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COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Corner Brook (Ville) c. Bailey, 2021 CSC 29, [2021] 2 R.C.S. 540

 

Appel entendu : 23 mars 2021

Jugement rendu : 23 juillet 2021

Dossier : 39122

 

Entre :

Ville de Corner Brook

Appelante

 

et

 

Mary Bailey

Intimée

 

 

Traduction française officielle

 

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 59)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Martin et Kasirer)

 

 

 

 


Ville de Corner Brook                                                                                   Appelante

c.

Mary Bailey                                                                                                        Intimée

Répertorié : Corner Brook (Ville) c. Bailey

2021 CSC 29

No du greffe : 39122.

2021 : 23 mars; 2021 : 23 juillet.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de terre‑neuve‑et‑labrador

                    Contrats — Interprétation — Décharges de responsabilité — Portée d’une décharge de responsabilité — Employé de la ville heurté par un véhicule — Poursuites intentées contre la ville par la conductrice du véhicule — Accord de décharge de responsabilité conclu par la conductrice et la ville pour régler l’action à l’amiable — Demande de mise en cause présentée subséquemment contre la ville par la conductrice dans une action distincte intentée contre elle par l’employé — Requête en procès sommaire présentée par la ville pour cause d’irrecevabilité de la demande de mise en cause en raison de l’accord de décharge de responsabilité — Suspension de la demande de mise en cause ordonnée par le juge de la requête — Rétablissement de la demande par la Cour d’appel — Existe‑t‑il une règle spéciale d’interprétation applicable aux décharges de responsabilité ? — Le juge de la requête a‑t‑il commis une erreur révisable dans son interprétation de la décharge de responsabilité ?

                    Alors qu’elle conduisait le véhicule de son époux, B a heurté un employé de la Ville qui effectuait des travaux de voirie. L’employé a intenté une action contre B en vue d’obtenir réparation pour les blessures qu’il a subies lors de l’accident. Dans une action distincte, B et son époux ont poursuivi la Ville en justice en vue d’être indemnisés des dommages matériels causés au véhicule et des préjudices physiques subis par B. B et son époux ont réglé à l’amiable avec la Ville, et ils ont déchargé cette dernière de sa responsabilité à l’égard de l’accident et se sont désistés de leur action. Des années plus tard, dans le cadre de l’action intentée contre elle par l’employé, B a introduit contre la Ville une demande de mise en cause pour contribution ou indemnité. La Ville a présenté une requête en procès sommaire, au motif que la décharge de responsabilité rendait irrecevable la demande de mise en cause. B prétendait que non, étant donné que la procédure de mise en cause n’avait pas été expressément envisagée par les parties lorsqu’ils ont signé la décharge de responsabilité. Le juge de la requête a conclu que la décharge de responsabilité rendait irrecevable la demande de B sollicitant la mise en cause de la Ville, et il a ordonné la suspension de cette demande. La Cour d’appel a accueilli l’appel à l’unanimité et a rétabli l’avis de mise en cause.

                    Arrêt : L’appel est accueilli et l’ordonnance du juge de la requête est rétablie.

                    Il n’existe aucune règle spéciale d’interprétation des contrats qui s’applique uniquement aux décharges de responsabilité. Une décharge de responsabilité est un contrat, et les principes généraux d’interprétation des contrats s’appliquent. La règle formulée dans l’arrêt London and South Western Railway c. Blackmore (1870), L.R. 4 H.L. 610 (« la règle de l’arrêt Blackmore »), qui précisait que les termes généraux utilisés dans une décharge sont toujours limités à la chose ou aux choses qu’envisageaient de façon précise les parties au moment où la décharge a été accordée, a été supplantée par les principes généraux du droit des contrats énoncés dans Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633. Les tribunaux sont invités à interpréter le contrat dans son ensemble, en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat.

                    La règle de l’arrêt Blackmore et la jurisprudence en découlant ne devraient plus désormais être invoquées, car le rôle qu’elles jouaient est maintenant partie intégrante de l’approche énoncée dans l’arrêt Sattva. Auparavant, la règle de l’arrêt Blackmore permettait aux tribunaux de considérer le contexte factuel, à une époque où le faire n’était pas la règle générale, mais cette approche a été supplantée par une approche où la prise en compte du contexte factuel dans l’interprétation des contrats est devenue la règle générale. De plus, la règle de l’arrêt Blackmore a été interprétée de façon restrictive. Premièrement, la règle de l’arrêt Blackmore n’autorise pas la prise en compte de l’intention subjective des parties. Cela est compatible avec la méthode actuelle d’interprétation des contrats dans l’affaire Sattva, qui a précisé en quoi consistent des circonstances pertinentes, affirmant qu’il doit s’agir d’une preuve objective du contexte factuel au moment de la signature du contrat, c’est‑à‑dire, les renseignements qui appartenaient ou auraient raisonnablement dû appartenir aux connaissances des deux parties au moment de conclure le contrat. Deuxièmement, la règle de l’arrêt Blackmore n’empêche pas les parties de renoncer à faire valoir des réclamations inconnues. Une décharge de responsabilité peut, moyennant l’emploi d’un langage suffisant à cette fin, viser une réclamation inconnue, et il n’est pas nécessaire qu’elle particularise avec précision les réclamations qui relèvent de son champ d’application. Par conséquent, la règle de l’arrêt Blackmore n’apporte désormais plus rien aux principes généraux d’interprétation applicables à tous les contrats, et elle n’y déroge pas non plus.

                    Toute tendance judiciaire à interpréter étroitement les décharges de responsabilité est fonction non pas de quelque règle spéciale, mais plutôt des décharges elles‑mêmes. Les décharges de responsabilité tendent peut‑être à créer, plus régulièrement que d’autres types de contrats, une dissonance entre les mots mêmes de l’accord et ce qui semble avoir été l’intention objective des parties eu égard aux circonstances. Il est possible que les tribunaux appelés à résoudre une telle tension se laissent convaincre d’interpréter étroitement les décharges de responsabilité, davantage que d’autres types de contrats, non pas parce qu’il existe quelque règle spéciale d’interprétation applicable aux décharges de responsabilité, mais simplement parce que le large libellé des décharges peut entrer en conflit avec les circonstances, particulièrement pour ce qui est des réclamations qui n’ont pas été envisagées au moment de la signature de la décharge. Plus le libellé de la décharge est général, plus il y a de risque que cela se produise. Le rédacteur d’une décharge de responsabilité pourrait envisager un libellé indiquant clairement si la décharge englobera les réclamations inconnues et si les réclamations doivent se rapporter à un objet ou domaine particulier. En outre, les décharges de responsabilité dont la portée est limitée par la mention d’une période ou d’un objet particuliers sont moins susceptibles d’être source de tensions entre les mots employés et l’intention objective des parties que révèlent les circonstances. Il est possible d’établir des distinctions entre les réclamations fondées sur des faits connus des deux parties et celles fondées sur des faits qui n’étaient pas connus des deux parties. De telles distinctions peuvent s’avérer utiles lorsqu’un tribunal est appelé à interpréter une décharge de responsabilité et à déterminer si la réclamation en litige fait partie du type de réclamations que les parties entendaient réciproquement écarter par la décharge. La question ultime est celle de savoir si la réclamation est du type de celles que vise la décharge de responsabilité. La réponse à cette question dépend dans chaque cas du libellé et des circonstances de la décharge.

                    Relativement à la norme de contrôle, il a été expliqué dans l’arrêt Sattva que l’interprétation des contrats est une opération tributaire des faits propres à chaque espèce, et qu’elle doit être considérée comme une question mixte de fait et de droit aux fins de contrôle en appel, sauf s’il existe une « question de droit isolable ». Les exemples suivants constituent des questions de droit isolables dans le contexte de l’interprétation des contrats : appliquer le mauvais principe ou négliger un élément essentiel d’un critère juridique ou un facteur pertinent. Les circonstances dans lesquelles une question de droit peut être isolable seront des circonstances peu communes. La question de savoir si une chose relevait ou aurait dû relever du champ d’application des connaissances communes des parties au moment de la signature du contrat est une question de fait.

                    En l’espèce, le juge de la requête n’a commis aucune erreur de droit isolable justifiant une intervention en appel. La conclusion du juge de la requête selon laquelle la décharge de responsabilité englobe la demande de mise en cause présentée par B n’est entachée d’aucune erreur révisable et son ordonnance doit être rétablie. Cette demande est visée par le sens ordinaire des mots utilisés dans la décharge de responsabilité, les circonstances confirment que les parties avaient une connaissance objective de tous les faits sous-jacents à la demande de mise en cause présentée par B lorsqu’elles ont signé la décharge, et les parties ont limité la portée de la décharge aux réclamations découlant d’un événement particulier. Qu’on aborde ou non la question suivant la règle de l’arrêt Blackmore, le résultat est le même, et le fait que le juge de la requête se soit fondé sur cette règle n’a aucune importance.

