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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Albashir, 2021 CSC 48

 

 

Appels entendus : 14 mai 2021

Jugement rendu : 19 novembre 2021

Dossiers : 39277, 39278

 

Entre :

 

Tamim Albashir

Appelant

 

et

 

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

Et entre :

 

Kasra Mohsenipour

Appelant

 

et

 

Sa Majesté la Reine

Intimée

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario et procureur général du Québec

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 73)

La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Côté, Martin et Kasirer)

Motifs dissidents :

(par. 74 à 124)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge Brown)

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Tamim Albashir                                                                                               Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

‑ et ‑

Kasra Mohsenipour                                                                                        Appelant

c.

Sa Majesté la Reine                                                                                            Intimée

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario et

procureur général du Québec                                                                   Intervenants

Répertorié : R. c. Albashir

2021 CSC 48

Nos du greffe : 39277, 39278.

2021 : 14 mai; 2021 : 19 novembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

                    Droit constitutionnel — Déclaration d’invalidité — Nature temporelle d’une déclaration d’invalidité — Cour suprême du Canada invalidant dans Bedford l’infraction consistant à vivre des produits du travail du sexe et suspendant l’effet de la déclaration d’invalidité pour une période d’un an — Accusés inculpés après l’expiration de la période de suspension d’avoir commis pendant cette période l’infraction consistant à vivre des produits du travail du sexe — Annulation des accusations par le juge du procès au motif que l’infraction était inconstitutionnelle au moment où elle a été commise — Conclusion de la Cour d’appel portant que la mesure législative corrective édictée par le Parlement avant l’expiration de la période de suspension prenait le pas sur l’effet rétroactif de la déclaration d’invalidité — La disposition interdisant de vivre des produits du travail du sexe est‑elle invalide de manière rétroactive de sorte qu’elle ne peut fonder une déclaration de culpabilité relative à une infraction commise avant la prise d’effet de la déclaration d’invalidité? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(1) Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1) Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 212(1) j).

                    Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, la Cour a conclu que l’al. 212(1) j) du Code criminel , qui interdisait de vivre des produits du travail du sexe, était inconstitutionnel pour cause de portée excessive parce qu’il criminalisait des actes dénués d’exploitation qui étaient susceptibles d’accroître la sécurité des personnes travaillant dans l’industrie du sexe. La Cour a déclaré cette infraction incompatible avec la Charte et par conséquent nulle. La déclaration d’invalidité n’est pas entrée en vigueur immédiatement, mais son effet a plutôt été suspendu pour une période d’un an. La Cour n’a pas dit explicitement si cette déclaration s’appliquerait de manière rétroactive ou purement prospective à la fin de la période de suspension. Deux semaines avant l’expiration de cette période, l’ancien al. 212(1) j) a été remplacé par une nouvelle disposition qui interdit d’obtenir un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels, mais qui prévoit une exception pour la conduite légitime exempte d’exploitation. Le Parlement n’a pas précisé si les modifications devaient s’appliquer de manière rétroactive ou prospective.

                    Environ deux ans après la prise d’effet de la déclaration, les accusés ont été inculpés de nombreuses infractions découlant de l’exploitation d’un service d’escortes. Certaines de ces infractions ont été commises pendant la période de suspension d’un an, ce qui a donné lieu à des accusations fondées sur l’al. 212(1) j). Le juge du procès a conclu que les accusés étaient des proxénètes parasitaires et exploiteurs, mais il a annulé les accusations portées contre chacun d’eux relativement au fait d’avoir vécu des produits du travail du sexe. Il a estimé que l’infraction était inconstitutionnelle après l’expiration de la période de suspension prononcée dans Bedford parce que les déclarations fondées sur le par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982  dont l’application est suspendue ont un effet rétroactif différé — ce qui signifie qu’une fois que la période de suspension prend fin, la règle de droit aura toujours été inconstitutionnelle —, à moins d’indication claire du contraire. La Cour d’appel a accueilli les appels interjetés par la Couronne et a prononcé des déclarations de culpabilité à l’égard des chefs d’accusation d’avoir vécu des produits du travail du sexe. Elle a conclu que la déclaration prononcée dans Bedford n’était jamais entrée en vigueur parce que la législature avait édicté la mesure législative corrective pendant la période de suspension, édiction qui prenait le pas sur l’effet rétroactif de la déclaration d’invalidité avec effet suspendu.

                    Arrêt (les juges Brown et Rowe sont dissidents) : Les pourvois sont rejetés.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Martin et Kasirer : Compte tenu de l’objectif visé par la suspension de la déclaration d’invalidité dans l’arrêt Bedford, la présomption de rétroactivité d’une déclaration d’invalidité est réfutée par voie de conséquence nécessaire. Il faut examiner l’objectif d’une suspension lorsqu’il s’agit de décider si la déclaration doit logiquement s’appliquer de manière rétroactive ou purement prospective. Dans l’arrêt Bedford, la réparation accordée par la Cour s’appliquait de manière purement prospective, car une réparation avec effet rétroactif aurait contrecarré l’objectif de la suspension : éviter une déréglementation qui aurait laissé en situation de vulnérabilité les personnes travaillant dans l’industrie du sexe. Les accusés pouvaient donc, une fois la période de suspension expirée et la déclaration entrée en vigueur, être inculpés et déclarés coupables de l’infraction prévue à l’al. 212(1) j) d’avoir vécu des produits du travail du sexe pendant la période de suspension. Comme ils se sont livrés à une conduite empreinte d’exploitation et de parasitisme, soit précisément la conduite qui a toujours été légitimement criminalisée, une réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte ne peut être obtenue par ceux-ci.

