la jurisprudence y étant liée serait incompatible avec le pouvoir de contrôle judiciaire des cours supérieures.

[18]                         En août 2017, en réponse à ces procédures judiciaires, le gouvernement du Québec adoptait le Décret 880-2017, Concernant un renvoi à la Cour d’appel portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l’article 35 du Code de procédure civile qui fixent à moins de 85 000 $ la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec et sur la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec, (2017) 149 G.O. II, 4495. En octobre 2017, la procureure générale du Québec (« PGQ ») déposait à la Cour d’appel un Avis de renvoi dans lequel les questions suivantes lui étaient soumises :

1.      Les dispositions du premier alinéa de l’article 35 du Code de procédure civile (chapitre C-25.01) fixant, à moins de 85 000 $, le seuil de la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec, sont-elles valides au regard de l’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 , étant donné la compétence du Québec sur l’administration de la justice aux termes du paragraphe 92 (14)  de la Loi constitutionnelle de 1867 ?

2.      Est-il compatible avec l’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  d’appliquer l’obligation de déférence judiciaire, qui caractérise le pourvoi en contrôle judiciaire, aux appels à la Cour du Québec prévus aux articles 147 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (chapitre A-2.1), 115.16 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers (chapitre A-33.2), 100 de la Loi sur le courtage immobilier (chapitre C-73.2), 379 de la Loi sur la distribution des produits et services financiers (chapitre D-9.2), 159 de la Loi sur la justice administrative (chapitre J-3), 240 et 241 de la Loi sur la police (chapitre P-13.1), 91 de la Loi sur la Régie du logement (chapitre R-8.1) et 61 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (chapitre P-39.1)?

(Décret, p. 4496)

III.         Cour d’appel du Québec, 2019 QCCA 1492

[19]                         La Cour d’appel a d’abord brossé un tableau de l’origine et de l’objet des dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 , portant sur les tribunaux et l’organisation de la justice, soit les art. 96 à 100, 129 et 133. Rappelant que ces dispositions cherchent à refléter le système judiciaire du Royaume-Uni, la Cour d’appel a conclu que la Constitution interdit d’abolir les cours supérieures ou de leur retirer leurs pouvoirs fondamentaux. Similairement, la cour a conclu qu’il est « interdit d’établir des cours de nomination provinciale qui exerceraient, en tout ou en partie, la compétence des cours supérieures comme cours “parallèles” ou “miroirs” de celles-ci » (par. 35 et 46-47 (CanLII)). La Cour d’appel a rappelé que le test généralement utilisé à cette fin est celui élaboré dans le Renvoi sur la location résidentielle.

[20]                         La Cour d’appel s’est penchée sur la question de savoir si l’art. 35 C.p.c. portait atteinte à la compétence fondamentale de la Cour supérieure du Québec (par. 102). Se fondant sur l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, la cour a conclu que le législateur québécois ne pouvait accroître la compétence pécuniaire de la Cour du Québec que s’il le faisait sans altérer la compétence fondamentale des cours supérieures de « résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé » (par. 141, citant Trial Lawyers, par. 32).

[21]                         Pour identifier le seuil pécuniaire à partir duquel une atteinte injustifiée à la compétence fondamentale se produirait, la Cour d’appel a considéré la structure des tribunaux dans les autres provinces. Elle a ensuite conclu « qu’en tenant compte tant du contexte historique que des objectifs de primauté du droit et d’unité nationale découlant de l’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 , la Cour supérieure ne peut conserver sa compétence fondamentale de trancher des différends en matière civile que si celle-ci s’applique à l’égard des réclamations “substantielles” des justiciables » (par. 148 (nous soulignons)).

[22]                         La Cour d’appel a retenu le montant de 100 $ comme point de départ de l’analyse, puisqu’il correspond « à la compétence pécuniaire maximale qu’exerçaient, en 1867, quelques-unes des cours inférieures chargées d’entendre certaines matières civiles » (par. 144). Elle a souligné que l’actualisation de la somme « ne constitue cependant qu’un des éléments permettant de déterminer le caractère substantiel d’une réclamation pour un justiciable contemporain » (par. 153). Une augmentation au-delà de l’actualisation réelle n’enfreindrait pas automatiquement la compétence fondamentale des cours supérieures (par. 154). D’autres facteurs doivent être considérés tels que « (1) le seuil pécuniaire prévu pour l’appel de plein droit à la Cour d’appel; (2) les objectifs du législateur lorsqu’il fixe les limites de la compétence de la Cour du Québec, et, de ce fait, celles de la Cour supérieure; et (3) les données empiriques et statistiques » (par. 155).

[23]                         La Cour d’appel a conclu que l’art. 35 C.p.c. est inconstitutionnel, puisqu’il entrave la compétence fondamentale de la Cour supérieure de trancher certains différends substantiels en matière civile en attribuant à la Cour du Québec une compétence sur les réclamations civiles de moins de 85 000 $, hormis dans certaines matières civiles exclues. La cour est arrivée à cette conclusion en considérant notamment (i) l’actualisation de la somme « substantielle » de 100 $ en 1867, (ii) le seuil de 60 000 $ établi par le législateur québécois pour un appel de plein droit et (iii) le contexte législatif relatif à la fixation du plafond. Au regard de la preuve et des principes applicables, la limite maximale de la compétence de la Cour du Québec doit se situer entre 55 000 $ et 70 000 $, sous réserve d’actualisations futures, afin de respecter l’art. 96 (par. 188) .

[24]                         En examinant les augmentations du seuil de l’appel de plein droit et du plafond pécuniaire de la compétence de la Cour du Québec en matière civile, la Cour d’appel a constaté « qu’il a longtemps existé une parité entre le seuil de l’appel de plein droit à la Cour d’appel et la limite supérieure de la compétence exclusive de la Cour du Québec » (par. 174). Elle a souligné que lorsque les seuils ont été augmentés en 1995, l’objectif était de « favoriser une plus grande efficacité du système judiciaire, notamment par la revalorisation de la compétence de la Cour du Québec et par une réduction des délais d’audition en Cour supérieure » (par. 178). De l’avis de la Cour d’appel, la situation devient problématique lors de la modification législative de 2002, lorsque le plafond de la compétence passe de 30 000 $ à 70 000 $ dans un objectif de réduction des coûts et des délais, puisque cette hausse est supérieure à l’actualisation du montant de 100 $ en 1867 à la valeur du dollar courant en 2002 (37 175,75 $) (par. 181). La Cour d’appel a noté que les débats parlementaires révèlent que « l’idée que l’inflation gruge la compétence de la Cour du Québec » semble avoir été la principale motivation de ces augmentations (par. 182). Pour la plus récente hausse effectuée au moment de la réforme du C.p.c. en 2014, le législateur n’a fait que retenir le plafond antérieur de 70 000 $ pour l’actualiser à 85 000 $. La Cour d’appel a conclu que la dernière hausse est « la continuation d’une érosion de plus en plus prononcée de la compétence constitutionnelle de la Cour supérieure du Québec en matière civile » (par. 187).

[25]                         Quant à la seconde question du renvoi, la Cour d’appel a conclu qu’appliquer l’obligation de déférence judiciaire aux appels administratifs à la Cour du Québec est compatible avec l’art. 96, puisque la Cour supérieure conserve « l’intégralité de son propre pouvoir de surveillance et de contrôle sur l’administration et les instances inférieures ainsi que son rôle fondamental de veiller à une justice indépendante et unifiée au Canada » (par. 365 et 367). Nous soulignons, toutefois, que la Cour d’appel a émis cet avis avant que notre Cour rende l’arrêt Vavilov.

IV.         Analyse de la première question

A.           La portée de la première question du renvoi

[26]                         La première question dont notre Cour est saisie diffère de celle en cause dans le Renvoi touchant la constitutionnalité de la Loi concernant la juridiction de la Cour de Magistrat, [1965] R.C.S. 772. Cette décision concernait la constitutionnalité d’une loi modificative portant sur la compétence pécuniaire de la Cour de Magistrat de 200 $ à 500 $. Dans cette affaire, notre Cour a renversé l’opinion de la Cour d’appel du Québec au motif que celle-ci s’était prononcée sur l’ensemble de la juridiction de la Cour de Magistrat, au lieu de répondre spécifiquement à la préoccupation sous-jacente à la question et aux considérants contenus au décret à l’origine du renvoi.

[27]                         La question soumise par renvoi en l’espèce est formulée en termes beaucoup plus généraux et il ne s’agit pas ici d’examiner uniquement la mesure législative qui a porté la compétence pécuniaire de la Cour du Québec de 70 000 $ à 85 000 $. Avec égards pour la Cour d’appel, nous ne croyons pas que la question restreigne l’analyse au « plafond monétaire imposé par l’article 35 C.p.c. » (motifs de la C.A., par. 102; voir aussi par. 137-138). La question telle que formulée mentionne expressément le seuil pécuniaire et la compétence exclusive de la Cour du Québec. Ces derniers sont des traits distinctifs de la structure judiciaire québécoise. Contrairement aux autres provinces, la distinction principale au Québec entre la cour de justice de nomination provinciale et la cour supérieure, exception faite de certaines réparations, s’avère le seuil pécuniaire en ce qui a trait aux litiges que chacune peut entendre. Hormis cette distinction, les deux cours connaissent des demandes identiques, appliquent le même Code de procédure civile et leurs décisions peuvent toutes deux faire l’objet d’un appel à la Cour d’appel du Québec. Le système judiciaire québécois est également unique en ce que tous les litiges civils relevant du champ de l’art. 35 C.p.c. sont retranchés de la compétence de la Cour supérieure et attribués exclusivement à la Cour du Québec.

[28]                         Bien que le seuil pécuniaire et l’exclusivité de l’attribution de compétence soient deux dimensions importantes de l’analyse, le libellé de la question posée par renvoi requiert une analyse plus vaste qui doit tenir compte du fonctionnement des cours de nomination provinciale et des cours supérieures. En effet, cette question appelle une réponse plus large sur la constitutionnalité de l’art. 35 al. 1 C.p.c. au regard du par. 92(14) et de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . La constitutionnalité de l’attribution doit donc être examinée non seulement en fonction des traits distinctifs soulevés plus haut, mais également à la lumière d’autres caractéristiques s’inscrivant dans le contexte plus général de l’attribution. Une telle approche est nécessaire afin de déterminer l’impact éventuel de cette attribution sur la compétence de la cour supérieure de la province. La jurisprudence de notre Cour relative à l’art. 96 s’est d’ailleurs toujours montrée soucieuse de considérer les dispositions à l’étude dans leur contexte plutôt que dans l’abstrait (Tomko c. Labour Relations Board (N.-É.), [1977] 1 R.C.S. 112, p. 120; Renvoi sur la location résidentielle, p. 735; Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220, p. 234; MacMillan Bloedel, par. 12 et 59). C’est l’approche qui doit être retenue ici.

B.            Le cadre constitutionnel

[29]                         Les cours supérieures sont la pièce maîtresse du système judiciaire unitaire mis en œuvre par le par. 92(14), ainsi que les art. 96  à 100  et 129  de la Loi constitutionnelle  de 1867 . Ces dispositions établissent l’un des fondements importants de la Constitution du Canada, puisqu’elles représentent l’équilibre atteint entre les aspirations nationales et provinciales de notre fédération (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 23; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433, par. 87).

[30]                         Les textes constitutionnels doivent être « situé[s] dans [leurs] contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » et être interprétés de manière généreuse conformément à leur objet (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; voir aussi Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155-156; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 52; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, par. 19). Pour bien comprendre la portée de la protection des cours supérieures découlant de l’art. 96, il importe donc de se pencher sur le contexte historique, c’est-à-dire le compromis conclu à l’époque de la Confédération qui se situe au cœur du système judiciaire canadien, ainsi que sur le rôle et l’objet de l’art. 96.

[31]                         La jurisprudence de notre Cour relative à l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  repose sur deux grands principes fondamentaux, soit l’unité nationale et la primauté du droit. Les décisions de notre Cour visent à donner substance au compromis conclu à l’époque de la Confédération en préservant le caractère unitaire de notre système judiciaire. Pour atteindre cet objectif, notre Cour a développé à travers le temps une variété de tests destinés à sauvegarder le statut des cours supérieures. De tout temps, la création de cours parallèles aux cours supérieures a été considérée comme une importante limite à ne pas franchir. Tous les tests ont eu pour objectif, entre autres, de prévenir une telle situation. Si le rôle des cours supérieures s’affaiblit par la création de cours parallèles, le système judiciaire canadien serait dépouillé de sa nature unitaire et risquerait de se transformer en un système dualiste, comme celui existant aux États-Unis.

(1)          Le compromis conclu à l’époque de la Confédération

[32]                         Historiquement, le système judiciaire anglais s’appuyait sur une dichotomie entre les cours dites inférieures et les cours supérieures dont les juges étaient nommés par le monarque (W. Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises (1822), t. I, p. 488‑489 et t. II, p. 1). L’expression « cours inférieures » découlait du fait que leurs pouvoirs et compétences étaient strictement limités par leur constitution. Pour leur part, les cours supérieures détenaient une compétence générale inhérente. L’avantage des cours inférieures était leur accessibilité; leur décentralisation permettait d’amener la justice au pas de la porte de chaque personne à travers le pays, alors que les cours royales étaient moins accessibles pour le citoyen ordinaire. Cependant, les cours royales bénéficiaient historiquement d’une expertise plus approfondie du droit que les cours inférieures. Pour cette raison, les cours royales exerçaient un pouvoir de contrôle et de surveillance des décisions des cours inférieures (G. Pépin, Les tribunaux administratifs et la Constitution — Étude des articles 96 à 101 de l’A.A.N.B. (1969), p. 134‑135, citant Halsbury, The Laws of England (3e éd. 1954), vol. 9, p. 348-350).

[33]                         Cette dichotomie fondamentale a été importée dans les colonies de l’Amérique du Nord britannique. En effet, quoique les colonies aient mis en place un système à trois niveaux comportant une cour supérieure, des cours intermédiaires et des tribunaux inférieurs, la classification des cours de justice des provinces canadiennes reflétait aussi cette dichotomie fondamentale d’origine anglaise. Il y avait les cours supérieures d’une part, et les autres cours d’autre part (Pépin, p. 134-135). Ce système judiciaire est demeuré en place jusqu’au moment de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867  (J. Baker, An Introduction to English Legal History (5e éd. 2019), p. 57-59).

[34]                         Au moment de la Confédération, les Pères fondateurs ont fait le choix d’établir une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni, tel que le reconnaît le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 . Le système judiciaire et les ententes constitutionnelles qui nous ont été transmises par le Royaume‑Uni constituent donc le fondement historique de notre système judiciaire.

[35]                         Cependant, les provinces fondatrices ayant opté pour une union fédérale plutôt qu’un système unitaire comme celui qui prévalait au Royaume-Uni, le système judiciaire britannique ne pouvait être transposé sans adaptations. Ce système a donc dû être modifié afin de tenir compte du fait qu’au Canada, les compétences sont partagées entre deux ordres de gouvernement — les provinces et le fédéral.

[36]                         Pour garantir à la fois l’unité nationale et l’autonomie des provinces, les Pères de la Confédération en sont venus à un compromis en créant un système de justice unitaire marqué par la coopération fédérale-provinciale[2]. D’abord, tous les tribunaux de juridiction civile et criminelle au sein des provinces fondatrices continueraient d’exister (art. 129  de la Loi constitutionnelle de 1867 ). Ainsi, la distinction entre les cours supérieures et les cours non supérieures, caractérisant le système britannique, était expressément maintenue.

[37]                         En outre, le par. 92(14)  de la Loi constitutionnelle de 1867  laissait intact le pouvoir exclusif des provinces d’administrer la justice, préservant ainsi leur autonomie en la matière. Les provinces pouvaient donc réorganiser leurs tribunaux en fonction de leur propre réalité et de leurs besoins. Toutefois, les art. 96 à 100 créaient une exception au pouvoir des provinces en conférant au fédéral le pouvoir de nommer les juges des cours supérieures, de fixer leur rémunération et de les destituer (Renvoi sur la location résidentielle, p. 728). Autre exception, l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867  attribuait au fédéral le pouvoir de créer des cours statutaires fédérales. Ce pouvoir était toutefois limité, puisque celles-ci demeuraient astreintes à leurs limites constitutionnelles, c’est-à-dire l’administration des lois fédérales (Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617, par. 33).

[38]                         De ce fait, les Pères de la Confédération ont rejeté la création d’un système dualiste tel que celui mis en place dans d’autres fédérations comme les États-Unis. Ils ont plutôt préféré établir un système unitaire ayant pour objectif l’unité nationale (Renvoi sur la location résidentielle, p. 728).

[39]                         Les cours supérieures de chacune des provinces étaient appelées à être la pierre angulaire de ce système et à agir comme une « force unificatrice » permettant de développer le droit à l’échelle nationale (MacMillan Bloedel, par. 11, 29 et 37; voir aussi Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307, p. 327; Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.-P.-É.), [1991] 1 R.C.S. 252, p. 264; Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), [1996] 1 R.C.S. 186, par. 72; Windsor, par. 32). En effet, les cours supérieures étant dotées d’une compétence générale inhérente à l’image de leurs ancêtres britanniques, elles avaient la capacité d’interpréter et d’appliquer tant le droit provincial que le droit fédéral (Scowby c. Glendinning, [1986] 2 R.C.S. 226, p. 249‑250, le juge La Forest, dissident sur un autre point).

[40]                         En bref, le compromis conclu à l’époque de la Confédération ne visait pas uniquement à maintenir le système de justice tel qu’il existait antérieurement. Il a établi un régime à responsabilité partagée entre les provinces et le fédéral permettant à celles-ci de façonner le paysage judiciaire sur leur territoire en fonction des particularités locales. Ainsi, il n’y a aucune exigence relative à l’uniformité de la structure judiciaire entre les provinces; que ces dernières aient établi leurs propres normes ou fait des choix singuliers ne donne pas en soi naissance à un vice constitutionnel. Au contraire, le par. 92(14) conjugué à l’art. 96 favorise l’accès à la justice en permettant la coexistence des cours supérieures et des cours ou tribunaux administratifs de nomination provinciale, tant et aussi longtemps que le système unitaire, dont les cours supérieures sont la pierre angulaire, est préservé.

(2)          Le rôle et l’objet de l’art. 96

[41]                         Les cours supérieures reconnues par l’art. 96 « ont toujours occupé une position de premier plan à l’intérieur du régime constitutionnel de ce pays » (Law Society of British Columbia, p. 327; voir aussi Windsor, par. 32). Bien que le texte de l’art. 96 puisse, en apparence, sembler ne concerner que le pouvoir du gouvernement fédéral de nommer les juges, notre Cour a interprété cet article comme garantissant « un noyau de compétence » aux cours supérieures (Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans et Labour Standards Tribunal (N.-É.), [1989] 1 R.C.S. 238, p. 264; Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, par. 27; voir aussi Tomko, p. 120). En ce sens, l’art. 96 constitue une protection contre l’érosion du compromis historique. Tant les provinces que le fédéral ne peuvent donc conférer les fonctions réservées aux cours supérieures à d’autres tribunaux qui ne sont pas visés par l’art. 96 (Renvoi sur la location résidentielle, p. 728; Scowby, par. 34; McEvoy c. Procureur général du Nouveau-Brunswick, [1983] 1 R.C.S. 704, p. 720-721; Windsor, par. 32). Si une province ou le fédéral pouvait, par législation, attribuer les fonctions essentielles des cours supérieures à un autre tribunal, le rôle de pierre angulaire du système judiciaire des cours supérieures serait évidemment sapé et la nature unitaire de ce système risquerait d’être minée à son tour. Le transfert de compétences des cours supérieures aux cours provinciales pourrait ultimement transformer le système canadien en système dualiste. Dans de telles circonstances, l’objectif visé par le compromis conclu à l’époque de la Confédération ne pourrait être atteint (Renvoi sur la location résidentielle, p. 728).

[42]                         Le rôle des cours supérieures à titre de pierre angulaire du système judiciaire canadien repose sur deux grands principes, soit l’unité nationale et la primauté du droit.

a)      L’unité nationale

[43]                         Un des objectifs principaux du compromis historique reflété à l’art. 96 est de renforcer le caractère national du système judiciaire canadien (P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 7-3). Les cours supérieures forment un réseau de tribunaux connexes ayant pour rôle d’unifier et d’uniformiser la justice au Canada (ibid.; voir également Renvoi sur la location résidentielle, p. 728). En protégeant l’essence des cours supérieures, l’« uniformité du système judiciaire dans tout le pays » est ainsi préservée (Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.-P.-É.), p. 264).

[44]                         De plus, l’art. 96 a pour effet de contrebalancer le pouvoir exclusif des provinces d’administrer la justice en confiant au fédéral la tâche de nommer les juges qui siègeront aux cours supérieures. Conformément à l’intention des Pères de la Confédération, l’administration de la justice dépend donc de la coopération des deux ordres de gouvernement.

[45]                         À la lumière de l’objectif d’unité nationale, les limites imposées par l’art. 96 doivent être uniformes partout au pays (Sobeys, p. 265‑266). L’établissement d’« [u]ne règle qui permettrait un transfert de compétences dans une province et l’interdirait dans une autre minerait l’effet unificateur des cours visées à l’art. 96 » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 78). Ultimement, la présence d’une magistrature nommée par le gouvernement fédéral à l’échelle du pays, garantie par la Constitution, sert d’élément unificateur et s’avère une protection fondamentale de la primauté du droit au Canada (ibid., par. 72).

b)      La primauté du droit

[46]                         La primauté du droit est maintenue grâce à la séparation des fonctions judiciaire, législative et exécutive ((A.) J. Johnson, « The Judges Reference and the Secession Reference at Twenty: Reassessing the Supreme Court of Canada’s Unfinished Unwritten Constitutional Principles Project » (2019), 56 Alta. L. Rev. 1077, p. 1100-1101). Conformément au principe de la séparation des pouvoirs, la tâche d’interpréter, d’appliquer et de dire le droit relève principalement du pouvoir judiciaire (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 744; Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 50).

[47]                         Cette séparation permet aux cours de justice de mettre en œuvre les trois facettes fondamentales de la primauté du droit que sont l’égalité de tous devant la loi, la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif et la surveillance de l’exercice des pouvoirs publics (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 748-751; Imperial Tobacco, par. 58; Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 16). Historiquement, cette tâche relevait d’abord des cours supérieures.

[48]                         Ainsi, afin de préserver le rôle des cours supérieures à titre de pierre angulaire du système judiciaire, elles doivent pouvoir continuer d’agir comme les premières gardiennes de la primauté du droit tel qu’elles l’ont toujours fait (MacMillan Bloedel, par. 29; Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 26, le juge en chef Lamer, concordant; W. R. Lederman, « The Independence of the Judiciary » (1956), 34 R. du B. can. 769, 1139, p. 1178; A. Lamer, « The Rule of Law and Judicial Independence: Protecting Core Values in Times of Change » (1996), 45 R.D. U.N.‑B. 3, p. 11; L. Huppé, Le régime juridique du pouvoir judiciaire (2000), p. 10-11). Ce rôle revient aux cours supérieures, puisqu’elles sont dans une position idéale pour assurer le maintien de la primauté du droit (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 26, le juge en chef Lamer, concordant, et par. 72, la juge McLachlin, majoritaire).

[49]                         Compte tenu de l’architecture constitutionnelle canadienne, les cours supérieures représentent l’organe le mieux placé pour préserver les différentes facettes de la primauté du droit. En raison de leur indépendance et caractère national, elles sont mieux outillées pour trancher les litiges en matière de partage de compétences entre les ordres provincial et fédéral et pour veiller à ce que l’action étatique soit conforme aux droits fondamentaux des citoyens (voir Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1977] 2 R.C.S. 576, p. 590; D. P. Jones, « A Constitutionally Guaranteed Role for the Courts » (1979), 57 R. du B. can. 669, p. 675). De plus, l’existence et le statut des cours supérieures sont garantis par la Constitution à l’encontre des ingérences législatives (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 72-73; Trial Lawyers, par. 30). Ainsi, les cours supérieures ne dépendent pas des pouvoirs qui leur sont conférés par le législateur pour s’acquitter pleinement de leurs fonctions judiciaires.

[50]                         S’il est vrai que notre Cour, dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif à la rémunération des juges (1997) »), a reconnu l’indépendance des juges des cours provinciales et confirmé le rôle important de ces cours dans le maintien de la primauté du droit, il n’en demeure pas moins que ce sont les cours supérieures qui sont les premières gardiennes de la primauté du droit. Sous réserve des garanties constitutionnelles d’indépendance judiciaire, les législatures peuvent abolir les cours de nomination provinciale ou sérieusement entraver leurs pouvoirs sans que la Constitution n’y fasse obstacle, tandis que les cours supérieures sont protégées par la Constitution contre ce type d’ingérence législative.

[51]                         Seules les cours supérieures disposent de pouvoirs inhérents découlant de leur nature même et ayant spécialement pour objectif de leur permettre d’assurer la primauté du droit au sein de notre système juridique (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 56, le juge en chef Lamer, concordant; R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110, par. 61; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 19 et 26). Comme nous le verrons, ces pouvoirs fondamentaux bénéficient d’une protection constitutionnelle et ils ne peuvent donc leur être retirés ou être indûment entravés. Par exemple, les cours supérieures ont le pouvoir de contrôler leur propre procédure et de mettre à exécution leurs ordonnances. Elles ont également le pouvoir de réviser l’exercice des pouvoirs publics afin de s’assurer que cet exercice soit conforme à la loi et que les citoyens soient protégés contre l’arbitraire de l’État (Crevier; U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, p. 1090; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 31; Vavilov, par. 24). Enfin, les cours supérieures sont pourvues d’une compétence résiduelle à titre de tribunal de droit commun leur permettant d’entendre toute affaire non confiée à un tribunal statutaire sans avoir besoin d’une habilitation législative. Comme nous l’expliquerons, ceci confère aux cours supérieures une perspective globale sur le droit à partir de laquelle elles peuvent préserver la cohérence du système judiciaire et en définir les grandes orientations (R. Pepin, « Les parlements peuvent-ils vider les cours supérieures de leur juridiction? Ont-elles des pouvoirs “inhérents”, “inaliénables”? Réflexions sur la décision MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson » (1997), 22 Queen’s L.J. 487, p. 512-513; Huppé, p. 12-14).

[52]                         Même si les cours provinciales participent aussi d’une manière importante à la sauvegarde de la primauté du droit, aucun de leurs pouvoirs ne bénéficie d’une telle protection. Leur rôle de gardiennes de la primauté du droit repose donc sur des fondations moins solides. Ceci a fait dire au juge en chef Lamer qu’aucune cour statutaire « n’est aussi importante pour le maintien de la primauté du droit » que ne le sont les cours supérieures (MacMillan Bloedel, par. 37; voir aussi Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 72; Trial Lawyers, par. 39).

(3)          Une notion commune aux tests découlant de l’art. 96 : l’interdiction de créer des cours parallèles qui affaiblissent le rôle des cours supérieures

[53]                         Pour que l’art. 96 puisse jouer pleinement son rôle et atteindre son objet, notre Cour a développé toute une variété de tests au fil des années, les plus récents étant le test en trois volets du Renvoi sur la location résidentielle ainsi que celui de la compétence fondamentale. Notre Cour a réitéré à de nombreuses reprises que l’art. 96 doit être en mesure d’évoluer conformément à la théorie de l’arbre vivant (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 27, le juge en chef Lamer, concordant; voir Hogg, p. 15‑51 à 15‑57). La jurisprudence de l’art. 96 ne doit donc pas avoir pour effet « de figer les fonctions judiciaires dans un moule datant de 1867 » et « [des] adaptations doivent être permises de façon à donner aux législatures la possibilité de faire face aux nouveaux problèmes et intérêts sociaux » (Scowby, p. 250‑251, le juge La Forest, dissident; voir aussi p. 253; Renvoi sur la location résidentielle, p. 749‑750).

[54]                         Conformément à cette approche évolutive, l’art. 96 est passé par un « processus de libéralisation » afin de s’adapter à la réalité moderne (Renvoi sur la location résidentielle, p. 730). Nonobstant cette libéralisation, l’interdiction d’établir des cours parallèles qui usurpent les fonctions réservées aux cours supérieures a constamment été réitérée par la Cour puisque de telles cours parallèles ont l’effet de rendre lettre morte la protection conférée par l’art. 96.

a)              Les compétences historiques

[55]                         Dans un premier temps, la jurisprudence de l’art. 96 a donné effet à l’interdiction de créer des cours parallèles en protégeant les compétences historiques des cours supérieures. Au départ, l’art. 96 a été interprété de manière « radicale » (Renvoi sur la location résidentielle, p. 729). En 1938, le Conseil privé avait jugé que les fonctions confiées en 1867 aux cours supérieures ne pouvaient en aucun cas être attribuées à une cour de nomination provinciale sous peine d’invalidité (Toronto Corporation c. York Corporation, [1938] A.C. 415 (C.P.)). Lord Atkin a fait état pour la première fois de sa préoccupation concernant la création d’une cour parallèle en formulant la question à trancher comme celle de savoir si l’organisme administratif en question était, [traduction] « de par son caractère véritable, [. . .] une cour supérieure ou un tribunal analogue » (p. 426 (nous soulignons)).

[56]                         L’approche « radicale » du Conseil privé a été écartée la même année par notre Cour dans l’arrêt Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398, car elle était trop rigide et figeait la compétence des tribunaux au contexte existant en 1867 (p. 418). Néanmoins, notre Cour a exprimé son accord avec l’affirmation de Lord Atkin voulant que les provinces ne puissent créer, directement ou indirectement, des cours qui seraient analogues aux cours supérieures (p. 414).

[57]                         Puis, le Conseil privé a assoupli le test applicable dans l’affaire Labour Relations Board of Saskatchewan c. John East Iron Works, Ltd., [1949] A.C. 134 (C.P.), afin de mieux prendre en compte l’émergence des tribunaux administratifs. Lord Simonds a alors répété qu’en fin de compte, l’objectif de l’analyse vise à déterminer si [traduction] « la compétence que peut exercer la commission n’en fait pas un tribunal visé à l’art. 96 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique » (p. 152 (nous soulignons); voir aussi Cour de Magistrat, p. 781).

[58]                         Dans l’arrêt Tomko, la Cour a développé le principe voulant que la constitutionnalité d’une attribution doit être examinée au regard du « cadre institutionnel » (p. 131) dans lequel la compétence est exercée, lequel principe a ensuite été intégré dans le test du Renvoi sur la location résidentielle. Encore une fois, l’interdiction de créer des cours parallèles était très présente. Le juge en chef Laskin affirmait alors que la création d’organismes de nomination provinciale auxquels seraient confiés une juridiction ou des pouvoirs « assimilables ou analogues à [ceux] exercés par les cours visées à l’art. 96 » constitue la limite ne pouvant être franchie (p. 120 (nous soulignons)).

[59]                         Enfin, notre Cour a articulé dans le Renvoi sur la location résidentielle le test en trois volets qui est toujours d’usage, sous réserve des quelques modifications apportées par la jurisprudence subséquente :

                    Qualification de l’attribution de compétence : Pour déterminer si l’attribution d’une compétence est constitutionnellement invalide, il faut d’abord bien qualifier la compétence transférée.

                    Trois volets :

            (1) Le domaine de compétence transféré correspond-il à un domaine de compétence dont l’exercice était, au moment de la Confédération, dominé par les cours supérieures, de district ou de comté?

            (2) Le cas échéant, ce domaine de compétence était-il exercé dans le cadre d’une fonction judiciaire?

            (3) Si la réponse aux deux questions précédentes est oui, ce domaine de compétence est-il complémentaire ou accessoire à une fonction administrative ou nécessairement inséparable de la réalisation des objectifs plus larges de la législature?

