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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34

 

 

Appel entendu : 16 mars 2021

Jugement rendu : 1er octobre 2021

Dossier : 38921

 

Entre :

 

Cité de Toronto

Appelante

 

et

 

Procureur général de l’Ontario

Intimé

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de la Colombie-Britannique, Toronto District School Board, Cityplace Residents’ Association, Canadian Constitution Foundation, Commission internationale de juristes (Canada), Fédération canadienne des municipalités, Durham Community Legal Clinic, Centre for Free Expression at Ryerson University, Association canadienne des libertés civiles, Art Eggleton, Barbara Hall, David Miller, John Sewell, David Asper Centre for Constitutional Rights, Progress Toronto, Nation métisse de l’Ontario, Métis Nation of Alberta et Fair Voting British Columbia

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement 

conjoints :

(par. 1 à 85)

 

Le juge en chef Wagner et le juge Brown (avec l’accord des juges Moldaver, Côté et Rowe)

Motifs dissidents :

(par. 86 à 186)

La juge Abella (avec l’accord des juges Karakatsanis, Martin et Kasirer)

 

 

 

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Cité de Toronto                                                                                              Appelante

c.

Procureur général de l’Ontario                                                                          Intimé

et

Procureur général du Canada,

procureur général de la Colombie-Britannique,

Toronto District School Board,

Cityplace Residents’ Association,

Canadian Constitution Foundation,

Commission internationale de juristes (Canada),

Fédération canadienne des municipalités,

Durham Community Legal Clinic,

Centre for Free Expression at Ryerson University,

Association canadienne des libertés civiles,

Art Eggleton,

Barbara Hall,

David Miller,

John Sewell,

David Asper Centre for Constitutional Rights,

Progress Toronto,

Nation métisse de l’Ontario,

Métis Nation of Alberta et

Fair Voting British Columbia                                                                   Intervenants

Répertorié : Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général)

2021 CSC 34

No du greffe : 38921.

2021 : 16 mars; 2021 :1er octobre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté d’expression — Élections municipales — Adoption par une province d’une loi redessinant les limites des quartiers électoraux d’une ville et réduisant leur nombre durant une campagne électorale — La loi porte‐t‐elle atteinte au droit à la liberté d’expression des participants aux élections et, si oui, cette atteinte est‐elle justifiée? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 2b) Loi de 2018 sur l’amélioration des administrations locales, L.O. 2018, c. 11.

                    Droit constitutionnel — Principes constitutionnels non écrits — Démocratie Adoption par une province d’une loi redessinant les limites des quartiers électoraux d’une ville et réduisant leur nombre durant une campagne électorale — La loi est‐elle inconstitutionnelle du fait qu’elle violerait le principe constitutionnel non écrit de la démocratie?

                    Le 1er mai 2018, la campagne électorale municipale de la cité de Toronto (« Ville ») a commencé et la période de dépôt des déclarations de candidature a été ouverte en vue des élections du 22 octobre 2018. À la clôture de cette période, le 27 juillet 2018, l’Ontario a annoncé son intention de présenter une loi réduisant la taille du conseil municipal de Toronto. Le 14 août 2018, la Loi de 2018 sur l’amélioration des administrations locales est entrée en vigueur, réduisant le nombre de quartiers de 47 à 25.

                    La Ville et deux groupes de particuliers ont contesté la constitutionnalité de la Loi et sollicité des ordonnances rétablissant la structure à 47 quartiers. Le juge saisi de la demande a conclu que la Loi portait atteinte au droit des candidats à la liberté d’expression protégé par l’al. 2b)  de la Charte  et au droit des électeurs à la représentation effective également protégé par l’al. 2b). Il a conclu que ces atteintes ne pouvaient pas être justifiées au regard de l’article premier de la Charte  et il a annulé les dispositions contestées de la Loi. L’Ontario a interjeté appel et demandé un sursis à l’exécution du jugement en attendant l’issue de l’appel. La Cour d’appel a accordé le sursis et, le 22 octobre 2018, les élections municipales se sont déroulées selon la structure à 25 quartiers créée par la Loi. Plus tard, la Cour d’appel a accueilli l’appel, concluant à l’absence d’une atteinte à la liberté d’expression. Les juges majoritaires ont conclu que la Ville avait présenté une revendication de droit positif qui n’était pas adéquatement fondée sur l’al. 2b)  de la Charte , et que le juge saisi de la demande avait commis une erreur en jugeant que la Loi avait substantiellement entravé la liberté d’expression des candidats et que le droit à une représentation effective s’applique aux élections municipales et influence l’analyse fondée sur l’al. 2b). Les juges majoritaires ont aussi conclu que les principes constitutionnels non écrits ne confèrent pas aux tribunaux le pouvoir d’invalider une loi qui ne viole pas autrement la Charte  ni ne limitent la compétence législative provinciale sur les institutions municipales.

                    Arrêt (les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe : L’Ontario a agi de façon constitutionnelle. La Loi ne restreint aucunement la liberté d’expression. En outre, les principes constitutionnels non écrits ne peuvent pas servir à invalider des mesures législatives et le principe constitutionnel non écrit de la démocratie ne peut pas être invoqué pour restreindre la compétence provinciale prévue au par. 92(8)  de la Loi constitutionnelle de 1867  ou pour inclure les municipalités à l’art. 3  de la Charte .

                    Une interprétation téléologique des droits protégés par la Charte  doit commencer par le texte et s’y enraciner, sans aller au‐delà de l’objet du droit, et être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés. L’alinéa 2b)  de la Charte , qui prévoit que chacun a les libertés fondamentales de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication, a été interprété comme imposant, d’une manière générale, une obligation négative et non une obligation positive de protection ou d’aide. Une revendication est à juste titre qualifiée de négative lorsque le demandeur cherche à ne pas être assujetti à des dispositions législatives ou à des mesures gouvernementales supprimant une activité expressive qu’il serait autrement libre d’exercer. De telles revendications de droit fondées sur l’al. 2b) sont examinées selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.

                    Cependant, comme il est expliqué dans l’arrêt Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673, l’al. 2b) peut, dans certaines circonstances, imposer des obligations positives au gouvernement afin de faciliter l’expression. De nombreux droits reconnus par la Constitution ont des dimensions à la fois positives et négatives, et il en est ainsi pour ceux protégés par l’al. 2b). Pour déterminer s’il y a eu violation de l’al. 2b), il est donc central de qualifier la revendication comme il se doit en décidant si elle porte sur un droit positif ou négatif.

                    Dans le contexte d’une revendication de droit positif fondée sur l’al. 2b), où le demandeur cherche à imposer au gouvernement (ou à la législature) l’obligation de donner accès à une tribune particulière par voie législative ou réglementaire, c’est le cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Baier qui s’applique. Comme le prévoit cet arrêt, un demandeur doit satisfaire aux trois facteurs suivants, d’abord énoncés dans l’arrêt Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016, pour avoir gain de cause dans sa revendication de droit positif : (1) la demande doit reposer sur la liberté d’expression plutôt que sur l’accès à un régime légal précis; (2) le demandeur doit démontrer que l’exclusion du régime légal permet une entrave substantielle à l’exercice de la liberté d’expression ou a pour objet de faire obstacle à cet exercice; (3) le gouvernement doit être responsable de l’incapacité d’exercer la liberté fondamentale. Ces facteurs fixent un seuil élevé pour les revendications de droits positifs et peuvent utilement être résumés en une unique question centrale : la demande est‐elle fondée sur la liberté d’expression fondamentale garantie par la Charte , de sorte que, en niant l’accès à une tribune d’origine législative ou en omettant autrement d’agir, le gouvernement a substantiellement entravé la liberté d’expression ou avait pour objectif de le faire? Cette unique question, une clarification salutaire du test prescrit par l’arrêt Baier, met l’accent sur le seuil élevé du deuxième facteur énoncé dans l’arrêt Dunmore tout en englobant les considérations relatives aux premier et troisième facteurs. Il y a entrave substantielle à la liberté d’expression lorsque le non-accès à une tribune d’origine législative a pour effet de frustrer radicalement l’exercice de cette expression au point où toute expression significative est empêchée en réalité. L’expression significative n’a pas besoin d’être rendue complètement impossible, mais un empêchement concret d’exercer la liberté d’expression constitue un seuil excessivement élevé qui ne sera atteint que dans des cas extrêmes et rares.

                    En l’espèce, la Ville n’a pas établi l’existence d’une violation de l’al. 2b). La revendication de la Ville vise l’accès à une tribune donnée d’origine législative et est donc, essentiellement, une réclamation de droit positif. C’est donc le cadre établi par l’arrêt Baier qui s’applique, et la Ville devait établir que la Loi a frustré radicalement l’expression des participants aux élections au point où l’expression significative a été empêchée en réalité. Les candidats et leurs partisans avaient 69 jours pour réorienter leurs messages et s’exprimer librement dans le respect de la nouvelle structure de quartiers. La Loi ne restreignait aucunement le contenu ou le sens des messages que les participants pouvaient exprimer. Bon nombre des candidats qui ont continué de faire campagne ont, en fin de compte, eu des campagnes fructueuses, ayant recueilli d’importantes sommes d’argent et reçu un nombre élevé de votes. Cela n’aurait pas été possible si l’exercice des droits que leur garantit l’al. 2b) avait été frustré si radicalement que cela les aurait en réalité empêchés de s’exprimer de manière significative. L’expression antérieure de certains candidats a pu perdre de la pertinence, mais il faut plus qu’une efficacité moindre aux termes du cadre établi par l’arrêt Baier. Dans le contexte d’une revendication de droit positif, seule une action gouvernementale extrême qui anéantit l’efficacité de l’expression pourrait atteindre le niveau de l’entrave substantielle à la liberté d’expression. L’alinéa 2b) ne garantit pas l’efficacité d’un message ou le maintien de sa pertinence, ni l’utilité des documents de campagne tout au long de la période électorale.

                    En outre, le principe non écrit de la démocratie ne peut pas servir à invalider des mesures législatives provinciales autrement valides comme les dispositions contestées de la Loi. Les principes non écrits font partie du droit constitutionnel, en ce sens qu’ils font partie de la toile de fond sous‐jacente aux termes écrits de la Constitution. Leur effet juridique réside dans leur énoncé de principes généraux dans le cadre duquel fonctionne l’ordre constitutionnel et, en conséquence, dans le cadre duquel il faut donner effet aux termes écrits de la Constitution, soit à ses dispositions. En pratique, les principes constitutionnels non écrits peuvent aider les tribunaux seulement de deux façons distinctes, mais connexes.

                    Premièrement, ils peuvent être utilisés pour interpréter les dispositions constitutionnelles. Lorsque le texte constitutionnel n’est pas lui‐même suffisamment explicite ou complet pour répondre à une question constitutionnelle, les cours peuvent se servir de principes constitutionnels non écrits comme outils d’interprétation. Lorsqu’ils sont appliqués à des droits garantis par la Charte , les principes non écrits aident les tribunaux à procéder à une interprétation téléologique, en les éclairant sur la nature et les objectifs plus larges de la Charte  elle‐même, les termes choisis pour énoncer le droit ou la liberté, et les origines historiques des concepts enchâssés. Lorsque des principes constitutionnels non écrits sont utilisés comme outils d’interprétation, leur effet juridique substantiel doit découler par déduction nécessaire du texte de la Constitution. Deuxièmement, et de façon connexe, il est possible de recourir aux principes non écrits pour élaborer des doctrines structurelles non énoncées dans la Constitution écrite proprement dite, mais nécessaires pour sa cohérence, et qui découlent implicitement de son architecture. Ainsi, les doctrines structurelles peuvent combler des lacunes et répondre à des questions importantes sur lesquelles le texte de la Constitution est muet.

                    Aucune de ces fonctions n’appuie le recours aux principes constitutionnels non écrits à titre de fondement indépendant pour invalider des mesures législatives. Au contraire, les principes constitutionnels non écrits, comme la démocratie, un principe qui sert à comprendre et à interpréter la Constitution, militent fortement en faveur de la confirmation de la validité des mesures législatives qui sont conformes au texte de la Constitution. Sous réserve de la Charte , une province, aux termes du par. 92(8)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , a le pouvoir juridique absolu et sans réserve de légiférer à l’égard des municipalités. Les pleins pouvoirs sous ce chef de compétence ne sont limités par aucun principe constitutionnel.

                    L’article 3  de la Charte  garantit pour sa part aux citoyens le droit de voter et de briguer un poste aux élections provinciales et fédérales, et comprend le droit à une représentation effective. Le texte de l’art. 3 indique toutefois clairement qu’il n’offre pas de garantie dans le cas des élections municipales. La représentation effective n’est pas un principe consacré à l’al. 2b)  de la Charte , et le concept ne peut pas non plus y être transposé intégralement. Il n’est pas non plus possible de recourir au principe de la démocratie pour rendre l’art. 3  de la Charte  et son exigence de représentation effective applicables en l’espèce. Les droits démocratiques visés à l’art. 3 n’ont pas été étendus aux candidats ou aux électeurs des conseils municipaux. L’absence des municipalités dans le texte constitutionnel n’est pas une lacune que les tribunaux doivent combler; il s’agit plutôt d’une omission délibérée. Il ressort clairement du texte de la Constitution que les institutions municipales n’ont pas de statut constitutionnel, ce qui ne laisse aucune question d’interprétation constitutionnelle à trancher et, en conséquence, aucun rôle à jouer pour les principes non écrits.

                    Les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer (dissidents) : Le pourvoi devrait être accueilli et la déclaration du juge saisi de la demande selon laquelle le moment de l’adoption de la Loi constitue une violation injustifiée de l’al. 2b) de la Charte devrait être rétablie. Modifier les quartiers électoraux municipaux au milieu des élections municipales en cours était inconstitutionnel.

                    Lorsque des élections démocratiques ont lieu au Canada, y compris des élections municipales, la liberté d’expression protège les droits des candidats et des électeurs d’exprimer leurs opinions de manière significative et de participer à une discussion politique réciproque durant la période menant au jour du vote. Cela est au cœur de l’expression politique, qui à son tour est au cœur de ce que garantit l’al. 2b)  de la Charte . Le droit de partager et de recevoir de l’information relative aux élections a depuis longtemps été reconnu comme faisant partie intégrante des principes démocratiques sous‐jacents à la liberté d’expression, et il a donc reçu une solide protection.

                    Une période électorale stable est cruciale à l’équité électorale et à des discussions politiques significatives. Ainsi, l’ingérence de l’État dans l’expression politique individuelle et collective dans le contexte d’élections s’attaque au cœur des valeurs démocratiques que la liberté d’expression vise à protéger, notamment à la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique.

                    L’arrêt Irwin Toy a établi une analyse en deux temps pour trancher les revendications en matière de liberté d’expression. La première étape consiste à déterminer si l’activité en cause relève du champ des activités protégées par la liberté d’expression. Si l’activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle possède un contenu expressif et relève à première vue du champ d’application de la garantie. La seconde étape consiste à se demander si, par son objet ou son effet, l’action gouvernementale porte atteinte à la liberté d’expression.

                    Le cadre d’analyse élaboré dans l’arrêt Baier, qui a été conçu afin de traiter du caractère non inclusif de régimes légaux, s’applique uniquement aux demandes visant à imposer à l’État l’obligation de mettre une tribune donnée à la disposition des citoyens. Les demandes qui portent sur l’ingérence du gouvernement dans les droits d’expression connexes à un processus électoral sont le type de demandes régies par le cadre d’analyse décrit dans l’arrêt Irwin Toy.

                    La distinction entre droits positifs et droits négatifs est une lorgnette qui n’aide pas à trancher les demandes présentées en vertu de la Charte . Tous les droits ont des aspects positifs, parce qu’ils existent au sein d’un appareil étatique positif et sont mis en application par celui‐ci. Ils présentent aussi des aspects négatifs en ce qu’ils requièrent parfois que l’État ne s’ingère pas. Une interprétation téléologique uniforme a été adoptée relativement aux revendications portant sur les droits, que la revendication porte sur la liberté à l’égard de l’ingérence du gouvernement afin d’exercer un droit, ou qu’elle porte sur le droit à l’action gouvernementale afin d’y avoir accès. Le seuil ne varie pas selon la nature de la revendication portant sur un droit. Chaque droit a sa propre portée définitionnelle et est susceptible de faire l’objet de l’analyse de la proportionnalité suivant l’article premier de la Charte . Il n’y a donc aucune raison, pour les besoins de l’analyse, de superposer à la structure constitutionnelle l’obstacle additionnel de la division des droits entre ceux qui sont positifs et ceux qui sont négatifs.

                    En l’espèce, la demande fondée sur l’al. 2b) porte sur l’ingérence du gouvernement dans les droits d’expression connexes à un processus électoral et c’est précisément le genre de demande régie par le cadre d’analyse décrit dans l’arrêt Irwin Toy. Lorsqu’on applique ce cadre, il est clair que le moment de l’adoption de la Loi, parce qu’il a entraîné une ingérence dans la discussion politique, au milieu des élections, a porté atteinte à un droit protégé par l’al. 2b)  de la Charte . En redessinant radicalement les limites électorales pendant des élections en cours qui étaient pratiquement aux deux tiers écoulées, la Loi a porté atteinte aux droits de toutes les personnes prenant part au processus électoral d’engager une discussion politique réciproque significative. La Loi a éradiqué près de la moitié des campagnes électorales actives et exigé que les candidats remplissent un formulaire d’avis de changement de quartier pour rester dans la course. Le redécoupage des quartiers électoraux signifiait que les candidats devaient aller au contact de nouveaux électeurs ayant de nouvelles priorités. Les électeurs qui avaient reçu des renseignements dans le cadre de la campagne électorale, qui avaient été informés des mandats des candidats et qui avaient échangé avec ceux‐ci dans le contexte de la structure à 47 quartiers ont vu leur participation démocratique mise en veilleuse. Le moment où la Loi a été adoptée a insufflé de l’instabilité dans les élections, ce qui a miné la possibilité pour les candidats et les électeurs de leur quartier de pouvoir discuter de manière significative et échanger leurs opinions respectives sur des questions d’intérêt local.

                    En l’espèce, l’atteinte au droit protégé par l’al. 2b) était liée au moment où les modifications législatives ont été apportées. L’Ontario n’a fourni aucune explication, et encore moins fait état d’un objectif urgent et réel, indiquant pourquoi les modifications ont été apportées au milieu d’élections en cours. En l’absence de toute preuve ou explication justifiant le moment de l’adoption de la Loi, il n’existe aucun objectif urgent et réel permettant d’expliquer cette atteinte, et sa justification ne peut donc pas se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

                    Quant au rôle des principes constitutionnels non écrits, il y a désaccord avec les observations des juges majoritaires qui ont pour effet de circonscrire le champ d’application et la force de ces principes d’une manière qui atténue la portée de la jurisprudence contraignante de la Cour. Les principes constitutionnels non écrits peuvent être utilisés pour invalider un texte de loi. La Constitution du Royaume‐Uni, qui a valeur précédentielle par rapport à celle du Canada, n’est pas un document écrit, mais elle est composée, entre autres sources, de normes non écrites, de lois du Parlement, de prérogatives royales, de conventions, de coutumes du Parlement et de décisions judiciaires. Par conséquent, la Constitution du Canada comprend des règles non écrites et écrites. Les principes constitutionnels non écrits sont la force vitale de la Constitution et nourrissent le texte de la Constitution dont ils sont les prémisses inexprimées. Ils ne sont pas simplement le « contexte » ou la « toile de fond » du texte. Au contraire, ils sont les engagements normatifs les plus fondamentaux de la Constitution à partir desquels découlent des dispositions textuelles précises. Les dispositions écrites précises sont l’expression des principes structurants sous‐jacents non écrits, prévus par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 . Le texte de la Constitution découle de principes sous‐jacents, mais il n’énonce pas toujours ces principes de manière exhaustive.

                    Hormis les dispositions écrites de la Constitution, les principes découlant de sa structure fondamentale peuvent limiter l’action gouvernementale. Ces principes existent indépendamment du texte de la Constitution et — comme dans le cas des droits fondamentaux implicites avant que la Charte  soit adoptée — ils existaient avant l’édiction de dispositions constitutionnelles expresses. Les corps législatifs du Canada doivent se conformer à ces impératifs structurels fondamentaux et ne doivent en aucun cas y passer outre. En conséquence, les principes non écrits peuvent être utilisés pour invalider un texte de loi lorsque la loi échappe à la portée d’une disposition constitutionnelle expresse, mais est fondamentalement incompatible avec l’architecture interne de la Constitution ou avec la structure constitutionnelle fondamentale. Il s’agirait indubitablement d’un cas rare. Cependant, fermer la porte à la possibilité que des principes non écrits puissent être utilisés pour invalider un texte de loi, quelles que soient les circonstances, est imprudent. Cela est non seulement contraire à la jurisprudence de la Cour, mais également fondamentalement incompatible avec la jurisprudence qui confirme que les principes constitutionnels non écrits peuvent être utilisés pour contrôler la constitutionnalité des lois. Ce contrôle signifie qu’on maintient ces dernières, qu’on les révise ou qu’on les annule.

                    Les principes constitutionnels non écrits sont les principes fondamentaux structurants de la Constitution et ont plein effet juridique. Ils servent à donner effet à la structure de la Constitution, et fonctionnent comme des piliers indépendants sur lesquels la validité du texte de loi peut être contestée puisqu’ils ont le même statut juridique que le texte. Non seulement les principes constitutionnels non écrits donnent sens et effet au texte constitutionnel, mais en plus ils éclairent la signification des termes choisis pour énoncer le droit ou la liberté en cause, ils contribuent aussi à une compréhension évolutive des droits et des libertés garantis dans la Constitution, ce que la Cour a décrit depuis longtemps comme un arbre susceptible de croître et de se développer. Les principes constitutionnels non écrits sont une partie primordiale de ce qui fait croître cet arbre. Ils sont en outre eux-mêmes des règles de droit substantiel. Dans les causes adéquates, ils peuvent bel et bien continuer à servir, comme ils l’ont fait dans le passé, de fondement permettant de déclarer un texte de loi inconstitutionnel.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef Wagner et le juge Brown

                    Arrêt appliqué : Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673; distinction d’avec l’arrêt : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; arrêts examinés : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‐du‐Prince‐Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Colombie‐Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‐Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; arrêts mentionnés : Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 45, [2000] 2 R.C.S. 409; Ontario English Catholic Teachers’ Assn. c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 15, [2001] 1 R.C.S. 470; Ontario Public School Boards’ Assn. c. Ontario (Attorney General) (1997), 151 D.L.R. (4th) 346; East York (Borough) c. Ontario (1997), 36 O.R. (3d) 733; Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016; Québec (Procureure générale) c. 9147‐0732 Québec inc., 2020 CSC 32; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Montréal (Ville) c. 2952‐1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141; Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‐Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3; Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815; Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827; Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158; Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; R. (on the application of Miller) c. Prime Minister, [2019] UKSC 41, [2020] A.C. 373; SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2; R. c. Poulin, 2019 CSC 47; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289; Huson c. The Township of South Norwich (1895), 24 R.C.S. 145; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Nation haïda c. Colombie‐Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; B.C.G.E.U. c. Colombie‐Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100; Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285.

