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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

 

Référence : Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43

 

 

Appel entendu : 15 février 2021

Jugement rendu : 29 octobre 2021

Dossier : 39041

 

Entre :

Mike Ward

Appelant

 

et

 

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse

Intimée

 

- et -

 

Sylvie Gabriel, Jérémy Gabriel, Association des professionnels de l’industrie de l’humour, Commission internationale de juristes (Canada), Association canadienne des libertés civiles, Canadian Constitutional Foundation et Ligue pour les droits de la personne de B’nai Brith Canada

Intervenants

 

Traduction française officielle : Motifs des juges Abella et Kasirer

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

 

Motifs de jugement conjoints :

Le juge en chef Wagner et la juge Côté (avec l’accord des juges Moldaver, Brown et Rowe)

 

(par. 1 à 114)

 

 

Motifs conjoints dissidents :

Les juges Abella et Kasirer (avec l’accord des juges Karakatsanis et Martin)

 

(par. 115 à 224)

 

 

 

 

 

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Mike Ward                                                                                                       Appelant

c.

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse               Intimée

et

Sylvie Gabriel,

Jérémy Gabriel,

Association des professionnels de l’industrie de l’humour,

Commission internationale de juristes (Canada),

Association canadienne des libertés civiles,

Canadian Constitutional Foundation et

Ligue pour les droits de la personne de B’nai Brith Canada                 Intervenants

Répertorié : Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse)

2021 CSC 43

No du greffe : 39041.

2021 : 15 février; 2021: 29 octobre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel du québec

                    Droits de la personne — Droit à la sauvegarde de la dignité — Droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés de la personne — Liberté d’expression — Recours en discrimination intenté au nom d’une personnalité publique en situation de handicap à l’encontre d’un humoriste professionnel qui s’est moqué de certaines de ses caractéristiques physiques — Étendue de la compétence de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse et du Tribunal des droits de la personne en matière de discrimination — Cadre juridique applicable à un recours en discrimination fondé sur des propos qui mettent en opposition le droit à la sauvegarde de la dignité et la liberté d’expression –– Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12, art. 3, 4, 9.1, 10.

                    De septembre 2010 à mars 2013, W, un humoriste professionnel, présente un spectacle qui comprend un numéro dans lequel il se moque de certaines personnalités du milieu artistique québécois, dont G, une personnalité publique en situation de handicap. W réalise aussi une capsule vidéo qui est diffusée sur son site Internet dans laquelle il prononce des propos désobligeants sur G. Dans sa capsule comme dans son spectacle, W se moque de certaines caractéristiques physiques de G. Au moment où les faits reprochés à W se déroulent, G est mineur, étudie au secondaire et mène une carrière artistique en chant.

                    Les parents de G portent plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Celle‑ci demande alors au Tribunal des droits de la personne de constater que W a porté atteinte au droit de G à la reconnaissance de son droit à la sauvegarde de sa dignité en pleine égalité, contrairement aux art. 4 et 10 de la Charte québécoise. Le Tribunal conclut que tous les éléments constitutifs de la discrimination, au sens de la Charte québécoise, sont établis. Notamment, W aurait tenu des propos liés au handicap de G, bien qu’il n’ait pas choisi ce dernier à cause de son handicap mais plutôt parce qu’il est une personnalité publique. Le Tribunal rejette le moyen de défense invoqué par W fondé sur la liberté d’expression, protégée par l’art. 3 de la Charte québécoise, et conclut que les propos de ce dernier ont outrepassé les limites de ce qu’une personne raisonnable peut tolérer au nom de la liberté d’expression. En conséquence, le Tribunal considère que la discrimination dont G a été victime n’est pas justifiée. W est condamné à verser des dommages moraux et punitifs à G. La Cour d’appel, à la majorité, rejette l’appel de W. De l’avis des juges majoritaires, le Tribunal pouvait conclure à l’existence de la discrimination et conclure que les propos de W n’étaient pas justifiés par la liberté d’expression. En dissidence, une juge conclut plutôt que les propos de W ne véhiculent pas un discours discriminatoire.

                    Arrêt (les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer sont dissidents) : Le pourvoi est accueilli.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe : Les éléments constitutifs d’un recours en discrimination fondé sur la Charte québécoise n’ont pas été établis. Le recours en discrimination n’est pas, et ne doit pas devenir, un recours en diffamation. L’un et l’autre obéissent à des considérations différentes et poursuivent des objectifs différents. Le recours en discrimination doit être limité à des propos dont les effets sont réellement discriminatoires. Le Tribunal n’est pas habilité à trancher les recours en diffamation ni les autres recours en responsabilité civile, puisque sa compétence est limitée aux plaintes pour discrimination ou exploitation fondées sur les art. 10 à 19 et 48 de la Charte québécoise. En l’espèce, G a fait l’objet d’une distinction en ayant été ciblé par les propos de W. Toutefois, considérant la conclusion du Tribunal selon laquelle W n’a pas choisi G à cause de son handicap, mais bien parce qu’il est une personnalité publique, cette distinction n’est pas fondée sur un motif prohibé. De plus, même s’il y avait eu différence de traitement fondée sur un motif prohibé, le droit de G à la reconnaissance de son droit à la sauvegarde de sa dignité en pleine égalité n’a pas été compromis.

                    Le demandeur qui sollicite la protection de l’art. 10 de la Charte québécoise, qui assure le droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des autres droits et libertés garantis par la Charte québécoise, doit satisfaire à un fardeau de preuve qui comprend trois éléments. Premièrement, il doit prouver qu’il a fait l’objet d’une distinction, exclusion ou préférence, c’est‑à‑dire d’une décision, mesure ou conduite qui le touche d’une manière différente par rapport à d’autres personnes auxquelles elle peut s’appliquer. Deuxièmement, il doit établir qu’une des caractéristiques expressément protégées à l’art. 10 a été un facteur dans la différence de traitement dont il se plaint. Troisièmement, il doit démontrer que cette différence de traitement compromet l’exercice ou la reconnaissance en pleine égalité d’une liberté ou d’un droit garanti par la Charte québécoise. C’est uniquement lorsque ces trois éléments sont établis que le fardeau de justifier la discrimination revient ensuite au défendeur. La présence de propos blessants, liés à un motif énuméré à l’art. 10 de la Charte québécoise, et d’un préjudice subi est insuffisante pour constituer de la discrimination et ainsi relever de la compétence du Tribunal lorsque les effets sociaux de la discrimination, comme la perpétuation de préjugés ou de désavantages, sont absents.

                    De plus, l’art. 9.1 de la Charte québécoise délimite la portée du droit fondamental sur lequel s’appuie la violation alléguée de l’art. 10. Dans un contexte où le recours en discrimination s’appuie sur un droit garanti par l’un ou l’autre des art. 1 à 9, et où le défendeur fait aussi valoir un droit prévu par ces dispositions, la portée respective des droits revendiqués doit être déterminée au regard de l’art. 9.1. Puisque l’art. 9.1 ne s’applique pas à l’art. 10, cet exercice de pondération doit être fait dans le cadre de l’analyse du troisième élément constitutif de la discrimination. Le droit sur lequel s’appuie le défendeur ne constitue pas un moyen de défense, mais une limitation de la portée du droit invoqué par le demandeur. Avant de conclure à l’existence d’une discrimination dans la reconnaissance ou l’exercice d’un droit prévu à l’un ou l’autre des art. 1 à 9, la protection de ce droit doit s’imposer au regard des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec dont il est question à l’art. 9.1. Il n’y a pas de discrimination si, dans un contexte donné, cette disposition assure la préséance du droit exercé par le défendeur sur le droit que le demandeur conjugue à l’art. 10.

                    Lorsque le recours intenté appelle à délimiter, au regard de l’art. 9.1, l’étendue respective du droit à la sauvegarde de la dignité garanti par l’art. 4 et de la liberté d’expression que protège l’art. 3, l’analyse du troisième élément constitutif de la discrimination consiste à interpréter ces droits de manière à ce que l’un et l’autre s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.

                    Le droit à la sauvegarde de la dignité, consacré à l’art. 4 de la Charte québécoise, permet à une personne de réclamer la protection contre la négation de sa valeur en tant qu’être humain. Il protège l’humanité de chaque personne dans ses attributs les plus fondamentaux. Ainsi, pour contrevenir à l’art. 4 de la Charte québécoise, une conduite doit atteindre un degré de gravité élevé qui ne banalise pas la notion de dignité. Une telle conduite ne saurait faire l’objet d’une appréciation purement subjective; une analyse objective s’impose plutôt, puisque la dignité n’a pas pour horizon la protection d’une personne particulière, ni même d’une catégorie de personnes, mais de l’humanité en général. Lorsqu’une personne se voit privée de son humanité par l’infliction de traitements qui l’avilissent, l’asservissent, la réifient, l’humilient ou la dégradent, sa dignité est indéniablement bafouée. En ce sens, le droit à la sauvegarde de la dignité constitue un bouclier contre ce type d’atteintes qui ne font pas moins que révolter la conscience de la société.

                    Pour sa part, l’exercice de la liberté d’expression présuppose, en même temps qu’il alimente, la tolérance de la société envers les expressions impopulaires, désobligeantes ou répugnantes. Les limites à la liberté d’expression se justifient lorsqu’il existe, dans un contexte donné, des raisons sérieuses de craindre un préjudice suffisamment précis auquel le discernement et le jugement critique de l’auditoire ne sauraient faire obstacle ou lorsque la liberté d’expression sert à diffuser des propos qui ont pour effet de forcer certaines personnes à défendre leur propre humanité fondamentale ou leur propre statut social avant même d’être admises à participer au débat démocratique. Ces limites s’appliquent aussi dans un contexte artistique. La liberté d’expression ne saurait conférer à l’artiste un degré de protection supérieur à celui de ses concitoyens.

                    Les enseignements qui se dégagent de l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, sont incontournables dans l’analyse requise du cadre juridique applicable à un recours en discrimination en vertu de la Charte québécoise, dans un contexte qui implique la liberté d’expression. Dans cet arrêt, la Cour s’est prononcée sur la constitutionnalité, au regard de l’al. 2b)  de la Charte canadienne des droits et libertés , de l’interdiction des propos haineux édictée à l’al. 14(1)(b) du Saskatchewan Human Rights Code. La Cour a limité la prohibition édictée par la disposition en cause aux propos qui peuvent inspirer des sentiments extrêmes de détestation de nature à compromettre l’acceptation du groupe vulnérable au sein de la société et qui, par ailleurs, possèdent une force mobilisatrice suffisante pour mener au genre de traitement discriminatoire que le législateur vise à enrayer. La Cour a refusé de limiter la liberté d’expression pour conférer une protection contre les préjudices émotionnels.

                    Pour résoudre le conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de sa dignité dans le contexte de la Charte québécoise, le test applicable nécessite de déterminer, dans un premier temps, si une personne raisonnable, informée des circonstances et du contexte pertinents, considérerait que les propos visant un individu ou un groupe incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite. Sont donc interdits les propos haineux au sens de Whatcott, de même que les propos qui produisent les mêmes effets sur la dignité des personnes sans pour autant répondre à la définition de la haine donnée dans cet arrêt. Dans un second temps, il doit être démontré qu’une personne raisonnable considérerait que, situés dans leur contexte, les propos tenus peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de la personne visée, c’est‑à‑dire de mettre en péril l’acceptation sociale de cet individu ou de ce groupe. L’analyse est centrée sur les effets probables des propos à l’égard des tiers, c’est‑à‑dire sur les traitements discriminatoires susceptibles d’en résulter, et non sur le préjudice émotionnel subi par la personne qui allègue être victime de discrimination. Le mode d’expression des propos et l’effet de ce mode d’expression sont déterminants.

                    En l’espèce, G a fait l’objet d’une distinction en ayant été exposé à la moquerie dans le spectacle et les capsules humoristiques de W. Toutefois, considérant la conclusion du Tribunal selon laquelle W n’a pas choisi G à cause de son handicap, mais bien parce qu’il est une personnalité publique, cette distinction n’est pas fondée sur un motif prohibé. De plus, les propos tenus par W ne satisfont à aucune des deux exigences du test établi pour résoudre le conflit entre les droits fondamentaux invoqués par les parties. La première exigence du test n’est pas rencontrée : une personne raisonnable informée des circonstances pertinentes ne considérerait pas que les propos de W visant G incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite. Situés dans leur contexte, ses propos ne peuvent être pris au premier degré. La seconde exigence du test n’est pas rencontrée non plus : une personne raisonnable ne pourrait considérer que les propos tenus par W, situés dans leur contexte, peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de G. Les propos litigieux exploitent, à tort ou à raison, un malaise en vue de divertir, mais ils ne font guère plus que cela. La Commission ne satisfait donc pas aux exigences requises pour avoir gain de cause en vertu des art. 4 et 10 de la Charte québécoise.

Les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer (dissidents) : Le pourvoi devrait être rejeté. Cette affaire concerne le droit des personnes vulnérables et marginalisées, particulièrement les enfants handicapés, de ne pas être l’objet d’humiliation, de cruauté, d’intimidation et de dénigrement publics les ciblant de façon particulière sur la base de leur handicap, ainsi que l’atteinte dévastatrice à leur dignité qui en résulte. La question en litige consiste à décider si un enfant handicapé a perdu sa protection contre la discrimination et le droit de ne pas être l’objet d’humiliation et d’intimidation publiques du seul fait qu’il est bien connu.

                    Les blagues de W au sujet de G, qui avait entre 10 et 13 ans, étaient des insultes péjoratives basées sur le handicap de ce dernier. W a qualifié G de « pas beau qui chante », et il s’est moqué de lui en disant qu’il était incapable de fermer sa bouche au complet et qu’il avait un « sub-woofer » (une caisse de son) sur la tête en décrivant un appareil auditif. Ses blagues sur sa tentative de noyer G s’inspiraient de stéréotypes pernicieux voulant que les personnes handicapées soient des objets de pitié et des fardeaux pour la société dont on peut se débarrasser. W a présenté son spectacle d’humour à 230 reprises, devant plus de 100 000 personnes au total, et il a vendu plus de 7 500 exemplaires du DVD de ce spectacle. Ses capsules vidéo sont demeurées accessibles à toutes et à tous sur son site Web pendant un an, en plus d’être mises à la disposition des intéressés sur d’autres plateformes sans l’autorisation de W. Chaque fois que les blagues étaient répétées, le préjudice causé à G se répétait. Les propos de W étaient à ce point répandus que G ne pouvait pas les ignorer. Ses camarades de classe non plus. Les blagues de W l’ont suivi à l’école, où d’autres enfants répétaient les insultes et exacerbaient la moquerie. Il s’agissait là d’une conséquence directe de la distribution à grande échelle par W, une personnalité bien connue au Québec, de ses numéros à propos de G. Cela doit être considéré comme un facteur dans l’examen de la question de savoir si les commentaires de W étaient susceptibles de causer un préjudice sérieux à une personne raisonnable dans la situation de G. Les propos de W ont causé de l’angoisse à G et l’ont poussé à s’isoler de ses pairs et même à avoir des pensées suicidaires. Les propos formulés par W au sujet du handicap de G, tant dans les représentations devant public que sur Internet, constituaient une atteinte discriminatoire au droit de ce dernier à la dignité, à l’honneur et à la réputation.

                    La disposition en cause en l’espèce est l’art. 10 de la Charte québécoise, qui protège l’exercice, en pleine égalité, d’autres droits et libertés individuels, y compris le droit d’une personne à la sauvegarde de sa dignité. Cette disposition sert à protéger les gens contre des propos discriminatoires tellement préjudiciables qu’une personne raisonnable se trouvant dans leur situation refuserait de les tolérer. Pour déterminer si des propos constituent de la discrimination, il faut appliquer le même cadre d’analyse que celui utilisé dans le contexte d’autres recours en discrimination fondés sur l’art. 10 de la Charte québécoise. En l’espèce, l’atteinte à l’exercice en pleine égalité du droit à la dignité causée par des moqueries largement diffusées visant un enfant handicapé et soulevant des idées déshumanisantes liées à son handicap, satisfait au critère de la gravité suffisante. Cette atteinte à l’exercice en pleine égalité du droit à la dignité n’est pas justifiée par la liberté d’expression de W. Les propos de W entraînent une violation du droit à l’exercice, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de la dignité consacré par la Charte québécoise.

                    Le cadre d’analyse applicable en cas de recours en discrimination fondés sur l’art. 10 de la Charte québécoise a été confirmé par la Cour dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789. La démarche en matière de discrimination visée par la Charte québécoise, démarche qui est compatible avec l’analyse appliquée par la Cour en matière de discrimination partout au pays, consiste à se demander, à la première étape, si une preuve de discrimination prima facie a été établie, et, à la seconde, si la conduite était justifiée.

                    À la première étape, le plaignant doit établir que l’exercice d’une liberté ou d’un droit garanti par la Charte québécoise, autre que l’égalité, a été compromis de façon discriminatoire. Le fardeau qui incombe au plaignant se limite à démontrer l’existence d’un préjudice et d’un lien entre ce préjudice et un motif de discrimination prohibé. Le plaignant n’a pas à établir que la liberté ou le droit en question a été violé de façon indépendante. Il y aura distinction fondée sur un motif interdit chaque fois qu’un plaignant se voit imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle correspondant à un motif énuméré. Le fait de proférer une insulte ouvertement discriminatoire constitue une distinction, exclusion ou préférence fondée sur un motif énuméré, tandis que des propos qui ne sont pas des insultes explicites peuvent constituer de la discrimination eu égard à la façon dont une personne faisant partie du groupe marginalisé en cause les comprendrait. Un traitement uniforme qui ne fait pas de place aux différences peut également constituer une distinction interdite. La question de savoir si, dans un cas donné, il y a distinction fondée sur un motif énuméré à l’art. 10 est une question mixte de fait et de droit qui commande la déférence en appel.

                    Si le plaignant est en mesure d’établir qu’il y a discrimination prima facie selon la prépondérance des probabilités, le défendeur a le droit de présenter une défense ou une justification. À cette seconde étape, le fardeau de la preuve est transféré au défendeur, qui doit alors justifier sa décision ou sa conduite en invoquant les exemptions prévues par la loi sur les droits de la personne applicable ou celles développées par la jurisprudence.

                    Puisque ni la Charte canadienne  ni la Charte québécoise ne font des propos haineux le seuil à partir duquel des commentaires discriminatoires peuvent donner ouverture à un recours, rien dans la Constitution n’empêche d’intenter un recours en justice dans des situations mettant en cause des propos qui peuvent causer un préjudice individuel sans pour autant être haineux. C’est le cas, par exemple, en ce qui concerne le harcèlement, la diffamation et le droit d’une personne à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation prévu à l’art. 4 de la Charte québécoise. L’article 10 de la Charte québécoise impose également une limite prima facie à la liberté garantie par l’al. 2b)  de la Charte canadienne  en interdisant les propos qui empêchent l’exercice, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de la dignité, de l’honneur et de la réputation.

                    L’objectif législatif qui sous-tend l’art. 10 est intrinsèquement lié aux autres droits et libertés individuels garantis par la Charte québécoise. Il ne se limite pas à prévenir les préjudices collectifs et la perpétuation d’attitudes discriminatoires au sein du public en général. Cet article ne peut donc pas être interprété par référence aux principes qui régissent la constitutionnalité d’une disposition différente ayant un objectif différent, telle la disposition litigieuse dans l’arrêt Whatcott, une affaire de propos haineux. L’arrêt Whatcott n’est pas la norme appropriée pour trancher le présent pourvoi. Il est reconnu que des propos peuvent causer un préjudice individuel sans pour autant être haineux. La liberté d’expression ne limite pas non plus la faculté qu’ont les décideurs administratifs de se pencher sur des propos préjudiciables qui ne sont pas des propos haineux.

                    L’article 10 doit continuer à être interprété d’une manière qui permette de s’attaquer à ce type de préjudices individuels, conformément à la norme établie par la Cour d’appel du Québec dans Calego International inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013 QCCA 924, [2013] R.J.D.T. 517. Le seuil approprié en matière de propos discriminatoires pour l’application de la Charte québécoise est celui qui a été énoncé dans l’arrêt Calego. La question de savoir si des propos compromettent l’exercice, en pleine égalité, du droit à la dignité est décidée suivant un critère objectif, et non subjectif, mais qui tient compte de la situation du plaignant. Seuls les propos adressés à un plaignant qui sont un affront particulièrement méprisant envers son identité raciale, ethnique ou autre, et lourd de conséquences constitueront de la discrimination. Il s’agit d’une analyse factuelle et éminemment contextuelle. Suivant l’arrêt Calego, des propos fondés sur un motif énuméré violeront la garantie de l’art. 10 à l’exercice, en pleine égalité, du droit prévu à l’art. 4 à la sauvegarde de la dignité lorsqu’ils constituent un affront si méprisant envers l’identité du plaignant qu’ils auraient des conséquences graves sur une personne raisonnable qui se trouverait dans la situation de cet individu. Cette personne raisonnable serait consciente de l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique, et serait en conséquence censée tolérer des propos blessants, même liés à des motifs protégés, mais n’atteignant pas un seuil élevé de gravité. Bien que la question de savoir si des propos portent atteinte à la dignité soit évaluée objectivement, l’évaluation doit prendre en compte les caractéristiques particulières du plaignant et tenir compte de l’ensemble du contexte dans lequel les propos sont formulés.

                    Lorsque la demande a pour objet une entrave discriminatoire à l’exercice des droits et libertés énoncés dans la Charte québécoise, l’art. 10 entre en jeu et le Tribunal des droits de la personne a compétence pour entendre la demande. Bien qu’il y ait ressemblance entre une demande présentée en vertu de l’art. 10 et fondée sur l’exercice, en pleine égalité, du droit à la dignité, et une action en diffamation, étant donné que l’art. 4 de la Charte québécoise entre en jeu dans les deux cas, une action en diffamation ne met pas nécessairement en jeu le droit distinct à la dignité et n’est pas fondée sur l’appartenance du demandeur à un groupe particulier. Le recours en diffamation et le recours en discrimination visent des violations liées, mais distinctes.

                    Les droits énoncés aux art. 1 à 9 de la Charte québécoise peuvent être reconnus comme des justifications à la discrimination prima facie. Généralement, les conflits entre les droits individuels garantis par la Charte québécoise sont résolus par application de l’art. 9.1, lequel requiert la prise en compte des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec dans la mise en balance des droits. Mettre en équilibre de façon proportionnelle les droits garantis aux gens par la Charte québécoise implique la prise en compte des droits particuliers en cause, des valeurs qui les sous-tendent et des circonstances de l’espèce. En raison de l’art. 9.1, le droit à la liberté d’expression protégé par l’art. 3, tout comme le droit prévu à l’art. 4, ne peut pas être exercé de manière démesurément préjudiciable ou abusive. Ce n’est qu’en mettant adéquatement en balance le droit du plaignant à la sauvegarde de sa dignité et la liberté d’expression du défendeur que la portée du droit prévu à l’art. 10 à l’exercice, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de la dignité peut être appréciée. La mise en balance requise par l’art. 9.1 se rattache ainsi à la norme exprimée dans Calego, qui est en phase avec la valeur de la liberté d’expression dans la société.

                    Lorsqu’ils décident s’il existe un intérêt public proportionnel justifiant l’exercice de la liberté d’expression d’une façon qui viole les droits que la Charte québécoise garantit à une autre personne, les tribunaux doivent tenir compte de toutes les valeurs en présence. Dans le cas d’une personnalité bien connue, comme pour toute autre personne, les tribunaux doivent prendre en compte les intérêts opposés qui sont en jeu, ainsi que le préjudice causé, et se demander s’il existe un intérêt public réel et identifiable justifiant les propos reprochés. L’expression artistique, à l’instar de toute autre forme d’expression, peut aller trop loin lorsqu’elle a pour effet de causer un préjudice disproportionné à autrui.

                    Il y a désaccord avec la conclusion des juges majoritaires selon laquelle le Tribunal a eu tort de conclure à l’existence d’une distinction fondée sur un motif énuméré ou que, ce faisant, il a commis une erreur manifeste et déterminante. Le Tribunal a conclu, à juste titre, que tant les capsules vidéo largement diffusées de W que son spectacle devant public avaient soumis G à une distinction fondée sur son handicap. W a ciblé des aspects de la personnalité publique de G qui étaient inextricablement liés à son handicap, ce qui le distinguait des autres personnalités publiques dont W s’est moqué en tant que « vaches sacrées ».

L’existence de discrimination prima facie dépend de la réponse à la question de savoir si cette distinction a eu pour effet de porter atteinte au droit de G à la reconnaissance, en pleine égalité, du droit que lui garantit l’art. 4 à la sauvegarde de sa dignité, en tant que droit fondamental, conformément à l’art. 10 de la Charte québécoise. La norme à laquelle devaient satisfaire les propos de W pour donner ouverture à un recours pour violation de l’interdiction de discriminer est celle de savoir si les commentaires de W étaient susceptibles de causer un préjudice sérieux à une personne raisonnable dans la situation de G. Au regard de la norme objective modifiée que le Tribunal aurait dû appliquer, la présente affaire comporte des aspects singuliers qui constituent des faits suffisants pour conclure que la Commission s’est acquittée de son fardeau et que la discrimination prima facie a été établie. Lorsque W a commencé à présenter son spectacle dans lequel il a fait sa blague concernant sa tentative de noyer G, celui-ci était âgé de 13 ans. Dans son numéro d’humour, W faisait remarquer qu’il avait initialement défendu G contre les critiques, jusqu’à ce qu’il apprenne que ce dernier n’était pas mourant, après quoi il a décidé de le noyer. Les blagues de W insinuaient que la société s’en porterait mieux si G était mort et s’appuyaient sur des attitudes archaïques, qui préconisent l’exclusion et la ségrégation des enfants handicapés. W a utilisé le handicap de G et ses manifestations pour faire rire son auditoire, présentant l’enfant comme un objet de ridicule, plutôt que comme une personne digne de respect. De toute évidence, il s’agit là du type de propos qui amèneraient un enfant handicapé à mettre en doute son respect et son estime de soi, violant ainsi l’art. 10 de la Charte québécoise et causant une atteinte grave à la dignité.

                    Cette conclusion a pour effet de transférer à W le fardeau de justifier ses propos discriminatoires prima facie. Il tente de le faire en invoquant le droit à la liberté d’expression qui lui est garanti par l’art. 3 de la Charte québécoise et par l’al. 2b)  de la Charte canadienne  comme moyen de défense. Toutefois, les justifications avancées par W, à savoir qu’il n’avait pas l’intention de discriminer, qu’il traitait G comme n’importe quelle autre célébrité et que sa liberté artistique en tant qu’humoriste lui conférait le droit de se moquer d’un enfant handicapé, sont dénuées de fondement juridique. La jurisprudence de la Cour confirme que c’est l’effet de la conduite qui importe, et non l’intention : il importe peu que W ait eu ou non l’intention de se moquer de G parce que celui-ci avait un handicap, que W ait parlé à la blague ou sérieusement ou que G ait été l’objet de railleries de la même façon que d’autres célébrités. La jurisprudence de la Cour rejette également la proposition voulant qu’il soit acceptable de discriminer, si la discrimination résulte du fait de traiter également des gens dans la même situation. Elle rejette aussi la proposition voulant que la liberté d’expression emporte le droit de se livrer à de la discrimination. La jurisprudence confirme en outre le principe selon lequel la dignité des personnalités publiques n’est pas nécessairement subordonnée au droit d’exprimer des propos préjudiciables. Il n’y a aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence.