(Renvoi sur la location résidentielle, p. 734-736; Procureur général du Québec c. Grondin, [1983] 2 R.C.S. 364; Sobeys, p. 266; Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 32, le juge en chef Lamer, concordant, et par. 74, la juge McLachlin, majoritaire)

[60]                         Dans le Renvoi sur la location résidentielle, le juge Dickson (plus tard juge en chef) a fermement réitéré la relation entre l’interdiction de créer des cours parallèles et le rôle et l’objet de l’art. 96 :

Le paragraphe 92(14) et les art. 96 à 100 représentent un des compromis importants des Pères de la Confédération. Il est clair qu’on détruirait l’objectif visé par ce compromis et l’effet qu’on voulait donner à l’art. 96 si une province pouvait adopter une loi créant un tribunal, nommer ses juges et lui attribuer la compétence des cours supérieures. Ce qu’on concevait comme un fondement constitutionnel solide de l’unité nationale, au moyen d’un système judiciaire unitaire, serait gravement sapé à sa base. [p. 728]

[61]                         Dans la jurisprudence subséquente au Renvoi sur la location résidentielle, notre Cour est d’ailleurs demeurée constante dans son refus de permettre la création de cours parallèles. Dans l’arrêt McEvoy, la Cour concluait que le tribunal envisagé ne pouvait être établi puisque ce dernier serait « en réalité une cour au sens de l’art. 96 » (p. 718-719). La même notion fondamentale est reprise dans l’arrêt Sobeys où la juge Wilson, rédigeant pour la majorité, affirmait que « l’art. 96 [avait] pour effet [. . .] d’interdire la création de tribunaux provinciaux chargés d’exercer la compétence des cours supérieures » (p. 245). Similairement, dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.-P.-É.), le juge en chef Lamer rappelait que l’art. 96 serait vidé de son sens s’il était permis de « créer, maintenir et organiser des cours provinciales présidées par des juges nommés par les provinces qui auraient les mêmes compétences et pouvoirs que les cours supérieures » (p. 264).

[62]                         Plus récemment, dans l’affaire MacMillan Bloedel, la juge McLachlin (plus tard juge en chef), dissidente, mais non sur ce point, soulignait que « [d]e toute évidence, le Parlement et les législatures ne sauraient être autorisés à constituer des cours de justice parallèles qui exerceraient tous les pouvoirs des cours visées à l’art. 96, ou une partie seulement de ceux-ci » (par. 54). L’année suivante, dans le Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), la juge McLachlin réitérait, cette fois au nom de la majorité, qu’« [i]l est interdit d’établir des tribunaux parallèles et des tribunaux administratifs qui usurpent les fonctions réservées aux cours supérieures visées par l’art. 96 » (par. 73). Elle précisait du même souffle que « [p]arce que les cours visées à l’art. 96 sont protégées par la Constitution, ni le Parlement ni les législatures ne peuvent porter atteinte à leur statut » (ibid.). C’est pourtant ce qui se produirait si leurs tâches pouvaient être transférées à des tribunaux de nomination provinciale; « voilà pourquoi le transfert en bloc de pouvoirs des cours supérieures ne saurait être autorisé » (ibid.).

b)             La compétence fondamentale

[63]                         Le test de la compétence fondamentale vise un objectif plus large que la protection des compétences historiques. Il s’assure également d’empêcher que les cours supérieures soient affaiblies d’une telle façon qu’elles ne puissent accomplir le rôle qui leur est dévolu par l’art. 96. La compétence fondamentale inclut les pouvoirs et compétences essentiels au rôle des cours supérieures en tant que pierre angulaire du système de justice unitaire et premières gardiennes de la primauté du droit. Ces fonctions essentielles ne se limitent pas aux compétences et pouvoirs inhérents au sens classique de ces termes, mais incluent également les compétences matérielles qui satisfont ce critère. Si ces pouvoirs et domaines de compétence essentiels étaient transférés exclusivement à un autre tribunal, ce dernier se transformerait alors en une cour parallèle — un résultat prohibé par la Constitution. Il va de soi que la création d’une cour parallèle empêche les cours supérieures de jouer leur rôle constitutionnel. Cela dit, même en l’absence de création d’une cour parallèle, les cours supérieures peuvent être affaiblies au point de ne plus pouvoir s’acquitter de leur rôle constitutionnel. Il en est ainsi lorsque le législateur s’ingère de manière inadmissible dans l’exercice de la compétence fondamentale, par exemple, en l’encadrant au point de « mutiler[. . .] » l’essence même des cours supérieures (MacMillan Bloedel, par. 37).

[64]                         Jusqu’à l’arrêt MacMillan Bloedel, la jurisprudence de notre Cour a protégé le rôle des cours supérieures en restreignant les attributions de leurs compétences historiques. Dans cet arrêt, la Cour a appliqué le test en trois volets du Renvoi sur la location résidentielle à l’attribution exclusive, au tribunal pour adolescents, du pouvoir de punir l’outrage au tribunal ex facie commis par un adolescent — un pouvoir qui relevait traditionnellement des cours supérieures. L’application de ce test a été perçue comme défaillante puisqu’elle ne faisait pas obstacle au retrait de cet important pouvoir des mains des cours supérieures. Notre Cour a jugé nécessaire d’interpréter le « noyau de compétence » des cours supérieures comme protégeant également leur compétence fondamentale (Sobeys, p. 264). Autrement, les failles du test du Renvoi sur la location résidentielle risquaient de miner le rôle des cours supérieures, soit en permettant la création de cours parallèles détenant certains des pouvoirs essentiels à leur mission, soit en autorisant le retrait de leurs caractéristiques essentielles.

[65]                         Pour préserver l’essence des cours supérieures, la Cour a donc ajouté un second test à l’analyse de la constitutionnalité sous l’art. 96. Elle a conclu que lorsque la compétence fondamentale des cours supérieures est touchée, il faut se demander si la mesure législative a pour effet de retirer aux cours supérieures l’un des attributs de leur compétence fondamentale (MacMillan Bloedel, par. 18 et 27). Cette dernière inclut « les pouvoirs qui ont une importance cruciale et qui sont essentiels à l’existence d’une cour supérieure dotée de pouvoirs inhérents et au maintien de son rôle vital au sein de notre système juridique » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 56, le juge en chef Lamer, concordant). Ces caractéristiques essentielles permettent aux cours supérieures « de se réaliser en tant que cour de justice » (MacMillan Bloedel, par. 30, 35 et 38 (soulignement omis), citant I. H. Jacob, « The Inherent Jurisdiction of the Court » (1970), 23 Current Legal Problems 23, p. 27). Leur caractère dit inhérent est attribuable au fait qu’ils ne découlent pas de la loi, mais « de la nature même de la cour en tant que cour supérieure de justice » (par. 30, citant Jacob, p. 27). Lorsqu’un tel attribut est retiré, la mesure est inconstitutionnelle.

[66]                         En plus de remettre en question les retraits de compétence, cette nouvelle doctrine prévient la création de cours parallèles au même titre que le test du Renvoi sur la location résidentielle. Le test de la compétence fondamentale limite les transferts par une législature à d’autres tribunaux d’une caractéristique essentielle au rôle des cours supérieures en tant que pièce maîtresse du système de justice unitaire et premières gardiennes de la primauté du droit, car de tels transferts seraient susceptibles de transformer ces autres tribunaux en cours parallèles aux cours supérieures. L’interdiction des cours parallèles et la protection de la compétence fondamentale des cours supérieures sont donc fortement reliées; la création de cours parallèles porte atteinte aux fonctions essentielles et à la place particulière des cours supérieures dans le système judiciaire, affaiblissant ou usurpant ainsi leur rôle et excédant les limites imposées par l’art. 96. Le test de la compétence fondamentale ne limite toutefois pas que les transferts à d’autres tribunaux. Elle restreint aussi les ingérences inadmissibles du législateur au sein de l’exercice de la compétence et des pouvoirs constituant l’essence même des cours supérieures afin d’éviter que ces dernières ne soient « mutil[ées] » (MacMillan Bloedel, par. 37).

[67]                         L’émergence d’un test protégeant la compétence fondamentale signale donc un changement de direction. Contrairement à ce qui prévaut dans le cadre du test du Renvoi sur la location résidentielle, l’analyse de la compétence fondamentale n’est pas principalement historique. C’est l’essence même des cours supérieures qui est protégée. Ainsi, le contenu de la compétence fondamentale n’est pas limité à ce que les cours supérieures exerçaient exclusivement au moment de la Confédération. Elle s’étend à ce qui est nécessaire pour préserver la vigueur et la robustesse des cours supérieures. Les pouvoirs et compétences protégés sont solidement ancrés dans le rôle que les cours supérieures doivent être appelées à jouer dans le maintien de la primauté du droit au sein de notre système de justice unitaire (MacMillan Bloedel, par. 37-38 et 41).

[68]                         Le contenu de la compétence fondamentale inclut la compétence inhérente et les pouvoirs inhérents reconnus dans l’arrêt MacMillan Bloedel, c’est-à-dire le contrôle de la légalité et de la constitutionnalité des lois, la mise à exécution de leurs ordonnances, le contrôle de leur propre procédure et la compétence résiduelle à titre de tribunal de droit commun.

[69]                         La protection constitutionnelle de la compétence résiduelle des cours supérieures à titre de tribunal de droit commun a d’ailleurs été réitérée dans l’arrêt Trial Lawyers. Dans cet arrêt, la Cour a conclu que l’imposition de frais d’audience qui auraient pour effet de nier à des justiciables l’accès à un tribunal de droit commun porte atteinte de façon inacceptable à la compétence fondamentale des cours supérieures (par. 32). Les frais d’audience en question causaient des difficultés excessives aux plaideurs disposant de moyens modestes et les privaient donc de l’accès à la cour supérieure pour faire trancher des litiges à l’égard desquels aucun autre tribunal n’a compétence. Ces plaideurs n’étant pas démunis, ils ne pouvaient se prévaloir d’aucune exemption leur permettant de présenter une réclamation sans être tenus de payer les frais d’audience. La cour supérieure était donc privée de sa capacité d’entendre à titre de tribunal de droit commun les litiges impliquant des justiciables ni pauvres ni riches à l’égard desquels aucun autre tribunal n’a compétence. Ces justiciables tombaient dans les interstices du système judiciaire; leurs litiges ne pouvaient plus être résolus par le droit, mettant en danger le maintien d’un ordre réel de droit positif et conséquemment la primauté du droit. On ne peut concevoir une cour supérieure qui serait dépouillée d’une caractéristique aussi essentielle que son statut de tribunal de droit commun.

c)              Conclusion

[70]                         En somme, la revue de la jurisprudence de la Cour met en exergue l’interdiction de créer des cours parallèles ou de s’attaquer à l’essence même des cours supérieures de façon à donner plein effet au compromis conclu à l’époque de la Confédération. Quoique les tests applicables aient pu changer à travers les époques, ces tests ne sont pas des fins en soi; ils ne sont que l’expression des principes qui sous‑tendent l’art. 96. Conséquemment, il faut se garder d’appliquer ces tests de façon purement mécanique; on doit au contraire les aborder avec ces principes en tête.

C.            Application

[71]                         Nous appliquerons d’abord le test du Renvoi sur la location résidentielle afin de déterminer si l’art. 35 al. 1 C.p.c. touche une compétence historiquement exercée par les cours supérieures qui ne peut être attribuée à un tribunal de nomination provinciale. Puisque nous concluons que l’application de ce test ne nous permet pas de trancher la question dont nous sommes saisis, nous nous pencherons ensuite sur le test de la compétence fondamentale. Comme nous l’expliquerons, ce test doit être adapté pour mieux tenir compte des objectifs qui sous-tendent les deux tests, dont celui d’interdire la création de cours parallèles. Dans ce cas, nous sommes d’avis que la disposition concernée est inconstitutionnelle, puisqu’elle porte atteinte de manière inadmissible à la compétence générale en droit privé des cours supérieures, laquelle relève de leur compétence fondamentale. Sous sa forme actuelle, l’art. 35 al. 1 C.p.c. a pour effet de transformer la Cour du Québec en une cour parallèle qui affaiblit le rôle constitutionnel de la Cour supérieure de juridiction générale. Autrement dit, la juridiction exclusive de la Cour du Québec sur les réclamations civiles de moins de 85 000 $ est inconstitutionnelle.

(1)          Le test en trois volets du Renvoi sur la location résidentielle 

a)              La qualification de la compétence

[72]                         Avant d’aborder la première étape du test, il convient de qualifier la compétence en cause (Sobeys, p. 252‑255; Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), p. 265; Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 76). Les parties et les intervenants ont proposé diverses qualifications pour décrire la compétence attribuée à la Cour du Québec par l’art. 35 al. 1 C.p.c.

[73]                         Nous sommes d’accord avec ceux et celles ayant soutenu que cette disposition conférait une compétence sur les litiges civils en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles (m.a., PGQ, par. 56; m.a., Conférence des juges de la Cour du Québec (« CJCQ »), par. 93; m.i., procureur général du Canada, par. 39 et 45; m.a., Conseil de la magistrature, par. 29 et 93; m.a., Association canadienne des juges des cours provinciales, par. 62 et 68). Bien que cette qualification ne soit pas « étroite » comme le requiert l’arrêt Sobeys (p. 254; voir aussi MacMillan Bloedel, par. 25; Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), p. 266), son niveau de généralité provient du libellé très englobant de l’art. 35 al. 1 C.p.c.

[74]                         Nous rejetons la prétention des intimés selon laquelle cette disposition réfère à une « compétence générale en matière civile, exclusive sur la totalité du territoire québécois, jusqu’à concurrence de 85 000 $ en dollars de 2016 » (m.i., juge en chef de la Cour supérieure et al., par. 78; voir aussi m.i., Trial Lawyers Association, par. 24). La qualification suggérée par les intimés incarne le genre de propositions contre lesquelles notre Cour a mis en garde. Elle se focalise sur le type de réparations demandées — une réparation pécuniaire d’une valeur chiffrable — plutôt que sur « le type de différend concerné » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 76). On ne saurait introduire un plafond pécuniaire ou des limitations territoriales dans la qualification même de la compétence, car de tels éléments ne nous renseignent en rien sur le type de différend concerné; ce ne sont que des facteurs permettant de déterminer si les tribunaux inférieurs étaient suffisamment engagés dans un domaine de compétence au moment de la Confédération (Sobeys, p. 261; Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 77).

b)             L’analyse historique

[75]                         L’arrêt Sobeys et le Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.) fournissent les indications méthodologiques qu’il faut suivre pour répondre à cette question. Dans le cadre de ce premier volet, la Cour doit se demander si les tribunaux inférieurs des quatre provinces fondatrices exerçaient, au moment de la Confédération, un « engagement général partagé » ou une « compétence concurrente appréciable » dans le domaine de compétence en question (Sobeys, p. 260-261 (soulignement omis); Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 77). Le cas échéant, l’attribution de compétence satisfait aux exigences du test du Renvoi sur la location résidentielle. Autrement, il faut passer à la deuxième étape du test.

[76]                         À notre avis, il existe un engagement général partagé dans le domaine de compétence en litige : les tribunaux inférieurs de trois des quatre provinces fondatrices exerçaient, au moment de la Confédération, un engagement pratique suffisant en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles. Au Bas‑Canada, 60 p. 100 des activités civiles se déroulaient devant deux cours visées à l’art. 96, la Cour supérieure ou la Cour de circuit (d.a., PGQ, vol. III, p. 170). L’étendue et le plafond pécuniaire de la compétence des tribunaux inférieurs étaient beaucoup trop limités pour établir un engagement appréciable dans un domaine de compétence aussi vaste. Par contre, dans toutes les autres provinces, c’étaient les tribunaux inférieurs qui occupaient le rôle prépondérant dans l’administration de la justice civile. Ils exerçaient une juridiction importante et entendaient entre 80 p. 100 (au Haut-Canada et en Nouvelle-Écosse) et 90 p. 100 (au Nouveau-Brunswick) des affaires civiles (p. 183, 192 et 198). Ainsi, il existait dans la majorité des provinces un engagement pratique suffisant des tribunaux inférieurs en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles. Par conséquent, le test du Renvoi sur la location résidentielle ne rend pas l’art. 35 al. 1 C.p.c. inconstitutionnel quant aux types de différends concernés, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de passer aux deuxième et troisième volets, dont, du reste, la pertinence pourrait être remise en question dans le contexte du transfert qui nous occupe.

[77]                         En effet, à l’époque où ce test a été élaboré, les organismes administratifs se multipliaient et le Canada vivait l’émergence d’un État administratif moderne. La Cour était sensible à cette nouvelle réalité qui n’existait pas au moment de la Confédération. L’objectif du test était d’éviter de freiner les innovations institutionnelles destinées à aborder les problèmes sociaux ou politiques par la voie administrative, plutôt que par la voie judiciaire (voir Sobeys, p. 253-254). Les décisions subséquentes n’ont pas mis en exergue l’existence d’une faille fonctionnelle dans le test, puisqu’une large proportion de ces affaires portait sur des tribunaux administratifs (voir, p. ex., Massey-Ferguson Industries Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, [1981] 2 R.C.S. 413; Crevier; Grondin; Sobeys; Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.)). Bien que le premier volet du test, le seul à trouver application en l’espèce, soit issu de la jurisprudence portant sur les transferts vers une cour de justice (Sobeys, p. 254), il ne s’applique pas sans écueil dans le contexte du transfert d’un vaste domaine de compétence à une autre cour de justice. Un vaste transfert de ce type a rarement été mis en cause dans la jurisprudence relative au test du Renvoi sur la location résidentielle, qui a plus souvent examiné des dispositions attributives de pouvoirs restreints et spécifiques.

[78]                         Or, la présente situation porte plutôt sur la mise en œuvre d’un régime complet répartissant entre deux tribunaux judiciaires les litiges civils qui concernent les obligations contractuelles et extracontractuelles au Québec. Dans la mesure où le libellé de l’art. 35 al. 1 C.p.c. confère une vaste compétence en matière civile, il est impossible de qualifier le domaine de compétence d’une manière plus étroite. Ainsi, comme notre Cour l’a fait remarquer à propos de l’étape de qualification préalable à l’analyse du premier volet, plus la compétence attribuée est large, « plus il est probable qu’au moins certains aspects de la compétence puissent être retrouvés parmi les attributions des tribunaux inférieurs à l’époque de la Confédération » (Sobeys, p. 253). Conséquemment, la qualification très large imposée par la disposition en cause favorise indûment une conclusion d’engagement général partagé. Ceci mène à un résultat plutôt incongru : plus l’attribution d’une compétence est vaste, plus elle risque d’échapper aux restrictions formulées par le test du Renvoi sur la location résidentielle. De ce fait, bien qu’il ait été conçu pour interdire la création de cours parallèles, ce test ne traite pas de manière efficace du type de dispositions attributives de compétence qui sont justement, par leur degré de généralité, les plus enclines à établir des cours parallèles. C’est pourquoi une telle attribution requiert un cadre d’analyse adapté afin de déterminer si une cour parallèle minant le rôle des cours supérieures a été créée.

[79]                         Comme il en ressort de son application, le test du Renvoi sur la location résidentielle ne permet pas d’encadrer de façon satisfaisante le transfert, vers une cour de justice, d’une large compétence située au cœur du droit privé comme celle dont il s’agit en l’espèce. Cette question doit donc être examinée sous l’angle du test de la compétence fondamentale remanié de façon à mieux protéger le statut constitutionnel des cours visées à l’art. 96.

(2)          Le test de la compétence fondamentale

[80]                         Comme nous l’avons expliqué, même si l’attribution d’une compétence passe le test du Renvoi sur la location résidentielle, sa constitutionnalité n’est pas acquise pour autant. On doit encore évaluer son effet au regard de la compétence fondamentale des cours supérieures, et ce, même si l’attribution n’est pas exclusive. Dans un premier temps, il faut déterminer si l’un des attributs de la compétence fondamentale des cours supérieures est en jeu. Dans l’affirmative, il s’agit ensuite de déterminer si la mesure législative a pour effet de priver les cours supérieures d’un aspect de leur compétence fondamentale ou si elle constitue une autre forme d’ingérence inadmissible à cet égard. 

[81]                         En l’espèce, l’art. 35 al. 1 C.p.c. met en jeu la compétence générale des cours supérieures en droit privé. Afin de décider si le transfert de compétence opéré par l’art. 35 porte une atteinte inadmissible à cet aspect de la compétence fondamentale des cours supérieures, certains facteurs doivent être soupesés. Nous concluons que l’attribution à la Cour du Québec d’une compétence exclusive sur les réclamations civiles de moins de 85 000 $ empêche la Cour supérieure du Québec de jouer le rôle qui lui incombe en vertu de l’art. 96 en matière de droit privé. En un mot, cette attribution a pour effet de transformer la Cour du Québec en une cour parallèle prohibée. Par conséquent, le transfert de compétence envisagé par l’art. 35 al. 1 C.p.c. excède les limites établies par l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  et s’avère donc inconstitutionnel.

a)             La compétence générale en droit privé

[82]                         La compétence fondamentale des cours supérieures comprend leur capacité d’agir à titre de tribunal de juridiction générale (ou juridiction de droit commun), c’est‑à‑dire leur capacité de connaître des affaires que la loi n’attribue pas exclusivement à d’autres tribunaux (MacMillan Bloedel, par. 29, 32 et 37; Canadian Liberty Net, par. 35; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, [2001] 2 R.C.S. 207, par. 27). Elle englobe donc, par déduction nécessaire, une compétence générale en matière de droit privé (Canadian Liberty Net, par. 26; Huppé, p. 12). Or celle-ci a besoin d’une vaste compétence matérielle pour se réaliser. En effet, on ne saurait concevoir une compétence générale en matière de droit privé dans un contexte où toutes les ramifications du droit privé auraient été attribuées exclusivement à d’autres tribunaux. Cela changerait la nature des cours supérieures en les dépouillant d’une de leurs caractéristiques essentielles, celle d’exercer des fonctions judiciaires et de dire le droit dans des litiges privés. Comme l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt Trial Lawyers, « la résolution de ces différends et les décisions qui en résultent [. . .] sont des aspects centraux des activités des cours supérieures. [. . .] Empêcher l’exercice de ces activités attaque le cœur même de la compétence des cours supérieures que protège l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  » (par. 32).

[83]                         À notre avis, la compétence fondamentale des cours supérieures présuppose une vaste compétence matérielle dont l’étendue recoupe, à tout le moins, les divisions centrales du droit privé auxquelles se rattachent souvent des domaines de droit plus spécifiques. Cela s’explique par les origines historiques des cours supérieures et leur nature de tribunal de droit commun, ainsi que par les principes de l’unité nationale et de la primauté du droit qui sous-tendent l’art. 96.

[84]                         Historiquement, les cours royales anglaises disposaient d’une compétence générale en matière civile et elles étaient responsables des évolutions les plus marquantes du droit privé (Lederman, p. 773). Descendantes de ces cours, les cours supérieures canadiennes ont hérité de leur rôle de premier plan à l’intérieur de l’organisation judiciaire (Law Society of British Columbia, p. 326-327; MacMillan Bloedel, par. 29, 32 et 36). Au moment de la Confédération, tous les litiges civils importants relevaient d’elles (G. T. G. Seniuk et N. Lyon, « The Supreme Court of Canada and The Provincial Court in Canada » (2000), 79 R. du B. can. 77, p. 95-96).

[85]                         Le rôle prépondérant confié à ces cours découle entre autres de leur nature de tribunaux de droit commun. Un tribunal de droit commun est l’antithèse d’un tribunal spécialisé. Un tribunal spécialisé tire des conséquences juridiques à partir d’un nombre restreint de principes et de règles relevant de son champ d’expertise, tandis qu’un tribunal de droit commun embrasse et interprète un grand nombre de principes et de règles générales applicables à plusieurs domaines de droit. Avec cette ampleur de perspective qu’elle leur reconnaît, la Constitution destine les cours supérieures à veiller au maintien et à l’évolution cohérente d’un ordre réel de droit positif, de même qu’à la stabilité et à la prévisibilité au sein des rapports de droit privé (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 747-752; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70; T. Bingham, The Rule of Law (2010), p. 38-39; Huppé, p. 13). Si les législatures étaient libres d’atrophier leur capacité d’établir les grandes orientations de la jurisprudence par des transferts de compétence sans limites, ces cours ne pourraient plus assumer leur vocation constitutionnelle de premières gardiennes de la primauté du droit. 

[86]                         C’est pourquoi une compétence générale en droit privé doit s’accompagner d’une juridiction matérielle suffisamment étendue pour préserver le rôle des cours supérieures de développer la jurisprudence en matière de droit privé (N. Lyon, « Is Amendment of Section 96 Really Necessary? » (1987), 36 R.D. U.N.-B. 79, p. 83-84). À notre avis, cela requiert un engagement appréciable — sans nécessairement être dominant — dans la résolution des litiges relevant des branches les plus fondamentales du droit privé comme le droit des biens, le droit successoral ou le droit des obligations. Une province peut confier des portions ou des ramifications de ces domaines à des tribunaux dont elle nomme les juges, sous réserve des restrictions imposées par le test du Renvoi sur la location résidentielle. Mais si, ce faisant, elle restreint de façon importante l’engagement de la cour supérieure, elle « transform[e] la nature même [de cette cour], la réduisant à quelque chose de moins qu’une cour supérieure » (MacMillan Bloedel, par. 1). En somme, une province qui lui retire un aspect de sa compétence fondamentale contrevient à l’art. 96 — une disposition dont l’objet réside dans le « maintien de la primauté du droit par la protection du rôle des tribunaux » (Renvoi relatif à la rémunération des juges (1997), par. 88 (nous soulignons); Trial Lawyers, par. 39). Dans tous les cas, la ligne à ne pas franchir dépend d’une analyse contextuelle et multifactorielle.

b)             L’objet de l’analyse et les facteurs à considérer

[87]                         L’art. 35 al. 1 C.p.c. attribue à la Cour du Québec l’une des branches fondamentales du droit civil québécois dans la mesure où l’objet du litige est d’une valeur inférieure à 85 000 $. Il met inévitablement en jeu un aspect de la compétence fondamentale des cours supérieures, à savoir leur compétence générale en droit privé. Reste donc à déterminer s’il constitue une ingérence inadmissible à cet égard. À notre avis, il faut se poser la question suivante : l’attribution de la compétence affaiblit-elle la cour supérieure de juridiction générale de façon à changer sa nature essentielle ou à l’empêcher de jouer le rôle qui lui incombe en vertu de l’art. 96? Si la disposition attributive de compétence transforme la cour provinciale en une cour parallèle prohibée par la Constitution, une réponse positive s’impose.

[88]                         Différents facteurs peuvent s’avérer utiles pour déterminer si, en attribuant à une cour de nomination provinciale une compétence aussi large que celle en l’espèce, une législature a établi une cour parallèle prohibée qui affaiblit la cour supérieure en l’empêchant de remplir son rôle constitutionnel. En l’espèce, six facteurs s’avèrent particulièrement pertinents : l’étendue de la compétence attribuée, le caractère exclusif ou concurrent de cette attribution, les limites pécuniaires auxquelles elle est assujettie, l’existence de mécanismes d’appel à l’encontre des décisions rendues dans l’exercice de cette compétence, l’impact sur le volume de dossiers de la cour supérieure de juridiction générale et la poursuite d’un objectif social important. La liste n’est pas exhaustive. D’autres facteurs pourraient s’avérer pertinents dans d’autres contextes : il suffit de penser, par exemple, aux limites géographiques. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce et à la lumière de la preuve dont nous disposons, nous sommes d’avis que la question peut être tranchée à l’aide de ces six facteurs. 

[89]                         À notre avis, ces facteurs permettent de donner substance au compromis conclu à l’époque de la confédération quant au statut particulier des cours supérieures de juridiction générale au sein d’un système de justice unitaire. Ils permettent de tracer une ligne suffisamment claire entre, d’une part, les exercices légitimes du pouvoir des provinces en matière d’administration de la justice et, d’autre part, les attributions de compétence vers des cours parallèles qui usurpent la compétence générale des cours supérieures en droit privé et les empêche de jouer leur rôle constitutionnel. Les cours supérieures de juridiction générale sont et doivent demeurer le pivot du système judiciaire canadien (MacMillan Bloedel, par. 22 et 51-52). Cependant, notre Cour a maintes fois rappelé que la Constitution canadienne est un arbre vivant et qu’il faut se garder de figer les compétences des tribunaux à ce qu’elles étaient en 1867 (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 32, le juge en chef Lamer, concordant, et 69, la juge McLachlin, majoritaire; Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.-P.-É.), p. 266; Sobeys, p. 255). Mais l’arbre vivant doit « croître et [. . .] se développer à l’intérieur de ses limites naturelles » (Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 56, citant Edwards c. Attorney-General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.), p. 136). L’article 96 est l’une de ces limites.

[90]                         Avant d’entrer dans le vif de l’analyse, deux remarques préliminaires s’imposent. 

[91]                         En premier lieu, la Division des petites créances de la Chambre civile de la Cour du Québec n’est pas remise en question devant nous. Bien que sa compétence soit incluse dans l’art. 35 C.p.c., les représentations des parties ne portaient pas sur cette division. Il n’est donc pas nécessaire d’appliquer notre analyse multifactorielle à la Division des petites créances dans le cadre de l’affaire dont nous sommes saisis.

[92]                         En second lieu, les caractéristiques institutionnelles des cours de nomination provinciale ont évolué de façon importante depuis 1867. Quoique leur existence même ne soit pas protégée par la Constitution, les cours de nomination provinciale présentent aujourd’hui les mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité judiciaire que les cours supérieures.

[93]                         Bien que les juges de ces cours ne soient pas visés par les art. 96 à 100, leur indépendance est néanmoins protégée par l’effet du préambule de la Constitution canadienne. En effet, notre Cour a reconnu, dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges (1997), que le principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire s’étendait aux cours de nomination provinciale, y compris en matière civile. Le juge en chef Lamer, pour la majorité de la Cour, souligne que « l’indépendance de la magistrature est devenue un principe qui vise maintenant tous les tribunaux, et non seulement les cours supérieures du pays » (par. 106).

[94]                         De plus, alors qu’à l’époque de la Confédération, les juges des tribunaux provinciaux n’avaient généralement pas de formation juridique (J. Deslauriers, « La Cour provinciale et l’art. 96 de l’A.A.N.B. » (1977), 18 C. de D. 881, p. 910; Lyon, p. 82), la réalité d’aujourd’hui est toute autre. Comme le souligne avec justesse le PGQ, leur formation satisfait maintenant les plus hautes normes exigées de la magistrature (m.a., par. 152). Ainsi, il ne fait aucun doute que les cours de nomination provinciale offrent les mêmes garanties constitutionnelles que les cours supérieures ainsi qu’une justice de qualité équivalente. Les législatures provinciales bénéficient d’une grande latitude pour établir des tribunaux dont les juges sont nommés par les provinces et qui participent au maintien de la primauté du droit. Ce faisant, elles ne sauraient toutefois priver les cours supérieures de juridiction générale de leurs caractéristiques essentielles, ni créer des cours parallèles qui les empêchent de jouer le rôle que leur confie l’art. 96.

[95]                         Ceci étant dit, considérons maintenant les facteurs pertinents.  

(i)            L’étendue de la compétence attribuée

[96]                         Le premier facteur est l’étendue de la compétence attribuée à la cour de nomination provinciale. S’agit-il d’un domaine de compétence vaste ou restreint? Comme l’écrivait la juge McLachlin (telle qu’elle était alors) dans MacMillan Bloedel, on cherche à éviter que « de vastes domaines de la compétence en matière contractuelle, délictuelle et criminelle soient transférés impunément à des cours de justice parallèles, ce qui détruirait le compromis des Pères de la Confédération et l’effet voulu de l’art. 96 » (par. 67, dissidente, mais non sur ce point).

[97]                          L’étendue de la compétence attribuée n’est pas un facteur strictement quantitatif lié au nombre de différends visés. Elle exige au contraire que l’on situe la compétence attribuée par rapport aux principales branches du droit privé. Pour qualifier le transfert de « vaste » ou de « restreint », il faut garder à l’esprit le rôle des cours supérieures de juridiction générale à qui incombe, plus qu’à n’importe quelle autre cour, la responsabilité d’assurer la cohérence du droit privé. L’attribution à une cour provinciale d’un vaste bloc de compétence situé au cœur du droit privé — comme le droit des contrats ou le droit des biens — tend à indiquer que la cour provinciale se comporte, dans l’exercice de cette compétence, comme une cour parallèle prohibée et que les cours supérieures en ressortent affaiblies. La constitutionnalité d’une telle attribution dépendra alors de l’importance des limites auxquelles elle est assujettie. À l’inverse, l’attribution d’une compétence restreinte — une compétence sur le louage, par exemple — ne milite pas aussi sérieusement en faveur d’une telle conclusion, dans la mesure où il ne s’agit que d’une ramification bien précise et non du cœur même du droit des contrats. 