Citée par la juge Abella (dissidente)

                    Di Ciano c. Toronto (City), 2017 CanLII 85757; Natale c. City of Toronto, 2018 ONSC 1475, 1 O.M.T.R. 349; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485; 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 2001 CSC 40, [2001] 2 R.C.S. 241; Nanaimo (Ville) c. Rascal Trucking Ltd., 2000 CSC 13, [2000] 1 R.C.S. 342; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231; Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100; Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Dagenais c. Société Radio‐Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; R. c. Bryan, 2007 CSC 12, [2007] 1 R.C.S. 527; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‐Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295; Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790; Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084; Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141; Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995; Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627; Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; RJR‐MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Canada (Procureur général) c. JTI‐Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569; Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827; Société Radio‐Canada c. Nouveau‐Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332; Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815; Kleindienst c. Mandel, 408 U.S. 753 (1972); B.C. Freedom of Information and Privacy Association c. Colombie‐Britannique (Procureur général), 2017 CSC 6, [2017] 1 R.C.S. 93; Delisle c. Canada (Sous‐procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989; Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3; Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016; Health Services and Support Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‐Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, 2011 CSC 44, [2011] 3 R.C.S. 134; Eldridge c. Colombie‐Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28; Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‐du‐Prince‐Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; R. (on the application of Miller) c. Prime Minister, [2019] UKSC 41, [2020] A.C. 373; R. (on the application of Jackson) c. Attorney General, [2005] UKHL 56, [2006] 1 A.C. 262; R. (Privacy International) c. Investigatory Powers Tribunal, [2019] UKSC 22, [2020] A.C. 491; AXA General Insurance Ltd. c. HM Advocate, [2011] UKSC 46, [2012] 1 A.C. 868; Brandy c. Human Rights and Equal Opportunity Commission (1995), 183 C.L.R. 245; Kable c. Director of Public Prosecutions (NSW) (1996), 189 C.L.R. 51; Re Residential Tenancies Tribunal (NSW); Ex parte Defence Housing Authority (1997), 190 C.L.R. 410; Lange c. Australian Broadcasting Corporation (1997), 189 C.L.R. 520; Roach c. Electoral Commissioner, [2007] HCA 43, 233 C.L.R. 162; South African Association of Personal Injury Lawyers c. Heath, [2000] ZACC 22, 2001 (1) S.A. 883; Fedsure Life Assurance Ltd. c. Greater Johannesburg Transitional Metropolitan Council, [1998] ZACC 17, 1999 (1) S.A. 374; Elfes Case, BVerfG, 1 BvR 253/56, Decision of January 16, 1957 (Germany); Kesavananda c. State of Kerala, A.I.R. 1973 S.C. 1461; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‐Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2; Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; Attorney‐General for Canada c. Attorney‐General for Ontario, [1937] A.C. 326; Attorney General of Nova Scotia c. Attorney General of Canada, [1951] R.C.S. 31; Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, [1980] 1 R.C.S. 54; Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; B.C.G.E.U. c. Colombie‐Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11; Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103; Nation haïda c. Colombie‐Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38; MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‐Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Edwards c. Attorney‐General for Canada, [1930] A.C. 124; Colombie‐Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473.

Lois et règlements cités

By‐law to amend By‐law 267‐2017, being a by‐law to re‐divide the City of Toronto’s Ward Boundaries, to correct certain minor errors, City of Toronto By‐law No. 464‐2017, 28 avril 2017.

By‐law to re‐divide the City of Toronto’s Ward Boundaries, City of Toronto By‐law No. 267‐2017, 29 mars 2017.

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 2b) , d), 3 , 7 , 15 , 33 .

Human Rights Act 1998 (R.‐U.), 1998, c. 42, art. 4.

Loi constitutionnelle de 1867 , préambule, art. 91, 92.

Loi constitutionnelle de 1982 , préambule, art. 52.

Loi de 1996 sur les élections municipales, L.O. 1996, c. 32, ann., art. 10.1(8).

Loi de 2006 sur la cité de Toronto, L.O. 2006, c. 11, ann. A, art. 128(1).

Loi de 2018 sur l’amélioration des administrations locales, L.O. 2018, c. 11, ann. 3, art. 1.

Magna Carta (1215).

Traités et autres instruments internationaux

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221 [la Convention européenne des droits de l’homme].

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges MacPherson, Tulloch, Miller, Nordheimer et Harvison Young), 2019 ONCA 732, 146 O.R. (3d) 705, 439 D.L.R. (4th) 292, 442 C.R.R. (2d) 348, 92 M.P.L.R. (5th) 1, [2019] O.J. No. 4741 (QL), 2019 CarswellOnt 14847 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Belobaba, 2018 ONSC 5151, 142 O.R. (3d) 336, 416 C.R.R. (2d) 132, 80 M.P.L.R. (5th) 1, [2018] O.J. No. 4596 (QL), 2018 CarswellOnt 14928 (WL Can.). Pourvoi rejeté, les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer sont dissidents.

                    Glenn K. L. Chu et Diana W. Dimmer, pour l’appelante.

                    Robin K. Basu et Yashoda Ranganathan, pour l’intimé.

                    Michael H. Morris, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Mark Witten, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‐Britannique.

                    Paul Koven, pour l’intervenante Toronto District School Board.

                    Selwyn A. Pieters, pour l’intervenante Cityplace Residents’ Association.

                    Adam Goldenberg, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.

                    Guy Régimbald, pour l’intervenante la Commission internationale de juristes (Canada).

                    Stéphane Émard‐Chabot, pour l’intervenante la Fédération canadienne des municipalités.

                    Omar Ha‐Redeye, pour l’intervenante Durham Community Legal Clinic.

                    Jamie Cameron, pour l’intervenant Centre for Free Expression at Ryerson University.

                    Geetha Philipupillai, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Christine Davies, pour les intervenants Art Eggleton, Barbara Hall, David Miller et John Sewell.

                    Alexi N. Wood, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.

                    Donald K. Eady, pour l’intervenant Progress Toronto.

                    Jason Madden, pour les intervenantes la Nation métisse de l’Ontario et Métis Nation of Alberta.

                    Nicolas M. Rouleau, pour l’intervenant Fair Voting British Columbia.

 

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe rendu par

 

                    Le juge en chef et le juge Brown —

 

                                             TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.       Introduction

1

II.     Contexte

6

III.    Questions en litige

13

IV.    Analyse

14

A.     Liberté d’expression

14

(1)     Principes d’interprétation de la Charte  dans le contexte de l’al. 2b)

14

(2)     Cadre d’analyse de l’arrêt Baier

22

(3)     Application

29

a)      Nature de la revendication

29

b)      Application de l’arrêt Baier

36

c)      Représentation effective

44

B.     Démocratie

48

(1)         Rôle des principes constitutionnels non écrits : interpréter la Constitution

et combler des lacunes

49

a)      Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale

64

b)     Renvoi relatif à la sécession

67

c)      Les arrêts Babcock et Imperial Tobacco

70

d)     Trial Lawyers Association of British Columbia

74

(2)    Pertinence du principe de la démocratie pour des élections municipales

76

a)      Paragraphe 92(8)  de la Loi constitutionnelle de 1867 

79

b)     Article 3  de la Charte 

81

(3)    Conclusion sur le principe de la démocratie

83

V.      Conclusion

85

 

 

 

I.               Introduction

[1]                              Bien qu’il soit présenté comme visant un droit garanti par l’al. 2b)  de la Charte canadienne des droits et libertés , le présent pourvoi concerne fondamentalement l’exercice de la compétence législative provinciale à l’égard des municipalités. En termes simples, il s’agit de savoir si, et le cas échéant de quelle façon, la Constitution du Canada empêche les législatures provinciales de modifier les conditions sous lesquelles se déroulent les campagnes pour les élections des conseils municipaux.

[2]                              Le paragraphe 92(8)  de la Loi constitutionnelle de  1867  confère aux provinces la compétence législative exclusive en matière d’« institutions municipales dans la province ». Les municipalités constituées en vertu de cette compétence possèdent donc des pouvoirs provinciaux délégués. À l’instar des conseils scolaires ou d’autres institutions qui doivent leur existence aux lois provinciales, elles n’ont pas de statut constitutionnel indépendant (Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 45, [2000] 2 R.C.S. 409, par. 33‐34). La province a [traduction] « le pouvoir juridique absolu et sans réserve de les traiter comme elle l’entend » (Ontario English Catholic Teachers’ Assn. c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 15, [2001] 1 R.C.S. 470, par. 58, citant avec approbation le juge Campbell dans Ontario Public School Boards’ Assn. c. Ontario (Attorney General) (1997), 151 D.L.R. (4th) 346 (C.J. Ont. (Div. gén.)), p. 361). Aucune norme ou convention constitutionnelle n’empêche une province d’apporter des changements aux institutions municipales sans le consentement des municipalités (East York (Borough) c. Ontario (1997), 36 O.R. (3d) 733 (C.A.), p. 737‐738, la juge Abella). De plus, « [i]l n’appartient [. . .] pas à notre Cour de créer des droits constitutionnels à l’égard d’un troisième ordre de gouvernement lorsque, interprété contextuellement, le texte de la Constitution ne le fait pas » (Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673, par. 39).

[3]                              Mis à part une référence au par. 92(8) — et une reconnaissance que la province de l’Ontario avait la compétence constitutionnelle pour agir comme elle l’a fait en l’espèce —, notre collègue la juge Abella ne tient pas du tout compte de ce contexte constitutionnel décisif (par. 112). Or, ces considérations sont importantes en l’espèce. Après la clôture de la période de dépôt des déclarations de candidature aux élections pour le conseil municipal de Toronto, la province a adopté par voie législative une nouvelle structure de quartiers réduite pour la cité de Toronto (« Ville ») et diminué d’autant la taille du conseil. La Ville affirme que cette mesure était inconstitutionnelle, car elle portait atteinte aux droits des participants aux élections garantis par l’al. 2b)  de la Charte  et violait le principe constitutionnel non écrit de la démocratie. Selon la Ville, elle était également contraire aux exigences constitutionnelles de la représentation effective qui, toujours selon ses dires, découlent de l’al. 2b)  de la Charte  et du par. 92(8)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , du fait du même principe constitutionnel non écrit de la démocratie.

[4]                              Aucun de ces arguments n’est fondé et nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi de la Ville. À notre avis, la province a agi de façon constitutionnelle. En ce qui concerne l’argument fondé sur l’al. 2b), la Ville cherche à avoir accès à une tribune d’origine législative, une demande qui doit être examinée en recourant au cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Baier. La modification de la structure de quartiers n’a pas empêché les participants aux élections de continuer à s’exprimer sur des questions électorales dans le cadre de la nouvelle structure pendant les 69 jours qui se sont écoulés entre l’entrée en vigueur de la Loi et le jour des élections. Il n’y a pas eu d’entrave substantielle à la liberté d’expression des demandeurs et, en conséquence, il n’y a eu aucune atteinte à un droit protégé par l’al. 2b).

[5]                              La Loi n’a pas non plus violé autrement la Constitution. Les principes constitutionnels non écrits ne peuvent pas à eux seuls fonder une déclaration d’invalidité en application du par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 , et il n’existe pas de droit autonome à une représentation effective en dehors de l’art. 3  de la Charte . De plus, le principe constitutionnel non écrit de la démocratie ne peut pas être invoqué pour restreindre la compétence provinciale prévue au par. 92(8) ou pour inclure les municipalités à l’art. 3.

II.            Contexte

[6]                              En 2013, la Ville a retenu les services d’experts‐conseils pour qu’ils procèdent à un examen des limites de ses quartiers, alors au nombre de 44 (Toronto Ward Boundary Review). Ces experts ont recommandé une structure comportant davantage de quartiers — soit 47 —, que la Ville a adoptée en 2016.

[7]                              Le 1er mai 2018, la campagne électorale de la Ville a commencé et la période de dépôt des déclarations de candidature a été ouverte en vue des élections du 22 octobre 2018. À la clôture de cette période, le 27 juillet 2018, un peu plus de 500 personnes s’étaient inscrites pour se porter candidates dans les 47 quartiers. Le même jour, le gouvernement de l’Ontario a annoncé son intention de présenter une loi réduisant la taille du conseil municipal de Toronto à 25 quartiers. Le 14 août 2018, la Loi de 2018 sur l’amélioration des administrations locales, L.O. 2018, c. 11 (« Loi »), est entrée en vigueur; elle réduisait le nombre de quartiers de 47 à 25 (selon les limites des circonscriptions électorales fédérales), et prorogeait la période de dépôt des déclarations de candidature jusqu’au 14 septembre.

[8]                              La Ville et deux groupes de particuliers ont présenté une demande urgente à la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour contester la constitutionnalité de ces mesures et solliciter des ordonnances rétablissant la structure à 47 quartiers. Ils ont fait valoir que la Loi violait les garanties protégées par la Charte  en matière de liberté d’expression, de liberté d’association et d’égalité, ainsi que les principes constitutionnels non écrits de la démocratie et de la primauté du droit.

[9]                              Le juge saisi de la demande leur a donné raison et a conclu que le droit à la liberté d’expression protégé par l’al. 2b)  de la Charte  avait été restreint de deux façons (2018 ONSC 5151, 142 O.R. (3d) 336). Premièrement, il a jugé que la Loi limitait le droit des candidats municipaux à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b), une conclusion largement liée au moment choisi pour l’adoption de la Loi, à savoir pendant la campagne électorale. Deuxièmement, il a conclu que la Loi portait atteinte au droit à la représentation effective des électeurs municipaux garanti par l’al. 2b) — même si la représentation effective est un principe qui relève de l’art. 3 (et non de l’al. 2b)) de la Charte  —, parce que, selon lui, la population des quartiers découlant de la Loi était trop importante pour que les conseillers représentent leurs électeurs de manière effective. Il a conclu en outre qu’aucune de ces restrictions ne pouvait être justifiée au regard de l’article premier et il a annulé les dispositions contestées de la Loi. Les élections devaient donc se dérouler selon la structure à 47 quartiers.

[10]                          La province a interjeté appel et demandé un sursis à l’exécution du jugement en attendant l’issue de l’appel. La Cour d’appel de l’Ontario a accordé le sursis le 19 septembre 2018, jugeant qu’il y avait une forte probabilité que l’appel de la province soit accueilli et, le 22 octobre 2018, les élections municipales de Toronto se sont déroulées selon la structure à 25 quartiers prévue par la Loi (2018 ONCA 761, 142 O.R. (3d) 481). L’intégrité des élections ou des résultats n’est pas remise en cause.

[11]                          Les juges qui ont tranché l’appel de la province sur le fond étaient divisés. Alors que les juges dissidents auraient invalidé la Loi parce que, selon eux, elle limitait indûment la liberté d’expression, les juges majoritaires ont accueilli l’appel, concluant à l’absence d’une telle restriction (2019 ONCA 732, 146 O.R. (3d) 705). La Ville avait présenté une revendication d’un droit positif — c’est‐à‐dire une demande d’accès à une tribune donnée et non de protection contre l’ingérence de l’État dans la communication d’un message. Conformément au cadre d’analyse régissant de telles demandes établi par l’arrêt Baier, les juges majoritaires ont appliqué les facteurs énoncés dans l’arrêt Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016, pour conclure que la demande n’était pas adéquatement fondée sur l’al. 2b)  de la Charte  et que le juge saisi de la demande avait commis une erreur en jugeant que la Loi avait substantiellement entravé la liberté d’expression des candidats. De plus, il avait commis une erreur en concluant que le droit à une représentation effective — garanti par l’art. 3 — s’applique aux élections municipales et influence l’analyse fondée sur l’al. 2b). Enfin, les juges majoritaires ont conclu que les principes constitutionnels non écrits ne confèrent pas aux tribunaux le pouvoir d’invalider une loi qui ne porte pas autrement atteinte à la Charte  ni ne limitent la compétence législative provinciale sur les institutions municipales. Bien que les principes constitutionnels non écrits servent parfois à combler les lacunes de la Constitution, aucune lacune de ce type n’existe en l’espèce.

[12]                          La Cour d’appel semble avoir accordé à la Ville la qualité pour agir dans l’intérêt public afin de plaider l’appel (par. 28). La qualité pour agir de la Ville n’a pas été contestée devant notre Cour.

III.         Questions en litige

[13]                          L’affaire soulève deux questions. Premièrement, la Loi a‐t‐elle limité (indûment ou non) la liberté d’expression des candidats ou des électeurs participant aux élections municipales de Toronto de 2018? Deuxièmement, le principe constitutionnel non écrit de la démocratie peut‐il être appliqué — soit pour restreindre la compétence législative provinciale sur les institutions municipales, soit pour exiger une représentation effective dans ces institutions — de manière à invalider la Loi?

IV.         Analyse

A.           Liberté d’expression

(1)          Principes d’interprétation de la Charte  dans le contexte de l’al. 2b)

[14]                          L’issue du présent pourvoi dépend de la portée de l’al. 2b)  de la Charte , qui prévoit que chacun a les libertés fondamentales « de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication ». Bien qu’une interprétation téléologique des droits protégés par la Charte  doive commencer par le texte et s’y enraciner (Québec (Procureure générale) c. 9147‐0732 Québec inc., 2020 CSC 32, par. 8‐10), sans aller au‐delà de l’objet du droit, et être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344), il est indéniable que l’al. 2b) a traditionnellement été interprété libéralement (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 976; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 765‐767). En fait, l’al. 2b) a été interprété de façon si large que le cadre d’analyse a été critiqué au motif qu’il fixe un seuil trop bas pour l’établissement d’une restriction des droits protégés par l’al. 2b), de sorte que tout examen de sa portée et de ses limites de fond est généralement soumis à l’analyse des restrictions fondée sur l’article premier (K. Chan, « Constitutionalizing the Registered Charity Regime : Reflections on Canada Without Poverty » (2020), 6 C.J.C.C.L. 151, p. 174, citant M. Plaxton et C. Mathen, « Developments in Constitutional Law : The 2009‐2010 Term » (2010), 52 S.C.L.R. (2d) 65). Ainsi, selon l’arrêt Irwin Toy, si l’activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle a un contenu expressif et relève à première vue du champ de l’« expression » (p. 969). De plus, si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale contestée est de contrôler la tentative de transmettre une signification par cette activité, une restriction à la liberté d’expression est démontrée (p. 972).

[15]                          Actuellement, toutefois, la liberté d’expression n’est pas considérée comme dépourvue de limites internes. Des activités peuvent se trouver hors du champ d’application de l’al. 2b), lorsque le mode d’expression de l’activité elle‐même — par exemple la violence — ou le lieu où elle se déroule est en dissonance avec la protection offerte par la Charte  (Montréal (Ville) c. 2952‐1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, par. 60 et 62).

[16]                          En outre, et ce qui revêt une importance particulière dans le présent pourvoi, l’al. 2b) a été interprété comme « impos[ant] d’une manière générale [. . .] une obligation négative et non une obligation positive de protection ou d’aide » (Baier, par. 20 (nous soulignons), citant Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, p. 1035). Une revendication est à juste titre qualifiée de négative lorsque le demandeur cherche à « ne pas être assujett[i] à des dispositions législatives ou à des mesures gouvernementales supprimant une activité expressive qu’i[l] serai[t] autrement libr[e] d’exercer » (Baier, par. 35 (nous soulignons)). De telles revendications de droit fondées sur l’al. 2b) sont examinées selon le cadre d’analyse établi par notre Cour dans l’arrêt Irwin Toy.

[17]                          Cependant, notre Cour a expliqué dans l’arrêt Baier que l’al. 2b) peut, dans certaines circonstances, imposer des obligations positives au gouvernement afin de faciliter l’expression. Autrement dit, bien que l’al. 2b) « interdi[se] les bâillons » de façon générale, il peut aussi, dans des cas rares et étroitement circonscrits, « oblige[r] [. . .] à la distribution de porte‐voix » (par. 21, citant Haig, p. 1035). C’est pourquoi la Cour d’appel a déclaré en l’espèce que [traduction] « [l]a liberté d’expression est respectée, dans l’ensemble, si les gouvernements s’abstiennent simplement de prendre des mesures qui constitueraient une entrave indue à cette liberté », et que les tribunaux ne font droit aux revendications de droits positifs fondées sur l’al. 2b) que dans des circonstances « exceptionnelles et étroites » (par. 42 et 48 (en italique dans l’original)).

[18]                          Pour déterminer si, en l’espèce, la province a restreint l’exercice d’un droit protégé par l’al. 2b), il est donc central de qualifier la revendication comme il se doit en décidant si elle porte sur un droit positif ou négatif. Dans l’arrêt Baier, notre Cour a soustrait les demandes visant un droit positif du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Irwin Toy et les a soumises à un seuil plus élevé. Cela est nécessaire, étant donné la facilité avec laquelle les demandeurs peuvent généralement démontrer une restriction à la liberté d’expression en suivant le test établi dans l’arrêt Irwin Toy. Un seuil élevé pour les demandes visant un droit positif réduit les circonstances dans lesquelles un gouvernement ou une législature doit légiférer ou agir autrement pour soutenir la liberté d’expression. Examiner les revendications de droits positifs en appliquant le test énoncé dans l’arrêt Irwin Toy reviendrait à forcer le gouvernement à justifier, au regard de l’article premier, toutes les décisions de ne pas fournir de tribunes par voie législative.

[19]                          Le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Baier n’est donc pas limité, comme le suggère notre collègue, à « traiter du caractère non inclusif de régimes légaux » (par. 148). Notre Cour n’aurait pu exprimer plus clairement dans cette décision que ce cadre s’applique là « où le gouvernement qui défend une mesure contestée sur le fondement de la Charte  plaide — ou que l’auteur de la demande fondée sur la Charte  concède — que les droits positifs revendiqués sont demandés en vertu de l’al. 2b) » (par. 30). S’il en était autrement — c’est‐à‐dire si l’arrêt Baier ne s’appliquait qu’aux causes relatives à la sous-inclusion —, les revendications visant la création ou l’extension de tribunes par voie législative seraient examinées à la lumière du test fixé dans cet arrêt tandis que celles visant la préservation de ces mêmes tribunes le seraient suivant le test prescrit par l’arrêt Irwin Toy. Cela serait illogique. La portée de l’arrêt Baier va au‐delà des causes de sous-inclusion ou d’exclusion, et elle limite catégoriquement « l’obligation [de l’État] de mettre une tribune donnée à la disposition de citoyens » (Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‐Britannique, 2009 CSC 31, [2009] 2 R.C.S. 295, par. 35). Cela reflète la séparation des pouvoirs. En effet, il est préférable de laisser aux ordres élus de l’État le soin de décider s’il convient de concevoir une tribune d’origine législative ou réglementaire et la façon de le faire.

[20]                          Il ne faudrait pas extrapoler de nos propos que l’al. 2b) accorde un droit qui est totalement positif ou totalement négatif. De nombreux droits reconnus par la Constitution ont des dimensions à la fois positives et négatives, et le cadre d’analyse établi par l’arrêt Baier reconnaît expressément qu’il en est ainsi pour ceux protégés par l’al. 2b). La distinction entre les dimensions positive et négative des droits demeure toutefois importante lorsqu’il s’agit d’examiner la nature de l’obligation que la revendication cherche à faire porter par l’État : [traduction] « . . . les dimensions positives d’un droit exigent que le gouvernement agisse de certaines façons, alors que ses dimensions négatives exigent de lui qu’il s’abstienne d’agir de certaines façons » (P. Macklem, « Aboriginal Rights and State Obligations » (1997), 36 Alta. L. Rev. 97, p. 101; voir aussi A. Sen, The Idea of Justice (2009), p. 282). Par exemple, la revendication, si elle était accueillie, exigerait‐elle que le gouvernement pose un geste, ou porte‐t‐elle sur des restrictions au sens de l’expression ou à son contenu? De plus, si la revendication était rejetée, cela nierait‐il au demandeur l’accès à une tribune donnée pour s’exprimer sur un sujet, ou cela l’empêcherait‐il totalement de s’exprimer sur ce sujet? S’il est vrai que, dans l’arrêt Haig, la juge L’Heureux‐Dubé a noté à bon droit que la distinction entre les droits positifs et les droits négatifs n’est « pas toujours nett[e] ni util[e] », elle a toutefois établi une distinction entre les revendications négatives types et celles qui pourraient exiger « une mesure gouvernementale positive » (p. 1039). C’est de cette distinction qu’il est question ici.

[21]                          Le présent pourvoi offre donc l’occasion de confirmer et de clarifier l’application de l’arrêt Baier aux revendications visant un droit positif fondées sur l’al. 2b). Cet arrêt demeure valable dans le contexte de l’al. 2b). Il adopte en outre un cadre d’analyse établi pour la première fois dans l’arrêt Dunmore, qui a lui‐même tranché une revendication fondée sur l’al. 2d) (liberté d’association). Il n’est pas nécessaire de décider en l’espèce si l’arrêt Dunmore demeure applicable aux revendications fondées sur l’al. 2d) (la question n’est pas tranchée, étant donné les arrêts rendus par notre Cour dans Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, et Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3). En l’espèce, il nous suffit de confirmer que l’arrêt Baier offre un cadre d’analyse utile et nécessaire dans le contexte des revendications visant un droit positif fondées sur l’al. 2b) (même si nous simplifierions ce cadre, comme nous l’expliquerons).