                    Les propos de W ne peuvent se justifier dans les circonstances et ils entraînent une violation du droit à l’exercice, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de la dignité consacré par la Charte québécoise. L’exercice par W du droit à la liberté d’expression que lui garantit l’art. 3 de la Charte québécoise est complètement disproportionné par rapport au préjudice subi par G au regard de l’art. 4. On ne s’attendrait pas à ce qu’une personne raisonnable dans la même situation que G, même si elle était sensible à l’importance accordée à la liberté d’expression, y compris l’expression artistique et la satire, supporte les propos litigieux prononcés en l’espèce. Il était loisible au Tribunal d’octroyer des dommages-intérêts punitifs et il n’y a aucune raison de les écarter ou de les modifier. En l’espèce, les dommages-intérêts punitifs servent non seulement un objectif de dénonciation, mais ils servent également à dissuader des gens comme W de profiter d’une atteinte intentionnelle aux droits que garantit la Charte à autrui et de considérer l’indemnité versée à l’égard de ce préjudice comme de simples frais d’exploitation.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef Wagner et la juge Côté

                    Arrêts appliqués : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; arrêts suivis : Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467; Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790; arrêt examiné : Calego International inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013 QCCA 924, [2013] R.J.D.T. 517; arrêts mentionnés : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Aubry c. Éditions Vice‑Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591; Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Filion, 2004 CanLII 468; Tchanderli‑Braham c. Bériault, 2018 QCTDP 4; Jied c. Éthier, 2019 QCTDP 26; Mirouh c. Gaudreault, 2021 QCTDP 10; Ayotte c. Tremblay, 2021 QCTDP 13; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec inc., 2003 CSC 68, [2003] 3 R.C.S. 228; Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168; Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3; Fortier c. Québec (Procureure générale), 2015 QCCA 1426; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. 9185‑2152 Québec inc. (Radio Lounge Brossard), 2015 QCCA 577; Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, [2009] R.J.Q. 2743; Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832, [2008] R.J.Q. 2127; Procureur général du Canada c. Manoukian, 2020 QCCA 1486, 70 C.C.L.T. (4th) 182; J.L. c. S.B., [2000] R.R.A. 665; Bourdeau c. Hamel, 2013 QCCS 752; Hébert c. Giguère, [2003] R.J.Q. 89; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. 9113‑0831 Québec inc. (Bronzage Évasion au soleil du monde), 2007 QCTDP 18, [2007] R.J.D.T. 1289; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731; Montréal (Ville de) c. Cabaret Sex Appeal inc., [1994] R.J.Q. 2133; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; Brodie, Dansky and Rubin c. The Queen, [1962] R.C.S. 681; WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420; Trudeau c. AD4 Distribution Canada inc., 2014 QCCA 1740; Hydro‑Québec c. Matta, 2020 CSC 37.

Citée par les juges Abella et Kasirer (dissidents)

                    Calego International inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013 QCCA 924, [2013] R.J.D.T. 517; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789; Velk c. McGill University, 2011 QCCA 578, 89 C.C.P.B. 175; Commission scolaire St‑Jean‑sur‑Richelieu c. Commission des droits de la personne du Québec, [1994] R.J.Q. 1227; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3; Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, [2007] 1 R.C.S. 161; Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, [2012] 3 R.C.S. 360; Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665; Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252; Desroches c. Commission des droits de la personne, [1997] R.J.Q. 1540; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Remorquage Sud‑Ouest (9148‑7314 Québec inc.), 2010 QCTDP 12; St‑Éloi c. Rivard, 2018 QCTDP 2; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Camirand, 2008 QCTDP 11; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Paradis, 2016 QCTDP 17; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Quenneville, 2019 QCTDP 18; De Gaston c. Wojcik, 2012 QCTDP 20; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Brisson, 2009 QCTDP 3; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Dennis c. United States, 339 U.S. 162 (1950); Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3; Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Sfiridis, 2002 QCTDP 42 (CanLII); McCoy c. McCoy, 2014 QCCS 286; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214; British Columbia Human Rights Tribunal c. Schrenk, 2017 CSC 62, [2017] 2 R.C.S. 795; Canadian Centre for Bio‑Ethical Reform c. Grande Prairie (City), 2018 ABCA 154, 67 Alta. L.R. (6th) 230; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Chamberland, 2013 QCTDP 37; Yapi c. Moustafa, 2021 QCTDP 9; Ferdia c. 9142‑7963 Québec inc., 2021 QCTDP 2; Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211; R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3; Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168; Procureur général du Canada c. Manoukian, 2020 QCCA 1486, 70 C.C.L.T. (4th) 182; Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3; A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, 2004 CSC 30, [2004] 1 R.C.S. 789; de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64; Derbal c. Tchassao, 2021 QCTDP 11; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Ville de Longueuil, 2020 QCTDP 21; Laroche c. Lamothe, 2018 QCCA 1726; Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712; Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607; Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551; Aubry c. Éditions Vice‑Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439; Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, [2004] 3 R.C.S. 95; Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663; WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420; R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452; Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; Groia c. Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 27, [2018] 1 R.C.S. 772; Pardy c. Earle, 2013 BCSC 1079, 52 B.C.L.R. (5th) 295; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; Campbell c. MGN Ltd., [2004] UKHL 22, [2004] 2 A.C. 457; HRH the Duchess of Sussex c. Associated Newspapers Ltd., [2021] EWHC 273 (Ch.), [2021] 4 W.L.R. 35; Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, CEDH 2004‑VI; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Southwind c. Canada, 2021 CSC 28; Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8, [2012] 1 R.C.S. 265.

Lois et règlements cités

Act to Amend the Alberta Bill of Rights to Protect Our Children, S.A. 2015, c. 1.

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 2b) .

Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12, préambule, art. 1  à 9.1, 10 à 19, 21, 22, 23 à 38, 39 à 48, 49, 54, 55, 71, 80, 111, 132, 133, 134(1).

Code civil du Québec, disposition préliminaire, art. 1457.

Décret 1676‑91, (1992) 124 G.O. II, 51.

Décret 179‑2010, (2010) 142 G.O. II, 1196.

Intimate Images and Cyber‑protection Act, S.N.S. 2017, c. 7.

Loi de 2012 pour des écoles tolérantes, L.O. 2012, c. 5.

Loi modifiant la Loi sur l’éducation, L.N.‑B. 2012, c. 21.

Loi modifiant la Loi sur les écoles publiques (obligation de faire rapport des cas d’intimidation et des préjudices subis), L.M. 2011, c. 18.

Loi sur l’instruction publique, L.R.Q., c. I‑13.3, art. 13.

Loi visant à prévenir et à combattre l’intimidation et la violence à l’école, L.Q. 2012, c. 19, art. 2.

Traités et autres instruments internationaux

Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 2, 19, 23.

Convention relative aux droits des personnes handicapées, R.T. Can. 2010 no 8, art. 5, 7, 16.

Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. N.U. A/810, p. 71 (1948).

Doctrine et autres documents cités

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Savard, Roy et Cotnam), 2019 QCCA 2042, 62 C.C.L.T. (4th) 230, [2019] AZ‑51648647, [2019] J.Q. no 10380 (QL), 2019 CarswellQue 10278 (WL Can.), qui a infirmé en partie une décision du Tribunal des droits de la personne du Québec, 2016 QCTDP 18, 35 C.C.L.T. (4th) 258, 84 C.H.R.R. D/155, [2016] AZ‑51307297, [2016] J.T.D.P.Q. no 18 (QL), 2016 CarswellQue 6568 (WL Can.). Pourvoi accueilli, les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer sont dissidents.

                    Julius H. Grey et Geneviève Grey, pour l’appelant.

                    Stéphanie Fournier et Lysiane Clément‑Major, pour l’intimée.

                    Stéphane Harvey, pour les intervenants Sylvie Gabriel et Jérémy Gabriel.

                    Walid Hijazi, pour l’intervenante l’Association des professionnels de l’industrie de l’humour.

                    Guy Régimbald, pour l’intervenante la Commission internationale de juristes (Canada).

                    Christopher D. Bredt, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Annamaria Enenajor, pour l’intervenante Canadian Constitutional Foundation.

                    David Matas, pour l’intervenante la Ligue pour les droits de la personne de B’nai Brith Canada.

 

Le jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Brown et Rowe a été rendu par

 

                    Le juge en chef et la juge Côté —

                                             TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.      Introduction

1

II.    Contexte

8

III.   Historique procédural

16

A.    Tribunal des droits de la personne, 2016 QCTDP 18, 35 C.C.L.T. (4th) 258 (sous la présidence du juge Hughes)

16

B.    Cour d’appel du Québec, 2019 QCCA 2042, 62 C.C.L.T. (4th) 230

18

(1)      Motifs majoritaires (les juges Roy et Cotnam)

18

(2)      Motifs dissidents (la juge Savard)

20

IV.   Question en litige

22

V.    Dispositions pertinentes de la Charte québécoise

23

VI.   Norme de contrôle applicable

24

VII. Compétence en matière de diffamation et discrimination

26

VIII. Analyse

31

A.    Remarques liminaires

31

B.    Les éléments constitutifs de la discrimination au regard de la Charte québécoise

33

C.    Le troisième élément constitutif de la discrimination dans un contexte de conflit entre le droit à la sauvegarde de la dignité et la liberté d’expression

46

(1)      Droit à la sauvegarde de la dignité

48

(2)      Liberté d’expression

59

(3)      Démarche adoptée dans l’arrêt Whatcott

65

(4)      Le test applicable en cas de conflit entre le droit à la sauvegarde de la dignité et le droit à la liberté d’expression

79

D.    Application à l’espèce

91

(1)      Une distinction, exclusion ou préférence

92

(2)      Fondée sur un motif prohibé

96

(3)      Compromettant la reconnaissance du droit à la sauvegarde de la dignité

103

IX.   Dispositif

114

I.               Introduction

[1]                              Le présent pourvoi porte sur le cadre juridique applicable à un recours en discrimination qui met en cause le droit à la sauvegarde de la dignité d’une personnalité publique, d’une part, et la liberté d’expression d’un humoriste professionnel, d’autre part. Il nous invite, de façon incidente, à préciser l’étendue de la compétence de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« Commission ») et du Tribunal des droits de la personne (« Tribunal ») en matière de recours en discrimination fondés sur la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12 (« Charte » ou « Charte québécoise »).

[2]                              Très souvent, les plaintes en matière de discrimination s’inscrivent dans le contexte de l’emploi, du logement ou encore des biens et services offerts aux citoyens. En l’espèce, la plainte à l’origine du pourvoi est tout autre, en ce qu’elle concerne un humoriste professionnel, en l’occurrence l’appelant Mike Ward, qui s’est moqué d’une personnalité publique en situation de handicap, en l’occurrence Jérémy Gabriel.

[3]                              Or, la plainte à l’origine du présent pourvoi ne s’est pas traduite par un recours en diffamation basé sur les propos en cause, mais plutôt par un recours en discrimination basé sur lesdits propos. Le Tribunal pouvait-il conclure au bien‑fondé de la plainte pour discrimination? Nous sommes d’avis qu’il faut répondre par la négative, les éléments constitutifs d’un recours en discrimination fondé sur la Charte québécoise n’ayant pas été établis.

[4]                              Il importe d’abord de souligner que cette question met en relief une tendance jurisprudentielle suivant laquelle la Commission et le Tribunal interprètent leur loi constitutive, la Charte québécoise, de manière à se reconnaître une compétence à l’égard de litiges impliquant des propos prétendument « discriminatoires », prononcés par des particuliers, en privé comme en public. Avec égards, nous estimons que cette tendance s’éloigne de la jurisprudence de notre Cour et témoigne d’une interprétation erronée des dispositions en cause dans cette affaire, notamment les art. 4 et 10 de la Charte québécoise, lesquels garantissent respectivement le droit à la sauvegarde de la dignité et l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés de la personne, y compris dans le contexte de propos prétendument « discriminatoires ». Elle entraîne la suppression de propos dont le contenu est perçu comme discriminatoire et la condamnation de leurs auteurs au versement de sommes d’argent non négligeables.

[5]                              D’emblée, il faut reconnaître que la Charte québécoise, qui élève la liberté d’expression au rang de liberté fondamentale, n’a pas été édictée pour encourager la censure. Il s’ensuit que des propos tels que des incivilités prononcées par des particuliers ne constituent pas en soi de la discrimination au sens de cette loi. Mais cela ne signifie pas pour autant que de tels propos ne peuvent jamais faire intervenir l’application de la Charte québécoise dans des circonstances bien précises. Dans le présent pourvoi, nous désirons ainsi clarifier le cadre juridique applicable à un recours en discrimination dans un contexte impliquant la liberté d’expression.

[6]                              En résumé, pour avoir gain de cause, un plaignant doit établir tous les éléments constitutifs de la discrimination, tel que le requiert l’art. 10 de la Charte québécoise. Il doit démontrer (1) une distinction, exclusion ou préférence; (2) fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa de l’art. 10; (3) qui a pour effet de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789, par. 35). À cette dernière étape, la portée du droit fondamental sur lequel s’appuie la violation alléguée doit être délimitée à la lumière de l’art. 9.1. Lorsque le droit à la sauvegarde de la dignité est en opposition avec la liberté d’expression, le plaignant doit d’abord démontrer que les propos incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite. Il doit ensuite établir que ces propos, placés dans leur contexte, peuvent vraisemblablement avoir pour conséquence de lui imposer un traitement discriminatoire.

[7]                              En l’espèce, nous sommes d’avis que les éléments constitutifs d’un recours en discrimination fondé sur la Charte québécoise n’ont pas été établis. En conséquence, nous proposons d’accueillir l’appel.

II.            Contexte

[8]                              Le pourvoi oppose M. Ward à la Commission, laquelle agit en l’espèce au bénéfice de M. Gabriel. Lors des instances inférieures, la Commission a aussi agi en faveur des parents de ce dernier, Mme Sylvie Gabriel et M. Steeve Lavoie. Précisons que M. Gabriel et Mme Gabriel sont intervenants dans le présent pourvoi.

[9]                              Au moment où les faits reprochés à M. Ward se sont déroulés, M. Gabriel était mineur, étudiait au secondaire et menait une carrière artistique en chant. Les circonstances dans lesquelles M. Gabriel a entamé cette carrière, à l’âge de huit ans, avec le soutien de ses parents, sont méritoires. Monsieur Gabriel est né avec le syndrome de Treacher Collins, qui a entraîné certaines malformations à la tête ainsi qu’une surdité sévère. Monsieur Gabriel a eu, dès l’âge de six ans, un appareil auditif ostéo-intégré lui permettant d’entendre 80 à 90 p. 100 des sons. Grâce à cet appareil, il a appris à parler et à chanter.

[10]                          Les deux premières années de sa carrière, en 2005 et 2006, ont été marquées par divers événements médiatisés (p. ex., l’interprétation de l’hymne national lors d’un événement sportif, une invitation à chanter devant Céline Dion et une prestation musicale, à Rome, en présence du pape Benoît XVI). Il a poursuivi sa carrière en participant à plusieurs émissions de télévision, à la production d’un documentaire portant sur le syndrome de Treacher Collins diffusé en France, au lancement d’un album, puis de son autobiographie, et à des concerts. Fort de cette notoriété, M. Gabriel est devenu en 2012 un patient-ambassadeur pour les hôpitaux Shriners. Il a voyagé au Canada et aux États-Unis, en plus de participer bénévolement à des spectacles ainsi qu’à des collectes de fonds.

[11]                          Pour sa part, M. Ward est un humoriste professionnel diplômé de l’École nationale de l’humour, dont la carrière a débuté en 1993. Ses prestations, pour lesquelles il a obtenu de nombreux prix, s’inscrivent selon lui dans le sillon de l’humour noir, un genre humoristique dans lequel des sujets scabreux ou des tabous sociaux sont « attaqués ».

[12]                          De septembre 2010 à mars 2013, M. Ward présente un spectacle intitulé Mike Ward s’eXpose, dont le thème principal est la tolérance et le fait qu’« on est tous pareils ». Environ 135 000 billets sont vendus. C’est l’un des numéros de ce spectacle, intitulé Les Intouchables, qui est au cœur du présent litige. Dans ce numéro, M. Ward se moque de certaines personnalités du milieu artistique québécois qu’il qualifie de « vaches sacrées », dont on ne peut rire pour diverses raisons, que ce soit en raison de leur richesse ou de leur influence, ou encore du fait qu’« on les perçoit comme étant faibles » (interrogatoire principal de M. Ward, d.a., vol. III, p. 146, extraits cités dans les motifs de la C.A., par. 75, 14 et 168). Monsieur Gabriel est l’une des personnalités publiques visées dans ce numéro.

[13]                          En plus de ce spectacle, M. Ward réalise plusieurs capsules vidéo sur des sujets d’actualité qui sont diffusées sur son site Internet. Ces capsules visent un certain nombre de personnalités publiques. L’une d’elles a été diffusée à l’occasion du lancement de l’autobiographie de M. Gabriel. Dans cette capsule, M. Ward prononce des propos désobligeants sur l’apparence physique de M. Gabriel.

[14]                          La preuve révèle que des élèves fréquentant la même école secondaire que M. Gabriel se sont moqués de lui en s’inspirant de certains propos entendus dans cette capsule vidéo. La preuve révèle également que M. Gabriel était alors déjà exposé aux plaisanteries de mauvais goût de personnes effectuant un rapprochement entre sa prestation devant le pape Benoît XVI ou sa rencontre avec le cardinal Ouellet et la pédophilie, et ce, bien avant que M. Ward ne tienne ses propos à son sujet.

[15]                          En 2012, les parents de M. Gabriel portent plainte à la Commission, en leurs noms et au nom de M. Gabriel, quelque temps après la diffusion d’une entrevue télévisée de M. Ward assortie d’un extrait du numéro Les Intouchables portant sur leur fils. La Commission en arrive à la conclusion qu’il y a matière à discrimination et soumet la plainte au Tribunal.

III.         Historique procédural

A.           Tribunal des droits de la personne, 2016 QCTDP 18, 35 C.C.L.T. (4th) 258 (sous la présidence du juge Hughes)

[16]                          Le Tribunal examine les trois éléments constitutifs de la discrimination au sens de la Charte, à savoir : (1) une distinction (2) fondée sur un motif prohibé (3) qui a pour effet de détruire ou de compromettre l’égalité dans la reconnaissance ou l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne. Premièrement, M. Ward aurait soumis M. Gabriel à une différence de traitement en tenant des propos à son sujet dans le but de faire rire son auditoire. Deuxièmement, M. Ward aurait tenu des propos liés au handicap de M. Gabriel, bien qu’il n’ait pas choisi ce dernier à cause de son handicap. Dans un troisième temps, les propos désobligeants de M. Ward atteindraient le degré de gravité exigé par l’arrêt Calego International inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013 QCCA 924, [2013] R.J.D.T. 517. Le Tribunal en arrive donc à la conclusion qu’en exposant M. Gabriel à la moquerie en raison de son handicap, M. Ward a porté atteinte de manière discriminatoire au droit de M. Gabriel à la sauvegarde de sa dignité.

[17]                          Ayant conclu que tous les éléments constitutifs de la discrimination étaient établis, le Tribunal examine le « moyen de défense » invoqué par M. Ward fondé sur la liberté d’expression. Selon le Tribunal, les propos de ce dernier ont outrepassé les limites de ce qu’une personne raisonnable peut tolérer au nom de la liberté d’expression. En conséquence, le Tribunal considère que la discrimination dont M. Gabriel a été victime n’est pas justifiée. Monsieur Ward est condamné à verser 25 000 $ à titre de dommages moraux et 10 000 $ à titre de dommages punitifs. Il porte alors cette condamnation en appel.

B.            Cour d’appel du Québec, 2019 QCCA 2042, 62 C.C.L.T. (4th) 230

(1)          Motifs majoritaires (les juges Roy et Cotnam)

[18]                          L’appel est rejeté à la majorité par les juges Claudine Roy et Geneviève Cotnam, lesquelles indiquent que la norme de contrôle applicable à l’appel d’une décision rendue par le Tribunal est celle de la décision raisonnable[1]. D’abord, elles soulignent que M. Ward a choisi M. Gabriel à la fois en raison de sa notoriété et en raison de son handicap, et que les propos litigieux ciblent spécifiquement les caractéristiques physiques liées à ce handicap. À leur avis, le Tribunal pouvait raisonnablement conclure à l’existence d’une distinction fondée sur un motif prohibé. La conclusion du Tribunal relative au troisième élément constitutif de la discrimination est elle aussi maintenue, au motif qu’une personne raisonnable visée par les propos de M. Ward, même dans une société pluraliste, serait atteinte dans sa dignité de manière discriminatoire.

[19]                          Les juges majoritaires analysent ensuite le « moyen de défense » invoqué par M. Ward. Selon elles, le Tribunal a suivi avec précision la démarche énoncée par notre Cour dans l’arrêt Bombardier en traitant de la liberté d’expression comme moyen de justifier des propos à première vue discriminatoires. Elles retiennent aussi le test énoncé dans l’arrêt Calego, qui consiste à déterminer si une personne raisonnable, habituée à une société pluraliste dans laquelle on valorise la liberté d’expression et on admet certains excès de langage, considérerait que l’affront subi est particulièrement méprisant et lourd de conséquences pour elle. De l’avis des juges majoritaires, le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que les propos de M. Ward n’étaient pas justifiés par la liberté d’expression. Elles refusent de façon incidente de reconnaître que les prestations humoristiques bénéficient d’un statut particulier en matière de liberté d’expression.

(2)          Motifs dissidents (la juge Savard)

[20]                          En dissidence, la juge Manon Savard (maintenant juge en chef de la Cour d’appel) rappelle d’entrée de jeu la seule question juridique soulevée en l’espèce :

La question soulevée par l’appel est d’une tout autre nature. Elle concerne le cadre d’analyse que doit adopter le Tribunal des droits de la personne (« Tribunal ») lorsque appelé à se prononcer sur une plainte de discrimination découlant de propos, et rien d’autre, reposant sur un motif interdit sous l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne. Elle demande aussi de revoir, dans un tel cadre, le juste équilibre entre le droit à la dignité et la liberté d’expression. Au delà des expressions litigieuses, formulées dans le style par définition choquant et tranchant du type d’humour adopté par l’appelant, celui-ci a-t-il fait preuve de discrimination envers les mis en cause? Et j’insiste : je dis bien discrimination et non pas diffamation, puisque le Tribunal n’a pas compétence en cette dernière matière. [En italique dans l’original; note en bas de page omise; par. 7.]

[21]                          Selon la juge Savard, qui aurait accueilli l’appel de M. Ward, le Tribunal a fait erreur en écartant toute analyse comparative et contextuelle pour conclure à une différence de traitement. Le fait qu’une personne soit nommément visée dans un spectacle d’humour ne suffit pas pour établir l’existence d’une distinction au sens de l’art. 10 de la Charte québécoise. De même, la juge Savard estime que, à elles seules, les allusions à un motif prohibé qui caractérise une personne ne permettent pas de satisfaire aux deux premiers éléments constitutifs de la discrimination. À son avis, le Tribunal a également fait erreur en examinant en vase clos l’atteinte au droit à la sauvegarde de la dignité; il aurait dû considérer la liberté d’expression non pas comme un moyen de défense susceptible de justifier une conduite discriminatoire, mais comme une limite à la portée de ce droit en vertu de l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Selon elle, cette disposition requiert un exercice de pondération entre la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de la dignité. S’inspirant des enseignements de l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, la juge Savard conclut que les propos de M. Ward ne véhiculent pas un discours discriminatoire et que c’est donc à tort que le Tribunal en est arrivé à la conclusion contraire.

IV.         Question en litige

[22]                          La seule question en litige est celle du cadre juridique applicable à un recours en discrimination en vertu de la Charte québécoise, dans un contexte qui implique la liberté d’expression, afin de déterminer si en l’espèce, M. Ward a porté atteinte au droit à la sauvegarde de la dignité de M. Gabriel, et de ce fait, s’il y a effectivement eu discrimination. Avant de traiter de cette question, nous estimons utile d’apporter quelques précisions sur la norme de contrôle applicable et de rappeler la distinction qui s’impose eu égard à la compétence en matière de recours en diffamation, d’une part, et de discrimination, d’autre part, dans le contexte de la Charte québécoise.

V.           Dispositions pertinentes de la Charte québécoise

[23]                          Les dispositions de la Charte québécoise en cause dans le cadre du présent pourvoi, telles qu’elles existaient à l’époque pertinente, sont les suivantes :

Chapitre I

 

Libertés et droits fondamentaux

 

. . .

 

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.

 

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

 

. . .

 

9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.

 

La Loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.

 

Chapitre I.1

 

Droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés

 

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

 

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

VI.         Norme de contrôle applicable

[24]                          Tel qu’indiqué précédemment, la Cour d’appel en est arrivée à la conclusion que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Or, l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, rendu quelques semaines après le jugement en cause de la Cour d’appel, a modifié la norme de contrôle applicable. Suivant l’arrêt Vavilov, la présomption selon laquelle la norme de contrôle applicable à l’égard d’une décision administrative est celle de la décision raisonnable peut être réfutée lorsque le législateur a prévu « un mécanisme d’appel à l’encontre d’un décideur administratif devant une cour de justice, ce qui dénote que les normes générales en matière d’appel trouvent application » (par. 33).

[25]                          En l’espèce, les art. 132 et 133 de la Charte québécoise précisent que les décisions du Tribunal peuvent faire l’objet d’un appel devant la Cour d’appel du Québec. Comme la loi prévoit un mécanisme d’appel, les normes générales en matière d’appel s’appliquent plutôt que la norme de la décision raisonnable (Vavilov, par. 37; voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235). La norme de la décision correcte est applicable pour les questions de droit alors que l’erreur manifeste et déterminante est la norme applicable pour les questions mixtes de fait et de droit.

VII.      Compétence en matière de diffamation et discrimination

[26]                          Tout recours en réparation du préjudice moral ou matériel découlant d’une violation d’un droit garanti par la Charte québécoise est assujetti au régime ordinaire de la responsabilité civile (Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 49; Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, par. 122). Le recours en diffamation, dont l’objet est de réparer les conséquences d’une atteinte fautive à la réputation, ne fait pas exception à cette règle. Bien qu’il inclue le droit de chacun à la sauvegarde de sa réputation énoncé à l’art. 4 de la Charte, il n’en exige pas moins la preuve de la coexistence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre ces deux éléments (Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 32).

[27]                          À cet égard, il importe de préciser que les propos tenus par M. Ward à l’endroit de M. Gabriel n’ont pas donné lieu à un recours en diffamation mais plutôt à un recours en discrimination. Cette distinction est importante car le Tribunal n’est pas habilité à trancher les recours en diffamation ni les autres recours en responsabilité civile, puisque sa compétence est limitée aux plaintes pour discrimination ou exploitation fondées sur les art. 10 à 19 et 48 de la Charte québécoise (art. 111 et 80 et par. 71(1) de la Charte québécoise; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, par. 40). Pour que le Tribunal puisse entendre des litiges mettant en cause des propos comme ceux prononcés en l’espèce, il faut nécessairement que ces propos puissent constituer de la discrimination au sens de l’art. 10 de la Charte.