[98]                         Le caractère vaste ou restreint d’une attribution de compétence soulève une question de degrés. Une compétence sur les litiges civils, par exemple, est plus vaste qu’une compétence sur le droit des contrats, laquelle est plus vaste qu’une compétence sur les contrats de travail, laquelle est plus vaste qu’une compétence sur les contrats individuels de travail, laquelle enfin est plus vaste qu’une compétence sur les congédiements abusifs. Plus vaste est la compétence attribuée, plus elle aura tendance à identifier la cour provinciale à une cour supérieure de juridiction générale. Inversement, une attribution restreinte ou spécifique aura moins tendance à assimiler la cour provinciale à une cour supérieure de juridiction générale.

[99]                         En l’espèce, l’art. 35 al. 1 C.p.c. attribue à la Cour du Québec la quasi-totalité du droit des obligations pour les réclamations inférieures à 85 000 $. Il ne s’agit pas d’un domaine de compétence comme les autres. Véritable cœur du droit privé, le droit des obligations est le fondement d’une multitude de sous-domaines spécialisés. Difficile en effet d’imaginer un domaine plus central :

            Au cœur même de [l’]ordre social, le droit des obligations constitue le fondement juridique de la vie quotidienne des membres d’une société civile. Le droit des obligations, c’est, en effet, la vie de tous les jours mise en équation juridique. La fonction essentielle de cette branche du droit privé est précisément de fournir les règles nécessaires à la satisfaction des besoins de l’être humain dans ses relations quotidiennes avec ses semblables.

(P.-A. Crépeau, « La fonction du droit des obligations » (1998), 43 R.D. McGill 729, p. 732.)

[100]                     Par son étendue et par le caractère fondamental du domaine de droit concerné, le bloc de compétence attribué à la Cour du Québec par l’art. 35 al. 1 C.p.c. s’apparente indéniablement à la compétence générale en droit privé qu’exercent les cours supérieures de juridiction générale. La validité d’une attribution aussi large dépendra de la teneur des limites qui lui sont imposées.

(ii)         Le caractère exclusif ou concurrent de l’attribution

[101]                     À titre de tribunaux de droit commun, les cours supérieures possèdent « une compétence inhérente sur toutes les matières relevant de la compétence fédérale ou provinciale, sauf si un autre tribunal est désigné » (Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289, p. 311). La compétence attribuée exclusivement à une cour de nomination provinciale se trouve, par la même occasion, retirée de la cour supérieure (MacMillan Bloedel, par. 27). En dépossédant les cours supérieures de leur capacité de trancher une certaine catégorie de différends, l’exclusivité menace leur statut de pierre angulaire d’un système de justice unitaire. À l’inverse, le caractère concurrent de l’attribution préserve cette capacité. L’atteinte au rôle des cours supérieures n’est donc pas aussi importante.

[102]                     En l’espèce, les poursuites civiles en matière contractuelle et extracontractuelle de moins de 85 000 $ ont été retirées de la compétence de la Cour supérieure. Selon les statistiques mises en preuve, cela représente plus de 20 000 dossiers par année, sans compter les dossiers ouverts à la Division des petites créances (d.i., juge en chef de la Cour supérieure et al., p. 3-4). Ce retrait de compétence entrave le rôle de la Cour supérieure comme pilier d’un système de justice unitaire. Il signifie en effet qu’au Québec un volume considérable de dossiers relevant d’une des branches les plus fondamentales du droit privé ne peut être porté devant une cour supérieure de juridiction générale. Or, comme ces cours sont le pivot d’un système de justice unitaire à l’échelle du pays, l’étendue de leur juridiction ne devrait pas varier de façon disproportionnée d’une province à l’autre.

[103]                     Dans le cadre de cette analyse, il peut donc être pertinent de prendre en considération la situation qui prévaut ailleurs au Canada. Bien que le par. 92(14) permette et encourage une flexibilité quant à l’organisation de la justice dans chaque province, les cours supérieures de juridiction générale doivent conserver une certaine uniformité en ce sens qu’elles doivent être en mesure de jouer leur rôle essentiel d’une façon similaire. À travers le pays, une grande majorité de provinces ont constitué des cours de nomination provinciale compétentes en matière civile. La plupart sont désignées comme étant des cours de petites créances, sont régies par une procédure simplifiée et leurs décisions peuvent faire l’objet d’un appel auprès des cours supérieures. La compétence pécuniaire la plus élevée est de 50 000 $ et se trouve en Alberta. Alors que ces cours conservent une forme de concurrence avec les cours supérieures quant à leur compétence, le Québec a conféré une compétence exclusive sur les litiges civils en matière d’obligations contractuelles et extracontractuelles à une cour de nomination provinciale. L’analyse doit être menée en gardant à l’esprit que les modalités de cette attribution seraient également permissibles dans les autres provinces.

[104]                     Le rôle laissé à la Cour supérieure du Québec dans ce domaine est minime en comparaison avec celui des cours supérieures ailleurs au Canada. Bien que la Cour supérieure du Québec conserve sa compétence sur d’importants litiges en matière d’obligations, comme les actions collectives ou les litiges dont l’objet est d’une valeur de 85 000 $ ou plus, elle est en voie de devenir hors d’atteinte pour les citoyens ordinaires. Si les provinces sont habilitées par le par. 92(14) à créer des tribunaux dans le cadre de leur pouvoir d’administrer la justice (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 72), ce pouvoir, bien qu’étendu, est limité par la portée des art. 96 à 100 opérant en faveur des cours supérieures. Selon la jurisprudence de notre Cour, une attribution de compétence exclusive qui aurait pour effet de retirer complètement un des attributs de la compétence fondamentale « mutilerait » les cours supérieures (MacMillan Bloedel, par. 37) et ne saurait en aucun cas être acceptable, peu importe le résultat de l’application des autres facteurs.

(iii)       Le seuil pécuniaire

[105]                     Les limites pécuniaires reflètent une certaine division du travail entre les tribunaux au sein de laquelle les cours supérieures occupent le rôle central. Comme l’écrit notre Cour dans Sobeys, « la nature même de la distinction entre tribunal inférieur et cour supérieure signifiera invariablement que la compétence du premier était limitée d’une certaine manière » notamment de manière pécuniaire (p. 260). L’absence de plafond pécuniaire ou l’établissement d’un plafond pécuniaire très élevé peuvent brouiller la frontière entre une cour supérieure de juridiction générale et une cour de nomination provinciale et, partant, révéler que, dans les faits, celle-ci fonctionne comme une cour parallèle prohibée qui empêche celle-là de jouer son rôle constitutionnel.

[106]                     Cela étant, le seuil pécuniaire n’est qu’un facteur parmi d’autres à soupeser; il ne saurait revêtir un caractère déterminant en soi. Prise isolément, l’imposition d’une limite monétaire donnée apparaîtra toujours comme une décision discrétionnaire. C’est pourquoi cette limite doit être analysée dans son contexte et à la lumière des autres facteurs. Il convient de préconiser à cet égard une approche qui offre une marge de manœuvre aux provinces sans pour autant rendre illusoire la limite constitutionnelle imposée par l’art. 96.

[107]                     La Cour d’appel a eu raison de prendre comme point de départ de son analyse le seuil pécuniaire de 100 $ qui limitait, en 1867, l’engagement des tribunaux inférieurs des quatre provinces fondatrices dans l’exercice de la compétence en cause. La comparaison du plafond pécuniaire actuel et du plafond pécuniaire des tribunaux inférieurs à l’époque de la Confédération fournit un repère quantitatif permettant de mettre en opposition le rôle aujourd’hui joué par les cours de nomination provinciale et le rôle historique des tribunaux inférieurs. Le plafond pécuniaire historique doit être exprimé en dollars d’aujourd’hui et calculé selon une méthode d’actualisation fiable permettant de faire une comparaison utile.

[108]                     Si le plafond pécuniaire actuel s’approche du plafond pécuniaire historique, on peut considérer que l’impact sur le rôle des cours supérieures dans l’exercice de la compétence en question sera moindre. En effet, l’équivalence entre les deux montants tend à indiquer que l’engagement de la cour de nomination provinciale correspond à l’engagement historique des tribunaux inférieurs.  

[109]                     Toutefois, le facteur pécuniaire ne doit pas transformer l’analyse en une opération mathématique; ce n’est qu’un facteur parmi d’autres dont l’utilité provient de ce qu’il permet d’ancrer l’analyse dans un ordre de grandeur de nature quantitative. Le plafond pécuniaire actuel peut excéder le plafond historique sans pour autant entraîner l’inconstitutionnalité de l’attribution, de même qu’un plafond inférieur au plafond historique peut être insuffisant à en assurer la constitutionnalité. Dans tous les cas, l’écart entre le plafond historique et le plafond actuel doit être analysé au regard des autres facteurs pour déterminer si, et le cas échéant dans quelle mesure, il y a atteinte au rôle des cours supérieures.

[110]                     Il devrait néanmoins exister, entre le plafond pécuniaire actuel et le plafond pécuniaire historique, un lien de rattachement raisonnable qui reflète la division générale du travail existant à l’époque confédérative entre les tribunaux inférieurs et les cours aujourd’hui visées à l’art. 96. Un plafond pécuniaire actuel qui excède significativement le plafond historique des tribunaux inférieurs tend à indiquer que les cours supérieures de juridiction générale se voient privées d’une partie du rôle qu’elles ont toujours joué au profit d’une cour de nomination provinciale. La fragilité constitutionnelle d’un tel plafond sera plus grande lorsque celui-ci porte sur un vaste domaine de compétence situé au cœur de l’une ou l’autre des branches fondamentales du droit privé.

[111]                     L’on peut s’attendre à ce que les limites pécuniaires augmenteront à travers le temps avec l’inflation. Les provinces ne devraient pas avoir à s’engager dans un exercice fréquent d’ajustement du seuil. Les cours devraient donc être flexibles lorsqu’elles considèrent un montant qui demeure raisonnablement rattaché au plafond pécuniaire historique. Pareille approche offre aux provinces la latitude nécessaire à l’évolution harmonieuse de la législation et du taux d’inflation (Assemblée nationale, Commission permanente des institutions, « Étude détaillée du projet de loi no 54 — Loi portant sur la réforme du Code de procédure civile », Journal des débats, vol. 37, no 71, 2e sess., 36e lég., 2 mai 2002, p. 6-7 et 9).

[112]                     Cette flexibilité favorise également l’accès à la justice (Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises (1823), t. IV, p. 48, « [l]e mode adopté par notre ancienne constitution [. . .] était de rendre la justice à chacun à sa porte »). En effet, bien que le seuil monétaire d’aujourd’hui devrait généralement refléter l’équilibre entre les cours visés à l’art. 96 et les tribunaux inférieurs de l’époque confédérative, il existe une place dans l’analyse pour la croissance de la compétence provinciale en réponse à l’évolution de la société et les besoins pressants en ce qui a trait à l’accès à la justice. Cet objectif de favoriser l’accès à la justice devrait, de ce fait, toujours reconnaître une certaine souplesse aux provinces lorsqu’elles fixent le seuil pécuniaire qu’elles considèrent adéquat en vertu de leur propre contexte et réalité provinciale particulière. Il est loisible au Québec de mettre sur pied une cour de nomination provinciale personnalisée, mais sa compétence pécuniaire doit rester suffisamment rattachée à la limite pécuniaire qui existait en 1867 afin de donner effet au compromis conclu à l’époque de la Confédération.

[113]                     Il est vrai que cette approche confère un poids significatif au seuil monétaire comme point de référence, alors que dans le cadre du test du Renvoi sur la location résidentielle, notre Cour avait noté que les limitations territoriales devaient avoir plus de poids que les limitations pécuniaires (Sobeys, p. 260). Encore faut-il replacer cette affirmation dans son contexte. La Cour s’intéressait à l’engagement pratique des tribunaux inférieurs de l’époque confédérative dans un domaine de compétence donné. Des limitations territoriales importantes pouvaient avoir un impact significatif sur le pourcentage de la population ayant recours à ces tribunaux. Les plafonds pécuniaires n’étaient pas aussi révélateurs du rôle qu’avaient réellement joué les tribunaux inférieurs dans ce domaine de compétence. La relativisation du facteur pécuniaire reflétait aussi des considérations liées à l’inflation (Sobeys, p. 260).

[114]                     Le facteur pécuniaire que nous proposons dans le cadre de la présente analyse multifactorielle ne doit pas être assujetti aux mêmes réserves que celles découlant de l’arrêt Sobeys. Premièrement, le facteur pécuniaire tient déjà compte de l’inflation. Deuxièmement, les présents facteurs s’intéressent à l’incidence d’une mesure législative sur le rôle que jouent les cours supérieures de juridiction générale dans l’architecture constitutionnelle canadienne; ils ne portent pas sur la recherche d’un engagement pratique des tribunaux inférieurs dans un domaine de compétence particulier. Troisièmement, la présente analyse vise à remédier au problème de l’attribution en bloc d’un vaste domaine de compétence. Or, les limites pécuniaires n’auront évidemment pas le même effet sur le rôle des cours supérieures selon que l’on attribue un domaine de compétence spécifique et bien circonscrit ou un vaste domaine de compétence situé au cœur du droit privé. Dans ce dernier cas, il s’avère beaucoup plus difficile de relativiser leur importance.

[115]                     En l’espèce, la Cour d’appel a pris pour point de départ le montant de 100 $. Ce montant, qui a servi de base aux expertises produites de part et d’autre, « correspond en effet à la compétence pécuniaire maximale qu’exerçaient, en 1867, quelques-unes des cours inférieures chargées d’entendre certaines matières civiles » (par. 144). Quatre méthodes d’actualisation ont été proposées : l’indice des prix à la consommation, les taux d’intérêt, les salaires nominaux et le PIB par habitant.

[116]                     Nous souscrivons à l’analyse qui en a été faite par la Cour d’appel en ce qui a trait à l’indice des prix à la consommation, des taux d’intérêt et des salaires nominaux (par. 167-171). L’approche appropriée consiste à sélectionner la méthode la moins imparfaite — ici, la méthode du PIB nominal — et à garder à l’esprit ses imperfections. De toute façon, les limites pécuniaires ne sont pas un carcan, mais plutôt un repère quantitatif utile pour ancrer l’analyse dans un ordre de grandeur pécuniaire. Comme nous l’avons dit, on devrait retrouver une certaine proportionnalité entre le plafond actuel et le plafond historique afin de respecter la division générale du travail qui a toujours existé entre les cours visées à l’art. 96 et les autres tribunaux.

[117]                     Bien que nous reconnaissions les faiblesses de la méthode du PIB nominal par habitant, cette dernière est néanmoins à privilégier. Cette méthode présente l’avantage d’incorporer « tous les changements qui sont survenus dans le temps qui ont permis d’améliorer le bien-être des individus d’une société » et de reposer sur des statistiques historiques assez fiables (d.a., PGQ, vol. III, p. 68-70). Il ne s’agit pas d’une méthode parfaite, car elle laisse dans l’ombre un ensemble d’éléments exclus du calcul du PIB tels que les activités domestiques, les transactions d’occasion et les coûts environnementaux (ibid.). En appliquant cette méthode, l’expert de la PGQ devant la Cour d’appel parvient à un montant actualisé de 66 008 $ pour le Canada et de 60 790 $ pour le Québec (p. 71-72). En s’appuyant sur des statistiques qu’il estime plus fiables, l’expert des intimés, lui, arrive à des montants actualisés de 63 698 $ pour le Canada et de 55 354 $ pour le Québec (d.i., juge en chef de la Cour supérieure et al., p. 39 et 42; voir les motifs de la C.A., par. 171 et note 281).

[118]                     Ainsi, un plafond de 100 $, en 1867, équivaut aujourd’hui à un montant situé quelque part entre 63 698 $ et 66 008 $ à l’échelle du Canada. Le plafond actuel de 85 000 $ est de 29 p. 100 supérieur au plus grand de ces deux montants. Cela indique, certes, un rôle accru joué par la Cour du Québec par rapport au rôle historique des tribunaux inférieurs, mais cet accroissement n’est, en soi, pas totalement disproportionné, vu l’écart avec les plafonds historiques et le défi méthodologique d’actualiser avec précision des données monétaires historiques. Il faut considérer ce plafond pécuniaire dans son contexte pour déterminer s’il affaiblit le rôle de la Cour supérieure du Québec en portant une atteinte inadmissible à sa compétence générale en droit privé. Les chiffres ne doivent pas faire oublier ce qui est en cause ici, à savoir les limites à l’attribution exclusive d’un bloc significatif de compétence qui a des répercussions sur l’ensemble du droit civil québécois. Lorsque le transfert d’un vaste bloc de compétence touche l’une ou l’autre des branches les plus fondamentales du droit privé, les limites auxquelles il est assujetti doivent revêtir une importance considérable. 

(iv)        Les mécanismes d’appel

[119]                     Les mécanismes d’appel peuvent apporter un éclairage utile pour répondre à la question de savoir si une attribution de compétence établit une cour parallèle prohibée qui affaiblit le rôle des cours supérieures de juridiction générale.

[120]                     Au plan constitutionnel, une cour supérieure de juridiction générale et une cour d’appel provinciale sont toutes deux des « cour[s] supérieure[s] » au sens de l’art. 96 (Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638, p. 656, le juge Pigeon, concordant; Pépin, p. 136; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 834). Il ne suffit pas cependant qu’une cour d’appel provinciale conserve un droit de regard sur les décisions rendues par la cour de nomination provinciale pour conclure que le transfert de compétence à l’étude satisfait aux exigences constitutionnelles. D’une part, l’art. 96 protège avant tout le rôle de la cour supérieure de juridiction générale (MacMillan Bloedel, par. 22, 29 et 37; Canadian Liberty Net, par. 26-27). D’autre part, l’assujettissement d’une cour de nomination provinciale à une procédure de révision ou d’appel ne saurait lui permettre d’assumer des fonctions relevant d’une cour visée à l’art. 96 (Renvoi : Family Relations Act (C.-B.), [1982] 1 R.C.S. 62, p. 71, le juge en chef Laskin, dissident, mais non sur ce point).

[121]                     Les modalités des droits d’appel à l’encontre des décisions rendues par la cour provinciale dans l’exercice de la compétence à l’étude peuvent toutefois nous aider à répondre à la question de savoir si l’attribution de cette compétence empêche la cour supérieure de juridiction générale de jouer son rôle. Si les décisions rendues par la cour de nomination provinciale sont appelables devant une cour supérieure de juridiction générale, à peu de frais, sans autorisation préalable et sans déférence aucune à l’égard des questions de droit, cela signifie qu’il y a une différenciation hiérarchique très nette entre les deux cours et que la cour supérieure de juridiction générale conserve sa faculté de dire le droit. Il sera dès lors plus difficile de conclure que l’attribution de compétence affaiblit son rôle et constitue une ingérence inadmissible dans sa compétence générale en droit privé. À l’inverse, si les droits d’appel s’exercent directement devant la cour d’appel provinciale, cela signifie qu’il n’y a aucune différenciation hiérarchique entre les deux cours et que les décisions rendues par la cour de nomination provinciale échappent à l’emprise de la cour supérieure de juridiction générale. En somme, cela tend à indiquer que la cour de nomination provinciale fonctionne comme une cour parallèle.

[122]                     En l’espèce, les décisions rendues dans l’exercice de la compétence prévue à l’art. 35 al. 1 C.p.c. peuvent faire l’objet d’un appel à la Cour d’appel du Québec en vertu de l’art. 30 ou 31 C.p.c. Dans la plupart des autres provinces, les décisions de la cour de nomination provinciale font l’objet d’un appel à la cour supérieure de juridiction générale avant de pouvoir faire l’objet d’un appel devant la cour d’appel provinciale. Dans ces circonstances, il sera possible de différencier, au plan hiérarchique, la cour de nomination provinciale d’une cour parallèle prohibée, et donc de conclure que la cour supérieure conserve son rôle au sein de la structure judiciaire provinciale.

[123]                     Les articles 30 et 31 C.p.c. confirment qu’il n’existe pas d’appel à la Cour supérieure des décisions rendues par la Cour du Québec. Dans une certaine mesure, les décisions de la Cour du Québec sont plus à l’abri du contrôle en appel que celles de la Cour supérieure. En effet, considérant que le seuil d’appel de plein droit est fixé à 60 000 $ (l’appel est sur permission dans les autres cas), l’appel de plein droit à l’encontre de décisions de la Cour du Québec sera beaucoup moins fréquent que celui sur permission. Dans la majorité des cas, les justiciables souhaitant faire contrôler les décisions de la Cour du Québec doivent passer par un filtre préalable afin d’obtenir la permission d’en appeler. Par conséquent, ce facteur tend à indiquer que l’art. 35 al. 1 C.p.c. transforme la Cour du Québec en une cour parallèle prohibée qui entrave le rôle de la cour supérieure de juridiction générale.  

(v)          L’impact sur le volume de dossiers de la cour supérieure de juridiction générale

[124]                     L’attribution d’une compétence à une cour de nomination provinciale ne prive pas nécessairement la cour supérieure de toute forme d’engagement dans ce domaine de compétence. Si, par exemple, cette attribution est assujettie à un plafond pécuniaire, la cour supérieure de juridiction générale demeure compétente à l’égard des réclamations excédant le montant de ce plafond pécuniaire. Il peut arriver cependant, dans certaines circonstances, que l’impact de cette attribution sur le volume de dossiers que conserve la cour supérieure de juridiction générale dans ce domaine de compétence permette de tirer des conclusions quant à l’affaiblissement du rôle de cette cour et à la création d’une cour parallèle.

[125]                     En l’espèce, la preuve au dossier ne permet de tirer aucune conclusion quant à l’impact de l’art. 35 C.p.c. sur le rôle joué par cette cour. Les parties ont soumis des statistiques qui comparent, d’un côté, le volume de dossiers relevant de l’art. 35 C.p.c. avec, d’un autre côté, le volume de dossiers civils de la Cour supérieure du Québec en général, incluant les matières familiales et les dossiers de faillite et d’insolvabilité. Il est donc impossible d’évaluer, même de façon approximative, l’impact de l’art. 35 C.p.c. sur le volume de dossiers de la Cour supérieure relevant du droit des obligations en particulier.

(vi)        La poursuite d’un objectif social important

[126]                     L’attribution d’une compétence à une cour de nomination provinciale peut être le moyen par lequel le législateur tente de répondre à une préoccupation sociale. La poursuite d’un objectif social important peut accréditer l’idée d’un exercice légitime du pouvoir provincial en matière d’administration de la justice, c’est-à-dire d’un exercice de ce pouvoir à une fin autre que l’établissement d’une cour parallèle prohibée. L’accès à la justice, par exemple, constitue un objectif social important susceptible de justifier l’attribution de certaines compétences à des cours de nomination provinciale (Renvoi : Family Relations Act (C.-B.), p. 107). Les provinces doivent bénéficier d’une grande marge de manœuvre dans la façon dont elles envisagent de répondre aux besoins d’une société en évolution. La seule limite à leur initiative est la création d’une cour parallèle qui mine le rôle des cours supérieures de juridiction générale. Cela étant, il ne suffit pas d’alléguer un objectif social important; encore faut-il l’établir et démontrer l’existence d’un lien entre l’attribution d’une compétence à une cour de nomination provinciale et l’atteinte de cet objectif. Puisque les provinces sont responsables de l’administration de la justice, de l’adoption de règles de procédure et du financement des opérations des tribunaux, elles ne sauraient plaider leur propre échec à octroyer des ressources suffisantes aux cours supérieures pour se prévaloir d’un argument d’accès à la justice.

[127]                     La promotion de l’accès à la justice peut aussi se manifester à travers des caractéristiques telles qu’une procédure et des règles d’administration de la preuve simplifiées. Une procédure sommaire, par exemple, ou des règles de preuve assouplies par rapport à celles qui s’appliquent devant les cours supérieures confèreront à la cour de nomination provinciale un caractère distinctif. Il sera dès lors plus difficile de conclure que l’attribution de compétence établit une cour parallèle prohibée qui empêche la cour supérieure de juridiction générale de jouer son rôle. D’autres caractéristiques, comme les types de réparations susceptibles d’être accordées (Tomko, p. 123-125) ou l’absence de représentation par avocat, peuvent aussi être prises en compte.

[128]                     Le PGQ a prétendu que l’augmentation du plafond pécuniaire de la compétence civile de la Cour du Québec répondait à un souci d’accès à la justice en région éloignée des centres urbains. Toutefois, comme la Cour d’appel, nous sommes d’avis que le PGQ n’a pas démontré que cette augmentation favorise l’accès à la justice (motifs de la C.A., par. 185). De fait, la procédure applicable à la Cour du Québec et à la Cour supérieure et les réparations accordées par ces cours étant les mêmes, à quelques exceptions près, il est peu aisé de conclure, sans autre preuve, que l’augmentation du plafond pécuniaire de la Cour du Québec favorise l’accès à la justice. 

[129]                     Le cadre procédural à l’intérieur duquel s’exerce la compétence prévue à l’art. 35 al. 1 C.p.c. est le même que celui qui s’applique en Cour supérieure. Hormis ce qui relève des questions de compétence et des règles de pratique, le Code de procédure civile ne formule à ce chapitre aucune distinction significative entre les deux cours. Cela est tout aussi vrai des règles de preuve prévues au Code civil du Québec. La Division des petites créances de la Cour du Québec prévoit une procédure simplifiée sans représentation par avocat (art. 536 à 570 C.p.c.); cependant, sa compétence pécuniaire reste assez limitée par rapport à celle que l’art. 35 al. 1 C.p.c. accorde à la Cour du Québec. Elle ne saurait écarter la similitude assez évidente entre les régimes procéduraux applicables à la Cour du Québec et à la Cour supérieure.

[130]                     De plus, l’accès à la justice est un argument à double tranchant en l’espèce. Le Québec est la seule province qui ait doté sa cour de nomination provinciale d’une compétence aussi large : ailleurs au pays, ce sont les cours supérieures qui occupent le rôle central en matière civile. Or, il ne saute pas aux yeux que les autres provinces seraient, de ce seul fait, dans une position désavantageuse par rapport au Québec pour remédier aux problèmes d’accès à la justice. Étant donné leur pouvoir en matière d’administration de la justice, les provinces ont le loisir de réaménager leurs cours supérieures pour faire face à ce type de défis. Si, pour quelque raison que ce soit, la situation est différente au Québec, aucune preuve à ce sujet n’a été présentée en l’espèce. Dans la mesure où un nombre plus élevé de juges ou de tribunaux est nécessaire, l’accès à la justice est peut-être mieux servi par l’intégration d’une cour additionnelle que par l’établissement d’une cour de substitution, c’est-à-dire par l’ajout de tribunaux complémentaires plus accessibles avec une procédure simplifiée plutôt que par l’instauration d’une cour parallèle qui assume les fonctions de la cour supérieure.

c)              La mise en balance

[131]                     L’analyse multifactorielle n’est pas une opération mathématique. Elle doit néanmoins pouvoir s’incarner dans une échelle pécuniaire. À notre avis, les plafonds pécuniaires historiques fournissent un bon point de départ pour l’analyse et un ancrage utile dans un ordre de grandeur quantitatif. Jusqu’à concurrence des montants que ces plafonds pécuniaires historiques expriment, on peut généralement considérer que la disposition attributive de compétence répond aux exigences constitutionnelles. Mais comme nous l’expliquerons, on ne peut pas considérer qu’une législature respecte les obligations que lui impose l’art. 96 du seul fait qu’elle respecte les plafonds pécuniaires historiques.

[132]                     Pour déterminer la latitude laissée à une législature désireuse d’aller au‑delà de ces plafonds historiques, nous devons examiner les différents facteurs de l’analyse multifactorielle, à savoir l’étendue de la compétence attribuée, le caractère exclusif ou concurrent de l’attribution, le rapport entre le seuil pécuniaire proposé et les plafonds pécuniaires historiques, les mécanismes d’appel, l’impact de la disposition attributive de compétence sur le volume de dossiers de la cour supérieure et la poursuite d’un objectif social important. La pondération de tous ces facteurs cherche à atteindre un juste équilibre entre la reconnaissance de la compétence provinciale en matière d’administration de la justice et la préservation de la nature, du rôle constitutionnel et de la compétence fondamentale des cours supérieures de juridiction générale.

[133]                     Plus l’analyse de ces facteurs tend à indiquer une atteinte à la compétence fondamentale de ces cours, moins la province pourra s’écarter des plafonds pécuniaires historiques actualisés. Inversement, moins l’analyse de ces facteurs tend à indiquer un empiètement sur la compétence fondamentale des cours supérieures, plus la province sera libre de s’écarter des plafonds pécuniaires historiques actualisés. Il s’agit en quelque sorte d’un continuum. À une extrémité du spectre, l’attribution d’une vaste compétence, lorsqu’elle est exclusive, qu’elle n’est pas assortie d’un mécanisme d’appel à une cour supérieure de juridiction générale, qu’elle a un impact significatif sur le volume de dossiers de cette cour et qu’elle ne se justifie pas au regard d’un objectif social important, contraint la législature et n’est pas constitutionnelle. Pareille attribution pourrait entraîner des conséquences telles sur la cour supérieure de juridiction générale que le simple fait de respecter les plafonds pécuniaires historiques ne suffirait pas au regard de l’art. 96. À l’autre extrémité du spectre, l’attribution concurrente d’une compétence plus restreinte, lorsqu’elle s’accompagne d’un mécanisme d’appel à une cour supérieure de juridiction générale, qu’elle a peu d’impact sur l’achalandage de cette cour et qu’elle se justifie au regard d’un objectif social important, confère à la législature une marge de manœuvre appréciable. Dans tous les cas cependant, le plafond pécuniaire envisagé par la législature doit conserver un lien de rattachement raisonnable avec les plafonds historiques actualisés. Les deux plafonds doivent appartenir à un même ordre de grandeur, de façon à respecter la division générale du travail qui existait à l’époque confédérative. De la même façon, l’attribution exclusive ne saurait avoir pour effet de « mutiler » les cours supérieures en portant une atteinte inadmissible à leur compétence fondamentale.

[134]                     En l’espèce, le plafond pécuniaire historique de 100 $ n’est pas contesté. En dollars d’aujourd’hui, il représente une somme se situant entre 63 698 $ et 66 008 $. Il n’est pas nécessaire de fixer un montant au dollar près. L’imperfection des méthodes d’actualisation et la marge de manœuvre qui doit être accordée aux provinces peuvent justifier de légers écarts. De plus, une province n’est pas tenue d’amender ses lois chaque année pour indexer la compétence pécuniaire de ses tribunaux sur le taux d’inflation. Ainsi, un montant avoisinant ces sommes peut servir de point de départ à l’analyse.

[135]                     Le plafond pécuniaire de moins de 85 000 $ fixé par l’art. 35 al. 1 C.p.c. représente une hausse d’environ 29 p. 100 par rapport au plafond pécuniaire historique. Cette augmentation n’est pas manifestement hors de proportion; le montant adopté peut raisonnablement s’y rattacher dans la mesure où il appartient à un même ordre de grandeur. Il s’agit maintenant de pondérer les différents facteurs qualitatifs afin de déterminer si cette attribution de compétence se situe à l’intérieur de la marge de manœuvre dont dispose la législature québécoise. Selon nous, une réponse négative s’impose. La législature québécoise ne dispose que d’une marge de manœuvre minimale, puisque le résultat de l’analyse multifactorielle indique clairement une atteinte inadmissible à la compétence fondamentale des cours supérieures de juridiction générale.

