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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

 

Référence : Trial Lawyers Association of British Columbia c. Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances, 2021 CSC 47

 

 

Appel entendu : 17 mai 2021

Jugement rendu : 18 novembre 2021

Dossier : 38949

 

Entre :

Trial Lawyers Association of British Columbia

Appelante

 

et

 

Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances

Intimée

 

- et -

 

Ontario Trial Lawyers Association

Intervenante

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe et Kasirer

 

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 53)

Les juges Moldaver et Brown (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Côté, Rowe et Kasirer)

 

Motifs concordants :

(par. 54 à 81)

La juge Karakatsanis

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Trial Lawyers Association of British Columbia                                         Appelante

c.

Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances                                Intimée

et

Ontario Trial Lawyers Association                                                          Intervenante

Répertorié : Trial Lawyers Association of British Columbia c. Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances

2021 CSC 47

No du greffe : 38949.

2021 : 17 mai; 2021 : 18 novembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Assurances — Assurance automobile — Préclusion promissoire — Demande émanant d’un tiers — Assuré décédé lors d’un accident de motocyclette — Présence d’alcool dans le sang de l’assuré au moment de l’accident en contravention de la police d’assurance — Assureur informé de la contravention à la police d’assurance trois ans après l’accident et après avoir défendu la succession de l’assuré dans des poursuites liées à l’accident — Assureur cessant de défendre la succession de l’assuré et refusant la couverture — Tiers blessé dans l’accident réclamant à l’assureur le paiement du jugement rendu en sa faveur contre la succession de l’assuré — L’assureur est‑il préclus de refuser la couverture en raison de sa conduite avant qu’il n’ait eu véritablement connaissance des faits matériels qui constituaient la contravention?

                    D est décédé lors d’un accident de motocyclette. Son assureur, la Royal & Sun Alliance (« RSA »), s’est chargé de la défense de sa succession dans deux poursuites intentées par B et un autre demandeur, tous les deux blessés dans l’accident. Trois ans après l’accident, et après plus d’une année de litige, la RSA a appris que D avait consommé de l’alcool immédiatement avant l’accident, contrevenant ainsi à sa police d’assurance. La RSA a rapidement cessé de défendre la succession de D et a refusé la couverture. Près de trois ans plus tard, l’action de l’autre demandeur a été instruite, et a résulté en un jugement rendu à l’encontre de la succession de D et à l’encontre de B, ainsi qu’en un jugement en faveur de ce dernier dans sa demande reconventionnelle présentée contre la succession de D. B a sollicité contre la RSA un jugement déclaratoire en vue d’être indemnisé du jugement rendu en sa faveur, au motif que celle‑ci avait renoncé à son droit d’invoquer la contravention à la police commise par D ou qu’elle était précluse de refuser la couverture à la succession de D. Le juge de première instance a accordé le jugement déclaratoire et conclu que la RSA avait renoncé à son droit de refuser la couverture, en omettant d’adopter une position de refus de couverture et en offrant une défense à la succession de D à mesure que le litige progressait. Ayant conclu à l’existence d’une renonciation par la conduite, le juge de première instance n’a pas examiné l’argument fondé sur la préclusion. La Cour d’appel a accueilli l’appel de la RSA, jugeant qu’à l’époque, la Loi sur les assurances de l’Ontario ne permettait pas d’invoquer la renonciation par la conduite, et, en ce qui concerne la préclusion promissoire, que la conduite de la RSA ne pouvait constituer une promesse ou une assurance destinée à modifier les rapports juridiques des parties, parce que la RSA ne savait pas que D avait contrevenu à sa police d’assurance lorsqu’elle a pris en charge sa défense. B a demandé l’autorisation de faire appel de cette décision, mais après avoir été autorisé à le faire, il a conclu une entente de règlement avec la RSA et s’est désisté de son pourvoi. La Trial Lawyers Association of British Columbia a demandé à se substituer à lui comme appelante et y a été autorisée.

                    Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté, Brown, Rowe et Kasirer : Durant la période pertinente, la loi ne permettait pas d’invoquer la renonciation par la conduite. En ce qui concerne la préclusion promissoire, la RSA ne pouvait pas avoir eu l’intention de modifier ses rapports juridiques avec B, parce qu’elle n’avait pas connaissance des faits qui établissaient la contravention commise par D à l’égard de la police.

                    La préclusion promissoire nécessite 1) que les parties entretiennent des rapports juridiques au moment de la promesse ou de l’assurance; 2) que la promesse ou l’assurance ait été destinée à modifier ces rapports et à inciter à l’accomplissement de certains actes; et 3) que l’autre partie se soit fiée à la promesse ou à l’assurance. Dans le contexte de l’assurance, la préclusion naît le plus souvent lorsqu’un assureur, ayant initialement entrepris des démarches compatibles avec la couverture, refuse ensuite la couverture, parce que l’assuré a contrevenu à une modalité de la police ou parce qu’il n’était pas admissible à l’assurance dès le départ. Pour éviter que l’assureur ne refuse la couverture, l’assuré tentera de démontrer que l’assureur est préclus de modifier sa position à l’égard de la couverture par ses paroles ou par sa conduite antérieure.

                    Pour fonder un argument de préclusion promissoire, l’exigence selon laquelle la promesse ou l’assurance doit être destinée à modifier les rapports juridiques des parties signifie que l’auteur de la promesse doit connaître les faits qui seraient à l’origine de ces rapports juridiques, et la modification s’y rapportant. L’importance de l’intention dépend entièrement de ce que l’auteur de la promesse sait. L’auteur de la promesse ne peut pas avoir l’intention de modifier des rapports en promettant de s’abstenir d’agir à partir de renseignements dont il ne dispose pas. La connaissance par interprétation découlant d’un manquement à une obligation d’enquêter ne suffit pas, et toute autre conclusion aurait pour effet de miner imprudemment et inutilement l’obligation existante qui pèse sur les assureurs envers les assurés d’enquêter équitablement, et de façon impartiale et raisonnable sur les demandes de règlement en responsabilité. Toutefois, lorsqu’il est établi que l’assureur a en sa possession les faits établissant une contravention, une inférence peut être tirée selon laquelle l’assureur, par sa conduite, avait l’intention de modifier ses rapports juridiques avec l’assuré ⸺ nonobstant le fait que l’assureur n’a pas saisi la portée juridique des faits ou n’a pas su apprécier les modalités de sa police conclue avec l’assuré.

                    L’obligation proposée d’enquêter de façon exhaustive et diligente est rejetée. Elle est incompatible avec l’obligation qu’un assureur a envers un assuré d’enquêter de bonne foi, de façon impartiale et raisonnable. Il n’y a aucun fondement juridique permettant à un tiers demandeur d’être en mesure de fonder un argument de préclusion dans le cas de quelque prétendue contravention que ce soit à une obligation que l’assureur a envers son assuré. L’obligation d’enquêter de bonne foi, de façon impartiale et raisonnable est due uniquement à l’assuré et non pas à des tiers. Si une telle obligation était due à des tiers, elle s’accorderait mal avec les obligations de bonne foi la plus absolue et de traitement équitable qui régissent les rapports entre les parties à un contrat d’assurance, et minerait dans les faits ces obligations. Les obligations qui existent entre l’assureur et l’assuré sont réciproques; bien que l’assureur ait l’obligation d’enquêter de bonne foi, de façon impartiale et raisonnable, l’assuré a aussi une obligation réciproque de divulguer tous les faits pertinents liés à la demande de règlement. Autoriser des tiers demandeurs à s’immiscer dans les rapports entre assureur et assuré signifierait effectivement qu’un contrat d’assurance responsabilité offre une plus grande protection aux tiers, et leur impose moins d’obligations (voire aucune), qu’il ne le fait à l’égard de l’assuré désigné.

                    En l’espèce, la RSA, l’auteur de la promesse, ne pouvait pas avoir l’intention de modifier des rapports en promettant de s’abstenir d’agir à partir de renseignements dont elle ne disposait pas. Si l’on doit considérer que la RSA, du fait qu’elle a offert une défense, a eu l’intention de modifier des rapports avec B en élargissant la couverture malgré la contravention à la police commise par D, il faut démontrer qu’elle connaissait les faits qui établissent cette contravention. Toutefois, lorsque la RSA a fourni une défense à la succession de D, elle ne savait pas que celui‑ci avait contrevenu à la police en consommant de l’alcool. Cet élément est fatal à l’argument selon lequel la RSA est précluse de refuser la couverture. En ce qui a trait à la connaissance imputée, si la RSA avait connu le fait qui établissait la contravention de D (qu’il avait consommé de l’alcool avant l’accident), mais qu’elle avait omis d’en apprécier la portée juridique (qu’il s’agissait d’une contravention), la connaissance de cette portée juridique aurait pu lui être imputée. Cependant, quand la RSA s’est chargée de la défense de la succession de D, elle ne savait pas que D avait consommé de l’alcool avant l’accident. La connaissance des faits établissant la contravention de D ne peut pas être imputée à la RSA, et l’on ne peut considérer que cette dernière a eu l’intention de garantir à la succession de D, à B, ou à quiconque d’autre, qu’elle ne se fonderait pas sur cette contravention pour refuser la couverture. Bien que la RSA eût l’obligation envers D de mener une enquête sur la demande présentée contre lui de bonne foi, de façon impartiale et raisonnable, la RSA n’avait absolument aucune obligation supplémentaire envers B ou d’autres tiers demandeurs d’enquêter sur les contraventions à la police, encore moins en appliquant une norme différente et plus rigoureuse que celle à laquelle elle était tenue envers son assuré.

                    La juge Karakatsanis : Il y a accord quant au fait que le pourvoi devrait être rejeté et avec une bonne partie de l’analyse juridique des juges majoritaires. Toutefois, il y a désaccord quant à l’idée que l’élément de la préclusion promissoire qui exige une intention de modifier des droits juridiques requiert que l’auteur de la promesse ait une connaissance réelle des faits à l’origine du droit juridique.

                    La jurisprudence a établi il y a longtemps que l’intention de l’auteur de la promesse dans le cadre de la préclusion promissoire doit être interprétée objectivement, en fonction de ses paroles ou de sa conduite : une promesse est destinée à lier les parties lorsqu’il serait raisonnable pour son destinataire de l’interpréter comme telle. La démarche objective consiste à déterminer si, d’un point de vue objectif eu égard au contexte global — y compris tous les faits que l’auteur de la promesse connaissait ou dont il pouvait raisonnablement être considéré avoir connaissance —, l’auteur de la promesse avait l’intention de modifier des droits juridiques. Il existe d’importantes raisons fondées sur la doctrine de mettre l’accent sur l’interprétation raisonnable de la conduite de l’auteur de la promesse, et non sur son intention subjective ou sa connaissance réelle. La préclusion promissoire répond à l’iniquité et à l’acte de confiance. On conclut à l’existence d’une iniquité lorsque l’auteur de la promesse s’est conduit d’une façon telle que le destinataire a raisonnablement interprété les mots ou la conduite comme une promesse et que ce dernier a changé de position en conséquence. La personne qui se fie aux paroles ou à la conduite de l’auteur de la promesse devrait être en mesure de se fier à l’ensemble du contexte, notamment à ce que l’auteur de la promesse pourrait raisonnablement être considéré savoir.

                    L’auteur de la promesse ne peut s’opposer à la préclusion promissoire en soutenant qu’il avait connaissance uniquement des faits, et non de ses droits juridiques. La jurisprudence impute la connaissance des droits juridiques précisément parce qu’il serait inéquitable que l’auteur de la promesse se rétracte lorsque sa conduite peut raisonnablement être interprétée comme reflétant une intention de modifier des rapports juridiques.