[28]                          La Charte québécoise confère au Tribunal une compétence directe, quoique restreinte, sur certains types de propos, dans la mesure où elle interdit le harcèlement et la publicité discriminatoires (art. 10.1 et 11). Cette compétence directe et restreinte a toutefois été élargie indirectement au cours des dernières décennies à la faveur d’un courant jurisprudentiel jumelant des interprétations généreuses des deux principales dispositions en cause, à savoir celle relative au droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés (art. 10 de la Charte québécoise) et celle relative au droit de chacun à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation (art. 4). Selon ce courant jurisprudentiel, des propos blessants, liés à un motif énuméré à l’art. 10 de la Charte québécoise, constituent de la discrimination et relèveraient de la compétence du Tribunal, même si le préjudice subi est relatif et que les effets sociaux de la discrimination, comme la perpétuation de préjugés ou de désavantages, sont absents (voir, p. ex., Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Filion, 2004 CanLII 468 (T.D.P. Qc); Tchanderli-Braham c. Bériault, 2018 QCTDP 4; Jied c. Éthier, 2019 QCTDP 26; Mirouh c. Gaudreault, 2021 QCTDP 10; Ayotte c. Tremblay, 2021 QCTDP 13).

[29]                          En plus de se fonder uniquement sur le contenu des propos et non sur leurs effets discriminatoires, ce courant jurisprudentiel, dans lequel s’inscrit le jugement du Tribunal, met de côté la juste pondération entre la liberté d’expression et la protection du droit à la sauvegarde de la dignité. Ce courant ouvre ainsi une deuxième voie de recours en discrimination, parallèle au recours en diffamation, pour forcer une personne à répondre du préjudice causé par ses propos selon un fardeau de preuve nettement moins onéreux pour le plaignant, qui n’est d’ailleurs pas tenu d’intenter lui-même son recours si la Commission accepte d’agir en sa faveur.

[30]                          À notre avis, ce courant jurisprudentiel soulève de sérieuses préoccupations au regard de nos précédents en matière de liberté d’expression. Le recours en discrimination n’est pas, et ne doit pas devenir, un recours en diffamation. L’un et l’autre obéissent à des considérations différentes et poursuivent des objectifs différents. Le recours en discrimination doit être limité à des propos dont les effets sont réellement discriminatoires. Notre analyse qui suit s’inscrit dans cet esprit afin de préciser le cadre juridique applicable à un recours en discrimination fondé sur les art. 4 et 10 de la Charte québécoise dans un contexte où des formes d’expression verbale sont en cause, en nous inspirant, avec les adaptations qui s’imposent, des enseignements donnés dans l’arrêt Whatcott.

VIII.   Analyse

A.           Remarques liminaires

[31]                          Pour l’essentiel, M. Ward soutient que le Tribunal et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur dans l’identification et l’application du cadre juridique propre à l’art. 10 de la Charte québécoise. Selon lui, l’examen des éléments constitutifs de la discrimination ne peut s’accomplir en vase clos, sans tenir compte de la liberté d’expression, qui limite le droit à la sauvegarde de la dignité. Il soutient que le droit de M. Gabriel à l’égalité n’a pas été brimé. De son côté, la Commission soutient que les propos « humoristiques » de M. Ward ont porté atteinte au droit de M. Gabriel à l’égalité dans la reconnaissance du droit à la sauvegarde de sa dignité et que cette atteinte n’est pas justifiée par la liberté d’expression. Les juridictions inférieures ont traité, de façon plus ou moins interchangeable, des droits à la sauvegarde de la dignité, de l’honneur et de la réputation. Devant notre Cour, la Commission s’appuie principalement sur la notion de dignité. Nous ferons de même.

[32]                          Nous traiterons d’abord des éléments constitutifs de la discrimination et de la limite imposée par l’art. 9.1 de la Charte québécoise au droit revendiqué. Nous examinerons ensuite le conflit entre le droit à la sauvegarde de la dignité et la liberté d’expression, et nous indiquerons comment un tel conflit doit être résolu dans le cadre de l’analyse du troisième élément constitutif du recours en discrimination fondé sur des propos. Enfin, nous appliquerons le cadre juridique de l’art. 10 aux faits de l’espèce.

B.            Les éléments constitutifs de la discrimination au regard de la Charte québécoise

[33]                          Les objectifs de la Charte québécoise sont énoncés dans son préambule tel qu’il existait à l’époque :

CONSIDÉRANT que tout être humain possède des droits et libertés intrinsèques, destinés à assurer sa protection et son épanouissement;

 

Considérant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité et ont droit à une égale protection de la loi;

 

Considérant que le respect de la dignité de l’être humain, l’égalité entre les femmes et les hommes et la reconnaissance des droits et libertés dont ils sont titulaires constituent le fondement de la justice, de la liberté et de la paix;

 

Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général;

 

Considérant qu’il y a lieu d’affirmer solennellement dans une Charte les libertés et droits fondamentaux de la personne afin que ceux-ci soient garantis par la volonté collective et mieux protégés contre toute violation . . .

[34]                          Reconnaissant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité, la Charte québécoise entend supprimer la discrimination en assurant à tous une égale protection des libertés et droits fondamentaux dont ils sont titulaires (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 R.C.S. 665 (« CDPDJ c. Montréal »), par. 34; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Maksteel Québec inc., 2003 CSC 68, [2003] 3 R.C.S. 228, par. 35). 

[35]                          À la différence de la Charte canadienne des droits et libertés  (« Charte canadienne  »), la Charte québécoise ne protège pas l’égalité en soi. En effet, le droit à l’égalité, énoncé à l’art. 10, n’est protégé que dans la reconnaissance et l’exercice des autres droits et libertés garantis par la Charte québécoise (Bombardier, par. 53). En ce sens, l’art. 10 ne consacre pas un droit indépendant à l’égalité, mais renforce plutôt la protection de ces autres droits et libertés (P. Carignan, « L’égalité dans le droit : une méthode d’approche appliquée à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne » (1987), 21 R.J.T. 491, p. 526-527). En contrepartie, la Charte québécoise possède un champ d’application beaucoup plus vaste que celui de la Charte canadienne , puisqu’elle lie non seulement l’État, mais aussi toutes les personnes physiques et morales situées sur le territoire du Québec (art. 54 et 55 de la Charte québécoise; D. Proulx, « Droit à l’égalité », dans JurisClasseur Québec — Collection droit public — Droit constitutionnel (feuilles mobiles), vol. 2, par S. Beaulac et J.‑F. Gaudreault‑DesBiens, dir., fasc. 9, no 85-86).

[36]                          Le demandeur qui sollicite la protection de l’art. 10 doit satisfaire à un fardeau de preuve qui comprend trois éléments. Premièrement, il doit prouver qu’il a fait l’objet d’une « distinction, exclusion ou préférence » (Charte québécoise, art. 10), c’est-à-dire d’une « décision, mesure ou conduite [qui] le “touche [. . .] d’une manière différente par rapport à d’autres personnes auxquelles elle peut s’appliquer” » (Bombardier, par. 42, citant Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, p. 551). Deuxièmement, il doit établir qu’une des caractéristiques expressément protégées à l’art. 10 a été un facteur dans la différence de traitement dont il se plaint (Bombardier, par. 52 et 56). Troisièmement, il doit démontrer que cette différence de traitement compromet l’exercice ou la reconnaissance en pleine égalité d’une liberté ou d’un droit garanti par la Charte québécoise (Bombardier, par. 53). Lorsque ces trois éléments sont établis, le fardeau de justifier la discrimination revient au défendeur.

[37]                          Aucun droit n’est cependant absolu. L’article 9.1 de la Charte délimite la portée du droit fondamental sur lequel s’appuie la violation alléguée de l’art. 10 (Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790, p. 818). Voici le texte de l’art. 9.1, tel qu’il existait à l’époque pertinente :

9.1. Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.

 

La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.

[38]                          Le premier alinéa de cet article constitue « une indication de la manière d’interpréter l’étendue [des] libertés et droits fondamentaux [garantis par la Charte québécoise] » (Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 770). Cette disposition a pour objet « d’apporter un tempérament au caractère absolu des libertés et droits édictés aux articles 1 à 9 [. . .] sous l’angle des limites imposées au titulaire de ces droits et libertés à l’égard des autres citoyens » (Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54, [2007] 3 R.C.S. 607, par. 77, citant Journal des débats : Commissions parlementaires, 3e sess., 32e lég., 16 décembre 1982, p. B‑11609). Elle fait écho au préambule de la Charte qui prévoit que « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général ». Toute revendication d’un droit doit donc être « conciliée avec les droits, les valeurs et le préjudice opposés » (Bruker, par. 77).

[39]                          L’article 10, qui se trouve dans un chapitre différent des articles 1  à 9.1 de la Charte, demeure toutefois hors du champ d’application de l’art. 9.1 (Ford, p. 781; Devine, p. 818).

[40]                          Dans un contexte où le recours en discrimination s’appuie sur un droit garanti par l’un ou l’autre des art. 1 à 9, et où le défendeur fait lui aussi valoir un droit prévu par ces dispositions, la portée respective des droits revendiqués doit être déterminée au regard de l’art. 9.1. Cet exercice de pondération doit être fait dans le cadre de l’analyse des éléments constitutifs de la discrimination. Nous partageons à cet égard l’avis de la juge Savard : le droit sur lequel s’appuie le défendeur ne constitue pas un moyen de défense, mais une limitation de la portée du droit invoqué par le demandeur. En effet, avant de conclure à l’existence d’une discrimination dans la reconnaissance ou l’exercice d’un droit prévu à l’un ou l’autre des art. 1 à 9, encore faut-il que la protection de ce droit s’impose au regard des « valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec » dont il est question à l’art. 9.1, tel qu’il existait à l’époque pertinente. Il n’y a pas de discrimination si, dans un contexte donné, cette disposition assure la préséance du droit exercé par le défendeur sur le droit que le demandeur conjugue à l’art. 10. C’est pourquoi l’analyse des éléments constitutifs de la discrimination ne saurait se faire en vase clos. Autrement, cela permettrait de contourner les limites raisonnables du droit invoqué au soutien de l’art. 10 en lui conférant une étendue illimitée. Pareille démarche a été rejetée dans l’arrêt Devine (p. 818).

[41]                          Dans cet arrêt, la Cour avait, notamment, à déterminer si certaines dispositions de la Charte de la langue française, L.R.Q., c. C‑11, portaient atteinte à la liberté d’expression (art. 3) de manière discriminatoire au sens de l’art. 10 de la Charte québécoise. Après avoir établi l’existence d’une distinction fondée sur un motif prohibé (p. 817), la Cour s’est interrogée sur l’interaction entre les art. 10 et 9.1 de la Charte québécoise :

Cette distinction a‑t‑elle pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, d’un droit ou d’une liberté de la personne que reconnaît la Charte québécoise? Comme dans l’arrêt Ford, le droit ou la liberté de la personne en cause ici est la liberté d’expression énoncée à l’art. 3 de la Charte québécoise. Dans l’arrêt Ford, la Cour a conclu que le droit garanti par l’art. 3 s’étendait à la protection de la liberté de s’exprimer dans la langue de son choix; toutefois, nous avons conclu dans la présente espèce que l’art. 3 ne comporte pas la garantie du droit de s’exprimer exclusivement dans sa propre langue. Nous sommes parvenus à ce résultat en appliquant l’art. 9.1, qui ne limite pas l’application de l’art. 10 mais limite celle de l’art. 3. Le doyen François Chevrette, dans son article traitant de l’application de l’art. 9.1, « La disposition limitative de la Charte des droits et libertés de la personne : le dit et le non‑dit » (1987), 21 R.J.T. 461, à la p. 470, a clarifié le rapport entre les art. 1  à 9, 9.1 et 10 pour aboutir à la même conclusion :

 

Une dernière et délicate question demeure. C’est celle de savoir si l’article 10 de la Charte, dans la mesure où il garantit l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés — notamment des droits et libertés des articles 1 à 9 —, se trouve lui‑même assujetti à l’article 9.1 en raison de cette forme d’incorporation qu’il opère de ces derniers. À notre avis, cette question appelle une réponse négative. Certes les droits et libertés — qu’aux termes de l’article 10, toute personne peut exercer en pleine égalité —, peuvent, s’ils se retrouvent aux articles 1 à 9, être éventuellement limités par l’article 9.1. Mais la clause limitative ne s’applique pas au principe même d’égalité. Conclure autrement équivaudrait tout simplement à élargir le champ d’application, par ailleurs clairement délimité, de l’article 9.1.

 

Bien qu’il soit exact que l’art. 9.1 ne s’applique pas au principe d’égalité enchâssé à l’art. 10, il s’applique à la garantie de liberté d’expression enchâssée à l’art. 3. Chaque fois qu’il est allégué qu’une distinction fondée sur un motif interdit par l’art. 10 a pour effet de compromettre ou de détruire un droit que prévoit l’art. 3, la portée de cet article doit être déterminée à la lumière de l’art. 9.1. Lorsque, comme en l’espèce, l’art. 9.1 a pour effet de limiter la portée de la liberté d’expression que garantit l’art. 3, l’art. 10 ne peut être invoqué pour contourner les limites raisonnables à cette liberté et y substituer une garantie absolue de liberté d’expression. Par ailleurs, une fois définie la portée de la liberté d’expression, l’art. 9.1 ne peut être invoqué pour justifier une limite à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, du droit que garantit l’art. 3. En l’espèce, les art. 52 et 57 créent effectivement une distinction fondée sur la langue usuelle mais n’ont pas pour effet de compromettre ou de détruire des droits garantis par l’art. 3. Ils respectent donc la Charte québécoise. [Nous soulignons; p. 817-819.]

[42]                          Bien que l’arrêt Devine ne portait pas sur l’opposition entre deux droits fondamentaux, nous sommes d’avis que ses enseignements sur l’interaction entre les art. 9.1 et 10 sont transposables en l’espèce. Puisque l’art. 9.1 ne s’applique pas à l’art. 10, la portée du droit revendiqué au regard de l’art. 9.1 doit être déterminée dans le cadre de l’analyse du troisième élément constitutif de la discrimination. Ainsi, à cette troisième étape, le demandeur doit démontrer que la distinction fondée sur un motif prohibé a pour effet de compromettre la reconnaissance ou l’exercice du droit fondamental revendiqué et, pour ce faire, il devra démontrer que la protection de ce droit s’impose à la lumière de l’art. 9.1.

[43]                          En l’occurrence, comme l’a relevé à juste titre la juge Savard, ce n’est pas le droit à l’égalité qui s’oppose à la liberté d’expression, mais bien le droit à la sauvegarde de la dignité du plaignant et le droit à la liberté d’expression du défendeur. Une telle approche est fidèle à l’architecture de la Charte québécoise et aux enseignements de la Cour dans l’arrêt Devine.

[44]                          Lorsque le recours en discrimination s’appuie sur une liberté ou un droit garanti par l’un ou l’autre des art. 1 à 9, le demandeur doit donc prouver, selon la prépondérance des probabilités :

1.      Une « distinction, exclusion ou préférence »;

 

2.      fondée sur l’un des motifs énumérés à l’art. 10;

 

3.      qui a pour effet de détruire ou de compromettre l’égalité dans la reconnaissance ou l’exercice d’un droit dont la protection s’impose au regard de l’art. 9.1 dans le contexte où il est invoqué.

La preuve de ces éléments établit, à première vue, l’existence de la discrimination. Dans certaines situations, comme en matière d’emploi, la Charte québécoise prévoit des moyens de défense spécifiques en faveur du défendeur. Le cas échéant, il lui appartiendra de justifier sa décision, sa mesure ou sa conduite à première vue discriminatoire (Bombardier, par. 37).

[45]                          Le cadre juridique applicable étant tracé, les deux premiers éléments du fardeau du demandeur ne commandent pas plus de précisions, leur mise en œuvre demeurant conforme à l’approche proposée dans l’arrêt Bombardier. Toutefois, il convient d’apporter des précisions sur l’analyse du troisième élément constitutif de la discrimination lorsque le recours intenté appelle, comme en l’espèce, à délimiter l’étendue respective du droit à la sauvegarde de la dignité et de la liberté d’expression au regard de l’art. 9.1.

C.            Le troisième élément constitutif de la discrimination dans un contexte de conflit entre le droit à la sauvegarde de la dignité et la liberté d’expression

[46]                          La Charte québécoise n’établit aucune hiérarchie entre le droit à la sauvegarde de la dignité, garanti par l’art. 4, et la liberté d’expression que protège l’art. 3. Lorsque ces droits s’opposent, la solution consiste à les interpréter de manière à ce que l’un et l’autre s’exercent « dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec » (Ford, p. 770).

[47]                          Nous examinerons d’abord ces droits séparément. Nous nous intéresserons ensuite à l’arrêt Whatcott, dans lequel la Cour a conclu que la liberté d’expression peut être limitée de manière justifiée dans une société libre et démocratique pour prévenir les effets discriminatoires des propos haineux. Enfin, nous soulignerons la pertinence de cet arrêt pour décrire le test qui doit être réalisé dans le cadre de l’analyse du troisième élément de la discrimination afin de résoudre le conflit entre les art. 3 et 4 de la Charte québécoise. Ce test est destiné à s’appliquer dans un contexte où le demandeur soutient que le défendeur a tenu des propos qui ont eu pour effet de compromettre la reconnaissance de son droit à la sauvegarde de sa dignité. Il ne trouve pas application dans des contextes autres que celui-là. 

(1)          Droit à la sauvegarde de la dignité

[48]                          Notre Cour a reconnu que « [l]a dignité humaine [. . .] f[ait] partie des valeurs inhérentes à la Charte [canadienne ] » (Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 81). La Charte québécoise va cependant plus loin, puisque la dignité humaine y constitue non seulement une valeur fondamentale, mais aussi un droit dont la sauvegarde est explicitement protégée (Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, par. 100). En effet, elle consacre à l’art. 4 le droit de toute personne « à la sauvegarde de sa dignité ». Mais comme plusieurs auteurs en conviennent, derrière cette formulation éloquente se trouve un droit dont la portée est particulièrement difficile à cerner (voir, p. ex., D. Goubau, avec la collaboration d’A.-M. Savard, Le droit des personnes physiques (6e éd. 2019), no 180; J. Torres-Ceyte et M. Lacroix, « Impression(s), la dignité », dans B. Lefebvre et B. Moore, dir., Les grandes valeurs (2019), 19, p. 27-28; C. Brunelle, « La dignité dans la Charte des droits et libertés de la personne : de l’ubiquité à l’ambiguïté d’une notion fondamentale », dans La Charte québécoise : origines, enjeux et perspectives, [2006] R. du B. (numéro thématique) 143, p. 172-174). Dès qu’elle quitte le domaine des valeurs pour entrer dans celui des normes juridiques, la notion de dignité suscite de nombreuses difficultés d’application (A. Gajda, « The Trouble with Dignity », dans A. T. Kenyon, dir., Comparative Defamation and Privacy Law (2016), 246, p. 258-261; voir aussi R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 21-22). Pour les fins de ce pourvoi, ces difficultés peuvent être surmontées sans adopter une définition arrêtée de cette notion. Il suffit de fournir des précisions sur la portée de ce « droit à la sauvegarde de [l]a dignité ».

[49]                          Les tribunaux ont conclu à des atteintes au droit à la sauvegarde de la dignité dans les contextes les plus divers. Ils ont, par exemple, conclu à une violation de l’art. 4 de la Charte québécoise dans les cas suivants : des bénéficiaires ayant une déficience intellectuelle ont été privés de soins d’hygiène par le personnel d’un centre hospitalier participant à une grève illégale (St-Ferdinand, par. 108-109); un dessinateur a été victime d’une violation importante de ses droits d’auteur (Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168, par. 116-117); un individu soupçonné de vol a été battu, torturé et menacé de mort par des policiers (Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, par. 90); un haut fonctionnaire s’est vu refusé accès à la résidence officielle suivant un congédiement médiatisé sur la foi d’allégations de harcèlement sexuel avant qu’une véritable enquête soit complétée (Fortier c. Québec (Procureure générale), 2015 QCCA 1426, par. 120 (CanLII)); un homme non voyant s’est vu refuser l’accès à la piste de danse d’une discothèque avec son chien-guide (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. 9185-2152 Québec inc. (Radio Lounge Brossard), 2015 QCCA 577, par. 86 (CanLII)); des travailleurs d’origine chinoise ont été contraints de subir des admonestations racistes de leur employeur (Calego, par. 55-56 et 105); une haute dirigeante a été la cible de propos sexistes et injurieux tenus par l’animateur d’une émission de radio-provocation (Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, [2009] R.J.Q. 2743, par. 92); un couple a fait face à une arrestation et à des accusations criminelles déposées sur la foi de rapports de police falsifiés (Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832, [2008] R.J.Q. 2127, par. 167, 179 et 191; voir aussi, dans le même ordre d’idées, Procureur général du Canada c. Manoukian, 2020 QCCA 1486, 70 C.C.L.T. (4th) 182, par. 139 et 144); des photos intimes ont été transmises à des tiers sans autorisation (J.L. c. S.B., [2000] R.R.A. 665 (C.S. Qc), par. 21).

[50]                          En sus de ces cas de figure très variés, un courant jurisprudentiel foisonnant n’hésite pas à assimiler le manque de respect à une violation de l’art. 4 dès lors qu’il atteint une certaine gravité (voir, p. ex., Cinar, par. 116; Bourdeau c. Hamel, 2013 QCCS 752, par. 197 (CanLII); Hébert c. Giguère, [2003] R.J.Q. 89 (C.S.), par. 155 et 159; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. 9113-0831 Québec inc. (Bronzage Évasion au soleil du monde), 2007 QCTDP 18, [2007] R.J.D.T. 1289, par. 42). Au terme de leur propre analyse de la jurisprudence relative à l’art. 4, les professeurs Goubau et Savard formulent la remarque suivante :

En réalité, l’atteinte à la dignité n’est que très exceptionnellement invoquée de manière isolée. Les demandes de réparation pour atteinte à la dignité s’inscrivent presque toujours dans le cadre d’un recours fondé sur l’atteinte à un autre droit fondamental, que ce soit le droit à la réputation, le droit au respect de la vie privée ou le droit à l’égalité, le droit à l’intégrité physique, etc. Les tribunaux concluront qu’il y a atteinte à la dignité lorsque l’atteinte à un autre droit fondamental est particulièrement grave. En ce sens, l’atteinte à la dignité apparaît comme un seuil de gravité de la violation d’un autre droit. Ainsi, des propos diffamatoires doivent atteindre un certain niveau de gravité pour constituer, en plus d’une atteinte à la réputation, une atteinte à la dignité de la personne. La notion de dignité est ainsi généralement invoquée comme modalité des autres droits fondamentaux plutôt que comme droit indépendant. Ce constat peut paraître surprenant, mais en réalité il ne fait que refléter la difficulté à cerner précisément le concept juridique de dignité. [no 180]

[51]                          Ce commentaire illustre bien la confusion qui entoure le droit à la sauvegarde de la dignité. À notre avis, traiter celui-ci comme une simple modalité d’application des autres droits fondamentaux banalise les termes mêmes de l’art. 4. L’étendue d’un droit fondamental ne saurait être déterminée en fonction de l’intensité de la violation de quelque autre droit fondamental. Il n’y a pas lieu d’invoquer le droit à la sauvegarde de la dignité pour protéger un intérêt qui est par ailleurs déjà pleinement assuré par un autre droit fondamental, car cet autre droit fondamental se fonde lui-même sur la dignité (M. Fabre-Magnan, « La dignité en Droit : un axiome » (2007), 58 R.I.E.J. 1, p. 18-19). Ce manque de cohérence dans l’application de l’art. 4 occasionne au moins deux problèmes importants au regard de la question qui nous occupe ici.

[52]                          D’une part, la portée incertaine de cette disposition rend difficile tout exercice de mise en balance de droits suivant l’art. 9.1. D’autre part, la conjugaison des art. 4 et 10 tend à modifier la nature de la norme d’égalité prévue par la Charte québécoise — et à accroître la compétence de la Commission et du Tribunal bien au-delà de ce qu’a voulu le législateur. Des auteurs ont, en effet, remarqué que la juxtaposition des deux dispositions élargit considérablement le champ d’application de la norme d’égalité (Proulx, no 121; A. Morin, Le droit à l’égalité au Canada (2e éd. 2012), p. 186).

[53]                          À notre avis, cela ne résulte pas de la structure de la Charte québécoise, mais d’une interprétation erronée du droit à la sauvegarde de la dignité, dont l’imprécision est considérée comme ayant pour effet d’alléger le fardeau de preuve du demandeur dans une action en discrimination (voir Morin, p. 185). En suivant ce raisonnement, une violation du droit à l’égalité dans la reconnaissance du droit à la sauvegarde de la dignité serait d’autant plus facile à établir du fait que la dignité est toujours plus ou moins touchée quand il y a atteinte à l’égalité, car la norme d’égalité découle de la dignité (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 51-54).

[54]                          Une telle approche revient, selon nous, à contourner l’intention du législateur et à faire de l’art. 10 de la Charte québécoise le vecteur d’une protection de l’égalité en soi comparable à celle de la Charte canadienne . À ceci près, cependant, que la Charte québécoise a une portée beaucoup plus vaste que la Charte canadienne  et que les autres lois sur les droits de la personne : elle ne vise pas seulement les rapports avec l’État, ni certains secteurs d’activités, mais elle s’étend à tous les rapports entre particuliers. Or, comme nous l’avons écrit dans l’arrêt Bombardier, « contrairement à la Charte canadienne , la Charte [québécoise] ne protège pas le droit à l’égalité en soi; ce droit n’est protégé que dans l’exercice des autres droits et libertés garantis par la Charte [québécoise] » (par. 53). Une interprétation de l’art. 4 qui occulte cette limitation importante doit être rejetée. Le droit à la sauvegarde de la dignité n’est pas — et ne doit pas devenir — une « clause de style » à valeur incantatoire (Torres‑Ceyte et Lacroix, p. 28, citant A. Popovici, « La renonciation à un droit de la personnalité », dans Colloque du trentenaire, 1975-2005 : Regards croisés sur le droit privé (2008), 99, p. 107).

[55]                          Selon nous, il est nécessaire de recentrer l’interprétation de cette disposition sur son objet, en tenant compte de son libellé et de son contexte.