                    Lorsqu’une mesure législative porte atteinte à un droit conféré par la Charte, trois principes constitutionnels fondamentaux guident l’interprétation des réparations constitutionnelles : le constitutionnalisme, la primauté du droit et la séparation des pouvoirs. Pour déterminer la réparation qu’il convient d’accorder, le tribunal doit prendre en considération non seulement le principe de la suprématie de la Constitution énoncé au par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 , mais aussi le droit du public au bénéfice de la loi, ainsi que les rôles institutionnels différents que les tribunaux et les législatures sont appelés à jouer. Ces principes fondamentaux établissent également des présomptions fortes — mais réfutables — qu’un texte législatif s’applique de manière prospective et que les déclarations judiciaires ont un effet rétroactif.

                    Il existe une forte présomption de non‑rétroactivité des lois parce que la primauté du droit exige que les justiciables soient en mesure d’organiser leurs affaires eu égard à un ordre juridique établi. Dans la présente affaire, en l’absence d’une intention législative de rétroactivité exprimée explicitement ou par voie de conséquence nécessaire, la forte présomption selon laquelle les lois s’appliquent de manière prospective n’est pas contestée. Alors que la primauté du droit exige que les lois soient présumées s’appliquer de manière prospective, c’est l’inverse pour les réparations judiciaires. Le rôle fondamental des tribunaux de trancher les différends après leur naissance exige que leurs décisions s’appliquent (du moins ordinairement) de manière rétroactive.

                    Quand un tribunal prononce une déclaration d’invalidité en vertu du par. 52(1) , la même présomption de rétroactivité prend naissance. Une déclaration avec effet rétroactif modifie la règle de droit en cause pour toujours en s’appliquant tant dans le passé que dans le futur : la règle de droit est réputée invalide à partir du moment de son édiction. Cependant, de nombreux principes fondamentaux essentiels au système constitutionnel canadien restreignent la portée rétroactive des réparations judiciaires. À titre d’exemple, le principe de l’autorité de la chose jugée et les principes de la validité de facto et de l’immunité restreinte mettent en balance la nature généralement rétroactive des réparations judiciaires avec les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité. Lorsque la déclaration a un effet purement prospectif, la règle de droit est valide à partir du moment de son édiction, mais est invalide dès la prise d’effet de la déclaration.

                    La présomption de rétroactivité peut être réfutée explicitement ou par voie de conséquence nécessaire. Les rares circonstances et les considérations constitutionnelles qui justifient la suspension d’une déclaration d’invalidité peuvent légitimer une exception à l’application rétroactive d’une déclaration lorsque cela s’impose pour donner effet à l’objectif de la suspension. Quand la rétroactivité irait à l’encontre des intérêts publics impérieux qui exigeaient la suspension, la présomption est réfutée et la déclaration doit s’appliquer de manière purement prospective. Les tribunaux devraient à l’avenir énoncer explicitement l’application dans le temps de leurs déclarations fondées sur le par. 52(1)  afin d’éviter toute confusion.

                    La suspension prononcée dans Bedford visait à éviter la déréglementation du travail du sexe (et ainsi à maintenir la protection des personnes vulnérables qui exercent leurs activités dans cette industrie) pendant que le Parlement concevait une mesure législative de remplacement. Compte tenu de cet objectif, la déclaration d’invalidité avait un effet purement prospectif et entrait en vigueur à la fin de la période de suspension. Une déclaration avec effet rétroactif aurait rendu le régime réglementaire des infractions criminelles ayant été maintenu par la période de suspension entièrement inapplicable une fois cette période terminée, ce qui aurait compromis la protection des victimes vulnérables qui était à l’origine de la conclusion d’inconstitutionnalité. À l’inverse, une application prospective est beaucoup plus conforme à l’objectif de la suspension accordée dans Bedford et protège davantage les droits des personnes travaillant dans l’industrie du sexe.

                    Lorsqu’une déclaration fondée sur le par. 52(1)  a un effet prospectif, une personne dont les droits garantis par la Charte ont été violés par la règle de droit déclarée inconstitutionnelle n’est pas dépourvue de réparation. Une déclaration avec effet prospectif ne prive pas les gens de réparations individuelles et ne contreviendrait pas au principe selon lequel nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle. Dans le cas où les intérêts publics impérieux ayant nécessité la suspension de l’effet de la déclaration ne seraient pas compromis et où une réparation additionnelle est nécessaire pour accorder une mesure de redressement efficace dans une situation donnée, le par. 24(1)  constitue un moyen souple qui peut être combiné au par. 52(1) . Les conclusions d’inconstitutionnalité du tribunal peuvent s’appliquer rétroactivement dans des cas particuliers, ce qui donne un effet réparateur tant au par. 24(1)  qu’au par. 52(1) . Suivant les conclusions tirées dans Bedford, si un accusé est inculpé d’une conduite qui est sans rapport avec l’objectif de l’infraction de vivre des produits du travail du sexe — par exemple parce qu’il était un chauffeur ou un garde du corps légitime —, le juge saisi de la demande pourrait conclure à une violation des droits que l’art. 7 garantit à cette personne et lui accorder une réparation fondée sur le par. 24(1) .

                    Les juges Brown et Rowe (dissidents) : La déclaration d’invalidité dans Bedford avait un effet rétroactif à compter de la date à laquelle a pris fin la période de suspension, ce qui a rendu nul ab initio l’al. 212(1) j) du Code criminel . La mesure législative corrective n’a rien fait pour remédier au vice constitutionnel de l’al. 212(1) j) tel qu’il existait dans le passé, et ne pouvait rien faire pour changer la déclaration de la Cour selon laquelle l’al. 212(1) j) est inconstitutionnel. Par conséquent, l’al. 212(1) j) était inconstitutionnel au moment où les accusés ont été déclarés coupables et les chefs d’accusation fondés sur cette disposition doivent donc être annulés.