                    Puisque l’analyse ne s’attache pas à l’intention subjective de l’auteur de la promesse, il n’y a pas d’exigence absolue selon laquelle celui‑ci doit avoir connaissance de ses droits juridiques ou des faits à l’origine de ces droits dans tous les cas. La connaissance est plutôt pertinente parce qu’elle fait partie du contexte qui aide à interpréter objectivement les paroles ou la conduite de l’auteur de la promesse. Comme l’intention animant les paroles ou la conduite doit être évaluée objectivement, ce que l’auteur de la promesse savait et ce qu’il aurait dû raisonnablement savoir sont tous les deux des éléments pertinents.

                    Dans la présente affaire, il y a accord avec les juges majoritaires quant au fait que la conduite de la RSA ne saurait être interprétée comme une assurance non équivoque que la RSA continuerait d’offrir une couverture même si la police d’assurance était nulle. La couverture continue par la RSA n’indiquait aucune intention de modifier des rapports juridiques. B ne peut arriver à établir la préclusion promissoire, car la RSA n’a pas fait de promesse ou donné d’assurance pouvant être raisonnablement interprétées comme étant destinées à modifier des rapports juridiques.

Jurisprudence

Citée par les juges Moldaver et Brown

                    Arrêts appliqués : Maracle c. Travellers Indemnity Co. of Canada, [1991] 2 R.C.S. 50; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; distinction d’avec les arrêts : Western Canada Accident and Guarantee Insurance Co. c. Parrott, (1921), 61 R.C.S. 595; Rosenblood Estate c. Law Society of Upper Canada (1989), 37 C.C.L.I. 142, conf. par 16 C.C.L.I. (2d) 226; The Commonwell Mutual Assurance Group c. Campbell, 2019 ONCA 668, 95 C.C.L.I. (5th) 344, conf. 2018 ONSC 5899, 95 C.C.L.I. (5th) 328; arrêts mentionnés : Fort Frances c. Boise Cascade Canada Ltd., [1983] 1 R.C.S. 171; Ryan c. Moore, 2005 CSC 38, [2005] 2 R.C.S. 53; Page c. Austin (1884), 10 R.C.S. 132; Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, 2006 CSC 30, [2006] 2 R.C.S. 3; 702535 Ontario Inc. c. Lloyd’s London, Non‑Marine Underwriters (2000), 184 D.L.R. (4th) 687; John Burrows Ltd. c. Subsurface Surveys Ltd., [1968] R.C.S. 607; Saskatchewan River Bungalows Ltd. c. La Maritime, compagnie d’assurance‑vie, [1994] 2 R.C.S. 490; Parlee c. Pembridge Insurance Co., 2005 NBCA 49, 283 R. N.‑B. (2e) 75; Fellowes, McNeil c. Kansa General International Insurance Co. (2000), 22 C.C.L.I. (3d) 1; Gilewich c. 3812511 Manitoba Ltd., 2011 MBQB 169, 267 Man. R. (2d) 40; Gillies c. Couty (1994), 100 B.C.L.R. (2d) 115; Federal Insurance Co. c. Matthews (1956), 3 D.L.R. (2d) 322; Owen Sound Public Library Board c. Mial Developments Ltd. (1979), 26 O.R. (2d) 459; Personal Insurance Co. c. Alexander Estate, 2012 NWTSC 19, 30 M.V.R. (6th) 282; Snair c. Halifax Insurance Nationale‑Nederlanden North America Corp. (1995), 145 N.S.R. (2d) 132; Rowe c. Mills (1986), 72 R. N.-B. (2e) 344; Hassan c. Toronto General Insurance Co. (1960), 22 D.L.R. (2d) 360; Whiten c. Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, [2002] 1 R.C.S. 595; Coronation Insurance Co. c. Taku Air Transport Ltd., [1991] 3 R.C.S. 622; Canadian Indemnity Co. c. Canadian Johns‑Manville Co., [1990] 2 R.C.S. 549; Andrusiw c. Aetna Life Insurance Co. of Canada (2001), 289 A.R. 1; Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494; Canadian Superior Oil Ltd. c. Paddon‑Hughes Development Co., [1970] R.C.S. 932; Atlantic Steel Buildings Ltd. c. Cayman Group Ltd. (1982), 50 N.S.R. (2d) 609; Engineered Homes Ltd. c. Mason, [1983] 1 R.C.S. 641; Progressive Homes Ltd. c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard, 2010 CSC 33, [2010] 2 R.C.S. 245; Monenco Ltd. c. Commonwealth Insurance Co., 2001 CSC 49, [2001] 2 R.C.S. 699; Non‑Marine Underwriters, Lloyd’s of London c. Scalera, 2000 CSC 24, [2000] 1 R.C.S. 551; Nichols c. American Home Assurance Co., [1990] 1 R.C.S. 801; Cowper‑Smith c. Morgan, 2017 CSC 61, [2017] 2 R.C.S. 754; Hughes c. Metropolitan Railway Co. (1877), 2 App. Cas. 439; Conwest Exploration Co. c. Letain, [1964] R.C.S. 20; Amalgamated Investment & Property Co. (In Liquidation) c. Texas Commerce International Bank Ltd., [1982] 1 Q.B. 84.

Citée par la juge Karakatsanis

        Arrêts mentionnés : Maracle c. Travellers Indemnity Co. of Canada, [1991] 2 R.C.S. 50; Hughes c. Metropolitan Railway Co. (1877), 2 App. Cas. 439; Central London Property Trust Ltd. c. High Trees House Ltd., [1947] K.B. 130; Owen Sound Public Library Board c. Mial Developments Ltd. (1979), 26 O.R. (2d) 459; Freeman c. Cooke (1848), 2 Ex. 654, 154 E.R. 652; Birmingham and District Land Co. c. London and North Western Railway Co. (1888), 40 Ch. D. 268; Charles Rickards Ld. c. Oppenheim, [1950] 1 K.B. 616; Cowper‑Smith c. Morgan, 2017 CSC 61, [2017] 2 R.C.S. 754; Fort Frances c. Boise Cascade Canada Ltd., [1983] 1 R.C.S. 171; Waltons Stores (Interstate) Ltd. c. Maher (1988), 164 C.L.R. 387; Grundt c. Great Boulder Pty Gold Mines Ltd. (1937), 59 C.L.R. 641; Thorner c. Major, [2009] UKHL 18, [2009] 1 W.L.R. 776; Western Canada Accident and Guarantee Insurance Co. c. Parrott (1921), 61 R.C.S. 595; Peyman c. Lanjani, [1985] 1 Ch. 457; Parlee c. Pembridge Insurance Co., 2005 NBCA 49, 283 R. N.-B. (2e) 75; The Commonwell Mutual Assurance Group c. Campbell, 2018 ONSC 5899, 95 C.C.L.I. (5th) 328, conf. par 2019 ONCA 668, 95 C.C.L.I. (5th) 344; Saskatchewan River Bungalows Ltd. c. La Maritime, compagnie d’assurance-vie, [1994] 2 R.C.S. 490.

Lois et règlements cités

Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, c. I.8, art. 131(1), 251(1), 258.

Doctrine et autres documents cités

Billingsley, Barbara. General Principles of Canadian Insurance Law, 3rd ed., Toronto, LexisNexis, 2020.

Kent, Nigel P. « Preventive Paperwork : Non‑Waiver Agreements, Reservation‑of‑Rights Letters and the Defence of Claims in Questionable Coverage Situations » (1995), 17 Advocates’ Q. 399.

MacDougall, Bruce. Estoppel, 2nd ed., Toronto, LexisNexis, 2019.

Manwaring, J. A. « Promissory Estoppel in the Supreme Court of Canada » (1987), 10 Dal. L.J. 43.

McCamus, John D. The Law of Contracts, 3rd ed., Toronto, Irwin Law, 2020.

Robertson, Andrew. « Knowledge and Unconscionability in a Unified Estoppel » (1998), 24 Monash U.L. Rev. 115.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Doherty, Harvison Young et Thorburn), 2019 ONCA 800 (sub nom. Bradfield c. Royal Sun Alliance Insurance Co. of Canada), 148 O.R. (3d) 161, 439 D.L.R. (4th) 115, 96 C.C.L.I. (5th) 68, [2020] I.L.R. I‑6194, 53 M.V.R. (7th) 25, [2019] O.J. No. 5047 (QL), 2019 CarswellOnt 15936 (WL Can.), qui a infirmé une décision du juge Sosna, 2018 ONSC 4477, [2019] I.L.R. I‑6085, [2018] O.J. No. 4072 (QL), 2018 CarswellOnt 12536 (WL Can.). Pourvoi rejeté.

                    Ryan D.W. Dalziel, c.r., et Esher V. Madhur, pour l’appelante.

                    David A. Tompkins et Mark A. Borgo, pour l’intimée.

                    Gavin MacKenzie, pour l’intervenante.

 

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Brown, Rowe et Kasirer rendu par

 

                    Les juges Moldaver et Brown —

I.               Aperçu

[1]                             Steven Devecseri est décédé lors d’un accident de motocyclette. Son assureur, la Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances (« RSA »), s’est chargé de la défense de sa succession dans deux poursuites intentées par d’autres personnes blessées dans l’accident, notamment, Jeffrey Bradfield. Trois ans après l’accident, et après plus d’une année de litige, la RSA a appris que M. Devecseri avait consommé de l’alcool immédiatement avant l’accident, contrevenant ainsi à sa police d’assurance. La RSA a rapidement cessé de défendre la succession de M. Devecseri et a refusé la couverture. Cela a diminué la valeur pour M. Bradfield (et un autre tiers demandeur) de la police d’assurance de M. Devecseri, passant de la limite de 1 000 000 $ à la couverture minimale de 200 000 $ prévue par la loi. Près de trois ans plus tard, l’une des actions a été instruite, et a résulté en un jugement rendu à l’encontre de la succession de M. Devecseri et à l’encontre de M. Bradfield, ainsi qu’en un jugement en faveur de ce dernier dans une demande reconventionnelle présentée contre la succession.

[2]                             En faisant exécuter son jugement contre la succession de M. Devecseri, M. Bradfield a rejeté la position de la RSA selon laquelle son risque au nom de la succession était circonscrit à la couverture minimale de 200 000 $ prévue par la loi. Il a invoqué deux motifs : premièrement, la renonciation par la conduite, et deuxièmement, la préclusion promissoire (parfois appelée aussi « irrecevabilité fondée sur une promesse »). Le juge de première instance a convenu que la RSA avait effectivement renoncé à son droit de refuser la couverture totale. La Cour d’appel a rejeté les deux motifs. Fait particulièrement important, elle a jugé que la conduite de la RSA ne pouvait constituer « une promesse ou [. . .] une assurance destinées à modifier [les] rapports juridiques [des parties] et à inciter à l’accomplissement de certains actes », parce que la RSA ne savait pas que M. Devecseri avait contrevenu à sa police d’assurance lorsqu’elle a pris en charge sa défense (voir Maracle c. Travellers Indemnity Co. of Canada, [1991] 2 R.C.S. 50, p. 57). En concluant ainsi, la Cour d’appel n’a trouvé aucun fondement permettant d’imputer à la RSA la connaissance de la contravention à la police, même si les parties s’accordent pour dire qu’un rapport du coroner, accessible peu après l’accident — et environ trois ans avant que la RSA n’ait refusé la couverture — aurait fourni à cette dernière une preuve de la contravention. Monsieur Bradfield a formé un pourvoi à la Cour, invoquant à la fois des arguments fondés sur la renonciation par la conduite et la préclusion promissoire.