[56]                          Dans l’arrêt St-Ferdinand, notre Cour a conclu que le droit à la sauvegarde de la dignité se rapporte plus exactement à la dignité humaine et protège contre « les atteintes aux attributs fondamentaux de l’être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu’elle est un être humain et au respect qu’elle se doit à elle-même » (par. 105). Autrement dit, l’art. 4 protège non pas chaque personne en tant que telle, mais l’humanité de chaque personne dans ses attributs les plus fondamentaux. C’est donc la notion d’humanité qui est au centre du droit à la sauvegarde de la dignité. Cela est d’ailleurs mis en évidence par le préambule de la Charte québécoise, sur lequel s’est appuyée la Cour dans St-Ferdinand. Inspiré par la Déclaration universelle des droits de l’homme, A.G. Rés. 217 A (III), Doc. N.U. A/810, p. 71 (1948), le préambule dispose que « tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité » et que « le respect de la dignité de l’être humain » est l’un des « fondement[s] de la justice, de la liberté et de la paix ». Dans ce contexte, la dignité est cette qualité inhérente à chaque être humain « dont la reconnaissance définit en quelque sorte la civilisation, et la méconnaissance, la barbarie » (T. De Koninck, De la dignité humaine (2002), p. 16; voir aussi R. Dworkin, Justice for Hedgehogs (2011), p. 112).

[57]                          En effet, l’émergence en droit de la notion de dignité et le sens de cette notion ont été façonnés par le contexte historique très particulier des atrocités commises au XXe siècle, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale (C. McCrudden, « Human Dignity and Judicial Interpretation of Human Rights » (2008), 19 E.J.I.L. 655, p. 664-671; Brunelle, p. 145-146). Pour contrevenir à l’art. 4 de la Charte québécoise, une conduite doit atteindre un degré de gravité élevé qui ne banalise pas cette notion chargée de sens. Une telle conduite ne saurait faire l’objet d’une appréciation purement subjective. Une analyse objective s’impose, puisque la dignité « n’a pas pour horizon la protection d’une personne particulière, ni même d’une catégorie de personnes, mais de l’humanité en général » (Fabre-Magnan, p. 21).

[58]                          L’article 4 ne confère pas un droit à la dignité, mais, plus précisément, un droit à la sauvegarde de la dignité. Le libellé retenu par le législateur à cet article a une connotation et un sens beaucoup plus forts que celui de « respect de la dignité » qui se retrouve dans le préambule de la Charte québécoise. Le terme « sauvegarde » renvoie à une forme de défense ou de protection contre un péril, tandis que le terme « respect » rejoint les notions de considération ou de déférence (Dictionnaire de l’Académie française (9e éd. (en ligne)); É. Littré, Dictionnaire de la langue française (1958), t. 6, p. 1432‑1435 et 1940; Le Grand Robert de la langue française (version électronique)). À la différence de l’art. 5, par exemple, qui confère un droit au respect de la vie privée, l’art. 4 ne permet pas à une personne de réclamer le respect, mais uniquement la sauvegarde de sa dignité, c’est-à-dire la protection contre la négation de sa valeur en tant qu’être humain. Lorsqu’une personne se voit privée de son humanité par l’infliction de traitements qui l’avilissent, l’asservissent, la réifient, l’humilient ou la dégradent, sa dignité est indéniablement bafouée. En ce sens, le droit à la sauvegarde de la dignité constitue un bouclier contre ce type d’atteintes qui ne font pas moins que révolter la conscience de la société.

(2)          Liberté d’expression

[59]                          Tout comme le droit à la sauvegarde de la dignité, la liberté d’expression découle de la notion de dignité humaine (D. Grimm, « Freedom of Speech and Human Dignity », dans A. Stone et F. Schauer, dir., The Oxford Handbook of Freedom of Speech (2021), 106, p. 111; J. Waldron, The Harm in Hate Speech (2012), p. 139; R. Dworkin, « Foreword », dans I. Hare et J. Weinstein, dir., Extreme Speech and Democracy (2009), v, p. vii-viii). La Charte québécoise reconnaît l’égalité de tous les êtres humains en valeur et en dignité; cette égalité demeurerait un vœu pieux si certaines personnes étaient réduites au silence en raison de leurs opinions. Ainsi, la protection de la liberté d’expression a pour objectif d’« assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient‑elles » (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 968).

[60]                          Comme l’a écrit la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans l’arrêt R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731, « [l]’opinion de la majorité n’a pas besoin d’une protection constitutionnelle » (p. 753). De fait, l’exercice de la liberté d’expression présuppose, en même temps qu’il alimente, la tolérance de la société envers les expressions impopulaires, désobligeantes ou répugnantes (Irwin Toy, p. 969-971; Montréal (Ville de) c. Cabaret Sex Appeal inc., [1994] R.J.Q. 2133 (C.A.)). La liberté d’exprimer des opinions consensuelles et inoffensives n’est pas la liberté (R. Moon, « What happens when the assumptions underlying our commitment to free speech no longer hold? » (2019), 28:1 Forum const. 1, p. 4). C’est pourquoi la liberté d’expression ne commence véritablement que lorsqu’elle fait naître un devoir de tolérance envers les propos d’autrui (L. C. Bollinger, The Tolerant Society (1986); Dworkin (2009), p. vii). Elle assure ainsi le développement d’une société démocratique, ouverte et pluraliste. Compris en ce sens, [traduction] « la liberté d’expression est protégée non pas pour le bénéfice de la personne qui l’exerce, mais dans l’intérêt public, c’est-à-dire qu’elle est protégée parce qu’elle bénéficie à tous ceux qui vivent dans la société où on la respecte, y compris à ceux qui sont indifférents à leur propre liberté » (J. Raz, « Free Expression and Personal Identification » (1991), 11 Oxford J. Leg. Stud. 303, p. 305).

[61]                          Les limites à la liberté d’expression se justifient lorsqu’il existe, dans un contexte donné, des raisons sérieuses de craindre un préjudice suffisamment précis auquel le discernement et le jugement critique de l’auditoire ne sauraient faire obstacle (Whatcott, par. 129-135; Moon, p. 1-2 et 4).

[62]                          À titre d’exemple, le droit de la diffamation repose sur l’idée qu’une « bonne réputation [. . .] peut [. . .] être très rapidement et complètement détruite par de fausses allégations. Et une réputation ternie par le libelle peut rarement regagner son lustre passé » (Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 108; voir aussi Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, [2011] 1 R.C.S. 214, par. 18). De même, l’interdiction des propos haineux se justifie non seulement parce qu’ils causent des troubles psychologiques aux membres d’un groupe vulnérable, mais aussi parce qu’ils répandent dans le discours social des prémisses d’infériorité de nature à rendre la majorité peu à peu insensible et à préparer le terrain en vue d’attaques plus virulentes (R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 746-748; Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, p. 918‑919; Whatcott, par. 74). Un préjudice social similaire justifie l’interdiction d’exposer au public certains types de matériel obscène qui véhicule des représentations dégradantes et déshumanisantes de choses sexuelles comme étant normales, acceptables et même désirables, dans la mesure où ce type de matériel prédispose ceux qui y sont exposés à des comportements de violence sexuelle incompatibles avec le bon fonctionnement de la société (R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 493-497 et 501-502; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, par. 59-60; voir, dans le même sens, R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 34 et 88-92). À l’inverse, l’interdiction de publier de fausses nouvelles a été jugée inconstitutionnelle, car elle reposait sur une définition très vague du préjudice social à enrayer, définition qui lui conférait une portée beaucoup trop large (Zundel, p. 769-775).

[63]                          À notre avis, les limites à la liberté d’expression se justifient aussi lorsque celle-ci sert à diffuser des propos qui, même s’ils ne répondent pas tout à fait à la définition de la haine donnée dans l’arrêt Whatcott, ont néanmoins pour effet de forcer certaines personnes « à défendre leur propre humanité fondamentale ou leur propre statut social avant même d’être admis[es] à participer au débat démocratique » (Whatcott, par. 75; voir aussi Keegstra, p. 765). Comme l’écrit le professeur Waldron :

[traduction] [U]ne personne [doit pouvoir] se promener dans les rues sans craindre les insultes ou les humiliations, trouver des commerces et des marchés dont les portes lui seront ouvertes, et interagir en société avec l’assurance implicite qu’on ne le traitera pas en paria. [p. 220]

La liberté d’expression ne bénéficierait pas à l’ensemble de la société si elle empêchait une personne ou une catégorie de personnes de participer réellement au processus politique et aux activités ordinaires de la société au même titre que n’importe qui.

[64]                          Il est entendu que ces limites s’appliquent aussi dans un contexte artistique. Notre Cour a déjà reconnu, dans l’arrêt Butler, que l’expression artistique est au cœur des valeurs à la base de la liberté d’expression (p. 486). Elle a pourtant refusé d’en faire une catégorie à part entière, dont le statut serait supérieur à celui de la liberté d’expression générale (Aubry, par. 55). Il n’y a pas lieu de revenir sur cette position. Le contexte artistique d’une activité expressive est et sera toujours pertinent, comme le démontre bien la jurisprudence de notre Cour. En effet, depuis l’arrêt Brodie, Dansky and Rubin c. The Queen, [1962] R.C.S. 681, où il était question de censurer L’Amant de lady Chatterley, un roman de D. H. Lawrence, notre Cour s’est montrée très réticente à freiner l’évolution des arts et des lettres (voir, p. ex., Butler, p. 486; Little Sisters, par. 195-196, le juge Iacobucci, dissident sur un autre point). À notre avis toutefois, la liberté d’expression ne saurait conférer à l’artiste, si tant est qu’il puisse se qualifier ainsi, un degré de protection supérieur à celui de ses concitoyens.

(3)          Démarche adoptée dans l’arrêt Whatcott

[65]                          Dans l’arrêt Whatcott, notre Cour s’est prononcée sur la constitutionnalité, au regard de l’al. 2b)  de la Charte canadienne , de l’interdiction des propos haineux édictée à l’al. 14(1)(b) du Saskatchewan Human Rights Code, S.S. 1979, c. S‑24.1. Dans le cadre de cet exercice, la Cour devait « trouver un juste équilibre entre, d’une part, les valeurs fondamentales sous‑jacentes à la liberté d’expression [. . .], et, d’autre part, [. . .] la promotion de l’égalité et du respect de chaque groupe et de la dignité inhérente à tout être humain » (Whatcott, par. 66).

[66]                          Les différences entre le Saskatchewan Human Rights Code et la Charte québécoise ne diminuent en rien, à notre avis, l’importance des enseignements de l’arrêt Whatcott pour répondre à la question qui se pose en l’espèce. Par souci de clarté, nous reproduisons ici les dispositions pertinentes du Saskatchewan Human Rights Code :

[traduction]

 

3 La présente loi a pour objet :

 

(a) de promouvoir la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables;

 

(b) de favoriser en Saskatchewan l’application du principe que toutes les personnes sont libres et égales en droits et en dignité, et de prévenir et d’éliminer la discrimination.

 

. . .

 

5 Chacun [. . .] jouit, en vertu de la loi, de la liberté d’expression par tout moyen de communication [. . .] et tout moyen de diffusion . . .

 

. . .

 

14 (1) Nul ne doit publier ou exposer [. . .] une représentation [. . .] qui :

 

. . .

 

(b) pour un motif de distinction illicite, expose ou tend à exposer une personne ou une catégorie de personnes à la haine, les ridiculise, les rabaisse ou porte par ailleurs atteinte à leur dignité.

 

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de restreindre le droit à la liberté d’expression reconnu par la loi sur quelque sujet que ce soit.

[67]                          Contrairement à la Charte québécoise, le Saskatchewan Human Rights Code ne confère pas de droit positif à la « sauvegarde de [l]a dignité, de [l’]honneur et de [l]a réputation ». Il n’en demeure pas moins que l’al. 14(1)(b) du Saskatchewan Human Rights Code protège des droits et des intérêts similaires à ceux garantis par les art. 4 et 10 de la Charte québécoise (Whatcott, par. 66 et 70). Les verbes « ridiculiser », « rabaisser » et « porter atteinte à la dignité » renvoient d’ailleurs à des actions négatrices de la réputation, de l’honneur et de la dignité d’une personne.

[68]                          D’ailleurs, la jurisprudence de la Cour établit « qu’il ne faut pas se réfugier derrière des différences de terminologie pour conclure à des divergences fondamentales entre les objectifs poursuivis par les lois en matière de droits de la personne » et que, en conséquence, la Charte québécoise devrait s’interpréter « à la lumière de la Charte canadienne  et des autres lois en matière de droits de la personne » (CDPDJ c. Montréal, par. 46-47 (nous soulignons)). En conséquence, dans la mesure où cela n’est pas incompatible avec les règles usuelles d’interprétation, la symétrie dans l’interprétation des divers instruments de protection des droits et libertés de la personne est souhaitable.

[69]                          Le fait que le Saskatchewan Human Rights Code assure le respect de la dignité humaine au moyen d’une limitation de la liberté d’expression, au lieu de garantir deux droits positifs concurrents comme le fait la Charte québécoise, tient à une différence de moyens plutôt que de finalité.

[70]                          S’il est vrai par ailleurs que l’arrêt Whatcott porte sur la constitutionnalité d’une disposition au regard de l’article premier de la Charte canadienne , plutôt que sur le conflit entre deux droits sous le régime de l’art. 9.1 de la Charte québécoise, il n’en demeure pas moins que ces deux dispositions ne sont pas sans rapport l’une avec l’autre (Ford, p. 769-770). En effet, on cherche dans l’un et l’autre cas à circonscrire l’étendue de droits et libertés au regard des exigences d’une société libre et démocratique. Enfin, puisque la Charte québécoise doit se conformer aux normes constitutionnelles, il faut dans la mesure du possible éviter de l’interpréter d’une manière inconciliable avec les dispositions de la Charte canadienne , laquelle, rappelons-le, garantit la liberté d’expression mais non pas un droit positif à la sauvegarde de la dignité (CDPDJ c. Montréal, par. 42).

[71]                          Avec égards, nous sommes d’avis que le Tribunal et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont fait erreur en écartant de leur raisonnement l’arrêt Whatcott (motifs de première instance, par. 127 et 129; motifs de la C.A., par. 210‑211). Selon nous, l’arrêt Whatcott mérite une attention particulière, car les enseignements qui s’en dégagent sont incontournables dans l’analyse requise en l’espèce.

[72]                          Monsieur Whatcott avait distribué à des membres du public des tracts méprisants envers les homosexuels. Les plaignants, qui avaient reçu ces tracts à leur domicile, ont soutenu que ces écrits fomentaient la haine contre des personnes en raison de leur orientation sexuelle — un motif de distinction illicite reconnu par la loi de la Saskatchewan. Poursuivi devant le Tribunal des droits de la personne de cette province en vertu de l’al. 14(1)(b) du Saskatchewan Human Rights Code, M. Whatcott a contesté la constitutionnalité de cette disposition au motif qu’elle violait l’al. 2b)  de la Charte canadienne  et qu’elle ne se justifiait pas au regard de l’article premier.

[73]                          Rédigeant l’arrêt de la Cour dans cette affaire, le juge Rothstein détermine d’abord la portée de l’al. 14(1)(b) en définissant la notion de « haine ». À son avis, réduire au minimum le risque de subjectivité et de portée excessive suppose d’interdire uniquement les propos de nature à causer le préjudice que le législateur cherche à enrayer, c’est-à-dire « les types de propos les plus extrêmes susceptibles d’inciter ou d’inspirer à l’égard des groupes protégés un traitement discriminatoire pour un motif interdit » (par. 48). Les « déclarations blessantes, l’humiliation ou l’offense » ne tombent pas dans cette catégorie (par. 47). L’objectif de l’al. 14(1)(b) consiste à prévenir les effets discriminatoires (par. 54), et non à « décourager l’expression d’idées répugnantes ou offensantes », ou à « censurer les idées ou à forcer quiconque à penser “correctement” » (par. 51 et 58). L’intention de l’auteur des propos n’est donc pas pertinente, pas plus que ne le sont la teneur ou la nature des idées exprimées (par. 49 et 58). L’analyse doit porter sur le « mode d’expression [de ces idées] en public et [sur] l’effet que peut produire ce mode d’expression » (par. 51). Même s’ils sont répugnants et offensants, des propos qui n’incitent pas à l’exécration, au dénigrement ou au rejet ne risquent pas d’entraîner des effets socialement préjudiciables tels que la discrimination; ils ne sont donc pas susceptibles d’exposer quiconque à la « haine » au sens de l’al. 14(1)(b) du Saskatchewan Human Rights Code (par. 57). Pour déterminer s’ils répondent à cette définition, les propos doivent être évalués de manière objective, selon la norme de la personne raisonnable (par. 52, 56 et 59).

[74]                          Ayant établi la portée de l’al. 14(1)(b), le juge Rothstein se penche ensuite sur l’aspect constitutionnel. Dans la mesure où les propos haineux peuvent préparer le terrain à des attaques ultérieures contre les membres d’un groupe vulnérable, attaques susceptibles de prendre la forme de discrimination et de violence, il n’a aucune difficulté à conclure que leur suppression constitue un objectif urgent et réel (par. 77). Il fait remarquer que pour satisfaire au critère du lien rationnel, l’expression haineuse à enrayer doit « être d’une ampleur telle qu’elle ne nuit pas seulement à des individus, mais qu’elle tente également de marginaliser le groupe dont ils font partie en attaquant son statut social et en compromettant son acceptation aux yeux de la majorité » (par. 80 (nous soulignons)). Or, « il n’existe aucun lien rationnel entre la protection des émotions d’un membre déterminé d’un groupe [et] l’objectif général de réduire la discrimination » (par. 82). C’est la raison pour laquelle, selon lui, l’interdiction de tout propos qui « ridiculise », « rabaisse » ou « porte [. . .] atteinte à [la] dignité » ne se justifie pas au regard de l’article premier de la Charte canadienne . Ces termes renvoient à « des propos dénigrants et insensibles qui, par exemple, critiquent ou ridiculisent des groupes protégés en raison de leurs caractéristiques et pratiques communes, ou de stéréotypes » (par. 89). Une société démocratique soucieuse de préserver la liberté d’expression doit faire place à ce type de discours dans la mesure où il ne mène généralement pas à la discrimination systémique envers les groupes vulnérables que le législateur cherche à éradiquer (par. 89-92 et 109). Estimant qu’il est possible de retrancher de l’al. 14(1)(b) les mots « les ridiculise, les rabaisse ou porte par ailleurs atteinte à leur dignité » sans contrevenir à l’intention du législateur, le juge Rothstein conclut à l’inconstitutionnalité de cette partie de l’al. 14(1)(b) (par. 93-95 et 99). Il est toutefois d’avis que le reste de l’al. 14(1)(b) se justifie au regard de l’article premier de la Charte canadienne .

[75]                          Selon lui, l’interdiction énoncée à l’al. 14(1)(b) s’applique si, d’une part, les propos répondent à la définition de la haine au sens de cette disposition. Ce sera le cas « si une personne raisonnable, informée des circonstances et du contexte pertinents, considérerait que les propos en question exposent ou sont susceptibles d’exposer une personne ou une catégorie de personnes à la détestation ou au mépris pour un motif de distinction illicite » (par. 178). Mais cela ne saurait suffire, puisque l’évaluation doit aussi tenir compte des objectifs visés par le législateur (ibid.). Ainsi faut-il se demander, d’autre part, si les propos, « lorsqu’on [les] interprète objectivement en tenant compte du contexte, [. . .] peu[vent] mener au traitement discriminatoire du groupe ciblé » auquel appartient cette personne ou cette catégorie de personnes (par. 191).

[76]                          Ayant précisé le test applicable, le juge Rothstein affirme qu’il était raisonnable de conclure que deux des quatre tracts en cause dans cette affaire violaient l’al. 14(1)(b)[2]. À son avis, d’une part, ces tracts répondent à la définition de la haine, puisqu’ils s’appuient sur une source respectée — la Bible — pour légitimer des généralisations péjoratives et dépeindre les homosexuels comme des êtres inférieurs, des vecteurs de maladies, des dépendants sexuels, des pédophiles, des prédateurs qui font du prosélytisme auprès des enfants vulnérables et causent leur mort prématurée (par. 187-190). D’autre part, ils invitent expressément les lecteurs à rejeter l’homosexualité et à soumettre les homosexuels à un traitement discriminatoire (par. 191-192). En revanche, le juge Rothstein considère qu’il était déraisonnable de tirer la même conclusion au sujet des deux derniers tracts. Aussi offensants fussent-ils, ces tracts, considérés objectivement, ne répondaient pas à la définition de la haine (par. 194-201). Il n’a donc pas été nécessaire de déterminer s’ils étaient susceptibles de mener au traitement discriminatoire des homosexuels.

[77]                          En somme, la Cour limite la prohibition édictée à l’al. 14(1)(b) aux propos qui peuvent inspirer des sentiments extrêmes de détestation de nature à compromettre l’acceptation du groupe vulnérable au sein de la société et qui, par ailleurs, possèdent une force mobilisatrice suffisante pour mener au genre de traitement discriminatoire que le législateur vise à enrayer. La Cour refuse de limiter la liberté d’expression pour conférer une protection contre les préjudices émotionnels. Le professeur Rainville résume avec justesse la nature du préjudice social qui justifiait d’imposer des limites à la liberté d’expression dans l’arrêt Whatcott :

Le droit canadien s’assure de la protection du statut social de la victime tout en délaissant la protection de sa sérénité émotive. Les paroles offensantes sont tolérées, tandis que sont interdits les propos de nature à engendrer la discrimination, l’ostracisme ou la violence à l’égard des [personnes].

    

Le mal susceptible de fonder en l’occurrence une entorse à la liberté d’expression présente donc deux caractéristiques : le préjudice appréhendé se veut de nature collective et sociale . . .

 

Le préjudice interdit est donc social et non point moral, collectif et non pas individuel. [En italique dans l’original.]

 

(La répression de l’art et l’art de la répression : La profanation de la religion à l’épreuve des mutations du droit pénal au sujet du blasphème et de la protection des identités religieuses (2019), p. 61)

[78]                          Ces principes étant établis, il convient à présent de cerner comment ils se transposent dans le contexte de la Charte québécoise.

(4)          Le test applicable en cas de conflit entre le droit à la sauvegarde de la dignité et le droit à la liberté d’expression

[79]                          Après avoir établi une distinction fondée sur un motif prohibé, le demandeur doit en outre démontrer que cette distinction a pour effet de compromettre la reconnaissance, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de sa dignité. Encore faut-il que la protection de ce droit s’impose au regard de l’art. 9.1. Autrement, la demande échouera. Comme l’a à juste titre souligné la juge Savard, c’est à cette étape qu’il convient de résoudre le conflit entre le droit du demandeur à la sauvegarde de sa dignité et la liberté d’expression du défendeur (motifs de la C.A., par. 94-99).

[80]                          Ce faisant, il importe d’éviter de donner à l’art. 4 une portée si vaste qu’elle neutraliserait la liberté d’expression, ou si imprécise qu’elle contreviendrait aux enseignements de notre Cour dans les arrêts Taylor et Whatcott. Enfin, même si cela n’est pas déterminant dans notre analyse, nous prenons note du fait que la violation de l’art. 10 peut donner lieu non seulement à un recours civil, mais aussi à un recours pénal fondé sur le par. 134(1) de la Charte québécoise. S’il était nécessaire d’en trouver une, ce serait là une raison supplémentaire de clarifier le test applicable.

[81]                          Dans l’arrêt Calego, auquel se réfèrent tant les juges majoritaires que la juge dissidente dans leurs motifs, le juge Morissette propose de résoudre ainsi le conflit entre la dignité et la liberté d’expression :

. . . un critère objectif doit d’abord nous guider dans l’interprétation de l’article 4. La pierre de touche des notions de dignité et d’honneur est une norme abstraite. Il s’agit de la perception d’une personne raisonnable qui, visée comme ici par une remarque à teneur discriminatoire, tempère sa réaction parce qu’elle est habituée aux us et coutumes d’une société pluraliste où l’on valorise la liberté d’expression et où l’on admet certains excès de langage dans l’exercice de cet autre droit fondamental. En d’autres termes, on tolère ici une liberté de ton qui n’est pas la norme partout ailleurs. Cette considération doit figurer dans l’analyse des notions de dignité et d’honneur. Aussi, avant de s’estimer atteinte dans son « droit à la sauvegarde de sa dignité [ou] de son honneur » d’une manière qui contrevient à l’article 10 de la CDLP, la personne raisonnable devra avoir essuyé un affront particulièrement méprisant envers son identité raciale, ethnique ou autre, et lourd de conséquences pour elle. Enfin, en ces matières, on devrait toujours garder présente à l’esprit la maxime de minimis non curat lex. [En italique dans l’original; texte entre crochets dans l’original; par. 99.]

[82]                          À notre avis, la perception d’une personne raisonnable ciblée par des propos identiques doit être écartée. Cette approche entraîne un glissement vers la protection d’un droit de ne pas être offensé, lequel n’a pas sa place dans une société démocratique (Dworkin (2009), p. viii; voir aussi Whatcott, par. 50 et 90). Le test applicable ne doit être axé ni sur le caractère répugnant ou offensant des propos, ni sur le préjudice émotionnel causé à cette personne. Autrement, cela reviendrait à censurer des propos en raison de leur contenu ou de leur effet sur une personne, indépendamment de leurs effets discriminatoires. Pareille approche a été rejetée par notre Cour (Whatcott, par. 50-51, 58 et 82).

[83]                          Pour résoudre le conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de sa dignité, le test applicable nécessite plutôt de déterminer, dans un premier temps, si une personne raisonnable, informée des circonstances et du contexte pertinents, considérerait que les propos visant un individu ou un groupe incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite. Ce premier critère se concilie davantage avec les exigences de la Charte canadienne  telles que formulées dans l’arrêt Whatcott. Sont donc interdits les propos haineux au sens de Whatcott, de même que les propos qui produisent les mêmes effets sur la dignité des personnes sans pour autant répondre à la définition de la haine donnée dans cet arrêt.

[84]                          Dans un second temps, il doit être démontré qu’une personne raisonnable considérerait que, situés dans leur contexte, les propos tenus peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de la personne visée. Ce second critère prend en compte les objectifs visés par la Charte québécoise (Whatcott, par. 178 et 191). L’article 10 vise à supprimer la discrimination dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés de la personne. Or, la reconnaissance d’un droit suppose « l’acceptation sociale de l’obligation générale de le respecter » (Commission ontarienne des droits de la personne, p. 554). La discrimination au sens de la Charte québécoise implique donc une différence de traitement ayant des effets sur l’acceptation sociale d’un individu. Ainsi, ne sont discriminatoires que les propos qui, situés dans leur contexte, peuvent vraisemblablement mettre en péril l’acceptation sociale de cet individu ou de ce groupe (Whatcott, par. 178 et 191). L’analyse n’est pas centrée sur le contenu des propos en tant que tel, mais sur leurs effets probables à l’égard des tiers, c’est-à-dire sur les traitements discriminatoires susceptibles d’en résulter (Whatcott, par. 54, 58 et 82).

[85]                          À cet égard, le mode d’expression des propos et l’effet de ce mode d’expression sont déterminants. Des propos qui suscitent chez leurs destinataires des émotions extrêmes et intrinsèquement dangereuses comme la haine n’ont de toute évidence pas le même impact que des propos posés et rationnels. Bien entendu, cela ne signifie pas que des discours à prétention scientifique ou rationnelle sont incapables d’attiser le mépris de la majorité envers l’humanité des groupes vulnérables. Mais de manière générale, des propos qui font appel à la raison de leur destinataire ou à des émotions dépourvues d’une véritable force mobilisatrice ne mèneront vraisemblablement pas au traitement discriminatoire de l’individu ou du groupe ciblé.