                    Normalement, les déclarations d’invalidité constitutionnelle ont un effet rétroactif et immédiat. Il s’agit là de la conséquence logique du par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 . La nature rétroactive des déclarations d’invalidité constitutionnelle découle également de la nature des réparations judiciaires en général. Une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif immédiat rend la règle de droit invalide à compter de la date de la déclaration, et l’invalidité remonte jusqu’à la date d’édiction de la règle en question.

                    Bien qu’elle ait reconnu la prédominance de l’approche de la rétroactivité, la Cour a aussi reconnu deux exceptions importantes : les déclarations avec effet prospectif et les déclarations avec effet suspendu. Les déclarations d’invalidité avec effet prospectif ne s’appliquent que pour l’avenir à partir du moment où elles ont été prononcées, mais elles ne rendent pas une règle de droit invalide pour le passé à partir du moment de son édiction, comme si elle n’avait jamais existé. Les déclarations d’invalidité avec effet suspendu reportent le moment de l’entrée en vigueur de la déclaration d’invalidité, qu’elle soit d’application rétroactive ou prospective. Quand l’effet d’une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif est suspendu, la règle de droit est considérée comme valide pendant la période de suspension, mais lorsque cette période prend fin, c’est comme si la règle avait toujours été invalide. Une déclaration d’invalidité avec effet prospectif immédiat rend la règle de droit invalide à compter de la date de la déclaration, et ce, pour l’avenir, mais non pas pour le passé. La règle de droit visée était et demeure valide de la date de son édiction jusqu’à la date du prononcé de la déclaration avec effet prospectif. Une déclaration d’invalidité avec effet prospectif assortie d’une période de suspension, souvent appelée période de transition, a un fonctionnement similaire à celui d’une déclaration avec effet prospectif immédiat, sauf qu’elle entre en vigueur seulement lorsque la période de transition prend fin.

                    Les déclarations avec effet prospectif soulèvent des préoccupations parce qu’elles ne remédient pas aux effets inconstitutionnels antérieurs d’une règle de droit. De même, les déclarations d’invalidité avec effet suspendu sont très controversées, car elles permettent à une situation inconstitutionnelle de se perpétuer, ce qui constitue une menace pour l’idée même de la suprématie de la Constitution.

                    Quand un tribunal prononce une déclaration d’invalidité constitutionnelle et qu’il veut que cette déclaration s’écarte de la norme traditionnelle de la rétroactivité et du caractère immédiat, il doit l’indiquer délibérément et explicitement afin d’éviter toute confusion. Compte tenu de la forte présomption selon laquelle les déclarations d’invalidité constitutionnelle ont un effet rétroactif et immédiat, seule une affirmation claire selon laquelle une déclaration a un effet prospectif, un effet suspendu ou un effet prospectif assorti d’une période de transition suffira. Bien qu’il soit possible d’accorder des réparations avec effet prospectif et des réparations avec effet suspendu, il faut se rappeler que ces mesures ne sont pas expressément autorisées par le libellé du par. 52(1) . Celles‑ci s’écartent de la conception classique et fort répandue du rôle des tribunaux selon laquelle le tribunal accorde une réparation rétroactive en appliquant le droit existant ou une règle redécouverte qui est réputée avoir toujours existé.

                    De même, lorsque, pendant la période de suspension d’invalidité, une législature édicte une nouvelle mesure législative afin de remédier aux effets inconstitutionnels d’une règle de droit, l’effet dans le temps de la nouvelle mesure devrait être énoncé explicitement afin d’éviter toute confusion. Il existe une forte présomption selon laquelle les lois ont un effet prospectif, et non un effet rétroactif. Cependant, la présomption selon laquelle la loi s’applique de manière prospective peut être réfutée par des termes exprès ou par voie de conséquence nécessaire. En conséquence, lorsqu’une législature veut qu’une mesure législative soit rétroactive pour éviter qu’un vide juridique ne se creuse une fois expirée la période de suspension d’invalidité d’une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif, elle devrait l’indiquer expressément dans le texte.

                    La suspension de l’effet d’une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif pourrait ne pas s’inscrire facilement dans le contexte du droit criminel, car les poursuites criminelles prennent du temps. Lorsqu’un tribunal déclare une infraction nulle ab initio, nul ne peut ensuite être reconnu coupable de cette infraction, même si la conduite en cause remonte à avant le prononcé de la déclaration. Il en est ainsi parce que l’infraction sera réputée ne jamais avoir existé et que nul ne peut être déclaré coupable d’avoir enfreint une règle de droit inconstitutionnelle (et non existante). Les personnes accusées peuvent seulement être déclarées coupables de l’infraction pendant la courte période de suspension. La suspension est donc peu utile, précisément parce que le traitement des poursuites criminelles prend du temps.