[3]                             Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi. L’appelante concède maintenant, correctement à notre avis, que durant la période pertinente, la loi ne permettait pas d’invoquer la renonciation par la conduite. En ce qui concerne la préclusion promissoire, nous souscrivons à la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle la RSA ne pouvait pas avoir eu l’intention de modifier ses rapports juridiques avec M. Bradfield, parce qu’elle n’avait pas connaissance des faits qui établissaient la contravention commise par M. Devecseri à l’égard de la police (ou autrement en avisaient la RSA). Néanmoins, même si cet obstacle pouvait être surmonté, nous aurions tout de même de grandes réserves quant à la recevabilité de tout argument fondé sur la préclusion, eu égard aux faits de l’espèce. Un tiers demandeur comme M. Bradfield fait face à des difficultés additionnelles lorsqu’il veut invoquer avec succès la préclusion à l’encontre d’un assureur, étant donné la nature de leurs rapports juridiques. La question de savoir si, et dans l’affirmative, dans quelle mesure, la Loi sur les assurances, L.R.O. 1990, c. I.18, de l’Ontario, autorise des tiers comme M. Bradfield à faire valoir des arguments fondés sur la préclusion, y compris au nom de l’assuré désigné, soulève un certain nombre de points qui n’ont été plaidés ni entièrement ni de manière satisfaisante, mais qui appellent des commentaires.

[4]                             Une question préliminaire se pose également. Monsieur Bradfield s’est désisté de son pourvoi après que notre Cour a accordé l’autorisation d’appel, parce que la RSA et lui ont conclu un règlement. La Cour a ensuite accueilli la demande de la Trial Lawyers Association of British Columbia en vue d’être substituée à M. Bradfield comme partie appelante. Bien que le pourvoi soit théorique, Trial Lawyers plaide que la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre la cause sur le fond, conformément à l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Nous sommes d’accord.

II.            Contexte

[5]                             Le 29 mai 2006, M. Bradfield, M. Devecseri et plusieurs autres personnes circulaient à motocyclette lorsque M. Devecseri a conduit en sens inverse de la circulation et est entré en collision avec une automobile au volant de laquelle se trouvait Jeremy Caton. Monsieur Devecseri est décédé lors de la collision, et M. Caton et M. Bradfield ont tous les deux été blessés. À ce moment‑là, M. Devecseri avait de l’alcool dans le sang, ce qui constituait une infraction à son permis de motocyclette et, par conséquent, une contravention à sa police d’assurance régulière de véhicule automoteur.

[6]                             La RSA a désigné un expert d’assurance pour enquêter sur l’accident. Il a interviewé M. Bradfield, qui — même s’il était en compagnie de M. Devecseri avant l’accident — n’a pas mentionné que ce dernier avait consommé de l’alcool. Ce fait n’a pas non plus été divulgué dans le rapport de police dont un exemplaire caviardé avait été remis à l’expert d’assurance. Dans le rapport que l’expert d’assurance a rédigé pour la RSA, il a été conclu que, bien que la vitesse ait été un facteur dans la collision, une enquête approfondie serait nécessaire pour savoir si l’alcool ou des drogues y avaient contribué de quelque manière que ce soit. L’expert d’assurance a également exprimé de la confusion quant à savoir qui devrait normalement être responsable de se procurer le rapport du coroner, même si les directives initiales données par la RSA à l’expert d’assurance recensaient le rapport du coroner comme une piste d’enquête possible. Ni l’expert d’assurance ni quiconque d’autre à la RSA n’ont entrepris les démarches nécessaires permettant d’obtenir un rapport du coroner.

[7]                             Le 7 octobre 2007, M. Bradfield a intenté une poursuite contre la succession de M. Devecseri. Le 27 mai 2008, M. Caton a poursuivi la succession, ainsi que M. Bradfield et un autre motocycliste du groupe. Conformément à sa police d’assurance conclue avec M. Devecseri, la RSA a répondu à ces actions au nom de la succession. La RSA a retenu les services d’un avocat et a déposé une défense dans chacune des actions le 5 mars 2009.

[8]                             Le 25 juin 2009, les interrogatoires préalables de M. Bradfield et de l’autre motocycliste ont eu lieu. L’autre motocycliste a affirmé dans son témoignage qu’il avait vu M. Devecseri et M. Bradfield consommer de l’alcool dans un restaurant peu avant l’accident. Dans son témoignage, M. Bradfield a déclaré qu’il était allé à un restaurant avec M. Devecseri, mais il a dit qu’il n’arrivait pas à se souvenir si ce dernier avait consommé de l’alcool. Un rapport du coroner, daté du 29 août 2006, a ensuite été obtenu, dans lequel l’on confirmait que M. Devecseri avait une petite quantité d’alcool dans le sang quand il est décédé.

[9]                             Le 8 juillet 2009, la RSA a avisé toutes les parties qu’elle adoptait une position de refus de la couverture. Ce changement de position signifiait que, si leurs demandes étaient accueillies, M. Bradfield et M. Caton ne seraient collectivement admissibles à rien de plus que la couverture minimale de 200 000 $ prévue par la loi (Loi sur les assurances, par. 251(1)), au lieu de la somme d’un million de dollars, à laquelle ils auraient eu droit sous le régime de la police d’assurance intégrale de M. Devecseri.

[10]                         Environ trois ans plus tard, en mai 2012, M. Bradfield a réglé à l’amiable l’action qu’il avait intentée contre la succession de M. Devecseri. Dans le cadre de ce règlement, la RSA lui a versé 100 000 $, les dépens en sus, ce qui représentait la moitié de la couverture minimale prévue par la loi, et a versé l’autre moitié à M. Caton. Le règlement prévoyait aussi qu’un paiement de 750 000 $ serait versé à M. Bradfield par son propre assureur, au titre de la garantie des tiers sous‑assurés.

[11]                         En juin 2012, M. Caton a obtenu un jugement de 1,8 million de dollars à l’encontre de M. Bradfield et de la succession de M. Devecseri. Bien que chacun fût conjointement responsable envers M. Caton, la responsabilité solidaire a été répartie à 90 pour 100 à M. Devecseri et à 10 pour 100 à M. Bradfield. Dans la même instance, M. Bradfield a aussi obtenu un jugement relativement à une demande reconventionnelle en contribution et indemnité contre la succession de M. Devecseri.

[12]                         Après le procès, M. Bradfield a sollicité contre la RSA un jugement déclaratoire en vue d’être indemnisé du jugement rendu en sa faveur, au motif que celle‑ci avait renoncé à son droit d’invoquer la contravention à la police commise par M. Devecseri ou que la RSA était précluse de refuser la couverture à la succession de M. Devecseri. Le juge de première instance a accordé le jugement déclaratoire, concluant que la RSA avait renoncé à son droit de refuser la couverture, en omettant d’adopter une position de refus de couverture et en offrant une défense à la succession de M. Devecseri à mesure que le litige progressait (2018 ONSC 4477). Ayant conclu à l’existence d’une renonciation par la conduite, le juge de première instance n’a pas examiné l’argument fondé sur la préclusion.

[13]                         La Cour d’appel a accueilli l’appel de la RSA (2019 ONCA 800, 148 O.R. (3d) 161). Elle a rejeté l’argument de M. Bradfield fondé sur la renonciation, en partie parce que, à l’époque, le par. 131(1) de la Loi sur les assurances rendait irrecevable la reconnaissance de la renonciation par la conduite. De même, l’argument de la préclusion promissoire avancé par M. Bradfield a échoué parce que la RSA n’avait pas connaissance de la contravention à la police d’assurance, parce qu’une telle connaissance ne pouvait pas être imputée à la RSA, et parce que M. Bradfield n’avait pas été en mesure d’établir l’existence d’un acte de confiance préjudiciable.

III.         Questions en litige

[14]                         Ayant comme point de départ la renonciation, les parties devant notre Cour ont reconnu que le par. 131(1) de la Loi sur les assurances, tel qu’il était libellé à la période pertinente, exigeait que la renonciation soit faite par écrit, et que la RSA n’avait jamais renoncé à aucun droit par écrit[1]. Par conséquent, la question de la préclusion promissoire est la seule en cause devant nous : la RSA était‑elle précluse de refuser la couverture parce qu’elle avait répondu aux actions intentées à l’encontre de la succession de M. Devecseri longtemps après qu’elle aurait pu découvrir la preuve que M. Devecseri avait contrevenu à la police?

IV.         Analyse

[15]                         La doctrine de la préclusion promissoire est un moyen de défense d’equity dont les éléments ont été énoncés par le juge Sopinka, au nom de la Cour, à la p. 57 de l’arrêt Maracle :

     Les principes de l’irrecevabilité fondée sur une promesse sont bien établis. Il incombe à la partie qui invoque cette exception d’établir que l’autre partie a, par ses paroles ou sa conduite, fait une promesse ou donné une assurance destinées à modifier leurs rapports juridiques et à inciter à l’accomplissement de certains actes. De plus, le destinataire [de la promesse] doit prouver que, sur la foi de cell[e]‑ci, il a pris une mesure quelconque ou a de quelque manière changé sa position. [Nous soulignons.]

Par conséquent, le moyen de défense d’equity nécessite 1) que les parties entretiennent des rapports juridiques au moment de la promesse ou de l’assurance; 2) que la promesse ou l’assurance ait été destinée à modifier ces rapports et à inciter à l’accomplissement de certains actes; et 3) que l’autre partie se soit fiée à la promesse ou à l’assurance. Comme nous l’expliquerons, il en ressort implicitement qu’un tel acte de confiance se fait au détriment du destinataire de la promesse.

[16]                         La doctrine de la préclusion promissoire sert à protéger contre « l’injustice qui serait causée si on permettait à l’autre partie de se rétracter lorsque la personne à qui elle [a fait une promesse ou une déclaration] s’est fondée sur cette promesse ou déclaration pour agir à son détriment » (Fort Frances c. Boise Cascade Canada Ltd., [1983] 1 R.C.S. 171, p. 202). Dans le contexte de l’assurance, la préclusion naît le plus souvent lorsqu’un assureur, ayant initialement entrepris des démarches compatibles avec la couverture, refuse ensuite la couverture, parce que l’assuré a contrevenu à une modalité de la police ou parce qu’il n’était pas admissible à l’assurance dès le départ. Pour éviter que l’assureur ne refuse la couverture, l’assuré tentera de démontrer que l’assureur est préclus de modifier sa position à l’égard de la couverture par ses paroles ou par sa conduite antérieure.

[17]                         Bien que les subtilités du lien entre la préclusion promissoire et les autres formes de préclusion n’aient pas été plaidées devant nous dans le présent pourvoi, nous constatons que les arguments de Trial Lawyers seraient mieux formulés comme étayant la préclusion par assertion de fait, plutôt que la préclusion promissoire (voir Ryan c. Moore, 2005 CSC 38, [2005] 2 R.C.S. 53, par. 5; Page c. Austin (1884), 10 R.C.S. 132, p. 164). Si cette dernière doctrine interdit à l’auteur de la promesse de revenir sur une assurance dans le but de modifier ses rapports juridiques avec l’autre partie, la doctrine de la préclusion par assertion de fait interdit à l’auteur de la promesse de nier la véracité d’une représentation antérieure (voir, généralement, B. MacDougall, Estoppel (2e éd. 2019), § 5.33‑5.45). Compte tenu toutefois des similitudes entre les doctrines, nous statuons sur le présent pourvoi en appliquant uniquement les principes de la préclusion promissoire sur lesquels se fonde Trial Lawyers, tout en faisant remarquer qu’un raisonnement similaire s’appliquerait si l’action reposait sur la doctrine de la préclusion par assertion de fait.