Jurisprudence

                    Arrêt appliqué : Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633; arrêts examinés : London and South Western Railway Co. c. Blackmore (1870), L.R. 4 H.L. 610; Bank of Credit and Commerce International S.A. c. Ali, [2001] UKHL 8, [2002] 1 A.C. 251; Biancaniello c. DMCT LLP, 2017 ONCA 386, 138 O.R. (3d) 210; Bank of British Columbia Pension Plan, Re, 2000 BCCA 291, 137 B.C.A.C. 37; arrêts mentionnés : Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23; Grant c. John Grant & Sons Pty. Ltd. (1954), 91 C.L.R. 112; Lyall c. Edwards (1861), 6 H. & N. 337, 158 E.R. 139; White c. Central Trust Co. (1984), 54 R.N.‑B. (2e) 293; Hill c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général), [1997] 1 R.C.S. 69; Strata Plan BCS 327, Owners c. IPEX Inc., 2014 BCCA 237, 358 B.C.A.C. 124; Privest Properties Ltd. c. Foundation Co. of Canada (1997), 36 B.C.L.R. (3d) 155; King c. Operating Engineers Training Institute of Manitoba Inc., 2011 MBCA 80, 270 Man. R. (2d) 63; Owners, Strata Plan LMS 3905 c. Crystal Square Parking Corp., 2020 CSC SCC 29, [2020] 3 R.C.S. XXX; Produits forestiers Résolu c. Ontario (Procureur général), 2019 CSC 60, [2019] 4 R.C.S. 394; Chartbrook Ltd. c. Persimmon Homes Ltd., [2009] UKHL 38, [2009] 1 A.C. 1101.

Lois et règlements cités

Rules of the Supreme Court, 1986, S.N.L. 1986, c. 42, Sch. D, règle 17A.

Doctrine et autres documents cités

Cass, Fred D. The Law of Releases in Canada, Aurora (Ont.), Canada Law Book, 2006.

Chitty on Contracts, vol. I, General Principles, 33rd ed., by H. G. Beale et al., London, Sweet & Maxwell, 2018.

Hall, Geoff R. Canadian Contractual Interpretation Law, 4th ed., Toronto, LexisNexis, 2020.

Lewison, Kim. The Interpretation of Contracts, 7th ed., London, Sweet & Maxwell, 2020.

McCamus, John D. The Law of Contracts, 3rd ed., Toronto, Irwin Law, 2020.

Pollock’s Principles of Contract, 13th ed. by Percy H. Winfield, London, Stevens & Sons, 1950.

Swan, Angela, Jakub Adamski, and Annie Y. Na. Canadian Contract Law, 4th ed., Toronto, LexisNexis, 2018.

Whayman, Derek. « The modern rule of releases » (2021), L.S. 1 (en ligne : https://www.cambridge.org/core/journals/legal-studies/article/modern-rule-of-releases/66ABE6D1C013343E28A248356C12CCF2; version archivée : https://www.scc-csc.ca/cso-dce/2021SCC-CSC29_1_eng.pdf).

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador (les juges Green, O’Brien et Butler), 2020 NLCA 3, 443 D.L.R. (4th) 633, 48 C.P.C. (8th) 215, 58 M.V.R. (7th) 186, [2020] N.J. No. 23 (QL), 2020 CarswellNfld 23 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Murphy, 2018 NLSC 177, 37 C.P.C. (8th) 40, [2018] N.J. No. 266 (QL), 2018 CarswellNfld 328 (WL Can.). Pourvoi accueilli.

                    Erin E. Best et Giles W. Ayers, pour l’appelante.

                    J. Alexander Templeton, pour l’intimée.

                    Version française du jugement de la Cour rendu par

                    Le juge Rowe —

I.               Introduction

[1]                              Le présent pourvoi porte sur l’approche qu’il convient d’appliquer pour interpréter la portée d’une décharge de responsabilité, c’est‑à‑dire décider s’il existe une règle spéciale d’interprétation spécifiquement applicable à ces documents et, dans la négative, comment les principes généraux d’interprétation des contrats qu’a énoncés notre Cour dans l’arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, s’appliquent à la décharge de responsabilité en litige dans la présente affaire.

[2]                              L’intimée, Mary Bailey, a heurté David Temple, un employé de l’appelante, la Ville de Corner Brook, avec le véhicule appartenant à son époux. Monsieur Temple a intenté une action contre Mme Bailey. Dans une action distincte, cette dernière a poursuivi la Ville en justice. Madame Bailey et la Ville ont conclu un règlement à l’amiable, et Mme Bailey a déchargé la Ville de sa responsabilité à l’égard de l’accident et elle s’est désistée de son action. Des années plus tard, dans le cadre de l’action intentée contre elle par M. Temple, Mme Bailey a introduit contre la Ville une demande de mise en cause pour contribution ou indemnité. La Ville plaide que la décharge de responsabilité accordée par Mme Bailey rend irrecevable la demande de mise en cause présentée par cette dernière. Madame Bailey prétend le contraire.

[3]                              Il n’existe pas de principe spécial d’interprétation applicable aux décharges de responsabilité. Les décisions des juridictions inférieures font état de la règle énoncée par la Chambre des lords dans l’arrêt London and South Western Railway Co. c. Blackmore (1870), L.R. 4 H.L. 610, dans lequel lord Westbury a écrit, à la p. 623 : [traduction] « Les termes généraux utilisés dans une décharge sont toujours limités à la chose ou aux choses qu’envisageaient de façon précise les parties au moment où la décharge a été accordée ». Comme je l’expliquerai, cette « règle de l’arrêt Blackmore » a été supplantée par les principes généraux du droit des contrats énoncés dans Sattva. La règle de l’arrêt Blackmore a cessé d’être utile et on ne devrait plus s’y référer. Toute tendance des tribunaux à interpréter étroitement les décharges de responsabilité est fonction non pas de quelque règle spéciale que ce soit, mais plutôt des décharges elles‑mêmes.

[4]                              En l’espèce, le juge de la requête a interprété largement la décharge de responsabilité, conformément à l’arrêt Sattva, et estimé qu’elle incluait la demande de mise en cause présentée par Mme Bailey. Ses motifs auraient dû être contrôlés selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante. Comme le juge de la requête n’a pas commis d’erreur révisable dans son interprétation de la décharge de responsabilité, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir son ordonnance.

II.            Faits

[5]                              Le 3 mars 2009, M. Temple a été heurté par Mme Bailey alors qu’elle conduisait un véhicule appartenant à son époux. À ce moment‑là, M. Temple était un employé de la Ville de Corner Brook et il effectuait des travaux de voirie. Les Bailey ont intenté une action contre la Ville en vue d’être indemnisés des dommages matériels causés au véhicule et des préjudices physiques subis par Mme Bailey (« l’action des Bailey »).

[6]                              Dans l’intervalle, M. Temple a intenté une action distincte contre Mme Bailey en vue d’obtenir réparation pour les blessures qu’il a subies lors de l’accident (« l’action de M. Temple »). Madame Bailey a reçu signification de la déclaration de M. Temple le 24 mars 2011. Après avoir reçu cette signification, Mme Bailey a transmis la déclaration à son représentant d’assurance.