                    La Cour aurait pu prononcer une déclaration avec effet prospectif dans Bedford, mais elle ne l’a pas fait. Il n’a pas été dit dans cet arrêt que la déclaration s’appliquait de manière prospective et la rétroactivité est la solution par défaut. L’absence de justification explicite d’une décision avec effet prospectif milite à l’encontre d’une interprétation selon laquelle une déclaration a un effet prospectif seulement, en particulier dans le contexte du droit criminel, en raison de la règle générale selon laquelle nul ne devrait être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle. La possibilité qu’une règle de droit criminel inconstitutionnelle soit appliquée de façon continue et active soulève des préoccupations quant à la primauté du droit et milite contre l’imposition d’une déclaration dont l’effet est prospectif seulement. Elle milite également contre une interprétation après coup selon laquelle une déclaration ambiguë s’applique de manière prospective. En conséquence, la déclaration dans Bedford avait un effet rétroactif à compter de la date à laquelle a pris fin la période de suspension.

Jurisprudence

Citée par la juge Karakatsanis

                    Arrêt expliqué : Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; arrêts examinés : Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91; Carter c. Canada (Procureur général), 2016 CSC 4, [2016] 1 R.C.S. 13; arrêts mentionnés : R. c. Downey, [1992] 2 R.C.S. 10; R. c. Li, 2020 CSC 12; R. c. Magoon, 2018 CSC 14, [2018] 1 R.C.S. 309; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246; R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713; Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347; Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405; In re Spectrum Plus Ltd, [2005] UKHL 41, [2005] 2 A.C. 680; Johnson c. New Jersey, 384 U.S. 719 (1966); Semenyih Jaya Sdn Bhd c. Pentadbir Tanah Daerah Hulu Langat, [2017] 3 M.L.J. 561; India Cement Ltd. c. State of Tamil Nadu, A.I.R. 1990 S.C. 85; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3; Renvoi relatif à l’art. 193 et l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; R. c. Guignard, 2002 CSC 14, [2002] 1 R.C.S. 472; R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599; R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773.

Citée par le juge Rowe (dissident)

                    Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504; Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; R. c. Hess, [1990] 2 R.C.S. 906; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; Campbell c. Campbell (1995), 130 D.L.R. (4th) 622; Acme Village School District (Board of Trustees of) c. Steele-Smith, [1933] R.C.S. 47; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; R. c. Poulin, 2019 CSC 47; R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173; R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13; R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 7 , 11g) , i), 12 , 24(1) .

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 212(1) j) [abr. 2014, c. 25, art. 13], 286.2.

Constitution de l’Afrique du Sud, art. 172(b).

Loi constitutionnelle de 1867 .

Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1) .

Doctrine et autres documents cités

Blackstone, William. Commentaires sur les lois anglaises, t. I, traduit par N. M. Chompré, Paris, Bossange, 1822.

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Traynor, Roger J. « Quo Vadis, Prospective Overruling : A Question of Judicial Responsibility » (1977), 28 Hastings L.J. 533.

                    POURVOIS contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Saunders, Groberman et Bennett), 2020 BCCA 160, 464 C.R.R. (2d) 272, 389 C.C.C. (3d) 163, [2020] B.C.J. No. 909 (QL), 2020 CarswellBC 1410 (WL Can.), qui a infirmé une ordonnance du juge Masuhara annulant les chefs d’accusation, 2018 BCSC 736, et prononçant des déclarations de culpabilité. Pourvois rejetés, les juges Brown et Rowe sont dissidents.

                    Eric Purtzki et Alix Tolliday, pour l’appelant Tamim Albashir.

                    Joven Narwal et Angela M. Boldt, pour l’appelant Kasra Mohsenipour.

                    Lara Vizsolyi et Janet Dickie, pour l’intimée.

                    Anne M. Turley, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Michael S. Dunn, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Fiona Émond, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

 

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Martin et Kasirer rendu par

 

                    La juge Karakatsanis —

[1]                              Dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, notre Cour a établi un cadre permettant de reconnaître les cas exceptionnellement rares où il y a lieu de suspendre temporairement l’effet d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle afin de permettre à la législature de répondre. Une déclaration avec effet suspendu n’est justifiée que si un intérêt public impérieux fondé sur la Constitution l’emporte sur les préjudices causés par le maintien, de façon temporaire, de la règle de droit inconstitutionnelle. Dans la présente affaire, nous devons déterminer les conséquences juridiques d’une suspension de l’effet d’une déclaration d’invalidité d’une infraction criminelle. Plus particulièrement, il faut se demander si les personnes qui commettent cette infraction avant l’expiration de la période de suspension peuvent être déclarées coupables une fois que cette période aura pris fin et que la déclaration prendra effet. La réponse à cette question dépend de celle de savoir si la déclaration (ou toute mesure législative corrective) est d’application rétroactive ou purement prospective, c’est‑à‑dire pour l’avenir uniquement.

[2]                              Les déclarations d’invalidité avec effet rétroactif modifient la règle de droit en cause pour toujours en s’appliquant tant dans le passé que dans le futur. Une fois que la déclaration prend effet, la règle de droit est réputée invalide à partir du moment de son édiction. À l’inverse, lorsque la déclaration a un effet purement prospectif, la règle de droit est valide à partir du moment de son édiction, mais est invalide dès la prise d’effet de la déclaration.

[3]                              Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, la Cour a conclu que l’al. 212(1) j) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 , qui interdisait de vivre des produits du travail du sexe, était inconstitutionnel pour cause de portée excessive parce qu’il criminalisait des actes dénués d’exploitation qui étaient susceptibles d’accroître la sécurité des personnes travaillant dans l’industrie du sexe. En criminalisant par exemple l’embauche de gardes du corps légitimes, l’infraction portait atteinte aux droits que garantit l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés  aux personnes travaillant dans l’industrie du sexe. Cette déclaration n’est pas entrée en vigueur immédiatement, mais son effet a plutôt été suspendu pour une période d’un an. La Cour n’a pas dit explicitement si cette déclaration s’appliquerait de manière rétroactive ou purement prospective à la fin de la période de suspension.