(2)          Cadre d’analyse de l’arrêt Baier

[22]                          Le cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Baier s’applique si le demandeur cherche à imposer au gouvernement (ou à la législature) l’obligation de donner accès à une tribune particulière par voie législative ou réglementaire (par. 30; Greater Vancouver Transportation Authority, par. 35). En conséquence, si elle sollicite en l’espèce que le gouvernement ou la législature adopte une loi ou prenne un règlement ou d’autres mesures pour donner accès à une tribune particulière d’origine législative ou réglementaire, la Ville revendique un droit positif (Baier, par. 35).

[23]                          Dans l’arrêt Baier, notre Cour a jugé qu’un demandeur devait satisfaire aux trois facteurs énoncés dans l’arrêt Dunmore pour avoir gain de cause dans sa revendication d’un droit positif : (1) la demande doit reposer sur la liberté d’expression plutôt que sur l’accès à un régime légal précis; (2) le demandeur doit démontrer que l’exclusion du régime légal permet une entrave substantielle à l’exercice de la liberté d’expression ou a pour objet de faire obstacle à cet exercice; (3) le gouvernement doit être responsable de l’incapacité d’exercer la liberté fondamentale.

[24]                          Ces facteurs fixent un seuil élevé pour les revendications de droits positifs. Le premier exige que l’on détermine ce que le demandeur recherche réellement — autrement dit, si sa demande repose sur la liberté d’expression ou s’il cherche simplement l’accès à un régime légal. De même, le deuxième — qui exige que le demandeur établisse une entrave substantielle à l’exercice de la liberté d’expression — fixe un seuil plus élevé que celui qui est énoncé dans l’arrêt Irwin Toy, qui consiste seulement à déterminer si « l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale visée était de restreindre la liberté d’expression » (p. 971; voir aussi Baier, par. 27‐28 et 45).

[25]                          Si on les interprète de cette façon, ces facteurs peuvent utilement être résumés en une unique question centrale : la demande est‐elle fondée sur la liberté d’expression fondamentale garantie par la Charte , de sorte que, en niant l’accès à une tribune d’origine législative ou en omettant autrement d’agir, le gouvernement a substantiellement entravé la liberté d’expression ou avait pour objectif de le faire? Il s’agit, pour être clair, d’une unique question qui met l’accent sur le seuil élevé du deuxième facteur énoncé dans l’arrêt Dunmore tout en englobant les considérations relatives aux premier et troisième facteurs. Étant donné le chevauchement important des facteurs — particulièrement des premier et deuxième — que nous décelons, il s’agit, à notre avis, d’une clarification salutaire du test prescrit par l’arrêt Baier, qui est complètement compatible avec l’approche adoptée par notre Cour dans cet arrêt ainsi que dans la décision Greater Vancouver Transportation Authority. Pour plus de précision, l’al. 2b) n’enlève pas le pouvoir que possède une législature de créer ou de modifier des tribunes d’origine législative, parce qu’il ne comprend pas le droit d’accéder à une tribune d’origine législative donnée. Toutefois, lorsqu’une législature choisit d’offrir une telle tribune, celle‐ci doit être conforme à la Charte  (Haig, p. 1041).

[26]                          En conséquence, si un demandeur peut démontrer que le gouvernement, en niant l’accès à une tribune d’origine législative, a entravé substantiellement l’exercice de la liberté d’expression, ou a agi dans cet objectif, la demande peut être accueillie. Même s’il s’agit d’une revendication d’un droit positif, le demandeur a démontré une restriction à son droit garanti par l’al. 2b), et — sous réserve d’une justification d’une telle restriction au regard de l’article premier — une mesure ou une loi du gouvernement peut être requise.

[27]                          Rien n’indique en l’espèce que la province a agi dans l’objectif d’entraver l’exercice de la liberté d’expression, et nous limitons en conséquence nos observations en l’espèce à la revendication présentée — à savoir qu’une loi a eu pour effet d’entraver substantiellement la liberté d’expression. À notre avis, il y a entrave substantielle à la liberté d’expression lorsque le non-accès à une tribune d’origine législative a pour effet de frustrer radicalement l’exercice de cette expression au point où toute expression significative est « empêch[ée] en réalité » (Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815, par. 33). L’expression significative n’a pas besoin d’être rendue complètement impossible, mais nous tenons à souligner qu’un empêchement concret de la liberté d’expression constitue un seuil excessivement élevé qui ne sera atteint que dans des cas extrêmes et rares (Baier, par. 27; Dunmore, par. 25). Par exemple, il pourrait être démontré qu’une réduction prévue par la loi de la durée d’une campagne électorale à deux jours a, en pratique, pour effet d’entraver substantiellement l’exercice de la liberté d’expression. Dans un tel scénario, on pourrait très bien conclure que l’expression significative a en réalité été empêchée.

[28]                          L’arrêt Baier démontre le caractère élevé du seuil à atteindre pour qu’il y ait empêchement concret. Dans cette affaire, la loi avait été modifiée pour interdire aux enseignants d’écoles de briguer un poste de conseiller scolaire. La Cour — appliquant les facteurs énoncés dans l’arrêt Dunmore — a conclu qu’aucune entrave substantielle à la liberté d’expression n’avait été démontrée. La revendication reposait simplement sur l’accès à une tribune donnée d’origine législative régissant l’exercice de la fonction de conseiller scolaire, et non sur une entrave substantielle à la liberté d’expression. Et, quoi qu’il en soit, il n’y avait aucune entrave, substantielle ou autre, à la capacité des appelants d’exprimer leur opinion sur des questions relatives au système d’éducation. Leur exclusion du régime légal ne les privait que d’un moyen d’expression donné (par. 44 et 48).

(3)          Application

a)              Nature de la revendication

[29]                          La première question à laquelle il faut répondre pour trancher le présent pourvoi est celle de savoir si la Ville revendique un droit positif. Il existe deux façons d’interpréter sa demande. Toutes deux mènent à la conclusion que la demande vise essentiellement une revendication positive et que la Ville doive, en conséquence, démontrer une entrave substantielle à la liberté d’expression.

[30]                          La première interprétation possible de la demande de la Ville est qu’elle vise le rétablissement d’une tribune d’origine législative antérieure, plus précisément celle des 47 quartiers. Cette interprétation ressort de la réparation sollicitée par la Ville, à savoir que la prochaine élection municipale se déroule selon le cadre antérieur (m.a., par. 152). La Ville forcerait alors la province à agir (soit en adoptant une nouvelle loi, soit en abrogeant les dispositions contestées de la Loi) pour rétablir la tribune d’origine législative. Une telle réparation est révélatrice d’une demande classique visant un droit positif. Le fait que la Ville et les participants aux élections aient précédemment bénéficié d’une structure composée de 47 quartiers ne revêt aucune importance sur le plan juridique. Dans l’arrêt Baier, notre Cour a considéré qu’une demande visant à rétablir le statu quo constituait une revendication d’un droit positif, l’assimilant à une demande faite au gouvernement de légiférer en vue de créer un cadre pour la première fois. Cette conclusion s’impose pour éviter les restrictions au pouvoir législatif puisque « [c]onclure autrement équivaudrait à dire qu’une fois que le gouvernement a légiféré pour créer une tribune, il ne peut jamais la modifier ou la supprimer sans contrevenir à l’al. 2b) » (par. 36).

[31]                          La seconde interprétation possible de la revendication de la Ville est qu’elle vise le maintien d’une tribune existante d’origine législative. Selon la Ville, ce qu’elle demande à la province c’est que, après le déclenchement d’une élection municipale, la province garantisse l’accès à la tribune, quelle qu’elle soit, qui existait à ce moment‐là. De l’avis de la Ville, ce qui serait autrement une expression politique devient ce qu’elle appelle une [traduction] « expression électorale » pendant la période des élections (m.a., par. 54). Pour protéger l’« expression électorale », il faut, à ses dires, maintenir le cadre électoral particulier qui existait au commencement de la période électorale. Ainsi formulée, la prétention de la Ville selon laquelle les dispositions contestées de la Loi restreignent l’exercice d’un droit protégé par l’al. 2b) tient directement au moment de l’adoption de la Loi. D’ailleurs, lors de l’audition du pourvoi, la Ville a concédé que, sous réserve d’autres éventuelles questions, la province pouvait adopter cette même loi la semaine suivant les élections. De plus, la Ville a demandé à la Cour — advenant que celle‐ci se contente de conclure que le moment choisi pour l’adoption de la Loi était inconstitutionnel — de rendre un jugement déclaratoire en ce sens plutôt que d’accorder une réparation qui rétablirait la structure antérieure comptant 47 quartiers.

[32]                          L’accent mis par la Ville sur le moment choisi pour l’adoption de la Loi ne peut toutefois pas transformer une revendication de droit positif en une revendication de droit négatif. La demande est formulée sous l’angle d’une absence d’entrave — idée qui s’apparente superficiellement à une revendication de droit négatif devant être examinée en fonction du cadre établi dans l’arrêt Irwin Toy —, mais la Ville ne cherche pas à protéger l’expression des participants au processus électoral contre des restrictions liées au contenu ou au sens de celle‐ci (comme c’était le cas, par exemple, dans Greater Vancouver Transportation Authority); sa revendication vise plutôt l’accès à une tribune donnée (à savoir la structure de conseil qui existait au début de la campagne, quelle qu’elle ait été) pour communiquer et structurer cette expression.

[33]                          Ainsi interprétée, la revendication s’apparente à celle qui a été rejetée dans l’arrêt Baier. Le seul point de distinction est que la demande dans l’affaire Baier visait un type précis de régime légal (c.‐à‐d. un régime qui permettait aux employés des écoles de briguer et d’occuper des postes de conseillers scolaires), alors que la demande en cause en l’espèce vise l’obtention d’une protection temporaire — à savoir pour la durée de la campagne — du type de structure électorale particulière qui existait au début de la période électorale, quel qu’il soit. Or, aux fins de détermination de la constitutionnalité, il n’y a pas de différence entre la présente cause et le scénario hypothétique dans lequel la province abolirait des élections en cours et les remplacerait par une tribune complètement nouvelle assortie d’une structure différente et d’une campagne électorale d’une durée raisonnable. En l’espèce, la Ville est en mesure de formuler sa revendication en termes d’absence d’entrave uniquement parce que la Loi a modifié la structure existante sans l’abolir. Mais le résultat final est le même. La revendication de la Ville vise toujours l’accès à une tribune donnée d’origine législative; la réparation précise sollicitée dépend simplement du cadre électoral existant au commencement du processus électoral, quel qu’il soit. Il s’agit donc d’une demande d’intervention positive. Comme les élections municipales sont simplement des tribunes d’origine législative sans assise constitutionnelle, les provinces peuvent — sous réserve du seuil élevé de l’entrave substantielle — changer les règles comme bon leur semble.

[34]                          Conclure autrement équivaudrait à envisager un gel légal sans précédent de la compétence provinciale prévue au par. 92(8), et à constitutionnaliser temporairement une tribune donnée d’origine législative pour la durée d’une élection. Ce qui serait normalement considéré comme une revendication visant un droit positif fondée sur l’al. 2b) serait dans les faits transformé en une revendication visant un droit négatif pour cette période. Cela serait constitutionnellement douteux, absurde et même inutile puisqu’un tel gel dépendrait entièrement de la durée de la campagne électorale à l’égard de laquelle la province elle‐même a compétence en dernier ressort. Avec égards, notre collègue la juge Abella ne tient pas compte de ces préoccupations lorsqu’elle conclut que l’arrêt Irwin Toy devrait s’appliquer à une telle demande. Tous conviennent de la compétence législative de la province pour modifier la structure de quartiers de Toronto; or, selon la compréhension de notre collègue, cette compétence ne pourrait être exercée qu’à certains moments (par. 112). Combinée à sa formulation large du seuil fixé par l’arrêt Irwin Toy dans ce contexte — soit se demander si la mesure législative « déstabilis[e] une occasion de discuter de manière significative » —, une telle compréhension aurait concrètement pour effet de figer le pouvoir législatif de toucher ne serait‐ce que minimalement une élection municipale pour la durée de la campagne (par. 115). Figer ainsi ce pouvoir ne cadre pas avec le plein pouvoir dont jouissent les provinces en vertu du par. 92(8)  de la Loi constitutionnelle de 1867 .

[35]                          En résumé, la Ville revendique un droit positif et c’est le cadre établi par l’arrêt Baier qui s’applique.

b)             Application de l’arrêt Baier

[36]                          Comme nous l’avons expliqué, le cadre établi par l’arrêt Baier consiste à déterminer si le demandeur a démontré que, en empêchant l’accès à un régime légal, le gouvernement a substantiellement entravé l’exercice de la liberté d’expression. Nous le répétons, le seuil est élevé : il requiert que la Ville établisse que la Loi a frustré radicalement l’expression des participants aux élections au point où l’expression significative a été empêchée en réalité. À notre avis, la Ville ne peut pas faire cette preuve et n’a, en conséquence, pas établi l’existence d’une restriction à la liberté d’expression protégée par l’al. 2b).

[37]                          En l’espèce, les candidats et leurs partisans avaient 69 jours — période plus longue que la durée de la plupart des campagnes électorales fédérales et provinciales — pour réorienter leurs messages et s’exprimer librement dans le respect de la nouvelle structure de quartiers. (Notre collègue la juge Abella a tout simplement tort de suggérer, au par. 104, qu’il ne restait qu’un mois de campagne. Il en restait en fait le double.) La Loi n’a pas empêché les candidats de prononcer d’autres discours politiques dans le cadre de la nouvelle structure. Ceux‐ci ont continué de mener des campagnes énergiques, de faire du porte‐à‐porte et de débattre de questions non liées aux dispositions contestées, à la taille du conseil ou aux limites des quartiers. D’ailleurs, même s’ils ne l’avaient pas fait, rien dans la Loi ne les empêchait de le faire. Celle‐ci ne restreignait aucunement le contenu ou le sens des messages que les participants pouvaient exprimer. Bon nombre de candidats qui ont continué de faire campagne ont, en fin de compte, eu des campagnes fructueuses, ayant recueilli d’importantes sommes d’argent et reçu un nombre élevé de votes. Cela n’aurait pas été possible si l’exercice d’un droit que leur garantit l’al. 2b) avait été frustré si radicalement que cela les aurait en réalité empêchés de s’exprimer de manière significative.

[38]                          Il est bien sûr probable que l’expression antérieure de certains candidats ait pu perdre de la pertinence; des tracts ou autres articles de campagne mentionnant les anciens quartiers, par exemple, ont dû être modifiés ou mis au rebut. La nouvelle structure de quartiers — et la population plus nombreuse de ceux‐ci — a cependant permis des limites plus élevées de dépenses électorales, de sorte que les candidats ont pu recueillir davantage de fonds au cours des 69 jours qu’il leur restait pour faire campagne. La plainte vise en conséquence le fait que l’expression antérieure des candidats n’était plus significative ou utile pour leur projet de se faire élire. Il s’agit essentiellement d’une plainte au sujet de la diminution de l’efficacité.

[39]                          Une efficacité moindre pourrait être suffisante pour équivaloir à une restriction de l’exercice d’un droit protégé par l’al. 2b) dans son orientation négative traditionnelle — voir, par exemple, les arrêts Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827, par. 15, la juge en chef McLachlin et le juge Major, dissidents en partie, mais pas sur ce point, et Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569 —, mais cela ne suffit pas aux termes du cadre établi par l’arrêt Baier. Dans le contexte d’une revendication de droit positif, seule une action gouvernementale extrême qui anéantit l’efficacité de l’expression — par exemple, le lancement d’une campagne électorale d’une durée de deux jours — pourrait atteindre le niveau de l’entrave substantielle à la liberté d’expression; une telle action pourrait en réalité empêcher l’expression significative dans le contexte d’élections. Ce n’est tout simplement pas ce qui s’est produit en l’espèce. L’alinéa 2b) ne garantit pas l’efficacité d’un message ou le maintien de sa pertinence, ni l’utilité des documents de campagne tout au long de la période électorale.

[40]                          Même si l’on admet que le changement de la structure a diminué l’efficacité des discours électoraux antérieurs des candidats en réduisant la pertinence de certaines communications des campagnes dans les 47 quartiers, cela n’atteint pas le niveau de l’entrave substantielle. Nous le répétons, la campagne qui a duré 69 jours après l’adoption de la structure composée de 25 quartiers a été vigoureusement débattue par des candidats dont la liberté d’expression n’a pas été frustrée radicalement. Nous reconnaissons que, selon le juge de première instance, il y a eu entrave substantielle à la liberté d’expression (par. 32). Sa conclusion pose cependant problème à trois égards. D’abord, elle a été tirée sur le fondement d’une erreur de droit, puisque le juge a erronément appliqué le cadre de l’arrêt Irwin Toy qui sert à l’examen d’une revendication de droit négatif. Ensuite, et de façon connexe, le juge a indiqué clairement dans ses motifs que cette conclusion était liée à la diminution de l’efficacité de l’expression des candidats, chose qui, comme il a été expliqué, ne suffit tout simplement pas à démontrer une restriction à la liberté d’expression suivant le cadre établi par l’arrêt Baier. Enfin, étant donné les échéanciers écourtés de l’affaire en première instance, le juge a dû tirer cette conclusion sur le fondement d’un dossier factuel limité. À la lumière des nouveaux éléments de preuve présentés par la province et admis par notre Cour, il est manifeste que les candidats n’ont pas, en réalité, été empêchés de s’exprimer dans le cadre de la campagne. Ils ont plutôt mené des campagnes vigoureuses et acharnées sur les questions qui leur importaient.

[41]                          La Ville affirme que l’expression en cause en l’espèce — ce qu’elle appelle, rappelons‐le, l’« expression électorale » — est uniquement liée au cadre des élections mêmes, et en dépend. En conséquence, selon elle, l’al. 2b) vise non seulement l’expression en soi, mais également la structure des élections. Or, ainsi interprétée, la revendication n’est pas sans rappeler celle du « rôle tout à fait particulier » du conseiller scolaire formulée par les appelants dans l’affaire Baier et rejetée par la Cour. Revendiquer un tel rôle tout à fait particulier ou une dépendance à une tribune d’origine législative n’équivaut pas à revendiquer une liberté fondamentale (Baier, par. 44). Cela consiste plutôt à vouloir accéder à la tribune en question. C’est ce que cherche à obtenir la Ville en l’espèce.

[42]                          En résumé, le seuil établi par l’arrêt Baier n’est pas atteint en l’espèce. La Loi ne limite aucunement la liberté d’expression.

[43]                          Ayant conclu qu’il n’y a aucune restriction à l’exercice d’un droit garanti par l’al. 2b), nous n’avons pas besoin de procéder à l’analyse fondée sur l’article premier. Nous notons toutefois que, selon notre collègue la juge Abella, cet article donne tort à la province parce qu’elle « n’a fourni aucune explication, encore moins fait état d’un objectif urgent et réel, indiquant pourquoi les modifications ont été apportées au milieu d’élections en cours » (par. 161). Cela ne tient pas compte des plaidoiries écrite et orale de la province selon lesquelles le gouvernement nouvellement élu a agi rapidement pour être en mesure de mettre ces changements en œuvre durant la période restreinte de son propre mandat électoral, plutôt que d’attendre quatre ans avant les prochaines élections municipales (m.i., par. 149; transcription, p. 111‐112).

c)              Représentation effective

[44]                          La Ville dit aussi que les dispositions contestées de la Loi violent le principe de la « représentation effective », corollaire de la garantie prévue à l’art. 3  de la Charte , qui, aux dires de la Ville, peut être transposée dans l’al. 2b).

[45]                          L’article 3 garantit aux citoyens le droit de voter et de briguer un poste aux élections provinciales et fédérales, et comprend le droit à une représentation effective. Le texte de l’art. 3 indique toutefois clairement qu’il n’y est garanti « que le droit de voter aux élections législatives fédérales et provinciales » (Haig, p. 1031 (nous soulignons)) et « n’est pas garanti [celui de voter] dans le cas [des] élections municipales » (p. 1031 (nous soulignons), citant P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (3e éd. 1992), vol. 2, p. 42‐2). En somme, l’al. 2b) et l’art. 3 visent des droits distincts auxquels il faut donner des sens indépendants (Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, par. 79‐80; Harper, par. 67). La représentation effective n’est pas un principe consacré à l’al. 2b), et le concept ne peut pas non plus être transposé intégralement à partir d’un autre droit garanti par la Charte .

[46]                          Quoi qu’il en soit, le principe de la représentation effective évoque l’idée d’une parité des électeurs qui, bien qu’elle ne réponde pas complètement aux exigences de la représentation effective, constitue la principale préoccupation et la condition d’« importance primordiale » (Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158, p. 184). Ce qui compte, c’est la population relative des quartiers, et non leur taille pure et simple. Rejeter cette conclusion voudrait dire qu’il faudrait garder la population des quartiers relativement stable et augmenter le nombre de conseillers pour suivre le rythme de la croissance de la population, un concept absent du droit canadien (à l’art. 3 comme ailleurs) et un exercice qui comporterait ses propres difficultés, notamment une croissance éventuellement problématique de la taille du conseil municipal de la Ville (M. Pal, « The Unwritten Principle of Democracy » (2019), 65 R.D. McGill 269, p. 298‐299; J. C. Courtney, Commissioned Ridings : Designing Canada’s Electoral Districts (2001), p. 15 et 19).

[47]                          Et même si la représentation effective devait être un facteur dont il fallait tenir compte en l’espèce, nous ne conclurions pas que le principe a été violé uniquement en raison de la population plus importante des quartiers créés par la Loi. Nul ne conteste le fait que la structure composée de 25 quartiers prévue par la Loi a augmenté la parité des électeurs par rapport à celle comportant 47 quartiers que privilégie la Ville (qui, en fait, ne devait pas atteindre la parité des électeurs avant 2026) (m.a., par. 150; m.i., par. 35, 38, 133, 143 et 148). En fait, le raisonnement invoqué dans le Toronto Ward Boundary Review pour rejeter la structure à 25 quartiers a été critiqué sur ce fondement précisément (d.i. (bref), vol. II, p. 65, 69, 72‐73 et 77‐78). Même si le principe de la représentation effective comprend davantage que la simple parité des électeurs, ceux qui se fondent sur ce principe en l’espèce n’ont fait état d’aucun autre facteur — la géographie, l’histoire de la communauté, les intérêts de la communauté et la représentation des minorités — qui pourrait justifier de s’écarter de la parité (voir le Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), p. 184).

B.            Démocratie

[48]                          La deuxième question dont nous sommes saisis est celle de savoir si les dispositions contestées de la Loi sont inconstitutionnelles au motif qu’elles violent le principe constitutionnel non écrit de la démocratie. Plus précisément, la Ville fait valoir que le changement de la structure de quartiers viole ce principe non écrit de la démocratie en privant les électeurs d’une représentation effective et en perturbant le processus électoral (m.a., par. 105). Elle demande donc à la Cour de se fonder sur le principe de la démocratie pour invalider des mesures législatives provinciales autrement valides. Elle soutient qu’il est possible de le faire sur le fondement de la jurisprudence de notre Cour relative à l’art. 3 et du concept de la représentation effective, et en considérant le principe comme limitant la compétence provinciale prévue au par. 92(8). À l’inverse, et faisant écho à la Cour d’appel sur ce point, le procureur général de l’Ontario affirme que le principe constitutionnel non écrit de la démocratie ne peut pas servir à invalider des mesures législatives, indépendamment des dispositions constitutionnelles écrites et du droit qui les régit. Pour les motifs qui suivent, le procureur général a raison.