[86]                          Avant de poursuivre notre analyse, quelques remarques s’imposent au sujet des propos prononcés en privé. Le champ d’application de la Charte québécoise n’est pas restreint aux propos diffusés ou publiés, contrairement à la législation en cause dans l’arrêt Whatcott. Il n’est pas exclu que des propos prononcés en privé puissent être discriminatoires en vertu de la Charte québécoise, dans des cas exceptionnels. D’une part, de tels propos doivent être, aux yeux de la personne raisonnable, de nature à inciter au mépris ou à la détestation de l’humanité de la personne ciblée. D’autre part, la personne raisonnable doit conclure que ces propos, placés dans leur contexte, auraient vraisemblablement mené des tiers, s’ils avaient été présents, à imposer un traitement discriminatoire à l’individu ciblé. Au risque de nous répéter, l’analyse doit être centrée sur les effets discriminatoires probables des propos et non sur le préjudice émotionnel subi par la personne qui allègue être victime de discrimination.

[87]                          Ces principes étant exposés, leur application à des propos de nature humoristique commande deux remarques.

[88]                          Premièrement, une forme d’expression qui malmène ou ridiculise des personnes peut inspirer à leur égard des sentiments de dédain ou de supériorité, mais elle n’invite généralement pas pour autant à nier leur humanité ou à les marginaliser aux yeux de la majorité (Whatcott, par. 89-91). Certes, poussé à la limite, le ridicule pourrait franchir cette ligne, mais il ne le fera que dans des circonstances extrêmes et inusitées.

[89]                          Deuxièmement, l’humour, qu’il soit de bon ou de mauvais goût, possède rarement « l’effet d’entraînement requis pour susciter chez des tiers une attitude de haine et de discrimination » (Rainville, p. 68). Il se caractérise par des procédés bien connus tels que « l’exagération, la généralisation abusive, la provocation et la déformation de la réalité » (motifs de la C.A., par. 129, la juge Savard). L’auditoire sait identifier ces procédés, quand ils sont clairs, et il faut lui reconnaître assez de discernement pour ne pas prendre tout ce qui est dit au pied de la lettre (voir, par analogie, Bou Malhab, par. 74; S. Martin, « Rira bien qui rira le dernier : la caricature confrontée au droit à l’image » (2004), 16 C.P.I. 611, p. 621‑622). Cela vaut à plus forte raison lorsque les propos émanent d’une personne connue du public pour son humour particulier (voir, par analogie, Bou Malhab, par. 89) ou lorsqu’ils prennent pour cible une personnalité publique exposée à ce genre de commentaires en raison de sa notoriété (voir, par analogie, WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420, par. 48; Trudeau c. AD4 Distribution Canada inc., 2014 QCCA 1740, par. 21-22 (CanLII)). Sauf dans des cas exceptionnels, il serait étonnant que des propos tenus dans de telles circonstances soient suffisamment mobilisateurs pour susciter des traitements discriminatoires.

[90]                          Ces précisions ne doivent pas être interprétées comme ayant pour effet de conférer une forme d’impunité à l’humoriste ou de diminuer la protection que le droit accorde aux personnalités publiques. Le risque que des propos entraînent de la discrimination est moindre lorsqu’il s’agit de propos soi-disant humoristiques qui émanent d’un humoriste connu ou qui visent une personne connue du public. Et, en l’absence d’un risque suffisamment sérieux, le recours doit échouer.

D.           Application à l’espèce

[91]                          En résumé, nous sommes d’avis que M. Gabriel a fait l’objet d’une distinction en ayant été ciblé par les propos de M. Ward. Toutefois, considérant la conclusion du Tribunal selon laquelle M. Ward « n’a pas choisi Jérémy à cause de son handicap », mais bien « parce qu’il est une personnalité publique » (motifs de première instance, par. 86), force est de conclure que cette distinction n’est pas fondée sur un motif prohibé. À elle seule, cette conclusion suffit à décider du pourvoi. Nous considérons néanmoins utile de procéder à l’analyse de la discrimination dans son intégralité, vu le contexte particulier de l’affaire.

(1)          Une distinction, exclusion ou préférence

[92]                          Comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Bombardier, « [l]e premier élément constitutif de la discrimination ne présente pas de difficultés » (par. 42). Le demandeur doit prouver qu’il a fait l’objet « d’une différence de traitement, c’est-à-dire [d]’une décision, mesure ou conduite [qui] le “touche [. . .] d’une manière différente par rapport à d’autres personnes auxquelles elle peut s’appliquer” » (ibid., citant Commission ontarienne des droits de la personne, p. 551).

[93]                          Monsieur Ward est un humoriste professionnel qui dit pratiquer l’humour noir. Dans le numéro de son spectacle intitulé Les Intouchables comme dans ses capsules humoristiques, il tourne en ridicule plusieurs personnalités publiques. Monsieur Gabriel est l’une d’elles.

[94]                          De l’avis du Tribunal, M. Gabriel a fait l’objet d’une différence de traitement en ayant été exposé à la moquerie dans le spectacle et les capsules humoristiques de M. Ward (motifs de première instance, par. 81). Nous estimons qu’il n’y a pas lieu d’intervenir à l’égard de cette conclusion de fait en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante (Vavilov, par. 37; Hydro-Québec c. Matta, 2020 CSC 37, par. 33).

[95]                          Cela dit, une distinction à elle seule ne peut suffire. Il importe que la distinction en question ait été fondée sur un motif prohibé, soit le deuxième élément constitutif de la discrimination. 

(2)          Fondée sur un motif prohibé

[96]                          Le Tribunal a correctement identifié le test applicable à l’égard du deuxième élément constitutif de la discrimination en se référant à l’arrêt Bombardier. Suivant ce test, « le demandeur a le fardeau de démontrer qu’il existe un lien entre un motif prohibé de discrimination et la distinction, l’exclusion ou la préférence dont il se plaint ou, en d’autres mots, que ce motif a été un facteur dans la distinction, l’exclusion ou la préférence » (Bombardier, par. 52 (en italique dans l’original)). Autrement dit, « il suffit que le motif ait contribué aux décisions ou aux gestes reprochés pour que ces derniers soient considérés comme discriminatoires » (Bombardier, par. 48).

[97]                          La conclusion du Tribunal sur ce point est contradictoire. Dans un premier temps, le Tribunal conclut, « [à] la lumière de l’ensemble de la preuve », que M. Ward « n’a pas choisi [de prendre pour cible M. Gabriel] à cause de son handicap », mais plutôt « parce qu’il est une personnalité publique qui attire la sympathie du public et paraît “intouchable” » (par. 86). Ainsi, la distinction identifiée préalablement par le Tribunal n’est pas fondée sur un motif prohibé. L’analyse du Tribunal devait s’arrêter là.

[98]                          À notre avis, le Tribunal erre lorsqu’il poursuit son analyse en s’attardant aux propos eux-mêmes afin de déterminer s’ils sont ou non liés au handicap de M. Gabriel, et ce, en dépit de sa conclusion voulant que « la décision de [M.] Ward de faire des blagues sur [M. Gabriel n’était] pas elle-même discriminatoire » (par. 87 (nous soulignons)).

[99]                          Le raisonnement du Tribunal consiste essentiellement à conclure à l’existence d’une distinction fondée sur un motif prohibé dès lors que les propos font référence à un tel motif. Or, la simple mention d’un motif prohibé ne peut à elle seule établir que ce motif a constitué un facteur dans la différence de traitement. Certes, cela peut constituer un indice, mais certainement pas une preuve suffisante de son existence. S’il en était autrement, il ne serait plus nécessaire de prouver que le motif a contribué à la différence de traitement. Comme notre Cour l’a affirmé dans Bombardier, « bien que la nature de la preuve présentée puisse varier d’une affaire à l’autre, l’“analyse juridique”, elle, ne change pas. Ce qui peut varier, ce sont les circonstances qui pourront permettre de satisfaire aux divers éléments de l’analyse, et les tribunaux doivent adopter une approche qui tienne compte du contexte » (par. 69).

[100]                      À la lumière de la conclusion du Tribunal, qui retient que M. Gabriel a été ciblé par les propos de M. Ward en raison de sa notoriété et non de son handicap, le Tribunal n’avait d’autre choix que de conclure que le second élément constitutif de la discrimination n’a pas été rempli. En passant outre à sa propre conclusion de fait, le Tribunal fait abstraction de la nature particulière du recours dont il est saisi. Il se limite au message et au préjudice, et conduit son analyse comme il le ferait dans un recours en diffamation, où la partie demanderesse n’a pas à prouver une différence de traitement ni un lien avec un motif prohibé de discrimination.

[101]                      Par ailleurs, et avec égards, les juges majoritaires de la Cour d’appel occultent la première conclusion de fait du Tribunal et y substituent erronément leur propre analyse, lorsqu’elles concluent que « M. Ward choisit M. Gabriel à la fois en raison de sa notoriété et parce qu’il est en situation de handicap » (motifs de la C.A., par. 168).

[102]                      Cela dit, même si nous adoptions la position du Tribunal ou celle des juges majoritaires de la Cour d’appel, cela n’aurait pas d’incidence sur le sort du présent pourvoi, vu notre conclusion relative au troisième élément constitutif de la discrimination.

(3)          Compromettant la reconnaissance du droit à la sauvegarde de la dignité

[103]                      Le dernier élément de la discrimination requiert d’établir si la différence de traitement fondée sur un motif prohibé compromet le droit de M. Gabriel à la reconnaissance en pleine égalité de son droit à la sauvegarde de sa dignité. Cette démarche nécessite d’abord de déterminer si la protection du droit de M. Gabriel à la sauvegarde de sa dignité s’impose au regard de l’art. 9.1 de la Charte. Pour ce faire, ce droit doit être pondéré avec le droit à la liberté d’expression de M. Ward.

[104]                      Le test établi précédemment permet de résoudre le conflit entre les droits fondamentaux invoqués par les parties. D’abord, il faut se demander si une personne raisonnable, informée des circonstances et du contexte pertinents, considérerait que les propos visant M. Gabriel incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite. Il faut ensuite se demander si cette personne raisonnable considérerait que, situés dans leur contexte, ces propos peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de M. Gabriel. À notre avis, les propos tenus par M. Ward ne satisfont à aucune de ces deux exigences.

[105]                      Dans le cadre de sa dissidence, la juge Savard souligne avec justesse l’importance de situer les propos dans leur contexte (motifs de la C.A., par. 128-129). Le présent contexte est celui d’un spectacle d’humour noir destiné à un auditoire qui a payé pour entendre ce genre de propos. Dans son spectacle, M. Ward affirme qu’il est devenu impossible au Québec de se moquer des gens sans s’exposer à des poursuites judiciaires. Il dit vouloir prendre des risques et rire des « intouchables », c’est-à-dire de ceux et celles que les Québécois apprécient, qui ont du succès et du pouvoir. Après s’être moqué de l’apparence physique de nombreuses personnalités publiques, M. Ward en vient à M. Gabriel, qu’il décrit à son auditoire comme le jeune avec un haut-parleur sur la tête. Évoquant les plaintes de ceux qui n’appréciaient guère son talent artistique, il raconte avoir défendu le droit de M. Gabriel de vivre son rêve en croyant qu’il était sur le point de mourir. Monsieur Ward ajoute que, puisque celui-ci ne mourrait pas, il a essayé de le noyer sans y parvenir. En terminant le numéro, il dit avoir découvert, par des recherches, que la maladie de M. Gabriel est d’être laid.

[106]                      En ce qui concerne la capsule vidéo, elle a été réalisée à l’occasion de la parution de l’autobiographie de M. Gabriel, en 2008, soit deux années avant le lancement du spectacle en litige. L’humoriste a rendu cette capsule accessible sur son site Web professionnel pendant environ une année. Elle consiste en une photographie du jeune M. Gabriel dont les yeux et la bouche seuls sont animés. D’une voix contrefaite, M. Ward y fait parler sa cible à la première personne. Monsieur Gabriel y est présenté comme un jeune avec un haut-parleur sur la tête et une bouche qui ne ferme pas au complet.

[107]                      Le témoignage de M. Gabriel est éloquent sur la peine que lui ont causée ces propos blessants, qui remontent à une époque où il était encore jeune adolescent. Le fait qu’un humoriste connu, populaire, profite de sa tribune pour se moquer d’un jeune homme en situation de handicap n’a certes rien d’édifiant. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas ici de déterminer si les propos de M. Ward sont de bon ou de mauvais goût, mais d’appliquer un cadre juridique à des propos prononcés dans un contexte précis. Ce cadre juridique est centré sur les effets discriminatoires probables des propos et non sur le préjudice émotionnel subi par la personne ciblée.

[108]                      Selon nous, une personne raisonnable informée des circonstances pertinentes ne considérerait pas que les propos de M. Ward visant M. Gabriel incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite. Situés dans leur contexte, ses propos ne peuvent être pris au premier degré. Bien que M. Ward prononce des méchancetés et des propos honteux liés au handicap de M. Gabriel, ses propos n’incitent pas l’auditoire à traiter celui-ci comme un être inférieur.

[109]                      Dans sa capsule comme dans son spectacle, M. Ward se moque de certaines caractéristiques physiques de M. Gabriel. Rire des caractéristiques physiques d’une personne peut être répugnant; ce l’est assurément lorsque la personne en question est un jeune en situation de handicap qui contribue avec détermination à la société. Mais, de tels propos n’incitent pas, du seul fait qu’ils sont répugnants, à détester ou mépriser l’humanité de la personne ciblée (Whatcott, par. 90-91). La première exigence du test n’est donc pas rencontrée, et l’analyse pourrait s’arrêter ici.

[110]                      Cela dit, même si nous avions conclu que les propos tenus incitent au mépris ou à la détestation de l’humanité de M. Gabriel pour un motif illicite, l’analyse de la seconde exigence du test précisé dans le présent arrêt aurait également mené au rejet de son recours. Une personne raisonnable ne pourrait considérer que les propos tenus par M. Ward, situés dans leur contexte, peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de M. Gabriel.

[111]                      En première instance, le Tribunal a retenu que des camarades de classe de M. Gabriel se sont moqués de lui « en s’inspirant des propos de [M.] Ward » (par. 114 (nous soulignons)). Cette preuve est pertinente seulement dans la mesure où elle nous renseigne sur l’effet probable des propos. Il faut rappeler que le test est objectif. En conséquence, il convient de garder à l’esprit qu’un fait postérieur à une conduite n’est pas nécessairement une conséquence de cette conduite. Ainsi, le fait que des gens s’inspirent de certains propos n’est pas pour autant un effet probable de ces propos. Bien entendu, il est prévisible que des propos prononcés par un humoriste connu aient des répercussions en dehors de leur contexte initial, mais ces répercussions ne lui sont pas nécessairement imputables pour autant. Encore faut-il déterminer si, considérés objectivement, les propos tenus encourageaient de telles répercussions. À notre avis, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[112]                      Les propos litigieux se caractérisent par une provocation affichée et une exagération systématique — des procédés qui accentuent leur effet de dérision. Ils sont le fait d’un humoriste de carrière connu pour ce genre d’humour. Ils exploitent, à tort ou à raison, un malaise en vue de divertir, mais ils ne font guère plus que cela. Ainsi, les propos tenus dans la capsule vidéo et dans le spectacle, replacés dans leur contexte, ne sont pas de nature à produire un effet d’entraînement susceptible de mener au traitement discriminatoire de M. Gabriel.

[113]                      En conséquence, la Commission ne satisfait pas aux exigences requises pour avoir gain de cause en vertu des art. 4 et 10 de la Charte québécoise. Mais cette conclusion ne signifie pas que M. Gabriel était sans recours à la suite de ces événements. D’autres recours étaient disponibles. À titre d’exemple, et sans nous prononcer sur les chances de succès de ces recours alternatifs, M. Gabriel aurait pu invoquer la protection contre le harcèlement prévue à l’art. 10.1 de la Charte en raison de l’intimidation qu’il a subie. De même, M. Gabriel aurait pu intenter une action en diffamation. Cependant, ni la Commission ni le Tribunal n’ont compétence en matière de diffamation. La conjugaison de la norme d’égalité de la Charte québécoise et du droit à la sauvegarde de la dignité ne sauraient leur conférer cette compétence par une voie oblique.

IX.         Dispositif

[114]                      L’appel est accueilli sans dépens. Les jugements du Tribunal et de la Cour d’appel sont infirmés en ce qui concerne M. Gabriel.

 

Version française des motifs des juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer rendus par

 

                    Les juges Abella et Kasirer —

[115]                     Le présent pourvoi porte sur des propos discriminatoires ciblant un enfant handicapé. Il concerne un humoriste qui, revendiquant sa liberté artistique, a raillé des personnalités publiques, dont un enfant physiquement handicapé qui est devenu connu comme chanteur. La question en litige consiste à décider si l’enfant handicapé a perdu sa protection contre la discrimination et le droit de ne pas être l’objet d’humiliation et d’intimidation publiques du seul fait qu’il est bien connu.

[116]                     Depuis des générations, notre pays s’efforce de créer une société qui valorise les droits de la personne et qui protège les gens contre les préjudices qui leur sont causés parce qu’ils sont différents de par leur race, leur religion, leur handicap, leur couleur ou leur orientation sexuelle, entre autres motifs. Jamais nous ne tolérerions une conduite humiliante ou déshumanisante envers des enfants handicapés; il n’existe donc aucune raison de principe justifiant de tolérer des propos qui ont le même effet injurieux. Tenter de justifier une telle conduite discriminatoire en la drapant dans le principe de la liberté d’expression ne la rend pas moins intolérable lorsque ces propos constituent de la maltraitance psychologique délibérée envers un enfant handicapé.

[117]                     Les législateurs et les tribunaux ont systématiquement pris des mesures pour prévenir les graves préjudices que peuvent causer certains propos et pour indemniser les personnes qui en sont victimes. En conséquence, il ne s’agit pas d’une affaire portant principalement sur la liberté artistique. Il s’agit d’une affaire qui concerne le droit des personnes vulnérables et marginalisées, particulièrement les enfants handicapés, de ne pas être l’objet d’humiliation, de cruauté, d’intimidation et de dénigrement publics les ciblant de façon particulière sur la base de leur handicap, ainsi que l’atteinte dévastatrice à leur dignité qui en résulte. Il n’est pas surprenant, compte tenu de la teneur des blagues et du jeune âge de l’enfant, que les propos aient eu des répercussions sérieuses sur celui‑ci. Il a été ostracisé par ses pairs et a eu des pensées suicidaires.

[118]                     La disposition en cause en l’espèce est l’art. 10 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C‑12 (« Charte québécoise »), qui protège l’exercice, en pleine égalité, d’autres droits et libertés individuels, y compris le droit d’une personne à la sauvegarde de sa dignité. À notre avis, cette disposition sert à protéger les gens contre des propos discriminatoires tellement préjudiciables qu’une personne raisonnable se trouvant dans leur situation refuserait de les tolérer. L’article 10 doit continuer à être interprété d’une manière qui permette de s’attaquer à ce type de préjudices individuels, conformément à la norme établie par la Cour d’appel dans Calego International inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013 QCCA 924, [2013] R.J.D.T. 517.

[119]                     Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi. La question centrale consiste à déterminer si l’atteinte à l’exercice, en pleine égalité, du droit à la dignité est suffisamment grave, ou si elle est justifiée par la liberté d’expression de l’humoriste. Dans les circonstances de la présente affaire, les moqueries largement diffusées visant un enfant handicapé âgé de 10 à 13 ans, qui soulevaient des idées déshumanisantes liées à son handicap, satisfont clairement à ce critère.

Contexte

[120]                     Le plaignant Jérémy Gabriel est né en 1996, atteint du syndrome de Treacher Collins. Ce syndrome entraîne des malformations de la tête, des oreilles et du palais, et dans le cas de Jérémy Gabriel il a causé la surdité. À l’âge de 6 ans, ce dernier s’est fait poser un appareil auditif ostéo‑intégré qui lui a permis, pour la première fois, d’entendre 80 à 90 p. 100 des sons. Grâce à l’appareil auditif, il a pu apprendre à parler. Il s’est également découvert une passion pour le chant. En 2005, à l’âge de 8 ans, il a fait sa première sortie publique comme chanteur dans une émission télévisée appelée Donnez au suivant. Il est devenu bien connu du public par la suite. De 2005 à 2008, de l’âge de 8 à 11 ans, Jérémy Gabriel a donné de nombreuses représentations, notamment devant le Pape et en présence de Céline Dion. Il a également participé à plusieurs émissions de télévision diffusées au Québec et ailleurs au Canada, et il a chanté l’hymne national à un match des Canadiens de Montréal.

[121]                     Mike Ward est un humoriste qui se produit sur scène depuis les années 1990. Selon ses dires, il a donné des milliers de spectacles et certains de ses numéros sont accessibles à un auditoire plus large sur Internet. De 2010 à 2013, M. Ward a présenté un spectacle intitulé Mike Ward s’eXpose. Dans ce spectacle, il a ciblé des célébrités qu’il qualifie de « vaches sacrées ».

[122]                     En 2007, à l’âge de 10 ans, Jérémy Gabriel a publié une autobiographie dans laquelle il décrivait sa carrière et le fait de vivre avec le syndrome de Treacher Collins. Peu de temps après, M. Ward a publié sur son site Web des capsules vidéo dans lesquelles il se moquait de Jérémy Gabriel. Dans ces capsules, M. Ward se moquait du handicap de ce dernier, y compris en faisant des imitations, et tenait les propos suivants :

                        Pis là j’en profite t’sais de sortir la marchandise pendant que j’t’encore jeune t’sais parce que je veux dire plus tard, t’sais rendu à 40 ans là j’pourrai pu faire des disques t’sais. J’veux dire pas beau qui chante t’sais y’a déjà Gregory Charles facque lui y’a comme le monopole du marché.

                        Pis là, bin t’sais, ça je voulais pas le dire, mais c’est parce que moi je peux pas contrôler qu’est‑ce qui sort parce que ma bouche a ferme pas au complet, regardez . . .

                        Mais ça, ça c’est une opération que j’aurais aimé ça vouloir avoir, mais ça d’l’air j’aimais mieux mettre toute mon argent dans le char sport que ma mère a acheté facque là moi je suis pogné avec ma petite boîte de son su’a tête, ma y’eule qui ferme pas, pis un livre assez moyen merci. [Nous soulignons.]

                    (d.a., vol. III, p. 194 (transcription basée sur le CD joint au d.a.))

[123]                     Dans son spectacle Mike Ward s’eXpose, M. Ward a tenu les propos suivants au sujet de Jérémy Gabriel, qui avait alors entre 13 et 16 ans :

                        Elle m’impressionne Céline parce qu’elle a chanté pour le pape, le seul autre enfant québécois [à] chanter pour le pape? Le petit Jérémy?

                        Vous vous rappelez du petit Jérémy, t’sais le jeune avec le sub‑woofer su’a tête?

                        Quand le petit Jérémy est arrivé tout le monde chialait sauf moi, j’étais le seul à le défendre. T’sais quand y’est arrivé, y’a chanté pour le pape, le monde disait « Y’est ben mauvais, y fausse, y chante mal. » Moi je le défendais, j’disais « Y’est mourant, laissez le vivre son rêve, y vie un rêve. Son rêve était de fausser devant le pape. »

                        Pis après y’a chanté pour les Canadiens, le monde [chialait] encore « Y chante mal. Y fausse, y’est pas bon. » Criss y vie un rêve, laisse le vivre son rêve.

                        [Il a chanté pour] Céline, encore des « Y’est ben poche lui, Y fausse, y chante mal. » Crisse y’est [mourant], laissez le vivre son rêve. Je le [défendais] [. . .] Sauf que là [. . .] 5 ans plus tard [. . .] y’est pas encore mort!

                        Moi le cave je le [défendais] comme un cave, pis y meurt pas.

                        Je l’ai vu avec sa mère dans un Club Piscine, j’ai essayé de le noyer [. . .] pas capable, pas capable, y’est pas tuable.

                        J’suis allé voir sur Internet c’était quoi sa maladie? Sais‑tu c’est quoi qu’y a? Y’est lette!

                    (d.a., vol. III, p. 260‑261 (reproduction textuelle de la transcription))

[124]                     Environ 135 000 billets ont été vendus pour ces représentations, et 7 500 exemplaires DVD de celles‑ci ont également été vendus. Une version enregistrée du spectacle était également disponible sur le site Web de M. Ward, auquel le grand public avait accès.

[125]                     Jérémy Gabriel a appris l’existence des vidéos de M. Ward en 2010 alors qu’il était âgé de 13 ans et qu’il venait de commencer ses études secondaires. À l’école, les élèves le tourmentaient, répétant les blagues que M. Ward avait faites pendant son numéro et qui circulaient en ligne. L’impact sur Jérémy Gabriel pendant cette étape formative de sa vie a été substantiel. Il se demandait si sa vie avait de la valeur, il se sentait perdu, isolé et a eu à plusieurs occasions des pensées suicidaires.

[126]                     En 2012, M. Ward a été interviewé à une émission de télévision appelée Les francs‑tireurs. Il a discuté des blagues qu’il avait faites au sujet de Jérémy Gabriel, expliquant que repousser les limites et aller trop loin étaient au cœur même de son humour. En réponse aux questions de l’intervieweur, M. Ward a reconnu que ses blagues étaient non seulement de mauvais goût, mais qu’elles équivalaient à de l’intimidation visant un enfant handicapé :

                    Intervieweur : Ok. Et dans ton show, tu dis qu’y’est laid.

                    M. Ward : Oui.

                    Intervieweur : C’est‑tu de sa faute si y’est laid?

                    M. Ward : Non.

                    Intervieweur : En quoi c’est drôle?

                    M. Ward : Je le sais pas, mais c’est [. . .] c’est [. . .] je le sais pas. C’est [. . .] Mais, moi, de la manière que mon gag est construit, je le trouve drôle. Pis le monde rit et après je juge le monde pour rire à ça, rire de ça . . .

                    Intervieweur : Si tu ris de Jérémy, de, de qui tu riras pas?

                    . . .

                    Intervieweur : Parce que je reviens à ça Mike, y’est malade, pas de sa faute. Peux‑tu y donner un break?

                    M. Ward : Mais vois‑tu, ça c’est un des gag que quand je disais j’ai une limite que je suis tout le temps à la limite, ça je suis du mauvais côté de la limite, mais je le sais pas osti c’est un problème que j’ai. Moi [. . .] ça me fait rire.

                    . . .

                    Intervieweur : T’as participé à une vidéo contre l’intimidation, où tu dis à quel point c’est mal l’intimidation, le bullying. Écoute, moi, ce que tu fais avec Jérémy, je trouve que c’est une forme de bullying de le batter aux quatre coins de la province devant des centaines, devant des milliers de personnes. En quoi c’est pas du bullying?

                    M. Ward : Je le sais pas. Je le sais pas. C’est un bon point. Je t’entends pis t’sais mettons si tu parlais, mettons j’suis dans mon salon, tu parles à quelqu’un pis tu y dis ça, je vas faire criss y’a totalement raison. T’sais l’autre c’est un osti de crétin de parler d’un enfant handicapé de même . . . [Nous soulignons.]