[4]                              Le Parlement a édicté une mesure législative corrective avant l’expiration de la période de suspension. L’ancien al. 212(1) j) a été remplacé par une nouvelle disposition qui interdit d’obtenir un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels, mais qui prévoit une exception pour la conduite légitime exempte d’exploitation. Le nouveau texte législatif ne renfermait aucune disposition transitoire ni aucune disposition rétroactive.

[5]                              Le juge du procès a conclu que les appelants étaient des proxénètes parasitaires et exploiteurs pendant la période de suspension d’un an, en contravention de l’al. 212(1) j). Des poursuites ont été intentées après l’expiration de cette période. Au procès, les appelants ont demandé avec succès l’annulation des accusations en découlant. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a accueilli les appels interjetés par la Couronne, a annulé l’ordonnance du juge et a prononcé des déclarations de culpabilité à l’égard de chaque chef d’accusation. Les appelants demandent maintenant à notre Cour d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance du juge du procès annulant les chefs d’accusation.

[6]                              Je rejetterais les pourvois et je confirmerais les déclarations de culpabilité des appelants. La suspension prononcée dans Bedford visait à éviter la déréglementation du travail du sexe (et ainsi à maintenir la protection des personnes vulnérables qui exercent leurs activités dans cette industrie) pendant que le Parlement concevait une mesure législative de remplacement. Compte tenu de cet objectif, je conclus que la déclaration d’invalidité avait un effet purement prospectif et entrait en vigueur à la fin de la période de suspension. En conséquence, les appelants étaient responsables en vertu de l’al. 212(1)j) de leur conduite pendant la période de suspension, et ils pouvaient être accusés et déclarés coupables en application de cette disposition même après l’expiration de cette période.

[7]                              L’application dans le temps d’une déclaration repose sur des principes constitutionnels fondamentaux et les présomptions auxquelles ils donnent lieu.

[8]                              Comme je l’expliquerai, il existe une présomption selon laquelle les déclarations judiciaires ont un effet rétroactif, mais cette présomption est réfutée dans le cas où la rétroactivité irait à l’encontre des intérêts publics impérieux qui exigeaient la suspension. Cependant, les personnes qui peuvent personnellement avoir subi un préjudice en raison d’une violation de la Charte  pendant la période de suspension ne sont pas pour autant privées de réparation. Lorsque la déclaration réparatrice s’applique de manière prospective, les conclusions d’inconstitutionnalité de la Cour peuvent s’appliquer rétroactivement dans des cas particuliers, ce qui donne un effet réparateur tant au par. 24(1)  de la Charte  qu’au par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 . Un tel résultat respecte les rôles constitutionnels de la législature et des juges, permet à la population et aux personnes vulnérables de conserver les mesures de protection prévues par le droit criminel, fait en sorte que le Parlement ait la possibilité de concevoir un régime particulier et confère une protection réparatrice aux personnes dont les droits garantis par la Charte  ont été violés.

[9]                              Étant donné que la déclaration prononcée dans Bedford s’appliquait de manière purement prospective, les appelants pouvaient être accusés et déclarés coupables de l’infraction d’avoir vécu des produits du travail du sexe pendant la période de suspension une fois la période de suspension expirée et la déclaration entrée en vigueur. Comme le juge du procès a conclu que les appelants étaient violents et exploiteurs, on ne peut pas affirmer qu’ils ont subi un préjudice en raison de la faille constitutionnelle constatée dans Bedford. Je rejetterais les pourvois.

I.               Contexte

A.           Arrêt Bedford et mesure législative adoptée en réponse

[10]                          Le 20 décembre 2013, notre Cour a rendu l’arrêt Bedford. Dans cette affaire, les demanderesses contestaient trois dispositions du Code criminel  qui criminalisaient diverses activités liées au travail du sexe. L’une de ces dispositions, l’ancien al. 212(1) j), criminalisait le fait de vivre des produits du travail du sexe. Cette disposition visait certes à empêcher l’exploitation des personnes exerçant leurs activités dans cette industrie par celle « qui vit en parasite [de leur] revenu » (R. c. Downey, [1992] 2 R.C.S. 10, p. 32; voir aussi Bedford, par. 142), mais elle empêchait aussi ces personnes de prendre des mesures visant à accroître leur sécurité, telles que l’embauche de chauffeurs et gardes du corps. L’infraction avait donc une portée excessive, violait les droits que garantit l’art. 7  aux personnes travaillant dans l’industrie du sexe et n’était pas sauvegardée par l’article premier de la Charte  : Bedford, par. 66‑67, 142, 145 et 162‑163.

[11]                          La Cour a déclaré incompatibles avec la Charte  et par conséquent nulles l’infraction consistant à vivre des produits du travail du sexe ainsi que les deux autres infractions contestées : Bedford, par. 164. Cependant, étant donné que « passer carrément de la situation où la prostitution est réglementée à la situation où elle ne le serait pas du tout susciterait de vives inquiétudes chez de nombreux Canadiens », l’effet de la déclaration d’invalidité a été suspendu pendant une période d’un an : Bedford, par. 167 et 169. La Cour n’a pas dit si cette déclaration devait s’appliquer de manière rétroactive ou purement prospective.

[12]                          Deux semaines avant l’expiration de la période de suspension, le Parlement a édicté une mesure législative corrective et remplacé l’infraction de vivre des produits du travail du sexe par celle d’obtenir un avantage matériel provenant de la prestation de services sexuels moyennant rétribution : Code criminel, art. 286.2 . La nouvelle infraction comporte un certain nombre d’exceptions, mais celles‑ci ne s’appliquent pas dans les situations de violence ou d’exploitation : Code criminel, par. 286.2(5) . Le Parlement n’a pas précisé si les modifications devaient s’appliquer de manière rétroactive ou prospective.