(1)          Rôle des principes constitutionnels non écrits : interpréter la Constitution et combler des lacunes

[49]                          La Constitution du Canada comporte des normes écrites et non écrites. Notre Cour a reconnu que la Constitution décrit une architecture des institutions de l’État ainsi que leur relation avec les citoyens qui suppose l’existence de certains principes sous‐jacents (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‐du‐Prince‐Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 93; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 50‐51). Ces principes, comme la démocratie et la primauté du droit, « imprègnent la Constitution » (Renvoi relatif à la sécession, par. 50). Bien qu’ils ne figurent que par des « allusion[s] indirecte[s] » dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867  et de la Loi constitutionnelle de 1982  (par. 51), ces principes sont « fondamentaux » (par. 49) et, sans eux, « il serait impossible de concevoir notre structure constitutionnelle » (par. 51). Ces principes ont « plein effet juridique » et peuvent donner lieu à des obligations juridiques substantielles (par. 54, citant le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753, p. 845). [traduction] « [C]omme tous les principes de moralité politique, [ils] peuvent guider et limiter la prise de décision des branches exécutive et législative » (motifs de la C.A., par. 84, citant Colombie‐Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 52).

[50]                          Les principes non écrits font donc partie de notre droit constitutionnel, en ce sens qu’ils font partie de la toile de fond sous‐jacente aux termes écrits de la Constitution. Notre collègue, la juge Abella, se sert d’une affirmation tirée d’une opinion dissidente dans le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution pour étayer la proposition selon laquelle le « plein effet juridique » comprend nécessairement le pouvoir d’invalider les lois. Or, le passage complet de ce renvoi, tout comme la jurisprudence qui y est citée, illustre que les juges Martland et Ritchie discutent du fédéralisme — et, bien que certains aspects du fédéralisme puissent être non écrits et élaborés par les tribunaux, il est indiscutable qu’il a un fondement textuel fort. Le passage de l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, sur lequel se fonde notre collègue (au par. 176), n’étaye en outre pas la thèse voulant que les principes constitutionnels non écrits puissent invalider les lois, puisque la Cour a conclu dans cette décision que l’attribution d’une compétence exclusive aux tribunaux pour adolescents contreviendrait aux art. 96  à 101  et 129  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Quoi qu’il en soit, toute incertitude sur la question de savoir si les principes constitutionnels non écrits peuvent invalider les lois qui a pu subsister après le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution et le Renvoi relatif à la sécession a été, comme nous l’expliquerons, totalement dissipée par l’arrêt Imperial Tobacco.

[51]                          En outre, la jurisprudence que cite notre collègue et qui, selon elle, « [a] reconnu que les principes constitutionnels non écrits ont plein effet juridique et peuvent servir de limites substantielles à l’égard de toutes les branches de gouvernement » (par. 166) n’étaye pas la proposition selon laquelle les principes constitutionnels non écrits peuvent être appliqués pour invalider les lois. En effet, c’est plutôt le contraire — par exemple, dans R. (on the application of Miller) c. Prime Minister, [2019] UKSC 41, [2020] A.C. 373, par. 41, la Cour suprême du Royaume‐Uni a affirmé que le principe constitutionnel de souveraineté parlementaire signifie que la législation elle‐même (soit [traduction] « les lois adoptées par la Couronne au Parlement »), suivant la Constitution du Royaume‐Uni, demeure « la forme suprême de droit ». Certes, les tribunaux du Royaume‐Uni peuvent juger que la législation primaire est incompatible avec la Convention européenne des droits de l’homme, 213 R.T.N.U. 221, mais ils peuvent uniquement prononcer une déclaration d’incompatibilité (Human Rights Act 1998 (R.-U.), 1998, c. 42, art. 4); ils ne se sont pas servis de principes constitutionnels non écrits pour invalider une loi.

[52]                          Notre collègue se préoccupe du « cas rare » où « la loi [qui] échappe à la portée d’une disposition constitutionnelle expresse [. . .] est fondamentalement incompatible avec l’ “architecture interne” de la Constitution ou avec sa “structure constitutionnelle fondamentale” » et estime qu’il faut recourir aux principes constitutionnels non écrits (par. 170, citant le Renvoi sur la sécession, par. 50, et SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 57). Or, il est inconcevable que la mesure législative qui est contraire à notre « structure constitutionnelle fondamentale » ne contrevienne pas à la Constitution elle‐même. Et cette structure, consignée dans le texte de la Constitution (comme nous en discuterons ultérieurement) est interprétée à l’aide des principes constitutionnels non écrits. Qu’il en soit ainsi ressort clairement du contexte de l’affirmation des juges Martland et Ritchie selon laquelle les principes non écrits ont « un plein effet juridique, c’est‐à‐dire qu’on les a utilisés pour faire annuler des textes de loi » (Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, p. 845). Comme nous l’avons souligné, cette cause portait sur le fédéralisme, tout comme la jurisprudence citée en appui à leur affirmation; les juges Martland et Ritchie décrivaient « des exigences constitutionnelles découlant du caractère fédéral de la Constitution du Canada » (p. 845 (nous soulignons)). Et c’est précisément ce qui importe — s’il est vrai que les aspects précis du fédéralisme en cause dans cette affaire peuvent ne pas s’être trouvés dans le libellé exprès de la Constitution, le fédéralisme lui s’y trouve.

[53]                          Autrement dit, le fédéralisme est pleinement inscrit dans la structure de notre Constitution, parce qu’il est inscrit dans le texte qui en est constitutif — particulièrement, mais pas exclusivement, aux art. 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Les structures ne sont pas composées d’éléments externes non rattachés; elles sont des incarnations de leurs parties constitutives et conjointes. La structure de notre Constitution est définie par ses dispositions en tant que telles, inscrites dans son libellé. C’est pourquoi notre collègue est incapable de donner un exemple de mesure législative qui minerait la structure de la Constitution et qui ne pourrait être traitée comme nous le proposons, soit par une interprétation textuelle téléologique. C’est également pourquoi, une fois que la « structure constitutionnelle » est comprise comme il se doit, il devient évident que lorsque notre collègue invoque cette notion, elle invite en substance à l’invalidation judiciaire de la loi d’une manière qui n’est pas du tout liée à cette structure.

[54]                          En définitive, le sens qu’il faut donner à l’expression « plein effet juridique » dépend du contexte. Tout instrument ou dispositif juridique, comme un contrat, un testament ou une règle, a « plein effet juridique » à l’intérieur de ses propres limites. La position retenue par notre collègue — soit que parce que les principes constitutionnels non écrits ont « plein effet juridique », ils doivent nécessairement pouvoir invalider les lois — tient pour acquis la réponse à la question préliminaire, mais essentielle, de savoir quel est le « plein effet juridique » des principes constitutionnels non écrits? À notre avis, parce qu’ils ne sont pas écrits, leur « plein effet juridique » est réalisé non pas en complétant le texte écrit de notre Constitution comme s’il s’agissait de « dispositions [de la Constitution] » qui rendent « inopérantes », en vertu du par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 , les dispositions incompatibles de toute autre loi. En effet, les principes constitutionnels non écrits ne sont pas des « dispositions [de la Constitution] ». Leur effet juridique réside dans leur énoncé de principes généraux dans le cadre duquel fonctionne notre ordre constitutionnel et, en conséquence, dans le cadre duquel il faut donner effet aux termes écrits de la Constitution, qui sont ses dispositions. En pratique, cela signifie que des principes constitutionnels non écrits peuvent aider les tribunaux seulement de deux façons distinctes, mais connexes.

[55]                          Premièrement, ils peuvent être utilisés pour interpréter les dispositions constitutionnelles. En effet, il s’agit du « plein effet juridique » que notre Cour a décrit dans le Renvoi relatif à la sécession (par. 54). Sous cet angle, les principes constitutionnels non écrits de l’indépendance de la magistrature et de la primauté du droit ont servi à interpréter les art. 96  à 100  de la Loi constitutionnelle de 1867 , qui en sont venus à garantir la compétence fondamentale des cours qui entrent dans le champ d’application de ces dispositions (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 88‐89; MacMillan Bloedel, par. 10‐11 et 27‐28; Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‐Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 29‐33). Lorsqu’on les applique à des droits garantis par la Charte , les principes non écrits aident les tribunaux à procéder à une interprétation téléologique, en les éclairant sur « la nature et [les] objectifs plus larges de la Charte  elle‐même, [les] termes choisis pour énoncer [le] droit ou [la] liberté, [et les] origines historiques des concepts enchâssés » (Québec (Procureure générale), par. 7, citant Big M Drug Mart Ltd., p. 344; voir aussi R. c. Poulin, 2019 CSC 47, par. 32).

[56]                          Deuxièmement, et de façon connexe, on peut recourir aux principes non écrits pour élaborer des doctrines structurelles non énoncées dans la Constitution écrite proprement dite, mais nécessaires pour sa cohérence, et qui découlent implicitement de son architecture. Ainsi, les doctrines structurelles peuvent combler des lacunes et répondre à des questions importantes sur lesquelles le texte de la Constitution est muet, comme le font la doctrine de la reconnaissance totale (Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; Hunt c. T&N plc, [1993] 4 R.C.S. 289); la doctrine de la prépondérance (Huson c. The Township of South Norwich (1895), 24 R.C.S. 145); la réparation que constitue la déclaration d’invalidité dont l’effet est suspendu (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721); et l’obligation de négocier qui pourrait suivre une déclaration de sécession prononcée par une province (Renvoi relatif à la sécession).

[57]                          Aucune de ces fonctions n’appuie la prétention de la Ville selon laquelle les principes non écrits ont une force telle qu’ils peuvent servir à invalider des mesures législatives. C’est en fait le contraire. Chaque fois que l’on a tenté de faire jouer ce rôle à des principes constitutionnels non écrits à titre de fondement indépendant pour invalider des mesures législatives, que ces principes aient été invoqués seuls ou en combinaison, les tribunaux ont conclu à des insuffisances sur les plans normatif et pratique, liées l’une à l’autre, permettant chacune de faire échec à la tentative.

[58]                          Premièrement, de telles tentatives empiètent sur le pouvoir législatif de modifier la Constitution, ce qui soulève des préoccupations fondamentales au sujet de la légitimité du contrôle judiciaire et altère la séparation des pouvoirs (Imperial Tobacco, par. 53‐54, 60 et 64‐67; J. Leclair, « Canada’s Unfathomable Unwritten Constitutional Principles » (2002), 27 Queen’s L.J. 389, p. 427‐432). L’approche de notre collègue, qui encourage l’utilisation des principes constitutionnels non écrits indépendamment du libellé de la Constitution, ne tient pas compte de cette préoccupation fondamentale.

[59]                          Deuxièmement, les principes constitutionnels non écrits sont [traduction] « très abstraits » et « [c]ontrairement aux droits énumérés dans la Charte  — droits dont les formulations ont fait l’objet de débats, ont été précisées et, en définitive, tranchées par des comités et des assemblées législatives chargés du pouvoir constituant — l[e] concep[t] de la démocratie n’[a] pas d’énonc[é] faisant autorité » (motifs de la C.A., par. 85). Donc, contrairement au texte écrit de la Constitution, qui « favorise la certitude et la prévisibilité juridiques » lors de l’exercice d’un contrôle judiciaire (Renvoi relatif à la sécession, par. 53), la nature nébuleuse des principes non écrits les rend susceptibles d’interprétation, et leur reconnaissance au même titre que les textes « rendrait superflu un bon nombre de nos droits constitutionnels écrits [et] compromettrait ainsi la délimitation de ces droits établie par les rédacteurs de notre Constitution » (Imperial Tobacco, par. 65). En conséquence, il y a de bonnes raisons de souligner que « la protection contre une loi que certains pourraient considérer injuste ou inéquitable ne réside pas dans les principes amorphes qui sous‐tendent notre Constitution, mais dans son texte et dans l’urne électorale » (par. 66). À notre avis, cette déclaration devrait être interprétée comme couvrant tous les fondements possibles à des revendications de droit (à savoir « [l’]injust[ice] ou [l’]in[iquité] » ou une autre insuffisance sur le plan normatif).

[60]                          En outre, si une cour devait se fonder, en tout ou en partie, sur des principes constitutionnels non écrits pour invalider des mesures législatives, les conséquences de cette erreur judiciaire seraient particulièrement importantes en raison de deux dispositions de notre Charte . Premièrement, l’art. 33 garantit un droit de dérogation législative limité. En conséquence, lorsqu’une cour invalide une mesure législative en se fondant sur l’al. 2b)  de la Charte , la législature peut continuer à donner effet à sa compréhension de ce qu’exige la Constitution en invoquant l’art. 33 et en respectant les conditions qui y sont énoncées (D. Newman, « Canada’s Notwithstanding Clause, Dialogue, and Constitutional Identities », dans G. Sigalet, G. Webber et R. Dixon, dir., Constitutional Dialogue : Rights, Democracy, Institutions (2019), 209, p. 232). Cependant, si une cour devait se fonder non pas sur l’al. 2b) mais plutôt sur un principe constitutionnel non écrit pour invalider des mesures législatives, cet aspect indéniable du compromis constitutionnel serait effectivement annulé, puisque l’art. 33 s’applique pour permettre à des mesures législatives d’avoir effet « indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 » uniquement. Deuxièmement, l’article premier fournit à l’État une assise pour justifier des limites apportées aux « droits et libertés qui [. . .] sont énoncés » dans la Charte . Les principes constitutionnels non écrits, du fait qu’ils sont non écrits, ne sont pas « énoncés » dans la Charte . En conséquence, une conclusion selon laquelle de tels principes pourraient fonder une conclusion de violation constitutionnelle ne conférerait aucun mécanisme de justification équivalant à l’État.

[61]                          Notre collègue affirme que « la Cour n’est pas directement saisie » de la question de l’application de l’art. 33 (par. 182). Au contraire, comme la Ville a fondé sa revendication sur l’al. 2b), combiné au principe non écrit de la démocratie, nous sommes clairement saisis de la question de la possibilité de contourner l’application de l’art. 33 pour faire déclarer une mesure législative inopérante en application de l’al. 2b) en recourant à des principes constitutionnels non écrits.

[62]                          Nous tenons à faire une mise en garde importante relativement à ce qui précède. Le principe constitutionnel non écrit de l’honneur de la Couronne est sui generis. Comme l’ont correctement indiqué dans leurs observations les intervenantes la Nation métisse de l’Ontario et la Métis Nation of Alberta, l’obligation de la Couronne de se conduire honorablement tire son origine dans l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur des sociétés autochtones préexistantes (Nation haïda c. Colombie‐Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 32), et de la relation unique qui unit la Couronne et les peuples autochtones (Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, p. 385). Nous n’avons pas à décider en l’espèce si ce principe peut fonder une invalidation constitutionnelle de mesures législatives, mais s’il le peut, il est unique à cet égard.

[63]                          En résumé, et contrairement aux prétentions de la Ville, on ne peut pas se fonder sur les principes constitutionnels non écrits pour invalider des mesures législatives. Un examen minutieux de la jurisprudence de la Cour étaye cette conclusion.

a)              Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale

[64]                          Dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, notre Cour a examiné la question de savoir si l’indépendance judiciaire, « une norme non écrite, reconnue et confirmée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867  » (par. 109), restreint la mesure dans laquelle un gouvernement provincial peut réduire les salaires des juges des cours provinciales. La Cour a déclaré que ce principe découlait de la lecture conjointe de l’al. 11d)  de la Charte  et du préambule ainsi que des art. 96  à 100  de la Loi constitutionnelle de 1867  (par. 124). Le juge en chef Lamer, qui a rédigé les motifs majoritaires, a explicitement souligné le rôle simplement interprétatif du principe constitutionnel non écrit de l’indépendance de la magistrature pour compléter le texte des art. 96 et 100 :

     Le point qui ressort de ce bref examen est que l’interprétation des art. 96 et 100 a évolué considérablement eu égard au texte même de ces dispositions. Cette évolution jurisprudentielle affaiblit l’argument voulant que la garantie d’indépendance de la magistrature soit prévue de manière exhaustive et définitive par le texte de la Constitution. De fait, la seule façon d’expliquer l’interprétation des art. 96 et 100 est de se référer à un ensemble plus profond de conventions non écrites qui ne se trouvent pas dans le texte du document lui‐même. [Premier et deuxième soulignements ajoutés; troisième soulignement dans l’original; par. 89.]

[65]                          Autrement dit, lorsque le texte constitutionnel n’est pas lui‐même suffisamment explicite ou complet pour répondre à une question constitutionnelle, les cours peuvent se servir de principes constitutionnels non écrits comme outils d’interprétation. Ainsi, il est possible de recourir à ces principes lorsque cela s’avère nécessaire pour donner un sens et un effet à un texte constitutionnel. Cette ligne de conduite n’est donc pas différente de l’approche de notre Cour en matière d’interprétation téléologique de la Constitution, qui commence par l’examen du texte et repose sur ce dernier (Québec (Procureure générale), par. 8‐10); les principes constitutionnels non écrits servent à nous éclairer sur l’objet des dispositions du texte, et guident ainsi la définition téléologique (R. Elliot, « References, Structural Argumentation and the Organizing Principles of Canada’s Constitution » (2001), 80 R. du B. can. 67, p. 84). Il importe de préciser qu’il doit s’agir d’un exercice fidèle au texte; celui-ci continue d’avoir une importance primordiale pour cerner l’objet d’un droit comme « l’indice premier de l’objet » (Québec (Procureure générale), par. 11), et l’application de principes constitutionnels dans le cadre de l’exercice d’interprétation ne permet pas qu’une cour aille au‐delà de cet objet (par. 4 et 10‐11). Plus particulièrement, et comme la Cour l’a affirmé dans Québec (Procureure générale), la Constitution « ne saurait être considérée comme “un simple contenant, à même de recevoir n’importe quelle interprétation qu’on pourrait vouloir lui donnerˮ » (par. 9, citant le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 394). L’interprétation constitutionnelle « doit [plutôt] être réalisée d’abord et avant tout par référence à ce texte, et être circonscrite par celui‐ci » (par. 9).

[66]                          Notre collègue s’oppose à cette thèse, en dépit de la directive claire dans l’arrêt Québec (Procureure générale) sur son caractère central pour l’exercice d’interprétation constitutionnel. En effet, son approche est totalement à l’opposé : selon elle, loin d’être l’élément premier de la Constitution dont l’interprétation peut être éclairée par les principes constitutionnels non écrits, le texte lui‐même « découle » de ces principes, et ce sont donc ces principes qui sont les plus importants (par. 168). Tout cela est entièrement incompatible avec le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale sur lequel elle se fonde. Le juge en chef Lamer a appliqué le principe constitutionnel non écrit de l’indépendance de la magistrature pour guider son interprétation de la portée de la compétence provinciale prévue au par. 92(14)  de la Loi constitutionnelle de 1867  et combler une lacune relativement aux affaires de nature non criminelle traitées par les cours provinciales (par. 107‐108). Rien de ce qui précède n’étaye l’application de principes constitutionnels non écrits pour invalider des mesures législatives.

b)             Renvoi relatif à la sécession

[67]                          Dans le Renvoi relatif à la sécession, notre Cour a affirmé :

     Des principes constitutionnels sous‐jacents peuvent, dans certaines circonstances, donner lieu à des obligations juridiques substantielles (ils ont « plein effet juridique » selon les termes du [Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution], précité, à la p. 845) qui posent des limites substantielles à l’action gouvernementale. Ces principes peuvent donner naissance à des obligations très abstraites et générales, ou à des obligations plus spécifiques et précises. Les principes ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d’une force normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements. [par. 54]

Si l’on interprète correctement ce passage, il faut reconnaître la force attribuée aux principes constitutionnels non écrits. Il importe toutefois de noter que cette force était tributaire de la nature des questions posées dans ce renvoi — les conditions de la sécession d’une province de la confédération — auxquelles la Cour était appelée à répondre. L’affaire alliait « des questions juridiques et constitutionnelles des plus subtiles et complexes à des questions politiques très délicates » (par. 1, citant le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 728) auxquelles la Cour a proposé une réponse (soit une obligation de négocier dans certaines circonstances) qui, même si elle constituait un « cadre juridique » qui prenait la forme d’un ensemble de règles visant à légitimer une sécession, ne pouvait être exécutée que sur le plan politique puisqu’il « appartiendrait aux dirigeants démocratiquement élus des divers participants de résoudre leurs différends » (par. 101 (nous soulignons); voir aussi Elliot, p. 97).

[68]                          La Cour a bien sûr indiqué clairement qu’elle avait dégagé « des obligations impératives en vertu de la Constitution du Canada » (par. 153), et que leur violation entraînerait de « graves conséquences juridiques » (par. 102). Mais elle a aussi reconnu la « non‐justiciabilité de[s] questions politiques » en cause (par. 102), ce qui signifiait que la Cour ne pourrait avoir « aucun rôle de surveillance » sur les négociations politiques (par. 100). Reconnaissant que la « conciliation des divers intérêts constitutionnels légitimes relève nécessairement du domaine politique plutôt que du domaine judiciaire » (par. 153), la Cour a élaboré des règles dont la violation aurait comme « recours approprié » un recours à des « mécanismes du processus politique plutôt qu’aux tribunaux » (par. 102). Il s’agit d’un autre aspect du principe de la séparation des pouvoirs : les cours ne peuvent pas superviser la législature ou le pouvoir exécutif en ce qui concerne le processus politique.

[69]                          En conséquence, rien dans le Renvoi relatif à la sécession n’appuie la thèse selon laquelle des principes constitutionnels non écrits peuvent constituer un motif indépendant justifiant l’invalidation de mesures législatives. Les obligations des parties dans cette affaire avaient un effet juridique qui découlait d’une déclaration judiciaire, mais la façon dont il serait donné effet à la déclaration — à savoir comment elle serait appliquée — a été qualifiée de question relevant du processus politique et non du processus judiciaire. Là encore, comme dans le cas d’une question d’interprétation constitutionnelle, la fonction structurelle des principes constitutionnels non écrits consistant à combler des lacunes n’était pas, et ne pouvait pas selon nous, être appliquée pour invalider des mesures législatives, à savoir pour les déclarer inopérantes sur le fondement de l’art. 52.

c)              Les arrêts Babcock et Imperial Tobacco

[70]                          Dans Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3, la Cour était appelée à juger de la constitutionnalité d’une disposition de la Loi sur la preuve au Canada , L.R.C. 1985, c. C‐5 , qui prévoyait une exemption de divulgation des renseignements confidentiels du Cabinet dans le cadre de litiges. Les intimés ont fait valoir que la disposition en cause outrepassait la compétence du Parlement en raison de son incompatibilité avec les principes constitutionnels non écrits de la primauté du droit, de l’indépendance judiciaire et de la séparation des pouvoirs (en permettant au pouvoir exécutif d’empêcher la divulgation de la preuve de sa propre conduite inconstitutionnelle). Selon la juge en chef McLachlin, qui a rédigé les motifs majoritaires, « [b]ien que les principes constitutionnels non écrits puissent limiter les actes du gouvernement, [. . .] tel n’est pas le cas en l’espèce » (par. 54 (nous soulignons)). Elle est parvenue à cette conclusion au motif qu’« [i]l faut appliquer les principes non écrits en tenant compte du principe de la souveraineté du Parlement » (par. 55), et a conclu ainsi :

      La législature a entièrement compétence pour édicter des lois — et même des lois que certains peuvent considérer draconiennes —, à condition de ne pas nuire ni faire obstacle sous un aspect fondamental aux rapports entre les tribunaux et les autres composantes du gouvernement. [par. 57]

[71]                          La déclaration de la juge en chef McLachlin selon laquelle des principes constitutionnels non écrits « [peuvent] limiter les actes du gouvernement » a par la suite été expliquée par notre Cour dans l’arrêt Imperial Tobacco. Dans cette affaire, une loi autorisant la province de la Colombie‐Britannique à prendre des mesures contre des fabricants de produits du tabac était contestée au motif qu’elle était incompatible, entre autres, avec le principe constitutionnel non écrit de la primauté du droit. La Cour, sous la plume du juge Major, a rejeté sans équivoque le recours à la primauté du droit proposé par les appelants pour invalider la loi, et ce, pour deux raisons, dont une seule est pertinente pour l’affaire qui nous occupe :

     . . . les arguments des appelants ne tiennent pas compte du fait que plusieurs principes constitutionnels autres que la primauté du droit reconnus par notre Cour — plus particulièrement, la démocratie et le constitutionnalisme — militent très fortement en faveur de la confirmation de la validité des lois qui respectent les termes exprès de la Constitution (et les exigences, telles que l’indépendance judiciaire, qui découlent de ces termes par déduction nécessaire). Autrement dit, les arguments soulevés par les appelants ne reconnaissent pas que, dans une démocratie constitutionnelle telle que la nôtre, la protection contre une loi que certains pourraient considérer injuste ou inéquitable ne réside pas dans les principes amorphes qui sous‐tendent notre Constitution, mais dans son texte et dans l’urne électorale. [Nous soulignons; par. 66.]