[7]                              Subséquemment, par l’entremise de leurs avocats, les Bailey et la Ville ont entamé des pourparlers en vue de conclure un règlement à l’amiable. Le 10 août 2011, l’avocat des Bailey a écrit un courriel à l’avocat de la Ville. Après avoir discuté des préjudices persistants découlant des blessures subies par Mme Bailey lors de l’accident, l’avocat des Bailey a déclaré qu’il était disposé à conseiller à ses clients d’accepter la somme de 10 000 $ à titre de règlement complet de leurs réclamations. L’avocat de la Ville a répondu le 12 août 2011. Il a rejeté l’offre de règlement à l’amiable de 10 000 $, soulignant que sa cliente [traduction] « a une opinion bien arrêtée au sujet de la responsabilité », mais il a expliqué que sa cliente était « consciente que tout litige entraîne des risques et des coûts », et qu’elle était en conséquence prête à présenter une offre de 7 500 $ pour régler l’affaire, à condition qu’il y ait désistement de l’action et signature d’une décharge de responsabilité complète et définitive qui satisfasse la Ville. Le 16 août 2011, l’avocat des Bailey a déclaré que ses clients acceptaient cette offre. Les Bailey ont signé la décharge le 26 août 2011. Voici l’extrait pertinent de ce document :

     [traduction] . . . les [Bailey], pour leur propre compte et pour le compte de leurs héritiers, personnes à charge, exécuteurs testamentaires, administrateurs, successeurs, cessionnaires et représentants légaux et personnels, libèrent et à jamais déchargent [la Ville, ses] préposés, mandataires, agents, fonctionnaires, gestionnaires, employés, leurs entités juridiques associées et affiliées, leurs filiales et leurs successeurs légaux et ayants droit, tant conjointement que solidairement, relativement à quelque action, poursuite, cause d’action, créance, cotisation, compte, prestation, obligation, engagement, contrat, frais, réclamation et demande de quelque nature que ce soit, y compris toute demande d’indemnisation pour perte d’usage, perte de temps ou perte de salaire, pour remboursement de dépenses, pour cause d’invalidité, passée, présente ou future, et pour toute aggravation, prévue ou imprévue, ainsi que pour tout préjudice actuellement non découvert et à toute demande et réclamation de quelque nature que ce soit découlant de l’accident survenu le ou vers le 3 mars 2009 ou s’y rapportant, et, sans limiter la portée générale de ce qui précède, à toute réclamation soulevée ou qui aurait pu l’être dans [l’action des Bailey] . . . [Je souligne.]

[8]                              Ultérieurement, le 16 mars 2016, Mme Bailey a déposé, dans le cadre de l’action de M. Temple la visant, une demande sollicitant la mise en cause de la Ville en vue d’obtenir une contribution ou une indemnité de la part de cette dernière au cas où elle serait jugée responsable envers M. Temple dans l’action intentée contre elle par celui‑ci.

[9]                              La Ville a présenté une requête en procès sommaire en vertu de la règle 17A des Rules of the Supreme Court, 1986, S.N.L. 1986, c. 42, Sch. D. La Ville soutenait que la décharge de responsabilité rendait irrecevable la demande de mise en cause. Madame Bailey prétendait que non, étant donné que la procédure de mise en cause n’avait pas été expressément envisagée par la Ville et par les Bailey lorsqu’ils ont signé la décharge de responsabilité.

III.         Décisions des juridictions inférieures

A.           Cour suprême de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, 2018 NLSC 177, 37 C.P.C. (8th) 40

[10]                          Le juge George L. Murphy a conclu que la décharge de responsabilité rendait irrecevable la demande de Mme Bailey sollicitant la mise en cause de la Ville, et il a ordonné la suspension de cette demande. Il a tout d’abord reconnu que la réponse à la question de savoir si la demande de Mme Bailey sollicitant la mise en cause de la Ville était irrecevable dépendait de la méthode d’interprétation appliquée à l’égard des décharges de responsabilité : la règle de l’arrêt Blackmore. Il a expliqué que, dans l’interprétation d’une décharge de responsabilité, l’objectif consiste à dégager l’intention des parties. Le tribunal doit d’abord examiner le libellé de la décharge. Il peut également examiner le contexte dans lequel la décharge de responsabilité a été signée afin d’interpréter son libellé. Cet examen doit s’effectuer d’un point de vue objectif.

[11]                          Le juge de la requête a conclu qu’au regard seulement du libellé de la décharge de responsabilité, celle‑ci vise la demande de mise en cause présentée par Mme Bailey. Toutefois, il a poursuivi son analyse, parce que la règle de l’arrêt Blackmore l’obligeait à se demander ce qu’envisageaient les parties au moment où la décharge a été signée et à considérer le contexte particulier dans lequel elle l’a été. Il a fait observer que Mme Bailey avait déjà reçu signification de l’action de M. Temple lorsqu’elle a signé la décharge, et que la déclaration déposée dans le cadre de l’action des Bailey démontrait que Mme Bailey était au courant des faits à l’origine de la mise en cause lorsqu’elle a signé la décharge. Le juge de la requête a ensuite examiné la correspondance qu’ont échangée les avocats jusqu’à la signature de la décharge de responsabilité, et il a conclu que les parties avaient envisagé tout type de réclamations se rapportant à l’accident.

B.            Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, 2020 NLCA 3, 443 D.L.R. (4th) 633

[12]                          La Cour d’appel a accueilli l’appel à l’unanimité. Elle a conclu que la règle de l’arrêt Blackmore a, au fil du temps, été intégrée aux principes d’interprétation des contrats confirmés par notre Cour dans les arrêts Sattva et Ledcor Construction Ltd. c. Société d’assurance d’indemnisation Northbridge, 2016 CSC 37, [2016] 2 R.C.S. 23. Cette règle constitue plutôt une application particulière de la méthode générale d’interprétation des contrats. Que l’on examine l’appel sur la base de la règle de l’arrêt Blackmore ou non, le résultat serait le même en l’espèce.

[13]                          La Cour d’appel a statué que le juge de la requête a commis trois erreurs de droit isolables lorsqu’il a conclu : (1) que ce que la Ville envisageait était déterminant relativement à l’intention réciproque des parties; (2) qu’il n’était pas nécessaire de déterminer ce que les parties envisageaient « de façon précise »; (3) qu’il était suffisant que le libellé large et général de la décharge de responsabilité englobe la demande de mise en cause, alors que le contexte suggérait différemment. La Cour d’appel a conclu que ces erreurs avaient eu sur le résultat une incidence importante qui l’autorisait à contrôler la décision de la juridiction inférieure selon la norme de la décision correcte. Suivant le raisonnement de la Cour d’appel, les formules générales figurant dans la décharge devaient être examinées en regard des mentions expresses de l’action des Bailey, et il n’y avait dans la correspondance échangée avant la signature du contrat aucune mention de l’action de M. Temple ou de quelque future demande de mise en cause. La Cour d’appel a statué que les termes employés, le contexte et la correspondance échangée étaient tous des éléments compatibles avec la conclusion que la décharge de responsabilité devait être interprétée comme ne valant que pour les réclamations formulées par les Bailey dans leur action. La Cour d’appel a rétabli l’avis de mise en cause.

IV.         Arguments des parties

[14]                          La Ville plaide que la règle de l’arrêt Blackmore ne s’applique plus et que la décharge de responsabilité doit être interprétée conformément aux règles habituelles d’interprétation des contrats. Elle soutient que les termes de l’accord décrivent clairement son objet, à savoir toutes les réclamations découlant de l’accident, et qu’il n’y a rien dans le contexte factuel qui permettrait de restreindre cet objet sans s’écarter des termes de l’accord.

[15]                          Madame Bailey est d’accord pour dire que la règle de l’arrêt Blackmore a été intégrée aux principes généraux d’interprétation des contrats formulés dans l’arrêt Sattva, et elle fait valoir que, peu importe que la décharge de responsabilité soit interprétée ou non suivant la règle de l’arrêt Blackmore, le résultat est le même. La décharge de responsabilité empêchait les Bailey de présenter toute réclamation pour les préjudices qu’ils avaient subis par suite de l’accident, mais elle ne visait pas à leur attribuer la responsabilité de la Ville à l’égard des préjudices subis par M. Temple.

V.           Questions en litige

a)                  Quel est le droit régissant l’interprétation des décharges de responsabilité?

b)                 Quelle est la norme de contrôle applicable?

c)                  Le juge de la requête a‑t‑il commis une erreur révisable dans son interprétation de la décharge de responsabilité?

VI.         Analyse

A.           Le droit régissant l’interprétation des décharges de responsabilité

[16]                          Afin d’examiner comme il se doit les questions en litige en l’espèce, je commencerai l’analyse qui suit en exposant la règle qui guide l’interprétation des contrats telle qu’elle a été énoncée par notre Cour dans l’affaire Sattva.

[17]                          L’arrêt Sattva a marqué un changement important dans la jurisprudence. Traditionnellement, l’interprétation des contrats était considérée comme une question de droit et non comme une question mixte de fait et de droit. C’était le cas parce que l’interprétation était principalement perçue comme une opération visant à attribuer une signification aux mots. Généralement, les circonstances étaient pertinentes aux fins d’interprétation uniquement en cas d’ambiguïté.

[18]                          La règle de l’arrêt Blackmore a été formulée durant la période traditionnelle à laquelle je viens de faire référence. Suivant cette vision des choses, les tribunaux étaient réticents à prendre en compte, en tant qu’outil d’aide à l’interprétation, les faits entourant la formation d’un contrat. Les mots d’un contrat se voyaient attribuer leur sens « littéral ». Cette approche était problématique dans le cas des décharges de responsabilité; la règle de l’arrêt Blackmore s’est attaquée à ce problème.