B.            Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2018 BCSC 736 (le juge Masuhara)

[13]                          Environ deux ans après la prise d’effet de la déclaration, les appelants, Tamim Albashir et Kasra Mohsenipour, ont été accusés de nombreuses infractions découlant de l’exploitation d’un service d’« escortes ». Ils en géraient presque tous les aspects : les clients, les lieux de prestation des services, la publicité, le matériel et le transport.

[14]                          Le juge du procès a conclu que les appelants étaient violents envers les personnes travaillant dans l’industrie du sexe pour eux. L’une des plaignantes, K.C., a témoigné que M. Albashir avait été à plusieurs reprises violent à son égard. Le juge a constaté que [traduction] « le recours à la violence [par M. Albashir] dans le but de contrôler [l]a conduite [de K.C.] était devenu la norme » : par. 228. Une autre plaignante, S.C., a témoigné que M. Mohsenipour avait braqué une arme à feu sur elle et menacé de la tuer, et que M. Albashir avait menacé de tuer son fils.

[15]                          Par conséquent, loin de fournir des services visant à accroître la sécurité, les appelants, selon les conclusions tirées par le juge du procès, correspondaient précisément au type de « proxénète[s] contrôlant[s] et violent[s] » que visait légitimement l’infraction consistant à vivre des produits du travail du sexe : Bedford, par. 142.

[16]                          Malgré cela, le juge du procès a annulé les accusations portées contre les deux appelants relativement au fait pour ceux‑ci d’avoir vécu des produits du travail de K.C. et de S.C. dans l’industrie du sexe. Il a conclu que les deux infractions avaient été établies par la Couronne, mais il a annulé les accusations parce que l’infraction était inconstitutionnelle après l’expiration de la période de suspension prononcée dans Bedford.

[17]                          Le juge du procès s’est fondé sur l’arrêt rendu par notre Cour dans Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, comme établissant que les déclarations fondées sur le par. 52(1)  dont l’application est suspendue ont un [traduction] « effet rétroactif différé », sauf si le tribunal indique clairement le contraire : par. 345. En conséquence, [traduction] « [u]ne fois que la période de suspension prend fin, la règle de droit aura toujours été inconstitutionnelle », et l’expiration de la période de suspension prononcée dans Bedford faisait en sorte que « l’al. 212(1) j) a toujours été invalide » : par. 345 et 350.

C.            Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2020 BCCA 160, 389 C.C.C. (3d) 163 (la juge Bennett, avec l’accord des juges Saunders et Groberman)

[18]                          La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a accueilli les appels interjetés par la Couronne. Selon elle, l’arrêt Hislop permettait d’affirmer qu’une déclaration avec effet suspendu s’applique rétroactivement si la législature n’édicte pas de mesure législative corrective pendant la période de suspension. Cependant, si la législature édicte une telle mesure, cette édiction [traduction] « prend le pas sur l’effet rétroactif d’une déclaration d’invalidité avec effet suspendu » : par. 90. En conséquence, la déclaration prononcée dans Bedford n’est jamais entrée en vigueur et le juge du procès n’aurait pas dû annuler les chefs d’accusation.

D.           Positions des parties

[19]                          Monsieur Albashir soutient que le juge du procès a eu raison d’annuler les accusations parce que la déclaration prononcée dans Bedford s’appliquait rétroactivement une fois la période de suspension terminée. À son avis, suivant la théorie « blackstonienne », comme la législature n’a jamais eu le pouvoir d’édicter une règle de droit inconstitutionnelle, une déclaration d’invalidité constitutionnelle rend cette règle nulle dès le départ. Une suspension ne fait que limiter temporairement l’effet rétroactif de la déclaration afin de donner au Parlement le temps de remédier au vice constitutionnel. Si la disposition contestée est une infraction criminelle, nul ne peut être poursuivi pour avoir commis cette infraction une fois que la déclaration prend effet, car nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle. Autrement, la Couronne pourrait recourir à l’ancien al. 212(1) j) pour intenter indéfiniment des poursuites contre toute personne ayant été rémunérée pour fournir des services de sécurité légitimes à des personnes travaillant dans l’industrie du sexe avant l’expiration de la période de suspension.

[20]                          Monsieur Mohsenipour soutient également qu’à moins d’indication expresse du contraire, les déclarations d’invalidité s’appliquent rétroactivement, y compris lorsque leur effet est suspendu. Il revient donc à la législature de déterminer la meilleure façon de répondre, que ce soit au moyen d’une mesure législative corrective avec effet purement prospectif ou d’une mesure législative corrective avec effet rétroactif. Comme la déclaration prononcée dans Bedford n’avait pas un effet explicitement prospectif, elle devait s’appliquer de manière rétroactive, ce qui rendait nul ab initio l’al. 212(1) j) après l’expiration de la période de suspension.

[21]                          La Couronne fait valoir que, comme le Parlement a édicté une mesure législative corrective, la déclaration prononcée dans Bedford n’est jamais entrée en vigueur et les personnes ayant, préalablement à la mesure corrective, commis l’infraction de vivre des produits du travail du sexe établie à l’al. 212(1) j) peuvent toujours être poursuivies relativement à cette conduite. Dans la mesure où des gardes du corps, des chauffeurs ou des comptables légitimes pourraient aussi faire l’objet de poursuites, le par. 24(1)  est assez souple pour leur fournir une réparation. Cependant, les appelants ne peuvent obtenir celle‑ci, car la conduite empreinte d’exploitation à laquelle ils se sont livrés ne s’inscrivait pas dans la portée excessive inconstitutionnelle de l’al. 212(1) j).