[136]                     Premièrement, l’étendue de la compétence attribuée à la Cour du Québec tend à démontrer un empiètement significatif sur la compétence générale en droit privé des cours supérieures de juridiction générale. Cela réduit la latitude dont bénéficie la législature québécoise. Hormis un cas de figure exceptionnel comme celui envisagé dans l’arrêt McEvoy, où l’on projetait de transférer la totalité de la juridiction criminelle à un tribunal de nomination provinciale, il est difficile d’imaginer un transfert de compétence plus vaste que celui visé par l’art. 35 al. 1 C.p.c. Cette disposition attribue un bloc de compétence substantiel en droit privé. Le droit des obligations, ce n’est rien de moins que « le code général des relations de l’homme [sic] avec ses semblables » (G. Trudel, Traité de droit civil du Québec (1946), t. 7, p. 15). 

[137]                     Deuxièmement, le caractère exclusif du transfert accentue l’empiètement sur la compétence fondamentale des cours supérieures et diminue d’autant la marge de manœuvre dont dispose la législature québécoise. L’impact du caractère exclusif de l’attribution est considérable : cela signifie que le droit des obligations se développera en grande partie sous l’égide d’une cour de nomination provinciale. L’autorité de la Cour supérieure en matière d’obligations s’en trouve diminuée d’autant. Au regard de l’art. 96, l’attribution d’une compétence aussi vaste, portant sur un domaine de droit aussi fondamental, doit être assujettie à des limites très importantes, à plus forte raison lorsqu’elle est exclusive. En effet, l’attribution exclusive d’une compétence, même lorsqu’elle se situe dans des bornes historiques acceptables, peut affecter de manière significative la compétence fondamentale des cours supérieures.

[138]                     Troisièmement, l’absence d’un mécanisme d’appel accessible qui permettrait à la cour supérieure de juridiction générale de contrôler les décisions rendues par la Cour du Québec renforce notre conclusion quant au parallélisme entre les deux cours et au caractère inacceptable de l’ingérence. L’absence d’un tel mécanisme contribue, encore une fois, à rétrécir la marge de manœuvre de la province à l’égard du plafond historique actualisé.

[139]                     Quatrièmement, comme nous l’avons expliqué, la preuve statistique produite en l’espèce ne nous permet pas de déterminer avec certitude que l’art. 35 al. 1 C.p.c. n’a qu’un impact minime sur le volume de dossiers de la Cour supérieure en matière d’obligations.

[140]                     Enfin, le PGQ n’a pas démontré qu’une politique publique concrète justifiait une plus grande flexibilité par rapport à ce seuil historique. Il s’ensuit que la législature québécoise ne saurait s’écarter des plafonds historiques actualisés, sinon de façon minimale.

[141]                     À notre avis, l’art. 35 al. 1 C.p.c., sous sa forme actuelle, contrevient à l’art. 96. L’invalidité constitutionnelle de cette disposition ne provient pas uniquement du seuil pécuniaire élevé, mais de la combinaison de ce dernier avec tous les autres facteurs. Il serait possible d’envisager une attribution de la compétence n’ayant pas pour effet d’écarter la cour supérieure d’un domaine du droit aussi vaste et aussi fondamental. Mais la disposition législative en cause ici a cet effet. Un vaste domaine de compétence situé au cœur du droit privé québécois est attribué exclusivement à une cour de nomination provinciale qui fonctionne en tous points comme une cour supérieure. L’attribution, lorsqu’elle n’est assujettie à aucune autre limite qu’un seuil pécuniaire, transforme la Cour du Québec en une cour visée à l’art. 96. En d’autres termes, l’art. 35 al. 1 C.p.c. empiète de façon inacceptable sur le rôle que la Constitution réserve à la cour supérieure de juridiction générale.

[142]                     Dans l’éventualité où la législature québécoise voudrait se limiter à réduire le plafond pécuniaire de la compétence de la Cour du Québec sans modifier son contexte institutionnel ni la nature de l’attribution de compétence prévue à l’art. 35 al. 1 C.p.c., elle devrait, pour se conformer à ses obligations constitutionnelles, établir un plafond pécuniaire situé en deçà du plafond historique actualisé et qui laisse à la Cour supérieure un volume de dossiers suffisant pour que celle-ci puisse continuer de jouer un rôle significatif dans l’évolution du droit des obligations. À l’inverse, dans l’éventualité où la législature souhaiterait revoir le libellé de l’art. 35 al. 1 C.p.c. et le contexte institutionnel dans le cadre duquel s’exerce cette compétence en minimisant l’impact sur la compétence fondamentale de la Cour supérieure, elle disposerait d’une certaine marge de manœuvre pour hausser le plafond pécuniaire au-delà du plafond historique actualisé. La législature devrait toutefois s’assurer de maintenir un lien de rattachement raisonnable avec ce dernier et de ne pas priver la Cour supérieure d’un achalandage trop important en matière de droit des obligations. Quel que soit le choix de la législature, tout changement ayant pour effet de véritablement améliorer l’accès à la justice, incluant les procédures simplifiées, demeurera un facteur important dans l’évaluation de la conformité à l’art. 96 d’une attribution de compétence mettant en cause la compétence générale en droit privé des cours supérieures.

[143]                     Cette approche multifactorielle donne plein effet au compromis conclu à l’époque de la Confédération reflété dans le cadre constitutionnel formé par les art. 96 à 100. Elle est nécessaire à la protection du désir qui animait les rédacteurs de la Constitution d’assurer l’unité et l’uniformité du système judiciaire canadien. Même si les cours supérieures, avec leur garantie d’indépendance judiciaire, ne sont plus les uniques gardiennes de la primauté du droit, il n’en demeure pas moins que leur statut constitutionnel doit être protégé. Or, le transfert matérialisé par l’art. 35 al. 1 C.p.c. prive la Cour supérieure du Québec de toute capacité à trancher une vaste gamme de différends situés au cœur du droit privé, créant de ce fait une cour parallèle qui porte atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures.

[144]                     En terminant, il paraît opportun de préciser la portée des présents motifs et leur impact sur les autres tests développés sous l’art. 96. L’analyse multifactorielle que nous retenons ici n’a pas pour vocation de remplacer le droit actuel. L’analyse sous l’art. 96 se décline toujours en deux tests. Le premier — le test du Renvoi sur la location résidentielle — continue de s’appliquer à tout transfert d’une compétence historique des cours supérieures à un tribunal administratif ou une autre cour statutaire. Le deuxième — le test de la compétence fondamentale — demeure applicable afin de déterminer si une disposition législative a pour effet de retirer ou de porter une atteinte inadmissible à l’un ou l’autre des attributs qui font partie de la compétence fondamentale des cours supérieures. Lorsqu’un transfert effectué en faveur d’une cour de nomination provinciale met en cause la compétence générale en droit privé des cours supérieures, le caractère admissible ou inadmissible de l’atteinte à la compétence fondamentale devrait s’évaluer au regard des facteurs exposés ci-dessus. Ces facteurs fournissent à la législature provinciale des balises suffisamment claires pour déterminer quelle latitude lui est laissée par l’art. 96 lorsqu’elle souhaite attribuer à une cour dont les juges sont nommés par les provinces une compétence sur une partie significative du droit commun, tout en évitant la création d’une cour parallèle.

[145]                     Le Renvoi sur la location résidentielle a érigé sur le fondement de l’art. 96 un rempart contre la création des cours parallèles prohibées. Ce rempart a déjà fait ses preuves, comme en attestent plusieurs décennies de jurisprudence. En règle générale, ce test suffira aux besoins de l’analyse. Mais dans certains cas, il pourra s’avérer insuffisant pour remplir adéquatement son rôle face à une tentative d’attribuer à une cour de nomination provinciale un vaste domaine du droit commun. Ce type de transfert tend en effet à biaiser l’analyse historique et à favoriser indûment une conclusion d’engagement général partagé. En l’espèce, l’attribution effectuée par l’art. 35 al. 1 C.p.c. est l’un de ces cas où le test du Renvoi sur la location résidentielle démontre ses lacunes. Le test de la compétence fondamentale, que nous avons adapté pour mieux refléter les principes qui sous-tendent l’art. 96, y pallie en offrant un cadre analytique qui permet d’apporter une réponse adéquate à ce type de problème auquel la jurisprudence actuelle n’offre aucune solution satisfaisante.

V.           Analyse de la seconde question

[146]                     La seconde question porte sur l’application par la Cour du Québec de « l’obligation de déférence judiciaire qui caractérise le pourvoi en contrôle judiciaire » lorsqu’elle entend un appel d’une décision administrative en vertu de l’une des huit lois mentionnées. Interprétée correctement, cette question ne concerne pas la constitutionnalité de la juridiction d’appel de la Cour du Québec, mais bien l’application par la Cour du Québec des normes de contrôle judiciaire, c’est-à-dire les normes de la décision raisonnable et de la décision correcte établies dans Dunsmuir et réitérées dans Vavilov. Nous sommes toutefois d’avis que cette question est devenue théorique, car la Cour du Québec n’a plus à appliquer ces normes de contrôle lorsqu’elle entend un appel administratif. De plus, il n’existe aucune circonstance exceptionnelle qui justifierait de trancher néanmoins la question, malgré son caractère théorique.

[147]                     Dans Vavilov, notre Cour a réformé l’analyse visant à déterminer la norme de contrôle applicable en matière de contrôle judiciaire de l’action administrative. Essentiellement, lorsque le législateur a prévu un droit d’appel devant une cour de justice, les normes d’intervention en appel établies dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, sont applicables, c’est-à-dire la norme de la décision correcte quant aux questions de droit et la norme de l’erreur manifeste et déterminante quant aux questions de fait et aux questions mixtes. Lorsque le législateur n’a pas prévu de droit d’appel et laissé intact le recours en contrôle judiciaire, les normes de contrôle du droit administratif seront plutôt applicables.

[148]                     En outre, le nouvel art. 83.1 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, entré en vigueur le 5 juin 2020, prévoit que la Cour du Québec doit maintenant appliquer les normes de Housen lorsqu’elle exerce sa compétence d’appel d’une décision de l’administration.

[149]                     Ainsi, l’effet combiné de l’arrêt Vavilov et de l’art. 83.1 est que la Cour du Québec n’est plus liée par l’obligation de retenue judiciaire et qu’elle doit maintenant appliquer les normes d’intervention en appel de Housen, et ce, à l’égard de tout appel qu’elle entend à l’encontre d’une décision administrative. Les droits d’appel concernés en l’espèce sont tous visés.

[150]                     Il n’est pas déraisonnable de prétendre que l’étape intermédiaire d’un appel à une cour de nomination provinciale avant l’exercice d’un contrôle judiciaire auprès de la cour supérieure puisse être inconstitutionnelle, puisqu’elle est susceptible de priver les cours supérieures d’un nombre substantiel de pourvois en contrôle judiciaire. Cependant, nous tenons à préciser que nous ne nous prononçons pas sur la question de la constitutionnalité de la juridiction d’appel de la Cour du Québec, puisqu’il ne s’agit pas de la question dont nous sommes saisis. Celle-ci est donc remise à un autre jour.

VI.         Effet de la décision

[151]                     En principe, la procédure de renvoi n’a qu’un caractère consultatif. La réponse donnée à la question d’un renvoi s’apparente à un avis juridique fourni à l’exécutif dont la nature est similaire à un avis qui serait donné par les juristes de l’État (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 15). Dans le cadre d’un renvoi, la Cour n’a donc pas le pouvoir de déclarer formellement une loi inconstitutionnelle. Elle n’a que le pouvoir de répondre à la question soumise (Attorney-General for Ontario c. Attorney-General for Canada, [1912] A.C. 571 (C.P.), p. 588-589; Renvoi relatif à la Loi sur les écoles publiques (Man.), art. 79(3), (4) et (7), [1993] 1 R.C.S. 839, p. 863; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif à la rémunération des juges (1998) »), par. 9).

[152]                     Malgré leur caractère consultatif et donc, en principe, non contraignant, les avis donnés dans le cadre d’un renvoi sont traités, en pratique, comme des décisions judiciaires, et ils sont suivis par les autres tribunaux (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 40; voir aussi Reference Re Certification in the Manitoba Health Sector, 2019 MBCA 18, [2019] 5 W.W.R. 614, par. 23; G. Rubin, « The Nature, Use and Effect of Reference Cases in Canadian Constitutional Law » (1960), 6 R.D. McGill 168, p. 175-180). Dès le lendemain du prononcé de l’avis, il est vraisemblable qu’un tribunal de première instance saisi de la même question appliquerait l’avis donné par la Cour en raison de sa force persuasive (Renvoi relatif à la rémunération des juges (1998), par. 10). Lorsque la situation le requiert, il peut donc être opportun que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de réparation afin d’en suspendre les effets éventuels dans le cadre d’un renvoi, comme elle le ferait dans le cas d’un pourvoi.

[153]                     Dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. XXX, par. 83, notre Cour a récemment affirmé qu’une déclaration d’invalidité pouvait être suspendue « lorsque le risque que représente une déclaration avec effet immédiat sur un intérêt public identifiable, fondé sur la Constitution, l’emporte sur les conséquences néfastes de la suspension de l’effet de cette déclaration ». Certains principes doivent guider cette analyse (par. 94). Dans le cas présent, puisque la suspension de la déclaration d’invalidité ne perpétue aucune entrave à un droit garanti par la Charte canadienne des droits et libertés , le principe le plus déterminant est celui du respect des rôles institutionnels distincts joués par les tribunaux et les législatures (par. 97 et 126-131).

[154]                     La pondération des différents facteurs que nous avons identifiés démontre que la législature québécoise dispose d’un éventail de mesures législatives possibles qui seraient constitutionnelles, si elle désire s’écarter du plafond pécuniaire historique actualisé. Il n’appartient pas à notre Cour de choisir laquelle de ces mesures devrait être mise en place afin de remplacer l’actuel art. 35 al. 1 C.p.c. Conformément aux principes constitutionnels de la souveraineté parlementaire et de la démocratie, il est préférable de laisser à la législature québécoise démocratiquement élue le soin de choisir laquelle de ces possibilités reflète le mieux les intérêts et les priorités de la population québécoise (voir G, par. 97). Ceci est d’autant plus vrai lorsque les effets néfastes d’une suspension seraient minimes, les justiciables touchés continuant entre-temps à avoir accès à la Cour du Québec, un tribunal impartial et indépendant participant au maintien de la primauté du droit.

[155]                     Une déclaration avec effet immédiat nuirait considérablement à la capacité du législateur québécois de légiférer afin de remédier à l’inconstitutionnalité (G, par. 129-130). Au lendemain de la publication du présent avis, des justiciables ayant des litiges d’une valeur identique pourraient être sujets à la compétence de cours différentes (soit la Cour du Québec, soit la Cour supérieure) suivant leurs décisions de soulever ou pas un moyen préliminaire à l’encontre de la compétence de la Cour du Québec. Une telle situation engendrerait une incertitude intolérable au sein de l’administration de la justice civile au Québec. Au moment de l’adoption d’un nouvel art. 35 C.p.c. conforme à la Constitution, il deviendrait alors difficile pour le législateur québécois d’appliquer des mesures transitoires rétablissant l’harmonie du système.

[156]                     Pour ces raisons, nous sommes d’opinion, à l’instar de la Cour d’appel, qu’il ne devrait pas être donné effet à notre avis concluant à l’inconstitutionnalité de l’art. 35 al. 1 C.p.c. pendant une période de 12 mois suivant le dépôt de la présente décision. Il incombe normalement au gouvernement d’établir la durée que doit avoir la suspension. Malgré l’absence d’arguments sur cette question devant notre Cour, nous estimons la période déterminée par la Cour d’appel adéquate (G, par. 135). L’article 35 al. 1 C.p.c. devrait donc être considérée valide entre-temps. Le législateur québécois devra aussi se pencher sur les dispositions transitoires lorsqu’il aura choisi l’une des solutions constitutionnellement valides qui s’offrent à lui. Trois mentions relatives aux effets de cet avis s’imposent toutefois.

[157]                     Premièrement, les demandes introductives d’instance déposées à la Cour du Québec avant ou durant la période de suspension de la déclaration d’invalidité pourront suivre leur cours jusqu’à la fin de l’instance, et ce, même si l’instance prend fin après l’expiration de la période de 12 mois. Tout jugement final alors rendu passera en force de chose jugée et ne sera pas affecté par l’avis de notre Cour. L’absence d’une telle mesure transitoire priverait le Québec d’un ordre judiciaire harmonieux, pourrait entraîner un désordre important et aurait des répercussions sur la mise en œuvre et la sanction des droits des justiciables. Si notre Cour omettait de remédier à cette situation, la primauté du droit en souffrirait (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 750-751).

[158]                     Deuxièmement, le principe de la chose jugée empêche de rouvrir les dossiers qui relevaient de la compétence de la Cour du Québec en vertu de l’art. 35 al. 1 C.p.c. et que cette dernière a déjà tranchés (voir Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 756). Ainsi, toutes les décisions de la Cour du Québec rendues dans ces dossiers avant la présente décision continueront d’avoir pleine autorité.

[159]                     Troisièmement, le principe de la validité de facto, qui reconnaît et donne effet « aux attentes justifiées de gens qui se sont fiés aux actes de ceux qui ont appliqué les lois invalides, ainsi qu’à l’existence et au fonctionnement des corps publics ou privés mêmes irrégulièrement ou illégalement constitués » (ibid., p. 757), permettra également de préserver les droits, obligations et autres effets ayant découlé des actes accomplis, conformément à l’art. 35 C.p.c., par des tribunaux, des juges, des personnes exerçant des pouvoirs légaux et des officiers publics. « Ces droits, obligations et autres effets sont et seront toujours exécutoires et incontestables » (ibid.).

VII.      Dispositif

[160]                     Nous répondons aux questions posées comme suit :

1.             Les dispositions du premier alinéa de l’article 35 du Code de procédure civile (chapitre C-25.01) fixant, à moins de 85 000 $, le seuil de la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec, sont-elles valides au regard de l’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 , étant donné la compétence du Québec sur l’administration de la justice aux termes du paragraphe 92 (14)  de la Loi constitutionnelle de 1867 ?

Non, les dispositions du premier alinéa de l’art. 35 du Code de procédure civile (chapitre C-25.01) fixant, à moins de 85 000 $, le seuil de la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec ne sont pas valides au regard de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

2.             Est-il compatible avec l’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  d’appliquer l’obligation de déférence judiciaire, qui caractérise le pourvoi en contrôle judiciaire, aux appels à la Cour du Québec prévus aux articles 147 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (chapitre A-2.1), 115.16 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers (chapitre A-33.2), 100 de la Loi sur le courtage immobilier (chapitre C-73.2), 379 de la Loi sur la distribution des produits et services financiers (chapitre D-9.2), 159 de la Loi sur la justice administrative (chapitre J-3), 240 et 241 de la Loi sur la police (chapitre P-13.1), 91 de la Loi sur la Régie du logement (chapitre R-8.1) et 61 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (chapitre P-39.1)?

Nous ne répondons pas à cette question, car elle est devenue théorique.

[161]                     Pour les raisons qui précèdent, nous sommes d’avis que les pourvois devraient être rejetés sans dépens. Il ne devrait pas être donné effet au présent avis pendant une période de 12 mois suivant son dépôt. Les demandes introductives d’instance déposées à la Cour du Québec avant ou durant cette période de suspension pourront suivre leur cours jusqu’à la fin de l’instance, et ce, même si l’instance prend fin après l’expiration de la période de 12 mois.

Les motifs du juge en chef Wagner et du juge Rowe ont été rendus par

Le juge en chef (dissident en partie) —

 

                                             TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.      Introduction

162

II.    Le contexte

179

A.    Les objectifs poursuivis par le législateur québécois

187

B.    L’émergence du rôle des cours de création provinciale au Canada

192

III.   Le rôle du par. 92(14) et de l’art. 96 dans l’ordre constitutionnel canadien

199

IV.   Le cadre d’analyse de la compétence historique des cours supérieures

207

A.    Qualification de la compétence attribuée par l’art. 35 C.p.c.

210

B.    Application du critère historique

217

V.    Le cadre d’analyse de la compétence fondamentale des cours supérieures

229

A.    Présentation du cadre d’analyse

231

B.    Le pouvoir de résoudre des différends de droit privé

238

C.    Les facteurs à considérer

242

D.    L’article 35 C.p.c. ne porte pas atteinte à la compétence fondamentale de la Cour supérieure en matière civile

251

VI.   Conclusion

257

 

I.               Introduction

[162]                     J’ai pris connaissance des motifs exposés par mes collègues les juges Côté et Martin, mais avec égards je ne puis me rallier à leur conclusion. Tout comme la juge Abella, mais pour des raisons différentes, je suis d’avis que l’art. 35 al. 1 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01 (« C.p.c. »), ne retire pas à la Cour supérieure du Québec une partie de sa compétence fondamentale. Voici pourquoi.

[163]                     La première question soulevée dans le renvoi à la Cour d’appel du Québec exige une réponse équilibrée entre, d’une part, la possibilité pour les provinces et les territoires d’expérimenter de nouvelles formes d’accès à la justice civile par l’entremise de tribunaux de création provinciale ou territoriale, et, d’autre part, la nécessité de préserver la compétence fondamentale des cours supérieures qui leur permet de dire et de faire évoluer le droit civil ou la common law.

[164]                     En l’espèce, il s’agit plus précisément de déterminer si l’art. 35 al. 1 C.p.c., qui fait passer de moins de 70 000 $ à moins de 85 000 $ le plafond pécuniaire de la compétence de la Cour du Québec en matière civile, contrevient à l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . L’adoption de cette disposition du C.p.c. s’inscrit dans la foulée d’une série d’augmentations de ce plafond, toutes liées à la genèse et à l’histoire de la Cour du Québec, une cour de création provinciale qui, au fil des réformes dont elle a été l’objet depuis les débuts de la Confédération jusqu’à aujourd’hui, a joué un rôle déterminant et bénéfique au sein du système de justice québécois, en facilitant la résolution par voie judiciaire des conflits dans tous les districts de la province.

[165]                     Bien que le législateur québécois ait toujours envisagé de telles hausses comme une façon de favoriser l’accès à la justice, les intimés le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec y voient pour leur part une érosion progressive de la compétence fondamentale des cours supérieures en matière civile que l’art. 96 ne saurait autoriser.

[166]                     La Cour d’appel a conclu que, pour respecter l’art. 96, le plafond pécuniaire de la compétence de la Cour du Québec en matière civile doit se situer entre 55 000 $ et 70 000 $, sous réserve d’actualisations futures, et que le fait de fixer le plafond des réclamations à moins de 85 000 $ est en conséquence inconstitutionnel (2019 QCCA 1492, par. 188 (CanLII)). La Cour d’appel affirme que cet article confère à la Cour supérieure du Québec une compétence fondamentale sur les litiges de droit civil « substantiels », qu’elle définit comme ceux de 70 000 $ et plus, une somme correspondant à la valeur actualisée et maximale du plafond pécuniaire de la compétence des tribunaux inférieurs de l’époque confédérative. La Cour d’appel fait siennes les inquiétudes soulevées par les intimés au sujet de l’érosion progressive de la compétence de la Cour supérieure du Québec en matière civile, et souligne que le législateur québécois a conféré à la Cour du Québec un rôle plus important en cette matière que toute autre province canadienne (par. 147, 150 et 187).

[167]                     Les appelants la Conférence des juges de la Cour du Québec, le procureur général du Québec, le Conseil de la magistrature du Québec et l’Association canadienne des juges des cours provinciales font appel de la réponse donnée par la Cour d’appel du Québec à la première question du renvoi.

[168]                     Il convient de souligner que tant le procureur général du Québec que le procureur général du Canada, qui intervient pour le fédéral, appuient sans réserve la thèse de la constitutionnalité de l’art. 35 al. 1 C.p.c. De façon plus particulière, le procureur général du Canada estime que la méthode d’analyse de la Cour d’appel omet de tenir compte de l’impact réel qu’a cet article « sur la capacité de la Cour supérieure d’entendre des litiges en matière civile » (m.i. (PGC), par. 5). Il ajoute, en dernière analyse, qu’en raison de « son effet peu important » sur la compétence fondamentale exercée par la Cour supérieure à cet égard, l’art. 35 al. 1 C.p.c. n’enfreint d’aucune manière l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  (par. 8).

[169]                     J’estime que les appels portant sur la première question doivent être accueillis. Dans l’avis qu’elle a formulé au terme du renvoi qui lui était soumis (« Avis »), la Cour d’appel a interprété trop largement les limites de la compétence fondamentale de la Cour supérieure et a figé dans le temps la compétence de la Cour du Québec en matière civile, en tant que tribunal de création provinciale, plutôt que d’adopter un cadre d’analyse sensible aux objectifs constitutionnels concrets visés par l’art. 96. Parmi ces objectifs, mentionnons celui qui consiste à favoriser la présence d’un système judiciaire unifié à travers le Canada. Le fait de préserver la capacité des cours supérieures de dire et de faire évoluer le droit privé permet, à mon avis, de satisfaire à cet objectif conformément à l’art. 96.

[170]                     Pour ce faire, point n’est besoin de perpétuer le plafond pécuniaire de la compétence des tribunaux inférieurs en matière civile en vigueur au moment de la Confédération. Il existe une autre approche non seulement souhaitable, mais de surcroît plus fidèle à l’esprit de l’art. 96, qui confère aux provinces et aux territoires une réelle autonomie dans l’administration de la justice civile, et leur permet de faire les choix les mieux adaptés aux défis émergents et complexes qui leur sont propres. Comme je vais l’exposer, un tel cadre d’analyse permet à la fois de protéger l’espace essentiel d’expérimentation des provinces et territoires en matière d’accès à la justice, notamment par l’élargissement de la compétence de leurs tribunaux en matière civile, et de faire en sorte, ce faisant, que les cours supérieures puissent continuer de dire et de faire évoluer le droit civil et la common law.

[171]                     L’analyse qui suit est fondée sur les deux étapes du cadre d’analyse de l’art. 96, soit celles liées à la compétence historique et à la compétence fondamentale des cours supérieures.

[172]                     Pour ce qui est de la première étape du cadre d’analyse, j’estime que l’art. 35 C.p.c. satisfait aux trois critères élaborés dans le Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714. Adéquatement qualifiée en fonction de son objet, la compétence que confère cet article à la Cour du Québec est une compétence en matière civile sur des obligations contractuelles et extracontractuelles. Au moment de la Confédération, hormis dans le Bas-Canada (la province de Québec), les tribunaux inférieurs de trois des quatre provinces fondatrices exerçaient alors une compétence générale partagée à cet égard.

[173]                     Pour ce qui est de la seconde étape de l’analyse, je suis d’avis que l’art. 35 C.p.c. ne retire à la Cour supérieure du Québec aucun pouvoir relevant de sa compétence fondamentale. Cette compétence doit être définie étroitement, et, avec égards pour l’opinion contraire, il n’est selon moi pas nécessaire de conférer aux cours supérieures plus de pouvoirs qu’il n’en faut à l’égard des différends de droit privé.

[174]                     De toutes les interprétations possibles du compromis confédératif consacré à l’art. 96, la seule qui me semble raisonnable est celle qui, en dernière analyse, permet aux cours supérieures de dire et de faire évoluer le droit privé. Tant que cette faculté ne sera pas menacée, la compétence fondamentale des cours supérieures en semblable matière demeurera intacte et le caractère unifié du système judiciaire canadien sera protégé.

[175]                     Les provinces et territoires sont donc libres d’accroître la compétence civile de leurs tribunaux respectifs, tant et aussi longtemps que cette limite importante est respectée. Les facteurs suivants, qui sont de nature quantitative et de nature qualitative, apportent un éclairage pertinent : a) l’impact sur le nombre de dossiers que la cour supérieure continue de traiter; b) l’impact sur la proportion des dossiers relevant de la cour supérieure par rapport à ceux relevant d’un tribunal de création provinciale ou territoriale; c) l’impact sur la nature et l’importance des dossiers relevant de la compétence de la cour supérieure.

[176]                     Une fois ces facteurs appliqués à la présente affaire, comme je le fais plus loin, la conclusion qui s’impose est que l’art. 35 C.p.c. n’a pas pour effet de retirer à la Cour supérieure du Québec son pouvoir de dire et de faire évoluer le droit privé. Il ressort de la preuve que cette dernière continue d’entendre un nombre suffisant et une proportion substantielle d’affaires civiles, dans lesquelles elle est appelée à trancher des différends importants et de nature très variée.

[177]                     À l’instar du Québec, d’autres provinces continuent, au moyen d’initiatives novatrices, de favoriser l’accès à la justice sur l’ensemble de leur territoire. L’interprétation de l’art. 96 que je retiens, inspirée du compromis des Pères fondateurs de la Confédération, a l’avantage d’accorder aux provinces le degré d’autonomie dont elles ont besoin au cours des prochaines années pour relever le défi complexe que représente l’accès à la justice, un chantier dont le succès n’est pas tributaire d’une seule et unique solution.

[178]                     Avant d’amorcer l’analyse mentionnée précédemment, il importe au préalable de décrire à grands traits la genèse et l’histoire de la Cour du Québec, considérées du point de vue de l’exercice par celle-ci de sa compétence en matière civile.

II.            Le contexte

[179]                     L’histoire de la Cour du Québec et des tribunaux qui l’ont précédée avant et depuis la Confédération peut être divisée en quatre temps, qui remontent à l’époque préconfédérative et à la Cour des commissaires, jusqu’au moment où celle-ci fut remplacée après la Confédération par la Cour de magistrat, laquelle fut renommée subséquemment Cour provinciale puis, enfin, Cour du Québec : (1) remplacement de la Cour des commissaires par la Cour de magistrat (1869-1953); (2) abolition de la Cour de circuit et augmentation de la compétence civile de la Cour de magistrat (1953‑1965); (3) remplacement de la Cour de magistrat par la Cour provinciale et augmentation de sa compétence civile (1965-1988); (4) remplacement de la Cour provinciale par la Cour du Québec et augmentation de sa compétence civile (1988‑jusqu’à aujourd’hui).

[180]                     La première phase s’est amorcée par la création de la Cour de magistrat, qui a été instituée par le législateur québécois en 1869 et s’est vu confier la compétence civile qu’exerçait auparavant la Cour des commissaires, elle aussi un tribunal de création provinciale (Acte concernant les Magistrats de District en cette Province, S.Q. 1869, c. 23, art. 13, 16 et 17). À l’instar de cette dernière, la Cour de magistrat exerçait cette compétence de manière concurrente avec la Cour de circuit, une cour visée par l’art. 96 (voir Renvoi concernant la constitutionnalité de la Loi concernant la juridiction de la Cour de magistrat, 11-12 Elizabeth II, chapitre 62, [1965] B.R. 1, p. 7‑8, 11-12 et 18-19; Séminaire de Chicoutimi c. La Cité de Chicoutimi, [1973] R.C.S. 681, p. 689-690). Cette compétence de la Cour de magistrat est passée de 25 $ à 50 $ en 1871, à 99.99 $ en 1921, puis à moins de 200 $ en 1946 (Acte pour amender de nouveau la loi concernant les Magistrats de District en cette Province, S.Q. 1871, c. 9, art. 1; Loi amendant le Code de procédure civile relativement à la Cour de magistrat de district, S.Q. 1921, c. 100, art. 1; Loi concernant la juridiction de la Cour de magistrat de district, S.Q. 1946, c. 53, art. 1). En 1922, la compétence de la Cour de circuit en matière civile a été transférée à la Cour de magistrat dans les districts où celle-ci était présente (Loi amendant le Code de procédure civile, relativement à la juridiction de la Cour de circuit et de la Cour de magistrat, S.Q. 1922, c. 94).

[181]                     La Cour de circuit a été abolie par la législature du Québec en 1953, lors de la deuxième phase. La compétence de la Cour de magistrat à l’égard des litiges civils de moins de 200 $ est alors passée de concurrente à exclusive (Loi modifiant la Loi des tribunaux judiciaires, S.Q. 1952-53, c. 29, art. 17; Loi modifiant le Code de procédure civile, S.Q. 1952-53, c. 18, art. 12). En 1963, cette compétence a été haussée à moins de 500 $ (Loi concernant la juridiction de la Cour de magistrat, S.Q. 1963, c. 62, art. 1).