[19]                          Cependant, 150 ans après l’arrêt Blackmore, les choses ont changé. Les faits entourant la formation d’un contrat sont pertinents pour les besoins de l’interprétation de celui-ci. Les préoccupations jurisprudentielles qui étaient à l’origine de la règle énoncée dans Blackmore n’existent plus. Cette règle n’est plus nécessaire. Elle a cessé d’être utile et on ne devrait plus s’y référer.

(1)          La règle de l’arrêt Blackmore a été supplantée par l’arrêt Sattva

[20]                          Notre Cour a exposé la méthode actuelle d’interprétation des contrats dans l’affaire Sattva. Cet arrêt invite les tribunaux à « interpréter le contrat dans son ensemble, en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat » : par. 47. La Cour a expliqué que « [l]e sens des mots est souvent déterminé par un certain nombre de facteurs contextuels, y compris l’objet de l’entente et la nature des rapports créés par celle‑ci », mais que les circonstances « ne doivent jamais [. . .] supplanter [les termes d’un contrat] » : par. 48 et 57. « Les circonstances sous‑tendent l’interprétation du contrat, mais le tribunal ne saurait fonder sur elles une lecture du texte qui s’écarte de ce dernier au point de créer dans les faits une nouvelle entente » : par. 57. Notre Cour a également précisé en quoi consistent des circonstances pertinentes, affirmant qu’« [i]l doit s’agir d’une preuve objective du contexte factuel au moment de la signature du contrat [. . .], c’est‑à‑dire, les renseignements qui appartenaient ou auraient raisonnablement dû appartenir aux connaissances des deux parties à la date de signature ou avant celle‑ci » : par. 58.

[21]                          Une décharge de responsabilité est un contrat, et les principes généraux d’interprétation des contrats s’appliquent : G. R. Hall, Canadian Contractual Interpretation Law (4e éd. 2020), p. 286; F. D. Cass, The Law of Releases in Canada (2006), p. 71. Toutefois, en 1870, dans l’arrêt Blackmore de la Chambre des lords, lord Westbury a proposé une méthode particulière d’interprétation des décharges de responsabilité, aux p. 623‑624 :

      [traduction] Les termes généraux utilisés dans une décharge sont toujours limités à la chose ou aux choses qu’envisageaient de façon précise les parties au moment où la décharge a été accordée. Cependant, un litige qui ne s’est pas développé ou une question qui ne s’est pas soulevée du tout ne sauraient être considérés comme étant visés et réglés par les termes anticipateurs d’une décharge générale de responsabilité.

[22]                          L’appelante se réfère à ces propos comme étant la « règle de l’arrêt Blackmore ». Dans son ouvrage Canadian Contractual Interpretation Law, Hall la décrit comme une [traduction] « règle spéciale qui s’ajoute aux règles habituelles » : p. 286. Cette règle a des racines profondes, qui ont été examinées par lord Bingham dans l’arrêt Bank of Credit and Commerce International S.A. c. Ali, [2001] UKHL 8, [2002] 1 A.C. 251, par. 9‑16, et la Haute Cour d’Australie dans l’arrêt Grant c. John Grant & Sons Pty. Ltd. (1954), 91 C.L.R. 112; voir aussi D. Whayman, « The modern rule of releases » (2021), L.S. 1 (en ligne), p. 5‑11; P. H. Winfield, Pollock’s Principles of Contract (13e éd. 1950), p. 412‑413; Chitty on Contracts, vol. I, General Principles (33e éd. 2018), p. 1642‑1644. Il n’est pas nécessaire de refaire ici l’historique de la règle de l’arrêt Blackmore. Qu’il suffise de rappeler que [traduction] « [s]uivant un principe reconnu depuis longtemps par les tribunaux d’equity, une décharge ne saurait s’appliquer — ou être censée s’appliquer — à des circonstances dont une partie n’avait aucune connaissance au moment où elle a signé la décharge, et que si celle‑ci est formulée en des termes si généraux qu’elle vise des questions qui n’ont jamais été envisagées, cette partie aura droit à réparation » : Lyall c. Edwards (1861), 6 H. & N. 337, 158 E.R. 139, p. 143, le baron en chef Pollock.

[23]                          Dans l’arrêt Ali, lord Hoffmann a fait observer qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, les juges étaient [traduction] « moins sensibles au contexte » et qu’ils « étaient réticents à admettre ce qu’on appelait de la “preuve extrinsèque”, c’est‑à‑dire des éléments de preuve qui auraient contextualisé le libellé » : par. 54; voir aussi Cass, p. 74 et 87; Chitty on Contracts, p. 1041‑1043. Même si la règle de l’arrêt Blackmore était indubitablement utile dans ce cadre d’analyse « littérale », ce n’est plus le cas. Dans l’arrêt Sattva, notre Cour a prescrit aux juges de tenir compte des circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat pour interpréter le libellé de celui‑ci : par. 47. La règle de l’arrêt Blackmore, qui permettait aux tribunaux de considérer le contexte factuel, à une époque où le faire n’était pas la règle générale, a été supplantée par une approche où la prise en compte du contexte factuel dans l’interprétation des contrats est devenue la règle générale.

[24]                          La règle de l’arrêt Blackmore a été adoptée au Canada, mais, comme je l’expliquerai, elle a été interprétée de façon restrictive. Elle n’ajoute désormais plus rien à la panoplie habituelle des principes d’interprétation des contrats depuis l’arrêt Sattva. La règle de l’arrêt Blackmore a été interprétée de façon restrictive de deux façons.

[25]                          Premièrement, la règle de l’arrêt Blackmore n’autorise pas la prise en compte de l’intention subjective des parties. Bien que la signification des mots « les choses qu’envisageaient de façon précise les parties » ne soit pas d’entrée de jeu évidente, le juge La Forest (plus tard juge à la Cour suprême du Canada) a conclu, dans l’arrêt White c. Central Trust Co. (1984), 54 R.N.‑B. (2e) 293 (C.A.), que ces mots ne visent pas l’intention subjective des parties, mais autorisent simplement les tribunaux à considérer les circonstances afin d’attribuer une signification aux mots employés par les parties. Il a déclaré qu’« [e]n mentionnant ce qu’envisageaient les parties, Lord Westbury ne voulait pas, bien entendu, permettre qu’une preuve, portant sur ce qui se passait réellement dans l’esprit des parties, soit apportée et, encore moins, qu’on en tire quelque inférence » : par. 33. Il est bien établi que la règle de l’arrêt Blackmore ne permet pas aux tribunaux de prendre en considération l’intention subjective des parties : voir Hill c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général), [1997] 1 R.C.S. 69, par. 18‑22; Strata Plan BCS 327, Owners c. IPEX Inc., 2014 BCCA 237, 358 B.C.A.C. 124, par. 22‑23; Biancaniello c. DMCT LLP, 2017 ONCA 386, 138 O.R. (3d) 210, par. 28; Hall, p. 291‑292; motifs de la C.A., par. 22 et 66.

[26]                          Deuxièmement, la règle de l’arrêt Blackmore n’empêche pas les parties de renoncer à faire valoir des réclamations inconnues. La signification des mots [traduction] « une question qui ne s’est pas soulevée du tout ne saurai[t] être considéré[e] comme étant visé[e] et réglé[e] par les termes anticipateurs d’une décharge générale de responsabilité » n’est pas d’entrée de jeu évidente. Toutefois, ce passage a lui aussi été interprété de façon restrictive, d’une manière compatible avec les principes ordinaires du droit des contrats. Ainsi, dans l’arrêt Biancaniello, la Cour d’appel de l’Ontario a appliqué la règle de l’arrêt Blackmore et jugé que, lorsque les termes employés sont suffisamment clairs, la décharge de responsabilité peut englober des réclamations dont les parties ignoraient l’existence : par. 42, point 2. En arrivant à cette conclusion, la Cour d’appel s’est fortement appuyée sur l’arrêt Ali de la Chambre des lords. Dans cet arrêt, lord Bingham a analysé la jurisprudence anglaise et australienne et tiré la conclusion suivante : [traduction] « Une partie peut [. . .] accepter de renoncer à des réclamations ou à des droits dont elle ignore l’existence et dont elle ne pouvait être au courant, même des réclamations qu’il était impossible d’imaginer sur la base des faits qui étaient connus des parties, si des termes appropriés sont utilisés pour indiquer clairement que c’est bien là son intention » : par. 9. Abondant dans le même sens, lord Nicholls a écrit ceci, au par. 27 :

      [traduction] Le libellé d’une décharge générale de responsabilité et le contexte dans lequel elle a été accordée indiquent clairement que les parties entendaient que la décharge ne se limite pas aux réclamations déjà connues. Au contraire, la décharge avait en partie pour objet de s’appliquer aux réclamations qui pourraient se manifester ultérieurement. Les parties entendaient régler leur différend de façon définitive. Par conséquent, lorsqu’une réclamation dont l’existence n’a pas été envisagée surgit effectivement, eu égard au libellé général de la décharge et conformément au but dans lequel celle‑ci a été accordée, la décharge s’applique. Le simple fait que les parties ignoraient l’existence d’une réclamation donnée ne constitue pas une raison de l’exclure de la portée de la décharge. Le risque que d’autres réclamations puissent surgir plus tard est un risque que la personne qui accorde la décharge assume. C’est exactement contre ce risque que la décharge est censée protéger la personne en faveur de qui elle a été accordée. [Je souligne.]