[72]                          Autrement dit, les principes constitutionnels non écrits sont indéterminés, de sorte qu’on pourrait en théorie y recourir non seulement pour invalider des mesures législatives, mais aussi pour confirmer leur validité. Le juge Major a poursuivi comme suit : la reconnaissance d’un principe constitutionnel non écrit tel que la primauté du droit « n’est [ni] une invitation à banaliser ou à remplacer les termes écrits de la Constitution », ni « un instrument permettant à celui qui s’oppose à certaines mesures législatives de s’y soustraire. Au contraire, elle exige des tribunaux qu’ils donnent effet au texte constitutionnel, et qu’ils appliquent, quels qu’en soient les termes, les lois qui s’y conforment » (par. 67). Ainsi, il s’ensuit qu’il faut donner à la déclaration figurant dans Babcock selon laquelle les principes constitutionnels « [peuvent] limiter les actes du gouvernement » un sens étroit et particulier : les actes du pouvoir législatif sont limités par le principe non écrit de la primauté du droit, « mais seulement dans le sens où ils doivent respecter des conditions légales de manière et de forme (c.‐à‐d., les procédures d’adoption, de modification et d’abrogation des lois) » (Imperial Tobacco, par. 60). Encore une fois, cette compréhension des principes constitutionnels non écrits empêche complètement leur application pour invalider des mesures législatives au titre de l’art. 52.

[73]                          Cela, pourrions-nous ajouter, constitue une réponse complète aux affirmations de notre collègue la juge Abella selon lesquels notre Cour n’a « jamais, à ce jour, limité » le rôle des principes constitutionnels non écrits, et que leur rôle dans l’interprétation de la Constitution n’est pas « étroitement limité par le textualisme » (par. 171 et 179). Selon la lecture qu’en fait notre collègue, l’arrêt Imperial Tobacco a limité l’utilisation d’un principe constitutionnel non écrit précis — la primauté du droit — et non celle des principes constitutionnels non écrits en général. Or, le problème de l’indétermination se soulèverait inévitablement avec le recours à quelque principe constitutionnel non écrit que ce soit pour invalider une mesure législative. L’arrêt Imperial Tobacco a donc affirmé sans équivoque tant le rôle interprétatif limité des principes non écrits que la primauté du libellé de la Constitution lorsqu’il s’agit de trancher des débats constitutionnels.

d)             Trial Lawyers Association of British Columbia

[74]                          Dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia, notre Cour devait se prononcer sur la constitutionnalité des frais d’audience qu’imposait la Colombie‐Britannique et qui niaient à certaines personnes l’accès aux tribunaux. S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge en chef McLachlin a statué que ces frais, édictés en vertu du par. 92(14)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , violaient l’art. 96 de cette même loi parce qu’ils portaient atteinte de façon inacceptable à la compétence des cours supérieures en niant à certaines personnes l’accès aux tribunaux (par. 1‐2). Dans un obiter, elle a ajouté que « des considérations relatives à la primauté du droit viennent étayer encore davantage » l’existence du lien entre l’art. 96 et l’accès à la justice (par. 38), puisqu’« [i]l ne peut y avoir de primauté du droit sans accès aux tribunaux, autrement la primauté du droit sera remplacée par la primauté d’hommes et de femmes qui décident qui peut avoir accès à la justice » (par. 38, citant B.C.G.E.U. c. Colombie‐Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 230). Cette conclusion était, selon elle, « conforme à la démarche adoptée par le juge Major dans Imperial Tobacco » (par. 37) :

      Le texte de loi en litige dans la présente affaire — qui impose des frais d’audience — doit respecter non seulement les termes exprès de la Constitution, mais également les « exigences [. . .] qui découlent [de ceux‐ci] par déduction nécessaire » (par. 66). Comme nous l’avons vu, le droit d’accès des Canadiennes et des Canadiens aux cours supérieures découle par déduction nécessaire des termes exprès de l’art. 96  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Il s’ensuit que la province ne dispose pas, en vertu du par. 92(14), du pouvoir d’adopter des lois qui empêchent les gens de s’adresser aux tribunaux. [Nous soulignons; par. 37.]

[75]                          À notre avis, le renvoi de la juge en chef McLachlin au seuil de la « déduction nécessaire » établi par le juge Major dans l’arrêt Imperial Tobacco signifie que, lorsque des principes constitutionnels non écrits sont utilisés comme outils d’interprétation, leur effet juridique substantiel doit découler par déduction nécessaire du texte de la Constitution. Nous n’y voyons en conséquence rien qui soit incompatible avec le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale et, en particulier, avec l’application limitée des principes constitutionnels non écrits. Dans Trial Lawyers Association of British Columbia, la primauté du droit a servi à interpréter l’art. 96 qui, à son tour, a servi à limiter le pouvoir législatif provincial prévu au par. 92(14). On n’a pas recouru à la primauté du droit comme motif indépendant pour invalider les frais judiciaires contestés. Ainsi, le raisonnement de la juge en chef McLachlin reflète tout simplement une interprétation téléologique de l’art. 96 qui tenait compte de principes constitutionnels non écrits.

(2)          Pertinence du principe de la démocratie pour des élections municipales

[76]                          À la lumière de ce qui précède, le principe de la démocratie sert à comprendre et à interpréter notre Constitution. Bien qu’elle ne soit pas explicitement énoncée dans le texte, la structure de base de notre Constitution — y compris l’établissement de la Chambre des communes et des législatures provinciales — suppose jusqu’à un certain point l’existence d’institutions politiques et démocratiques librement élues et représentatives (Renvoi relatif à la sécession, par. 62).

[77]                          Le principe de la démocratie a à la fois une dimension individuelle et une dimension institutionnelle (par. 61). Il englobe non seulement le mode de fonctionnement d’un gouvernement représentatif et responsable et le droit des citoyens d’y participer aux échelons provincial et fédéral, mais aussi des objectifs substantiels dont la promotion de l’autonomie gouvernementale (par. 64‐65). Ainsi compris, le principe de la démocratie prend place à côté, et en fait chevauche, d’autres principes constitutionnels non écrits que notre Cour a reconnus, comme le fédéralisme et la primauté du droit (par. 66‐67).

[78]                          Dans la présente affaire, le principe de la démocratie est pertinent comme outil d’interprétation du texte constitutionnel. Il appuie une compréhension de la libre expression qui englobe l’expression politique dans le cadre d’une campagne politique (Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.); Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100; Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285; SEFPO). Il ne peut toutefois être utilisé d’une manière qui outrepasse ce rôle interprétatif. Il ne peut notamment pas être invoqué comme motif indépendant pour justifier l’invalidation de mesures législatives.

a)              Paragraphe 92(8)  de la Loi constitutionnelle de 1867 

[79]                          Ni la structure de la Loi constitutionnelle de 1867  ni celle de la Loi constitutionnelle de 1982  n’exige, par déduction nécessaire, de circonscrire le pouvoir des provinces de légiférer en vertu du par. 92(8) de la manière proposée. Sous réserve de la Charte , la province a « le pouvoir juridique absolu et sans réserve » de légiférer à l’égard des municipalités (Ontario English Catholic Teachers’ Assn., par. 58). Par ailleurs, notre Cour ne peut pas accorder un statut constitutionnel à un troisième ordre de gouvernement « lorsque, interprété contextuellement, le texte de la Constitution ne le fait pas » (Baier, par. 39).

[80]                          En fait, les observations de la Ville ne tiennent pas compte du fait, reconnu au passage dans l’arrêt Imperial Tobacco, par. 66, précité, que les principes constitutionnels non écrits autres que la primauté du droit qui ont été reconnus par notre Cour, y compris la démocratie et le constitutionnalisme, militent fortement en faveur de la confirmation de la validité des mesures législatives qui sont conformes au texte de la Constitution. Il s’ensuit que le principe constitutionnel non écrit de la démocratie ne peut pas servir à restreindre la compétence législative prévue au par. 92(8); comme l’a reconnu notre Cour, les provinces ont les pleins pouvoirs sous ce chef de compétence, et leurs actions à cet égard ne sont limitées par aucun principe constitutionnel (Public School Boards’ Assn. of Alberta).

b)             Article 3  de la Charte 

[81]                          On ne peut pas non plus recourir au principe de la démocratie pour rendre l’art. 3  de la Charte  — y compris son exigence de représentation effective — applicable en l’espèce. Il n’y a aucune question non réglée d’interprétation constitutionnelle à cet égard. Les droits démocratiques visés à l’art. 3 n’ont pas été étendus aux candidats ou aux électeurs des conseils municipaux. Il n’y a pas de lacune que les tribunaux doivent combler. L’absence des municipalités dans le texte constitutionnel est, au contraire, une omission délibérée (Imperial Tobacco, par. 65). Comme le plaide l’intervenante la Fédération canadienne des municipalités, les municipalités (du moins les villes à charte) sont antérieures à la Magna Carta (1215). Les rédacteurs de la Constitution auraient eu connaissance de leur existence et de leur importance en 1867. La question du statut constitutionnel des municipalités et celle de savoir si elles devraient bénéficier d’une plus grande indépendance par rapport aux provinces ont été débattues lors du rapatriement de la Constitution (Débats de la Chambre des communes, vol. X, 1re sess., 32e lég., 15 juin 1981, p. 10585). En fin de compte, les municipalités n’ont acquis un statut constitutionnel ni par une modification de la Loi constitutionnelle de 1867  ni par un renvoi aux droits démocratiques enchâssés dans la Charte .

[82]                          En conséquence, contrairement à ce qui était le cas dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, il n’existe aucun fondement textuel pour un principe constitutionnel sous‐jacent qui conférerait un statut constitutionnel aux municipalités ou aux élections municipales. Le droit de vote aux élections d’organes non mentionnés à l’art. 3 relève donc du Parlement et des législatures provinciales (Haig, p. 1033; Baier, par. 39). Encore une fois, tout comme les commissions scolaires en cause dans l’arrêt Baier, les municipalités sont de simples créations de la loi qui exercent, par l’entremise d’agents nommés au terme d’un processus, quel qu’il soit, les pouvoirs que les législatures provinciales considèrent comme appropriés. Si le principe de la démocratie non écrit s’appliquait à toutes les élections pour que les exigences de l’art. 3 soient respectées (y compris les élections municipales, et pas seulement celles à la Chambre des communes ou aux législatures provinciales), le texte de l’art. 3 perdrait de sa pertinence et deviendrait superflu (Imperial Tobacco, par. 65). Nous réitérons que l’absence d’un statut constitutionnel pour les municipalités et leur absence du texte de l’art. 3 étaient des omissions délibérées, et non une lacune à combler. Les observations de la Ville ne tiennent pas compte du fait que le principe de la démocratie est appliqué de façon appropriée pour interpréter le texte constitutionnel, et non pour le modifier ou pour passer outre ses limites en ne tenant pas compte de « l’importance primordiale accordée par la jurisprudence de la Cour au texte de la Constitution dans l’interprétation téléologique » (Québec (Procureure générale), par. 4). Il n’appartient pas à la Cour de faire par « interprétation » ce que les rédacteurs de notre Constitution ont choisi de ne pas faire par constitutionnalisation, ou ce que leurs successeurs ont décidé de ne pas faire par modification.

(3)          Conclusion sur le principe de la démocratie

[83]                          Même si la Ville avait établi que la Loi était incompatible avec le principe de la démocratie, il découle de l’analyse que nous venons de faire qu’un tribunal ne pourrait pas se fonder sur cette incompatibilité pour conclure à son inconstitutionnalité. La Loi a été édictée conformément à un processus législatif valide, et la province n’avait aucune obligation de consulter la Ville avant de l’adopter ni de la faire adopter à un moment particulier. (Comme le juge saisi de la demande l’a noté à bon droit, la Loi de 2006 sur la cité de Toronto, L.O. 2006, c. 11, ann. A, n’impose pas d’obligation immuable de consulter, puisque la province pouvait édicter la Loi et annuler sa précédente édiction. En outre, l’Entente de coopération et de consultation entre la cité de Toronto et la province de l’Ontario qui lui est connexe ne liait pas la province en droit.)

[84]                          En résumé, malgré leur valeur comme outils d’interprétation, les principes constitutionnels non écrits ne peuvent pas servir à invalider des mesures législatives ni ne peuvent être invoqués pour reconnaître un droit à tenir des élections municipales démocratiques en restreignant le pouvoir des provinces de légiférer au sujet des institutions municipales prévu au par. 92(8)  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Ils ne peuvent pas non plus être appliqués de manière à faire modifier par les tribunaux le texte de l’art. 3  de la Charte  pour exiger des élections municipales ou que celles‐ci prennent une forme particulière. Il ressort clairement du texte de notre Constitution que les institutions municipales n’ont pas de statut constitutionnel, ce qui ne laisse aucune question d’interprétation constitutionnelle à trancher et, partant, aucun rôle à jouer pour les principes non écrits.

V.           Conclusion

[85]                          Nous sommes d’avis de rejeter l’appel.

 

Version française des motifs des juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer rendus par

 

                    La juge Abella —

[86]                         Les élections sont à la démocratie ce que le souffle est à la vie, et des élections justes sont ce qui insuffle la vie dans les démocraties saines. Elles donnent au public une voix au chapitre des lois et politiques par lesquelles il est gouverné, et l’occasion de choisir qui adoptera ces lois et politiques. Il s’agit d’un processus de discussion politique réciproque.

[87]                         Les règles des élections, y compris les limites électorales et l’échéancier des campagnes, structurent le processus de dialogue politique entre les candidats et les électeurs dans leurs circonscriptions électorales. L’acte final de voter, en soi une forme d’expression politique, est l’aboutissement du processus d’engagement délibératif qui a cours tout au long d’une période électorale. La stabilité du processus électoral est donc cruciale, non seulement en matière de légitimité politique, mais également en ce qui a trait aux droits des candidats et des électeurs de participer de manière significative à la discussion politique nécessaire pour que ces derniers votent de manière éclairée et que les personnes élues gouvernent conformément aux opinions exprimées par l’électorat.

[88]                         Les élections municipales de Toronto de 2018 étaient en cours depuis trois mois et demi quand la province de l’Ontario a édicté une loi qui a radicalement redessiné les quartiers électoraux de la cité de Toronto (« Ville »), en en réduisant le nombre de 47 à 25. La période de dépôt des déclarations de candidature était close, les campagnes électorales battaient leur plein, et les électeurs avaient été avisés des personnes qui voulaient les représenter et de ce qui motivait ces dernières.

[89]                         La question en litige dans le présent pourvoi n’est pas de savoir si la province avait légalement le pouvoir de modifier les quartiers. Il s’agit de décider si elle pouvait le faire au milieu des élections municipales en cours, déstabilisant ainsi les fondations du processus électoral et nuisant à l’aptitude des candidats et des électeurs de participer à une discussion politique significative pendant la période précédant le jour du vote.

[90]                         La réorganisation complète du processus électoral au milieu des élections était sans précédent dans l’histoire canadienne. La question est de savoir si elle était aussi inconstitutionnelle. Soit dit en tout respect, je suis d’avis qu’elle l’était.

Contexte

[91]                         En juin 2013, le conseil municipal a approuvé la réalisation d’une étude des limites des quartiers électoraux de Toronto, la Toronto Ward Boundary Review (« Étude des limites »), menée sous sa gouverne, en vue d’établir, de modifier ou de dissoudre des quartiers électoraux (Loi de 2006 sur la cité de Toronto, L.O. 2006, c. 11, ann. A, par. 128(1)). Le mandat de l’Étude des limites était de [traduction] « présenter une recommandation au conseil municipal de Toronto sur une configuration des limites de quartiers électoraux qui respecte le principe de “représentation effective” » (Institut urbain du Canada, Draw the Line : Toronto Ward Boundary Review Project Work Plan, Civic Engagement & Public Consultation Strategy, 28 avril 2014 (en ligne), p. 1). À l’époque, il y avait 44 quartiers électoraux dans la cité de Toronto.

[92]                         Au cours de près des quatre années suivantes, l’Étude des limites a mené des recherches, tenu des audiences publiques et procédé à de nombreuses consultations. Des experts‐conseils externes ont été engagés, ils ont rédigé des recommandations, organisé de vastes consultations auprès des parties prenantes, tenu des réunions avec le conseil municipal et l’administration municipale et sondé individuellement les conseillers municipaux en poste de 2010 à 2014 et ceux qui leur ont succédé de 2014 à 2018. En tout, ils ont tenu plus de 100 réunions en personne avec le conseil municipal, les conseils scolaires et d’autres parties prenantes, ainsi que 24 réunions publiques et séances d’information.

[93]                         Le processus de quatre ans a donné lieu à sept rapports. Une ébauche de chaque rapport a été revue par un comité consultatif externe de cinq personnes. En août 2015, le Options Report de l’Étude des limites a analysé huit options pour tracer les nouvelles limites des quartiers, concluant que cinq options satisfaisaient aux exigences de représentation effective. Fait particulièrement important dans le présent pourvoi, l’une des options rejetées était le redécoupage des quartiers électoraux de sorte qu’ils reflètent les 25 circonscriptions électorales fédérales.

[94]                         En mai 2016, le Final Report de l’Étude des limites recommandait l’augmentation du nombre de quartiers électoraux de 44 à 47.

[95]                         Sous la direction du Comité exécutif du conseil municipal, deux autres rapports ont été rédigés par l’Étude des limites en 2016 : l’un en août, et l’autre en octobre. Parmi d’autres options, la proposition visant le calque des 25 circonscriptions électorales fédérales a de nouveau été examinée. Ces rapports recommandaient encore une fois une structure à 47 quartiers électoraux, concluant que l’application des limites des 25 circonscriptions électorales fédérales ne permettrait ni d’atteindre la représentation effective ni de résoudre le déséquilibre important du nombre d’électeurs dans chaque quartier, en partie, parce que les circonscriptions avaient été découpées en fonction du recensement de 2011 et devaient être redessinées après le recensement de 2021. L’Étude des limites était pour sa part fondée sur une estimation de la population pour 2026 [traduction] « afin de veiller à ce que la nouvelle structure des quartiers électoraux puisse durer pendant plusieurs élections et qu’il ne soit pas nécessaire de réexaminer constamment les limites des quartiers en question » (Additional Information Report, août 2016 (en ligne), p. 10).

[96]                         Le conseil municipal a adopté la structure à 47 quartiers électoraux en novembre 2016, et celle‐ci a été édictée au moyen des Règlements nos 267‐2017 et 464‐2017, en mars et en avril 2017. L’objectif était de créer un cadre électoral stable pour plusieurs élections. Les règlements municipaux étaient censés régir les élections municipales de la Ville de 2018 à 2026 et possiblement celles de 2030.

[97]                         Un appel portant sur la structure à 47 quartiers électoraux a été interjeté devant la Commission des affaires municipales de l’Ontario par plusieurs personnes, y compris certaines qui souhaitaient que la Ville soit divisée en quartiers qui refléteraient les 25 circonscriptions électorales fédérales. Le 15 décembre 2017, après sept jours d’audience, une majorité des membres de la Commission a rejeté les appels et approuvé les règlements municipaux (Di Ciano c. Toronto (City), 2017 CanLII 85757). Dans sa décision, la Commission a expliqué pourquoi elle a conclu que les règlements municipaux étaient raisonnables :

     [traduction] La Commission conclut que le travail entrepris par [l’Étude des limites] qui a abouti à l’adoption de règlements municipaux établissant une structure à 47 quartiers électoraux était d’envergure. La structure des quartiers électoraux délimités dans les règlements municipaux ouvre la voie à une représentation effective et permet de corriger la répartition inégale de la population dans les 44 quartiers électoraux existants. La décision du conseil d’adopter ces règlements était justifiable, équitable et raisonnable. La décision du conseil de mettre en place une structure à 47 quartiers électoraux ne s’écarte pas des principes d’égalité des électeurs et de représentation effective. À cet égard, rien dans la décision du conseil n’est déraisonnable. [par. 51]

[98]                         Deux personnes, qui avaient fait valoir sans succès devant la Commission que les 25 circonscriptions électorales fédérales devraient être mises en place, ont présenté une demande à la Cour divisionnaire en vue d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la décision de la Commission. Le 6 mars 2018, la demande a été rejetée (Natale c. City of Toronto, 2018 ONSC 1475, 1 O.M.T.R. 349). La juge Swinton a conclu que la Commission avait appliqué le bon principe directeur, à savoir, celui de la « représentation effective » :

     [traduction] L’établissement de limites électorales est un exercice qui requiert la mise en balance de nombreuses considérations politiques. La Commission a entendu un grand nombre de témoins experts au cours d’une audience qui a duré sept jours. Elle a pris en considération la parité relative du nombre des électeurs ainsi que d’autres facteurs. Elle a conclu que la structure à 47 quartiers électoraux permettait de mieux respecter les communautés d’intérêts. Elle a aussi fait observer qu’une structure à 25 quartiers électoraux pouvait accroître le nombre d’électeurs dans les quartiers électoraux, « ce qui aurait un effet important sur la capacité de représentation ». [Références omises; par. 10.]

[99]                         Le 1er mai 2018, la période de dépôt des déclarations de candidature aux élections a été ouverte pour les 47 quartiers électoraux de Toronto.

[100]                     Le 7 juin 2018, un nouveau gouvernement provincial a été élu. Le jour de la clôture de la période de dépôt des déclarations de candidature au conseil municipal, le 27 juillet 2018, le premier ministre Doug Ford a annoncé que le gouvernement avait l’intention de présenter un projet de loi visant à réduire la taille du conseil municipal de Toronto de 47 à 25 conseillers.

[101]                     Dans le cadre de l’Étude des limites, on avait effectué pendant près de 4 ans des recherches sur la question de la représentation effective, et conclu que les 25 circonscriptions électorales fédérales ne permettraient pas de l’atteindre et ne feraient qu’une différence insignifiante quant à la parité relative du nombre des électeurs. L’Ontario n’a mené aucune étude sur le redécoupage des circonscriptions ni renvoyé le projet de loi au comité aux fins de consultation avant qu’il soit adopté.

[102]                     Le projet de loi a été présenté en première lecture à l’Assemblée législative le 30 juillet 2018, et la loi est entrée en vigueur le 14 août 2018, soit 69 jours avant la date prévue pour les élections. Ces dernières étaient en cours depuis trois mois et demi. À ce moment‐là, des milliers de candidats étaient en lice, dont 509 avaient été désignés et menaient activement leur campagne dans les 47 quartiers électoraux de Toronto.

[103]                     La période de dépôt des déclarations de candidature a été prorogée jusqu’au 14 septembre 2018, mais la date des élections est demeurée la même — le 22 octobre 2018. Cela donnait aux candidats — qui devraient tous déposer de nouvelles déclarations de candidature ou aviser le secrétaire municipal de leur intention de rester dans la course en remplissant un formulaire d’avis de changement de quartier — un peu plus d’un mois pour mener campagne dans les nouveaux quartiers. Jusqu’à la clôture de la nouvelle période de dépôt des déclarations de candidature le 14 septembre 2018, tant les candidats que les électeurs étaient dans les limbes juridiques, dans l’attente de l’adoption des règlements municipaux relatifs au nouveau régime électoral et de la décision relative à une contestation constitutionnelle des modifications apportées en plein milieu des élections qui a donné lieu au présent pourvoi. Ce n’est qu’après la clôture de la période de dépôt des déclarations de candidature que les électeurs et les candidats ont eu une idée précise des candidats qui se présentaient et des quartiers dans lesquels ils le faisaient.