[18]                         Comme nous l’expliquerons, l’argument de Trial Lawyers fondé sur la préclusion doit être rejeté, principalement parce que la RSA n’avait fait aucune promesse ni donné aucune assurance destinée à modifier ses rapports juridiques avec M. Bradfield. Lorsque la RSA a fourni une défense à la succession de M. Devecseri, elle ne savait pas que celui‑ci avait contrevenu à la police en consommant de l’alcool. Cet élément est fatal à la position de Trial Lawyers. En outre, même si une connaissance par interprétation des faits établissant une contravention était suffisante aux fins de la préclusion (ce qui n’est pas le cas, comme nous l’expliquerons), il est impossible d’établir que la RSA avait une connaissance par interprétation de tels faits dans les circonstances de l’espèce. La RSA avait l’obligation envers M. Devecseri de mener une enquête sur la demande présentée contre lui [traduction] « de bonne foi », « de façon impartiale et raisonnable » (Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance‑vie, 2006 CSC 30, [2006] 2 R.C.S. 3, par. 63, citant avec approbation 702535 Ontario Inc. c. Lloyd’s London, Non‑Marine Underwriters (2000), 184 D.L.R. (4th) 687 (C.A. Ont.), par. 29). C’est ce qu’elle a fait. La RSA n’avait absolument aucune obligation supplémentaire envers M. Bradfield ou d’autres tiers demandeurs d’enquêter sur les contraventions à la police, encore moins en appliquant une norme différente et plus rigoureuse que celle à laquelle elle était tenue envers son assuré.

[19]                          Ces éléments sont suffisants pour trancher le présent pourvoi. Comme nous l’avons indiqué, toutefois, nous proposons d’examiner des difficultés supplémentaires qu’un tiers demandeur comme M. Bradfield doit surmonter pour obtenir gain de cause lorsqu’il avance un argument de préclusion contre un assureur.

A.           Intention

[20]                         Les parties s’accordent pour dire que, pendant trois ans — de la date de l’accident en mai 2006 jusqu’aux interrogatoires préalables en juin 2009 —, la RSA ignorait que M. Devecseri avait consommé de l’alcool. La question consiste à savoir si, malgré cette ignorance, la RSA peut être tenue d’honorer une assurance par des paroles ou un comportement suggérant qu’elle ne refuserait pas la couverture sur le fondement de cette contravention à la police. Nous sommes d’avis que le défaut de connaissance de la RSA est fatal à l’argument fondé sur la préclusion avancé par Trial Lawyers.

[21]                         Pour fonder un argument de préclusion promissoire, l’exigence énoncée dans l’arrêt Maracle selon laquelle la promesse ou l’assurance doit être destinée à modifier les rapports juridiques des parties signifie que l’auteur de la promesse doit connaître les faits qui seraient à l’origine de ces rapports juridiques, et la modification s’y rapportant — en l’espèce, le fait que M. Devecseri aurait été intégralement couvert par la police, malgré qu’il ait contrevenu à celle‑ci. Nous admettons que la jurisprudence de la Cour évoque l’intention, et non la connaissance (Maracle, p. 57‑59; John Burrows Ltd. c. Subsurface Surveys Ltd., [1968] R.C.S. 607, p. 615). Cependant, l’importance de l’intention dépend entièrement de ce que l’auteur de la promesse sait. Ce dernier, tout comme la RSA, ne peut pas avoir l’intention de modifier des rapports en promettant de s’abstenir d’agir à partir de renseignements dont il ne dispose pas. Si l’on doit considérer que la RSA, du fait qu’elle a offert une défense, a eu l’intention de modifier des rapports avec M. Bradfield en élargissant la couverture malgré la contravention à la police commise par M. Devecseri, il faut démontrer qu’elle connaissait les faits qui établissent cette contravention.

[22]                         Comme nous l’expliquerons ci‑après, l’exigence de démontrer que la RSA connaissait les faits établissant la contravention ne laisse qu’un rôle restreint à la connaissance imputée dans un tel contexte. Trial Lawyers cherche à élargir ce rôle, en plaidant que la connaissance par interprétation découlant d’un manquement à une obligation d’enquêter suffit. Nous ne sommes pas de cet avis. Comme nous l’expliquerons ci‑après, toute autre conclusion aurait pour effet de miner imprudemment et inutilement l’obligation existante qui pèse sur les assureurs envers les assurés — et non envers les tiers demandeurs comme M. Bradfield — d’enquêter équitablement et de façon impartiale et raisonnable sur les demandes de règlement en responsabilité.

[23]                         Ceci est très simple : la RSA n’avait pas connaissance des faits qui établissaient la contravention commise par M. Devecseri. Cet élément à lui seul permet de trancher le pourvoi de Trial Lawyers.

(1)          Connaissance imputée

[24]                         Comme nous l’avons expliqué, la doctrine de la préclusion promissoire exige qu’un assureur connaisse les faits établissant la contravention pour qu’il soit lié à quelque promesse de couverture que ce soit, malgré cette contravention. En termes clairs, c’est tout ce qui est requis : la connaissance des faits. Par conséquent, si la RSA avait connu le fait qui établissait la contravention de M. Devecseri (précisément, qu’il avait consommé de l’alcool avant l’accident), mais qu’elle avait omis d’en apprécier la portée juridique (précisément, qu’il s’agissait d’une contravention), la connaissance de cette portée juridique aurait pu lui être imputée. L’arrêt de principe de la Cour et la jurisprudence développée par les tribunaux de juridiction inférieure étayent cette opinion. Cependant, comme nous le verrons, cette jurisprudence n’aide pas Trial Lawyers en l’espèce.

[25]                         Dans l’arrêt Western Canada Accident and Guarantee Insurance Co. c. Parrott (1921), 61 S.C.R. 595, une employée a été blessée alors qu’elle faisait fonctionner une machine de buanderie de son employeur, laquelle n’était pas munie d’un dispositif de protection. L’employeur, dont la police d’assurance exigeait que toutes les machines soient munies d’un dispositif de protection, a envoyé à l’assureur un rapport d’accident dans lequel il laissait entendre que la machine en question n’était pas munie d’un dispositif de protection. De plus, deux des agents de l’assureur ont soit vu que la machine n’était pas munie d’un dispositif de protection, soit ils en ont été informés. Le juge Idington a conclu que, simplement en lisant le rapport de l’employeur, il était [traduction] « inconcevable » que l’attention de l’assureur n’ait pas été attirée sur la contravention à la police (p. 598). Il s’ensuit que l’assureur avait en sa possession le fait pertinent qui établissait la contravention. Bien que l’affirmation selon laquelle l’assureur n’avait pas compris la portée juridique de ce fait ait été rejetée par le juge Idington, parce qu’elle était difficile à croire (p. 600), elle était également sans pertinence : étant donné que l’assureur connaissait le fait pertinent, on pouvait lui imputer la connaissance de sa portée juridique. Dans des motifs distincts, d’autres juges de la Cour étaient d’accord pour dire que, par sa connaissance du fait que la machine n’était pas munie d’un dispositif de protection, l’assureur était considéré avoir pleinement connaissance de ses droits de refuser la couverture (p. 601, le juge Duff; p. 602‑603, le juge Anglin; p. 606‑607, le juge Mignault), et que l’assureur était donc préclus de refuser la couverture après avoir défendu l’action.

[26]                         L’arrêt Parrott illustre l’application restreinte de la connaissance imputée dans un tel contexte. Lorsqu’il est démontré que l’assureur a eu connaissance du fait établissant une contravention, mais qu’il a omis d’en évaluer la portée juridique (c’est‑à‑dire qu’il ne s’est pas rendu compte qu’il y avait eu en réalité une contravention), le juge des faits peut tirer l’inférence que l’assureur connaissait son droit de refuser la couverture tout en ayant l’intention de garantir à l’assuré qu’il n’y donnerait pas suite (voir Maracle, p. 59; John Burrows, p. 616). Le fait que l’employeur se soit fondé sur la conduite de l’assureur — qui a produit une défense et est allé à procès — en guise de garantie de la couverture était raisonnable étant donné que l’assureur avait une connaissance réelle du fait que la machine n’était pas munie d’un dispositif de protection.

[27]                         Ce point de vue est étayé par les tribunaux de juridiction inférieure. Dans l’affaire Rosenblood Estate c. Law Society of Upper Canada (1989), 37 C.C.L.I. 142 (H.C. Ont.), conf. par 16 C.C.L.I. (2d) 226 (C.A. Ont.), la nature même de la demande — le fait qu’un avocat savait que l’une des propriétés dont il s’occupait était surhypothéquée — ne relevait pas du champ d’application de la police d’assurance. Encore une fois, cependant, même si l’assureur savait que l’avocat était au courant, il n’en a pas apprécié l’importance de ce fait, à savoir qu’il établissait une contravention à la police. Qui plus est, comme dans l’arrêt Parrott, cela n’était pas important : cela a été considéré, en raison de la connaissance du fait, comme une appréciation de sa portée (p. 156). La question de savoir si l’assureur avait réellement apprécié la portée de ce fait n’est pas pertinente. En ce sens, la préclusion diffère de la renonciation qui requiert la connaissance de la portée juridique des faits (Saskatchewan River Bungalows Ltd. c. La Maritime, Compagnie d’assurance‑vie, [1994] 2 R.C.S. 490, p. 500). Dans l’arrêt Rosenblood Estate, que la succession de l’avocat se soit fondée sur le fait que l’assureur offrait une défense en tant que garantie de couverture était raisonnable, vu que l’assureur avait une connaissance réelle du seul fait qui soustrayait la demande du champ d’application de la police.

[28]                         Cela a récemment été réitéré par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt The Commonwell Mutual Assurance Group c. Campbell, 2019 ONCA 668, 95 C.C.L.I. (5th) 344, conf. 2018 ONSC 5899, 95 C.C.L.I. (5th) 328, par. 38 et 40, dans lequel, encore une fois, la nature de la demande en soi ne faisait pas partie du champ d’application de la couverture. L’assureur connaissait donc les faits qui étayaient un refus de couverture dès le moment où il a reçu la déclaration. Il n’était donc pas pertinent que l’assureur ne se soit pas penché sur l’exclusion applicable, et il était par la suite préclus de se fonder sur cette exclusion pour refuser la couverture.

[29]                         Ce point — à savoir que le fait qu’un assureur offre une défense, malgré sa connaissance d’un fait établissant une contravention, étaye l’inférence selon laquelle l’assureur avait l’intention de modifier ses rapports juridiques avec l’assuré — est largement accepté dans notre droit (voir, p. ex., Parlee c. Pembridge Insurance Co., 2005 NBCA 49, 283 R. N.-B. (2e) 75, par. 12; Fellowes, McNeil c. Kansa General International Insurance Co. (2000), 22 C.C.L.I. (3d) 1 (C.A. Ont.), par. 69; Gilewich c. 3812511 Manitoba Ltd., 2011 MBQB 169, 267 Man. R. (2d) 40, par. 42; Gillies c. Couty (1994), 100 B.C.L.R. (2d) 115 (C.S.), par. 5 et 8; Federal Insurance Co. c. Matthews (1956), 3 D.L.R. (2d) 322 (C.S.C.‑B.), p. 345; voir aussi Owen Sound Public Library Board c. Mial Developments Ltd. (1979), 26 O.R. (2d) 459 (C.A. Ont.), p. 467). Est également largement admise l’idée que, lorsqu’un assureur connaît les faits établissant une contravention, son défaut d’en apprécier la portée juridique en tant que telle — c’est‑à‑dire comme établissant une contravention — n’est pas pertinent, de sorte qu’une telle appréciation peut être imputée à l’assureur, et celui‑ci peut être préclus de refuser la couverture (voir, en l’occurrence, Personal Insurance Co. c. Alexander Estate, 2012 NWTSC 19, 30 M.V.R. (6th) 282, par. 33‑35 et 41‑42; Snair c. Halifax Insurance Nationale‑Nederlanden North America Corp. (1995), 145 N.S.R. (2d) 132 (C.S.), par. 62; Rowe c. Mills (1986), 72 R.N.‑B. (2e) 344 (B.R.), par. 12; Hassan c. Toronto General Insurance Co. (1960), 22 D.L.R. (2d) 360 (H.C.J. Ont.), p. 368‑369).