[27]                          Une décharge de responsabilité peut, moyennant l’emploi d’un langage suffisant à cette fin, viser une réclamation inconnue, et il n’est pas nécessaire qu’elle particularise avec précision les réclamations qui relèvent de son champ d’application. Les parties qui signent une décharge de responsabilité contractent afin de régler leur différend de façon définitive ou, pour reprendre la formule employée par lord Nicholls, [traduction] « pour tourner la page » : Ali, par. 23. L’auteur de la décharge assume le risque de renoncer à la valeur des réclamations qu’il aurait pu faire valoir, et le bénéficiaire de la décharge paye pour obtenir la garantie qu’aucune réclamation de ce genre ne sera présentée. L’incertitude ou le risque qui échoit ainsi à l’auteur de la décharge est précisément ce pourquoi le bénéficiaire de la décharge accepte de payer. Bien entendu, il peut s’avérer difficile de décider quel libellé est suffisant pour viser une réclamation inconnue litigieuse dans un cas donné. Toutefois, il est clair qu’une décharge de responsabilité peut viser de telles réclamations, et la règle de l’arrêt Blackmore n’a pas été interprétée comme s’y opposant.

[28]                          Au vu de la manière restrictive dont a été interprétée la règle de l’arrêt Blackmore, et à la lumière de l’arrêt Sattva qui prescrit explicitement aux décideurs appelés à interpréter tout contrat d’examiner les termes de celui-ci en tenant compte des circonstances, la règle de l’arrêt Blackmore n’apporte désormais plus rien aux principes généraux d’interprétation applicables à tous les contrats et n’y déroge pas non plus. Je suis d’accord avec Hall pour dire que la règle de l’arrêt Blackmore [traduction] « est entièrement compatible avec le droit relatif à l’interprétation des contrats en général » : p. 286.

[29]                          Bien que certaines juridictions d’appel canadiennes aient censément appliqué la règle de l’arrêt Blackmore, la façon dont cette règle est formulée dans ces affaires ne diffère en rien des principes ordinaires d’interprétation des contrats. À titre d’exemple, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a résumé les principes d’interprétation applicables aux décharges de responsabilité dans l’affaire Bank of British Columbia Pension Plan, Re, 2000 BCCA 291, 137 B.C.A.C. 37, par. 17, citant Chitty on Contracts, vol. I, General Principles (27e éd. 1994), p. 1074‑1075. Parmi les principes résumés, la cour a mentionné qu’une décharge [traduction] « ne sera pas considérée comme s’appliquant à des faits dont l’auteur de la décharge n’avait pas connaissance au moment de la signature de celle‑ci ou à des aspects qu’il ne pouvait sans doute pas envisager à ce moment‑là. » Ce principe ressemble à la règle de l’arrêt Blackmore, mais il est appliqué d’une manière tout à fait compatible avec l’approche énoncée dans l’arrêt Sattva. Dans l’affaire Bank of British Columbia, la cour a interprété largement la décharge de responsabilité intervenue entre une banque et un ancien PDG et considéré qu’elle visait tout droit que pouvait avoir ce dernier suivant le régime de retraite du personnel, même si les droits du PDG à ce régime de retraite n’étaient pas expressément mentionnés dans la décharge. En d’autres termes, il a été jugé que les parties avaient envisagé que le régime de retraite serait visé ou avaient eu réciproquement l’intention qu’il le soit, même si cette intention n’avait pas été exprimée en toutes lettres dans la décharge de responsabilité.

[30]                          Plus récemment dans l’affaire Biancaniello, s’inspirant de l’arrêt Ali, la Cour d’appel de l’Ontario a résumé les principes d’interprétation des contrats applicables aux décharges de responsabilité, certains faisant aussi écho à la règle de l’arrêt Blackmore. Par exemple, la cour a souligné que [traduction] « [l]e langage général utilisé dans une décharge de responsabilité se limite à la chose ou aux choses qu’envisageaient de façon précise les parties au moment où la décharge a été accordée » : par. 42, point 3. Cependant, tout comme dans l’affaire Bank of British Columbia, la Cour d’appel de l’Ontario a, dans Biancaniello, interprété largement la décharge de responsabilité en litige. Cette décharge était intervenue entre un cabinet de comptables et un de ses clients dans le cadre d’un différend portant sur des honoraires, mais la Cour d’appel a considéré que la décharge visait des faits négligents imputables au cabinet découverts subséquemment. En d’autres termes, il a été décidé que les faits négligents inconnus des parties au moment de la conclusion du contrat avaient été envisagés par les parties ou que celles-ci avaient eu réciproquement l’intention qu’ils le soient, parce que la réclamation relevait de « l’objet » visé par la décharge : par. 49. La façon dont la règle de l’arrêt Blackmore est formulée et appliquée dans ces deux affaires ne révèle aucune incompatibilité avec les principes généraux d’interprétation des contrats.

[31]                          Il est vrai que l’application de la règle de l’arrêt Blackmore peut donner lieu à une interprétation stricte des décharges de responsabilité, étant donné que les tribunaux peuvent se fonder sur cette règle pour conclure qu’une réclamation survenant après la signature de la décharge de responsabilité ne relève pas des choses qu’avaient envisagées les parties et n’est donc pas visée : voir Hall, p. 288‑289. Par exemple, dans l’affaire Privest Properties Ltd. c. Foundation Co. of Canada (1997), 36 B.C.L.R. (3d) 155, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a appliqué la règle de l’arrêt Blackmore et interprété étroitement une décharge de responsabilité, concluant que celle‑ci ne s’appliquait pas à tout litige éventuel. La cour a déclaré qu’il [traduction] « semble qu’en insérant les mots “à partir du début des travaux de construction jusqu’à la date des présentes”, les parties aient eu l’intention d’exclure les réclamations dont elles apprendraient l’existence ultérieurement » : par. 13. De même, dans l’arrêt Hill, notre Cour s’est fondée sur la règle de l’arrêt Blackmore lorsqu’elle a interprété étroitement une décharge de responsabilité et décidé que « [l]’examen de la présente [décharge] dans le contexte de la procédure d’expropriation révèle clairement que l’intérêt foncier en equity qui établissait un droit de passage permettant de traverser la route était une partie intégrante et essentielle de la contrepartie accordée », de telle sorte que la décharge ne pouvait pas faire obstacle au paiement aux appelants d’une indemnité pour l’expropriation de leur intérêt en equity dans les terres visées : par. 21. Toutefois, il me semble que l’on aurait pu arriver à la même conclusion dans ces affaires tout simplement en appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Sattva.

[32]                          Par conséquent, comme a conclu la Cour d’appel dans la présente affaire, qu’on aborde ou non la question suivant la règle de l’arrêt Blackmore, le résultat est le même, et le fait que le juge de la requête se soit fondé sur cette règle n’a aucune importance. Selon la lecture que je fais des motifs du juge de la requête, la conclusion qu’il a tirée au sujet de ce que les parties « envisageaient » équivaut à la formule employée dans l’arrêt Sattva au sujet de l’intention réciproque et objective des parties : Sattva, par. 57.

[33]                          La règle de l’arrêt Blackmore et la jurisprudence en découlant ne devraient plus désormais être invoquées, car le rôle qu’elles jouaient est maintenant partie intégrante de l’approche énoncée dans l’arrêt Sattva. Il n’y a aucune raison logique justifiant l’existence d’une règle spéciale applicable uniquement aux décharges de responsabilité, compte tenu de la démarche contemporaine d’interprétation des contrats. Comme l’a expliqué lord Nicholls dans l’arrêt Ali, par. 26 :

      [traduction] . . . il n’y a plus lieu aujourd’hui d’appliquer des « règles » spéciales d’interprétation aux décharges générales de responsabilité. Il n’y a plus lieu d’appliquer de telles règles, puisqu’il n’existe plus maintenant d’occasion l’exigeant. Une décharge générale de responsabilité est une stipulation contractuelle. Le sens à donner aux mots utilisés dans un contrat est celui qui doit raisonnablement leur être attribué eu égard à l’objet du contrat et aux circonstances dans lesquelles celui‑ci a été conclu. Ce principe général s’applique tout autant aux décharges générales qu’à toute autre stipulation contractuelle. Pourquoi d’ailleurs devrait‑il en être autrement?