[182]                     En 1964, dans le cadre d’un renvoi, le gouvernement du Québec a soumis à la Cour d’appel la question de la validité constitutionnelle de cette augmentation, manifestement afin de lever l’incertitude entourant sa constitutionalité. La Cour d’appel a, à l’unanimité, jugé la hausse invalide, au motif que le cumul des augmentations successives de la compétence de la Cour de magistrat en matière civile avait eu pour effet d’usurper le rôle de la Cour supérieure (Renvoi concernant la constitutionnalité de la Loi concernant la juridiction de la Cour de magistrat).

[183]                     Cette décision a été portée en appel devant notre Cour. Le juge Fauteux, s’exprimant au nom de ses collègues, a estimé que la Cour d’appel avait débordé le cadre de la question soulevée par le renvoi en se prononçant sur la constitutionnalité de la série d’augmentations depuis 1869, alors qu’elle aurait dû plutôt s’en tenir à la question précise de l’augmentation du plafond pécuniaire visée par le renvoi (Re Cour de Magistrat de Québec, [1965] R.C.S. 772, p. 780). Sur ce point, le juge Fauteux a conclu, dans un arrêt unanime, que l’augmentation en cause, qui avait fait passer le plafond de moins de 200 $ à moins de 500 $, ne contrevenait pas à l’art. 96 (p. 783).

[184]                     En 1965, à l’aube de la troisième phase de son histoire, la Cour de magistrat a été renommée Cour provinciale (Loi modifiant la Loi des tribunaux judiciaires, S.Q. 1965, c. 17, art. 1). Au fil des années, le plafond pécuniaire de la compétence de la Cour provinciale en matière civile a fait l’objet de plusieurs augmentations, qui l’ont fait passer à moins de 1 000 $ en 1966, à moins de 3 000 $ en 1969, à moins de 6 000 $ en 1979, à moins de 10 000 $ en 1982 et à moins de 15 000 $ en 1984 (Code de procédure civile, S.Q. 1965, c. 80, art. 34; Loi modifiant de nouveau le Code de procédure civile, L.Q. 1969, c. 81, art. 2; Loi modifiant le Code de procédure civile et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1979, c. 37, art. 8; Loi modifiant diverses dispositions législatives, L.Q. 1982, c. 58, art. 19; Loi modifiant le Code de procédure civile et d’autres dispositions législatives, L.Q. 1984, c. 26, art. 3).

[185]                     Enfin, durant la quatrième phase, amorcée en 1988, l’Assemblée nationale du Québec a créé la Cour du Québec en fusionnant la Cour provinciale, la Cour des sessions de la paix ainsi que le Tribunal de la jeunesse (Loi modifiant la Loi sur les tribunaux judiciaires et d’autres dispositions législatives en vue d’instituer la Cour du Québec, L.Q. 1988, c. 21, art. 1 à 5). Parce que la Cour du Québec avait hérité de la compétence de la Cour provinciale en matière civile, sa compétence à cet égard se limitait alors à moins de 15 000 $; cette compétence augmenta quelques années plus tard à moins de 30 000 $ en 1995, à moins de 70 000 $ en 2002, puis, enfin, à moins de 85 000 $ en 2016 (Loi modifiant le Code de procédure civile et la Loi sur les cours municipales, L.Q. 1995, c. 2, art. 2; Loi portant réforme du Code de procédure civile, L.Q. 2002, c. 7, art. 5; Loi instituant le nouveau Code de procédure civile, L.Q. 2014, c. 1, art. 35).

[186]                     Basé en grande partie sur celui que l’on trouve dans l’Avis (voir par. 173), le tableau suivant illustre l’augmentation du plafond pécuniaire de la compétence civile des tribunaux de création provinciale dans la province de Québec depuis 1965, en plus d’indiquer, pour les différentes hausses, leur valeur correspondante établie par actualisation du plafond de 100 $ en vigueur en 1867 :

Année de la modification législative (date de la sanction)

Plafond de compétence de la Cour du Québec (anciennement la Cour de magistrat et la Cour provinciale)

Actualisation du plafond de 100 $ de 1867 (lorsque disponible)

1965

1 000 $

2 884,41 $

1969

3 000 $

3 904,83 $

1979

6 000 $

11 130,55 $

1982

10 000 $

14 732,18 $

1984

15 000 $

17 222,62 $

1995

30 000 $

27 901,34 $

2002

70 000 $

37 175,75 $

2014

85 000 $

52 843,97 $ (2016)

55 354,47 $ (2017)

Comme on peut le constater, avant 2002, la vaste majorité des augmentations se situait en deçà de la valeur actualisée du plafond de 100 $ existant en 1867; la situation a changé par la suite, le plafond de la compétence de la Cour du Québec le dépassant largement.

A.           Les objectifs poursuivis par le législateur québécois

[187]                     Deux objectifs indissociables ont guidé la province dans le cadre des réformes du système de justice québécois : (1) favoriser l’accès à la justice; (2) renforcer la position du tribunal ― connu aujourd’hui sous le nom de Cour du Québec ― en tant qu’institution judiciaire provinciale distincte. En effet, accroître l’accès à la justice a été une préoccupation centrale derrière chacune des augmentations du plafond pécuniaire de la compétence de la Cour du Québec en matière civile (Assemblée législative, « Projet de loi : Code de procédure civile », Débats de l’Assemblée législative, vol. 1, 1re sess., 24e lég., 12 et 16 décembre 1952, p. 273 et 284 (l’hon. M. Duplessis); Assemblée législative, « Bill 20 — Code de procédure civile », Débats de l’Assemblée législative, vol. 2, nº 85, 4e sess., 27e lég., 14 juillet 1965, p. 4294 (l’hon. C. Wagner); Assemblée nationale, « Bill 74 — Loi modifiant de nouveau le code de procédure civile », Débats de l’Assemblée nationale, vol. 8, nº 100, 4e sess., 28e lég., 9 décembre 1969, p. 4748 (R. Paul); Assemblée nationale, « Projet de loi nº 40 — Loi modifiant le Code de procédure civile et d’autres dispositions législatives », Journal des débats, vol. 21, nº 36, 4e sess., 31e lég., 5 juin 1979, p. 1686 (M.-A. Bédard); Assemblée nationale, « Projet de loi nº 101 — Loi modifiant diverses dispositions législatives », Journal des débats, vol. 26, nº 100, 3e sess., 32e lég., 13 décembre 1982, p. 7105 (M.-A. Bédard); Assemblée nationale, « Projet de loi 83 — Loi modifiant le Code de procédure civile et d’autres dispositions législatives », Journal des débats, vol. 27, nº 91, 4e sess., 32e lég., 15 mai 1984, p. 6033 (P.‑M. Johnson); Assemblée nationale, « Projet de loi 41 — Loi modifiant le Code de procédure civile et la Loi sur les cours municipales », Journal des débats, vol. 34, nº 8, 1re sess., 35e lég., 8 décembre 1994, p. 359-360 (P. Bégin); Assemblée nationale, « Projet de loi nº 54 — Loi portant réforme du Code de procédure civile », Journal des débats, vol. 37, nº 58, 2e sess., 36e lég., 20 novembre 2001, p. 3769-3771 (P. Bégin); Assemblée nationale, « Projet de loi nº 28 — Loi instituant le nouveau Code de procédure civile », Journal des débats, vol. 43, nº 72, 1re sess., 40e lég., 24 septembre 2013, p. 4502-4509 (B. St-Arnaud)). Le projet de rationalisation du système judiciaire québécois afin d’accroître son accessibilité et sa capacité à rendre justice de manière efficace a nettement pris de l’ampleur au cours de la Révolution tranquille et est véritablement devenu le moteur de la réforme des tribunaux québécois (voir H. St‑Louis, « Reform of the Trial Courts in Quebec », dans P. H. Russell, dir., Canada’s Trial Courts : Two Tiers or One? (2007), 123, p. 124-125). C’est ce qui explique pourquoi la Cour du Québec « est devenue le tribunal le plus présent sur l’ensemble du territoire [du Québec] » (S. Normand, La Cour du Québec : Genèse et développement (2013), p. 90).

[188]                     Par ailleurs, cette volonté de réformer en profondeur le système de justice québécois requérait également la modernisation et l’amélioration de l’organisation structurelle de la Cour du Québec en tant qu’institution judiciaire provinciale (voir P. H. Russell, The Judiciary in Canada : The Third Branch of Government (1987), p. 126). Comme le fait remarquer l’auteur Patrice Garant, ces réformes judiciaires témoignent du fait que pendant et après la Révolution tranquille « le gouvernement québécois et son législateur ont pris conscience de l’importance de la Cour [du Québec] comme institution importante pour l’identité québécoise » (« La Cour du Québec et la justice administrative » (2012), 53 C. de D. 229, p. 242).

[189]                     Lorsqu’il fut proposé à l’Assemblée législative du Québec, en 1965, de remplacer la Cour de magistrat par la Cour provinciale, trois idées maîtresses animaient ce vaste projet de réforme : accroître la compétence du tribunal en question en matière civile, le rendre plus accessible aux justiciables et le professionnaliser davantage, de telle sorte que tous ces objectifs contribuent mutuellement au renouvellement du système de justice québécois (Assemblée législative, « Bill No 75 — Loi modifiant la loi des tribunaux judiciaires », Débats de l’Assemblée législative, vol. 2, nº 84, 4e sess., 27e lég., 13 juillet 1965, p. 4232-4235 (l’hon. C. Wagner)).

[190]                     Cet esprit réformateur manifesté par le législateur québécois a cependant rencontré quelques obstacles, tous liés à l’art. 96, celui-ci agissant comme frein et limite d’ordre constitutionnel. Les premières tentatives en vue d’abolir la Cour de circuit du district de Montréal et de la remplacer par une Cour de magistrat ont été rejetées par le gouvernement fédéral (Acte amendant la loi relative aux magistrats de districts, S.Q. 1888, c. 20, art. 1; Acte amendant la loi relative aux magistrats de district, S.Q. 1889, c. 30, art. 1; Ministère de la Justice, Correspondence, Reports of the Ministers of Justice and Orders in Council Upon the Subject of Dominion and Provincial Legislation 1867-1895 (1896), p. 345 et 431-432).

[191]                     De plus, malgré l’arrêt favorable de notre Cour dans Re Cour de Magistrat de Québec, les doutes ont persisté relativement à la constitutionnalité de l’augmentation de la compétence pécuniaire en matière civile du tribunal que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Cour du Québec (voir, p. ex., Débats de l’Assemblée nationale, 9 décembre 1969, p. 4746-4748 et 4750 (R. Paul et A. Maltais); Assemblée nationale, Commission permanente de la justice, « Projet de loi nº 101 — Loi modifiant diverses dispositions législatives », Journal des débats, nº 226, 3e sess., 32e lég., 16 décembre 1982, p. B-11320 à B-11321 (M.-A. Bédard); Assemblée nationale, « Projet de loi 83 — Loi modifiant le Code de procédure civile et d’autres dispositions législatives », Journal des débats, vol. 27, nº 103, 4e sess., 32e lég., 7 juin 1984, p. 6826-6831 (P.-M. Johnson)). En effet, la décision de la Cour d’appel dans cette affaire a malgré tout conservé une certaine force de persuasion, basée sur la perception voulant que notre Cour ait accueilli l’appel pour des raisons dites « techniques » (voir J. Deslauriers, « La Cour provinciale et l’art. 96 de l’A.A.N.B. » (1977), 18 C. de D. 881, p. 914). Cette situation a amené la juge en chef de la Cour du Québec à déclarer, en 2007, que ce n’était qu’une question de temps avant que soit lancée une contestation constitutionnelle de la compétence de la Cour du Québec en matière civile (voir St‑Louis, p. 132). Force est de constater que l’histoire lui a donné raison.

B.            L’émergence du rôle des cours de création provinciale au Canada

[192]                     Il est possible de faire un rapprochement entre, d’une part, la quasi-absence de décisions portant sur l’interprétation et l’application de l’art. 96 en cas de transfert exclusif d’une compétence à un tribunal judiciaire de création provinciale (et non à un tribunal administratif), et, d’autre part, l’établissement de ce type de tribunaux au Canada ainsi que la forte expansion de ceux-ci.

[193]                     En 1867, les cours de magistrat exerçaient une compétence plutôt limitée en matière pénale et étaient composées en grande partie de magistrats qui n’étaient pas des professionnels du droit (G. T. G. Seniuk et N. Lyon, « The Supreme Court of Canada and The Provincial Court in Canada » (2000), 79 R. du B. can. 77, p. 91-93). À partir des années 1960, les gouvernements provinciaux et territoriaux ont remplacé les cours de magistrat par de nouveaux tribunaux dits « provinciaux » présidés par des juges qualifiés, qui avaient exercé auparavant la profession d’avocat, ce qui a eu pour conséquence de professionnaliser ces tribunaux (Russell, p. 126-127).

[194]                     Parallèlement à l’établissement des tribunaux modernes de création provinciale, le Parlement du Canada a légiféré pour confier à ces tribunaux une compétence nettement plus étendue en matière pénale, ce qui a contribué à faire de ceux-ci l’épine dorsale du système de justice pénale, alors qu’à une autre époque, comme on le sait, les tribunaux inférieurs n’avaient généralement compétence qu’à l’égard des affaires pénales mineures. Cet important changement a eu pour résultat concret de conférer aux tribunaux provinciaux une compétence concurrente à celle des cours supérieures sur l’ensemble des infractions prévues au Code criminel , L.R.C. 1985, c. C-46 , sous réserve de quelques exceptions (Seniuk et Lyon, p. 95-96). Ainsi, à titre d’exemple, pour les années 2014-2015, plus de 99 p. 100 des 328 028 affaires pénales traitées par les tribunaux concernant les infractions commises par des personnes majeures ont été jugées par des tribunaux de création provinciale (K. Roach, Criminal Law (7e éd. 2018), p. 2-3).

[195]                     Il convient également de souligner que plusieurs provinces ont, au cours des dernières années, augmenté la compétence pécuniaire de leurs tribunaux en matière civile. En 2014, l’Alberta a haussé le plafond pécuniaire de la Cour provinciale de l’Alberta de 25 000 $ à 50 000 $ (Provincial Court Civil Division Amendment Regulation, Alta. Reg. 139/2014), plafond que le lieutenant-gouverneur en conseil a, depuis 2015, le pouvoir d’augmenter jusqu’à 100 000 $ (voir Statutes Amendment Act, 2015, S.A. 2015, c. 12, sous-al. 6(4)(a)(v)). En 2017, la Colombie-Britannique a elle aussi haussé le plafond pécuniaire de la Cour provinciale de la Colombie-Britannique, qui est passé de 25 000 $ à 35 000 $ (Small Claims Act, R.S.B.C. 1996, c. 430, art. 3; Small Claims Court Monetary Limit Regulation, B.C. Reg. 179/2005, art. 1, modifié par B.C. Reg. 120/2017, ann. 1). De plus, quelques années auparavant, en 2012, elle avait créé un tout nouveau tribunal de résolution des litiges civils chargé de traiter la majorité des recours dont le montant réclamé ne dépasse pas 5 000 $ (Civil Resolution Tribunal Act, S.B.C. 2012, c. 25, art. 2, 118 et 133; Tribunal Small Claims Regulation, B.C. Reg. 232/2018, art. 3). Enfin, la Saskatchewan a fait de même en 2016, faisant passer de 20 000 $ à 30 000 $ le plafond des réclamations (Règlement modificatif de 2016 sur les petites créances, Règl. de la Sask. 4/2016, art. 3; Loi de 2016 sur les petites créances, L.S. 2016, c. S-50.12, art. 4; Règlement de 2017 sur les petites créances, R.R.S., c. S-50.12, règl. 1, art. 3).

[196]                     Or, comme les tribunaux de création provinciale siègent généralement à plus d’endroits que les cours supérieures, il faut reconnaître que les initiatives des législateurs provinciaux ont favorisé l’accès à la justice en matière civile sur leur territoire (m.i. (Canadian Council of Chief Judges), par. 11).

[197]                     Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, notre Cour a été appelée à examiner l’impact de l’élargissement de la compétence des tribunaux provinciaux en matière civile, mesure qui requérait, selon le juge en chef Lamer, l’application d’une « solution constitutionnelle » (par. 129). En présence de cette politique législative qui confiait une compétence élargie aux tribunaux de création provinciale, la Cour a jugé que ces tribunaux devaient en conséquence bénéficier des mêmes garanties d’indépendance judiciaire que les cours supérieures (par. 129).

[198]                     Les présents pourvois représentent l’occasion pour la Cour d’apporter une solution constitutionnelle permettant de reconnaître les efforts déployés par les provinces et les territoires pour assurer une justice moderne, accessible et adaptée aux enjeux du XXIe siècle, sans vider de sa substance le rôle unificateur de premier plan que jouent les cours supérieures au sein du système de justice canadien.

III.         Le rôle du par. 92(14) et de l’art. 96 dans l’ordre constitutionnel canadien

[199]                     Les textes constitutionnels doivent être « situé[s] dans [leurs] contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344), en plus d’être interprétés d’une manière qui tienne compte de l’évolution des circonstances, puisqu’ils « doi[vent] être continuellement adapté[s] à de nouvelles réalités » (Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698, par. 30). De plus, les principes sous-jacents des textes constitutionnels, par exemple le fédéralisme, peuvent être utiles pour interpréter ces textes (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 25).

[200]                     En l’espèce, l’art. 96  et le par. 92(14)  de la Loi constitutionnelle de 1867  reflètent ensemble un des compromis importants dont ont convenu les Pères de la Confédération en ce qui concerne l’administration de la justice au Canada.

[201]                     D’une part, suivant le par. 92(14), chaque province a le pouvoir et la responsabilité de légiférer à l’égard de l’administration de la justice, notamment pour créer, transformer et abolir des charges judiciaires. En effet, l’art. 129  de la Loi constitutionnelle de 1867  prévoit expressément le maintien des cours inférieures ayant juridiction en matière civile au moment de la Confédération et dont les pouvoirs relèvent exclusivement des provinces aux termes du par. 92(14). Il s’agit d’un pouvoir étendu, lequel accorde aux provinces une grande marge de manœuvre, qui leur permet notamment d’organiser leurs tribunaux d’une manière propre à favoriser l’accès à la justice et à renforcer la confiance du public envers le pouvoir judiciaire, tout en tenant compte de leurs besoins et défis spécifiques (Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39, [2016] 2 R.C.S. 116, par. 39; voir aussi Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398, p. 413-414). 

[202]                     D’autre part, ce pouvoir provincial est assujetti aux soustractions opérées par l’art. 96 en faveur du législateur fédéral, notamment le pouvoir de nommer les juges des cours supérieures dans chaque province, ainsi que les exigences qui « découlent [des] termes [de cette disposition] par déduction nécessaire » (Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 66, le juge Major). En conséquence, le pouvoir de nomination reconnu au législateur fédéral « restreint implicitement la compétence des provinces de conférer [l]es pouvoirs [des cours visées à l’art. 96] à un tribunal provincial » (Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, p. 728). En protégeant ainsi la compétence fondamentale et inhérente des cours supérieures, compétence essentielle à leurs activités, l’art. 96 contribue à établir un fondement constitutionnel solide de l’unité nationale, au moyen d’un réseau de tribunaux canadiens connexes qui garantit la primauté du droit, l’uniformité entre les provinces et l’existence de normes minimales en matière décisionnelle partout au pays (Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 29). En ce sens, l’art. 96 confère aux cours supérieures « un statut spécial et inaliénable » (MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, par. 52).

[203]                     Il ne s’ensuit pas pour autant, selon moi, que l’art. 96 fige la compétence civile des tribunaux inférieurs à celle qu’ils possédaient au moment de la Confédération. Certes, il s’agit d’une protection constitutionnelle importante, mais sa portée demeure restreinte à ce qui est nécessaire pour garantir la réalisation des objectifs sous-jacents du compromis confédératif, dont principalement celui d’assurer une présence judiciaire unifiée dans l’ensemble du Canada. En vertu de la théorie de la modification mutuelle, la portée de l’art. 96 doit être interprétée en corrélation avec le champ d’application du par. 92(14), afin que « la Constitution s’applique comme un tout harmonieux et intrinsèquement cohérent » (Trial Lawyers, par. 25; voir Reference re Adoption Act, p. 415; Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96 (C.P.), p. 109). En d’autres termes, l’interprétation de l’art. 96 doit tenir compte de « la structure de gouvernement qu[e] [la Constitution] vise à mettre en œuvre » ainsi que de « la façon dont les dispositions constitutionnelles sont censées interagir les unes avec les autres » (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, par. 26).

[204]                     À la lumière de ce qui précède, l’art. 96 ne saurait avoir pour effet de priver les provinces de l’autonomie et la souplesse dont elles ont besoin pour administrer la justice civile de manière à répondre à l’évolution des réalités sociales et des besoins des justiciables, ni de s’ériger en « obstacle aux nouvelles façons institutionnelles d’aborder les problèmes sociaux ou politiques » (Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans et Labour Standards Tribunal (N.-É.), [1989] 1 R.C.S. 238, p. 254; voir P. J. Monahan, B. Shaw et P. Ryan, Constitutional Law (5e éd. 2017), p. 155-156; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel (6e éd. 2014), p. 775). Il faut en conséquence éviter d’attribuer à l’art. 96 une portée démesurée, qui limiterait indûment la capacité des provinces de relever des défis législatifs complexes et émergents en matière d’administration de la justice. Qui plus est, la jurisprudence relative à l’art. 96 reconnaît depuis longtemps le rôle central que jouent les tribunaux inférieurs dans l’accès à la justice, en ce que, pour reprendre les mots du juge en chef Duff, leurs décisions touchent [traduction] « plus largement et plus intimement la vaste majorité des gens que les jugements des cours supérieures » (Reference re Adoption Act, p. 415; voir aussi Renvoi : Family Relations Act (C.-B.), [1982] 1 R.C.S. 62, p. 106-107 et 112‑113; P. Girard, J. Phillips et R. B. Brown, A History of Law in Canada, vol. 1, Beginnings to 1866 (2018), p. 390‑392 et 397‑404).

[205]                     À mon sens, afin d’éviter que le par. 92(14) ne soit vidé de sa substance, les provinces doivent disposer d’une véritable latitude leur permettant de faire les choix les mieux adaptés aux besoins qui leur sont propres et de mettre en équilibre un certain nombre de valeurs importantes en expérimentant de nouvelles formes d’accès à la justice par l’entremise de leurs tribunaux. Comme l’écrivait le juge Beetz dans SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, contrairement à ce qui est le cas dans une affaire portant sur la Charte canadienne des droits et libertés ,

dans une affaire de partage des pouvoirs, lorsqu’on a démontré que le législateur a agi dans les limites de sa compétence, l’établissement de l’équilibre entre des valeurs contradictoires repose sur le jugement politique de ce législateur et ne peut pas être révisé par les tribunaux sans qu’ils examinent la sagesse de la mesure législative. [p. 56]

[206]                     En conséquence, sous réserve des limites qu’impose la compétence historique et fondamentale des cours supérieures visées par l’art. 96, les législatures provinciales ont plein pouvoir pour élargir la compétence de leurs tribunaux en matière civile en vue de faciliter l’accès à la justice. Conformément au Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle et à l’arrêt Sobeys Stores, la première étape de l’analyse consiste à déterminer si l’attribution de compétence en cause est permise. La deuxième étape consiste à décider si la compétence de la Cour supérieure peut être écartée, c’est‑à‑dire se demander si une attribution exclusive de compétence est permise.

IV.         Le cadre d’analyse de la compétence historique des cours supérieures

[207]                      L’analyse à trois volets applicable pour statuer sur la constitutionnalité d’une attribution de compétence par une province a été établie par le juge Dickson (plus tard juge en chef) dans le Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, puis précisée par la Cour dans les affaires Sobeys Stores, Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252 (« Renvoi sur les jeunes contrevenants ») et Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.-É.), [1996] 1 R.C.S. 186 (« Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.) »). Le premier volet, soit le critère historique, consiste à répondre à la question suivante : Est-ce que le pouvoir ou la compétence qu’on attaque correspond de façon générale à un pouvoir ou à une compétence de nature exclusive qu’exerçaient les cours supérieures, de district ou de comté au moment de la Confédération?

[208]                      Si, à l’époque de la Confédération, la compétence contestée était exercée de manière concurrente par les cours supérieures et inférieures, il faut déterminer s’il existait un « engagement général partagé » (Sobeys Stores, p. 260 (soulignement omis)) ou une « compétence concurrente appréciable » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 77) des tribunaux inférieurs à ce sujet, auquel cas, l’attribution sera jugée valide selon le critère historique. Ainsi, l’analyse historique établit un équilibre entre la préservation du rôle historique des cours supérieures et le besoin d’adaptation aux réalités de la société moderne, tout en laissant aux provinces la marge de manœuvre leur permettant d’expérimenter des mesures en vue de faciliter l’accès à la justice (Sobeys Stores, p. 263 et 278-282).

[209]                      Par contre, s’il s’agit d’une compétence exclusive des cours supérieures, il faut alors procéder aux deuxième et troisième volets du cadre d’analyse.

A.           Qualification de la compétence attribuée par l’art. 35 C.p.c.

[210]                      Dans l’examen du critère historique, il faut d’abord qualifier adéquatement la compétence en cause. La qualification de la compétence contestée ne doit pas se limiter à « une analyse formaliste des recours » (Sobeys Stores, p. 255). La qualification n’est pas axée sur la « réparation demandée » (Renvoi sur les jeunes contrevenants, p. 266), mais s’intéresse plutôt au « type de différend » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 76), au « domaine de compétenc[e] » (Sobeys Stores, p. 260), à [traduction] « l’objet » de la décision (Dupont c. Inglis, [1958] R.C.S. 535, p. 543), à la « nature du litige » (MacMillan Bloedel, par. 14); bref, à la matière en cause. De plus, cette qualification ne doit pas avoir pour effet de « figer la compétence des tribunaux inférieurs à ce qu’elle était en 1867 » (Renvoi sur les jeunes contrevenants, p. 266). À titre d’exemple, dans Sobeys Stores, la Cour a qualifié le pouvoir en cause de compétence en matière de congédiement abusif, et non de compétence sur le redressement lié à la réintégration. De même, dans l’affaire Procureur général du Québec c. Grondin, [1983] 2 R.C.S. 364, la Cour a qualifié la compétence exclusive attribuée à la Régie du logement de compétence sur les litiges entre locateurs et locataires, sans considérer le plafond pécuniaire de 10 000 $ à l’étape de la qualification.

[211]                      Il s’agit d’une question cruciale, puisque la manière dont la compétence en cause est qualifiée peut s’avérer déterminante dans l’examen du critère historique. Comme l’a reconnu la juge Wilson dans Sobeys Stores, « ceux qui contestent une loi favoriseront probablement la conception la plus étroite, plus susceptible de leur donner gain de cause par le biais du critère historique », alors que « [l]es défenseurs de la loi favoriseront sans aucun doute une vue plus globale, présumant que plus la qualification est large, plus il est probable qu’au moins certains aspects de la compétence puissent être retrouvés parmi les attributions des tribunaux inférieurs à l’époque de la Confédération » (p. 253).

[212]                      En l’espèce, deux qualifications ont été proposées. Les intimés et l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia qualifient la compétence en cause de compétence générale en matière civile, exclusive sur l’ensemble du territoire québécois, sur les réclamations inférieures à 85 000 $ (valeur pécuniaire en 2016). Les appelants et l’intervenant le procureur général du Canada la qualifient de compétence sur les litiges de nature civile fondés sur des obligations contractuelles et extracontractuelles.

[213]                      Je suis d’avis que la qualification que proposent les intimés ― et qu’a implicitement adoptée la Cour d’appel dans son analyse de la compétence fondamentale ― soulève quatre problèmes. Premièrement, elle accorde une trop grande importance au plafond pécuniaire établi par l’art. 35 C.p.c. et, de ce fait, s’écarte de la jurisprudence constante de notre Cour selon laquelle la qualification ne doit pas être axée sur le redressement recherché. En effet, la valeur d’une réclamation ne constitue pas en soi un « type de litige », les mêmes questions de fait et de droit étant susceptibles de se poser indépendamment de la somme en jeu.

[214]                      Deuxièmement, la qualification proposée par les intimés a pour effet de court‑circuiter l’examen du critère historique, dans lequel, comme je l’expliquerai ci‑après, les limites pécuniaires ne constituent qu’un facteur parmi d’autres dans l’évaluation globale, notamment les limites géographiques de la compétence et l’éventail des différends que le tribunal peut trancher (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 77). À l’étape préliminaire de la qualification, on ne peut accorder un caractère aussi décisif à l’un des facteurs, qu’il soit pécuniaire ou géographique.

[215]                      Dans le même ordre d’idées, le prétendu caractère exclusif de la compétence ne peut être inclus dans la qualification de celle-ci. Si l’attribution d’une compétence satisfait aux deux étapes du cadre d’analyse de l’art. 96, elle pourra alors être exclusive (MacMillan Bloedel, par. 18). Partant, l’exclusivité de l’attribution résulte du fait que celle-ci satisfait aux deux étapes, et on ne peut permettre qu’elle influe sur l’analyse en l’incluant prématurément dans la qualification.

[216]                      Finalement, une qualification pécuniaire risque de figer la compétence des cours provinciales à celles qu’elles possédaient au moment de la Confédération par application d’une analyse formaliste des recours, et ce, à l’encontre d’une jurisprudence constante de la Cour à ce sujet. Cette approche est, en conséquence, susceptible de priver les provinces de la souplesse dont elles ont besoin pour organiser la compétence de leurs tribunaux d’une manière qui permette de tenir compte de l’évolution des réalités sociales et des besoins de leurs justiciables.

B.            Application du critère historique

[217]                      L’analyse historique s’attache aux compétences conférées exclusivement aux cours supérieures à l’époque de la Confédération. Si les tribunaux inférieurs exerçaient soit une compétence concurrente appréciable sur le domaine en question, soit un « engagement partagé » dans celui-ci, l’art. 96 n’entre alors pas en jeu. Il faut éviter une analyse « exagérément formaliste » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 77), car ce qui est requis c’est l’existence d’une compétence analogue et non « que leur compétence [ait] été parfaitement ni même en général concurrente, car la nature même de la distinction entre tribunal inférieur et cour supérieure signifiera invariablement que la compétence du premier était limitée d’une certaine manière » (Sobeys Stores, p. 260).

[218]                      Dans l’arrêt Sobeys Stores, la Cour a énoncé trois questions pour apprécier l’étendue de l’engagement partagé des tribunaux dans l’exercice de la compétence en question :

a)    la compétence du tribunal inférieur était‑elle géographiquement limitée? Était‑elle confinée à certaines cours municipales ou de district ou était‑elle exercée dans toute la province?

 

b)    la compétence du tribunal inférieur était‑elle limitée à un petit nombre d’espèces? . . .

 

c)    la compétence du tribunal inférieur était‑elle restreinte par des plafonds pécuniaires qui en réduisaient l’ampleur même compte tenu de l’inflation? [p. 261]

À ces questions s’ajoutent deux autres facteurs reconnus par la Cour dans l’arrêt Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.) : le pourcentage de la population qui avait recours aux tribunaux inférieurs et la fréquence des différends relevant de la compétence de ces tribunaux (par. 77).

[219]                      Il est évident que, selon le contexte, certains facteurs seront plus importants que d’autres. À titre d’exemple, « [u]ne limitation territoriale importante serait beaucoup plus défavorable au régime législatif qu’un plafond purement pécuniaire » (Sobeys Stores, p. 260). Il est également évident que ces facteurs visent essentiellement à déterminer si un pourcentage considérable de la population avait accès à un tribunal inférieur dans le domaine en question. C’est relativement à cette question que la juge Wilson, dans Sobeys Stores, a expliqué la pertinence des facteurs pécuniaires et géographiques en termes de « recours aux tribunaux inférieurs pour la majorité des résidents de la colonie » (p. 260). De même, comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour a reconnu dans Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.) deux nouveaux facteurs analytiques afin de dégager une image plus précise de l’accès du public aux tribunaux inférieurs, indiquant ainsi que c’est l’« engagement pratique » de ces tribunaux dans l’exercice de la compétence en question qui importe (par. 77 (souligné dans l’original)). 