                    (d.a., vol. III, p. 196 (transcription basée sur le CD joint au d.a.))

[127]                     Cette entrevue a poussé Jérémy Gabriel et ses parents à déposer une plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (« Commission »). Ils ont allégué que les propos de M. Ward portaient atteinte de façon discriminatoire au droit à la dignité, à l’honneur et à la réputation qui leur est garanti par les art. 4 et 10 de la Charte québécoise.

[128]                     La Commission a conclu que les propos et les vidéos de M. Ward constituaient de la discrimination au sens de la Charte québécoise, et elle a porté la demande devant le Tribunal des droits de la personne (« Tribunal ») au nom de Jérémy Gabriel et de ses parents.

[129]                     Le Tribunal (présidé par le juge Hughes, avec l’assistance des assesseures Me Claudine Ouellet et Me Mélanie Samson) a statué que l’existence de discrimination prima facie avait été démontrée au regard de l’analyse établie dans la jurisprudence québécoise (2016 QCTDP 18, 35 C.C.L.T. (4th) 258). Il a conclu que M. Gabriel avait été traité différemment sur la base de son handicap, d’une manière qui violait son droit à l’égalité. Le Tribunal a mentionné les effets dévastateurs qu’ont eu les propos de M. Ward sur l’estime de soi de M. Gabriel, le fait qu’il a été intimidé à l’école, qu’il se sentait éloigné de ses amis et de sa famille et qu’il avait eu des pensées suicidaires.

[130]                     À l’étape de la justification, le Tribunal a conclu que la liberté d’expression ne pouvait servir de moyen de défense en l’espèce, puisque les blagues de M. Ward ne soulevaient pas de question d’intérêt public et qu’elles s’éloignaient des valeurs fondamentales que la liberté d’expression cherche à protéger. En conséquence, l’atteinte à l’exercice, en pleine égalité, du droit de M. Gabriel à la dignité, à l’honneur et à la réputation était injustifiée.

[131]                     Monsieur Ward a été condamné à verser à M. Gabriel la somme de 35 000 $ à titre de dommages‑intérêts moraux et punitifs, ainsi que la somme de 7 000 $ à la mère de ce dernier.

[132]                     En Cour d’appel, les juges majoritaires, appliquant la même analyse établie par la jurisprudence québécoise qu’avait appliquée le Tribunal, ont convenu que le droit de M. Gabriel à l’exercice, en pleine égalité, de son droit à la dignité, à l’honneur et à la réputation avait été violé et que la liberté d’expression ne pouvait justifier la conduite de M. Ward (2019 QCCA 2042, 62 C.C.L.T. (4th) 230). Les juges majoritaires ont en conséquence confirmé l’octroi de dommages‑intérêts à M. Gabriel, mais infirmé le jugement en faveur de sa mère, estimant qu’aucun de ses droits n’avait été violé.

[133]                     La juge dissidente a statué qu’il avait été déraisonnable de la part du Tribunal de juger que M. Gabriel avait fait l’objet d’une distinction fondée sur son handicap, concluant plutôt que ce dernier avait été pris pour cible non pas parce qu’il avait un handicap, mais parce qu’il était une personnalité publique. Elle a ajouté que le fait de caricaturer quelqu’un en raison de son handicap ne peut donner ouverture à un recours fondé sur les art. 4 et 10, parce qu’il s’agit d’une question de diffamation, et non de discrimination. Puisque le Tribunal n’a pas compétence en matière de diffamation, il n’avait pas compétence à l’égard de la demande. De plus, la juge a conclu que le Tribunal avait commis une erreur en considérant la liberté d’expression au stade de l’analyse de la justification, plutôt que comme une limite interne au droit à la dignité. La juge aurait accueilli l’appel et rejeté les demandes présentées au nom de M. Gabriel et de sa mère.

Analyse

[134]                     Nous ne voyons aucune raison de nous écarter de la jurisprudence de notre Cour qui confirme que c’est l’effet de la conduite qui importe, et non l’intention, et qui rejette les propositions voulant qu’il soit acceptable de discriminer, si la discrimination résulte du fait de traiter également des gens dans la même situation, et que la liberté d’expression emporte le droit de se livrer à de la discrimination. Il s’ensuit que les justifications avancées par M. Ward, à savoir qu’il n’avait pas l’intention de discriminer, qu’il traitait Jérémy Gabriel comme n’importe quelle autre célébrité et que sa liberté artistique en tant qu’humoriste lui conférait le droit de se moquer d’un enfant handicapé, sont dénuées de fondement juridique.

[135]                     Il est allégué que les propos formulés par M. Ward au sujet du handicap de M. Gabriel, tant dans les représentations devant public que sur Internet, constituaient une atteinte discriminatoire au droit de ce dernier à la dignité, à l’honneur et à la réputation. L’allégation est basée sur les art. 4 et 10 de la Charte québécoise. L’article 4 protège, en tant que droit fondamental, le droit d’une personne à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation. L’article 10 est la disposition de la Charte québécoise portant sur l’égalité. Il protège toute personne contre les atteintes discriminatoires aux droits et libertés énoncés dans la Charte québécoise[3]. Ensemble, les art. 4 et 10 protègent le droit d’une personne à la sauvegarde, en pleine égalité, de sa dignité, de son honneur et de sa réputation. Ces articles sont ainsi rédigés :

                    4.      Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

                    10.    Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

                        Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

[136]                     En vertu de la Charte québécoise, les libertés et droits fondamentaux, y compris le droit énoncé à l’art. 4, sont circonscrits et mis en balance par l’application de l’art. 9.1 qui prévoyait ce qui suit à l’époque pertinente :

                    9.1    Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.

                        La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.

[137]                      Pour déterminer si des propos constituent de la discrimination, il faut appliquer le même cadre d’analyse que celui utilisé dans le contexte d’autres recours en discrimination fondés sur l’art. 10. Il a été confirmé récemment par notre Cour dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), [2015] 2 R.C.S. 789. La Cour a jugé à l’unanimité que la démarche en matière de discrimination visée par la Charte québécoise consiste d’abord à se demander si une preuve de discrimination prima facie a été établie, puis à déterminer si la conduite était justifiée (par. 36‑37).

[138]                      Suivant l’analyse énoncée dans Bombardier pour déterminer s’il y a discrimination prima facie, les plaignants doivent démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils ont été l’objet d’une « distinction, exclusion ou préférence » fondée sur l’un des motifs énumérés à l’art. 10 (par. 35). Ils doivent établir que la distinction « affecte l’exercice en pleine égalité de l’un de ses droits ou libertés garantis par la Charte » (par. 53). Comme l’a expliqué la Cour, au par. 54 :

                        Cela signifie que le droit à l’absence de discrimination ne peut à lui seul fonder un recours et doit nécessairement être rattaché à un autre droit ou à une autre liberté de la personne reconnus par la loi. Il ne faut toutefois pas confondre cette exigence avec la portée autonome du droit à l’égalité; la Charte [québécoise] n’exige pas une « double violation » (droit à l’égalité et, par exemple, liberté de religion), ce qui rendrait l’art. 10 superflu. [Références omises.]

[139]                     Par conséquent, pour qu’une demande soit accueillie sur le fondement de l’art. 10, la disposition sur l’égalité, le plaignant doit établir que l’exercice d’une liberté ou d’un droit garanti par la Charte québécoise, autre que l’égalité, a été compromis de façon discriminatoire, mais sans avoir à établir que la liberté ou le droit en question a été violé de façon indépendante (Velk c. McGill University, 2011 QCCA 578, 89 C.C.P.B. 175, par. 42; Commission scolaire St‑Jean‑sur‑Richelieu c. Commission des droits de la personne du Québec, [1994] R.J.Q. 1227 (C.A.), p. 1243; voir aussi David Robitaille, « Non‑indépendance et autonomie de la norme d’égalité québécoise : Des concepts “fondateurs” qui méritent d’être mieux connus » (2004), 35 R.D.U.S. 103, p. 111‑113; Christian Brunelle, « Pour une restructuration de la Charte québécoise? », dans Mélanges en l’honneur de Jacques‑Yvan Morin, [2015] R.Q.D.I. (hors‑série) 199, p. 213).

[140]                      Si le plaignant est en mesure d’établir qu’il y a discrimination prima facie selon la prépondérance des probabilités, le défendeur a le droit de « présenter une défense de justification, dont la preuve lui incombe » (Bombardier, par. 58). À cette étape, le fardeau de la preuve est transféré au défendeur, qui doit alors « justifier sa décision ou sa conduite en invoquant les exemptions prévues par la loi sur les droits de la personne applicable ou celles développées par la jurisprudence » (par. 37).

[141]                      Tel qu’indiqué dans l’arrêt Bombardier, cette démarche est compatible avec l’application par notre Cour de l’analyse relative à la discrimination partout au pays et elle s’accorde avec l’approche de la Cour qui consiste à « privilégie[r] [. . .] une interprétation cohérente des diverses lois provinciales en matière de droits de la personne, sauf intention contraire du législateur » (par. 31; voir, p. ex., Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, par. 2; Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, [2007] 1 R.C.S. 161, par. 44, la juge Abella, motifs concordants; Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), [2012] 3 R.C.S. 360; Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, par. 20).

[142]                      Nous prenons note du désaccord en Cour d’appel quant à l’endroit où la mise en balance prescrite par l’art. 9.1 de la Charte québécoise doit se faire dans le cadre de l’analyse énoncée dans Bombardier. Selon la juge dissidente de la Cour d’appel, le Tribunal a eu tort de ne pas effectuer cette mise en balance à l’étape de la détermination de l’existence de discrimination prima facie (par. 99), tandis que les juges majoritaires ont conclu qu’il convenait plutôt d’y procéder à l’étape de la justification (par. 194). Dans les cas où, comme en l’espèce, les considérations de part et d’autre ont été débattues en profondeur par les parties, le fait de procéder à la mise en balance à la première étape — où le fardeau repose sur la Commission —, ou encore à la seconde — où le fardeau incombe au défendeur —, n’aura généralement pas d’incidence sur le résultat. C’est précisément la situation en l’espèce en ce qui concerne M. Ward.

[143]                      Pour décider s’il y a eu discrimination prima facie en l’espèce, la première étape consiste à déterminer si M. Ward a soumis M. Gabriel à une distinction fondée sur son handicap. Dans l’affirmative, il faut alors se demander si cette distinction a eu pour effet de porter atteinte au droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, d’un droit protégé par la Charte québécoise.

[144]                      La question de savoir si, dans un cas donné, il y a distinction fondée sur un motif énuméré à l’art. 10 est une question mixte de fait et de droit qui commande la déférence en appel. Il n’y a aucune raison de modifier la conclusion du Tribunal portant que ce premier élément de la discrimination prima facie a été établi au vu du dossier.

[145]                      Le fardeau qui incombe à la Commission à cette étape « est limité aux éléments de préjudice et au lien avec un motif de discrimination prohibé » (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665 (« Boisbriand »), par. 65). Cela signifie que la Commission n’a pas à démontrer que M. Ward avait l’intention de cibler M. Gabriel en particulier sur la base de son handicap, ou que la distinction était fondée exclusivement, ou même principalement, sur son handicap. Il suffit qu’il y ait un lien entre la distinction et le motif (Bombardier, par. 41 et 45‑47). Comme l’a affirmé notre Cour dans Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252, pour qu’une distinction soit fondée sur un motif énuméré, « [i]l suffit que l’attribution d’une caractéristique du groupe visé à un de ses membres en particulier constitue un facteur du traitement dont il fait l’objet » (p. 1288‑1289 (nous soulignons); voir aussi Desroches c. Commission des droits de la personne, [1997] R.J.Q. 1540 (C.A.)).

[146]                      Le Tribunal a statué à maintes reprises que le fait de proférer une insulte ouvertement discriminatoire constitue une « distinction, exclusion ou préférence » fondée sur un motif énuméré (voir, p. ex., Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Remorquage Sud‑Ouest (9148‑7314 Québec inc.), 2010 QCTDP 12; St‑Éloi c. Rivard, 2018 QCTDP 2). Toutefois, il a également statué que des propos qui ne sont pas des insultes explicites peuvent constituer de la discrimination eu égard à la façon dont une personne faisant partie du groupe marginalisé en cause les comprendrait (voir, généralement, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Camirand, 2008 QCTDP 11, par. 39 (CanLII); Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Paradis, 2016 QCTDP 17, par. 149 (CanLII); Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Quenneville, 2019 QCTDP 18; De Gaston c. Wojcik, 2012 QCTDP 20; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Brisson, 2009 QCTDP 3, par. 42 (CanLII)).

[147]                      Les blagues de M. Ward au sujet de M. Gabriel étaient de toute évidence des insultes péjoratives basées sur le handicap de ce dernier. Monsieur Ward a qualifié Jérémy Gabriel de « pas beau qui chante », et il s’est moqué de lui en disant qu’il était incapable de fermer sa bouche au complet (motifs du Tribunal, par. 21) et qu’il avait un « sub‑woofer » (une caisse de son) sur la tête en décrivant un appareil auditif (par. 18). Ses blagues sur sa tentative de noyer M. Gabriel s’inspiraient de stéréotypes pernicieux voulant que les personnes handicapées soient des objets de pitié et des fardeaux pour la société dont on peut se débarrasser (Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 56). Des auteurs ont observé ce phénomène, particulièrement en ce qui concerne les mauvais traitements réservés aux enfants handicapés (voir, p. ex., Susanne Commend, « Au secours des petits infirmes » : Les enfants handicapés physiques au Québec entre charité et exclusion, 1920‑1990, thèse de doctorat (2018), p. 87).

[148]                      Monsieur Ward a plaidé que M. Gabriel n’avait pas été ciblé de façon particulière parce qu’il était un enfant handicapé, mais parce qu’il était une célébrité. Cet argument fait abstraction d’une réalité fondamentale en l’espèce : M. Ward a ciblé des aspects de la personnalité publique de M. Gabriel qui étaient inextricablement liés à son handicap. Par conséquent, ce dernier se distinguait des autres personnalités publiques dont M. Ward s’est moqué en tant que « vaches sacrées ». Ces réalités ne sauraient être artificiellement écartées de façon à soustraire les propos de M. Ward à un examen judiciaire fondé sur les droits de la personne. Voilà pourquoi le Tribunal a conclu, à juste titre, que tant les capsules vidéo largement diffusées de M. Ward, disponibles jour et nuit à toute personne disposant d’une connexion Internet, que son spectacle devant public, avaient soumis M. Gabriel à une distinction fondée sur son handicap. Dans ces représentations, M. Ward se moquait explicitement des caractéristiques physiques de M. Gabriel découlant de son handicap, ou traitait d’aspects de sa personnalité publique inextricablement liés à ce handicap (motifs du Tribunal, par. 82).

[149]                      Avec égards, l’idée selon laquelle les propos de M. Ward ne peuvent pas constituer une distinction fondée sur le handicap de M. Gabriel parce que celui‑ci a été traité comme n’importe quelle autre célébrité témoigne d’une conception discréditée de la discrimination. Dans l’arrêt Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, p. 540, notre Cour a confirmé que, suivant l’art. 10 de la Charte québécoise — tout comme dans le droit relatif à la discrimination dans l’ensemble du Canada — un traitement uniforme qui ne fait pas de place aux différences peut constituer une distinction interdite. Comme l’a expliqué le juge McIntyre dans Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, [traduction] « il n’y [a] pas de plus grande inégalité que l’égalité de traitement entre individus inégaux » (p. 164, citant Dennis c. United States, 339 U.S. 162 (1950), p. 184), de sorte que, pour éviter une telle iniquité, « la principale considération » dont doivent tenir compte les tribunaux saisis de demandes alléguant la discrimination doit être « l’effet [. . .] sur l’individu [. . .] concerné » (p. 165). Par conséquent, il y aura distinction fondée sur un motif interdit chaque fois qu’un demandeur se voit imposer « un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle correspondant à un motif énuméré » (Withler c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 396, par. 62; voir aussi Boisbriand, par. 65; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), [2015] 2 R.C.S. 3, par. 120).

[150]                     À cette étape de l’analyse, il importe peu que M. Ward ait eu ou non l’intention de se moquer de M. Gabriel parce que celui‑ci avait un handicap, que M. Ward ait parlé à la blague ou sérieusement ou que M. Gabriel ait été l’objet de railleries de la même façon que d’autres célébrités. La question en litige n’est pas l’intention exprimée par M. Ward, à savoir qu’il ne voulait pas se livrer à de la discrimination à l’endroit de M. Gabriel (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons‑Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536). La question en litige est l’effet qu’ont eu les propos de M. Ward sur cet enfant handicapé. Dans les circonstances, et avec égards pour l’opinion contraire, nous ne sommes pas d’accord que le Tribunal a eu tort de conclure à l’existence d’une distinction fondée sur un motif énuméré, et encore moins pour dire qu’il a commis une erreur manifeste et déterminante.

[151]                      En conséquence, l’existence de discrimination prima facie dépend de la réponse à la question de savoir si cette distinction a eu pour effet de porter atteinte au droit de M. Gabriel à la reconnaissance, en pleine égalité, du droit que lui garantit l’art. 4, conformément à l’art. 10 de la Charte québécoise. Les parties et les juges des instances inférieures ne s’entendent pas sur la norme à laquelle devaient satisfaire les propos de M. Ward pour donner ouverture à un recours pour violation de l’interdiction de discriminer.

[152]                      Monsieur Ward invoque l’arrêt de notre Cour Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, [2013] 1 R.C.S. 467, au soutien de l’argument suivant lequel la garantie de la liberté d’expression prévue par la Charte canadienne des droits et libertés  (« Charte canadienne  ») signifie que des propos portant atteinte au droit à l’égalité ne peuvent donner ouverture à un recours que s’ils équivalent à des propos haineux. Cette approche, adoptée par la juge dissidente en Cour d’appel en l’espèce, a été explicitement rejetée par la Cour d’appel dans l’arrêt Calego.

[153]                      Dans Whatcott, notre Cour a examiné la constitutionnalité d’une prohibition d’origine législative interdisant la publication ou l’affichage de toute représentation qui, [traduction] « pour un motif de distinction illicite, expose ou tend à exposer une personne ou une catégorie de personnes à la haine, les ridiculise, les rabaisse ou porte par ailleurs atteinte à leur dignité », prohibition qui constituait, comme il a été concédé, une violation prima facie de l’al. 2b)  de la Charte canadienne  (par. 12 et 62). La disposition a été décrite comme ayant pour objectif « [d’]atténuer les effets préjudiciables et les coûts sociaux de la discrimination en s’attaquant à certaines des causes de la discrimination » (par. 71). La Cour a conclu que, même si l’interdiction des représentations qui sont objectivement perçues comme exposant les groupes protégés à la haine avait un lien rationnel avec cet objectif, la prohibition de toute forme d’expression qui [traduction] « ridiculise, [. . .] rabaisse ou porte par ailleurs atteinte à [la] dignité » de ces groupes protégés ne l’était pas, et ces mots ont été dissociés de la disposition (par. 99).

[154]                      L’arrêt Whatcott porte sur un type particulier de discours préjudiciable — les propos haineux — lequel est interdit parce qu’il cause un préjudice social à un groupe marginalisé plutôt qu’un préjudice individuel. Dans Whatcott, la Cour, se référant à son arrêt antérieur Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, a défini la « haine » dans ce contexte par renvoi à la question de savoir si une personne raisonnable et informée « estimerait que les propos sont susceptibles d’exposer autrui à la détestation et à la diffamation pour un motif de discrimination illicite » (par. 59).

[155]                      Nous ne sommes pas en présence d’une affaire de propos haineux au sens où cette expression est employée dans les arrêts Whatcott et Taylor. Ni le Tribunal ni les juges majoritaires de la Cour d’appel ne se sont demandé si les propos de M. Ward équivalaient à des propos haineux.

[156]                      Tout comme la disposition litigieuse dans Whatcott, l’art. 10 impose une limite prima facie à la liberté garantie par l’al. 2b)  de la Charte canadienne  en interdisant les propos qui empêchent l’exercice, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de la dignité, de l’honneur et de la réputation (voir, généralement, Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 19, par. 38). Toutefois, l’objectif législatif qui sous‑tend l’art. 10 est plus large que celui de la disposition en cause dans Whatcott et, par conséquent, l’interdiction peut viser davantage que les propos haineux tout en conservant un lien rationnel avec cet objectif. Parce que l’art. 10 garantit l’exercice, en pleine égalité, de tous les « droits et libertés de la personne », y compris le droit à la sauvegarde de la dignité, de l’honneur et de la réputation, l’objectif de la disposition ne se limite pas à prévenir les préjudices collectifs et la perpétuation d’attitudes discriminatoires au sein du public en général. L’article 10 est intrinsèquement lié aux autres droits et libertés individuels garantis par la Charte québécoise (Robitaille, p. 108). Par contraste, la disposition examinée dans l’arrêt Whatcott visait spécifiquement à prévenir les préjudices sociétaux plutôt qu’individuels en « s’attaquant à certaines des causes de la discrimination » (par. 71 et 79‑84). De par son texte même, cette disposition ne visait que les formes d’expression publiées ou affichées « dans un journal ou une autre publication, ou à la télévision ou la radio » (Whatcott, par. 83), alors qu’aucune restriction de portée similaire ne ressort de l’art. 10. Cet article ne peut donc pas être interprété par référence aux principes qui régissent la constitutionnalité d’une disposition différente ayant un objectif différent.

[157]                      Il est reconnu que des propos peuvent causer un préjudice individuel sans pour autant être haineux, et rien dans la Constitution n’empêche d’intenter un recours en justice dans de telles situations lorsque la restriction imposée à la liberté d’expression vise d’autres objectifs (Jean‑Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile (9e éd. 2020), vol. 1, nos 1‑291, 1‑296, 1‑600 et 1‑603). C’est le cas, par exemple, en ce qui concerne le harcèlement (Charte québécoise, art. 10.1; voir, par ex., Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Sfiridis, 2002 QCTDP 42 (CanLII); Janzen; McCoy c. McCoy, 2014 QCCS 286), la diffamation (art. 1457 Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et la Charte québécoise, art. 4; voir aussi Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., [2011] 1 R.C.S. 214, par. 48‑49), et les circonstances comme celles dont il est question dans British Columbia Human Rights Tribunal c. Schrenk, [2017] 2 R.C.S. 795, où des employés ont été exposés à diverses insultes discriminatoires. La liberté d’expression ne limite pas non plus la faculté qu’ont les décideurs administratifs de se pencher sur des propos préjudiciables qui ne sont pas des propos haineux (voir, p. ex., Canadian Centre for Bio‑Ethical Reform c. Grande Prairie (City), 2018 ABCA 154, 67 Alta. L.R. (6th) 230, par. 70 et 114).

[158]                      En conséquence, ni la Charte canadienne  ni la Charte québécoise ne font des propos haineux le seuil à partir duquel des commentaires discriminatoires peuvent donner ouverture à un recours. En ce sens, l’arrêt Whatcott n’est pas la norme appropriée pour trancher le présent pourvoi.

[159]                     Le seuil approprié en matière de propos discriminatoires pour l’application de la Charte québécoise est plutôt celui qui a été énoncé dans l’arrêt Calego de la Cour d’appel, affaire dans laquelle un employeur avait convoqué tous ses employés asiatiques à une réunion et les avait traités de malpropres parce qu’ils étaient chinois (par. 11). La cour a confirmé à l’unanimité la décision du Tribunal selon laquelle les propos de l’employeur constituaient une atteinte discriminatoire au droit de chaque employé à la dignité, et donnaient ouverture à un recours en justice sur le fondement des art. 4 et 10 de la Charte québécoise (par. 55‑56, 104‑105 et 118).

[160]                     Dans Calego, deux juges ont écrit des motifs concordants et le troisième juge de la formation a souscrit aux deux opinions. Dans ses motifs, le juge Morissette a expliqué que la question de savoir si des propos compromettent l’exercice, en pleine égalité, du droit à la dignité est décidée suivant un critère objectif, et non subjectif, mais qui tient compte de la situation du plaignant (par. 99‑102). Seuls les propos adressés à un plaignant qui sont « un affront particulièrement méprisant envers son identité raciale, ethnique ou autre, et lourd de conséquences » constitueront de la discrimination (par. 99). Il s’agit d’une analyse factuelle et éminemment contextuelle. Parce que les plaignants dans cette affaire étaient vulnérables et qu’ils se trouvaient sur les lieux de travail, contraints d’écouter les propos et de souffrir en silence pendant qu’ils étaient ciblés en raison de leur appartenance à un groupe ethnique, il était clair qu’ils avaient souffert de discrimination (par. 104‑105).

[161]                     Le juge Vézina a convenu que des propos insultants fondés sur un motif interdit pouvaient constituer de la discrimination visée par l’art. 10. Ce sera le cas lorsque les propos constituent « une atteinte d’une réelle gravité », et il a souligné que le « seuil est élevé » (par. 50). Faisant état de la conclusion du juge du tribunal selon laquelle les employés avaient été ébranlés et blessés psychologiquement par les paroles de l’employeur, il était d’avis que les propos en question avaient violé leur droit à l’exercice, en toute égalité, au droit à la dignité (par. 54‑56).

[162]                     L’arrêt Calego s’appuyait sur une abondante jurisprudence du Tribunal ayant conclu que des propos fondés sur un motif énuméré à l’art. 10 de la Charte québécoise qui compromettent l’exercice, en pleine égalité, du droit d’une personne à la sauvegarde de sa dignité constituent de la discrimination donnant ouverture à un recours en justice (voir, p. ex., Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Chamberland, 2013 QCTDP 37; De Gaston).

[163]                      Suivant Calego, des propos fondés sur un motif énuméré violeront la garantie de l’art. 10 à l’exercice, en pleine égalité, du droit prévu à l’art. 4 à la sauvegarde de la dignité lorsqu’ils constituent un affront si méprisant envers l’identité du plaignant qu’ils auraient des conséquences graves sur une personne raisonnable qui se trouverait dans la situation de cet individu. Cette personne raisonnable serait consciente de l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique, et serait en conséquence censée tolérer des propos blessants, même liés à des motifs protégés, mais n’atteignant pas un seuil élevé de gravité (Calego, par. 99; voir aussi Yapi c. Moustafa, 2021 QCTDP 9, par. 37 (CanLII); Ferdia c. 9142‑7963 Québec inc., 2021 QCTDP 2, par. 28 (CanLII)).

[164]                      Comme l’explique le juge Morissette dans Calego, au par. 102, bien que la question de savoir si des propos portent atteinte à la dignité soit évaluée objectivement, l’évaluation doit prendre en compte les caractéristiques particulières du plaignant et tenir compte de l’ensemble du contexte dans lequel les propos sont formulés :

                        Le critère applicable est donc d’abord objectif. Cela dit, il faut en évaluer l’impact dans le contexte précis où quelqu’un se prétend victime de discrimination. Dans cette mesure, on atténue le caractère abstrait du critère (celui qu’exprime la notion de personne objectivement raisonnable) et l’on se rapproche de la situation particulière de l’individu qui se prétend victime de discrimination.