[34]                          Cette conception uniforme des principes d’interprétation des contrats s’accorde avec l’indication donnée par notre Cour dans l’arrêt Sattva suivant laquelle « l’interprétation des contrats a évolué vers une démarche pratique, axée sur le bon sens plutôt que sur des règles de forme en matière d’interprétation » : par. 47. Il n’existe aucune règle spéciale d’interprétation des contrats qui s’applique uniquement aux décharges de responsabilité.

(2)          Toute tendance judiciaire à interpréter étroitement les décharges de responsabilité est fonction non pas de quelque règle spéciale, mais plutôt des décharges elles‑mêmes

[35]                          Les décharges de responsabilité tendent à présenter certaines caractéristiques susceptibles de donner lieu à des interprétations prudentes. Le tribunal appelé à interpréter un contrat doit donner aux mots figurant dans celui‑ci leur sens ordinaire et grammatical, qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat : Sattva, par. 47‑48. Il arrive parfois qu’il y ait tension entre le sens ordinaire des mots et les circonstances, et les tribunaux doivent alors décider s’ils doivent s’appuyer sur les circonstances afin de préciser le sens des mots ou si, ce faisant, celles‑ci supplanteraient de façon inacceptable les mots de l’accord, auquel cas ce sont ceux‑ci qui doivent l’emporter : par. 57. De telles tensions surviennent le plus souvent dans l’interprétation des décharges de responsabilité, et ce, pour deux raisons.

[36]                          Premièrement, ainsi que Cass le fait observer, [traduction] « [u]ne caractéristique distinctive des décharges de responsabilité est qu’elles sont souvent libellées de la façon la plus large possible » : p. 83 (note de bas de page omise). Interprétée littéralement, une décharge générale de responsabilité pourrait empêcher à jamais l’auteur de la décharge de poursuivre le bénéficiaire de celle‑ci pour quelque raison que ce soit. Bien qu’une telle décharge de responsabilité puisse ne pas être susceptible d’exécution pour d’autres raisons (p. ex., pour cause d’iniquité), les circonstances peuvent également souvent indiquer que des conséquences aussi extrêmes ne correspondent pas à ce que les parties souhaitaient objectivement. Comme l’a expliqué la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’affaire Strata Plan BCS 327, [traduction] « Bien que les décharges de responsabilité signées dans le cadre du règlement à l’amiable d’un différend soient souvent formulées de façon large et générale, et semblent couvrir tous les cas de figure imaginables, elles doivent être examinées dans le contexte du différend en question » : par. 26. Ce contexte peut constituer un facteur limitant la portée du libellé de la décharge de responsabilité.

[37]                          Deuxièmement, les parties à une décharge de responsabilité s’efforcent souvent de parer aux risques qui sont inconnus au moment de la conclusion du contrat. Une telle opération est intrinsèquement imprécise; cette situation peut être à l’origine de désaccords quant à ce qu’entendaient les parties. Comme a écrit lord Nicholls dans l’arrêt Ali, les parties qui règlent un litige à l’amiable veulent « tourner la page », mais il n’est pas rare que survienne ultérieurement une réclamation dont l’existence n’était pas connue ou soupçonnée par l’une ou l’autre des parties. La survenance d’une telle réclamation imprévue soulève la question de savoir si « le contexte dans lequel la décharge générale de responsabilité a été accordée est susceptible de restreindre la portée apparemment englobante de son libellé » : par. 23.

[38]                          Pour ces raisons, les décharges de responsabilité tendent peut‑être à créer, plus régulièrement que d’autres types de contrats, une dissonance entre les mots mêmes de l’accord et ce qui semble avoir été l’intention objective des parties eu égard aux circonstances : voir Cass, p. 89. Il est possible que les tribunaux appelés à résoudre une telle tension se laissent convaincre d’interpréter étroitement les décharges de responsabilité, davantage que d’autres types de contrats, non pas parce qu’il existe quelque règle spéciale d’interprétation applicable aux décharges de responsabilité, mais simplement parce que le large libellé des décharges peut entrer en conflit avec les circonstances, particulièrement pour ce qui est des réclamations qui n’ont pas été envisagées au moment de la signature de la décharge. Plus le libellé de la décharge est général, plus il y a de risque que cela se produise.

[39]                          Dans l’arrêt Ali, la Chambre des lords a jugé à l’unanimité qu’il était possible qu’une décharge de responsabilité englobe des réclamations dont les parties ignoraient l’existence au moment où elles ont signé cette décharge. Toutefois, se référant à la jurisprudence dans laquelle les tribunaux ont tenu compte de la règle de l’arrêt Blackmore, lord Bingham a déclaré que, [traduction] « en l’absence de libellé clair, le tribunal sera très hésitant à inférer qu’une partie avait l’intention de renoncer à des droits et recours dont elle ignorait l’existence et qu’elle ne pouvait connaître » : par. 10. Il a expliqué que les précédents se veulent « non pas une règle de droit, mais plutôt un principe de précaution qui devrait guider l’approche du tribunal » : par. 17.

[40]                          De même, lord Nicholls a mis en garde contre le fait que, bien qu’une décharge de responsabilité puisse englober des réclamations inconnues, cette approche [traduction] « ne devrait pas être poussée trop loin », car « les circonstances dans lesquelles une décharge de responsabilité a été accordée peuvent tendre à indiquer, et fréquemment indiquent effectivement, [. . .] qu’il faut raisonnablement considérer que les parties entendaient que la décharge s’applique uniquement aux réclamations, connues ou inconnues, se rapportant à un objet particulier » : par. 28. Lord Nicholls a donné l’exemple d’une quittance générale mutuelle convenue lors du règlement des comptes définitifs d’une société de personnes et expliqué que, selon les circonstances, une telle quittance peut à juste titre se limiter aux réclamations découlant de la société de personnes, et ne pourrait pas être considérée comme opposable à une réclamation survenant ultérieurement et suivant laquelle les racines d’un arbre situé sur la propriété d’un des associés a endommagé les fondations de la maison voisine appartenant à un autre associé.

[41]                          Bien que la Chambre des lords ait jugé à l’unanimité qu’il était possible d’accorder une décharge de responsabilité à l’égard de réclamations inconnues, elle n’a pas clairement indiqué quel libellé serait suffisant à cette fin. Comme l’a souligné lord Hoffmann dans ses motifs dissidents, la solution n’est pas d’encourager [traduction] « des excès de verbiage » : par. 38. Cass abonde dans le même sens et écrit, à la p. 99, qu’il [traduction] « est à espérer que personne ne s’attend à ce qu’une décharge de responsabilité catalogue avec précision toutes les réclamations possibles ». Cass suggère au rédacteur d’une décharge de responsabilité d’envisager un libellé indiquant clairement si la décharge englobera les réclamations inconnues et si les réclamations doivent se rapporter à un objet ou domaine particulier. Une telle approche est judicieuse. J’ajouterais que les décharges de responsabilité dont la portée est limitée par la mention d’une période ou d’un objet particuliers sont moins susceptibles d’être source de tensions entre les mots employés et l’intention objective des parties que révèlent les circonstances.

[42]                          L’arrêt Biancaniello, examiné précédemment, en est un exemple. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario a appliqué les principes dégagés dans l’arrêt Ali et interprété largement une décharge de responsabilité, concluant qu’elle englobait des réclamations inconnues. Le litige portait sur une décharge de responsabilité signée par un cabinet d’experts‑comptables et un client dans le cadre d’un différend relatif aux honoraires. La décharge excluait [traduction] « toute réclamation découlant de quelque service que ce soit » fourni par le cabinet au client jusqu’à une certaine date et, « sans limiter la portée générale de ce qui précède », toute réclamation, demande reconventionnelle ou défense qui aurait pu être plaidée dans l’action en contestation des honoraires : par. 6 (caractère gras omis). La juge d’appel Feldman, qui a rédigé l’opinion de la cour, a interprété largement la décharge de responsabilité et conclu qu’elle englobait les réclamations découlant de faits négligents imputables au cabinet découverts subséquemment. Elle a fait observer que la décharge de responsabilité se limitait aux réclamations existantes jusqu’à une certaine date, ainsi qu’aux réclamations découlant des services fournis par les experts-comptables à leur client. Il n’était pas nécessaire de préciser davantage le type de réclamations qui étaient incluses. La juge a expliqué, au par. 49, qu’il « n’est pas nécessaire, par exemple, de préciser “y compris les réclamations pour cause de responsabilité délictuelle, de négligence, de violation de contrat, pour frais”, etc. Toutes ces réclamations sont incluses, à moins d’être expressément exclues. La même analyse s’applique à l’égard des réclamations inconnues. [. . .] Si la décharge avait comporté la mention ‘y compris les réclamations connues ou inconnues’, cela n’aurait été qu’une autre façon de dire que la décharge de responsabilité vise toute réclamation ».