[30]                         En résumé, lorsqu’il est établi que l’assureur a en sa possession les faits établissant une contravention, une inférence peut être tirée selon laquelle l’assureur, par sa conduite, avait l’intention de modifier ses rapports juridiques avec l’assuré ⸺ nonobstant le fait que l’assureur n’a pas saisi la portée juridique des faits ou n’a pas su autrement comprendre les modalités de sa police conclue avec l’assuré.

[31]                         En l’espèce, il n’est pas contesté que, quand la RSA s’est chargée de la défense de la succession de M. Devecseri, elle ne savait pas qu’il avait consommé de l’alcool avant l’accident, un fait qui, s’il avait été connu, aurait établi qu’il avait contrevenu à la police. Il ne s’agit pas d’un cas où la RSA était au courant de la consommation d’alcool de M. Devecseri, mais avait omis de l’apprécier comme un fait le mettant en contravention de la police. Sur ce fondement, les précédents Parrott, Rosenblood Estate et Campbell se distinguent facilement de la présente affaire. La connaissance des faits établissant la contravention de M. Devecseri ne peut pas être imputée à la RSA, et l’on ne peut considérer que cette dernière a eu l’intention de garantir à sa succession, ou à M. Bradfield, ou à quiconque d’autre, qu’elle ne se fonderait pas sur cette contravention pour refuser la couverture.

(2)          Connaissance par interprétation

[32]                         Trial Lawyers prie la Cour de juger que la RSA avait une connaissance par interprétation de la contravention de M. Devecseri, et qu’il faut donc considérer qu’elle connaissait ou aurait dû connaître les faits. Cet argument repose sur la prémisse de ce que Trial Lawyers appelle le manquement de la RSA à un devoir d’enquêter avec diligence sur la demande présentée contre son assuré. Nous sommes d’avis de rejeter l’argument de Trial Lawyers et, avec lui, la possibilité d’établir la connaissance par interprétation découlant d’un manquement au devoir d’enquêter en tant que fondement de la préclusion promissoire, pour deux raisons.

[33]                         Premièrement, un tel argument englobe une importante modification — et, à notre avis, malavisée et inutile — de l’obligation qui incombe à l’assureur à l’égard de l’assuré dans le contexte d’une réclamation. Cette obligation existe parce que les assureurs ont de solides incitatifs économiques à refuser la couverture, ce que notre Cour a tenté de modérer dans l’intérêt public. Comme les demandes de règlement découlent d’une police d’assurance responsabilité, les assureurs sont liés par une obligation envers l’assuré d’enquêter sur chaque demande de règlement [traduction] « de bonne foi », « de façon impartiale et raisonnable », sans toutefois s’acharner à trouver une contravention à la police (Fidler, par. 63, citant 702535 Ontario Inc., par. 29). Ce point mérite d’être réitéré : notre Cour a cherché à atténuer les incitatifs des assureurs pour protéger les intérêts des assurés qui sont en position de vulnérabilité quand les assureurs « porte[nt] délibérément des œillères » afin de rechercher des contraventions à la police alors qu’il n’existe aucun « autre fondement » justifiant de refuser la couverture (Whiten c. Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, [2002] 1 R.C.S. 595, par. 102‑103).

[34]                         L’obligation qu’un assureur a envers un assuré d’enquêter de bonne foi, de façon impartiale et raisonnable, comme l’a reconnu notre Cour, est incompatible avec l’obligation de mener une enquête [traduction] « approfondie » et « rigoureuse » que fait valoir Trial Lawyers (m.a., par. 121 et 123). Se fondant apparemment sur l’arrêt Coronation Insurance Co. c. Taku Air Transport Ltd., [1991] 3 R.C.S. 622, Trial Lawyers soutient que l’assureur est tenu à une obligation de [traduction] « connaître les choses qui étaient à sa portée » (transcription, p. 24; voir aussi m.a., par. 124; Coronation Insurance, p. 640). Cependant, l’arrêt Coronation Insurance est peu utile en l’espèce. Premièrement, la norme énoncée dans cette affaire et dans l’arrêt Canadian Indemnity Co. c. Canadian Johns‑Manville Co., [1990] 2 R.C.S. 549, est liée à la connaissance imputée que les assureurs ont de leurs propres dossiers et des questions de notoriété publique. Le rapport en cause du coroner, dans la présente affaire, n’était ni en la possession de l’assureur ni notoire. Plus fondamentalement, ces cas concernaient l’évaluation faite par l’assureur des risques associés à un assuré potentiel, avant même qu’un contrat d’assurance ne soit conclu. À l’étape pré‑contractuelle, la préoccupation de la Cour était de modérer les mesures que l’assureur entreprend pour inciter les assurés à conclure un contrat, tout en fermant les yeux sur les risques posés par les assurés, uniquement pour ensuite pouvoir utiliser la non‑divulgation de ces risques comme fondement du refus de couverture des demandes de règlements qui en découlent. Les incitatifs opèrent différemment dans les cas où, comme en l’espèce, nous sommes saisis de demandes de règlement présentées dans le cadre d’un contrat existant. À cette étape‑ci, l’assureur a tout intérêt à rechercher les contraventions en lien avec une demande de règlement précise. Nous craignons que, loin de modérer ces mesures incitatives, l’argument de Trial Lawyers ne les intensifie, poussant les assureurs à déployer des efforts supplémentaires pour trouver des contraventions à la police. Pour ce motif, l’argument doit être rejeté.

[35]                         Deuxièmement, il n’y a aucun fondement juridique permettant à un tiers demandeur comme M. Bradfield d’être en mesure de fonder un argument de préclusion dans le cas de quelque prétendue contravention que ce soit à une obligation que l’assureur a envers son assuré. En d’autres termes, l’obligation d’enquêter de bonne foi, de façon impartiale et raisonnable est due uniquement à l’assuré et non pas à des tiers. Si une telle obligation était due à des tiers, elle s’accorderait mal avec les obligations de bonne foi la plus absolue et de traitement équitable qui régissent les rapports entre les parties à un contrat d’assurance — en l’espèce, entre la RSA et M. Devecseri — et minerait dans les faits ces obligations. Il en est ainsi parce que les obligations qui existent entre l’assureur et l’assuré sont réciproques; bien que l’assureur ait l’obligation susmentionnée d’enquêter de bonne foi, de façon impartiale et raisonnable, l’assuré a aussi une obligation réciproque de divulguer tous les faits pertinents liés à la demande de règlement (Whiten, par. 83, citant Andrusiw c. Aetna Life Insurance Co. of Canada (2001), 289 A.R. 1 (B.R.), par. 84‑85; Bhasin c. Hrynew, 2014 CSC 71, [2014] 3 R.C.S. 494, par. 55).

[36]                         Cette réciprocité des obligations mérite d’être soulignée. Notre Cour s’est efforcée d’atteindre un juste équilibre dans l’énonciation et l’élaboration de l’obligation de bonne foi la plus absolue et du traitement équitable entre un assureur et un assuré dans le but de favoriser le règlement honnête, juste et rapide des réclamations. En l’espèce, la RSA avait envers M. Devecseri une obligation d’enquêter de bonne foi, de façon impartiale et raisonnable sur les demandes présentées à l’encontre de sa succession, et ce, sans faire preuve de zèle ni s’acharner à chercher des contraventions à la police. S’il avait survécu à l’accident, M. Devecseri aurait eu une obligation réciproque de divulguer tout renseignement qu’il avait en sa possession et qui aurait pu annuler sa couverture — en particulier, le fait qu’il avait consommé de l’alcool. Si, après avoir reçu de tels renseignements, la RSA avait continué à assurer sa défense, M. Devecseri aurait pu se fonder sur cette défense continue comme étant une garantie de couverture qui pouvait empêcher la RSA de changer de position par la suite. Si, toutefois, M. Devecseri avait omis de divulguer à la RSA le fait qu’il avait consommé de l’alcool, la contravention à son obligation de divulgation l’empêcherait d’invoquer la préclusion contre la RSA.

[37]                         Trial Lawyers nous demande d’autoriser des tiers demandeurs à s’immiscer dans les rapports entre assureur et assuré, lesquels sont caractérisés par leurs obligations mutuelles de bonne foi la plus absolue et de traitement équitable, mais d’une manière qui dépouille le nouveau rapport entre un assureur et des tiers demandeurs de tout caractère mutuel. Ainsi, bien que M. Bradfield affirme qu’il ne se souvient pas si M. Devecseri avait consommé de l’alcool, il convient de garder à l’esprit que, s’il l’avait su, il n’aurait eu aucune obligation de divulguer ce fait à la RSA. Et pourtant, Trial Lawyers voudrait que la Cour fasse peser sur la RSA le fardeau d’une obligation envers M. Bradfield de découvrir ce même fait. À notre avis, il n’est pas juste d’imposer à la RSA une telle obligation alors que l’obligation correspondante ne pèse pas sur M. Bradfield. En outre, et quoi qu’il en soit, nous faisons observer que la préclusion promissoire exige que la partie qui invoque ce recours d’equity ait une attitude irréprochable, ce qui peut aussi englober une obligation de divulguer les faits pertinents, en particulier dans des contextes comme celui de l’assurance où les parties sont liées par des obligations réciproques de bonne foi la plus absolue (voir, p. ex., MacDougall, § 5.289‑5.292).

[38]                         Examinée à la lumière de la réciprocité des obligations entre les véritables parties contractantes — l’assureur et l’assuré —, il y a une certaine absurdité dans la position de Trial Lawyers. Cela signifierait effectivement qu’un contrat d’assurance responsabilité offre une plus grande protection aux tiers comme M. Bradfield, et leur impose moins d’obligations (voire aucune), qu’il ne le fait à l’égard de l’assuré désigné. Un tel résultat est, en réalité, contraire à l’intention législative manifeste exprimée au par. 258(11) de la Loi sur les assurances, qui dispose qu’un assureur peut, à l’encontre de l’auteur d’une demande de règlement, se prévaloir de tout moyen de défense qu’il a le droit d’opposer à l’assuré.

[39]                         Pour ces motifs, nous devons rejeter l’argument de Trial Lawyers selon lequel on peut considérer que la RSA a eu une connaissance par interprétation de la contravention de M. Devecseri à la police.

B.            Autres questions

[40]                         Trial Lawyers dit pouvoir faire valoir l’argument de la préclusion au nom de la succession de M. Devecseri et au nom de M. Bradfield, compte tenu des assurances données à chaque partie, et du préjudice subi par chacune d’elles. Cet argument sort de l’ordinaire. Bien que ces questions n’aient pas été plaidées de manière satisfaisante par les parties et que nous reportions donc leur résolution à une autre occasion, nous soulignons ci‑après certaines des difficultés auxquelles Trial Lawyers serait exposée si elle voulait invoquer la préclusion de la manière qu’elle le propose, compte tenu du fait que sa demande émane d’un tiers et du contexte législatif applicable.

(1)          Limites des rapports établis par la loi

[41]                         La doctrine de la préclusion promissoire requiert généralement que l’auteur de la promesse et son destinataire aient déjà un rapport juridique (Maracle, p. 57; Canadian Superior Oil Ltd. c. Paddon‑Hughes Development Co., [1970] R.C.S. 932, p. 938; Atlantic Steel Buildings Ltd. c. Cayman Group Ltd. (1982), 50 N.S.R. (2d) 609 (C.S. (Div. d’appel)); voir aussi MacDougall, § 5.92). Trial Lawyers affirme que M. Bradfield, en tant que tiers demandeur relativement à la police d’assurance de M. Devecseri, entretenait un rapport juridique avec la RSA, au titre de l’art. 258 de la Loi sur les assurances. Les dispositions pertinentes de l’art. 258 de la Loi sur les assurances sont ainsi libellées :

      Affectation des sommes assurées et mise en cause de l’assureur

      258 (1) La personne qui formule contre un assuré une demande de règlement pour laquelle une indemnité est prévue par un contrat constaté par une police de responsabilité peut, bien qu’elle ne soit pas partie au contrat et lorsqu’un jugement dans cette affaire est rendu contre l’assuré en sa faveur dans une province ou un territoire du Canada, faire affecter les sommes assurées payables aux termes du contrat à l’exécution du jugement rendu ainsi que tous les autres jugements ou demandes contre l’assuré couvert par le contrat. Elle peut en son nom propre et au nom de toutes les personnes ayant présenté ces demandes ou en faveur desquelles ces jugements ont été rendus, intenter contre l’assureur une action en vue de faire ainsi affecter ces sommes assurées.