[22]                          L’intervenant le procureur général du Canada plaide en faveur d’une approche différente, à savoir que la déclaration prononcée dans l’arrêt Bedford avait un effet prospectif. La Cour devrait adopter une approche téléologique en ce qui a trait à l’application dans le temps des déclarations fondées sur le par. 52(1)  dont l’effet est suspendu, et examiner l’objectif de la suspension pour déterminer si la déclaration en cause doit logiquement s’appliquer de manière rétroactive ou purement prospective. La déclaration de l’arrêt Bedford doit avoir une application purement prospective, car l’objectif de la suspension de son effet serait compromis par une déclaration avec effet rétroactif. Il en est ainsi parce que les infractions criminelles commises pendant la période de suspension ne seraient pas exécutables, à moins que la poursuite ne puisse être réglée entièrement avant l’expiration de la période de suspension. En d’autres termes, une déclaration avec effet rétroactif entraînerait en réalité une déréglementation du travail du sexe pendant la période de suspension — malgré l’objectif même de la suspension qui est de maintenir la réglementation à cet égard.

II.            Analyse

[23]                          Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec le procureur général du Canada pour dire que la déclaration prononcée dans Bedford s’appliquait de manière prospective. Les appelants pouvaient donc être jugés et déclarés coupables en vertu de l’al. 212(1) j) après l’entrée en vigueur de la déclaration.

[24]                          À titre préliminaire, les parties ont été invitées à présenter des observations sur la question de savoir si notre Cour a compétence pour entendre de plein droit les présents pourvois. Les parties ont toutes convenu que le rétablissement par la Cour d’appel de chefs d’accusation annulés équivalait à l’annulation d’un acquittement. Comme la culpabilité effective des appelants a été établie au procès, je conviens qu’une annulation en appel donnerait lieu à des conclusions de culpabilité à l’égard des chefs d’accusation annulés. Il est nécessaire qu’au moins un niveau de juridiction puisse examiner les questions de droit découlant des déclarations de culpabilité : R. c. Li, 2020 CSC 12, par. 1, citant R. c. Magoon, 2018 CSC 14, [2018] 1 R.C.S. 309, par. 38. Pour cette raison, notre Cour a compétence pour entendre de plein droit les présents pourvois.

[25]                          La question clé qui se pose en l’espèce est de savoir si l’al. 212(1) j) était invalide de manière rétroactive, de sorte qu’il ne pouvait pas par la suite fonder une déclaration de culpabilité. La réponse à cette question repose sur la nature temporelle des réparations judiciaires. J’examinerai ensuite le lien entre une déclaration d’invalidité fondée sur le par. 52(1)  et les réparations individuelles accordées en vertu du par. 24(1) .

A.           Nature temporelle des réparations

[26]                          Quand un tribunal prononce une déclaration d’invalidité en vertu du par. 52(1) , l’effet dans le temps de cette réparation constitutionnelle tient à la nature de la réparation elle‑même. Les réparations constitutionnelles doivent être interprétées de façon téléologique dans leurs « contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » : R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344. Il faut également leur donner une interprétation « large et libérale » qui tienne compte de l’évolution des circonstances : Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 24; voir aussi R. c. Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 R.C.S. 342, par. 52.

[27]                          Lorsqu’une mesure législative porte atteinte à un droit conféré par la Charte , trois principes constitutionnels fondamentaux guident l’interprétation des réparations constitutionnelles : le constitutionnalisme, la primauté du droit et la séparation des pouvoirs (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (Renvoi relatif aux juges de l’I.‑P.‑É. (1997)), par. 90‑95; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 54; G, par. 153‑159).

[28]                          Le constitutionnalisme exige que toutes les règles de droit soient conformes à la Constitution, qui est la loi suprême du Canada. Le paragraphe 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982  est ainsi libellé :

      La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

[29]                          Cette disposition relative à la suprémacie de la Constitution a existé sous d’autres formes depuis la première constitution canadienne, soit la Loi constitutionnelle de 1867  : Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 482. Le rôle du pouvoir judiciaire canadien dans le contrôle de la constitutionnalité des lois a donc une histoire considérable : P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 5:20. Dans le Renvoi linguistique au Manitoba, notre Cour a expliqué que « [l]’article 52  de la Loi constitutionnelle de 1982  ne modifie pas les principes qui, au cours des années, ont constitué le fondement du contrôle judiciaire » : Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 746.

[30]                          Quand un tribunal conclut qu’une mesure législative est incompatible avec la Constitution, il doit tenir compte non seulement du principe de la suprématie de la Constitution énoncé au par. 52(1) , mais aussi d’autres impératifs constitutionnels — qui sont parfois contradictoires — pour déterminer la réparation qu’il convient d’accorder : K. Roach, « Principled Remedial Discretion Under the Charter  » (2004), 25 S.C.L.R. (2d) 101, p. 105 et 111‑113. Ainsi, les tribunaux sont également guidés par les principes de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de réparation. Ils peuvent prendre en considération, par exemple, le droit du public au bénéfice de la loi, ainsi que les rôles institutionnels différents que les tribunaux et les législatures sont appelés à jouer : G, par. 94. Comme l’ont affirmé les juges LeBel et Rothstein au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Hislop, « [l]e texte de la Constitution établit les paramètres généraux de la loi suprême, et il appartient aux tribunaux de l’interpréter et de l’appliquer dans un contexte donné » : par. 114.