[165]                      En outre, suivant l’arrêt Calego, la manière dont les propos reprochés ont été prononcés est pertinente pour déterminer si ces propos compromettent l’exercice par une personne, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de sa dignité. Dans cette affaire, parce que les employés formaient un « auditoire “captif” » qui n’avait d’autre choix que d’écouter celui qui parlait, il était davantage probable que les propos portent atteinte à leur dignité (par. 103).

[166]                     En l’espèce, le Tribunal a conclu que les propos de M. Ward constituaient de la discrimination parce qu’ils compromettaient l’exercice par M. Gabriel, en pleine égalité, de ses droits à la sauvegarde de sa dignité et de son honneur (par. 102), ainsi que de sa réputation (par. 116). Dans Calego, le juge Morissette a explicitement fait observer que ces notions sont distinctes, et il a cherché à distinguer, en particulier, la notion de dignité et les notions d’honneur et de réputation. Il a souligné, au par. 101, que dans ce contexte la dignité se rapportait précisément au respect dû aux individus du fait de leur statut d’êtres humains, et qu’elle n’était pas nécessairement liée au regard des autres dans la société :

                        En outre, les notions de dignité, d’honneur et de réputation ne sont pas réductibles à une seule et même chose. J’incline à penser que les deux dernières connotent, quoique peut‑être à des degrés différents, l’idée d’un regard porté par un tiers sur la personne qui se prétend victime de l’atteinte. Ce n’est pas le cas, me semble‑t‑il, de la première, puisque la dignité est le respect auquel a droit la personne pour elle‑même, en tant qu’être humain et sujet de droit.

À notre avis, il n’est pas nécessaire de considérer l’honneur et la réputation en l’espèce. Même si l’on s’attache uniquement à la dignité, il demeure clair que l’art. 10 a été violé et que l’octroi de dommages‑intérêts par le Tribunal doit être maintenu.

[167]                      La dignité est « la valeur éminente de tout être humain reconnu comme une personne à part entière, indépendamment de ses caractéristiques individuelles et de ses appartenances sociales » (Dominique Goubau, avec la collaboration d’Anne‑Marie Savard, Le droit des personnes physiques (6e éd. 2019), no 177, citant Jean‑Guy Belley, « La protection de la dignité humaine dans le pluralisme juridique contemporain » (2010), 8 C.R.D.F. 117, p. 119).

[168]                      Le droit à la sauvegarde de sa dignité est un droit autonome garanti par la Charte québécoise. Notre Cour a examiné la dignité visée à l’art. 4 dans l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St‑Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, où il s’agissait de déterminer si les employés d’un hôpital de soins pour personnes âgées avaient violé les droits des patients en les abandonnant. La juge L’Heureux‑Dubé a défini le droit à la sauvegarde de la dignité comme une interdiction visant « les atteintes aux attributs fondamentaux de l’être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu’elle est un être humain et au respect qu’elle se doit à elle‑même » (par. 105; voir aussi Marie Annik Grégoire, « Le parcours tumultueux des propos injurieux en droit québécois depuis 2009 : l’arrêt Génex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) est‑il toujours pertinent? » (2016), 57 C. de D. 3).

[169]                      Plus largement, dans le contexte canadien, notre Cour a reconnu la dignité comme la valeur guidant l’interprétation de la Charte canadienne  et de tous les droits garantis par celle‑ci (R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483, par. 21). Dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, la Cour a dit de la dignité qu’elle concernait l’intégrité et l’autonomie des individus et des groupes : « La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne » (par. 53). Selon la Cour dans Law, renforcer la dignité signifie faire une place à tous les individus et à tous les groupes dans la société.

[170]                     Plus précisément, le droit d’une personne à la sauvegarde de sa dignité prévu à l’art. 4 de la Charte québécoise vise à assurer que chaque personne soit traitée avec le même degré de respect auquel tous ont droit du seul fait qu’elle est un être humain (Hôpital St‑Ferdinand, par. 105; voir aussi Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, par. 90; Cinar Corporation c. Robinson, [2013] 3 R.C.S. 1168, par. 116; Procureur général du Canada c. Manoukian, 2020 QCCA 1486, 70 C.C.L.T. (4th) 182, par. 136). Ce droit, comme tout le reste de la Charte québécoise, doit recevoir « une interprétation libérale, contextuelle et téléologique » (Bombardier, par. 31; voir aussi Béliveau St‑Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, par. 116; Hôpital St‑Ferdinand, par. 105). La dignité a été incluse dans la Charte québécoise aux côtés du droit à la sauvegarde de son honneur et de sa réputation, reflétant l’état de la jurisprudence qui ne relevait pas strictement de l’une ou l’autre de ces deux notions plus précises (Christian Brunelle, « La dignité dans la Charte des droits et libertés de la personne : de l’ubiquité à l’ambiguïté d’une notion fondamentale », dans La Charte québécoise : origines, enjeux et perspectives, [2006] R. du B. (numéro thématique) 143, p. 162‑165). Son inclusion fait en sorte que des conceptions plus larges de la dignité peuvent être protégées sans qu’une liste exhaustive de chacune de ses manifestations ne soit nécessaire (Brunelle (2006), p. 171‑172).

[171]                     Dans l’affaire qui nous occupe, la question consiste à se demander si M. Ward a entravé l’exercice, en pleine égalité, du droit de M. Gabriel à la sauvegarde de sa dignité. Bien que le Tribunal ait correctement identifié Calego comme l’arrêt faisant autorité, à notre humble avis, il a eu tort de concentrer son analyse sur les effets purement subjectifs sur M. Gabriel, plutôt que sur une personne raisonnable dans sa situation (motifs du Tribunal, par. 99 et 102). Il s’agit là d’une erreur de droit isolable qui justifie une intervention en appel. Néanmoins, même au regard de la norme objective modifiée qui aurait dû être appliquée, la présente affaire comporte des aspects singuliers qui militent en faveur d’une conclusion d’entrave.

[172]                     La manière dont les propos ont été prononcés, et en particulier leur large diffusion, sont clairement des considérations pertinentes pour les besoins de l’analyse. Monsieur Ward a présenté son spectacle d’humour à 230 reprises, devant plus de 100 000 personnes au total, et il a vendu plus de 7 500 exemplaires du DVD de ce spectacle. Ses capsules vidéo sont demeurées accessibles à toutes et à tous sur son site Web pendant un an, en plus d’être mises à la disposition des intéressés sur d’autres plateformes sans l’autorisation de M. Ward. Chaque fois que les blagues étaient répétées, le préjudice causé à M. Gabriel se répétait. Les propos de M. Ward étaient à ce point répandus que Jérémy Gabriel ne pouvait pas les ignorer. Ses camarades de classe non plus. Les blagues de M. Ward l’ont suivi à l’école, où d’autres enfants répétaient les insultes et exacerbaient la moquerie. Il s’agissait là d’une conséquence directe de la distribution à grande échelle par M. Ward, une personnalité bien connue au Québec, de ses numéros à propos de Jérémy Gabriel. Cela doit être considéré comme un facteur dans l’examen de la question de savoir si les commentaires de M. Ward étaient susceptibles de causer un préjudice sérieux à une personne raisonnable dans sa situation. Le fait que, dans la présente affaire, M. Gabriel ne pouvait échapper aux propos reprochés est similaire à la situation dans l’affaire Calego, où la Cour d’appel a jugé important le fait que les plaignants n’avaient d’autre choix que d’écouter les propos discriminatoires qui les visaient individuellement (par. 103).

[173]                      Les propos de M. Ward doivent en outre être considérés à la lumière du fait que, lorsqu’ils ont été prononcés, Jérémy Gabriel était d’abord un enfant, puis un adolescent. Il était âgé de 10 ans lorsqu’il a publié son autobiographie en 2007; suivant une conclusion du Tribunal (par. 21), peu de temps après, M. Ward a publié sur son site Web les capsules vidéo dans lesquelles il se moquait de Jérémy Gabriel et de son handicap. Lorsque M. Ward a commencé à présenter son spectacle Mike Ward s’eXpose, dans lequel il a fait sa blague concernant sa tentative de noyer Jérémy Gabriel, celui‑ci était âgé de 13 ans (motifs du Tribunal, par. 18‑19).

[174]                      Dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, notre Cour a expliqué que toute approche pratique à l’égard des recours en discrimination intentés par des enfants doit incorporer le « point de vue subjectif de l’enfant, qui comportera souvent un sentiment relatif d’impuissance ou de vulnérabilité » (par. 53). De plus, dans R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 169, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache ont souligné que, « [e]n raison de leur immaturité physique, mentale et émotive, les enfants forment un des groupes les plus vulnérables de la société » (voir aussi R. c. D.B., [2008] 2 R.C.S. 3, par. 43; A.B. c. Bragg Communications Inc., [2012] 2 R.C.S. 567, par. 17). L’enfance et le début de l’adolescence représentent une étape formative de la vie pendant laquelle le désir d’appartenance de l’individu peut évidemment être fortement ressenti. Une jeune personne raisonnable qui se trouverait dans la situation de Jérémy Gabriel serait particulièrement vulnérable aux préjudices découlant de propos déshumanisants.

[175]                      Dans son numéro d’humour, M. Ward faisait remarquer qu’il avait initialement défendu M. Gabriel contre les critiques, jusqu’à ce qu’il apprenne que ce dernier n’était pas mourant, après quoi il a décidé de le noyer. Cette remarque insinue qu’il serait trop onéreux pour la société d’accepter Jérémy Gabriel dans la population générale de façon permanente, et qu’en fin de compte la société s’en porterait mieux s’il était mort. La blague de M. Ward s’appuie sur des attitudes archaïques, qui préconisent l’exclusion et la ségrégation des enfants handicapés (Commend, p. 87; Daniel Ducharme et Karina Montminy, L’accommodement des étudiants et étudiantes en situation de handicap dans les établissements d’enseignement collégial (2012), p. 10).

[176]                      Monsieur Ward a utilisé le handicap de Jérémy Gabriel et ses manifestations pour faire rire son auditoire, présentant l’enfant comme un objet de ridicule, plutôt que comme une personne digne de respect (voir Brunelle (2006), p. 152). De toute évidence, il s’agit là du type de propos qui amèneraient un enfant handicapé à mettre en doute son « respect et [son] estime de soi » (Law, par. 53), violant ainsi l’art. 10 de la Charte québécoise et causant une atteinte grave à la dignité.

[177]                      Bien que l’examen de la question de savoir si des propos compromettent l’exercice, en pleine égalité, du droit protégé par l’art. 4 ait un caractère objectif, il est important de souligner que le Tribunal a conclu que les propos de M. Ward avaient causé de l’angoisse à M. Gabriel et qu’ils l’avaient poussé à s’isoler de ses pairs et même à avoir des pensées suicidaires (par. 155). Le Tribunal a mentionné que M. Gabriel s’était souvent demandé si son handicap faisait de lui une personne de moindre valeur.

[178]                      Compte tenu de la vulnérabilité particulière d’un enfant dans la situation de Jérémy Gabriel, la large diffusion des propos de M. Ward et la cruauté de l’insinuation selon laquelle il était un être humain dont on pouvait se débarrasser ou qui constituait un fardeau, la présente affaire comporte des circonstances exceptionnelles indiquant que le droit à l’exercice, en pleine égalité, de la dignité a été compromis. À notre avis, ces faits sont suffisants pour conclure que la Commission s’est acquittée de son fardeau et que la discrimination prima facie a été établie.

[179]                      Il est vrai que, si le droit de M. Gabriel à la réputation a été violé, il aurait pu intenter une poursuite civile en diffamation. Toutefois, la Commission a plutôt introduit un recours en discrimination, comme il lui était loisible de le faire. En droit québécois, une action en diffamation est un recours visant l’obtention d’une réparation pour la violation du droit à la sauvegarde de la réputation sur la base des règles générales de la responsabilité civile (art. 1457 C.c.Q.) et de l’art. 4 de la Charte québécoise (Bou Malhab, par. 22‑23 et 27). Un tel recours ne met pas nécessairement en jeu le droit distinct à la dignité et n’est pas fondé sur l’appartenance du demandeur à un groupe particulier (Baudouin, Deslauriers et Moore, no 1‑297; voir aussi Bou Malhab, par. 27). Comme a pris soin de le souligner le juge Morissette dans l’affaire Calego, la dignité se rapporte à l’individualité d’une personne et au sentiment que sa valeur intrinsèque a été respectée, alors que la réputation se rapporte à la façon dont les autres perçoivent le plaignant (par. 101). Affirmer que le seul recours dont disposait M. Gabriel était une action civile pour réparer l’atteinte à sa réputation reviendrait à faire abstraction du fait que la demande que nous examinons en l’espèce porte principalement sur le droit à l’exercice, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde, entre autres, de la dignité, tel que prévu à l’art. 4. Il s’agit clairement une demande d’un autre ordre.

[180]                      Bien que le Code civil du Québec doive être lu en harmonie avec la Charte québécoise (disposition préliminaire du C.c.Q.), cela ne veut pas dire qu’il faille en quelque sorte atténuer systématiquement la portée des garanties relatives aux droits de la personne sous prétexte de conformité avec la responsabilité civile (voir Mélanie Samson et Louise Langevin, « Revisiting Québec’s Jus Commune in the Era of the Human Rights Charters » (2015), 63 Am. J. Comp. L. 719, p. 742). La jurisprudence de notre Cour requiert « de la flexibilité et de la créativité » en matière de réparation des atteintes aux droits de la personne, et avise de ne pas oublier que la Charte québécoise peut exiger « des interventions qui ne relèvent nullement du droit de la responsabilité civile » (Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Communauté urbaine de Montréal, [2004] 1 R.C.S. 789, par. 26; Bombardier, par. 104; voir aussi de Montigny c. Brossard (Succession), [2010] 3 R.C.S. 64, par. 44). Une approche qui assimile entièrement l’indemnisation d’une atteinte illégale aux droits et libertés en application de l’art. 49 de la Charte québécoise à la responsabilité civile limiterait indûment le pouvoir réparateur du régime (Samson et Langevin, p. 727‑728).

[181]                      Lorsque la demande a pour objet, comme en l’espèce, une entrave discriminatoire à l’exercice des droits et libertés énoncés dans la Charte québécoise, l’art. 10 entre en jeu et le Tribunal des droits de la personne a compétence pour entendre la demande. L’article 71 de la Charte québécoise précise que la Commission peut faire enquête sur toute situation « qui lui paraît constituer [. . .] un cas de discrimination au sens des articles 10 à 19 ». En outre, l’art. 80 de la Charte québécoise prévoit que « la Commission peut s’adresser à un tribunal en vue d’obtenir, compte tenu de l’intérêt public, toute mesure appropriée contre la personne en défaut ou pour réclamer, en faveur de la victime, toute mesure de redressement qu’elle juge alors adéquate ». Enfin, l’art. 111 de la Charte québécoise confère au Tribunal compétence à l’égard de « toute demande portée en vertu de [l’article] 80 ». Le Tribunal est donc compétent pour entendre une demande fondée sur l’art. 10 de la Charte québécoise et il a correctement identifié cette disposition comme le fondement de sa compétence à l’égard de la présente demande (voir aussi Mouvement laïque, par. 40, 58 et 63).

[182]                      Il y a indubitablement ressemblance entre une demande présentée en vertu de l’art. 10 et fondée sur l’exercice, en pleine égalité, du droit à la dignité, et une action en diffamation, étant donné que l’art. 4 de la Charte québécoise entre en jeu dans les deux cas (voir, p. ex., Calego, par. 40). Une action en diffamation sera accueillie si l’atteinte à la réputation constitue une violation « de la norme objective [. . .] qui est celle du comportement de la personne raisonnable » (Bou Malhab, par. 24), alors qu’une revendication fondée sur l’art. 10 et sur le droit à la dignité sera accueillie si l’atteinte à l’exercice en pleine égalité de ce droit s’élève à un certain seuil, apprécié du point de vue d’une personne raisonnable dans la situation du plaignant (Calego, par. 102; voir aussi Derbal c. Tchassao, 2021 QCTDP 11, par. 38 (CanLII); Commission scolaire St‑Jean‑sur‑Richelieu, p. 1243; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Ville de Longueuil, 2020 QCTDP 21, par. 127‑129 (CanLII)). Il va sans dire que la nature même de l’art. 10 concentre l’analyse sur la discrimination fondée sur un motif protégé. Par conséquent, des propos peuvent être diffamatoires, mais non discriminatoires parce qu’ils ne sont pas fondés sur un motif énuméré à l’art. 10. Pareillement, si seul l’exercice en pleine égalité du droit à la dignité est compromis, et s’il n’y a aucune incidence sur la réputation, les propos peuvent être discriminatoires sans être diffamatoires. Chaque recours vise des violations liées, mais distinctes.

[183]                      Cette conclusion a pour effet de transférer à M. Ward le fardeau de justifier ses propos discriminatoires prima facie. Il tente de le faire en invoquant le droit à la liberté d’expression qui lui est garanti par l’art. 3 de la Charte québécoise et par l’al. 2b)  de la Charte canadienne  comme moyen de défense à l’encontre la demande de la Commission. L’article 3 est rédigé ainsi :

                    3.    Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.

L’alinéa 2b)  prévoit ce qui suit :

                    2     Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

                    . . .

                           b)         liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

[184]                      Le professeur Daniel Proulx explique pourquoi les droits énoncés aux art. 1 à 9 peuvent eux‑mêmes être reconnus comme des justifications à la discrimination prima facie, citant le préambule de la Charte québécoise qui explique que « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien‑être général » :

                        Aussi crucial soit‑il pour le respect de la dignité humaine, le droit à l’égalité ne jouit d’aucune supériorité de principe sur les autres droits ou libertés au Canada. [. . .] Il s’ensuit que l’auteur présumé d’une discrimination peut toujours faire valoir, comme moyen de défense, à charge pour lui d’en faire la preuve, que sa décision ou sa politique à première vue discriminatoire se justifie par son obligation de respecter les autres droits ou libertés garantis dans la Charte. C’est ainsi que le droit au respect de la vie privée (art. 5), le droit à la sécurité (art. 1 ) ou le droit à la propriété (art. 6) peuvent, dans les circonstances appropriées, constituer autant de raisons valables d’établir des règles a priori discriminatoires.

                    (« Droit à l’égalité », dans JurisClasseur Québec — Collection droit public — Droit constitutionnel (feuilles mobiles), vol. 2, par Stéphane Beaulac et Jean‑François Gaudreault‑DesBiens, dir., fasc. 9, no 151; voir aussi Laroche c. Lamothe, 2018 QCCA 1726.)

[185]                      Généralement, les conflits entre les droits individuels garantis par la Charte québécoise sont résolus par application de l’art. 9.1, que nous reproduisons ici pour fins de commodité, tel qu’il était rédigé alors :

                    9.1.  Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien‑être général des citoyens du Québec.

                        La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.

[186]                      Dans les arrêts Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, et Devine c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 790, notre Cour a expliqué que l’art. 9.1 de la Charte québécoise ne s’applique pas à la garantie d’égalité prévue à l’art. 10. Ces deux arrêts concernaient des demandes présentées en vertu de la Charte québécoise, dans lesquelles on alléguait que diverses dispositions d’une loi qui limitait l’usage de l’anglais dans le cadre d’activités commerciales violaient le droit à la liberté d’expression prévu par l’art. 3 et constituaient de la discrimination au sens de l’art. 10 de la Charte québécoise.

[187]                      Dans l’arrêt Devine, la Cour a statué que toute demande fondée exclusivement sur l’art. 3 ne pouvait être accueillie, parce que l’atteinte au droit du demandeur à la liberté d’expression était justifiée par application de l’art. 9.1. Toutefois, le fait que l’art. 9.1 ne s’appliquait pas à l’art. 10 ne permettait pas aux plaignants de contourner la justification de l’État, et de conférer ainsi un caractère absolu aux droits à l’égalité. La Cour a expliqué que l’art. 9.1 s’appliquait indirectement à l’art. 10 en limitant la portée du droit sous‑jacent à la liberté d’expression :

                        Bien qu’il soit exact que l’art. 9.1 ne s’applique pas au principe d’égalité enchâssé à l’art. 10, il s’applique à la garantie de liberté d’expression enchâssée à l’art. 3. Chaque fois qu’il est allégué qu’une distinction fondée sur un motif interdit par l’art. 10 a pour effet de compromettre ou de détruire un droit que prévoit l’art. 3, la portée de cet article doit être déterminée à la lumière de l’art. 9.1. Lorsque, comme en l’espèce, l’art. 9.1 a pour effet de limiter la portée de la liberté d’expression que garantit l’art. 3, l’art. 10 ne peut être invoqué pour contourner les limites raisonnables à cette liberté et y substituer une garantie absolue de liberté d’expression. Par ailleurs, une fois définie la portée de la liberté d’expression, l’art. 9.1 ne peut être invoqué pour justifier une limite à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, du droit que garantit l’art. 3. [p. 818]

Comme l’a expliqué le professeur David Robitaille en interprétant ces arrêts : « En effet, comme le traitement égalitaire ne peut être revendiqué qu’à l’égard de la reconnaissance ou l’exercice de la liberté d’expression, il en résulte qu’une restriction justifiée selon l’article 9.1 à la reconnaissance ou l’exercice même de cette liberté empêche logiquement la revendication du droit à la non‑discrimination » (p. 117).

[188]                     Comme le commande le texte même de l’art. 9.1, notre Cour doit prendre en compte « [les] valeurs démocratiques, [. . .] l’ordre public et [le] bien‑être général des citoyens du Québec » dans la mise en balance de ces droits. En l’espèce, cela requiert la prise en compte du droit de M. Gabriel à la sauvegarde de sa dignité et de la liberté d’expression de M. Ward. Ce n’est qu’en mettant adéquatement en balance ces droits que nous pouvons apprécier la portée du droit prévu à l’art. 10 à l’exercice, en pleine égalité, du premier droit mentionné. De cette façon, la mise en balance requise par l’art. 9.1 se rattache à la norme exprimée dans Calego et à la manière dont l’équilibre a été établi dans cette affaire. La norme repose sur la perception d’une personne raisonnable visée par les propos et se trouvant dans la même situation que la victime, une norme qui est en phase avec la valeur de la liberté d’expression dans la société (par. 99). Les arguments invoqués à titre de justifications par M. Ward sur le fondement de sa liberté d’expression peuvent être compris comme des arguments concernant le respect, en l’espèce, de la norme établie dans Calego.

[189]                     Cependant, avant de procéder à toute analyse de la proportionnalité en application de l’art. 9.1, nous devons établir la mesure dans laquelle le droit de M. Ward à la liberté d’expression entre en jeu. Notre Cour a constamment donné une interprétation large à la liberté d’expression, expliquant que [traduction] « la neutralité du contenu est le principe directeur » (Peter W. Hogg et Wade K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), s. 43:11). Dans l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, la Cour a expliqué en ces termes l’étendue de la protection constitutionnelle de la liberté d’expression :

                    La liberté d’expression a été consacrée par notre Constitution et est garantie dans la Charte québécoise pour assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient‑elles. Cette protection est, selon les Chartes canadienne et québécoise, « fondamentale » parce que dans une société libre, pluraliste et démocratique, nous attachons une grande valeur à la diversité des idées et des opinions qui est intrinsèquement salutaire tant pour la collectivité que pour l’individu. [p. 968]

Vu l’étendue de cette protection, il est clair que la liberté d’expression de M. Ward serait restreinte par la réparation demandée par la Commission.

[190]                     Toutefois, l’analyse ne prend pas fin ici. La liberté d’expression n’est pas absolue. En raison de l’art. 9.1 de la Charte québécoise, ce droit, tout comme le droit prévu à l’art. 4 qui sous‑tend la demande de M. Gabriel fondée sur l’art. 10, ne peut pas être exercé de manière démesurément préjudiciable ou abusive (Jean‑François Gaudreault‑DesBiens et Charles‑Maxime Panaccio, « The asymmetrical distinctness of the Charter of Human Rights and Freedoms in the post‑Chaoulli era », dans La Charte québécoise : origines, enjeux et perspectives, [2006] R. du B. (numéro thématique) 217, p. 244; voir aussi Calego). Mettre en équilibre de façon proportionnelle les droits garantis aux gens par la Charte québécoise implique la prise en compte des droits particuliers en cause, des valeurs qui les sous‑tendent et des circonstances de l’espèce (Bruker c. Marcovitz, [2007] 3 R.C.S. 607, par. 76‑78, mentionnant Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, par. 154, le juge Bastarache, dissident; Aubry c. Éditions Vice‑Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 56‑65; voir aussi Jena McGill, « “Now it’s My Right Versus Yours” : Equality in Tension with Religious Freedoms » (2016), 53 Alta. L. Rev. 583, p. 588‑590; Errol P. Mendes, « Reaching Equilibrium between Conflicting Rights », dans Shaheen Azmi, Lorne Foster et Lesley Jacobs, dir., Balancing Competing Human Rights Claims in a Diverse Society : Institutions, Policy, Principles (2012), 241, p. 242‑243).

[191]                      En faveur de M. Gabriel, il y a la gravité des conséquences personnelles qu’une personne raisonnable dans sa situation aurait subies par suite des propos de M. Ward, et le fait que notre Cour a constamment reconnu que certaines formes de propos discriminatoires peuvent causer de graves préjudices individuels et sociétaux justifiant d’imposer des limites à la liberté d’expression. Dans R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, notre Cour a reconnu que « le préjudice émotionnel occasionné par des paroles peut avoir de graves conséquences psychologiques et sociales » (p. 746). Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, la Cour a conclu que l’interdiction du libelle diffamatoire en droit criminel reconnaissait « à la fois la dignité innée de la personne et le rapport intégral qui existe entre la réputation d’une personne et sa participation utile à la société canadienne » (par. 48). La validité des dispositions contestées a été confirmée, malgré le fait qu’elles limitaient la liberté d’expression, le juge Cory expliquant que « [l]a magnifique panoplie de droits garantis par la Charte serait banalisée et dépréciée si l’on accordait une valeur significative à la propagation délibérée de mensonges diffamatoires susceptibles d’exposer une personne à la haine, au ridicule ou au mépris » (par. 93).

[192]                      La liberté d’expression a également été restreinte afin de sauvegarder la réputation, un droit qui, avec la dignité et l’honneur, est consacré par l’art. 4 de la Charte québécoise (Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, [2004] 3 R.C.S. 95, par. 52; Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, par. 43; Bou Malhab, par. 17).

[193]                      Un enfant dans la situation de Jérémy Gabriel aurait subi un préjudice considérable par suite des propos de M. Ward. En raison des blagues de ce dernier et de la diffusion sur Internet de ses propos et numéros, M. Gabriel s’est senti « perdu, fragile et isolé » (motifs du Tribunal, par. 27), il s’est mis à avoir des idées suicidaires et il a demandé l’aide d’un psychologue. Pendant deux ans, il a perdu sa passion pour le chant et même son désir d’« exister » (ibid., par. 25). Dans son témoignage, M. Gabriel a affirmé qu’il était « humilié » et qu’il se sentait « diminué » (ibid., par. 102). En particulier, il a affirmé que les blagues de M. Ward dans lesquelles celui‑ci parlait de le noyer lui ont fait croire que sa « vie, parce qu[’il est] handicapé, [. . .] valait moins » (ibid., par. 25). Fait à noter, les camarades de classe de M. Gabriel ont répété de nombreuses blagues tirées du spectacle d’humour et des capsules vidéo de M. Ward reproduits sur Internet. Monsieur Gabriel a expliqué que les blagues l’ont suivi pendant au moins deux ans, causant un préjudice très grave à son estime de soi.