      Couverture supérieure aux limites

      (11) Lorsqu’un ou plusieurs contrats fournissent une couverture supérieure aux limites prévues à l’article 251 [c’est‑à‑dire la garantie minimale de 200 000 $ prévue par la loi],. . . l’assureur peut :

      a) relativement à la couverture qui excède ces limites;

      b) à l’encontre de l’auteur d’une demande de règlement,

      se prévaloir des moyens de défense qu’il a le droit d’opposer à l’assuré . . .

[42]                         Trial Lawyers soutient que ce libellé de la loi crée le rapport juridique requis permettant à M. Bradfield d’affirmer son droit à la couverture à l’encontre de la RSA, à la fois en son nom propre et en [traduction] « se met[tant] à la place » de la succession de M. Devecseri (m.a., par. 102). Nous sommes d’accord pour dire que l’art. 258 crée un rapport juridique entre M. Bradfield et la RSA. Il accorde aux tiers demandeurs, au titre d’une police d’assurance, une cause d’action directe contre l’assureur, contournant ainsi l’assuré. De cette façon, et dans cette mesure, il écarte la règle de common law du lien contractuel qui empêcherait autrement un tiers demandeur d’intenter des poursuites contre un assureur au titre d’un contrat d’assurance auquel le demandeur n’est pas partie. N’eut été l’art. 258, la capacité du tiers demandeur de recouvrer des fonds auprès d’un assureur [traduction] « dépendrait entièrement de la mesure dans laquelle l’assuré [ici, la succession de M. Devecseri] choisit de mettre en application ses droits contractuels contre l’assureur [ici, la RSA] ou est en mesure de le faire » (B. Billingsley, General Principles of Canadian Insurance Law (3e éd. 2020), p. 295). Toutes les autres provinces et tous les autres territoires ont adopté des dispositions semblables à celle de l’art. 258.

[43]                         Nous sommes toutefois loin d’être convaincus que Trial Lawyers prend correctement en compte la nature de ce rapport ou des droits et responsabilités qui en découlent, ainsi que leurs répercussions pour l’analyse de la préclusion. Il en est ainsi parce que de la nature précise de ce rapport juridique, telle que déterminée par le texte législatif, permet à un demandeur d’intenter des poursuites contre l’assureur uniquement « lorsqu’un jugement [. . .] est rendu contre l’assuré ». Au regard des faits de l’espèce, cette restriction est importante, car la RSA s’est désistée de la défense de M. Devecseri en 2009, trois ans avant que M. Bradfield n’obtienne un jugement dans sa demande reconventionnelle contre la RSA. Il s’agit de la première difficulté évidente concernant la position de Trial Lawyers : elle s’appuie sur la conduite de la RSA qui est antérieure à l’existence du rapport juridique pertinent.

[44]                         Les difficultés ne s’arrêtent pas là. Nous concevons mal, sur le fondement du texte de loi, comment M. Bradfield peut faire valoir un argument de préclusion au nom de la succession de M. Devecseri, comme le propose Trial Lawyers. Le paragraphe 258(1) permet à M. Bradfield de présenter sa demande seulement « en son nom propre et au nom de toutes les personnes ayant présenté ces demandes ou en faveur desquelles ces jugements ont été rendus », ce qui semble rendre irrecevables les demandes dans lesquelles M. Bradfield « se met à la place » de la succession de M. Devecseri et fait valoir un argument de préclusion sur cette base. Nous faisons remarquer par ailleurs que le par. 258(1) dispose qu’il ne s’applique qu’aux jugements contre l’assuré qui sont « couvert[s] par le contrat », et cette phraséologie vise une décision judiciaire quant à la question de savoir si l’assuré désigné est bel et bien « couvert », au sens où l’assuré pourrait empêcher l’assureur de refuser la couverture.

[45]                         En conséquence, en l’absence d’observations plus complètes que celles que nous avons reçues, nous nous abstiendrons de tirer une conclusion définitive relativement à la question de savoir si le par. 258(1) permet le type de demande que M. Bradfield a fait valoir. Cependant, nous mettons néanmoins l’accent sur le fait que ces questions nécessitent des réponses claires avant qu’une demande comme celle de M. Bradfield ne puisse être accueillie.

(2)          Garantie relative à la couverture

[46]                         Même si nous acceptions, aux fins de l’argumentation, que l’art. 258 s’applique comme le suggère Trial Lawyers — en permettant à M. Bradfield de faire valoir la préclusion sur le fondement de la conduite de la RSA antérieure au jugement rendu dans le cadre de la demande reconventionnelle, que ce soit en son nom propre ou au nom de M. Devecseri — il y a d’autres difficultés à résoudre. Nous sommes d’avis que Trial Lawyers n’a identifié aucune conduite de la RSA qui pourrait équivaloir à une garantie [traduction] « claire et non équivoque » ou « non ambiguë » qu’elle s’abstiendrait de refuser la couverture sur le fondement d’une contravention à la police révélée ultérieurement (Engineered Homes Ltd. c. Mason, [1983] 1 R.C.S. 641, p. 646‑648, citant Halsbury’s Laws of England (4e éd.), vol. 16, par. 1514).

[47]                         Trial Lawyers se fonde exclusivement sur le fait que la RSA respecte ses diverses obligations prévues par la loi et son obligation de défendre ainsi une garantie. Aux premières étapes du litige, la législation ontarienne en matière d’assurances exigeait que la RSA avise les demandeurs de l’existence d’une police couvrant M. Devecseri, des limites de responsabilité prévues par cette police, et qu’elle leur indique si elle « répondra à la demande aux termes de la police » (Loi sur les assurances, art. 258.4). En réponse à cette dernière question, la RSA devait déterminer si son obligation de défendre M. Devecseri exigeait qu’elle réponde à la demande aux termes de la police. Fait important, l’obligation de la RSA de défendre M. Devecseri découlait, non pas du fait que la RSA était convaincue que M. Devecseri n’avait pas contrevenu à la police, mais simplement du fait de la réception d’une demande contre l’assuré dans laquelle étaient allégués des faits qui, « s’ils se révélaient véridiques, exigeraient qu’[elle] indemnise l’assuré relativement à la demande » (Progressive Homes Ltd. c. Cie canadienne d’assurances générales Lombard, 2010 CSC 33, [2010] 2 R.C.S. 245, par. 19; voir aussi Monenco Ltd. c. Commonwealth Insurance Co., 2001 CSC 49, [2001] 2 R.C.S. 699, par. 29; Non‑Marine Underwriters, Lloyd’s of London c. Scalera, 2000 CSC 24, [2000] 1 R.C.S. 551, par. 74‑78; Nichols c. American Home Assurance Co., [1990] 1 R.C.S. 801, p. 810‑811). En termes simples, et en l’absence d’une contravention connue à la police, aux premières étapes d’un litige en matière de responsabilité, l’assureur ne peut refuser de défendre l’assuré que s’il est manifeste que la véritable nature des faits tels qu’ils ont été plaidés n’entre pas dans la portée de la police (Scalera, par. 50‑55), ou que la demande est expressément exclue.

[48]                         En conséquence, lorsqu’un assureur répond à une demande présentée contre son assuré en lui fournissant une défense, il ne fait qu’indiquer — à l’assuré et au tiers demandeur — que les demandes présentées contre son assuré sont des demandes visées par les modalités de la couverture. En aucun cas une telle communication restreinte, sans plus, ne peut être considérée comme une promesse d’indemniser le demandeur si l’assuré est jugé avoir commis une faute, indépendamment de toute contravention à la police révélée ou survenue ultérieurement. En résumé, Trial Lawyers cherche à conférer au fait que la RSA a fourni une défense à la succession de M. Devecseri une plus grande signification que ce que la conduite de la RSA n’avait, en réalité.

[49]                         Enfin, même s’il était possible d’interpréter la défense fournie par l’assureur au nom de son assuré comme une promesse de ne pas refuser la couverture, le fait que la demande ait été déposée par un tiers en l’espèce soulève encore plus de difficultés pour Trial Lawyers. Dans les cas où la couverture peut être remise en cause, les assureurs se fondent souvent sur des lettres de réserve de droits ou des accords de non‑renonciation pour préserver leur droit de refuser la couverture après avoir enquêté sur la demande de règlement (voir, généralement, N. P. Kent, « Preventive Paperwork : Non‑Waiver Agreements, Reservation‑of‑Rights Letters and the Defence of Claims in Questionable Coverage Situations » (1995), 17 Advocates’ Q. 399). Il n’est pas clair pour nous de quelle façon, le cas échéant, un tiers pourrait avoir connaissance de l’existence d’un document de réserve de droits de ce type, et, en l’absence d’une telle connaissance, si le tiers pourrait être en mesure de faire valoir une préclusion que l’assuré ne peut pas invoquer. De cette manière, l’argument de Trial Lawyers, une fois de plus, semble être plus favorable au tiers qu’à l’assuré désigné.

(3)          Acte de confiance préjudiciable

[50]                         La dernière difficulté pour Trial Lawyers consisterait à établir l’existence d’un acte de confiance préjudiciable. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de trancher la question de savoir si un acte de confiance préjudiciable est démontré eu égard aux faits de l’espèce, nous faisons remarquer que les parties ont présenté des arguments sur la mesure dans laquelle l’existence d’un acte de confiance préjudiciable peut être imputée dans les cas où le litige est à une étape avancée (voir Rosenblood Estate, p. 156‑157). La Cour ne s’est jamais prononcée sur une telle présomption de préjudice, et nous déclinons l’occasion de le faire ici, mais nous soulignons néanmoins que les affaires sur lesquelles Trial Lawyers se fonde concernaient des demandes de règlement présentées par des assurés désignés, et non par des tiers demandeurs. Cette distinction exige un examen minutieux dans une affaire à venir.

[51]                         Nous affirmons également qu’il convient de démontrer que le destinataire de la promesse a commis un acte de confiance préjudiciable pour que la préclusion promissoire puisse être établie. Dans l’arrêt Maracle, la Cour n’a pas fait référence à la nécessité de démontrer l’existence d’un acte de confiance préjudiciable parce que le préjudice dans cette affaire était évident en soi : l’auteur de la promesse aurait déclaré qu’il ne prendrait pas de mesures au motif que le délai de prescription était expiré, et le destinataire de la promesse avait ensuite laissé le délai de prescription expirer avant d’intenter une action. L’existence d’un acte de confiance préjudiciable a toutefois toujours été une exigence afin de faire valoir la préclusion promissoire ou, par ailleurs, toute forme de préclusion. Il en est ainsi parce que, comme il s’agit d’une doctrine d’equity, son objectif est de régler la question de la conduite inique, injuste ou inéquitable (Ryan, par. 68 et 74; Cowper‑Smith c. Morgan, 2017 CSC 61, [2017] 2 R.C.S. 754, par. 20 et 28). Et ce qui rend la résiliation d’une promesse ou d’une assurance inique, injuste ou inéquitable, c’est que l’auteur de la promesse a, par son intention et son effet, incité le destinataire de la promesse à changer de position en se fiant à cette promesse, et ce, à son détriment. Pour ce motif, faire droit à l’argument de préclusion promissoire exige une preuve qu’il y a eu préjudice, absence d’équité ou injustice avant que les tribunaux n’obligent l’auteur de la promesse à respecter sa promesse ou son assurance (voir Hughes c. Metropolitan Railway Co. (1877), 2 App. Cas. 439 (H.L.), p. 448, conf. par Conwest Exploration Co. c. Letain, [1964] R.C.S. 20, p. 27‑28, le juge Judson; Fort Frances, p. 202; et Ryan, par. 51, citant Amalgamated Investment & Property Co. (In Liquidation) c. Texas Commerce International Bank Ltd., [1982] 1 Q.B. 84 (C.A.), p. 122).