[220]                      Aux fins d’application du critère historique, il faut tenir compte de tous les tribunaux qui existaient jadis dans le Canada préconfédératif, et non seulement ceux de la province (alors une colonie) concernée. Comme l’a également reconnu la juge Wilson dans Sobeys Stores, « la cohérence au niveau de l’analyse historique semble désirable et [. . .] le meilleur moyen d’y arriver est de mesurer chaque contestation fondée sur l’art. 96 au même étalon historique. Le critère à ce stade devrait être national, non pas provincial » (p. 266). Autrement dit, si l’objectif consiste à garantir l’intégrité d’un système judiciaire unifié, l’analyse de l’engagement des tribunaux ne doit pas être concentrée « à l’intérieur de limites artificiellement circonscrites » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 78). Du fait qu’elles s’attachent prioritairement et exclusivement à la situation historique au Québec, les prétentions des intimés de même que l’analyse de la Cour d’appel s’écartent de la jurisprudence de la Cour à ce sujet. Cette méthodologie va à l’encontre tant du principe du fédéralisme (R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 78) que de l’objectif sous-jacent de l’art. 96, soit la garantie d’un système judiciaire unifié.

[221]                      Lorsque la compétence en cause est qualifiée correctement, l’analyse du critère historique mène à la conclusion que cette compétence n’appartenait pas exclusivement aux cours visées par l’art. 96. À l’instar de mes collègues, je suis d’avis que, dans l’ensemble, les tribunaux inférieurs à l’époque de la Confédération avaient un engagement général partagé ou une compétence concurrente appréciable en matière contractuelle et extracontractuelle. Un survol historique le confirme.

[222]                      Dans le Haut-Canada (la province de l’Ontario), les cours de divisions avaient compétence sur toute action personnelle jusqu’à 40 $ et sur toute réclamation en matière contractuelle jusqu’à concurrence de 100 $ (D. Fyson, Civil Justice in Mid‑Nineteenth‑Century British North America : Court Structure, Judges and Recourse to the Courts in Lower Canada, Upper Canada, New Brunswick and Nova Scotia, 10 avril 2018, reproduit dans d.a. (PGQ), vol. III, p. 126 (« Rapport Fyson »)), ce qui représentait environ 83 p. 100 des dossiers civils (p. 183).

[223]                      Au Nouveau-Brunswick, la Cour municipale de Saint John pouvait entendre les différends civils jusqu’à concurrence de 80 $ (p. 137) et, jusqu’en 1867, la Cour des plaids communs exerçait une compétence concurrente à la Cour suprême du Nouveau-Brunswick en matière civile sans limites pécuniaires, sauf à l’égard des titres fonciers (p. 131-133).

[224]                      En Nouvelle-Écosse, les juges de paix, qui étaient présents dans l’ensemble de la province, avaient compétence en matière de petites créances jusqu’à concurrence de 20 $ (et de 80 $ lorsque deux juges siégeaient) (p. 141), alors que la Cour municipale de Halifax avait compétence sur les actions contractuelles d’au plus 80 $ et sur les autres recours civils jusqu’à concurrence de 40 $ (p. 144). Ces recours représentaient la majorité des dossiers civils dans cette province (p. 198).

[225]                      Dans le Bas-Canada, les cours des commissaires avaient compétence jusqu’à concurrence de 25 $ en matière contractuelle dans 228 localités (p. 110-113), soit sur la majorité du territoire, et ils entendaient approximativement 26 p. 100 des affaires en 1866 (p. 170). De son côté, la Cour du recorder de Montréal avait compétence sur les différends entre locateurs et locataires jusqu’à concurrence de 100 $ (p. 118), somme qui correspondrait à une compétence pécuniaire « fort substantielle » de nos jours comme l’a affirmé notre Cour (Sobeys Stores, p. 270). Pour sa part, la Cour du recorder de Québec entendait les différends entre maîtres et serviteurs sans aucune limite pécuniaire (Rapport Fyson, p. 118). En conséquence, en 1866, les tribunaux dits « inférieurs » entendaient environ 40 p. 100 des recours de nature civile (p. 170).

[226]                      Tout compte fait, à l’exception du Bas-Canada, les tribunaux inférieurs étaient saisis de la grande majorité, soit au moins 80 p. 100, des litiges civils dans le Canada préconfédératif. Bien qu’en plusieurs matières cette compétence ait été limitée sur le plan pécuniaire, elle révèle néanmoins un engagement parallèle important des tribunaux inférieurs en matière contractuelle et extracontractuelle. Ces tribunaux représentaient véritablement un puissant moteur du système de justice civile, jouissaient alors d’une importante compétence en droit privé au sein de leur territoire respectif et entendaient la grande majorité des affaires. Si la Cour d’appel avait qualifié correctement la compétence en question de « litiges de nature civile fondés sur des obligations contractuelles et extracontractuelles », elle n’aurait pu arriver à une autre conclusion.

[227]                     Dès lors, on constate que l’art. 96 ne peut avoir pour effet de figer le système de justice civile du Québec à un moment antérieur à la Confédération. L’article 96 autorise incontestablement l’accroissement de la compétence civile de la Cour du Québec, compte tenu des conditions historiques générales qui régnaient au sein de la majorité des provinces fondatrices avant 1867. Le Québec pouvait en conséquence emprunter cette voie, en dépit du fait que les autres provinces ont effectué des choix différents après la création de la Confédération.

[228]                      Il faut donc conclure que l’art. 35 C.p.c. respecte le volet historique de l’analyse énoncée dans le Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle. Il reste maintenant à décider si l’art. 35 C.p.c. a pour effet de retirer à la Cour supérieure une partie de sa compétence fondamentale.

V.           Le cadre d’analyse de la compétence fondamentale des cours supérieures

[229]                     Je souscris à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle, à la lumière de l’arrêt Trial Lawyers, l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  confère aux cours supérieures une compétence fondamentale leur permettant « de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé et de droit public » (par. 48 (soulignement omis), citant Trial Lawyers, par. 32).

[230]                     Cela dit, j’estime néanmoins que le plafond pécuniaire prévu à l’art. 35 C.p.c. n’a pas pour effet de retirer à la Cour supérieure du Québec son pouvoir de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé et de droit public.

A.           Présentation du cadre d’analyse

[231]                     Le cadre établi pour protéger la compétence fondamentale des cours supérieures ne permet pas que cette compétence leur soit retirée (MacMillan Bloedel, par. 30). Ce cadre comporte deux questions : (1) Le pouvoir examiné fait-il partie de la compétence fondamentale des cours supérieures? (2) La loi a-t-elle pour effet de retirer ce pouvoir de la compétence fondamentale des cours supérieures?

[232]                     L’analyse requise pour répondre à la première question du renvoi soumis à la Cour d’appel consiste à identifier un pouvoir faisant partie de la compétence fondamentale des cours supérieures. Dans MacMillan Bloedel, cette compétence a été décrite ainsi par le juge en chef Lamer : « La compétence fondamentale [. . .] comprend les pouvoirs qui sont essentiels à l’administration de la justice et au maintien de la primauté du droit » (par. 38). Le fait de retirer ces pouvoirs à une cour supérieure ferait de ce tribunal « quelque chose d’autre qu’une cour supérieure », elle en perdrait son « caractère essentiel » (par. 30).

[233]                     Notre Cour a maintes fois souligné que la compétence fondamentale des cours supérieures est « très limitée et ne comprend que les pouvoirs qui ont une importance cruciale » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.-É.), par. 56; voir aussi Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3, par. 59; R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110, par. 59 et 61). Si elles étaient privées de tels pouvoirs, les cours supérieures ne sauraient alors continuer à jouer leur rôle central et unificateur au sein de notre système constitutionnel et judiciaire et à assurer la primauté du droit (Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, p. 728; MacMillan Bloedel, par. 15 et 35-37; Trial Lawyers, par. 32; voir aussi Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 72; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, par. 88; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 17; Windsor (City) c. Canadian Transit Co., 2016 CSC 54, [2016] 2 R.C.S. 617, par. 32). Comme le fait observer le professeur Daly, l’identification des pouvoirs qui font partie de la compétence fondamentale des cours supérieures est toujours une opération fort délicate, puisqu’elle ne doit pas conduire à un élargissement tel de cette compétence qu’elle mettrait en péril le respect bien établi des tribunaux canadiens pour le pluralisme institutionnel (P. Daly, « Section 96 : Striking a Balance between Legal Centralism and Legal Pluralism », dans R. Albert, P. Daly et V. MacDonnell, dir., The Canadian Constitution in Transition (2019), 84, p. 101).

[234]                     Certains de ces pouvoirs sont procéduraux et découlent de l’exercice par les cours supérieures de leur compétence inhérente. Le pouvoir de punir toutes les formes d’outrage en est un exemple (MacMillan Bloedel, par. 38-41); le pouvoir de remédier aux abus de procédure en est un autre (Babcock, par. 60; Ahmad, par. 61).

[235]                     D’autres pouvoirs relèvent de la compétence matérielle des cours supérieures. Il s’agit notamment du pouvoir de contrôler judiciairement les décisions des tribunaux administratifs qui a été reconnu dans l’affaire Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220, ainsi que du pouvoir de se prononcer sur la validité des lois fédérales qui a été confirmé dans l’affaire Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307.

[236]                     Notre Cour a invalidé diverses lois qui avaient pour effet de retirer aux cours supérieures un pouvoir découlant de leur compétence fondamentale. Je vise ici le retrait du pouvoir de contrôler les décisions des tribunaux administratifs (Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638; Crevier), ou encore le retrait du pouvoir de juger des adolescents en cas d’outrages au tribunal commis en dehors des audiences (MacMillan Bloedel).

[237]                     Dans l’affaire Trial Lawyers, la Cour a employé l’expression « porte atteinte » pour décrire l’effet pernicieux d’une loi sur la compétence fondamentale des cours supérieures (par. 31-32, 36 et 45). L’emploi de cette expression ne change pas la nature du critère formulé dans MacMillan Bloedel : il s’agit toujours de décider si la loi examinée a pour effet de retirer un pouvoir faisant partie de la compétence fondamentale.

B.            Le pouvoir de résoudre des différends de droit privé

[238]                     Dans l’arrêt Trial Lawyers, la juge en chef McLachlin a défini ainsi la compétence fondamentale des cours supérieures en matière civile :

Les cours supérieures ont toujours eu pour tâche de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé et de droit public. [. . .] Considérées dans le contexte institutionnel du système de justice canadien, la résolution de ces différends et les décisions qui en résultent en matière de droit privé et de droit public sont des aspects centraux des activités des cours supérieures. [. . .] Empêcher l’exercice de ces activités attaque le cœur même de la compétence des cours supérieures que protège l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . [par. 32]

Dans son analyse, la Cour d’appel s’est appuyée sur ce passage pour identifier la compétence fondamentale des cours supérieures (par. 115 et 140). Suivant la définition citée plus haut, les cours supérieures peuvent sembler à première vue posséder une compétence très étendue. Je rappelle cependant que cette compétence fondamentale « est très limitée et ne comprend que les pouvoirs qui ont une importance cruciale » (Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), par. 56).

[239]                     La compétence des cours supérieures en matière de droit privé se limite à ce qui est nécessaire pour assurer le rôle central que jouent ces tribunaux dans le maintien de la primauté du droit et de l’unité de notre système constitutionnel et judiciaire. Dans la mesure où cette compétence respecte ces limites et contribue à la protection de ce rôle crucial des cours supérieures, il y a lieu de conclure que la définition qu’on en donne, mais surtout la portée qu’on lui confère sont conformes aux enseignements de la Cour à cet égard.

[240]                     Pour préserver ce rôle, il est certes nécessaire que les cours supérieures détiennent une compétence substantielle en matière de droit privé, sans toutefois que cette compétence soit exclusive. En conséquence, certains pouvoirs en cette matière peuvent leur être retirés (Labour Relations Board of Saskatchewan c. John East Iron Works, Ltd., [1949] A.C. 134 (C.P.); Renvoi relatif à la Residential Tenancies Act (N.‑É.)).

[241]                     Le pouvoir de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé n’a de sens à mon avis que si les cours supérieures, en tant que tribunaux de droit commun, détiennent une compétence substantielle leur permettant de dire et de faire évoluer le droit civil au Québec et la common law dans les autres provinces. Autrement, le rôle qu’elles jouent dans l’unification du système judiciaire canadien et dans le maintien de la primauté du droit depuis la Confédération jusqu’à aujourd’hui serait compromis.

C.            Les facteurs à considérer

[242]                     Pour décider si l’art. 35 C.p.c. retire à la Cour supérieure du Québec sa compétence substantielle en matière civile, la Cour d’appel a consacré l’essentiel de son analyse à deux facteurs d’ordre pécuniaire : la valeur actualisée du plafond de 100 $ applicable en 1867 et le seuil monétaire des appels de plein droit.

[243]                     En ce qui concerne le premier facteur, la Cour d’appel a actualisé la somme de 100 $ afin de déterminer la limite maximale de la compétence pécuniaire de la Cour du Québec en matière civile, une somme qui, en 1867, correspondait à la compétence pécuniaire maximale que les cours inférieures pouvaient exercer à l’égard de certaines matières civiles. Principalement sur la base de ce facteur, elle a conclu que l’art. 35 C.p.c. avait pour effet d’entraver « la compétence fondamentale de la Cour supérieure du Québec de trancher certains différends substantiels en matière civile » (par. 188).

[244]                     Avec égards, une telle somme ne peut à mon sens être aussi déterminante lorsque vient le temps d’évaluer l’effet de cet article sur l’exercice de la compétence fondamentale de la Cour supérieure du Québec en droit civil. À mon avis, cette approche de la Cour d’appel n’est pas suffisamment holistique, car, comme je l’ai mentionné plus tôt, le pouvoir de la Cour supérieure de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé doit être suffisamment important pour qu’elle puisse dire le droit en la matière et le faire évoluer. Il ne s’agit donc pas de décider si la Cour supérieure peut toujours trancher des différends substantiels en matière civile, mais plutôt de se demander si la compétence qu’elle détient à cet égard est à ce point substantielle qu’elle lui permet d’assurer cette évolution.

[245]                     Pour décider si l’art. 35 C.p.c. (ou toute autre disposition législative) retire à la Cour supérieure une partie de sa compétence fondamentale en matière de droit privé, trois facteurs de nature quantitative et qualitative me semblent pertinents : a) l’impact sur le nombre de dossiers que la Cour supérieure continue de traiter; b) l’impact sur la proportion des dossiers relevant de la Cour supérieure par rapport à ceux relevant d’un tribunal de création provinciale; c) l’impact sur la nature et l’importance des dossiers relevant de la compétence de la Cour supérieure.

[246]                     Tant et aussi longtemps que les cours supérieures continueront d’entendre un volume suffisant ― en nombre et en proportion ― d’affaires suffisamment variées en nature et en importance pour être en mesure de dire et de faire évoluer le droit civil au Québec et la common law dans les autres provinces, elles continueront par le fait même à jouer leur rôle unificateur au sein du système constitutionnel et judiciaire canadien. Dans de telles conditions, les législatures peuvent, sans porter atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures en matière de droit privé, accorder aux tribunaux de création provinciale une compétence matérielle leur permettant d’entendre un certain nombre de réclamations civiles.

[247]                     À ce propos, le professeur Daly écrit : [traduction] « La question [. . .] consiste à déterminer comment protéger le rôle des cours visées à l’art. 96 en tant que piliers centraux de l’ordre juridique canadien, leur “position de premier plan à l’intérieur du régime constitutionnel,” tout en préservant également la marge de manœuvre rendant possible le pluralisme institutionnel et interprétatif par le maintien d’un climat constitutionnel favorable à l’expérimentation législative » (p. 98, citant Law Society of British Columbia, p. 327). Les trois facteurs susmentionnés assurent à mon avis un juste équilibre entre la recherche, d’une part, d’une pluralité de modèles de système de justice provinciale ou territoriale susceptible d’accroître l’accès à la justice par diverses initiatives, et d’autre part, du rôle unificateur que jouent les cours supérieures au sein de l’ordre judiciaire canadien.

[248]                     Plusieurs appelants et intervenants ont fait état des différentes initiatives mises en place par des législateurs provinciaux qui ont constaté le besoin de réformer certains aspects du fonctionnement de leurs tribunaux de droit privé dans le but de favoriser davantage l’accès à la justice sur leur territoire. La protection de la compétence fondamentale des cours supérieures en cette matière ne devrait surtout pas avoir pour effet de décourager les provinces et territoires de déployer des efforts essentiels en ce sens. Comme l’a affirmé le juge Brandeis dans l’arrêt New State Ice Co. c. Liebmann, 285 U.S. 262 (1932), p. 311, [traduction] « [l’]une des heureuses conséquences du système fédéral est le fait qu’un seul État courageux peut, si ses citoyens en font le choix, servir de laboratoire et se livrer à des expériences sociales et économiques inédites sans risque pour le reste du pays. » En ce sens, pour les raisons mentionnées précédemment, l’approche que je suggère ici ne fait pas obstacle à la possibilité qui s’offre aux provinces et territoires d’expérimenter de nouvelles formes d’accès à la justice civile.

[249]                     Par ailleurs, il va de soi que l’application des trois facteurs s’avère éminemment factuelle, ce qui ne signifie pas qu’elle invite pour autant à un réexamen cyclique de l’effet d’une disposition législative sur l’exercice spécifique de cette compétence. Pour reprendre les termes employés par le juge en chef Laskin dans l’arrêt R. c. Zelensky, [1978] 2 R.C.S. 940, p. 951, il est vrai que « [l]’évolution due à de nouvelles situations sociales [. . .] autoris[e] cette Cour à réexaminer l’orientation des décisions relatives à l’étendue du pouvoir législatif [. . .], sans oublier, bien sûr, qu’on lui a confié le rôle très délicat de maintenir l’intégrité des limites constitutionnelles imposées par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique » (voir aussi Clark c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1988] 2 R.C.S. 680, p. 703; Big M Drug Mart, p. 335).

[250]                      Le fardeau de démontrer, suivant la prépondérance des probabilités, qu’une disposition législative entrave la capacité d’une cour supérieure de dire et de faire évoluer le droit privé m’apparaît particulièrement exigeant. C’est le cas, me semble-t-il, en raison de l’abondante preuve de nature quantitative, qualitative et englobante qu’exige cette démonstration.

D.           L’article 35 C.p.c. ne porte pas atteinte à la compétence fondamentale de la Cour supérieure en matière civile

[251]                     En l’espèce, appliquant les trois facteurs mentionnés précédemment, j’arrive à la conclusion que l’art. 35 C.p.c. n’a pas pour effet de retirer à la Cour supérieure une partie de sa compétence fondamentale.

[252]                     Premièrement, en ce qui concerne l’impact de l’attribution de compétence sur le nombre d’affaires entendues par la Cour supérieure, celle-ci continue à traiter un grand nombre de dossiers en matière civile. Plus précisément, il ressort des données pour 2017‑2018, postérieures à l’entrée en vigueur de l’art. 35 C.p.c., qu’environ 45 p. 100 de ces dossiers ont été ouverts en Cour supérieure (63 807 dossiers devant les chambres civile, commerciale et de la famille, par rapport aux 77 021 dossiers devant la chambre civile de la Cour du Québec, y compris la division des petites créances, sauf les appels en matières administratives) (Ministère de la Justice, Nombre de dossiers ouverts à la Cour supérieure et à la Cour du Québec (2012-13 à 2017-18), 28 janvier 2019, reproduit dans d.a. (PGQ), vol. VII, p. 179-180). À la suite de l’augmentation de la limite maximale de la compétence de la Cour du Québec en matière civile en 2016, le nombre d’affaires que la Cour supérieure a entendues a quelque peu diminué (d.a. (PGQ), vol. IV, p. 131). Il n’en demeure pas moins que la Cour supérieure est saisie d’un grand nombre de causes civiles, ce qui permet de conclure que son pouvoir de dire et de faire évoluer le droit privé est préservé.

[253]                     Deuxièmement, il convient de considérer l’impact de l’art. 35 C.p.c. sur la proportion des affaires civiles entendues en Cour supérieure. Le nombre de dossiers ouverts en Cour supérieure par comparaison avec ceux ouverts en Cour du Québec demeure relativement stable. De façon plus précise, c’est le cas depuis 2005-2006 (d.a. (PGQ), vol. IV, p. 223). En fait, la proportion de dossiers civils ouverts en Cour du Québec a diminué depuis les années 1980 ― environ 68 p. 100 en 1980‑1981 et en 1985‑1986 et 60 p. 100 en 2005-2006, 2010-2011 et 2016-2017 ―, et ce, malgré le fait que le plafond pécuniaire de la compétence de la Cour du Québec était inférieur à 10 000 $ au début des années 1980 (p. 223). Qui plus est, la proportion des causes entendues aujourd’hui par la Cour supérieure du Québec est beaucoup plus importante que la proportion des causes entendues par les cours supérieures du Haut-Canada, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse au moment de la Confédération, proportion qui était inférieure à 20 p. 100 (Rapport Fyson, p. 183, 192 et 198). Cette preuve démontre que l’art. 35 C.p.c., de même que les autres dispositions législatives qui ont haussé le plafond pécuniaire de la compétence de la Cour du Québec (ou des tribunaux qui l’ont précédée), n’ont en aucun cas retiré à la Cour supérieure son pouvoir de dire et de faire évoluer le droit privé.

[254]                     Enfin, en ce qui concerne l’impact de l’art. 35 C.p.c. sur la nature des affaires entendues par la Cour supérieure, on peut sans aucun doute affirmer que cette dernière continue d’entendre des demandes portant sur des sujets variés, de même que les demandes en justice les plus substantielles sur le plan pécuniaire. D’une part, la Cour supérieure jouit d’une compétence exclusive pour dire et faire évoluer le droit des actions collectives, des injonctions, des testaments et des successions, de même que le droit de la famille et de l’insolvabilité. D’autre part, lorsque la compétence à l’égard d’un domaine du droit est partagée, la Cour supérieure demeure compétente relativement aux demandes civiles dans lesquelles la somme en jeu est substantielle. Bien que l’art. 35 C.p.c. fixe à moins de 85 000 $ le plafond pécuniaire de la Cour du Québec, la grande majorité des dossiers qui y sont ouverts concernent des réclamations ne dépassant pas 40 000 $ (d.a. (PGQ), vol. V, p. 40). De plus, en 2016‑2017, seulement 3,3 p. 100 des dossiers civils (autres que ceux de la division des petites créances) ouverts en Cour du Québec concernaient une somme comprise entre 70 001 $ et 85 000 $ (p. 40). En revanche, dans toutes les demandes civiles devant la Cour supérieure portant sur des domaines de compétence partagée et où une somme est en jeu, cette somme est de 85 000 $ ou plus. Malgré l’art. 35, la Cour supérieure conserve son pouvoir de statuer sur des affaires civiles portant sur un large éventail de sujets, y compris les affaires dans lesquelles les demandes pécuniaires sont substantielles.

[255]                     En somme, l’art. 35 C.p.c. n’a pas pour effet de retirer à la Cour supérieure du Québec sa compétence sur les demandes substantielles en matière civile. Sa compétence fondamentale à cet égard demeure intacte. En se fondant sur la preuve factuelle qui précède, il convient de noter que tant le procureur général du Québec que le procureur général du Canada arrivent également à la même conclusion.

[256]                     Cette conclusion, et la méthode holistique comportant trois facteurs sur laquelle elle repose, s’accorde sans difficulté avec celle de mes collègues pour ce qui est de l’application du cadre d’analyse du Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle. À l’époque de la Confédération, le Haut-Canada, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse attribuaient un rôle de premier plan aux tribunaux « inférieurs » dans la mise en œuvre de diverses matières civiles, tandis que dans le Bas‑Canada ce rôle revenait plutôt aux cours supérieures situées sur son territoire. Il n’en demeure pas moins que, dans les trois premières provinces mentionnées, les cours supérieures ― en tant que de tribunaux de droit commun ― pouvaient dire et faire évoluer la common law, même si les tribunaux inférieurs y entendaient au moins 80 p. 100 des dossiers civils (Rapport Fyson, p. 183, 192 et 198). Cette même conclusion vaut tout autant aujourd’hui en ce qui a trait au rôle de la Cour supérieure en droit civil québécois, et ce, malgré le fait que la Cour du Québec joue dorénavant un rôle important dans ce domaine. C’est une des choses que l’application du cadre d’analyse établi dans le Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle permet de démontrer rétrospectivement. L’Ontario, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et le Québec ont fait, depuis la Confédération, des choix différents en matière d’administration de la justice au sein leur province relativement au rôle des tribunaux « provinciaux ». L’histoire révèle donc que le rôle de ces tribunaux ne peut être considéré comme immuable et que, conformément aux limites constitutionnelles établies par l’art. 96, les provinces pouvaient auparavant ― tout comme elles peuvent encore aujourd’hui ― faire des choix différents à cet égard, sans que cela se fasse au détriment du rôle central et unificateur des cours supérieures au sein de notre système judiciaire.

VI.         Conclusion

[257]                     Pour les motifs qui précèdent, je répondrais affirmativement à la première question du renvoi soumis à la Cour d’appel et j’accueillerais les pourvois interjetés par la Conférence des juges de la Cour du Québec, le procureur général du Québec, le Conseil de la magistrature du Québec et l’Association canadienne des juges des cours provinciales.

[258]                     En ce qui concerne maintenant la seconde question soulevée dans le renvoi soumis à la Cour d’appel, je m’en remets à l’analyse de mes collègues majoritaires et je rejetterais le pourvoi formé par le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec.

Version française des motifs rendus par

[259]                     La juge Abella (dissidente) — Le présent litige a été intenté par le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec relativement aux incidences constitutionnelles d’une augmentation de 15 000 $ de la compétence des juges de la cour provinciale. Ce litige est soumis à notre Cour en cette troisième décennie du 21e siècle, plus de 150 ans après la Confédération, et pourtant certaines attitudes hiérarchiques archaïques persistent à l’endroit des tribunaux « inférieurs », malgré des révolutions coperniciennes progressistes dans presque tous les aspects de l’approche canadienne à l’égard du droit depuis la fondation de notre pays.

[260]                     La thèse rétrograde voulant que cette augmentation de 15 000 $ porte atteinte au fondement constitutionnel même des cours supérieures du Québec — sans parler de l’atteinte à la primauté du droit et à l’unité nationale — n’est ni constitutionnellement justifiée, ni historiquement exacte, non plus que souhaitable, et elle fait abstraction des enseignements de notre Cour sur l’importance, l’indépendance et l’impartialité des juges des cours provinciales. Elle ne manquerait pas d’étonner les millions de personnes qui ont comparu devant ces juges au fil des ans dans le cadre d’affaires criminelles, familiales et civiles dont les conséquences ne sont pas, pour ces personnes, moins sérieuses que celles des procédures se déroulant devant les cours supérieures.

Contexte

[261]                     En 2016, le législateur québécois a haussé de 70 000 $ à 85 000 $ la compétence civile exclusive de la Cour du Québec, une cour créée par cette province. Cette compétence a fait l’objet, depuis le milieu des années 1960, d’un certain nombre d’augmentations indiquées dans le tableau suivant :

Année

Compétence pécuniaire

1965

1 000 $

1969

3 000 $

1979

6 000 $

1982

10 000 $

1984

15 000 $

1995

30 000 $

2002

70 000 $

2014

85 000 $

[262]                     Toutefois, la Cour supérieure du Québec a estimé que la plus récente augmentation empiétait sur sa compétence, contrevenant de ce fait à l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . En conséquence, le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec ont intenté des procédures en vue d’obtenir un jugement déclarant l’augmentation inconstitutionnelle.

[263]                     L’augmentation est décrite ainsi à l’art. 35 al. 1 du Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01 (« C.p.c. ») :

                    35. La Cour du Québec a compétence exclusive pour entendre les demandes dans lesquelles soit la valeur de l’objet du litige, soit la somme réclamée, y compris en matière de résiliation de bail, est inférieure à 85 000 $, sans égard aux intérêts; elle entend également les demandes qui leur sont accessoires portant notamment sur l’exécution en nature d’une obligation contractuelle. Néanmoins, elle n’exerce pas cette compétence dans les cas où la loi l’attribue formellement et exclusivement à une autre juridiction ou à un organisme juridictionnel, non plus que dans les matières familiales autres que l’adoption.

[264]                     Le gouvernement du Québec a soumis un renvoi à la Cour d’appel du Québec relativement à cette mesure. Le renvoi comportait deux questions. Seule la première est en litige devant notre Cour, et elle est formulée ainsi :

                        Les dispositions du premier alinéa de l’article 35 du Code de procédure civile (chapitre C‑25.01) fixant, à moins de 85 000 $, le seuil de la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec, sont‑elles valides au regard de l’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 , étant donné la compétence du Québec sur l’administration de la justice aux termes du paragraphe 92(14)  de la Loi constitutionnelle de 1867 ?

(Décret 880‑2017, (2017) 149 G.O. II, 4495)

[265]                     La Cour d’appel a conclu que le rôle que jouent les cours supérieures et qui leur est garanti par la Constitution serait affaibli par l’augmentation de 15 000 $, car celle-ci a pour effet d’empiéter sur la compétence traditionnelle des cours supérieures à l’égard des « différends civils substantiels » et de l’éroder (2019 QCCA 1492). De l’avis de la Cour d’appel, la compétence pécuniaire exclusive antérieure de 70 000 $ était constitutionnelle, mais le fait de l’augmenter de 70 000 $ à 85 000 $ a modifié de manière inadmissible la compétence de la Cour supérieure.

Analyse

[266]                     Les dispositions constitutionnelles applicables sont le par. 92(14), qui énonce le pouvoir du gouvernement provincial de créer des tribunaux, et l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 , qui limite ce pouvoir :

                    92 Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci‑dessous énumérés, savoir :

                    . . .

                            14. L’administration de la justice dans la province, y compris la création, le maintien et l’organisation de tribunaux de justice pour la province, ayant juridiction civile et criminelle, y compris la procédure en matières civiles dans ces tribunaux;

                    . . .

                    96 Le gouverneur‑général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle‑Écosse et le Nouveau‑Brunswick.

[267]                     Bien que le libellé de l’art. 96 suggère l’existence d’un simple pouvoir de nomination, notre Cour a reconnu que cette disposition comporte implicitement des garanties relatives à la compétence historique des cours supérieures, au rôle de leurs juges et à la protection de l’indépendance de ces tribunaux. Cette conclusion a amené notre Cour, dans sa jurisprudence, à tenter de mettre en équilibre, d’une part, le pouvoir dont disposent les provinces en vertu du par. 92(14) de créer des tribunaux provinciaux et de nommer les juges qui y siègent, et, d’autre part, la garantie que prévoit l’art. 96 et selon laquelle certaines compétences doivent demeurer entre les mains des cours supérieures, lesquelles sont composées de juges nommés par le fédéral.

[268]                     Dans l’affaire Reference re Adoption Act, [1938] R.C.S. 398 (« Renvoi sur l’adoption »), la Cour était appelée à se prononcer sur la validité de lois provinciales habilitant les cours des provinces à statuer sur un certain nombre de questions relevant du droit de la famille. Dans un arrêt unanime, le juge en chef Duff a confirmé la validité de l’attribution de compétence. Il a souligné que le par. 92(14) prévoit l’existence des cours provinciales ainsi que le contrôle exercé par les provinces sur l’administration de ces tribunaux. Selon lui, la Constitution doit être interprétée de manière à accorder aux gouvernements provinciaux la latitude leur permettant d’élargir la compétence de leurs tribunaux provinciaux.

[269]                      Ce vaste pouvoir des provinces devait être limité uniquement par le principe suivant lequel la compétence accordée doit [traduction] « correspond[re] en gros au type de compétence généralement exerçable par des cours de juridiction sommaire plutôt qu’à celle exercée par les cours visées à l’art. 96 » (p. 421). En particulier, le juge en chef Duff ne pouvait « souscrire à l’opinion selon laquelle la compétence des tribunaux inférieurs [sic] » a été « fixée définitivement dans l’état où elle se trouvait le jour de la Confédération » (p. 418).