[194]                      Ces types d’atteintes au droit à la dignité de quelqu’un rappellent celles causées par l’intimidation, un problème qui touche démesurément les personnes jeunes et vulnérables et auquel les lois de diverses provinces et la jurisprudence de notre Cour se sont attaquées (Jane Bailey, « “Sexualized Online Bullying” Through an Equality Lens : Missed Opportunity in AB v. Bragg? » (2014), 59 R.D. McGill 709, p. 725‑726; Donn Short, « Don’t Be So Gay! » : Queers, Bullying, and Making Schools Safe (2013); Loi visant à prévenir et à combattre l’intimidation et la violence à l’école, L.Q. 2012, c. 19 (« projet de loi 56 »); Loi modifiant la Loi sur les écoles publiques (obligation de faire rapport des cas d’intimidation et des préjudices subis), L.M. 2011, c. 18; Loi de 2012 pour des écoles tolérantes, L.O. 2012, c. 5; An Act to Amend the Alberta Bill of Rights to Protect Our Children, S.A. 2015, c. 1; Loi modifiant la Loi sur l’éducation, L.N.‑B. 2012, c. 21; voir aussi Intimate Images and Cyber‑protection Act, S.N.S. 2017, c. 7). Il est reconnu que l’intimidation et l’exclusion ont des conséquences négatives profondes sur les enfants handicapés en particulier (Commission canadienne des droits de la personne, Négligés : difficultés vécues par les personnes handicapées dans les établissements d’enseignement du Canada (2017), p. 8‑9).

[195]                      Dans l’arrêt Bragg, notre Cour a examiné la validité d’une interdiction de publication dans une affaire concernant une adolescente qui voulait découvrir l’identité de la personne qui avait publié des photos d’elle et des propos sexuellement explicites « désobligeants » à son sujet en ligne (par. 1). La Cour a élaboré une définition de l’intimidation et a jugé que, en raison du risque que pose celle‑ci à l’égard du bien‑être psychologique des jeunes, la prévention de ce comportement pouvait justifier des restrictions à la liberté de presse. La définition de l’intimidation était tirée du rapport de la Commission d’étude sur l’intimidation et la cyberintimidation de la Nouvelle‑Écosse présidée par le professeur A. Wayne MacKay :

                        . . . comportement répété qui a pour intention de causer — ou dont on devrait savoir qu’il va causer — un sentiment de peur, d’humiliation, de détresse ou d’autres formes de préjudices à une autre personne en ce qui a trait à sa condition physique, ses sentiments, son estime de soi, sa réputation ou ses biens. L’intimidation peut être directe ou indirecte et peut se dérouler sous forme écrite, orale, physique ou électronique ou par tout autre moyen d’expression.

                    (Respect et responsabilité dans les relations : il n’y a pas d’app pour ça : Rapport de la Commission d’étude sur l’intimidation et la cyberintimidation de la Nouvelle‑Écosse (2012), p. 46)

Nous notons qu’une définition similaire a été incorporée au droit québécois par le projet de loi 56, qui a modifié la Loi sur l’instruction publique, L.R.Q., c. I‑13.3, art. 13, et défini l’intimidation comme étant « tout comportement, parole, acte ou geste délibéré ou non à caractère répétitif, exprimé directement ou indirectement, y compris dans le cyberespace, dans un contexte caractérisé par l’inégalité des rapports de force entre les personnes concernées, ayant pour effet d’engendrer des sentiments de détresse et de léser, blesser, opprimer ou ostraciser » (projet de loi 56, art. 2). Dans l’arrêt Bragg, notre Cour a ensuite indiqué que les conséquences préjudiciables de l’intimidation sont « “profondes” et comprennent la perte d’estime de soi, l’anxiété, la peur et l’abandon des études » (par. 21, citant Commission d’étude sur l’intimidation et la cyberintimidation, p. 4) et a expliqué que ces préjudices pouvaient être amplifiés par l’Internet, qui permet la diffusion du contenu « sur une grande échelle, très rapidement et dans l’anonymat » (par. 22). Parmi les autres préjudices identifiés par la Cour, mentionnons les taux plus élevés de tentatives de suicide chez les jeunes victimes d’intimidation (par. 21). La Cour a conclu que les dangers de l’intimidation étaient tellement graves et bien documentés qu’elle pouvait inférer que l’intimidation causait un « préjudice objectif » (par. 16).

[196]                      Dans une entrevue accordée en 2012, M. Ward lui‑même a admis que ses propos constituaient de l’intimidation. Comme nous l’avons expliqué, en raison du contenu des numéros de M. Ward, de leur large diffusion et de la vulnérabilité de Jérémy Gabriel en tant qu’enfant handicapé, il était très probable que les propos de M. Ward causeraient « un sentiment de peur, d’humiliation [ou] de détresse ». Le numéro d’humour de M. Ward a effectivement causé de tels préjudices. En raison de la vaste diffusion des propos, ces préjudices ont été amplifiés lorsque les camarades de classe de Jérémy Gabriel ont répété les blagues de M. Ward, le taquinant et se moquant de lui de façon répétée à l’école. Monsieur Ward a non seulement intimidé directement Jérémy Gabriel, il a en outre inspiré d’autres personnes à répéter ses moqueries et à l’intimider davantage. Puisque notre société prend des mesures actives pour contrer l’intimidation entre les enfants, il semble logique que l’intimidation d’un enfant par un adulte, y compris par la large diffusion de contenus préjudiciables sur Internet, puisse dans certaines circonstances donner ouverture à des recours.

[197]                      L’ampleur des préjudices que l’intimidation peut causer à une jeune personne et l’importance de réduire au minimum ces préjudices ne sauraient être sous‑estimées. Il s’agit précisément du type de conduite préjudiciable que le Canada a l’obligation légale d’empêcher par des mesures appropriées en vertu de l’art. 19 de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies, R.T. Can. 1992 no 3 (« CDE »)[4], y compris des mesures protégeant les enfants contre la violence morale, par exemple « [l]es brimades et le bizutage psychologiques de la part d’adultes ou d’autres enfants » (Nations Unies, Comité des droits de l’enfant, Observation générale no 13 (2011) : Le droit de l’enfant d’être protégé contre toutes les formes de violence, Doc. N.U. CRC/C/GC/13, 18 avril 2011, par. 21; voir aussi Carmen Lavallée, « La Convention internationale relative aux droits de l’enfant et son application au Canada » (1996), 48 R.I.D.C. 605, p. 612). Qui plus est, l’art. 2 de la CDE impose aux États parties une obligation de veiller à ce que les droits prévus dans la CDE soient exercés sans discrimination. Le besoin de clauses de non‑discrimination applicables spécifiquement aux enfants découle [traduction] « du statut et des besoins particuliers » des enfants et de leur « vulnérabilité vis‑à‑vis [. . .] d’autres individus » (Samantha Besson et Eleonor Kleber, « Article 2. The Right to Non‑Discrimination », dans John Tobin, dir., The UN Convention on the Rights of the Child : A Commentary (2019), 41, p. 48‑49 (en italique dans l’original)).

[198]                      L’importance de cette obligation d’éradiquer l’intimidation discriminatoire est amplifiée par l’art. 23 de la CDE qui précise que « les enfants [. . .] handicapés doivent mener une vie pleine et décente, dans des conditions qui garantissent leur dignité, favorisent leur autonomie et facilitent leur participation active à la vie de la collectivité » et qui oblige le Canada à [traduction] « assurer une intégration sociale aussi complète que possible » des enfants handicapés (Wouter Vandenhole, Gamze Erdem Türkelli et Sara Lembrechts, Children’s Rights : A Commentary on the Convention on the Rights of the Child and its Protocols (2019), p. 249). Le Canada a également ratifié la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies, R.T. Can. 2010 no 8[5]. Cette convention oblige les États parties à garantir aux personnes handicapées une protection juridique égale et effective contre toute discrimination, quel qu’en soit le fondement, à permettre aux enfants handicapés de jouir pleinement et dans des conditions d’égalité de tous les droits de la personne et de toutes les libertés fondamentales et à prendre toutes les mesures appropriées pour protéger les personnes handicapées contre l’exploitation, la violence et la maltraitance (art. 5, 7 et 16).

[199]                      En résumé, pour les besoins de l’analyse de la proportionnalité suivant l’art. 9.1, la Commission invoque les préjudices moraux considérables causés à M. Gabriel, ainsi qu’un certain nombre de sources canadiennes et internationales qui reconnaissent l’importance de s’attaquer à ces préjudices.

[200]                     Monsieur Ward invoque l’importance des numéros d’humour et de la satire en tant que [traduction] « forme d’art reconnue », qui est « souvent mordante, crue et même cruelle », et il prétend qu’il existe un intérêt public accru à se moquer de M. Gabriel du fait qu’il est célèbre.

[201]                      Il est certes vrai que l’art, et en particulier la satire, jouent un rôle social important. Dans l’arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson, [2008] 2 R.C.S. 420, par. 48, le juge Binnie a expliqué que « [l]e droit doit bien sûr tenir compte de commentateurs comme le satiriste ou le caricaturiste [. . .] Leur fonction n’est pas tant de faire progresser le débat public que d’exercer le droit démocratique de se moquer des gens qui protestent dans l’arène publique. » Dans R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, le juge Sopinka a affirmé que « [l]’expression artistique est au cœur des valeurs relatives à la liberté d’expression et tout doute à cet égard doit être tranché en faveur de la liberté d’expression » (p. 486; voir aussi Sharpe, par. 60‑61). De plus, la Cour a maintes fois souligné que l’« épanouissement personnel sur le plan [. . .] artistique » est un élément fondamental de la liberté d’expression, au même titre que l’« épanouissement personnel sur le plan spirituel » et la « particip[ation] au processus politique » (Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, p. 247, citant Irwin Toy, p. 976; voir aussi RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 107).

[202]                      Néanmoins, bien que l’importance de l’expression artistique puisse faire pencher la balance dans certains cas, notre Cour a refusé de la reconnaître comme une catégorie distincte d’expression méritant une protection privilégiée. Dans l’arrêt Aubry, les juges L’Heureux‑Dubé et Bastarache, s’exprimant pour la majorité, ont conclu que parce que « [l]’artiste peut invoquer son droit à la liberté d’expression suivant les mêmes conditions que toute autre personne », il « n’y a [. . .] pas lieu de créer une catégorie particulière pour tenir compte de la liberté d’expression artistique. [. . .] Il n’y a pas, non plus, de justification pour [. . .] attribuer [à l’expression artistique] un statut supérieur à la liberté d’expression générale » (par. 55). Ils ont ajouté que « [l]’argument que le public a intérêt à prendre connaissance de toute œuvre artistique ne peut être retenu, notamment parce que le droit de l’artiste de faire connaître son œuvre, pas plus que les autres formes de liberté d’expression, n’est absolu » (par. 62).

[203]                     Comme l’a expliqué la Cour dans l’arrêt Aubry, lorsqu’ils décident s’il existe un intérêt public proportionnel justifiant l’exercice de la liberté d’expression d’une façon qui viole les droits que la Charte québécoise garantit à une autre personne, les tribunaux doivent tenir compte de toutes les « valeurs en présence » (par. 62). Les valeurs qui sous‑tendent la liberté d’expression sont liées à « la recherche de la vérité dans divers domaines d’enquête et à la capacité de chacun de s’exprimer et de s’épanouir » (Grant c. Torstar Corp., [2009] 3 R.C.S. 640, par. 1; voir aussi Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, par. 91‑94; Groia c. Barreau du Haut‑Canada, [2018] 1 R.C.S. 772, par. 117; RJR‑MacDonald Inc., par. 72‑73).

[204]                      Suivant l’arrêt Aubry, il est clair qu’il ne suffit pas qu’un artiste invoque le caractère artistique de son œuvre pour se soustraire à un examen judiciaire et justifier la violation des droits d’autrui. L’expression artistique, à l’instar de toute autre forme d’expression, peut aller trop loin lorsqu’elle a pour effet de causer un préjudice disproportionné à autrui.

[205]                      Un raisonnement similaire a été appliqué dans la décision Pardy c. Earle, 2013 BCSC 1079, 52 B.C.L.R. (5th) 295. Dans cette affaire, l’animateur d’un spectacle d’humour a prononcé des insultes homophobes et sexistes contre la plaignante. Celle‑ci a déposé une plainte pour discrimination fondée sur son orientation sexuelle et son genre. Le tribunal des droits de la personne a accueilli sa demande parce qu’elle avait été humiliée sur la base d’un motif interdit d’une manière qui avait porté atteinte à sa dignité et à son estime de soi. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a confirmé le jugement du tribunal, expliquant que, [traduction] « [b]ien que les propos tenus par les humoristes, les artistes et les animateurs aient droit à la protection de l’al. 2b)  de la Charte [canadienne ], des propos qui pourraient par ailleurs constituer de la discrimination suivant des lois sur les droits de la personne ne jouissent pas d’une protection absolue », et que même si « les cabarets d’humour sont des endroits où les artistes repoussent les limites et tentent parfois de susciter l’indignation[, i]l ne s’ensuit pas que ces cabarets sont des zones à l’abri des lois sur les droits de la personne » (par. 327 et 337).

[206]                      En conséquence, M. Ward ne peut pas simplement prétendre que son humour constitue de l’art : il doit démontrer pourquoi l’atteinte à ses droits d’expression est telle que les propos en l’espèce ne devraient pas être considérés comme de la discrimination.

[207]                      Monsieur Ward justifie ses propos en disant qu’ils apportent une contribution utile à une question d’intérêt public, puisqu’en satirisant M. Gabriel, il attire l’attention sur la [traduction] « vénération inconditionnelle » manifestée à l’endroit de certaines « vaches sacrées » au sein de la société québécoise. Il ajoute que la place qu’occupe M. Gabriel « dans le domaine public » l’expose inévitablement à la critique.

[208]                      Un argument similaire a été avancé dans l’arrêt Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, où on demandait à notre Cour de modifier le critère relatif à la diffamation des représentants officiels afin d’élargir la portée de la liberté d’expression. Le juge Cory a reconnu que la liberté « de critiquer tant le fonctionnement des institutions que le comportement des [représentants officiels] » (par. 101) est d’une importance capitale dans une société démocratique. Il a toutefois souligné que les commentaires diffamatoires menacent la réputation, laquelle « se rattache étroitement à la valeur et à la dignité innées de la personne » (par. 107; voir aussi par. 120), et il a conclu que l’adoption d’une norme plus exigeante dans les affaires concernant des personnalités publiques priverait injustement ces dernières de toute réparation (par. 120 et 137‑140).

[209]                      De plus, dans l’arrêt Grant, la juge en chef McLachlin a reconnu « la dignité innée de la personne » (par. 58, citant Lucas, par. 48), et a expliqué que les personnalités publiques ne perdaient pas, en raison de leur renommée, la capacité de faire valoir leur droit de protéger leur réputation. Facteur particulièrement pertinent pour l’affaire qui nous occupe, la juge en chef McLachlin a statué que « [c]eux qui entrent dans la sphère publique ne peuvent raisonnablement s’attendre à échapper aux critiques, dont certaines pourront être acerbes ou imméritées. La participation à la vie publique ne signifie pas pour autant que la chasse à la réputation est ouverte » (par. 58 (nous soulignons)). Elle a ajouté ce qui suit, au par. 105 :

                    L’intérêt public peut découler de la notoriété de la personne mentionnée, mais la simple curiosité ou l’intérêt malsain sont insuffisants. Il faut que certains segments de la population aient un intérêt véritable à être au courant du sujet du matériel diffusé.

[210]                      Ces principes sont reconnus dans la jurisprudence provenant de l’extérieur du Canada. Par exemple, les tribunaux du Royaume‑Uni ont eux aussi rejeté l’idée que les droits des personnalités publiques doivent systématiquement céder devant la liberté d’expression. La Chambre des lords a jugé que la presse ne pouvait pas publier les détails relatifs à la cure de désintoxication d’une mannequin célèbre, et violer ainsi son droit à la vie privée, simplement parce que son statut de personnalité publique faisait de sa vie une question d’intérêt public (Campbell c. MGN Ltd., [2004] UKHL 22, [2004] 2 A.C. 457, par. 120). Dans HRH the Duchess of Sussex c. Associated Newspapers Ltd., [2021] EWHC 273 (Ch.), [2021] 4 W.L.R. 35, une affaire portant sur la décision des médias de publier une correspondance privée d’une membre de la famille royale, la Haute Cour de justice (Division de la chancellerie) a rejeté [traduction] « le principe de common law simpliste [. . .] voulant que ceux et celles qui cherchent la publicité favorable renoncent en quelque sorte à leurs droits » (par. 101).

[211]                      Pareillement, dans l’arrêt de principe Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, CEDH 2004‑VI, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté l’idée que la princesse de Monaco Caroline von Hannover avait perdu la faculté de protéger son droit à la vie privée et d’empêcher la republication de photos d’elles prises par des paparazzi. Son statut de « personnalité [. . .] de l’histoire contemporaine » n’avait pas pour effet de subordonner son droit à la vie privée à la liberté d’expression de la presse (par. 75). Diminuer les protections dont jouissait la princesse Caroline parce qu’elle était une personnalité publique compromettrait l’objectif de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 213 R.T.N.U. 221, de garantir les droits de tous.

[212]                      Par conséquent, cette jurisprudence confirme le principe reflété dans les sources canadiennes selon lequel la dignité des personnalités publiques n’est pas nécessairement subordonnée au droit d’exprimer des propos préjudiciables.

[213]                      Qui plus est, l’idée voulant que les gens renoncent en quelque sorte à leur droit d’être protégés contre la discrimination parce qu’ils entrent dans la sphère publique risque de compromettre l’objectif même de la Charte québécoise, qui protège toute personne contre la discrimination, sans distinction fondée sur la race, la religion, le handicap, l’orientation sexuelle, l’identité de genre ou tout autre motif désigné. Les groupes marginalisés sont déjà sous‑représentés dans la sphère publique. Permettre des attaques discriminatoires contre ces personnes simplement parce qu’elles sont devenues célèbres impose des obstacles additionnels à leur participation à part entière à la vie publique et implique qu’elles doivent choisir entre la célébrité et les garanties protégeant les droits de la personne.

[214]                      Dans le cas d’une personnalité bien connue, comme pour toute autre personne, les tribunaux doivent prendre en compte les intérêts opposés qui sont en jeu, ainsi que le préjudice causé, et se demander s’il existe un intérêt public réel et identifiable justifiant les propos reprochés.

[215]                      Cela nous ramène à M. Ward et à son argument voulant qu’il faille assimiler sa critique de M. Gabriel à l’intérêt public. Nous acceptons, bien sûr, que l’humour et la critique des gens en position de pouvoir au sein de la société sont importants. Toutefois, dans les circonstances de la présente affaire, cautionner l’humiliation et la déshumanisation d’un enfant, d’autant plus un enfant handicapé, irait à l’encontre de l’essence même de l’intérêt public.

[216]                      En l’espèce, bien que livré à la blague, le message de M. Ward à propos de Jérémy Gabriel était que l’on pouvait se débarrasser de lui et que la société se porterait mieux ainsi. Contrairement aux autres « vaches sacrées » ciblées par M. Ward, M. Gabriel a fait les frais d’un déséquilibre patent des pouvoirs dans le présent cas. Non seulement les blagues visaient le handicap de M. Gabriel, mais elles évoquaient également des idées préjudiciables et déshumanisantes relativement à la valeur des enfants handicapés. En ce sens, les propos se sont considérablement éloignés de « la recherche de la vérité, [de] la promotion de l’épanouissement personnel ou [de] la protection et [du] développement d’une démocratie dynamique » qui, dit‑on, sous‑tendent l’al. 2b)  (Taylor, p. 922, citant Keegstra, p. 766), et qui justifieraient l’humour insultant dans d’autres contextes. Le simple fait que ces blagues aient provoqué des rires, ou que les propos aient été formulés lors d’un spectacle, ne changent en rien le message de M. Ward.

[217]                     En conséquence, nous sommes d’avis que les propos de M. Ward ne peuvent se justifier dans les circonstances et qu’ils entraînent une violation du droit à l’exercice, en pleine égalité, du droit à la sauvegarde de la dignité consacré par la Charte québécoise. Certes, il est vrai, comme le fait observer le juge Morissette, que la personne raisonnable qui se trouverait dans la situation de M. Gabriel doit tempérer sa réaction dans la mesure où elle est censée être habituée aux us et coutumes d’une société pluraliste où l’on valorise la liberté d’expression et où l’on admet certains excès de langage, même blessants, en tant qu’inconvénient nécessaire lié aux rapports sociaux courants (Calego, par. 99‑102). Toutefois, nous ne sommes pas en présence d’un cas relevant, suivant la description du juge Morissette, de la maxime de minimis non curat lex. Les paroles de M. Ward ne se rattachaient qu’accessoirement aux valeurs fondamentales qui sous‑tendent la liberté d’expression, et ce dernier n’a identifié aucun autre intérêt public important qui les justifierait. L’exercice par M. Ward du droit à la liberté d’expression que lui garantit l’art. 3 de la Charte québécoise est donc complètement disproportionné par rapport au préjudice subi par M. Gabriel au regard de l’art. 4.

[218]                     On ne s’attendrait pas à ce qu’une personne raisonnable dans la même situation que M. Gabriel, même si elle était sensible à l’importance accordée à la liberté d’expression, y compris l’expression artistique et la satire, supporte les propos litigieux prononcés en l’espèce (Calego, par. 99). Cela est d’autant plus vrai compte tenu des circonstances examinées ci‑dessus : Jérémy Gabriel était un enfant à l’époque pertinente, les blagues ont été largement diffusées sur Internet à un segment important de la population et elles ont joué sur des attitudes préjudiciables déshumanisantes à l’endroit des enfants handicapés. Si la situation avait été différente, par exemple si M. Gabriel n’avait pas été un enfant, si les blagues n’avaient pas été diffusées aussi largement et que M. Gabriel avait pu se soustraire à leur effet préjudiciable, ou si les blagues elles‑mêmes n’avaient pas été liées directement aux attitudes les plus répugnantes à propos de la place des enfants handicapés dans notre société, la norme élevée énoncée dans l’arrêt Calego n’aurait peut‑être pas été violée. Cependant, au vu des faits de la présente affaire, M. Ward n’a pas été en mesure de justifier son comportement discriminatoire prima facie et le Tribunal a eu raison de conclure qu’une violation de l’art. 10 avait été établie en l’espèce.

[219]                      La dernière question litigieuse à trancher dans le présent pourvoi consiste à décider si la décision du Tribunal d’accorder des dommages‑intérêts punitifs, qu’a confirmée la Cour d’appel, était appropriée. Aux termes de l’art. 49 de la Charte québécoise :

                    49.            Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

                        En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages‑intérêts punitifs.

[220]                     Il s’agit de décider si le Tribunal a erré en concluant que les propos de M. Ward au sujet de M. Gabriel constituaient une telle atteinte illicite et intentionnelle à l’exercice, en pleine égalité, du droit à la dignité de ce dernier.

[221]                     Les normes de contrôle généralement applicables décrites dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, s’appliquent aux indemnités (voir Southwind c. Canada, 2021 CSC 28, par. 85). Une juridiction d’appel ne doit pas modifier une indemnité à moins que la décision de l’octroyer ne constitue une erreur manifeste et déterminante ou ne soit entachée d’une erreur de droit isolable (Housen, par. 36; Richard c. Time Inc., [2012] 1 R.C.S. 265, par. 189‑190).

[222]                     Dans la présente affaire, le Tribunal a conclu que M. Ward ne pouvait ignorer les conséquences de ses blagues au sujet de M. Gabriel (par. 163). Il était loisible au Tribunal d’en déduire que M. Ward savait que ses propos discriminatoires étaient blessants. Une conséquence logique, directe et inévitable des propos de M. Ward était que M. Gabriel allait en subir des répercussions dévastatrices. En tant qu’humoriste bien connu et influent, M. Ward ne pouvait ignorer que le dénigrement d’un enfant sur la base de son handicap compromettrait l’exercice, en pleine égalité, du droit de cet enfant à la sauvegarde de sa dignité.

[223]                     Ce préjudice s’est matérialisé. Par conséquent, il était loisible au Tribunal d’octroyer des dommages‑intérêts punitifs et il n’y a aucune raison de les écarter ou de les modifier. En l’espèce, les dommages‑intérêts punitifs servent non seulement un objectif de dénonciation, mais ils servent également à dissuader des gens comme M. Ward de profiter d’une atteinte intentionnelle aux droits que garantit la Charte québécoise à autrui et de considérer l’indemnité versée à l’égard de ce préjudice comme de simples frais d’exploitation (Sébastien Grammond, « Un nouveau départ pour les dommages‑intérêts punitifs » (2012), 42 R.G.D. 105, p. 120). L’effet préventif d’une telle dénonciation et d’une telle dissuasion est « au bénéfice de la société toute entière » (de Montigny, par. 52; voir aussi Mélanie Samson, « Les dommages punitifs en droit québécois : tradition, évolution et . . . révolution? » (2012), 42 R.D.U.S. 159, p. 186‑187).

[224]                      Nous rejetterions le pourvoi, avec dépens.

 

                    Pourvoi accueilli sans dépens, les juges Abella, Karakatsanis, Martin et Kasirer sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelant : Grey Casgrain, Montréal.

                    Procureur de l’intimée : Bitzakidis, Clément‑Major, Fournier (CDPDJ), Montréal.

                    Procureur des intervenants Sylvie Gabriel et Jérémy Gabriel : Stéphane Harvey Avocat Inc., Québec.

                    Procureur de l’intervenante l’Association des professionnels de l’industrie de l’humour : Walid Hijazi, Montréal.

                    Procureurs de l’intervenante la Commission internationale de juristes (Canada) : Gowling WLG (Canada), Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Borden Ladner Gervais, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitutional Foundation : Ruby Shiller Enenajor DiGiuseppe, Toronto.

                    Procureur de l’intervenante la Ligue pour les droits de la personne de B’nai Brith Canada : David Matas, Winnipeg.



[1] Cette norme de contrôle a été modifiée par l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, rendu quelques semaines après la décision de la Cour d’appel. Nous l’évoquerons dans la partie VI des présents motifs.

[2] L’arrêt Vavilov, rendu quelques années après l’arrêt Whatcott, a modifié les normes de contrôle applicables dans le contexte où la loi prévoit un droit d’appel à l’encontre de la décision d’un tribunal administratif.

[3]  Les droits et libertés visés sont non seulement les « Libertés et droits fondamentaux » énoncés aux art. 1 à 9, mais également les « Droits politiques » énoncés aux art. 21 et 22, les « Droits judiciaires » énoncés aux art. 23 à 38 et les « Droits économiques et sociaux » énoncés aux art. 39 à 48.

[4]  Le Québec s’est lui aussi déclaré lié par la CDE (Décret 1676-91, (1992) 124 G.O. II, 51).

[5]  Le Québec s’est également déclaré lié par la convention (Décret179-2010, (2010) 142 G.O. II, 1196).

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