V.           Dispositif et dépens

[52]                         Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.

[53]                         Trial Lawyers affirme que des dépens ne devraient pas être adjugés contre elle parce qu’elle est une partie représentant l’intérêt public et parce que la RSA n’était pas obligée de participer au présent pourvoi. Cette dernière suggestion nous paraît hautement irréaliste étant donné l’obligation que Trial Lawyers a cherché à faire imposer aux assureurs en l’espèce. Néanmoins, et bien qu’il s’agisse d’un cas difficile à trancher, nous sommes d’avis que les parties doivent assumer leurs propres dépens quant à l’appel et la requête visant à substituer Trial Lawyers en tant que partie. Notre ordonnance à cet égard ne devrait pas être considérée comme une suggestion à d’autres groupes dans des situations semblables qu’ils peuvent dorénavant prendre à leur charge et continuer des pourvois découlant de litiges réglés sans risquer d’être assujettis à une ordonnance portant sur les dépens.

 

Version française des motifs rendus par

 

                     La juge Karakatsanis —

[54]                         J’ai lu les motifs des juges Moldaver et Brown et je suis d’accord pour dire qu’il faut rejeter le pourvoi. Je souscris aussi à une bonne partie de leur analyse juridique. Cependant, à mon avis, ils ont apporté une précision inutile à un élément de la préclusion promissoire, ce qui est incompatible avec la jurisprudence et les principes sous‑jacents de l’equity. Ce faisant, ils ont affaibli la protection qu’offre cette doctrine d’equity.

[55]                         Comme le font remarquer mes collègues, les éléments de la préclusion promissoire ont été énoncés par notre Cour dans l’arrêt Maracle c. Travellers Indemnity Co. of Canada, [1991] 2 R.C.S. 50, et sont bien établis dans la jurisprudence. Une exigence de base veut que l’auteur de la promesse « a[it], par ses paroles ou sa conduite, fait une promesse ou donné une assurance destinées à modifier [ses] rapports juridiques [avec l’autre partie] et à inciter à l’accomplissement de certains actes » (Maracle, par. 57). Les juges Moldaver et Brown considèrent que cette exigence — une intention de modifier des droits juridiques — requiert que l’auteur de la promesse ait une connaissance réelle des faits à l’origine du droit juridique. Ils sont d’avis que l’auteur de la promesse ne peut avoir l’intention de modifier les rapports juridiques à moins d’avoir réellement connaissance des faits à l’origine de ces rapports (par. 21). Néanmoins, parce qu’ils reconnaissent que la jurisprudence n’exige pas une connaissance réelle de la portée juridique des faits, ils concluent qu’une telle connaissance peut être imputée.

[56]                         Je ne peux souscrire à l’opinion portant que la connaissance réelle est requise justement parce que l’intention de l’auteur de la promesse doit être analysée objectivement. Personne sauf l’auteur de la promesse ne peut connaître l’intention subjective, et il ne s’agit pas de l’angle sous lequel il faut considérer cette doctrine d’equity. La jurisprudence a établi il y a longtemps que l’intention de l’auteur de la promesse doit être interprétée objectivement. Une promesse vise à modifier des rapports juridiques lorsqu’il serait raisonnable pour le destinataire de la promesse de l’interpréter ainsi. La démarche objective est fondée sur notre jurisprudence — depuis la création de la doctrine — et concorde avec l’objectif fondamental de la préclusion promissoire : empêcher l’iniquité.

[57]                         Comme je vais l’expliquer, selon une démarche objective, la connaissance est pertinente parce qu’elle aide à interpréter la conduite de l’auteur de la promesse dans le contexte factuel global. La démarche objective consiste à déterminer si, d’un point de vue objectif eu égard au contexte global — y compris tous les faits que l’auteur de la promesse connaissait ou dont il pouvait raisonnablement être considéré avoir connaissance —, l’auteur de la promesse avait l’intention de modifier des droits juridiques.

[58]                         Comme la connaissance des faits sous‑jacents est un aspect important du contexte dans lequel une évaluation objective est effectuée, l’exigence de connaissance réelle ajoutée par mes collègues n’aura guère d’incidence sur le résultat dans bien des cas. Comme le font observer mes collègues, même si la connaissance par interprétation suffisait pour l’application de la préclusion promissoire, on ne pourrait l’invoquer au vu des faits de l’espèce, et l’appel pourrait être rejeté pour ce motif. Toutefois, l’ajout par mes collègues d’une exigence absolue de connaissance réelle des faits nous détourne de la véritable analyse et restreint indûment la souplesse inhérente à l’equity.

I.               Analyse

[59]                         La confusion entourant le rôle que joue la connaissance de l’auteur de la promesse dans le présent pourvoi découle du fait qu’une analyse objective n’a pas été correctement appliquée à l’intention qu’avait celui‑ci. Il ne fait aucun doute, selon notre jurisprudence, que la préclusion promissoire exige une promesse ou une assurance destinée par son auteur à modifier des rapports juridiques, et que la promesse ou l’assurance doit être claire et sans équivoque. Fait important, la jurisprudence indique que la conduite de l’auteur de la promesse est analysée objectivement. Son intention se dégage de ses paroles ou de sa conduite, et sa connaissance est pertinente dans la mesure où elle éclaire la façon dont ses paroles ou sa conduite peuvent être raisonnablement interprétées.

[60]                         La question de savoir si l’auteur de la promesse voulait que celle‑ci lie les parties fait souvent l’objet du litige dans les affaires de préclusion promissoire (A. Robertson, « Knowledge and Unconscionability in a Unified Estoppel » (1998), 24 Monash U.L. Rev. 115, p. 127‑128). Cette exigence d’intention ne figurait pas dans l’arrêt Hughes c. Metropolitan Railway Co. (1877), 2 App. Cas. 439 (H.L.), la décision souvent invoquée comme la source de la doctrine moderne. C’est le résumé du principe fait par le lord Denning dans l’arrêt Central London Property Trust Ltd. c. High Trees House Ltd., [1947] K.B. 130, qui a ajouté l’exigence que la promesse soit [traduction] « destinée à lier les parties et à être remplie, et qu’elle soit effectivement remplie » (p. 134).

[61]                         La question d’interprétation est de savoir de quelle manière il convient de juger cette intention : objectivement ou subjectivement (c.‑à‑d. du point de vue subjectif de l’auteur de la promesse).

[62]                         La Cour d’appel de l’Ontario a abordé cette question dans l’arrêt Owen Sound Public Library Board c. Mial Developments Ltd. (1979), 26 O.R. (2d) 459. Elle a conclu ce qui suit : [traduction] « une promesse, qu’elle soit expresse ou inférée d’une conduite, est destinée à lier les parties en droit si elle amène raisonnablement le destinataire de la promesse à croire qu’on n’insistera pas sur une stipulation juridique, comme un délai strict d’exécution » (p. 465). La Cour d’appel a jugé que l’intention n’exige pas une affirmation directe à cet effet et a décidé que « [l]e fait pour l’auteur de la promesse de savoir que le destinataire de celle‑ci considère vraisemblablement la promesse comme modifiant leurs rapports juridiques constitue un fondement approprié duquel l’on peut inférer l’existence d’une intention suffisante » (p. 467 (je souligne)). Comme l’explique le professeur McCamus, [traduction] « le tribunal [dans l’arrêt Owen Sound] a clairement indiqué que le fait que l’entrepreneur n’avait peut‑être pas eu l’intention de manifester la volonté d’ignorer le délai n’était pas pertinent » (The Law of Contracts (3e éd. 2020), p. 313).

[63]                         Le baron Parke fut l’un des premiers à avaliser cette analyse objective dans la décision Freeman c. Cooke (1848), 2 Ex. 654, 154 E.R. 652, où il a écrit :

      [traduction] [S]i, quelle que soit l’intention réelle d’une personne, elle se conduit de telle manière qu’une personne raisonnable ajouterait foi à la déclaration et croirait qu’elle était destinée à ce qu’elle y donne suite, et y a en fait donné suite, la partie qui a fait la déclaration ne pourrait pas non plus en contester la véracité. . . [p. 656]

      (Voir aussi Birmingham and District Land Co. c. London and North Western Railway Co. (1888), 40 Ch. D. 268 (C.A.), p. 287, le lord juge Bowen; Charles Rickards Ld. c. Oppenheim, [1950] 1 K.B. 616 (C.A.), p. 623, le lord juge Denning.)

[64]                         En plus de la jurisprudence, la doctrine appuie fortement une interprétation objective des paroles ou de la conduite de l’auteur de la promesse. Le professeur McCamus écrit dans son traité : [traduction] « Le test permettant de déterminer si l’engagement a été donné est [. . .] objectif » (p. 313). Le professeur MacDougall arrive à une conclusion semblable : [traduction] « une promesse ou une assurance, qu’elle soit expresse ou inférée d’une conduite, est destinée à lier les parties en droit si elle amène raisonnablement le destinataire de la promesse à croire qu’on n’insistera pas sur [. . .] un droit ou une autre stipulation juridique » (Estoppel (2e éd. 2019), § 5.195). Le professeur Manwaring a fait observer que [traduction] « [l]’intention subjective est inconnaissable, et l’on peut inférer l’intention uniquement de paroles et d’actes ou, autrement dit, des manifestations objectives de l’intention », et que la « jurisprudence étaye clairement l’opinion selon laquelle les intentions de l’auteur de la promesse doivent être cernées au moyen d’une analyse objective » (« Promissory Estoppel in the Supreme Court of Canada » (1987), 10 Dal. L.J. 43, p. 64).

[65]                         Il existe d’importantes raisons fondées sur la doctrine de mettre l’accent sur l’interprétation raisonnable de la conduite de l’auteur de la promesse, et non sur son intention subjective ou sa connaissance réelle. La préclusion promissoire répond à l’iniquité (ou l’injustice) et à l’acte de confiance, des concepts étroitement liés (voir Cowper‑Smith c. Morgan, 2017 CSC 61, [2017] 2 R.C.S. 754, par. 15‑16). Comme le reconnaissent dans le présent pourvoi les juges Moldaver et Brown, « [l]a doctrine de la préclusion promissoire sert à protéger contre “l’injustice qui serait causée si on permettait à l’autre partie de se rétracter lorsque la personne à qui elle [a fait une promesse ou une déclaration] s’est fondée sur cette promesse ou déclaration pour agir à son détriment” » (par. 16, citant Fort Frances c. Boise Cascade Canada Ltd., [1983] 1 R.C.S. 171, p. 202). Toutefois, on conclut à l’existence d’une iniquité lorsque l’auteur de la promesse s’est conduit d’une façon que le destinataire a raisonnablement interprétée comme une promesse et que ce dernier a changé de position en conséquence. Comme l’ont expliqué le juge en chef Mason et le juge Wilson dans l’arrêt Waltons Stores (Interstate) Ltd. c. Maher (1988), 164 C.L.R. 387, [traduction] « l’equity viendra au secours d’un demandeur qui a agi à son détriment sur la foi d’une supposition fondamentale à l’égard de laquelle l’autre partie à l’opération a “joué un tel rôle dans l’adoption de la supposition qu’il serait inéquitable ou injuste de lui permettre de l’ignorer” » (p. 404, citant Grundt c. Great Boulder Pty Gold Mines Ltd. (1937), 59 C.L.R. 641, p. 675, le juge Dixon).