[43]                          Il est possible d’établir des distinctions entre les réclamations fondées sur des faits connus des deux parties (comme c’est le cas en l’espèce) et celles fondées sur des faits qui n’étaient pas connus des deux parties (comme c’était le cas dans l’affaire Biancaniello). De telles distinctions peuvent s’avérer utiles lorsqu’un tribunal est appelé à interpréter une décharge de responsabilité et à déterminer si la réclamation en litige fait partie du type de réclamations que les parties entendaient réciproquement écarter par la décharge. La question ultime est celle de savoir si la réclamation est du type de celles que vise la décharge de responsabilité. La réponse à cette question dépend dans chaque cas du libellé et des circonstances de la décharge. Le principe de précaution formulé par lord Bingham dans l’arrêt Ali ne doit pas être considéré comme une règle d’interprétation, mais plutôt comme une observation sur les questions que les décharges de responsabilité sont susceptibles de soulever compte tenu de leur objet. Toute tendance des tribunaux à interpréter étroitement le libellé général d’une décharge de responsabilité est fonction non pas de quelque règle spéciale, mais plutôt du contexte dans lequel la décharge est accordée. Par conséquent, les règles habituelles d’interprétation des contrats énoncées dans l’arrêt Sattva s’appliquent aux décharges de responsabilité comme à tout autre contrat.

B.            Norme de contrôle

[44]                          Dans l’arrêt Sattva, notre Cour a également expliqué que l’interprétation des contrats est une opération tributaire des faits propres à chaque espèce, et qu’elle doit être considérée comme une question mixte de fait et de droit aux fins de contrôle en appel, sauf s’il existe une « question de droit isolable ». Les seuls contrats qui font exception sont les contrats d’adhésion, exception qui n’est pas pertinente en l’espèce : voir Ledcor Construction. Parmi les questions de droit isolables dans le contexte de l’interprétation des contrats, mentionnons ce qui suit : [traduction] « appliquer le mauvais principe ou négliger un élément essentiel d’un critère juridique ou un facteur pertinent » : Sattva, par. 53, citant King c. Operating Engineers Training Institute of Manitoba Inc., 2011 MBCA 80, 270 Man. R. (2d) 63, par. 21. Les circonstances dans lesquelles une question de droit peut être isolable seront des circonstances peu communes. La question de savoir si une chose relevait ou aurait dû relever du champ d’application des connaissances communes des parties au moment de la signature du contrat est une question de fait : Sattva, par. 49‑55 et 58.

[45]                          Dans le cas qui nous occupe, la Cour d’appel a statué, aux par. 50‑52 de ses motifs, que le juge de la requête a commis trois erreurs portant sur des questions de droit isolables :

     [traduction] Premièrement, ce qu’envisageait la Ville lorsqu’elle a rédigé la décharge de responsabilité n’était pas déterminant relativement à l’intention réciproque des parties.

     Deuxièmement, il était effectivement nécessaire de déterminer ce que les parties envisageaient « de façon précise ».

     Troisièmement, il n’était pas suffisant que le libellé large et général de la décharge de responsabilité puisse englober une demande subséquente de mise en cause pour contribution, si les circonstances suggéraient différemment.

[46]                          Je ne suis pas d’accord pour dire que l’une ou l’autre de ces conclusions constitue une erreur justifiant une intervention en appel. Bien que le premier point décrive possiblement une erreur portant sur une question de droit isolable, il ne s’agit pas d’une erreur qu’a commise le juge de la requête. Ce dernier s’est effectivement demandé ce que la Ville envisageait ou entendait objectivement, mais il est évident qu’il n’a pas estimé que ce facteur était déterminant relativement à l’intention réciproque des parties. Le juge de la requête a explicitement examiné, à partir du par. 29 de ses motifs, ce que les deux parties envisageaient. Il a expliqué que les Bailey auraient pu négocier les modalités de la décharge de responsabilité, mais qu’ils ont choisi de ne pas le faire, et il a conclu que [traduction] « ce que les parties envisageaient, c’était que Mme Bailey ne pourrait plus présenter quelque réclamation ou demande que ce soit contre la Ville relativement à l’Accident » : par. 43; voir aussi par. 41‑42 et 44. Avec égards pour l’opinion contraire, la Cour d’appel a mal qualifié ce qu’a fait le juge de la requête.

[47]                          Les deuxième et troisième points mentionnés ne sont pas des questions de droit isolables. Dans l’arrêt Sattva, la Cour a statué que la question de savoir si une chose était ou aurait raisonnablement dû être connue des deux parties au moment de la conclusion du contrat est une question de fait. La Cour d’appel a considéré que la question de savoir comment les circonstances éclairent le libellé du contrat constitue une « question de droit isolable ». Cette approche sape l’attitude déférentielle qu’a préconisée notre Cour dans Sattva et dont les juridictions d’appel doivent faire montre en matière d’interprétation contractuelle. La Cour d’appel était tout simplement en désaccord avec l’interprétation des circonstances par le juge de la requête, elle a considéré qu’il s’agissait d’une question de droit, puis elle a substitué ses propres conclusions de fait à celles du premier juge. Cette façon de faire n’est pas conforme à l’arrêt Sattva.

[48]                          Le juge de la requête a examiné les circonstances et a tiré une conclusion relativement à ce que les parties envisageaient ou à leur intention réciproque : par. 23 et 43. Il a ensuite conclu qu’il n’était pas [traduction] « nécessaire que les parties envisagent de façon précise un type particulier de réclamations. Il suffit plutôt [. . .] [que] ce que les parties envisageaient était tout type de réclamations se rapportant à un événement particulier tel l’Accident » : par. 44. C’est‑à‑dire, il a estimé que les parties envisageaient de façon précise toute réclamation se rapportant à l’accident, y compris la demande de mise en cause présentée par Mme Bailey. Même si les parties n’ont pas fait état explicitement de la possibilité particulière d’une demande de mise en cause, leur intention réciproque et objective était qu’une telle demande soit comprise dans le champ d’application de la décharge de responsabilité. Cette conclusion constitue une application, basée sur les faits, des principes d’interprétation contractuelle, et elle commandait la déférence.

[49]                          Quoique cet élément ne fasse pas partie des trois erreurs de droit isolables relevées par la Cour d’appel, je souligne également que cette dernière reproche au juge de la requête de ne pas avoir considéré le fait que [traduction] « les Bailey avaient toujours été au courant de l’action de M. Temple, et de ne pas s’être demandé s’il n’était pas réaliste de penser qu’ils l’avaient toujours à l’esprit lors de la signature de la décharge de responsabilité », étant donné qu’ils avaient remis à leur assureur la déclaration qui leur avait été signifiée dans le cadre de l’action de M. Temple : par. 39. Mais cela ne constitue pas non plus une erreur. La connaissance subjective par Mme Bailey de l’action de M. Temple, ou son absence de connaissance de cette action, n’est pas pertinente suivant la théorie objective du droit des contrats, car à moins que ce fait connu ait été communiqué à la Ville, il ne s’agit pas d’une « circonstance » qui relevait des « connaissances communes » des parties : Sattva, par. 58. Ce que pense intimement une partie ne peut avoir d’incidence sur la façon dont sa conduite serait perçue par une personne raisonnable placée dans la même situation que l’autre partie : voir Owners, Strata Plan LMS 3905 c. Crystal Square Parking Corp., 2020 CSC 29, [2020] 3 R.C.S. XXX, par. 33. Je ne fais aucun commentaire relativement à la possibilité que le droit puisse donner ouverture à réparation en cas de pratique peu scrupuleuse du bénéficiaire d’une décharge qui omettrait intentionnellement de révéler l’existence d’une réclamation à l’auteur de la décharge, comme l’ont signalé, dans l’arrêt Ali, lord Nicholls aux par. 32‑33, et lord Hoffmann aux par. 67‑71. Toutefois, le fait que Mme Bailey, l’auteure de la décharge, ait pu avoir personnellement connaissance d’une réclamation n’est pas pertinent dans le cadre de l’interprétation du document afin de décider si elle a ou non renoncé par inadvertance à cette réclamation. Comme lord Hoffmann l’a fait observer dans l’arrêt Ali, par. 49 : [traduction] « Il serait contraire aux principes fondamentaux d’interprétation que des faits dont une partie avait connaissance, mais que l’autre partie ne pouvait raisonnablement connaître, influent sur le sens d’un document. »

[50]                          Le juge de la requête ne s’est pas fondé sur la connaissance subjective qu’avait Mme Bailey de l’action de M. Temple afin de dégager l’intention réciproque des parties. Il a effectivement statué que le fait que Mme Bailey connaissait ou aurait dû connaître l’existence de l’action de M. Temple lorsqu’elle a signé la décharge de responsabilité était [traduction] « digne de mention », puisqu’elle avait déjà reçu signification de la déclaration, mais cette observation n’a pas fait partie de son analyse de « ce qu’envisageaient les parties » : par. 29. Bien qu’il n’ait pas fait montre d’une clarté exemplaire, il a de ce fait évité de commettre la même erreur que la Cour d’appel.