[104]                     La nouvelle période de campagne électorale d’un mois a aussi été caractérisée par des bouleversements en raison du changement soudain du nombre, de la taille et des limites des quartiers électoraux. Les candidats qui avaient fait du porte-à-porte, parlé des enjeux locaux, engagé des dépenses et tissé des liens dans les communautés devaient alors décider s’ils restaient dans la course et où ils le feraient. Les anciens quartiers électoraux avaient été éradiqués, beaucoup de nouveaux quartiers étaient deux fois plus vastes que les anciens, leur population était différente, et il ne restait qu’un mois pour changer de quartier, rencontrer le nouvel électorat, connaître ses préoccupations et échanger avec lui sur ces questions.

[105]                     En l’absence de tout préavis ou de délai additionnel pour lever des fonds, beaucoup de candidats antérieurement désignés ne pouvaient plus se permettre de demeurer dans la course dans ces nouveaux quartiers électoraux plus vastes. Les candidats désignés avaient jusqu’au 14 septembre 2018 pour déposer une déclaration de candidature indiquant le nouveau quartier pour lequel ils se portaient candidats, à défaut de quoi leur déclaration de candidature serait réputée retirée (Loi de 2018 sur l’amélioration des administrations locales, L.O. 2018, c. 11 (« Loi »), ann. 3, art. 1; Loi de 1996 sur les élections municipales, L.O. 1996, c. 32, ann., par. 10.1(8)). Lorsque la présente contestation constitutionnelle a été tranchée, seulement quelques jours avant cette date d’échéance, seuls 293 des 509 candidats antérieurement désignés avaient entrepris les démarches nécessaires pour rester dans la course. En définitive, plus de la moitié des candidats antérieurement désignés se sont retirés de la campagne avant le jour des élections.

[106]                     La Ville et de nombreux candidats et électeurs ont présenté une demande à la Cour supérieure de justice de l’Ontario en vue d’obtenir une ordonnance déclarant que les dispositions législatives réduisant le nombre de quartiers électoraux de 47 à 25 sont inopérantes en application du par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 .

[107]                     Le 10 septembre 2018, le juge Belobaba a décidé que la Loi était inconstitutionnelle, parce qu’elle contrevenait aux droits qui sont garantis par l’al. 2b)  de la Charte canadienne des droits et libertés  aux candidats et aux électeurs (2018 ONSC 5151, 142 O.R. (3d) 336). Il a conclu que les dispositions législatives portaient atteinte à la liberté d’expression des candidats en redécoupant radicalement les limites de quartiers électoraux à la mi‐élection, et qu’elles contrevenaient aux droits des électeurs d’exprimer un vote pouvant entraîner une représentation effective en doublant la taille de la population dans les quartiers électoraux.

[108]                     Le 19 septembre 2018, la Cour d’appel de l’Ontario a ordonné la suspension provisoire de l’ordonnance du juge Belobaba, ce qui signifiait que les élections auraient lieu selon la nouvelle structure à 25 quartiers (2018 ONCA 761, 142 O.R. (3d) 481). Elles ont eu lieu le 22 octobre 2018.

[109]                     Le 19 septembre 2019, la Cour d’appel a accueilli l’appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance du juge Belobaba (2019 ONCA 732, 146 O.R. (3d) 705). Rédigeant les motifs de l’arrêt pour le compte d’une majorité de trois juges contre deux, le juge d’appel Miller a conclu que le juge Belobaba avait [traduction] « indûment étendu la portée [de] l’al. 2b) » dans le but de préserver l’efficacité des efforts visant à communiquer des messages politiques et d’inclure un droit à la représentation effective.

[110]                     Le juge d’appel MacPherson, dissident, a statué que le moment où la Loi a été adoptée contrevenait à l’al. 2b) et conclu que, [traduction] « [e]n supprimant près de la moitié des quartiers existants dans la Ville au milieu des élections en cours, le gouvernement de l’Ontario a anéanti les efforts, les aspirations et le matériel de campagne de centaines d’aspirants conseillers municipaux ainsi que l’engagement réciproque de nombreux électeurs informés ».

[111]                     Je suis d’accord avec le juge d’appel MacPherson.

Analyse

[112]                     Aux termes du par. 92(8)  de la Loi constitutionnelle de 1867 , les législatures provinciales ont la compétence exclusive de faire des lois au sujet des « institutions municipales dans la province ». La question de savoir si la province avait compétence pour légiférer afin d’apporter des modifications à la structure des quartiers électoraux à Toronto n’est donc pas en litige dans le présent pourvoi. La question qui est en litige est celle de savoir si le moment de ces modifications, au milieu des élections municipales, contrevenait à l’al. 2b)  de la Charte , qui est ainsi libellé :

2    Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

      . . .

b)   liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

[113]                     Les élections municipales de Toronto de 2018 étaient déjà en cours depuis trois mois et demi quand le nombre, la taille et les limites de tous les quartiers électoraux ont été modifiés.

[114]                      Il n’est absolument pas pertinent de souligner que les conseils municipaux élus tirent leur origine de la loi. L’alinéa 2b)  de la Charte  s’applique avec autant de vigueur pour protéger la discussion politique pendant les élections municipales que pendant les élections fédérales ou provinciales. Lorsqu’une province choisit de conférer certains pouvoirs à une municipalité démocratique, les élections municipales deviennent inévitablement l’endroit privilégié de l’engagement délibératif portant sur les sujets de politique délégués. Il incombe à la législature provinciale de respecter le droit de ses citoyens de participer à un dialogue significatif concernant les questions municipales pendant une période électorale et, en particulier, le droit des candidats et des électeurs de se livrer à de véritables échanges avant le jour du vote.

[115]                      Lorsque des élections démocratiques ont lieu au Canada, y compris des élections municipales, la liberté d’expression protège les droits des candidats et des électeurs d’exprimer leurs opinions de manière significative et de participer à une discussion politique réciproque durant la période menant au jour du vote. Cela est au cœur de l’expression politique, qui à son tour est au cœur de ce que garantit l’al. 2b)  de la Charte . Lorsque l’État édicte une loi ayant pour effet de déstabiliser une occasion de discuter de manière significative, il édicte une loi qui contrevient à la Constitution.

[116]                      Les élections municipales font partie de la vie politique du Canada depuis bien avant la Confédération, et les municipalités constituent un niveau crucial de gouvernement. En 1996, le Groupe d’étude sur la région du grand Toronto a expliqué leur importance, mettant l’accent sur le fait que les « services devraient être offerts par les municipalités locales pour garantir un maximum d’efficacité et de souplesse à l’égard des préférences et besoins locaux » (La nouvelle ville-région de Toronto, p. 198‐199; voir aussi D. Siegel, « Ontario », dans A. Sancton et R. Young, dir., Foundations of Governance : Municipal Government in Canada’s Provinces (2009), 20, p. 22; A. Flynn, « Operative Subsidiarity and Municipal Authority : The Case of Toronto’s Ward Boundary Review » (2019), 56 Osgoode Hall L.J. 271, p. 275‐276). Comme la professeure Kristin R. Good l’a expliqué, les municipalités ne sont pas de [traduction] « simples “créatures des provincesˮ », elles sont,

      elles-mêmes d’importants gouvernements démocratiques. La variété dans l’élaboration des politiques multiculturelles dans les villes canadiennes est la preuve que les solutions choisies, les orientations et les considérations politiques à l’échelle locale sont importantes. Les municipalités sont d’importants véhicules de la volonté démocratique des communautés locales et d’importants lieux d’exercice de la citoyenneté démocratique multiculturelle.

      (Municipalities and Multiculturalism : The Politics of Immigration in Toronto and Vancouver (2009), p. 5)

[117]                      Le caractère démocratique de la reddition de comptes dont doivent s’acquitter les municipalités est bien établi dans notre jurisprudence. Dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, le juge La Forest a écrit que « les conseils municipaux sont élus démocratiquement par les citoyens et doivent leur rendre compte de la même façon que le Parlement et les législatures provinciales sont responsables devant leur électorat respectif » (par. 51). De même, dans l’affaire Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), [2012] 1 R.C.S. 5, la juge en chef McLachlin a reconnu que les conseillers municipaux « serv[ent] leurs concitoyens, qui les ont élus et devant qui ils sont ultimement responsables » (par. 19).

[118]                     L’importance croissante de la gouvernance à l’échelle municipale s’est accompagnée d’une interprétation de plus en plus large des pouvoirs municipaux. Le juge Bastarache, qui a rédigé les motifs unanimes de la Cour dans l’arrêt United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), [2004] 1 R.C.S. 485, a fait observer que « [l]’évolution de la municipalité moderne a entraîné un virage dans la démarche à adopter pour interpréter les lois habilitant les municipalités » (par. 6). Et, qui plus est, dans l’arrêt 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), [2001] 2 R.C.S. 241, la juge L’Heureux‐Dubé a confirmé qu’il fallait que « le niveau de gouvernement le mieux placé pour adopter et mettre en œuvre des législations soit celui qui est le plus apte à le faire [. . .] parce qu’il est le plus proche des citoyens touchés et, par conséquent, le plus sensible à leurs besoins, aux particularités locales et à la diversité de la population » (par. 3; voir aussi Nanaimo (Ville) c. Rascal Trucking Ltd., [2000] 1 R.C.S. 342).

[119]                     Ces affaires s’inscrivent dans la continuité de la dissidence de la juge McLachlin dans l’arrêt Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231, qui a mis en exergue « l’axiome fondamental » selon lequel 

      les tribunaux doivent accorder aux responsabilités démocratiques des élus municipaux et aux droits de leurs électeurs le respect qui leur revient. Cela est important pour assurer le maintien du bon fonctionnement de la démocratie au niveau municipal. Pour pouvoir répondre aux besoins et à la volonté de leurs citoyens, les municipalités doivent être investies d’une large compétence pour prendre des décisions locales qui reflètent des valeurs locales. [Italique ajouté; p. 245.]

[120]                     Le lien de réciprocité entre les responsabilités démocratiques des élus municipaux et les droits de leurs électeurs est crucial. Il exige ce que le juge en chef Duff a appelé [traduction] « la libre discussion publique des affaires », de manière à permettre l’accomplissement de deux types de responsabilités — les responsabilités des élus « envers les électeurs », et celles des électeurs « lors de l’élection de leurs représentants » (Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100, p. 133; voir aussi Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285, p. 306 et 326‐327; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, p. 583).

[121]                     Comment alors tout cela est‐il lié aux droits garantis par l’al. 2b)  de la Charte ? En raison du fait que, quand il s’agit d’élections municipales, nous avons affaire à des processus politiques de gouvernement démocratique, et qu’il est indéniable que l’al. 2b) protège « le discours politique qui est fondamental pour la démocratie » (R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 23; voir aussi Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 765).

[122]                     Dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, notre Cour a décidé que l’un des trois principes sous‐jacents du droit garanti par l’al. 2b) réside en ce que « la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée » (p. 976). Les professeurs P. W. Hogg et W. K. Wright ont dit de l’expression politique qu’elle est [traduction] « au cœur de l’al. 2b) », et qu’elle est restreinte en application de l’article premier « uniquement pour servir l’intérêt gouvernemental le plus impérieux » (Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 43‐9).

[123]                     Cela nous amène à la question au cœur du présent pourvoi, soit celle de savoir si le moment de l’adoption de la Loi, du fait du redécoupage des quartiers électoraux et de la réduction de leur nombre de 47 à 25, au milieu des élections, a porté atteinte à la liberté d’expression protégée par l’al. 2b)  de la Charte .

[124]                     L’arrêt Irwin Toy a établi une analyse en deux temps pour trancher les revendications en matière de liberté d’expression. La première étape consiste à déterminer si l’activité en cause relève du champ des activités protégées par la liberté d’expression. Si l’activité transmet ou tente de transmettre une signification, elle possède un contenu expressif et relève à première vue du champ d’application de la garantie. La seconde étape consiste à se demander si, par son objet ou son effet, l’action gouvernementale porte atteinte à la liberté d’expression.

[125]                     En ce qui concerne la première étape, « l’activité » au cœur du présent pourvoi est l’expression d’opinions politiques et la discussion politique réciproque entre les participants aux élections pendant une période électorale, ce qui renvoie tant aux droits de ceux qui sollicitent les votes qu’aux droits de ceux qui décident qui ils élisent. La discussion politique a indubitablement un contenu expressif et, par conséquent, elle relève à première vue du champ d’application de la garantie. Dans l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, le juge en chef Dickson a fait observer que 

      [l]e lien entre la liberté d’expression et le processus politique est peut‐être la cheville ouvrière de la garantie énoncée à l’al. 2b), et ce lien tient dans une large mesure à l’engagement du Canada envers la démocratie. La liberté d’expression est un aspect crucial de cet engagement démocratique, non pas simplement parce qu’elle permet de choisir les meilleures politiques parmi la vaste gamme des possibilités offertes, mais en outre parce qu’elle contribue à assurer un processus politique ouvert à la participation de tous. Cette possibilité d’y participer doit reposer dans une mesure importante sur la notion que tous méritent le même respect et la même dignité. [Italique ajouté; p. 763‐764.]

[126]                     La seconde étape de l’analyse, nommément la question de savoir si, par son objet ou son effet, l’action gouvernementale contestée porte atteinte à la liberté d’expression, n’est pas, soit dit en tout respect, particulièrement compliquée non plus. La jurisprudence de la Cour portant sur l’al. 2b)  de la Charte  a habituellement été élaborée dans des circonstances où l’objet de l’action gouvernementale était de restreindre l’expression par des dispositions portant sur qui peut s’exprimer, ce qu’ils peuvent dire et sur la façon dont leurs messages peuvent être entendus[1]. Par contre, l’affaire dont nous sommes saisis traite de la question de savoir si l’effet de la Loi — la redéfinition des limites des quartiers et la réduction de leur nombre d’environ la moitié à la mi‐élection — a été de porter atteinte à ces activités expressives.

[127]                     La liberté d’expression ne protège pas simplement le droit de s’exprimer; elle protège aussi le droit de communiquer les uns avec les autres (R. Moon, The Constitutional Protection of Freedom of Expression (2000), p. 3‐4). Les mots du juge Marshall, dissident, reflètent la nature réciproque de l’expression :

      [traduction] . . . le droit de parler et celui d’entendre — y compris le droit d’informer autrui et d’être soi‐même informé sur des questions d’intérêt public — font inextricablement partie du [Premier amendement]. La liberté de parler et celle d’entendre sont inséparables; elles sont les deux côtés d’une même médaille. La médaille elle‐même représente pour sa part le processus de réflexion et de discussion. L’activité par laquelle le locuteur devient l’auditeur, et vice versa, dans l’essentiel processus d’échange d’idées est le « moyen indispensable pour découvrir et répandre la vérité politique. » [Références omises.]

      (Kleindienst c. Mandel, 408 U.S. 753 (1972), p. 775)

[128]                     Dans le contexte électoral, la liberté d’expression inclut tant les droits des candidats que ceux des électeurs à l’engagement délibératif réciproque. Le droit de partager et de recevoir de l’information relative aux élections a depuis longtemps été reconnu comme faisant partie intégrante des principes démocratiques sous‐jacents à la liberté d’expression, et il a donc reçu une solide protection (voir p. ex. Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; R. c. Bryan, [2007] 1 R.C.S. 527; Harper c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 827; B.C. Freedom of Information and Privacy Association c. Colombie‐Britannique (Procureur général), [2017] 1 R.C.S. 93; voir aussi K. Roach et D. Schneiderman, « Freedom of Expression in Canada » (2013), 61 S.C.L.R. (2d) 429; J. Weinrib, « What is the Purpose of Freedom of Expression? » (2009), 67 R.D.U.T. 165).

[129]                     La liberté d’expression politique pendant une période électorale [traduction] « s’exerce [toujours] dans le cadre juridique et institutionnel des élections et elle est encadrée par celui‐ci » (Y. Dawood, « The Right to Vote and Freedom of Expression in Political Process Cases Under the Charter  » (2021), 100 S.C.L.R.  (2d) 105, p. 131). Dans l’arrêt Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569, la Cour a expliqué que les élections et les référendums sont des « structure[s] procédurale[s] permettant la discussion publique de questions politiques essentielles au gouvernement », qui visent à assurer « la possibilité raisonnable de s’exprimer et d’être entendus » ainsi que « le droit des électeurs et des électrices d’être adéquatement informés de toutes les positions politiques proposées par les candidats ou candidates et par les différents partis politiques » (par. 46‐47).

[130]                     Un intervenant, le David Asper Centre for Constitutional Rights, a expliqué de manière convaincante qu’une élection revêt différents aspects, et que chacun d’entre eux doit être protégé :

      [traduction] Les campagnes électorales offrent aux électeurs et aux candidats une tribune particulière leur permettant d’interagir les uns avec les autres. Les citoyens s’engagent dans un processus démocratique où ils cernent les questions, évaluent les opinions politiques, demandent des comptes aux élus sortants et évaluent les habiletés, les politiques et les opinions des nouveaux candidats. Toutes les prises de parole, à chacune des étapes du processus électoral — et non pas seulement à l’étape finale du vote —, doivent être uniformément et vigoureusement protégées par la Charte . [Notes en bas de pages omises.]

      (m.i., par. 8)

[131]                     Le dialogue démocratique qui est noué tout au long de la période électorale est crucial à la formation de l’opinion publique et à l’aptitude à voter de manière éclairée. Le processus d’engagement délibératif pendant une période électorale a été décrit avec justesse par le professeur Saul Zipkin :

      [traduction] . . . le processus électoral est le principal endroit dans le cadre duquel le lien de représentation est bâti. De fait, « [l]es campagnes [. . .] sont un point principal — probablement le point principal — de contact entre les représentants et la population concernant les questions de politiques publiques. » La période pendant laquelle les représentants potentiels vont à la rencontre des électeurs afin d’obtenir leur appui est le moment propice pour établir ce lien, qui requiert que l’on porte une attention particulière au bon fonctionnement du processus démocratique à ce moment-là. Comme le lien de représentation est historiquement matière à préoccupation sur le plan constitutionnel et qu’il est façonné par l’activité et la discussion politiques dans le cadre électoral, nous pouvons porter notre regard au‐delà du vote dans notre évaluation du processus démocratique. [En italique dans l’original; notes en bas de pages omises.]

      (« The Election Period and Regulation of the Democratic Process » (2010), 18 Wm. & Mary Bill Rts. J. 533, p. 545‐546; voir aussi A. Bhagwat et J. Weinstein, « Freedom of Expression and Democracy », dans A. Stone et F. Schauer, dir., The Oxford Handbook of Freedom of Speech (2021), 82; N. Urbinati, « Free Speech as the Citizen’s Right », dans R. C. Post, Citizens Divided : Campaign Finance Reform and the Constitution (2014), 125.)

[132]                     Les élections sont des processus qui permettent aux candidats et aux électeurs — à la fois comme locuteurs et comme auditeurs — de participer à une discussion, de sorte que leurs opinions respectives puissent être pleinement exprimées et entendues. C’est uniquement au moyen de ce processus de libres discussions et débats publics qu’un vote éclairé peut avoir lieu et que, en définitive, les élus peuvent donner suite aux opinions exprimées par l’électorat.

[133]                     L’ingérence de l’État dans l’expression politique individuelle et collective dans le contexte d’élections s’attaque au cœur des valeurs démocratiques que la liberté d’expression vise à protéger, notamment à « la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique » (Irwin Toy, p. 976). Le test prescrit par l’arrêt Irwin Toy est par conséquent, et comme je l’exposerai ci‐après dans les présents motifs, le cadre d’analyse adéquat permettant de statuer sur l’allégation d’ingérence de l’État dans l’expression politique pendant une période électorale qui est en cause en l’espèce.

[134]                     Une période électorale stable est cruciale à l’équité électorale et à des discussions politiques significatives. La redéfinition du nombre, de la taille et des limites des quartiers électoraux pendant cette période déstabilise le processus en [traduction] « [i]nterrompant des élections au milieu de la campagne électorale afin de changer les règles du jeu, y compris les circonscriptions électorales en fonction desquelles les candidats ont conçu leurs campagnes électorales et où les électeurs verront leurs choix canalisés » (M. Pal, « The Unwritten Principle of Democracy » (2019), 65 R.D. McGill 269, p. 302).

[135]                      Pendant trois mois et demi, les candidats et les électeurs ont participé à une discussion politique au sein de la structure juridique et institutionnelle créée avant les élections municipales de 2018, après des années de recherche, une participation de la population et, finalement, l’approbation de la Commission des affaires municipales de l’Ontario.

[136]                     Après l’entrée en vigueur de la Loi, les candidats et les électeurs se sont retrouvés dans un paysage électoral subitement modifié. La Loi a éradiqué près de la moitié des campagnes électorales actives, exigeant que les candidats remplissent un formulaire d’avis de changement de quartier pour rester dans la course. Le redécoupage des quartiers électoraux signifiait que les candidats devaient aller au contact de nouveaux électeurs ayant de nouvelles priorités. Le matériel de campagne tel que les pancartes de pelouse ou les panneaux publicitaires conçus pour les quartiers abolis [traduction] « ne remplissaient plus la fonction d’expression électorale, étant donné la modification apportée au contexte institutionnel sous‐jacent dans lequel cette expression se matérialisait » (Dawood, p. 132). Les électeurs qui avaient reçu des renseignements dans le cadre de la campagne électorale, qui avaient été informés des mandats des candidats et qui avaient échangé avec ceux‐ci dans le contexte de la structure à 47 quartiers ont vu leur participation démocratique mise en veilleuse.

[137]                     Les répercussions sur certains candidats et électeurs donnent lieu à des métaphores éclairantes. Par exemple, une candidate, Dyanoosh Youssefi, a expliqué qu’elle s’était consacrée à l’organisation de sa campagne pendant 12 à 15 heures par jour depuis le début de la campagne électorale, notamment en faisant du porte‐à‐porte et en envoyant des courriels et que tous ses efforts avaient été [traduction] « axés sur les préoccupations et les besoins d’environ 55 000 résidents du quartier 14 » (d.a., vol. XV, p. 80). Or, le quartier 14 a été aboli par la Loi.

[138]                      Une autre candidate, Chiara Padovani, qui faisait campagne dans le quartier 11, a décrit les effets de la fusion des quartiers 11 et 12 en un nouveau quartier 5 de la manière suivante :

      [traduction] Même avant que je ne dépose ma déclaration de candidature aux élections de 2018, j’ai déployé d’importants efforts pendant plus d’un an et demi pour mobiliser les membres de la communauté autour d’importantes questions locales dans le quartier 11 comme les inondations, la sécurité routière et les droits des locataires. Par conséquent, je sais [. . .] où les résidents estiment qu’il devrait y avoir des dos-d’âne additionnels, des passages pour piétons et des réductions de limites de vitesse. Je n’ai pas ce genre de connaissances pour les autres quartiers, notamment le quartier 12.

      . . .

     Si j’avais été au courant de la modification des limites de quartier avant le début de la campagne électorale, j’aurais été en mesure de planifier ma stratégie sur le terrain et j’aurais tenté d’en savoir davantage sur les questions locales touchant les résidents du quartier 12 en faisant activement du porte‐à‐porte dans ce quartier. En ce moment, avec le peu de temps qui reste, il est impossible que je fasse deux fois plus de porte‐à‐porte que je n’en ai déjà fait.

      (d.a., vol. XI, p. 15‐16)

[139]                      Depuis l’adoption de la structure à 47 quartiers en 2017, Chris Moise, un candidat noir et ouvertement homosexuel, organisait une campagne dans le quartier 25. Il avait décidé de se présenter aux élections dans ce quartier parce que ce dernier englobait le Village gai et Yorkville. Il s’agissait de communautés qu’il avait le sentiment de pouvoir servir utilement en raison de ses expériences comme conseiller scolaire de la région, comme activiste LGBTQ, comme ancien policier intéressé par les relations de la police avec les communautés noires et LGBTQ dans le Village, et comme résident de Yorkville et propriétaire dans ce quartier. Lorsque la Loi a aboli le quartier 25, il s’est retiré de la course parce qu’il ne pouvait pas réorienter sa campagne à si court préavis soit vers le nouveau quartier 13, qui excluait Yorkville où il habitait, soit vers le nouveau quartier 11, qui avait seulement un très petit chevauchement géographique avec l’ancien quartier 25 et qui excluait le Village où il avait les liens et les objectifs politiques les plus significatifs.