[66]                         À mon avis, la fonction de la connaissance dans la préclusion promissoire découle de la nature de cette analyse objective, laquelle s’attache à la question de savoir s’il était raisonnable dans les circonstances d’interpréter les paroles ou la conduite de l’auteur de la promesse comme reflétant une intention de modifier des rapports juridiques. La préclusion promissoire ne doit pas être axée sur l’intention subjective, que le destinataire de la promesse ne peut connaître. Pour la même raison, la préclusion promissoire n’exige pas la connaissance réelle dans tous les cas.

[67]                         La préclusion propriétale — contrairement à la préclusion promissoire — exigeait au départ la connaissance réelle par le défendeur (à la fois de l’existence du droit et de la croyance erronée du demandeur quant à son droit juridique). La Chambre des lords, dans l’arrêt Thorner c. Major, [2009] UKHL 18, [2009] 1 W.L.R. 776, puis notre Cour dans l’arrêt Cowper‑Smith ont supprimé l’exigence de connaissance explicite et avalisé une interprétation objective. Le lord Scott of Foscote a décrit en ces termes l’analyse objective :

      [traduction] S’il est raisonnable pour la partie à qui des déclarations ont été faites de les prendre au pied de la lettre et de s’y fier, il ne serait généralement pas possible pour leur auteur de dire qu’il ne voulait pas que le destinataire s’y fie. [. . .] On ne pourrait juger raisonnable que le destinataire se fie à une déclaration qui, considérée objectivement, n’était pas destinée par son auteur à ce que l’on s’y fie. [par. 17]

[68]                         Puisque l’equity vise à corriger l’injustice, l’application de la doctrine doit être équitable pour les deux parties et doit tenir compte du contexte selon les deux points de vue. L’equity ne concerne pas uniquement l’intention subjective ou la connaissance réelle de l’auteur de la promesse. La personne qui se fie aux paroles ou à la conduite de l’auteur de la promesse devrait être en mesure de se fier à l’ensemble du contexte, notamment à ce que l’auteur de la promesse pourrait raisonnablement être considéré savoir. De plus, l’incidence de toute parole ou conduite doit aussi être appréciée dans l’optique de ce que l’auteur de la promesse pouvait raisonnablement supposer que le destinataire savait. Par conséquent, afin de déterminer si, considérées objectivement, les paroles ou la conduite reflètent l’intention de modifier des rapports juridiques, le juge des faits doit examiner l’ensemble du contexte, y compris ce que l’auteur de la promesse savait ou pouvait être considéré savoir.

[69]                         À titre d’exemple, si l’industrie avait pour pratique d’obtenir sur‑le‑champ un rapport de police après un accident de la route, et si cette pratique était généralement connue ou si l’assureur savait que la personne se fiant à la promesse avait connaissance de cette pratique, il serait alors raisonnable d’interpréter la conduite de l’assuré en supposant qu’il était au courant de la teneur du rapport de police. Le fait qu’un assureur, par erreur ou négligence, n’ait effectivement pas obtenu le rapport ne serait pas décisif dans l’interprétation objective de sa conduite sauf si l’assuré savait que l’assureur n’avait pas obtenu le rapport.

[70]                         Pour cette raison, l’angle de l’objectivité ne veut pas dire que la connaissance de l’auteur de la promesse (et celle de son destinataire) ne joue aucun rôle. L’arrêt Western Canada Accident and Guarantee Insurance Co. c. Parrott (1921), 61 R.C.S. 595, illustre le rôle que joue la connaissance dans l’analyse de la préclusion promissoire. La conduite de la compagnie d’assurance pourrait raisonnablement être interprétée comme une promesse destinée à modifier des rapports juridiques, précisément parce qu’il ressortait du contexte qu’elle savait qu’elle avait la possibilité d’annuler la police, mais a choisi de ne pas le faire. Comme l’a écrit le juge Duff, la conduite de la compagnie d’assurance dans les circonstances a fourni [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve pour étayer l’inférence, et je crois qu’il s’agit de la bonne inférence, que la compagnie a accepté d’assumer la responsabilité prévue par la police » (p. 601). La connaissance réelle des faits appuyait l’inférence suivant laquelle l’auteur de la promesse voulait modifier des rapports juridiques; mais il ne s’ensuit pas que la connaissance réelle est par conséquent une exigence de la préclusion promissoire. L’arrêt Parrott n’a donc pas créé, dans le contexte des assurances, un test unique de préclusion promissoire qui exige la connaissance.

[71]                         Fait important, la connaissance joue ce rôle non pas parce qu’il existe une règle nette et précise selon laquelle l’auteur de la promesse doit avoir connaissance des faits sous‑jacents dans tous les cas. La connaissance fait simplement partie du contexte qui aide à interpréter raisonnablement la conduite de l’auteur de la promesse. Il n’y a qu’un seul test de préclusion promissoire en droit canadien, et la jurisprudence confirme qu’il repose sur une interprétation objective de la conduite de l’auteur de la promesse.

[72]                         Mes collègues acceptent que la connaissance imputée peut être suffisante pour l’application de la préclusion promissoire tant que l’auteur de la promesse est au courant des faits sous‑jacents; peu importe si celui‑ci n’a pas connaissance de la portée juridique de ces faits. En d’autres termes, le tribunal peut « imputer » la connaissance de la portée juridique des faits à l’auteur de la promesse. Or, mes collègues rejettent l’idée que la « connaissance par interprétation » découlant d’un manquement à un devoir d’enquêter est suffisante. Je trouve cette distinction inutile. Encore une fois, la préclusion promissoire ne repose pas sur une catégorisation rigide de divers types de connaissance, mais sur l’évaluation objective de la façon dont la conduite de l’auteur de la promesse peut être interprétée.

[73]                         Il est bien établi que l’auteur de la promesse ne peut s’opposer à la préclusion promissoire en soutenant qu’il avait connaissance uniquement des faits, et non de ses droits juridiques (voir Peyman c. Lanjani, [1985] 1 Ch. 457 (C.A.), p. 495, le lord juge May; Parlee c. Pembridge Insurance Co., 2005 NBCA 49, 283 R. N.-B. (2e) 75, par. 12; The Commonwell Mutual Assurance Group c. Campbell, 2018 ONSC 5899, 95 C.C.L.I. (5th) 328, par. 38 et 40, conf. par 2019 ONCA 668, 95 C.C.L.I. (5th) 344). Ce principe est important car la connaissance pertinente pour l’intention de modifier des rapports juridiques est celle des droits juridiques. Autrement dit, si l’auteur de la promesse ne se rend pas compte de la portée juridique des faits sous‑jacents, il ne peut aucunement avoir l’intention de modifier des rapports juridiques. Comme l’écrit le professeur Manwaring : [traduction] « Si l’auteure de la promesse peut aisément prendre connaissance de la nature de ses droits juridiques, il serait inéquitable de lui permettre d’agir sans qu’elle ait fait d’effort raisonnable en ce sens » (p. 63). L’objectif de l’equity consistant à empêcher une conduite inéquitable entre en jeu lorsque l’auteur de la promesse aurait pu facilement prendre connaissance de ses droits juridiques, a choisi de ne pas le faire, puis, par ses paroles ou sa conduite, a raisonnablement amené le destinataire de la promesse à croire qu’il ne ferait pas respecter les droits juridiques.

[74]                         La jurisprudence « impute » la connaissance des droits juridiques précisément parce qu’il serait inéquitable que l’auteur de la promesse se rétracte lorsque sa conduite peut raisonnablement être interprétée comme reflétant une intention de modifier des rapports juridiques. La même analyse objective s’applique lorsque l’auteur de la promesse peut être considéré avoir connaissance des faits. Ce qui compte, c’est de savoir si le contexte étaye l’inférence d’intention.

[75]                         La démarche objective maintient en outre la distinction qu’il convient d’établir entre la renonciation — une doctrine de common law — et la préclusion promissoire. La renonciation, laquelle exige que son auteur ait « parfaitement connaissance des droits en cause » et « l’intention claire et consciente d’y renoncer », impose ce critère strict car il n’y a aucune contrepartie pour la promesse (Saskatchewan River Bungalows Ltd. c. La Maritime, Compagnie d’assurance‑vie, [1994] 2 R.C.S. 490, p. 500). De plus, contrairement à la préclusion promissoire, la renonciation n’exige pas qu’il y ait eu acte de confiance préjudiciable. La renonciation requiert une intention consciente; une parfaite connaissance est nécessaire. À l’inverse, la préclusion promissoire — qui prend sa source dans l’equity — n’impose pas une exigence stricte de connaissance, mais exige qu’il y ait eu acte de confiance préjudiciable. L’equity remédie aux dures conséquences de l’application des règles de common law.

[76]                         Par conséquent, la question de savoir si l’auteur de la promesse a fait une promesse ou donné une assurance avec l’intention de modifier des rapports juridiques en est une de fait qu’il faut trancher eu égard au contexte global. Une promesse ou une assurance est destinée à lier en droit les deux parties lorsqu’il serait raisonnable pour son destinataire de s’y fier.

[77]                         Je conviens avec mes collègues que dans la présente affaire, la conduite de la Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances (RSA) ne saurait être interprétée comme une assurance non équivoque que la RSA continuerait d’offrir une couverture même si la police d’assurance était nulle. Le rapport du coroner, qu’aucune des parties n’avait consulté, n’est pas utile pour l’interprétation objective de la conduite de la RSA. La couverture continue par la RSA n’indiquait aucune intention de modifier des rapports juridiques : le rapport d’accident de la route ne contenait aucune mention d’alcool; aucun des motocyclistes n’a parlé de consommation d’alcool aux policiers; M. Bradfield n’a jamais parlé aux enquêteurs de la RSA ou à son propre assureur de consommation d’alcool; et le rapport de l’unité d’enquête sur collision de la police régionale de Durham ne faisait pas mention d’alcool.

[78]                         Je rejette également l’idée que la RSA est précluse du simple fait que trois ans se sont écoulés avant qu’elle refuse de verser l’indemnité. Le temps écoulé n’est pas déterminant en l’espèce. En fin de compte, il n’y a rien de particulier dans la conduite de la RSA qui donne à penser qu’elle a promis de ne pas annuler la couverture si elle ne constatait pas de manquements après une période déterminée.

[79]                         Par conséquent, M. Bradfield ne peut arriver à établir la préclusion promissoire, car la RSA n’a pas fait de promesse ou donné d’assurance pouvant être raisonnablement interprétées comme étant destinées à modifier des rapports juridiques. Cela suffit pour trancher le présent pourvoi.

II.            Conclusion

[80]                         J’estime qu’en matière de préclusion promissoire, il faut interpréter objectivement l’intention de l’auteur de la promesse en fonction de ses paroles ou de sa conduite : une promesse est destinée à lier les parties lorsqu’il serait raisonnable pour son destinataire de l’interpréter comme telle. Puisque l’analyse ne s’attache pas à l’intention subjective de l’auteur de la promesse, il n’y a pas d’exigence absolue selon laquelle celui‑ci doit avoir connaissance de ses droits juridiques ou des faits à l’origine de ces droits dans tous les cas. La connaissance est plutôt pertinente parce qu’elle fait partie du contexte qui aide à interpréter objectivement les paroles ou la conduite de l’auteur de la promesse. Comme l’intention animant les paroles ou la conduite doit être évaluée objectivement, ce que l’auteur de la promesse savait et ce qu’il aurait dû raisonnablement savoir sont tous les deux des éléments pertinents.

[81]                         Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

 

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureurs de l’appelante : Hunter Litigation Chambers, Vancouver.

                    Procureurs de l’intimée : Bell, Temple, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante : MacKenzie Barristers, Toronto.



[1]  Bien que le par. 131(1) ait depuis été modifié pour permettre la reconnaissance de la renonciation par la conduite, les parties sont d’accord pour dire que la disposition précédente s’applique au présent pourvoi.

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