[270]                      En plus, dans l’affaire Re Cour de Magistrat de Québec, [1965] R.C.S. 772, la Cour a décidé qu’une augmentation faisant passer de 200 $ à 500 $ la compétence pécuniaire de la cour provinciale ne transformait pas celle-ci de manière inadmissible en une cour visée à l’art. 96. Tout conflit entre les pouvoirs énoncés au par. 92(14) et à l’art. 96 devait être résolu non pas en figeant la compétence de la cour provinciale à ce qu’elle était avant la Confédération, mais en veillant à ce que le par. 92(14) ne porte pas atteinte à l’art. 96.

[271]                     Au cours des années qui ont suivi, notre Cour a été appelée à déterminer les paramètres constitutionnels des tribunaux administratifs provinciaux et à examiner si leur compétence empiétait sur celle des cours visées à l’art. 96. Dans Tomko c. Labour Relations Board (N.‑É.), [1977] 1 R.C.S. 112, et dans Mississauga (Ville) c. Peel (Municipalité), [1979] 2 R.C.S. 244, notre Cour a conclu que ni le pouvoir d’une commission provinciale des relations de travail de rendre des ordonnances de prohibition ni le pouvoir d’une instance administrative provinciale de trancher certains différends entre des municipalités n’empiétaient sur la compétence des cours supérieures. En revanche, le pouvoir d’un tribunal des transports d’entendre les appels de la Commission des transports a été jugé inconstitutionnel (Procureur général du Québec c. Farrah, [1978] 2 R.C.S. 638).

[272]                     Dans une tentative en vue d’opérationnaliser la méthode établie par la jurisprudence pour résoudre les conflits entre le par. 92(14) et l’art. 96, notre Cour a élaboré, dans le Renvoi sur la Loi de 1979 sur la location résidentielle, [1981] 1 R.C.S. 714 (« Renvoi sur la location résidentielle »), une analyse en trois étapes afin d’examiner la validité d’une attribution provinciale de compétence. L’analyse a pour objet de mettre en équilibre, d’une part, la compétence des provinces de créer des tribunaux, et, d’autre part, la reconnaissance que certains domaines de compétence doivent, en raison de l’art. 96, demeurer du ressort des cours supérieures. L’analyse vise à empêcher les législatures de créer des « cours de justice parallèles » qui pourraient usurper la compétence des cours supérieures, ce qui minerait la capacité des cours visées à l’art. 96 de s’acquitter de leurs fonctions au sein du système judiciaire canadien. Il s’agit essentiellement d’une analyse historique.

[273]                     La première étape de l’analyse consiste à se demander si, au moment de la Confédération, les cours supérieures, de district ou de comté avaient compétence exclusive sur la matière qui est maintenant attribuée à la « cour » provinciale. Si, dans une majorité des quatre provinces originales, les cours provinciales avaient au moment de la Confédération un « engagement pratique » dans la résolution de litiges relatifs à la matière en cause, il était impossible de conclure que les cours visées à l’art. 96 avaient compétence exclusive, puisque la compétence était partagée à cette époque. Par conséquent, rien n’empêchait la province d’attribuer la compétence, même de façon exclusive, à ses propres cours de justice ou tribunaux administratifs.

[274]                     Dans l’arrêt Sobeys Stores Ltd. c. Yeomans et Labour Standards Tribunal (N.‑É.), [1989] 1 R.C.S. 238, la juge Wilson a précisé que, « [p]our les fins de l’art. 96, il est nécessaire d’adopter un point de vue strict, c’est‑à‑dire étroit, en matière de qualification » à la première étape (p. 254). À son avis, comme l’objet de l’analyse est de trouver une « correspondance générale » avec une compétence exercée au moment de la Confédération, il convient de s’attacher au type d’affaires en cause, et non de procéder à une analyse qui aurait pour effet de « fige[r] » la capacité des cours provinciales et des cours supérieures de fonctionner dans des sphères constitutionnelles véritablement appropriées, plutôt que dictées par une approche formaliste (p. 255).

[275]                     Si la compétence en cause appartenait exclusivement à une cour visée à l’art. 96 au moment de la Confédération, il faut, à la deuxième étape de l’analyse, répondre à la question de savoir si l’organisme provincial agit à titre judiciaire. Si la réponse est négative, l’analyse prend fin, car il s’agit d’une compétence qui n’est pas exerçable par une cour visée à l’art. 96. Si la réponse est affirmative, la troisième étape de l’analyse se met alors en branle.

[276]                     La troisième étape consiste à considérer le tribunal judiciaire ou administratif provincial dans son contexte institutionnel, afin de déterminer s’il exerce un pouvoir judiciaire qui est simplement complémentaire ou accessoire à des fonctions administratives générales, ou qui est nécessaire à la réalisation d’un vaste objectif de politique générale. Dans l’un ou l’autre cas, l’attribution de compétence est permise par la Constitution. Comme l’a indiqué le juge en chef Laskin dans l’arrêt Tomko, au nom des juges majoritaires, confirmant alors le pouvoir d’une commission des relations de travail, « il ne faut pas considérer la juridiction dans l’abstrait ou les pouvoirs en dehors du contexte, mais plutôt la façon dont ils s’imbriquent dans l’ensemble des institutions où ils se situent et s’exercent en vertu de la loi provinciale » (p. 120).

[277]                     Près de 15 ans plus tard, dans l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, notre Cour a ajouté une exigence additionnelle à l’analyse lorsqu’elle a conclu que, même si l’attribution de compétence satisfait à l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle, la législature ne peut réduire « le noyau » de la compétence des cours supérieures, leur compétence « fondamentale », ou y porter atteinte. Cette nouvelle exigence visait à déterminer si l’attribution d’une compétence exclusive à un organisme provincial entravait la capacité des cours supérieures de s’acquitter de leurs fonctions.

[278]                     L’affaire concernait un adolescent qui avait été accusé d’outrage au tribunal après avoir violé une ordonnance d’une cour supérieure. Suivant le régime législatif en vigueur à l’époque, les tribunaux pour adolescents avaient compétence exclusive pour juger les infractions criminelles commises par de jeunes contrevenants. La Cour a conclu que, bien que la compétence accordée à la cour provinciale ait été conférée exclusivement aux cours visées à l’art. 96 au moment de la Confédération, et qu’elle soit de toute évidence de nature judiciaire, il avait néanmoins été satisfait à la troisième étape de l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle, parce que le tribunal pour adolescents servait des objectifs de politique générale « clairs et louables », comme le prescrivait l’arrêt Tomko.

[279]                     Même si le fait de conférer aux tribunaux pour adolescents la compétence exclusive pour juger une accusation d’outrage découlant d’un manquement à une ordonnance d’une cour supérieure satisfaisait à l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle, la Cour a statué que cette attribution de compétence portait atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures, parce qu’elle avait retiré aux cours visées à l’art. 96 le pouvoir de juger l’infraction d’outrage.

[280]                     Le juge en chef Lamer a reconnu que la compétence fondamentale est une notion « difficile à définir » (par. 30 et 33). Cependant, il n’était pas nécessaire selon lui d’en proposer une définition exhaustive, parce que « le pouvoir de punir l’outrage commis en dehors des audiences du tribunal en fait partie de toute évidence » (par. 38). Il a toutefois fourni quelques indications en affirmant que les pouvoirs fondamentaux garantis par l’art. 96 sont ceux qui constituent le « caractère essentiel » des cours supérieures et dont le retrait « affaibli[rait] la cour, en en faisant quelque chose d’autre qu’une cour supérieure » (par. 30). Il a ajouté que la compétence fondamentale comprend « les pouvoirs qui sont essentiels à l’administration de la justice et au maintien de la primauté du droit » (par. 38). Le pouvoir de juger une infraction d’outrage est un pouvoir fondamental, car pour être en mesure de fonctionner adéquatement, une cour visée à l’art. 96 doit pouvoir « garantir l’exécution de ses ordonnances ainsi que le respect de sa procédure » (par. 37).

[281]                     En 1996, dans le Renvoi relatif à certaines modifications à la Residential Tenancies Act (N.‑É.), [1996] 1 R.C.S. 186 (« Residential Tenancies (1996) »), la Cour a confirmé la validité de l’attribution de compétence en faveur d’un tribunal administratif provincial en matière de baux résidentiels, confirmant que l’art. 96 a principalement pour objet de consacrer les pouvoirs essentiels à la préservation du rôle judiciaire des juges visés à l’art. 96. Bien que l’affaire n’ait pas été tranchée sur la base de la compétence fondamentale, le juge en chef Lamer a, dans des motifs concordants, précisé davantage la notion de compétence « fondamentale », expliquant qu’elle est « très limitée », de telle sorte que seuls « les pouvoirs qui ont une importance cruciale et qui sont essentiels à l’existence d’une cour supérieure dotée de pouvoirs inhérents et au maintien de son rôle vital au sein de notre système juridique » font partie du noyau de pouvoirs des cours visées à l’art. 96 qui est protégé par la Constitution (par. 56 (italique ajouté)).

[282]                     Cette nouvelle doctrine concernant la compétence fondamentale visait à identifier les pouvoirs qui ne pouvaient pas être retirés aux cours supérieures, étoffant ainsi l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle, laquelle permet de délimiter les compétences qui peuvent être accordées aux tribunaux judiciaires ou administratifs provinciaux. Une attribution de compétence à un tribunal judiciaire ou administratif provincial qui satisfait l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle peut avoir un caractère exclusif, pourvu que cette exclusivité n’engendre pas une perte corrélative de compétence à l’intérieur de la compétence fondamentale définie étroitement de la cour supérieure (Residential Tenancies (1996), par. 71 et 75). Comme l’a fait observer le professeur Hogg, les seules [traduction] « restrictions d’ordre constitutionnel applicables quant aux pouvoirs qui peuvent être retirés à une cour supérieure » sont celles visant la catégorie étroite des pouvoirs faisant partie de la compétence « fondamentale » et, exception faite de ces pouvoirs, « la nature et la portée de la compétence des cours supérieures sont simplement des questions de politique générale auxquelles [. . .] les organ[es] législatif[s] compétent[s] doivent trouver des solutions et les édicter » (Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 7‑43 (en italique dans l’original)).

[283]                     Définir la compétence fondamentale d’une cour visée à l’art. 96 consiste donc à identifier les aspects de cette compétence qui sont essentiels à sa nature et à sa capacité de traiter de manière efficace les affaires dont elle est régulièrement saisie. C’est la raison pour laquelle, dans l’arrêt Babcock c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 3, par. 60, la Cour a statué qu’une règle interdisant aux tribunaux de contraindre la production de documents confidentiels du Cabinet ne violait pas l’art. 96, parce que la règle « n’a[vait] pas modifié fondamentalement le rôle de la magistrature par rapport aux fonctions qu’elle exerçait sous le régime de la common law » (voir aussi Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 22; Crevier c. Procureur général du Québec, [1981] 2 R.C.S. 220; Noël c. Société d’énergie de la Baie James, [2001] 2 R.C.S. 207, par. 27).

[284]                     L’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2014] 3 R.C.S. 31, est la plus récente affaire ayant porté sur la compétence fondamentale des cours visées à l’art. 96. Dans cette affaire, la Cour a conclu que des règles limitant la capacité de la cour supérieure de dispenser des plaideurs du paiement de frais d’audience trop onéreux portaient atteinte à l’art. 96, parce qu’elles privaient certaines personnes de tout accès à une cour de justice ou à un tribunal administratif. La juge en chef McLachlin a expliqué ainsi le raisonnement appuyant cette conclusion :

                        Les cours supérieures ont toujours eu pour tâche de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé et de droit public. Des mesures qui empêchent des gens de s’adresser à cette fin aux tribunaux vont à l’encontre de cette fonction fondamentale des cours de justice. Considérées dans le contexte institutionnel du système de justice canadien, la résolution de ces différends et les décisions qui en résultent en matière de droit privé et de droit public sont des aspects centraux des activités des cours supérieures. De fait, les plaideurs constituent l’« achalandage » de ces tribunaux. Empêcher l’exercice de ces activités attaque le cœur même de la compétence des cours supérieures que protège l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Par conséquent, des frais d’audience qui ont pour effet de nier à des gens l’accès aux tribunaux portent atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures. [par. 32]

Les demandeurs concernés, qui ne pouvaient pas avoir accès à la cour supérieure, ne disposaient d’aucun autre forum public compétent à qui s’adresser pour faire résoudre leurs différends, ce qui a amené la juge en chef McLachlin à conclure que la cour supérieure doit conserver sa compétence inhérente d’entendre des demandes qui autrement ne seraient pas tranchées.

[285]                     Comme le démontre toute cette jurisprudence, la première étape de l’analyse consiste à qualifier l’attribution de compétence à la cour provinciale.

[286]                     La jurisprudence de notre Cour confirme qu’il n’est pas nécessaire que les limites de la compétence des cours provinciales correspondent aux frontières précises qui existaient au moment de la Confédération; l’analyse doit plutôt être axée sur le type d’affaires qu’elles entendent. Il s’agit d’une approche fonctionnelle, qui s’attache à examiner l’objet de l’attribution de compétence.

[287]                     La question primordiale dans le pourvoi dont nous sommes saisis est celle de savoir si, au moment de la Confédération, les cours supérieures dans les quatre provinces originales avaient compétence exclusive sur le type de réclamations pécuniaires confiées à la Cour du Québec par l’art. 35. Si ce n’est pas le cas, il est alors satisfait à la première étape de l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle, ce qui signifie concrètement que l’attribution de compétence satisfait à l’analyse, un point c’est tout. À mon avis, il ressort clairement de la preuve que, au moment de la Confédération, les cours supérieures n’avaient pas compétence exclusive sur ce que la Cour d’appel a qualifié de « réclamations substantielles ». Il est vrai que ces cours avaient compétence au‑delà d’un seuil pécuniaire donné, mais cela ne veut pas dire que leur compétence était plus substantielle.

[288]                     Actuellement, la compétence conférée par l’art. 35 à la cour provinciale est le pouvoir de trancher des litiges civils d’un montant maximal de 85 000 $. Le plafond pécuniaire est indicatif d’un point d’inflexion, choisi par la législature, qui vise à équilibrer la compétence de la cour provinciale et celle de la cour supérieure. Pour les besoins de l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle, la question qui se pose est celle de savoir si ce point reflète l’équilibre historique entre les cours provinciales et supérieures. Comme l’a écrit la juge McLachlin dans l’arrêt Residential Tenancies (1996), par. 75 : « Si seuls les tribunaux inférieurs [sic] d’avant la Confédération exerçaient le pouvoir en question ou le partageaient dans la pratique avec les tribunaux qui allaient devenir les cours supérieures, l’art. 96 n’est alors pas visé et il n’est pas nécessaire de poursuivre l’examen » (italique ajouté).

[289]                     Pour déterminer quel était, sur le plan historique, l’engagement des cours provinciales dans la résolution des litiges civils, il est instructif d’examiner la proportion d’affaires qui étaient entendues par différents tribunaux au moment de la Confédération (Residential Tenancies (1996), par. 77; Sobeys Stores, p. 260). À ce moment-là, dans la plupart des provinces, la majorité des litiges civils étaient entendus par les cours provinciales. Chacune des provinces originales était dotée d’un système de justice civile légèrement différent.

[290]                     Les tribunaux provinciaux qui possédaient la plus vaste compétence au moment de la Confédération étaient les cours de division, qui disposaient d’une large compétence civile soumise à une limite pécuniaire. La compétence des cours de division du Haut‑Canada en matière de responsabilité délictuelle était limitée à 40 $, alors que leur compétence en matière de recouvrement de créances ou de rupture de contrat se limitait à 100 $ (Donald Fyson, Civil Justice in Mid‑Nineteenth‑Century British North America : Court Structure, Judges and Recourse to the Courts in Lower Canada, Upper Canada, New Brunswick and Nova Scotia, 10 avril 2018, p. 28). Au Nouveau‑Brunswick, les juges de paix avaient compétence sur les actions en responsabilité délictuelle d’une valeur de 8 $ et en recouvrement de créances d’une valeur de 20 $, mais la cour municipale de Saint John pouvait entendre des affaires locales d’une valeur maximale de 80 $ (p. 36 et 39). En Nouvelle‑Écosse, les juges de paix pouvaient entendre des affaires en recouvrement de créances d’une valeur maximale de 80 $, et la cour municipale de Halifax pouvait entendre des affaires d’une valeur maximale de 80 $ (p. 43 et 46).

[291]                     Dans le Haut‑Canada, les cours de division entendaient 83 p. 100 des affaires. Tant au Nouveau‑Brunswick qu’en Nouvelle‑Écosse, les juges de paix et les cours municipales entendaient, ensemble, 81 p. 100 des affaires (p. 85, 94 et 100). Dans le Bas‑Canada, en 1866, les tribunaux itinérants des régions rurales, qui étaient eux‑mêmes des cours visées à l’art. 96, entendaient environ 55 p. 100 des affaires, tandis que la Cour supérieure en entendait environ 5 p. 100, et le reste des affaires — 40 p. 100 — étaient entendues par divers tribunaux provinciaux (p. 72).

[292]                     Si on compare la proportion des affaires entendues à l’époque avec la proportion actuelle, on constate que l’attribution d’une compétence pécuniaire de 85 000 $ en matière civile, tout comme l’attribution d’une compétence de 70 000 $ en 2002, respecte non seulement l’équilibre établi au moment de la Confédération, mais accorde également aux cours supérieures une compétence civile plus vaste que celle dont elles disposaient alors. Dans trois des quatre provinces originales, les cours supérieures entendaient moins de 20 p. 100 des réclamations civiles. Aujourd’hui, la Cour supérieure du Québec entend environ 28 p. 100 des réclamations civiles (Ministère de la Justice, Nombre de dossiers ouverts à la Cour supérieure et à la Cour du Québec (2012‑13 à 2017‑18)). Ce chiffre représente, proportionnellement, un engagement plus grand de la Cour supérieure aujourd’hui que celui des cours visées à l’art. 96 dans l’ensemble des colonies dans les années 1860.

[293]                     De toute évidence, au moment de la Confédération, les cours supérieures n’avaient pas compétence exclusive sur les réclamations civiles en général. Dans les cas où il y avait compétence exclusive, celle-ci se limitait à une petite proportion de réclamations civiles dont la valeur dépassait un seuil pécuniaire donné. Toutefois, ce seuil ne constituait pas une marque indiquant le point où les réclamations devenaient substantielles, il visait simplement à maintenir l’équilibre entre les différents types de tribunaux qui existaient à l’époque. Même si les cours supérieures avaient compétence à l’égard des litiges d’une valeur supérieure à 100 $, comme l’a fait remarquer la juge Wilson dans l’arrêt Sobeys Stores, cela ne signifiait pas que les cours provinciales n’avaient pas elles aussi compétence à l’égard de réclamations « substantielles » :

                        Un examen du système judiciaire antérieur à la Confédération dans le Haut‑Canada révèle [. . .] un engagement partagé suffisant des tribunaux inférieurs en matière de congédiement abusif. Les cours divisionnaires, dont il pouvait y avoir jusqu’à douze par district, ont été les précurseurs des cours des petites créances d’aujourd’hui; leur compétence civile a été définie dans la loi intitulée An Act respecting the Division Courts, C.S.U.C. 1859, chap. 19, art. 55:

                            [traduction] 55. Le juge d’une cour divisionnaire peut entendre et trancher de façon sommaire, en faveur ou à l’encontre de toute personne, corps constitués ou autre:

                    . . .

                            2. Toute réclamation et demande fondée sur une obligation, sur un compte ou l’inexécution d’un contrat ou d’une convention, ou toute demande de paiement d’argent, en espèces ou non, lorsque la somme ou le solde réclamé n’excède pas cent dollars et, sauf dans les cas où un jury est légalement exigé par l’une des parties, tel qu’il est ci‑après prévu, il est seul juge dans toutes les actions intentées dans les cours divisionnaires, il statue sur toutes les questions de droit et de fait y relatives et il rend à leur égard les ordonnances ou jugements qui lui paraissent justes et conformes à l’équité et à la conscience et tout jugement ou ordonnance de ce genre est final et lie définitivement les parties.

                        Compte tenu de l’inflation, une compétence en matière contractuelle s’élevant jusqu’à 100 $ en 1867 doit être considérée comme l’équivalent d’une compétence monétaire fort substantielle de nos jours. Comme le système des cours divisionnaires s’étendait aussi à l’ensemble de la colonie, je conclus qu’à l’époque de la Confédération les cours supérieures et les tribunaux inférieurs se partageaient suffisamment la compétence en matière de congédiement abusif pour satisfaire au critère historique. [Italique ajouté; p. 269‑270.]

[294]                     Étant donné, comme le confirme ce passage tiré de l’arrêt Sobeys Stores, que les deux cours se partageaient la compétence à l’égard des réclamations pécuniaires « substantielles », les cours supérieures n’avaient pas compétence exclusive sur les réclamations civiles au moment de la Confédération, et elles n’ont jamais été non plus les seules cours investies du pouvoir de trancher des affaires substantielles. Cela signifie que l’art. 35 C.p.c. constitue prima facie une attribution valide d’une compétence exclusive à la cour provinciale suivant l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle.

[295]                     Toutefois, la Cour d’appel a reformulé ainsi la question du renvoi : « en limitant la compétence de la Cour supérieure du Québec de trancher les différends en matière civile aux affaires dans lesquelles la valeur de l’objet en litige est de 85 000 $ et plus, la législature porte‑t‑elle atteinte à la compétence fondamentale de la Cour supérieure du Québec de trancher des différends de droit privé? » Il s’ensuit que la Cour d’appel n’a pas appliqué du tout l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle, se concentrant exclusivement sur la question de savoir s’il y a eu atteinte à la compétence fondamentale de la Cour supérieure. Bien qu’elle ait cité les propos formulés par la juge Wilson dans l’arrêt Sobeys Stores selon lesquels les cours provinciales jouissaient d’une « compétence monétaire fort substantielle » au moment de la Confédération, la Cour d’appel a néanmoins tiré l’inférence que, comme les cours supérieures avaient compétence exclusive sur les réclamations de plus de 100 $, elles avaient compétence sur les « différends civils substantiels ».

[296]                     Son argument au soutien de la création d’une nouvelle compétence fondamentale sur les « différends civils substantiels » peut être résumé ainsi : comme la cour provinciale avait compétence sur des réclamations de 100 $, considérées comme « fort substantielles », et comme les cours supérieures avaient compétence sur les réclamations de plus de 100 $, la compétence de la cour supérieure portait sur des réclamations « plus substantielles » et, par conséquent, les cours supérieures avaient compétence sur toutes les réclamations substantielles.

[297]                     Comment calcule-t-on la différence entre ce que la juge Wilson qualifiait de réclamations civiles « fort substantielle[s] » entendues par la cour provinciale et les réclamations civiles « substantielles » attribuées à tort par la Cour d’appel aux cours supérieures, a fortiori pour les besoins d’une analyse constitutionnelle? Le caractère artificiel de l’opération ressort avec encore plus d’acuité à la lumière de la conclusion de la Cour d’appel portant que les réclamations d’une valeur allant jusqu’à 70 000 $ ne sont pas substantielles, mais que toutes celles excédant ce montant le sont. À combien doit s’élever une réclamation pour être qualifiée de « substantielle »? Après tout, une somme substantielle pour un plaideur peut être de la petite monnaie pour un autre, comme l’a ironiquement démontré George Bernard Shaw dans l’échange suivant, tiré de la pièce Pygmalion, entre le professeur Henry Higgins et son ami, le colonel Pickering, où Higgins explique à Pickering pourquoi il est prêt à accepter les quelques pièces que lui offre Liza Doolittle, plutôt que son tarif habituel, en guise de paiement pour des leçons de langue :

                    HIGGINS [. . .] Dites donc, Pickering, si vous considérez un franc non comme un simple franc, mais par rapport au gain de cette fille, vous voyez qu’il est largement l’équivalent de douze ou quinze cents francs d’un millionnaire.

                    PICKERING Comment cela?

                    HIGGINS Prenez des chiffres. Un millionnaire a environ trois mille francs par jour. Et elle, elle gagne environ quatre francs par jour. Elle m’offre deux cinquièmes de son revenu quotidien pour une leçon. Or, les deux cinquièmes du revenu quotidien d’un millionnaire se monteraient à environ douze cents francs. C’est beau. Pardieu, c’est énorme! C’est l’offre la plus forte que j’aie jamais eue!

                    LIZA [se levant, terrifiée] Douze cents balles! Mais d’quoi que vous parlez? Jamais j’vous ai offert douze cents balles. Où c’est que j’irais les . . .

((1967), p. 55‑56)

[298]                     La Cour d’appel a affirmé que les cours supérieures possèdent un noyau intouchable de compétence en matière civile, et que ce noyau garantit aux plaideurs le droit de faire trancher leurs litiges par une cour visée à l’art. 96. Elle a conclu que le pouvoir des cours supérieures d’entendre des litiges civils fait partie intégrante des fonctions de ces tribunaux, et que leur retirer ce pouvoir les affaiblirait considérablement ou modifierait fondamentalement leur nature. Au soutien de cette proposition, elle invoque une seule déclaration, tirée de l’arrêt B.C. Trial Lawyers, par. 32, selon laquelle la compétence fondamentale des cours supérieures inclut le pouvoir de « résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé ».

[299]                     Avec égards, l’arrêt B.C. Trial Lawyers n’a pas élargi le champ de la compétence pécuniaire fondamentale des cours supérieures. Cet arrêt permet d’affirmer que, lorsque des frais d’audience empêchent des plaideurs d’avoir accès à un tribunal public, indépendant et impartial, les juges des cours supérieures doivent disposer du pouvoir discrétionnaire de dispenser les plaideurs de ces frais. Il n’établit pas le principe que les plaideurs possèdent un droit constitutionnel absolu de soumettre tous litiges civils à une cour supérieure.

[300]                     Mes collèges les juges Côté et Martin concluent qu’en l’absence de mesures protégeant la compétence fondamentale en matière de réclamations civiles, les cours supérieures ne seront plus capables de développer « la jurisprudence en matière de droit privé » (par. 86), ce qui compromettrait la « primauté du droit » au pays. Bien qu’il soit évident que la Cour a reconnu l’existence d’un lien entre la compétence fondamentale et la primauté du droit, mes collègues ont, soit dit en tout respect, grandement exagéré la portée de ce concept. Dans le contexte de l’art. 96, la « primauté du droit » signifie que les cours supérieures doivent disposer de l’autonomie nécessaire pour faire respecter leurs propres décisions, elles doivent être impartiales et indépendantes, et elles doivent conserver une compétence résiduelle sur les affaires qui n’ont pas été assignées à un forum compétent (MacMillan Bloedel; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif à l’Î.-P.-É. »); B.C. Trial Lawyers). La primauté du droit ne signifie pas que si certaines questions de droit privé sont tranchées par un forum impartial et indépendant plutôt que par un autre, l’« ordre réel de droit positif » au Canada sera modifié de façon inacceptable (motifs des juges Côté et Martin, par. 85).

[301]                     Il ne fait aucun doute qu’une mesure législative ne peut pas avoir pour effet de retirer aux cours supérieures le pouvoir dont elles ont besoin pour statuer efficacement sur les litiges qui leur sont régulièrement soumis et pour faire respecter les ordonnances qu’elle rendent dans ces affaires, mais il a été jugé que la compétence « fondamentale » est un concept étroit, et non pas un concept malléable. Il vise à protéger uniquement la fonction et le rôle essentiels des cours supérieures. Tant que le « caractère essentiel » des cours supérieures n’est ni compromis ni affaibli, les législatures provinciales sont constitutionnellement autorisées à exercer la compétence que leur accorde le par. 92(14) en créant des cours provinciales et en les habilitant, même de façon exclusive, à répondre aux besoins locaux en matière de justice, non pas aux besoins tels qu’ils existaient au moment de la Confédération, mais tels qu’ils existent maintenant.

[302]                     Il n’y a aucune preuve que le fait de réduire de 15 000 $ la compétence civile de la Cour supérieure du Québec compromet sa capacité de s’acquitter de l’une ou l’autre de ses fonctions fondamentales reconnues. En fait, l’art. 35 C.p.c. n’a pas pour effet de modifier quelque caractéristique ou attribut de la Cour supérieure du Québec, encore moins de façon concrète. L’idée selon laquelle nos cours supérieures ont hérité des tribunaux anglais préconfédératifs dotés d’une compétence inhérente un certain pouvoir fondamental sur l’évolution du droit privé est incompatible avec le fait que, depuis la Confédération, les cours supérieures ont partagé ce rôle avec un certain nombre de cours provinciales. En d’autres termes, les cours supérieures n’ont jamais eu la responsabilité exclusive de guider l’évolution du droit privé. Par conséquent, ce rôle ne saurait faire partie de la compétence fondamentale des cours supérieures. Peu importe comment il est appliqué, le critère relatif au noyau de pouvoirs ou à la compétence fondamentale énoncé dans l’arrêt MacMillan Bloedel mène à la conclusion que le fait de réduire de 15 000 $ la compétence exclusive de la Cour supérieure n’affaiblit d’aucune manière la compétence fondamentale de ce tribunal.

[303]                     Bien que l’application classique de l’analyse établie dans les arrêts Renvoi sur la location résidentielle et MacMillan Bloedel permette de trancher le pourvoi, la présente affaire révèle certaines des lacunes de cette approche. Il est peut‑être temps d’envisager de remplacer l’analyse de manière à actualiser le droit relatif à l’interaction entre le par. 92(14) et l’art. 96 et à le mettre en phase avec la méthode d’interprétation constitutionnelle de la Cour en général et, plus particulièrement, avec les observations suivantes du juge en chef Lamer dans Residential Tenancies (1996), dans lequel ce dernier a invoqué la célèbre mise en garde de lord Sankey dans l’affaire « Persons » de 1929 (Edwards c. Attorney-General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.)), selon laquelle la Constitution est comme un « arbre » et doit recevoir une interprétation souple :

                        Malgré l’importance de l’art. 96 du point de vue institutionnel (c’est‑à‑dire le fait qu’il protège l’indépendance et la compétence fondamentale des cours supérieures), nous avons reconnu qu’une constitution est comme un « arbre », et qu’elle doit être capable d’adaptation à de nouveaux domaines et à de nouveaux intérêts. Par conséquent, une démarche souple a été adoptée afin de déterminer dans quels cas des pouvoirs judiciaires peuvent être transférés à des tribunaux inférieurs et à des tribunaux administratifs.

                        Conformément à cette démarche souple, notre Cour a, à l’occasion, indiqué qu’elle comprenait l’argument que l’art. 96 ne doit pas être interprété de façon à faire échec à la croissance que sont appelés à connaître les tribunaux administratifs provinciaux, ou de façon à restreindre indûment cette croissance. Nous avons reconnu que « [d]es adaptations doivent être permises de façon à donner aux législatures la possibilité de faire face aux nouveaux problèmes et intérêts sociaux et de mettre au point de nouvelles techniques de solution des litiges et de règlement rapide des litiges relativement peu importants » pour le bénéfice de ses citoyens. Après tout, la Constitution est un document fait pour le peuple, et l’un des objectifs les plus importants de tout mécanisme de règlement des différends est de bien servir ceux qui y ont recours. Règle générale, en matière civile, les particuliers plaideurs sont surtout intéressés à recourir à des mécanismes décisionnels rapides et peu coûteux.

                        La difficulté que doit surmonter notre Cour est de trouver un équilibre entre les considérations institutionnelles et les préoccupations des individus, tout en faisant en sorte que l’art. 96 continue de jouer un rôle important et utile dans la société canadienne. [Italique ajouté; références omises; texte entre crochets dans l’original; par. 27‑29.]

[304]                     Cet arbre a été bien arrosé par notre Cour, non seulement pour protéger les sphères de compétence provinciale et fédérale, mais aussi pour donner à l’une une certaine extension lorsque le faire n’affaiblit pas de façon appréciable la capacité de l’autre de s’acquitter de son mandat constitutionnel. Ce principe que l’on appelle désormais le fédéralisme souple ou coopératif a été appliqué par notre Cour comme un outil d’aide à l’interprétation de la Constitution et à la résolution des conflits entre les chefs de compétence fédéraux et provinciaux (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32; R. c. Comeau, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 77).