[140]                      Une autre candidate, Jennifer Hollett, a expliqué ainsi les effets des deux semaines [traduction] « d’incertitude juridique » (d.a., vol. XI, p. 144) avant que le projet de loi ne reçoive la sanction royale :

     Même après l’adoption [de la Loi], mon équipe de campagne n’était pas certaine de ce qui allait arriver à nos fonds de campagne ni si ceux‐ci pouvaient être transférés à une nouvelle campagne ou remboursés. Ce n’est que lorsque les règlements ont été adoptés, en vertu des pouvoirs que [la Loi] conférait au ministre, que nous avons obtenu des précisions. Cette incertitude a eu comme conséquence que mon équipe n’a effectué aucune dépense de campagne après le 27 juillet.

     . . .

     Les électeurs à qui je parle sont confus. Ils comprennent que les règles ont changé, mais ne comprennent ni pourquoi ni comment. Au lieu de discuter de questions municipales durant la campagne, comme le transport en commun et la sécurité routière, les résidents posent des questions sur les changements aux limites des quartiers et sur la façon dont cela les touche. [p. 145‐146]

[141]                      Megann Wilson, une autre candidate et une participante au programme de formation Women Win TO, a décrit de manière colorée l’incertitude qui a suivi l’adoption de la Loi :

     [traduction] Depuis [. . .] l’adoption d’un modèle à 25 quartiers, j’ai eu du mal à discuter avec les résidents de mon programme électoral ou des questions et politiques essentielles pour le quartier. Beaucoup de résidents en ont simplement marre des changements de quartiers et ne savent plus dans lequel ils vivent — et c’est ce dont je parle avec les résidents pendant que je fais du porte‐à‐porte. À mon avis, le degré de confusion dans mon quartier va compliquer la tâche des électeurs qui veulent prendre la bonne décision quant au candidat pour qui ils voteront, puisqu’ils ne savent même pas dans quel quartier ils vivent maintenant et encore moins qui sont les candidats, étant donné les changements soudains. De plus, en raison du manque de communication de renseignements aux résidents sur les nouvelles limites de quartier, je me sens obligée de combler cette lacune tout en faisant du porte‐à‐porte — ce qui distrait considérablement des questions municipales que j’essaye d’aborder avec eux.

     À cause [de la Loi], pendant que je fais du porte‐à‐porte, je ne peux pas aller au fond des choses relativement aux questions municipales qui touchent les électeurs. Je passe maintenant la majorité de mon temps à expliquer aux électeurs les modifications aux limites de quartiers et à discuter des politiques provinciales qui ont mené à ces changements soudains. Le temps que tous les candidats passent avec les électeurs potentiels est précieux et [la Loi] a mis en suspens ma capacité à échanger directement avec des électeurs sur mon programme électoral et mes idées pour le quartier et ses résidents.

      (d.a., vol. X, p. 132)

[142]                      Comme la Loi n’a pas remis les compteurs à zéro en ce qui a trait aux limites de financement de la campagne, de nouveaux candidats sont entrés en lice avec des limites de dépenses de campagne électorale non entamées, alors que les candidats qui avaient déjà commencé leur campagne ont perdu ce qu’ils avaient investi dans des quartiers électoraux maintenant inexistants, et ils ont continué la course avec un budget réduit. Certains candidats antérieurement désignés ont complètement arrêté de produire du matériel de campagne en raison de l’incertitude entourant le transfert des dépenses et des fonds de campagne vers une nouvelle campagne électorale. D’autres n’avaient pas les moyens de faire campagne dans les nouveaux quartiers plus grands. Ainsi que l’a décrit un bénévole de campagne :

      [traduction] Nous ne savons pas si une personne qui a donné le montant maximal à une candidature dans le quartier 23 peut maintenant faire un autre don à une candidature dans le quartier 13. Cette question est importante parce que des fonds ont été dépensés pour l’acquisition du matériel relatif à la candidature dans le quartier 23 qui ne peut plus servir. [. . .] Il ne sera probablement pas possible d’entreprendre suffisamment d’activités de collecte de fonds pour remplacer tout le matériel qui n’est plus utile, en particulier si on tient compte du très court laps de temps qui reste dans la campagne. Les donateurs qui ont déjà contribué ne seront probablement pas en mesure de faire de nouveaux dons ou ne voudront pas le faire, et il est peu probable que nous soyons en mesure de trouver suffisamment de nouveaux donateurs pour produire assez de nouveau matériel pour une nouvelle campagne dans des quartiers beaucoup plus vastes, en particulier, si nous nous comparons à des candidats sortants qui disposent de plus de ressources.

      (d.a., vol. IX, p. 125)

[143]                     Les électeurs ont eux aussi été touchés. L’un d’entre eux, Ish Aderonmu, a qualifié les répercussions du retrait de candidats de la course de [traduction] « profondément décevantes [. . .] en tant qu’électeur qui travaille à faire avancer l’une de ces campagnes et qui s’exprime politiquement pour la première fois » (d.a., vol. IX, p. 124). Un autre électeur, qui avait soutenu un candidat s’étant retiré de la course, a déclaré que [traduction] « sa propre expression politique a été contrecarrée » et que « les candidats qui restent en lice doivent composer avec d’importants changements dans leurs campagnes et ne sont pas disponibles pour discuter avec lui de questions [importantes] » (d.a., vol. IX, p. 104).

[144]                     Il importe de se souvenir de l’échéancier. La période de dépôt des déclarations de candidature a été ouverte le 1er mai 2018, et close le 27 juillet 2018. Le jour de la clôture, le gouvernement a annoncé qu’il avait l’intention de présenter une nouvelle loi réduisant de près de la moitié le nombre de quartiers et redessinant radicalement leurs limites à la mi‐élection. Personne ne savait quels effets auraient les nouvelles limites. Les candidats ne savaient pas quelle incidence les nouveaux quartiers électoraux auraient sur leur campagne, et les électeurs n’avaient aucune idée de l’identité de leurs nouveaux candidats. Tout cela, alors qu’on était au milieu d’un processus électoral en cours depuis près de trois mois.

[145]                     La nouvelle loi est entrée en vigueur deux semaines plus tard, le 14 août 2018. À ce moment‐là, les candidats faisaient campagne auprès des électeurs et échangeaient avec eux depuis 105 jours, au sein des 47 quartiers existants. Les candidats qui avaient conçu des programmes représentatifs visant à répondre aux besoins et aux intérêts particuliers de leur quartier ont vu leurs efforts de campagne être anéantis, tout comme l’occasion d’échanger de manière significative avec des électeurs ciblés relativement à ces questions. Les électeurs qui s’étaient fait des opinions, qui avaient été convaincus sur ces questions, ou qui avaient précisé leurs préférences et exprimé leurs opinions aux représentants de leur choix ont vu leur expression politique contrariée. Certains candidats ont persévéré; d’autres se sont retirés de la course. Des bénévoles se sont désistés, des appuis aux campagnes ont été annulés et il en a résulté de la confusion.

[146]                     La période de dépôt des déclarations de candidature a été prorogée jusqu’au 14 septembre, ce qui laissait seulement cinq semaines — à partir de la date de clôture de cette période, moment où s’est confirmée l’identité des candidats qui continuaient la course et des quartiers où ils le faisaient — pour des élections qui étaient censées durer près de six mois. Plus important encore, ces cinq semaines ont été ruinées par l’effet déstabilisateur du moment où la Loi a été adoptée, soit au milieu d’une période électorale dont techniquement 60 pour 100 de la durée était écoulée. Le mois additionnel accordé pour que les nouveaux candidats déposent leur déclaration de candidature ne pouvait pas réparer le mal qui avait été fait ni lever l’incertitude que les modifications avaient créée pour les candidats ayant été désignés antérieurement et pour les électeurs ayant déjà participé à trois mois et demi d’engagement délibératif.

[147]                     Le moment où la Loi a été adoptée, soit au milieu d’élections en cours, a insufflé de l’instabilité dans les élections municipales de 2018, ce qui a miné la possibilité pour les candidats et les électeurs de leur quartier de pouvoir discuter de manière significative et échanger leurs opinions respectives sur des questions d’intérêt local. Pour le reste de la campagne électorale, les candidats ont passé plus de temps sur les seuils de portes à discuter avec les électeurs de l’état de confusion qui régnait qu’à discuter de questions politiques pertinentes. Le moment de l’adoption de la Loi, parce qu’il a entraîné une ingérence dans la discussion politique, au milieu des élections, a de toute évidence porté atteinte au droit garanti par l’al. 2b)  de la Charte .

[148]                      Soit dit en tout respect, cela ne laisse aucune place au cadre d’analyse établi dans l’arrêt Baier c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 673. Ce cadre a été élaboré afin de traiter du caractère non inclusif de régimes légaux. Le courant jurisprudentiel antérieur à l’arrêt Baier portait sur des demandes présentées par des individus ou des groupes qui souhaitaient être inclus dans un régime légal existant, et qui faisaient valoir que l’absence de soutien du gouvernement constituait pour eux une entrave substantielle à l’exercice d’une liberté fondamentale[2]. Le cadre d’analyse énoncé dans l’affaire Baier a été élaboré initialement dans l’arrêt Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, pour l’examen d’un régime de relations de travail non inclusif. Il a ensuite été modifié dans Baier pour les besoins de l’examen d’un régime d’élection de conseillers scolaires prétendument non inclusif. Ce cadre d’analyse fait mention précisément des expressions « arguments fondés sur la non-inclusion », « exclusion du régime légal » et « mesure gouvernementale de portée trop limitative » (Dunmore, par. 24‐26; Baier, par. 27‐30). Il n’a aucune pertinence au regard des questions juridiques ou factuelles qui se posent dans le présent pourvoi.

[149]                     De plus, l’application du cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Baier a été circonscrite à ses circonstances particulières par l’arrêt subséquent de la Cour, Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‐Britannique, [2009] 2 R.C.S. 295. S’exprimant pour une majorité de 7 juges contre 1, la juge Deschamps a expliqué que l’arrêt Baier « résume les critères permettant de déterminer les quelques circonstances dans lesquelles l’al. 2b)exige du gouvernement qu’il mette à la disposition d’une personne ou d’un groupe de personnes un mode d’expression ou une “tribune” dont l’accès est trop restreint » (par. 30). Elle a aussi mis en garde contre l’idée d’élargir la portée de l’arrêt Baier au‐delà de ses limites strictes :

      Interprét[é] hors contexte, [l’arrêt Baier] pourrai[t] dans bien des cas transformer une affaire de liberté d’expression en une revendication de droit positif. L’expression dans un endroit ou un espace public suppose nécessairement quelque appui ou habilitation de la part du gouvernement. L’existence de rues, de parcs et d’autres lieux publics tient souvent à une loi ou à une mesure gouvernementale. S’il suffisait que l’État appuie ou permette l’activité expressive pour que soit justifié l’examen sous l’angle de la revendication d’un droit positif, on pourrait soutenir que la demande d’accès à un parc public par des manifestants devrait être considérée en fonction du cadre d’analyse de l’arrêt Baier, car pour accéder à la demande, l’État devrait permettre l’expression par la mise à disposition du moyen requis (le lieu). Ce serait mal interpréter l’arrêt Baier.

     Interprété globalement, l’arrêt Baier indique clairement que le fait d’appuyer ou de permettre l’activité expressive doit être relié à une demande faite à l’État de donner accès à un mode d’expression en particulier. En effet, dans cet arrêt, la Cour distingue entre imposer à l’État l’obligation de mettre une tribune donnée à la disposition de citoyens et protéger la liberté d’expression sous‐jacente de ceux qui ont la faculté de se prévaloir d’une tribune (par. 42). [Italique ajouté; par. 34‐35.]

[150]                     Le test énoncé dans l’arrêt Baier ne s’applique pas dans le présent pourvoi. Comme l’illustre l’ensemble de la citation des motifs de la juge Deschamps, il est clair que l’arrêt Baier s’applique uniquement aux demandes visant à « imposer à l’État l’obligation de mettre une tribune donnée à la disposition de citoyens ». Par contre, l’arrêt Irwin Toy s’applique aux demandes visant à « protéger la liberté d’expression sous‐jacente de ceux qui ont la faculté de se prévaloir d’une tribune », comme l’affaire dont nous sommes saisis.

[151]                     Aucun des demandeurs dans la présente cause n’a été exclu de la participation aux élections municipales de Toronto de 2018, aucun d’entre eux ne prétend non plus que l’al. 2b)  de la Charte  exige que la province déclenche à leur intention des élections municipales afin qu’ils puissent s’exprimer. En l’espèce, la demande fondée sur l’al. 2b) porte sur l’ingérence du gouvernement dans les droits d’expression connexes à un processus électoral. C’est précisément le genre de demande régie par le cadre d’analyse décrit dans l’arrêt Irwin Toy, et non par celui défini dans l’arrêt Baier (Baier, par. 42; Greater Vancouver Transportation Authority, par. 35; Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, [2010] 1 R.C.S. 815, par. 31).

[152]                     Quoi qu’il en soit, la distinction entre droits positifs et droits négatifs est une lorgnette qui n’aide pas à trancher les demandes présentées en vertu de la Charte . Pendant près de quatre décennies de litiges fondés sur la Charte , notre Cour a reconnu que les droits et les libertés ont des aspects à la fois positifs et négatifs. Cette reconnaissance a mené la Cour à adopter une interprétation téléologique uniforme relativement aux revendications portant sur les droits, que la revendication porte sur la liberté à l’égard de l’ingérence du gouvernement afin d’exercer un droit, ou sur le droit à l’action gouvernementale afin d’y avoir accès[3]. Pour paraphraser Gertrude Stein, un droit est un droit est un droit. Le seuil ne varie pas selon la nature de la revendication portant sur un droit. Chaque droit a sa propre portée définitionnelle et est susceptible de faire l’objet de l’analyse de la proportionnalité suivant l’article premier de la Charte .

[153]                     Tous les droits ont des aspects positifs, parce qu’ils existent au sein d’un appareil étatique positif et sont mis en application par celui‐ci (S. Fredman, « Human Rights Transformed : Positive Duties and Positive Rights », [2006] P.L. 498, p. 503; J. Rawls, Political Liberalism (éd. aug. 2005), p. 361‐362; A. Sen, The Idea of Justice (2009), p. 228). Ils présentent aussi des aspects négatifs en ce qu’ils requièrent parfois que l’État ne s’ingère pas. La distinction [traduction] « est notoirement difficile à faire [. . .]. Des manipulations syntaxiques appropriées peuvent aisément déplacer la plupart des cas au‐delà de la ligne de démarcation » (S. F. Kreimer, « Allocational Sanctions : The Problem of Negative Rights in a Positive State » (1984), 132 U. Pa. L. Rev. 1293, p. 1325).

[154]                     Il est vrai que la liberté d’expression a à une occasion été décrite par la juge L’Heureux‐Dubé dans l’arrêt Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, comme interdisant les « bâillons », mais n’obligeant pas à « la distribution de porte‐voix » (p. 1035; voir aussi K. Chan, « Constitutionalizing the Registered Charity Regime : Reflections on Canada Without Poverty » (2020), 6 C.J.C.C.L. 151, p. 173). Cependant, même dans l’arrêt Haig — qui a précédé l’arrêt Baier —, la juge L’Heureux‐Dubé a reconnu qu’il s’agissait de distinctions artificielles qui « ne sont pas toujours nettes ni utiles » (p. 1039; voir aussi Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627, p. 666‐668, la juge L’Heureux‐Dubé, motifs concordants).

[155]                     Il n’y a aucune raison, pour les besoins de l’analyse, de superposer à notre structure constitutionnelle l’obstacle additionnel de la division des droits entre ceux qui sont positifs et ceux qui sont négatifs. La sagesse de Salomon ne commande pas de diviser les droits en deux, et le faire constitue un tour de passe-passe jurisprudentiel qui favorise la confusion plutôt que la protection des droits.

[156]                     L’objet du droit garanti par l’al. 2b) n’est pas simplement de restreindre l’ingérence du gouvernement en matière de liberté d’expression, mais aussi de cultiver la discussion publique [traduction] « en tant qu’instrument de gouvernance démocratique » (Hogg et Wright, p. 43‐8; voir aussi Weinrib). La discussion politique est au cœur de l’al. 2b). La protection de l’intégrité de la discussion politique réciproque entre les candidats et les électeurs durant une période électorale fait donc partie intégrante de l’objet de l’al. 2b). Le fait de relever le seuil légal, comme les juges majoritaires proposent de le faire en appliquant l’arrêt Baier, ajoute un obstacle inutile, qui complique la preuve d’une violation de cet aspect fondamental de l’al. 2b) par rapport à celle d’autres activités expressives. Ce qui devrait plutôt être appliqué, c’est le cadre d’analyse fondamental énoncé dans l’arrêt Irwin Toy, qui requiert uniquement que l’on se demande si l’activité contestée relève du champ des activités protégées par l’al. 2b) et si, par son objet ou son effet, l’action gouvernementale contestée porte atteinte à cette activité expressive.

[157]                     Lorsqu’on applique ce cadre d’analyse, il est clair que le moment de l’adoption de la Loi a porté atteinte à un droit protégé par l’al. 2b)  de la Charte . En redessinant radicalement les limites électorales pendant des élections en cours qui étaient pratiquement aux deux tiers écoulées, la Loi a porté atteinte aux droits de toutes les personnes prenant part au processus électoral d’engager une discussion politique réciproque significative.

[158]                     Ce qui nous amène à l’article premier de la Charte . L’analyse fondée sur cette disposition vise à décider si l’État peut établir qu’il s’agit d’une atteinte dont la justification peut « se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » (Charte , article premier; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 125). En l’espèce, l’atteinte au droit protégé par l’al. 2b) était liée au moment où les modifications législatives ont été apportées.

[159]                     Or, plutôt que d’expliquer l’objet et la justification du moment des modifications, le gouvernement de l’Ontario s’est appuyé sur les objectifs urgents et réels des modifications elles‐mêmes comme fondement de l’analyse de la justification suivant l’article premier, déclarant qu’il s’agissait d’atteindre la parité relative du nombre d’électeurs, d’améliorer l’efficacité et de réduire les coûts. Ces objectifs ont été énoncés ainsi dans le communiqué de presse qui annonçait le projet de loi : « Nous avons fait campagne en promettant de restaurer l’imputabilité et la confiance, et de réduire la taille et le coût de l’appareil gouvernemental, notamment en mettant fin au gaspillage des fonds publics et aux problèmes de gestion » (Cabinet du premier ministre, Le gouvernement de l’Ontario annonce des réformes visant l’amélioration des administrations locales, 27 juillet 2018 (en ligne)). En outre, lors de la deuxième lecture du projet de loi, le ministre des Affaires municipales et du Logement, l’hon. Steve Clark a déclaré ceci :

     [traduction] Durant la récente campagne électorale provinciale, mes collègues du groupe parlementaire et moi avons entendu le message très ferme des Ontariens qu’ils veulent que nous respections l’argent des contribuables. Nous avons très clairement entendu les Ontariens dire que le gouvernement est censé travailler pour eux. Je crois qu’ils ont envoyé le message très clair, le 7 juin, qu’ils veulent un gouvernement qui s’occupe de l’argent des contribuables, et c’est exactement ce que nous faisons avec ce projet de loi.

     Ainsi, Madame la Présidente, je veux traiter de certains détails du projet de loi et, en particulier, je veux d’abord parler de la cité de Toronto. Le projet de loi, s’il est adopté, réduirait la taille du conseil municipal de Toronto à 25 conseillers au lieu des 47 actuels, en plus du maire. Cela donnerait au contribuable de Toronto un conseil réduit et plus efficace qui est prêt à travailler rapidement et qui priorise les besoins des citoyens ordinaires.

      (Assemblée législative de l’Ontario, Journal des débats (Hansard), no 14, 1re sess., 42e lég., 2 août 2018, p. 605)

[160]                     Indépendamment du fait que la parité relative du nombre d’électeurs n’a pratiquement pas été mentionnée dans les débats à l’Assemblée législative, la Cour n’a jamais conclu que cette considération constitue l’étoile Polaire en matière électorale; elle a affirmé, au contraire, que les valeurs d’une société libre et démocratique « sont mieux servies par un système électoral axé sur la représentation effective que par un système fondé sur la parité mathématique » (Renvoi : Circ. électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158, p. 188).

[161]                     Cependant, fait d’une importance primordiale, le gouvernement n’a fourni aucune explication, et encore moins fait état d’un objectif urgent et réel, indiquant pourquoi les modifications ont été apportées au milieu d’élections en cours. Il n’y avait aucun indice de l’existence de quelque urgence ou besoin impérieux et immédiat sur le plan des principes.

[162]                     En l’absence de toute preuve ou explication justifiant le moment de l’adoption de la Loi, il n’existe aucun objectif urgent et réel permettant d’expliquer cette atteinte, et sa justification ne peut donc pas se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. La Loi constitue, par conséquent, une violation non justifiée de l’al. 2b).

[163]                     Bien que cela décide du pourvoi sur le fond, les observations des juges majoritaires qui ont pour effet de circonscrire le champ d’application et la force des principes constitutionnels non écrits d’une manière qui atténue la portée de la jurisprudence contraignante de la Cour appellent une réponse.

[164]                     Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 (« Renvoi relatif à la sécession »), la Cour a fait état des principes constitutionnels non écrits suivants : démocratie, indépendance de la magistrature, fédéralisme, constitutionnalisme et primauté du droit, ainsi que protection des minorités. Ces principes découlent du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 , lequel décrit notre Constitution comme étant « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‐Uni » (Renvoi relatif à la sécession, par. 44‐49; voir aussi P. C. Oliver, « “A Constitution Similar in Principle to That of the United Kingdomˮ : The Preamble, Constitutional Principles, and a Sustainable Jurisprudence » (2019), 65 R.D. McGill 207).

[165]                     La Constitution du Royaume‐Uni, qui a valeur précédentielle par rapport à la nôtre, n’est pas un document écrit, mais elle est composée, entre autres sources, de normes non écrites, de lois du Parlement, de prérogatives royales, de conventions, de coutumes du Parlement, et de décisions judiciaires (Oliver, p. 216; M. Rowe et N. Déplanche, « Canada’s Unwritten Constitutional Order : Conventions and Structural Analysis » (2020), 98 R. du B. can. 430, p. 438). Par conséquent, notre Constitution « comprend des règles non écrites — et écrites » (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‐du‐Prince‐Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (« Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale »), par. 92, le juge en chef Lamer).

[166]                     Il convient de souligner que de nombreux systèmes parlementaires, malgré leurs arrangements constitutionnels différents, ont aussi reconnu que les principes constitutionnels non écrits ont plein effet juridique et peuvent servir de limites substantielles à l’égard de toutes les branches de gouvernement[4].

[167]                     Selon la jurisprudence, les principes constitutionnels non écrits sont « la force vitale » de notre Constitution (Renvoi relatif à la sécession, par. 51) et « nourrissent le texte de la Constitution [dont] ils [. . .] sont les prémisses inexprimées » (par. 49). Ils sont si fondamentaux que le fait de les inclure dans le texte écrit « aurait sans doute paru inutile, voire même saugrenu, aux rédacteurs » (par. 62).

[168]                     Les principes constitutionnels non écrits ne sont pas, contrairement à ce que suggèrent les juges majoritaires, simplement le « contexte » ou la « toile de fond » du texte. Au contraire, les principes non écrits sont les engagements normatifs les plus fondamentaux de notre Constitution à partir desquels découlent des dispositions textuelles précises. Les dispositions écrites précises sont « l’expression des principes structurels sous‐jacents non écrits, prévus par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867  » (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 107; voir aussi Switzman, p. 306, le juge Rand). Le texte de la Constitution découle de principes sous‐jacents, mais il n’énonce pas toujours ces principes de manière exhaustive. Autrement dit, le texte n’exprime pas de manière exhaustive la teneur de notre Constitution (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‐Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 378, la juge McLachlin).