C.            Application

[51]                          Je ne vois aucune erreur révisable dans la conclusion du juge de la requête suivant laquelle le libellé de la décharge de responsabilité englobait la demande de mise en cause présentée par Mme Bailey. La décharge de responsabilité vise [traduction] « quelque action, poursuite, cause d’action [. . .] prévue ou imprévue [. . .] et réclamation de quelque nature que ce soit découlant de l’accident survenu le ou vers le 3 mars 2009 ou s’y rapportant ». Ce libellé englobe la demande de mise en cause présentée par Mme Bailey, qui découle des dommages subis par M. Temple lors de l’accident. Si ce libellé est jugé insuffisant pour inclure une réclamation découlant de l’accident, il est difficile d’imaginer quel libellé serait suffisant, à moins d’énumérer un par un tous les types de réclamations possibles et imaginables (demande de mise en cause, demande reconventionnelle, demande incidente, action par subrogation, réclamation fondée sur l’equity et la common law, demande fondée sur la loi, etc.). Il n’y a aucune raison logique justifiant d’exiger des parties qu’elles particularisent de cette façon la portée d’une décharge de responsabilité.

[52]                          La clause suivante de la décharge de responsabilité confirme cette interprétation large. Le contrat fait expressément mention des [traduction] « réclamations soulevées ou qui auraient pu être soulevées dans [l’action des Bailey] », mais il en fait mention en précisant que la portée générale de ce qui précède dans la décharge ne se limite pas à elles. Cela indique que l’expression « ce qui précède » vise davantage que les réclamations soulevées ou qui auraient pu être soulevées dans l’action des Bailey. Si ce n’était pas le cas, la partie de la décharge qui précède les termes [traduction] « sans limiter la portée générale de ce qui précède » serait redondante. Le juge de la requête a exposé ces points aux par. 21‑22 de ses motifs. Son interprétation n’est entachée d’aucune erreur manifeste et déterminante.

[53]                          La conclusion du juge de la requête selon laquelle les circonstances sont compatibles avec cette interprétation n’est pas non plus entachée de quelque erreur manifeste et déterminante. Tant la Ville que les Bailey étaient au courant que Mme Bailey avait heurté un employé de la Ville avec sa voiture, et chaque partie savait que l’autre était au courant. Cela ressort clairement des actes de procédure échangés par la Ville et les Bailey dans l’action des Bailey. Par conséquent, tant la Ville que Mme Bailey savaient — ou auraient objectivement dû savoir — que l’employé de la Ville qui avait été heurté pouvait avoir une réclamation à faire valoir contre Mme Bailey, contre la Ville ou contre les deux, et qu’une telle réclamation pouvait mettre la Ville et Mme Bailey dans une situation antagoniste l’une par rapport à l’autre, de sorte qu’il serait avantageux pour chacune de jeter le blâme sur l’autre. Cet aspect du contexte factuel milite en faveur d’une interprétation du libellé de la décharge de responsabilité ayant pour effet d’inclure la demande de mise en cause présentée par Mme Bailey dans l’action de M. Temple. Le juge de la requête explique ce point aux par. 27‑28 de ses motifs.

[54]                          Le juge de la requête a conclu qu’« [i]l suffit [. . .] [que] ce que les parties envisageaient était tout type de réclamations se rapportant à un événement particulier tel l’Accident ». En d’autres mots, comme les parties ont restreint l’objet de la décharge de responsabilité aux réclamations découlant d’un événement particulier, le juge de la requête n’a constaté l’existence d’aucune tension entre le libellé du contrat et les circonstances. Tout comme dans l’arrêt Biancaniello, la portée de la décharge de responsabilité était circonscrite et rien dans les circonstances n’indiquait au juge de la requête que les mots utilisés dans la décharge devaient être interprétés d’une manière s’écartant de leur sens ordinaire.

[55]                          Dans sa propre interprétation de la décharge, la Cour d’appel a fait observer que le montant du règlement à l’amiable, [traduction] « seulement 7 500 $ », n’était « pas incompatible » avec la conclusion selon laquelle les parties entendaient que la décharge s’applique uniquement aux réclamations des Bailey : par. 63‑64. C’est peut‑être vrai, mais ce montant de 7 500 $ n’est pas non plus incompatible avec l’interprétation du juge de la requête, et, quoi qu’il en soit, il n’y a au dossier aucun élément de preuve de la responsabilité de la Ville au regard duquel on peut apprécier ce montant.

[56]                          Je tiens à faire une dernière observation. Le juge de la requête a également pris en considération les négociations précontractuelles lorsqu’il a conclu que les parties entendaient réciproquement régler par la décharge la réclamation de Mme Bailey : par. 30‑38. La Cour d’appel en a elle aussi tenu compte, mais elle a tiré une conclusion différente : par. 67‑68. Ni l’une ni l’autre des parties n’a soutenu qu’il y avait quoi que ce soit d’erroné dans cette approche des juridictions inférieures. Toutefois, il existe une règle traditionnelle de longue date suivant laquelle la preuve relative aux négociations d’un contrat est inadmissible dans l’interprétation de celui‑ci : voir Produits forestiers Résolu c. Ontario (Procureur général), 2019 CSC 60, [2019] 4 R.C.S. 394, par. 100, les juges Côté et Brown, dissidents; Chartbrook Ltd. c. Persimmon Homes Ltd., [2009] UKHL 38, [2009] 1 A.C. 1101; Hall, p. 423‑432; A. Swan, J. Adamski et A. Y. Na, Canadian Contract Law (4e éd. 2018), p. 745‑748; K. Lewison, The Interpretation of Contracts (7e éd. 2020), p. 117‑131; J. D. McCamus, The Law of Contracts (3e éd. 2020), p. 809‑813. Dans l’arrêt Resolute, les juges Côté et Brown ont fait observer que cette règle « s’accorde mal » avec la directive donnée par notre Cour dans l’arrêt Sattva intimant aux tribunaux de tenir compte des circonstances entourant la conclusion d’un contrat dans l’interprétation de celui‑ci : par. 100. Tant Hall que les auteurs de l’ouvrage Canadian Contract Law soulignent la difficulté d’établir une distinction fondée sur des principes entre les circonstances entourant la formation d’un contrat et les négociations.

[57]                          Je reporte à une autre occasion l’examen de la question de savoir si — et dans l’affirmative, dans quelles circonstances — la prise en compte des négociations est permise lors de l’interpétation d’un contrat. L’examen de cette question devra attendre que se présente une affaire dans laquelle la question aura été pleinement débattue et il est nécessaire d’y répondre pour trancher l’appel. En l’espèce, le juge de la requête n’a pas considéré que les négociations étaient déterminantes dans un sens ou dans l’autre dans l’interprétation du contrat : voir les par. 37‑38 et 41.

[58]                          En définitive, la conclusion du juge de la requête selon laquelle la décharge de responsabilité englobe la demande de mise en cause présentée par Mme Bailey n’est entachée d’aucune erreur révisable. Cette demande est visée par le sens ordinaire des mots utilisés dans la décharge de responsabilité, les circonstances confirment que les parties avaient une connaissance objective de tous les faits sous-jacents à la demande de mise en cause présentée par Mme Bailey lorsqu’elles ont signé la décharge, et, tout comme dans l’arrêt Biancaniello, les parties ont limité la portée de la décharge aux réclamations découlant d’un événement particulier.

VII.      Dispositif

[59]                          Le pourvoi est accueilli, l’ordonnance de la Cour d’appel est annulée et l’ordonnance du juge de la requête est rétablie. L’appelante a droit à ses dépens devant toutes les cours.

 

                    Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours.

                    Procureurs de l’appelante : Stewart McKelvey, St. John’s.

                    Procureurs de l’intimée : McInnes Cooper, St. John’s.

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