[305]                     À titre d’exemple, dans l’arrêt Bande Kitkatla c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), [2002] 2 R.C.S. 146, la Cour a conclu qu’une loi provinciale protégeant les objets patrimoniaux pouvait s’appliquer aux artefacts des peuples autochtones, même si la loi avait un effet disproportionné sur les personnes relevant du pouvoir fédéral sur les questions autochtones prévu au par. 91(24). Le fédéralisme coopératif est aussi la raison pour laquelle la jurisprudence de la Cour sur le partage des compétences reconnaît que les pouvoirs provinciaux et fédéraux ne sont pas des compartiments étanches et que les deux ordres de gouvernement peuvent légiférer sur la même matière, pour autant qu’il n’y ait pas de conflit d’application (Multiple Access Ltd. c. McCutcheon, [1982] 2 R.C.S. 161). Les lois provinciales ne seront pas invalides simplement parce qu’elles touchent à un domaine qui aurait pu être régi par le fédéral; il doit exister une forme d’atteinte ou d’entrave à la réalisation d’un objectif (Hogg, p. 15‑28 à 15‑29 et 16‑4 à 16‑10.6). C’est une approche qui reconnaît que « [l]a proposition suivant laquelle tant les pouvoirs fédéraux que ceux des provinces doivent être respectés et qu’un pouvoir ne peut être utilisé d’une manière telle que cela revienne en réalité à en vider un autre de son essence constitue un principe fondamental du fédéralisme » (Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, [2011] 3 R.C.S. 837, par. 7). Qui plus est, dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, la Cour a déclaré qu’une « interaction légitime des pouvoirs fédéraux et provinciaux » devait être privilégiée par rapport aux doctrines qui limitent strictement les pouvoirs des provinces (par. 36‑37).

[306]                     Une telle approche à l’égard du fédéralisme accepte non seulement qu’un chevauchement entre les pouvoirs fédéraux et provinciaux est « inévitabl[e] », mais également qu’il est utile parce qu’il permet aux gouvernements de répondre à un ensemble complexe de questions (NIL/TU,O Child and Family Services Society c. B.C. Government and Service Employees’ Union, [2010] 2 R.C.S. 696, par. 42‑43). Cette approche explique également l’interprétation permissive de la Cour à l’égard de la prépondérance, doctrine qui invalide les lois provinciales qui empiètent sur des lois fédérales (Chatterjee c. Ontario (Procureur général), [2009] 1 R.C.S. 624, par. 53). Dans l’arrêt Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., [2019] 1 R.C.S. 150, la Cour a affirmé que « [l]e conflit doit être défini de façon étroite pour que chaque ordre de gouvernement puisse agir aussi librement que possible dans sa sphère de compétence constitutionnelle respective » (par. 66). De même, dans l’arrêt Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., [2015] 3 R.C.S. 419, la Cour a expliqué que les tribunaux doivent adopter une « approche restrictive » à l’égard de la prépondérance et qu’une interprétation harmonieuse favorisant la compatibilité doit être privilégiée (par. 21).

[307]                     Récemment, dans l’arrêt Comeau, la Cour a jugé que des dispositions édictées par une province qui prohibaient la possession de boissons alcooliques achetées auprès d’une entité autre que la société des alcools provinciale ne contrevenaient pas à l’art. 121 de la Constitution qui protège la libre circulation des marchandises dans l’ensemble du pays. La Cour a donné les explications suivantes :

                    . . . l’art. 121 interdit l’imposition de tarifs et d’autres mesures semblables sur les biens qui circulent d’une province à une autre. Parallèlement, la preuve historique n’indique nullement que les provinces, par exemple, perdraient leur pouvoir de légiférer en vertu de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans l’intérêt de leurs citoyens, même si cela pouvait avoir une incidence sur le commerce interprovincial. [Italique ajouté; par. 67.]

La Cour a indiqué que « [l]’interprétation » donnée aux « dispositions comme l’art. 121 [. . .] doit être telle qu’elle ne prive pas le Parlement et les législatures des pouvoirs qui leur sont conférés pour traiter efficacement les problèmes qui se posent » (par. 72). En outre, la Cour a expliqué qu’une « interprétation large des pouvoirs fédéraux s’accompagne habituellement d’appels à la reconnaissance de pouvoirs provinciaux plus larges, et vice versa; ces pouvoirs sont en symbiose » (par. 79).

[308]                     Il n’y a aucune raison de ne pas élargir cette approche à notre conception de la relation entre le par. 92(14), qui habilite les provinces à créer des tribunaux de juridiction civile ou criminelle, et l’art. 96.

[309]                     Comme l’a souligné le professeur Hogg, l’approche appliquée par notre Cour à l’égard de l’art. 96 est [traduction] « regrettable » et constitue un « obstacle à beaucoup de nouvelles politiques réglementaires ou sociales » (p. 7‑38.1). Il a aussi critiqué le particularisme de l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle :

                    [traduction] . . . [L’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle] n’est pas satisfaisante comme doctrine de droit constitutionnel. Chacune des trois étapes est vague et contestable dans bien des situations, et de petites divergences entre les provinces du point de vue de leur histoire ou de leurs pratiques institutionnelles peuvent être déterminantes quant à la validité ou à l’invalidité de tribunaux administratifs apparemment similaires [. . .]. Il est peu probable que les tribunaux abandonnent une doctrine qui s’est développée sur une longue période; ou encore qu’ils renoncent à leur souci (que je considère extravagant) de prévenir l’érosion de la compétence des cours supérieures. [p. 7‑49 à 7‑50]

[310]                     D’autres auteurs soutiennent que l’analyse elle-même est excessivement technique et axée sur l’histoire, et de ce fait antithétique à la pratique de notre Cour consistant à appliquer une interprétation constitutionnelle téléologique. À leur avis, une application trop stricte de l’analyse pourrait avoir pour effet de figer les institutions dans le temps, d’une manière qui les rendrait « désu[ètes] et inefficace[s] » (Gaétan Migneault, « L’administration de la justice et la structure judiciaire canadienne » (2006), 37 R.D.U.S. 41, p. 43; voir aussi J. Gareth Morley, « Dead Hands, Living Trees, Historic Compromises : The Senate Reform and Supreme Court Act References Bring the Originalism Debate to Canada » (2016), 53 Osgoode Hall L.J. 745).

[311]                     Les principes de diversité régionale et de subsidiarité étayent philosophiquement le besoin d’appliquer, à l’égard du pouvoir des gouvernements provinciaux d’attribuer des compétences aux organismes juridictionnels provinciaux, l’interprétation libérale préconisée par le juge en chef Duff dans le Renvoi sur l’adoption, par la juge Wilson dans l’arrêt Sobeys Stores et par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Residential Tenancies (1996). Dans l’affaire 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, par. 3, la juge L’Heureux‑Dubé a expliqué que la subsidiarité repose sur le principe que « le niveau de gouvernement le mieux placé pour [prendre des décisions est] celui qui est le plus apte à le faire, non seulement sur le plan de l’efficacité mais également parce qu’il est le plus proche des citoyens touchés » (voir aussi Banque canadienne de l’Ouest, par. 45). Dans le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, [2010] 3 R.C.S. 457, par. 183, les juges LeBel et Deschamps ont confirmé l’importance de cette approche, lorsqu’ils ont affirmé que le principe de la subsidiarité permet de reconnaître que l’ordre de gouvernement « le plus proche du citoyen » est « le plus à même de répondre aux préoccupations de ce citoyen ». S’assurer que les gouvernements régionaux sont en mesure de répondre plus librement aux préoccupations locales « facilite [. . .] la participation à la démocratie en conférant des pouvoirs au gouvernement que l’on croit le mieux placé pour atteindre un objectif sociétal donné » (par. 183, citant l’arrêt Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 58).

[312]                     Les gouvernements provinciaux sont plus près des questions qui touchent la plupart des personnes s’adressant aux tribunaux, ainsi que des réalités des enjeux locaux. Ils sont par conséquent mieux placés pour reconnaître les préoccupations locales concernant le système de justice et pour y répondre. Les législatures provinciales doivent être capables de faciliter l’accès à la justice en habilitant à cette fin les tribunaux judiciaires et administratifs qui répondent aux besoins du système de justice.

[313]                     La décision de la Cour dans le premier Renvoi sur la location résidentielle ne s’attachait pas particulièrement aux avantages d’un fédéralisme souple. Elle était plutôt animée par un certain nombre d’aspirations protectrices à l’égard des cours visées à l’art. 96. La première était le désir de promouvoir l’unité nationale par la préservation d’un système judiciaire unitaire. Comme l’a expliqué notre Cour dans le Renvoi sur la location résidentielle :

                    . . . on détruirait [. . .] l’effet qu’on voulait donner à l’art. 96 si une province pouvait adopter une loi créant un tribunal, nommer ses juges et lui attribuer la compétence des cours supérieures. Ce qu’on concevait comme un fondement constitutionnel solide de l’unité nationale, au moyen d’un système judiciaire unitaire, serait gravement sapé à sa base. [Italique ajouté; p. 728.]

[314]                     La seconde était de veiller à ce que les litiges soient tranchés par des tribunaux impartiaux et indépendants. La relation étroite qui existe entre la préservation de la compétence prévue à l’art. 96 et le besoin de pouvoir compter sur une magistrature indépendante a été expliquée dans l’arrêt McEvoy c. Procureur général du Nouveau‑Brunswick, [1983] 1 R.C.S. 704, p. 720, où la Cour a affirmé ce qui suit :

                        La Loi constitutionnelle de 1867  érige en principe fondamental de notre régime fédéral l’indépendance traditionnelle des juges des cours supérieures anglaises et cette indépendance ne peut être moins importante et moins vitale dans l’administration du droit criminel qu’elle ne l’est dans les affaires civiles. Aux termes de la Constitution canadienne, les cours supérieures sont indépendantes des deux paliers de gouvernement. Les provinces créent, maintiennent et organisent les cours supérieures; le fédéral nomme les juges. Les articles de la Loi constitutionnelle de 1867  qui portent sur l’organisation judiciaire garantissent l’indépendance des cours supérieures; ils s’appliquent aussi bien au Parlement qu’aux législatures provinciales. [Italique ajouté.]

[315]                     Le lien entre l’indépendance judiciaire et l’imposition de contraintes limitant la compétence des cours provinciales a été expliqué par la juge Wilson dans l’arrêt Sobeys Stores, lorsqu’elle a fait observer qu’une grande partie de la jurisprudence relative à l’art. 96 « établit que, si la compétence des tribunaux inférieurs [sic] ne saurait être figée à la date de la Confédération, elle ne saurait non plus être substantiellement élargie au point de saper l’indépendance du pouvoir judiciaire que protège l’art. 96 » (p. 253 (italique ajouté)).

[316]                     Suivant ce point de vue, on a dit que l’approche de la Cour en ce qui concerne l’art. 96 renforçait la théorie du professeur W. R. Lederman selon laquelle certaines affaires doivent être entendues par des cours supérieures, parce qu’elles doivent être tranchées par des tribunaux indépendants (« The Independence of the Judiciary » (1956), 34 R. du B. can. 769 et 1139). Le raisonnement justifiant de circonscrire étroitement le pouvoir des provinces en ce qui concerne les cours de justice et les tribunaux administratifs n’était pas qu’il y a une valeur intrinsèque dans le fait que des juges soient nommés par le fédéral, mais qu’il fallait veiller à ce que l’indépendance de la magistrature au pays ne soit pas érodée par la création de « cours de justice parallèles ». Le juge en chef Lamer a réitéré ce point dans l’arrêt Residential Tenancies Act (1996), lorsqu’il a expliqué que la jurisprudence relative à l’art. 96 vise à protéger « l’indépendance et la compétence fondamentale des cours supérieures » (par. 27).

[317]                     Cependant, la thèse voulant que la Constitution protège uniquement l’indépendance des cours supérieures s’est effritée dans le Renvoi relatif à l’Î.-P.-É. de 1997, qui portait sur la constitutionnalité de différents régimes provinciaux de rémunération des juges des cours provinciales. La question précise consistait à déterminer si la Constitution protégeait l’indépendance et l’impartialité des juges nommés par les provinces et si les modifications législatives apportées à la structure de rémunération de ces juges avaient pour effet de miner cette indépendance.

[318]                     Le juge en chef Lamer a conclu que le temps était venu d’admettre que le préambule de la Constitution reconnaissait que tous les tribunaux, y compris les cours provinciales, jouissent d’une indépendance protégée constitutionnellement. Selon lui, le maintien d’institutions judiciaires solides était si fondamental à la préservation de notre ordre constitutionnel que le pouvoir provincial de créer des tribunaux en vertu du par. 92(14) « impli[que] » ces protections (par. 108). À son tour, la constitutionnalisation de l’indépendance des cours provinciales aide à maintenir « la primauté du droit ». Fait important dans le pourvoi dont nous sommes saisis, le juge en chef Lamer a conclu que l’objet de l’art. 96 pouvait désormais s’éloigner de la protection de l’unité nationale et s’attacher au « maintien de la primauté du droit par la protection du rôle des tribunaux » (par. 88). Mais la primauté du droit, qui requiert que ce soit des décideurs compétents et indépendants qui tranchent les questions de droit, [traduction] « devrait être indifférente quant à l’identité du tribunal judiciaire ou administratif indépendant qui est habilité à assurer le respect de la loi » (Peter W. Hogg et Cara F. Zwibel, « The rule of law in the Supreme Court of Canada » (2005), 55 U.T.L.J. 715, p. 731).

[319]                     Du fait qu’il a garanti la même protection constitutionnelle en matière d’indépendance judiciaire aux cours supérieures ainsi qu’aux cours provinciales, et qu’il les a désignées toutes deux comme des défenseures de la primauté du droit, le Renvoi relatif à l’Î.-P.-É. a représenté un changement fondamental dans les attributs constitutionnels de l’appareil judiciaire canadien, un changement qui, avec égards pour l’opinion contraire, a rendu plus incertaines l’utilité et la légitimité d’une approche stricte à l’égard de l’art. 96, en particulier au moyen de l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle.

[320]                     Comme l’objectif initial de l’analyse établie dans le Renvoi sur la location résidentielle était de faire en sorte que les provinces ne créent pas de cours de justice ou de tribunaux administratifs possédant, à l’égard de certaines questions, une compétence juridictionnelle qui aurait pour effet de retirer à un tribunal indépendant le pouvoir de trancher des différends justiciables, la préoccupation n’était plus justifiée après le Renvoi relatif à l’Î.-P.-É. (voir Patrick Healy, « Constitutional Limitations upon the Allocation of Trial Jurisdiction to the Superior or Provincial Court in Criminal Matters » (2003), 48 Crim. L.Q. 31, p. 35). Ainsi que l’a fait observer le professeur Healy, l’approche de notre Cour relativement à l’attribution de compétences juridictionnelles par voie législative [traduction] « surestime l’importance de la cour supérieure et sous‑estime celle de la cour provinciale » (p. 67).

[321]                     Étant donné que l’indépendance des cours provinciales est consacrée par la Constitution, ces dernières sont aussi bien placées que les cours supérieures pour faire respecter de manière indépendante la primauté du droit. Il n’est donc plus justifié désormais d’invoquer la primauté du droit et l’indépendance pour restreindre la compétence des cours provinciales.

[322]                     Comme le suggère le Renvoi relatif à l’Î.-P.-É., cette reconnaissance récemment articulée de l’indépendance des cours provinciales fait de celles-ci des partenaires dans la protection de l’unité nationale. Le principe de l’unité nationale a été explicité par la juge McLachlin, dans ses motifs dissidents dans l’arrêt MacMillan Bloedel :

                    Il en résulte un réseau de tribunaux canadiens connexes qui garantit l’indépendance judiciaire, l’uniformité entre les provinces et l’existence de normes minimales en matière décisionnelle partout au pays, ce qui offre un « fondement constitutionnel solide de l’unité nationale ». [Référence omise; par. 51.]

[323]                     Cela confirme que les juges des cours supérieures ne possèdent pas quelque qualité intrinsèque qui les rendrait singulièrement aptes à assurer des normes minimales de justice. La constitutionnalisation de l’indépendance et de l’impartialité des cours provinciales écarte cette notion. La reconnaissance constitutionnelle accrue du rôle important que jouent les juges nommés par les provinces au sein de l’appareil judiciaire canadien ne diminue en rien l’indépendance et l’impartialité de nos tribunaux. Au contraire, elle renforce l’ensemble de l’appareil judiciaire ainsi que la perception des membres du public selon laquelle les juges des cours provinciales devant lesquels ils se présentent pour faire trancher leur droit à la liberté ou à leur gagne-pain, ou encore leurs droits à une pension alimentaire ou à la garde de leurs enfants, n’agissent pas moins judiciairement parce qu’ils sont nommés par un ordre de gouvernement différent. Pour paraphraser Gertrude Stein, pour les membres du public, un juge est un juge est un juge.

[324]                     Comme l’a expliqué le professeur Hogg, la nature unitaire de notre système judiciaire découle du fait que tant les cours de justice administrées par les provinces que celles administrées par le fédéral appliquent à la fois les lois fédérales et les lois provinciales, et elles sont partie intégrante d’une hiérarchie judiciaire ayant à son sommet la Cour suprême du Canada :

                        [traduction] L’administration de la justice au Canada présente d’importantes caractéristiques unitaires et fédérales. Bien entendu, comme on peut s’y attendre dans un pays fédéral, il existe une hiérarchie distincte de tribunaux provinciaux dans chaque province. Cependant, que ces tribunaux aient existé au moment de la Confédération ou qu’ils aient été créés plus tard en vertu du par. 92(14), ils ne se limitent pas à juger des affaires fondées sur des lois provinciales. Le pouvoir dont dispose une province en matière d’administration de la justice lui permet de conférer à ses tribunaux compétence sur l’éventail complet des litiges, qu’il s’agisse de droit fédéral, provincial ou constitutionnel. Puis, il y a appel de la décision de la cour d’appel de la province — laquelle se situe au sommet de la hiérarchie judiciaire de chaque province — à la Cour suprême du Canada. Bien que cette dernière ait été établie par une loi fédérale, elle est davantage une cour nationale qu’une cour fédérale, puisqu’elle est une « cour générale d’appel pour le Canada », dotée du pouvoir d’entendre des appels de décisions des cours provinciales (ainsi que des cours fédérales, qui sont décrites plus loin) dans tous types d’affaires, que le droit applicable soit du droit fédéral, provincial ou constitutionnel. La place qu’occupe la Cour suprême du Canada, dotée de sa compétence plénière, au-dessus de chaque hiérarchie provinciale, a pour effet de fusionner les dix hiérarchies provinciales en un seul système national. [Italique ajouté; p. 7‑3.]

[325]                     Dans le même ordre d’idées, le juge La Forest a formulé les commentaires suivants au sujet de notre système judiciaire unitaire dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd., [1989] 1 R.C.S. 206, une affaire soulevant la question de savoir si une cour des petites créances provinciale avait compétence à l’égard de demandes portant sur un domaine de compétence fédérale :

                        En examinant les questions constitutionnelles, il convient de se rappeler que le système judiciaire canadien est, de façon générale, un système unitaire en vertu duquel les tribunaux provinciaux d’instance inférieure et supérieure qui ont compétence en première instance et en appel appliquent les lois tant fédérales que provinciales selon une structure hiérarchisée ayant à son sommet la Cour suprême du Canada établie par le Parlement en vertu de l’art. 101  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

                    . . .

                        J’ai déjà fait état de mon opinion qu’une province peut, dans l’exercice de ses pouvoirs en vertu du par. 92(14), conférer à ses tribunaux une compétence générale et que je ne voyais aucune raison pour laquelle ce pouvoir ne s’étendrait pas aux tribunaux d’instance inférieure. En effet, il me semble que la structure essentiellement unitaire du système judiciaire canadien nous invite à tirer cette conclusion. Depuis la Confédération jusqu’à ce jour, les tribunaux des provinces ont, sous réserve de règles de droit fédérales incompatibles, statué sur tous les types de litiges imaginables. Comme Hogg l’a affirmé : [traduction] « Il importait peu que le litige soulève une question de droit constitutionnel, de droit fédéral, de droit provincial, ou d’un mélange des trois, les tribunaux provinciaux avaient néanmoins compétence ». Ils ne sont peut‑être pas, à proprement parler, des tribunaux nationaux mais ils sont les tribunaux ordinaires du pays auxquels les citoyens recourent habituellement pour l’administration de la justice [Référence omise; p. 215 et 225.]

[326]                     En outre, dans l’arrêt Paul c. Colombie‑Britannique (Forest Appeals Commission), [2003] 2 R.C.S. 585, le juge Bastarache a conclu qu’un tribunal administratif provincial pouvait entendre des affaires de droit autochtone dans l’accomplissement de sa mission provinciale valide. Il a formulé quelques commentaires sur la notion de système judiciaire unitaire, expliquant que le nôtre « englobe les tribunaux de droit commun, les cours fédérales, les cours créées par une loi provinciale et les tribunaux administratifs » (par. 22).

[327]                     L’article 35 C.p.c. ne crée pas un système judiciaire dualiste, pas plus qu’il ne menace d’en créer un. Les décisions de la Cour du Québec sont susceptibles d’appel à la Cour d’appel de cette province et à la Cour suprême du Canada. Tout comme le contrôle judiciaire « intègre les tribunaux administratifs dans le système judiciaire unitaire », la possibilité qu’il y ait appel jusqu’à notre Cour intègre la Cour du Québec dans notre système unitaire (Paul, par. 22). De plus, la Cour du Québec se penche régulièrement sur des questions relevant du droit fédéral en raison de sa compétence étendue en matière criminelle. L’exercice de ce pouvoir de statuer sur des demandes fondées sur des règles de droit fédérales et provinciales, qui existe depuis longtemps partout au Canada, ne fragmente d’aucune façon notre système judiciaire et, en fait, il renforce son caractère intégré.

[328]                     J’admets que la notion de compétence fondamentale protège « les pouvoirs qui ont une importance cruciale et qui sont essentiels à l’existence d’une cour supérieure dotée de pouvoirs inhérents et au maintien de son rôle vital au sein de notre système juridique ». Il s’agit des pouvoirs qui sont essentiels au maintien de notre Constitution et qui font en sorte que les cours supérieures ne deviennent pas inefficaces. De façon plus générale, il faut également reconnaître que les transferts globaux de compétence qui privent les cours supérieures d’une participation réelle dans le type d’affaires sur lesquelles elles ont traditionnellement détenu une compétence exclusive porteront atteinte à l’art. 96.

[329]                     Cependant, le fait que l’exercice par une province des pouvoirs que lui confère le par. 92(14) ait une incidence sur la compétence des cours supérieures ne devrait pas, à lui seul, avoir pour effet d’entraîner l’inconstitutionnalité d’une attribution de compétence. Comme l’a expliqué la juge McLachlin dans ses motifs dissidents dans l’arrêt MacMillan Bloedel, « rien dans la Constitution ne laisse entendre que le Parlement ne peut pas conférer à des tribunaux inférieurs [sic] des pouvoirs visés à l’art. 96 [. . .] pourvu que cela n’affaiblisse pas les cours visées à l’art. 96 » (par. 54 (italique ajouté)). Un tel affaiblissement survient lorsque les cours provinciales « usurpent les fonctions réservées aux cours supérieures » (Residential Tenancies (1996), par. 73). Cela conduit, il me semble, à une approche qui n’est pas sans rappeler celle que notre Cour applique dans toute affaire où il y a apparence de conflit entre les art. 91 et 92, c’est-à-dire en s’attachant à la question de savoir si la mesure législative contestée a porté atteinte à un autre chef de compétence ou entravé la mise en œuvre de celui-ci de manière importante, et non à celle de savoir si la mesure a simplement eu une incidence accessoire sur ce chef de compétence.

[330]                     Contrairement à l’analyse multifactorielle proposée par mes collègues, cette approche plus souple respecte la mise en garde formulée par le juge en chef Duff dans le Renvoi sur l’adoption contre le fait de « figer » dans le temps la compétence des cours provinciales, ainsi que la reconnaissance par le juge en chef Lamer dans l’affaire Residential Tenancies (1996) que l’art. 96 doit être interprété conformément à la notion voulant que notre Constitution est un arbre. Cela tient également compte de l’argument du professeur Hogg selon lequel il est [traduction] « peu judicieux » d’assujettir à des restrictions strictes la capacité des législatures de créer des cours provinciales, et ce, afin de dissiper une vague crainte, souvent « extravagante », que les provinces mineront la compétence des cours supérieures (p. 7‑50 et 7‑51).

[331]                     Il faudrait s’attacher à veiller à ce que l’art. 96 « ne perde tout son sens par suite de l’exercice par les provinces de leur compétence pour créer, maintenir et organiser des cours provinciales » (Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.‑P.‑É.), [1991] 1 R.C.S. 252, p. 264 (italique ajouté)). Comme l’a affirmé le juge en chef Lamer dans Residential Tenancies (1996), les provinces peuvent exercer librement le pouvoir qui leur est conféré par le par. 92(14) tant et aussi longtemps que « l’art. 96 continue de jouer un rôle important et utile dans la société canadienne » (par. 29).

[332]                     En conséquence, il me semble que, essentiellement, la seule question qu’il faut se poser pour décider si la compétence attribuée à une cour provinciale contrevient à l’art. 96 est celle de savoir si cette attribution de compétence porte atteinte de façon appréciable au « caractère essentiel » et aux fonctions des cours supérieures. Autrement dit, quelles sont les fonctions que la cour supérieure ne peut plus exercer en raison de l’attribution de compétence au tribunal judiciaire ou administratif provincial, et en quoi cette perte représente‑t‑elle des « pouvoirs qui ont une importance cruciale » et qui sont essentiels à son existence en tant que cour supérieure dotée d’une compétence inhérente?

[333]                     Dans le présent pourvoi, malgré l’augmentation de 15 000 $ de la compétence exclusive de la cour provinciale en vertu de l’art. 35 C.p.c., la perte de compétence correspondant à ce montant par la Cour supérieure du Québec ne l’a pas empêchée de quelque manière concrète que ce soit de jouer son rôle habituel et de juger le genre d’affaires civiles qu’elle a toujours entendues. En fait, elle entend maintenant une plus grande proportion d’affaires civiles que ne le faisaient les cours supérieures dans trois des quatre provinces au moment de la Confédération. Sur la base de cette seule conclusion, la thèse selon laquelle il a été porté atteinte, au Québec, au caractère essentiel des cours visées à l’art. 96 est insoutenable. Même si, comme le suggère la juge Wilson dans Sobeys Stores, la mise en équilibre du par. 92(14) et de l’art. 96 vise à préserver le « pacte originaire [de la Confédération] », on se saurait dire qu’il y a manquement à ce « pacte » par suite de l’exercice par une province de ses pouvoirs, exercice au terme duquel les cours provinciales se retrouvent dotées d’une compétence civile proportionnellement moindre que celle qu’elles possédaient en 1867 (p. 263).

[334]                     Peu importe l’approche adoptée pour analyser l’art. 35 C.p.c., cette disposition représente un exerce valide du droit dont dispose la province en vertu du par. 92(14) d’administrer la justice et de créer des cours de compétence civile au Québec. Je ne vois rien dans l’attribution de compétence en litige ici qui empiète sur la compétence des juges de la Cour supérieure du Québec ou qui porte atteinte de manière appréciable à cette compétence. Il n’y a aucune preuve que l’exercice de ce pouvoir a porté atteinte de manière appréciable à la capacité des cours supérieures d’exercer leurs fonctions constitutionnelles ou a eu quelque effet préjudiciable concret sur la compétence protégée par l’art. 96. Par conséquent, la réponse à la question du renvoi est que l’art. 35 est « valid[e] au regard de l’article 96  de la Loi constitutionnelle de 1867  ».

[335]                     Le système de justice civile établi par la législature provinciale respecte l’équilibre entre le par. 92(14) et l’art. 96 en faisant en sorte que tant les cours dont les juges sont nommés par la province que celles dont les juges sont nommés par le fédéral jouent un rôle concret en matière d’accès à la justice. Aujourd’hui, la Cour du Québec est, comme l’ont toujours été les cours provinciales, une cour importante qui forme, de concert avec la Cour supérieure, un solide réseau de tribunaux servant les plaideurs partout dans la province. Comme l’a fait remarquer le juge en chef Lamer dans l’arrêt Residential Tenancies (1996), il est important de se rappeler que « la Constitution est un document fait pour le peuple, et l’un des objectifs les plus importants de tout mécanisme de règlement des différends est de bien servir ceux qui y ont recours » (par. 28). L’existence d’une relation constitutionnelle mature entre ces deux importants partenaires judiciaires assurant l’accès à la justice contribue considérablement à « bien servir ceux qui y ont recours », en l’occurrence le public.

[336]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi. La hausse de 15 000 $ de la compétence exclusive de la Cour du Québec, qui fait passer sa limite à 85 000 $, est constitutionnelle.

Annexe

Loi constitutionnelle de 1867 

            Pouvoirs exclusifs des législatures provinciales

            92 Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir :

. . .

            14 L’administration de la justice dans la province, y compris la création, le maintien et l’organisation de tribunaux de justice pour la province, ayant juridiction civile et criminelle, y compris la procédure en matières civiles dans ces tribunaux;

. . .

            VII. Judicature

            96 Le gouverneur-général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.

. . .

            98 Les juges des cours de Québec seront choisis parmi les membres du barreau de cette province.

            99 (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.

. . .

            100 Les salaires, allocations et pensions des juges des cours supérieures, de district et de comté (sauf les cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick) et des cours de l’Amirauté, lorsque les juges de ces dernières sont alors salariés, seront fixés et payés par le parlement du Canada.

            101 Le parlement du Canada pourra, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, lorsque l’occasion le requerra, adopter des mesures à l’effet de créer, maintenir et organiser une cour générale d’appel pour le Canada, et établir des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada.

. . .

            IX. Dispositions diverses

. . .

            129 Sauf toute disposition contraire prescrite par la présente loi, — toutes les lois en force en Canada, dans la Nouvelle-Écosse ou le Nouveau-Brunswick, lors de l’union, — tous les tribunaux de juridiction civile et criminelle, — toutes les commissions, pouvoirs et autorités ayant force légale, — et tous les officiers judiciaires, administratifs et ministériels, en existence dans ces provinces à l’époque de l’union, continueront d’exister dans les provinces d’Ontario, de Québec, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick respectivement, comme si l’union n’avait pas eu lieu; mais ils pourront, néanmoins (sauf les cas prévus par des lois du parlement de la Grande-Bretagne ou du parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande), être révoqués, abolis ou modifiés par le parlement du Canada, ou par la législature de la province respective, conformément à l’autorité du parlement ou de cette législature en vertu de la présente loi.

                    Pourvois rejetés sans dépens, le juge en chef Wagner et le juge Rowe sont dissidents en partie et la juge Abella est dissidente.

                    Procureurs de la Conférence des juges de la Cour du Québec : Borden Ladner Gervais, Montréal.

                    Procureur du procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.

                    Procureurs du Conseil de la magistrature du Québec : Fasken Martineau DuMoulin, Montréal.

                    Procureurs de l’Association canadienne des juges des cours provinciales : Power Law, Ottawa.

                    Procureurs du juge en chef, de la juge en chef associée et de la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec : Langlois avocats, Montréal; William J. Atkinson, avocat, Montréal.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Justice and Solicitor General, Appeals, Education & Prosecution Policy Branch, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenant Canadian Council of Chief Judges : Field, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia : Hunter Litigation Chambers, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des juges des cours supérieures : Norton Rose Fulbright Canada, Montréal.



[1]  Pour alléger les présents motifs, nous ne référons qu’aux provinces, mais il demeure entendu que les territoires canadiens sont également visés.

[2]  Les dispositions constitutionnelles reflétant ce compromis conclu à l’époque de la Confédération sont reproduites en annexe.

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