[169]                     Hormis les dispositions écrites de la Constitution, les principes découlant de sa structure fondamentale peuvent limiter l’action gouvernementale. Ces principes existent indépendamment du texte de la Constitution et — comme dans le cas des droits fondamentaux implicites avant que la Charte  soit adoptée — ils existaient avant l’édiction de dispositions constitutionnelles expresses (voir p. ex. Reference re Alberta Statutes, le juge en chef Duff; Switzman, p. 327‐328, le juge Abbott; SEFPO c. Ontario (Procureur général), [1987] 2 R.C.S. 2, p. 57, le juge Beetz). Comme le juge Beetz l’a écrit pour le compte des juges majoritaires dans l’arrêt SEFPO, p. 57, « indépendamment des considérations fondées sur la Charte , les corps législatifs dans notre pays doivent se conformer à ces impératifs structurels fondamentaux et [. . .] ne doivent en aucun cas y passer outre » :

     Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que la structure fondamentale de notre Constitution établie par la Loi constitutionnelle de 1867  envisage l’existence de certaines institutions politiques dont des corps législatifs librement élus aux niveaux fédéral et provincial. Pour reprendre les termes du juge en chef Duff dans Reference re Alberta Statutes, à la p. 133, [traduction] « l’efficacité de ces institutions découle de la libre discussion publique des affaires . . . » et, selon le juge Abbott dans Switzman v. Elbling, à la p. 328, ni une législature provinciale ni le Parlement lui‐même ne peuvent [traduction] « abroger ce droit de discussion et de débat ». De manière plus générale, je conclus que ni le Parlement ni les législatures provinciales ne peuvent légiférer de façon à porter atteinte sensiblement au fonctionnement de cette structure constitutionnelle fondamentale. [p. 57]

[170]                     Cela mène inéluctablement à la conclusion — étayée par la jurisprudence de la Cour jusqu’à ce jour — que les principes non écrits peuvent être utilisés pour invalider un texte de loi lorsque la loi échappe à la portée d’une disposition constitutionnelle expresse, mais est fondamentalement incompatible avec l’« architecture interne » de la Constitution ou avec sa « structure constitutionnelle fondamentale » (Renvoi relatif à la sécession, par. 50; SEFPO, p. 57). Il s’agirait indubitablement d’un cas rare. Cependant, soit dit en tout respect, la décision des juges majoritaires de fermer la porte à la possibilité que des principes non écrits soient utilisés pour invalider un texte de loi, quelles que soient les circonstances, alors que la question soulevée dans le pourvoi ne requiert pas qu’ils fassent une déclaration aussi à l’emporte-pièce est imprudente. Cette approche est non seulement contraire à notre jurisprudence, mais également fondamentalement incompatible avec la jurisprudence qui confirme que les principes constitutionnels non écrits peuvent être utilisés pour contrôler la constitutionnalité des lois. Ce contrôle signifie qu’on maintient ces dernières, qu’on les révise ou qu’on les annule. Autrement, il est vain de les contrôler.

[171]                     Dans le Renvoi relatif à la sécession, la Cour a confirmé à l’unanimité que « [d]es principes constitutionnels sous‐jacents peuvent, dans certaines circonstances, donner lieu à des obligations juridiques substantielles (ils ont “plein effet juridique” selon les termes du Renvoi relatif au rapatriement, précité, à la p. 845) qui posent des limites substantielles à l’action gouvernementale » (par. 54, citant le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753 (« Renvoi relatif au rapatriement »); voir aussi Babcock c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 3, par. 54, la juge en chef McLachlin). Cela signifie qu’ils peuvent être utilisés pour évaluer l’action de l’État afin d’en vérifier la conformité constitutionnelle, ce qui, à son tour, peut mener à maintenir, rejeter, limiter ou élargir les actions des branches exécutive ou législative du gouvernement. Encore une fois, soit dit en tout respect, la Cour n’a jamais, à ce jour, limité son rôle de la manière proposée par les juges majoritaires.

[172]                     La mention que fait la Cour du Renvoi relatif au rapatriement permet de dissiper tout doute quant à ce qu’elle voulait dire lorsqu’elle a déclaré que ces principes ont « plein effet juridique ». Dans le passage du Renvoi relatif au rapatriement cité avec approbation, les juges Martland et Ritchie, dissidents en partie, ont expliqué que les principes constitutionnels non écrits se sont vu « accord[er] un plein effet juridique, c’est‐à‐dire qu’on les a utilisés pour faire annuler des textes de loi » (p. 845 (italique ajouté)). Bien que les juges Martland et Ritchie aient été dissidents quant au résultat dans le Renvoi relatif au rapatriement, ils ont fait état, à l’appui du principe du fédéralisme, d’arrêts qui demeurent juridiquement valables et qui ont été jugés nécessaires afin de « préserver l’intégrité de la structure fédérale » (p. 821), notamment les arrêts Attorney-General for Canada c. Attorney-General for Ontario, [1937] A.C. 326 (C.P.), et Attorney General of Nova Scotia c. Attorney General of Canada, [1951] R.C.S. 31 (voir aussi le Renvoi relatif à la sécession, par. 81, citant le Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, [1980] 1 R.C.S. 54, p. 71). En d’autres termes, l’analyse structurale aide à cerner ce que sont les principes non écrits, elle ne limite pas leur rôle.

[173]                     La Cour a expressément reconnu les principes non écrits de la démocratie comme constituant « l’assise que les rédacteurs de notre Constitution et, après eux, nos représentants élus en vertu de celle‐ci ont toujours prise comme allant de soi » (Renvoi relatif à la sécession, par. 62); de la primauté du droit comme étant [traduction] « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, p. 142, le juge Rand), « le fondement même de la Charte  » (B.C.G.E.U. c. Colombie‐Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, p. 229, le juge en chef Dickson), et la source du pouvoir des tribunaux judiciaires de faire obstacle à l’intention du législateur « dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 23); du fédéralisme comme « un principe fondateur de la Constitution canadienne » (Renvois relatifs à la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, 2021 CSC 11, par. 3, le juge en chef Wagner); et de l’indépendance de la magistrature comme un « impératif constitutionnel » à la lumière de « la place centrale qu’occupent les tribunaux dans le système de gouvernement au Canada » (Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 108). De plus, bien entendu, le principe constitutionnel non écrit de l’honneur de la Couronne a été reconnu par notre Cour et s’est vu accorder un plein effet juridique (Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 42, le juge Binnie; Nation haïda c. Colombie‐Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, par. 16, la juge en chef McLachlin).

[174]                     Dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, la Cour s’est fondée en partie sur le principe constitutionnel non écrit de l’indépendance de la magistrature pour invalider des dispositions législatives contenues dans diverses lois provinciales. La question était celle de savoir si le principe de l’indépendance de la magistrature limite la manière dont les législatures provinciales peuvent réduire les traitements des juges des cours provinciales et dans quelle mesure elles peuvent le faire. Certes, le principe de l’indépendance de la magistrature est évoqué à l’al. 11d)  de la Charte  — lequel garantit à tout inculpé le droit d’être jugé par un tribunal indépendant — et aux art. 96  à 100  de la Loi constitutionnelle de 1867  — qui régissent les cours supérieures dans les provinces —, mais le principe non écrit de l’indépendance de la magistrature a été utilisé pour combler une lacune dans le texte écrit, et ainsi s’appliquer aux cours provinciales dans des circonstances non envisagées par les dispositions expresses. Rédigeant les motifs des juges majoritaires, le juge en chef Lamer s’est exprimé ainsi :

      L’indépendance de la magistrature est une norme non écrite, reconnue et confirmée par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 . En fait, c’est dans le préambule, qui constitue le portail de l’édifice constitutionnel, que se trouve la véritable source de notre engagement envers ce principe fondamental. [par. 109]

[175]                     Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, la Cour a invoqué le principe non écrit de la primauté du droit pour créer une réparation constitutionnelle inédite — la suspension de la déclaration d’invalidité constitutionnelle. La Cour a conçu cette réparation même si le texte du par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982  précise que les lois inconstitutionnelles sont « inopérantes », ce qui tend à indiquer que, lorsqu’elles sont interprétées techniquement et isolément des principes constitutionnels sous‐jacents, les déclarations d’invalidité ne peuvent avoir qu’un effet immédiat. Comme la juge Karakatsanis l’a écrit au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, bien que le par. 52(1) « ne confère pas explicitement le pouvoir de suspendre l’effet d’une déclaration, dans les décisions constitutionnelles, les tribunaux “peu[vent] tenir compte des postulats non écrits qui constituent le fondement même de la Constitution du Canadaˮ » (par. 120, citant le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 752).

[176]                     Au‐delà du contexte des renvois, dans l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1995] 4 R.C.S. 725, la Cour a eu recours au principe de la primauté du droit pour donner une interprétation atténuée du par. 47(2)  de la Loi sur les jeunes contrevenants , L.R.C. 1985, c. Y‐1  — qui attribuait aux tribunaux pour adolescents la compétence exclusive en matière d’outrage au tribunal commis par un adolescent —, de manière à ne pas écarter la compétence des cours supérieures. S’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge en chef Lamer a conclu que le Parlement ne peut pas retirer aux cours supérieures le pouvoir en matière d’outrage sans contrevenir « au principe de la primauté du droit reconnu à la fois dans le préambule et dans toutes nos conventions de gestion publique » (par. 41).

[177]                     Et, dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‐Britannique (Procureur général), [2014] 3 R.C.S. 31, se fondant en partie sur le principe constitutionnel non écrit de la primauté du droit et, de manière connexe, sur celui de l’accès à la justice, la Cour a invalidé un règlement imposant des frais d’audience qui, selon elle, avaient pour effet de nier à certaines personnes l’accès aux tribunaux.

[178]                     L’accent que mettent les juges majoritaires sur l’« importance primordiale » du texte de la Constitution est carrément incompatible avec les déclarations répétées de la Cour selon lesquelles les principes constitutionnels non écrits sont les principes fondamentaux structurants de notre Constitution et ont plein effet juridique. « Non écrits » signifie qu’il n’y a pas de texte. Ces principes servent à donner effet à la structure de notre Constitution, et [traduction] « fonctionnent comme des piliers indépendants sur lesquels la validité du texte de loi peut être contestée [. . .] puisqu’ils ont le même statut juridique que le texte » (R. Elliot, « References, Structural Argumentation and the Organizing Principles of Canada’s Constitution » (2001), 80 R. du B. can. 67, p. 95; voir aussi H.-R. Zhou, « Legal Principles, Constitutional Principles, and Judicial Review » (2019), 67 Am. J. Comp. L. 889, p. 924). Par définition, le fait de mettre l’accent sur le libellé de la Constitution dilue le rôle joué par les principes non écrits. L’expression « plein effet juridique » signifie qu’ils ont un plein effet juridique, indépendamment du texte écrit.

[179]                     Non seulement les principes constitutionnels non écrits « donnent sens et effet au texte constitutionnel », mais en plus ils éclairent la signification des « termes choisis pour énoncer le droit ou la liberté » en cause, ils contribuent aussi à une compréhension évolutive des droits et des libertés garantis dans notre Constitution, ce que la Cour a décrit depuis longtemps comme [traduction] « un arbre susceptible de croître et de se développer » (Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156, citant Edwards c. Attorney‐General for Canada, [1930] A.C. 124 (C.P.), p. 136). Les principes constitutionnels non écrits sont une partie primordiale de ce qui fait croître cet arbre (Renvoi relatif à la sécession, par. 52; Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale, par. 106). La Cour n’a jamais jugé que le rôle interprétatif des principes constitutionnels non écrits est étroitement limité par le textualisme.

[180]                     Les principes constitutionnels non écrits sont en outre eux-mêmes des règles de droit substantiel. Comme le juge en chef Lamer l’a écrit dans le Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale :

      [Le préambule] reconnaît et confirme les principes fondamentaux qui sont à la source même des dispositions substantielles de la Loi constitutionnelle de 1867 . Comme je l’ai dit précédemment, ces dispositions ne font qu’établir ces principes structurels dans l’appareil institutionnel qu’elles créent ou envisagent. En tant que tel, le préambule est non seulement une clef permettant d’interpréter les dispositions expresses de la Loi constitutionnelle de 1867, mais également une invitation à utiliser ces principes structurels pour combler les lacunes des termes exprès du texte constitutionnel. Il est le moyen qui permet de donner force de loi à la logique qui sous‐tend la Loi. [Italique ajouté; par. 95.]

[181]                     Le professeur Mark D. Walters a expliqué efficacement pourquoi le rôle des principes constitutionnels non écrits n’a pas été restreint, contrairement à ce que prétendent les juges majoritaires :

     [traduction] Le lien entre le droit constitutionnel non écrit et écrit au Canada peut être conçu de différentes manières. Le juge en chef Antonio Lamer a à une occasion fait observer que les principes non écrits ont pour rôle de « combler les lacunes des termes exprès du texte constitutionnel ». Cette déclaration pourrait donner à entendre que les juges lisent simplement entre les lignes afin de rendre un texte complet. Ou, pour recourir à une autre métaphore, que les juges construisent des ponts au‐dessus des eaux qui séparent les îlots de textes constitutionnels, créant ainsi une surface unie et praticable.

     Or, les métaphores sur les lacunes à combler et les ponts à construire ne permettent pas de saisir pleinement la théorie du constitutionnalisme non écrit telle qu’elle a été élaborée dans la jurisprudence canadienne. [. . .] Nous devons modifier la métaphore des ponts en conséquence : les îlots textuels sont simplement les parties émergentes d’un vaste fonds marin visible en dessous des eaux qui les entourent, et les ponts construits par les juges entre ces îlots sont en fait le chemin tracé à partir de matériaux naturels remontés à la surface depuis cette unique fondation sous-jacente. Le texte constitutionnel n’est pas simplement complété par les principes non écrits; il repose sur eux. [Italique ajouté; note en bas de page omise.]

      (« Written Constitutions and Unwritten Constitutionalism », dans G. Huscroft, dir., Expounding the Constitution : Essays in Constitutional Theory (2008 (réimprimé 2010)), 245, p. 264‐265)

[182]                     Il est également difficile de comprendre en quoi est nécessaire la conclusion des juges majoritaires portant que le recours aux principes constitutionnels non écrits pour invalider un texte de loi aurait pour effet de contourner le pouvoir législatif de dérogation prévu à l’art. 33  de la Charte . La Cour n’est pas directement saisie de cette question.

[183]                     Enfin, je ne trouve aucun bien-fondé à l’argument des juges majoritaires selon lequel les tribunaux ne peuvent pas déclarer une loi inopérante sur la base de principes constitutionnels non écrits du fait que le par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982  s’applique uniquement au texte écrit. Un tel argument anéantit l’ensemble de la jurisprudence établissant que les principes non écrits ont plein effet juridique. Aux termes du par. 52(1), « [la Constitution] rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». L’interprétation que les juges majoritaires font du par. 52(1), tout comme la majeure partie du reste de leur analyse, est un exercice exégétique hautement technique conçu pour renverser nos précédents contraignants qui établissent que les principes constitutionnels non écrits sont des partenaires constitutionnels du texte à part entière, y compris pour les besoins de l’art. 52 (New Brunswick Broadcasting Co., p. 375‐378; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 752; Ontario (Procureur général) c. G, par. 120).

[184]                     Il est vrai que dans l’arrêt Colombie‐Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, [2005] 2 R.C.S. 473, la Cour a examiné la question de savoir si la primauté du droit pouvait être utilisée pour invalider un texte de loi en raison de son contenu, mais cette question concernait les contours précis d’un principe non écrit, et non pas les principes non écrits en général. La Cour n’a pas limité la portée de l’indépendance de la magistrature, l’autre principe constitutionnel non écrit invoqué dans cette affaire. Comme le juge Major l’a expliqué en décrivant les limites du contenu de la primauté du droit :

     . . . il est difficile de concevoir que la primauté du droit puisse servir à invalider une loi comme celle qui nous occupe en raison de son contenu. Cela tient au fait qu’aucun des principes qu’embrasse la primauté du droit ne vise directement les termes de la loi. Le premier principe requiert que les lois soient appliquées à tous ceux, incluant les représentants gouvernementaux, à qui, de par leur libellé, elles doivent s’appliquer. Le deuxième principe signifie que les lois doivent exister. Quant au troisième principe, lequel chevauche dans une certaine mesure le premier et le deuxième, il exige que les mesures prises par les représentants de l’État s’appuient sur des lois. Voir R. Elliot, « References, Structural Argumentation and the Organizing Principles of Canada’s Constitution » (2001), 80 R. du B. can. 67, p. 114‐115. [par. 59]

Jamais toutefois, jusqu’à maintenant, la Cour a‐t‐elle écarté la possibilité de recourir à tout principe constitutionnel non écrit pour invalider une loi.

[185]                     La conséquence inéluctable de décennies de reconnaissance par la Cour que les principes constitutionnels non écrits ont « plein effet juridique » et « posent des limites substantielles » à toutes les branches de gouvernement est que, dans les causes adéquates, ils peuvent bel et bien continuer à servir, comme ils l’ont fait dans le passé, de fondement permettant de déclarer un texte de loi inconstitutionnel (Renvoi relatif à la sécession, par. 54; voir aussi Elliot, p. 95; (A.) J. Johnson, « The Judges Reference and the Secession Reference at Twenty : Reassessing the Supreme Court of Canada’s Unfinished Unwritten Constitutional Principles Project » (2019), 56 Alta. L. Rev. 1077, p. 1082; P. Bobbitt, Constitutional Fate : Theory of the Constitution (1982)). Il n’est donc pas nécessaire de limiter le rôle des principes constitutionnels non écrits et de déclarer, comme jamais auparavant, que leur plein effet juridique n’inclut pas l’aptitude, dans les circonstances appropriées, d’invalider un texte de loi inconstitutionnel.

[186]                     Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration du juge Belobaba selon laquelle le moment de l’adoption de la Loi constitue une violation injustifiée de l’al. 2b)  de la Charte .

 

                    Pourvoi rejeté, les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer sont dissidents.

                    Procureur de l’appelante : Cité de Toronto, Toronto.

                    Procureur de l’intimé : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‐Britannique : Procureur général de la Colombie‐Britannique, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante Toronto District School Board : Toronto District School Board, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante Cityplace Residents’ Association : Selwyn A. Pieters, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante la Commission internationale de juristes (Canada) : Gowling WLG (Canada), Ottawa.

                    Procureur de l’intervenante la Fédération canadienne des municipalités : Fédération canadienne des municipalités, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenante Durham Community Legal Clinic : Durham Community Legal Clinic, Oshawa.

                    Procureur de l’intervenant Centre for Free Expression at Ryerson University : Borden Ladner Gervais, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Goldblatt Partners, Toronto.

                    Procureurs des intervenants Art Eggleton, Barbara Hall, David Miller et John Sewell : Goldblatt Partners, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : St. Lawrence Barristers, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant Progress Toronto : Paliare Roland Rosenberg Rothstein, Toronto.

                    Procureurs des intervenantes la Nation métisse de l’Ontario et Métis Nation of Alberta : Pape Salter Teillet, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant Fair Voting British Columbia : Nicolas M. Rouleau, Toronto.



[1]  La jurisprudence de la Cour a porté, par exemple, sur des restrictions concernant : les publications (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; R. c. Bryan, [2007] 1 R.C.S. 527); le contenu obscène (R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120); la publicité (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, [2009] 2 R.C.S. 295); les langues (Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790); le contenu préjudiciable (R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697); la manière et l’endroit de l’expression (Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139; Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084; Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., [2005] 3 R.C.S. 141); qui peut participer à une tribune d’origine législative favorisant l’expression (Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995; Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627; Baier c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 673); la manifestation volontaire (comme les lettres de recommandation obligatoires ou les avertissements de la santé publique) (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald Corp., [2007] 2 R.C.S. 610); les dépenses en matière d’expression (Libman c. Québec (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 569; Harper c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 827); ou l’accès à l’information (comme les procédures judiciaires ou les documents du gouvernement) (Société Radio-Canada c. Nouveau‐Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332; Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, [2010] 1 R.C.S. 815). Le présent pourvoi n’appartient à aucune de ces catégories.

[2]  Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995, contestation, sur la base de l’al. 2b), de l’exclusion d’un résident du Québec du référendum fédéral); Assoc. des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627, contestation, sur la base de l’al. 2b), de l’exclusion de l’Association des femmes autochtones du Canada du financement fédéral pour participer à des discussions sur l’Accord de Charlottetown); Delisle c. Canada (Sous‐procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, rejeté par Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 3, contestation, sur la base de l’al. 2d), de l’exclusion des membres de la GRC du régime légal de relations de travail); Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016, contestation, sur la base de l’al. 2d), de l’exclusion des travailleurs agricoles du régime légal de relations de travail).

[3]  La même norme juridique s’est appliquée à des demandes visant : la liberté d’association protégée par l’al. 2d) (Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391 (droit de négocier collectivement); Ontario (Procureur général) c. Fraser, [2011] 2 R.C.S. 3 (droit à des négociations menées de bonne foi); Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 3 (droit aux protections imposées par la loi en matière de négociations collectives)); le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne protégé par l’art. 7 (Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331 (aide médicale à mourir); R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 (avortement); Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, [2011] 3 R.C.S. 134 (centre d’injection supervisée)); et le droit à l’égalité protégé par l’art. 15 (Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624 (service hospitalier d’interprétation gestuelle pour les patients atteints de surdité); Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493 (protection légale contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle)), pour ne donner que quelques exemples.

[4]  Voir aussi d’autres pays dans lesquels les principes constitutionnels non écrits se sont vu accorder un plein effet juridique, en ce sens qu’ils ont été utilisés pour invalider des actes des pouvoirs législatif ou exécutif : Royaume-Uni (R. (on the application of Miller) c. Prime Minister, [2019] UKSC 41, [2020] A.C. 373 (souveraineté parlementaire et responsabilité); R. (on the application of Jackson) c. Attorney General, [2005] UKHL 56, [2006] 1 A.C. 262, par. 102, le lord Steyn (indépendance de la magistrature); R. (Privacy International) c. Investigatory Powers Tribunal, [2019] UKSC 22, [2020] A.C. 491, par. 100 et 144, le lord Carnwath (indépendance de la magistrature et primauté du droit); AXA General Insurance Ltd. c. HM Advocate, [2011] UKSC 46, [2012] 1 A.C. 868, par. 51, le lord Hope (indépendance de la magistrature et primauté du droit)); Australie (Brandy c. Human Rights and Equal Opportunity Commission (1995), 183 C.L.R. 245 (H.C.) (indépendance de la magistrature); Kable c. Director of Public Prosecutions (NSW) (1996), 189 C.L.R. 51 (H.C.) (fédéralisme); Re Residential Tenancies Tribunal (NSW); Ex parte Defence Housing Authority (1997), 190 C.L.R. 410 (H.C.) (fédéralisme); Lange c. Australian Broadcasting Corporation (1997), 189 C.L.R. 520 (H.C.) (liberté de communication politique); Roach c. Electoral Commissioner, [2007] HCA 43, 233 C.L.R. 162 (le droit de vote)); Afrique du Sud (South African Association of Personal Injury Lawyers c. Heath, [2000] ZACC 22, 2001 (1) S.A. 883 (séparation des pouvoirs); Fedsure Life Assurance Ltd. c. Greater Johannesburg Transitional Metropolitan Council, [1998] ZACC 17, 1999 (1) S.A. 374, par. 58 (légalité)); Allemagne (Elfes Case, BVerfG, 1 BvR 253/56, décision du 16 janvier 1957 (primauté du droit et État providence)); et Inde (Kesavananda c. State of Kerala, A.I.R. 1973 S.C. 1461, p. 1899‐1900 (laïcité, démocratie et liberté individuelle)).

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