[31]                          En conséquence, malgré les termes absolus employés au par. 52(1) , lorsqu’un tribunal exerce sa compétence réparatrice d’accorder une déclaration d’inconstitutionnalité, il a le pouvoir discrétionnaire de donner un effet immédiat au principe de la suprématie de la Constitution, ou encore de suspendre l’effet de la déclaration pendant une période donnée : G, par. 120‑121. En de rares cas, un intérêt public impérieux justifiera une suspension, bien que celle‑ci ne doive pas durer plus longtemps qu’il n’est nécessaire au gouvernement pour remédier à la faille constitutionnelle : G, par. 132 et 135.

[32]                          Devant une mesure législative inconstitutionnelle, le par. 52(1)  n’est pas la seule disposition réparatrice de la Loi constitutionnelle de 1982 . Le paragraphe 24(1)  peut également permettre d’obtenir une réparation :

      Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[33]                          Contrairement à une déclaration formelle prononcée en vertu du par. 52(1)  qui a pour effet de rendre le texte de loi invalide, la réparation offerte par le par. 24(1)  est une réparation entièrement personnelle et seul le demandeur qui allègue une atteinte à ses propres droits constitutionnels peut se prévaloir de cette dernière disposition : R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61.

[34]                          Par conséquent, les principes du constitutionnalisme, de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs déterminent la réparation à accorder dans le cas où une mesure législative est incompatible avec la Constitution. Ces principes fondamentaux établissent également des présomptions fortes — mais réfutables — qu’un texte législatif s’applique de manière prospective et que les déclarations judiciaires ont un effet rétroactif.

[35]                          Il existe une forte présomption de non‑rétroactivité des lois parce que la primauté du droit exige que les justiciables soient en mesure d’organiser leurs affaires eu égard à un ordre juridique établi : R. Sullivan, Statutory Interpretation (3e éd. 2016), p. 354. Comme le dit si bien la professeure Sullivan, lorsqu’une mesure législative a un effet rétroactif, [traduction] « le contenu de celle‑ci ne devient connu que lorsqu’il est trop tard pour faire quoi que ce soit à cet égard » : p. 354. Pourtant, la primauté du droit n’interdit pas les dispositions législatives ayant un effet rétroactif. Quand elles peuvent le faire en respectant les limites de la Charte  (par exemple, quand elles ne portent pas atteinte aux protections offertes par l’al. 11g)  ou 11i) ), les législatures peuvent décider comment et quand s’appliqueront leurs lois. Il peut donc leur être loisible de corriger une faille constitutionnelle de manière rétroactive.

[36]                          Choudhry et Roach affirment que les législatures ont fait leurs les principes qui sous‑tendent la présomption de non‑rétroactivité et qu’elles sont donc réticentes à édicter des mesures législatives avec effet rétroactif : S. Choudhry et K. Roach, « Putting the Past Behind Us? Prospective Judicial and Legislative Constitutional Remedies » (2003), 21 S.C.L.R. (2d) 205, p. 241‑242. Je conviens avec ces auteurs qu’il serait utile, afin d’apporter certitude et clarté, que les législatures se penchent sur l’application dans le temps de leurs règles de droit et qu’elles expliquent clairement quelle disposition s’appliquera pendant la période de transition, surtout quand il est question d’une mesure législative corrective adoptée en réponse directe à une déclaration judiciaire d’invalidité constitutionnelle.

[37]                          Personne en l’espèce n’a fait valoir que l’intention était que la mesure législative corrective ait un effet rétroactif. Par conséquent, en l’absence d’une telle intention législative exprimée explicitement ou par voie de conséquence nécessaire, la forte présomption selon laquelle les lois s’appliquent de manière prospective n’est pas contestée.

[38]                          Alors que la primauté du droit exige que les lois soient présumées s’appliquer de manière prospective, c’est l’inverse pour les réparations judiciaires. En général, les conclusions juridiques de notre Cour prennent effet immédiatement, et tous les tribunaux sont liés par ses décisions sur les failles constitutionnelles de certaines mesures législatives dans le cadre des affaires dont ils sont saisis. En ce sens, les arrêts de notre Cour s’appliquent rétroactivement, y compris aux affaires ayant pris naissance avant qu’ils ne soient rendus. Comme le souligne un auteur, [traduction] « le rôle fondamental des tribunaux est de trancher les différends après leur naissance. Pour ce faire, leurs décisions doivent s’appliquer de manière rétroactive (du moins ordinairement) » : R. J. Traynor, « Quo Vadis, Prospective Overruling : A Question of Judicial Responsibility » (1977), 28 Hastings L.J. 533, p. 536, citant P. Mishkin, « The High Court, The Great Writ, and the Due Process of Time and Law » (1965), 79 Harv. L. Rev. 56, p. 60.

[39]                          Quand un tribunal prononce une déclaration d’invalidité en vertu du par. 52(1) , la même présomption de rétroactivité entre en jeu. Les appelants affirment que cela découle de la théorie blackstonienne selon laquelle les juges ne créent pas le droit, mais ne font que le découvrir, de sorte qu’une règle de droit inconstitutionnelle est « invalide dès son adoption » : Hogg et Wright, §58:1, citant Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 28; voir aussi W. Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises (1822), t. 1, p. 103‑107; Hislop, par. 79.

[40]                          L’application stricte de la théorie blackstonienne n’est toutefois pas facilement conciliable avec le droit constitutionnel moderne. De nombreux principes fondamentaux essentiels à notre système constitutionnel restreignent la portée rétroactive des réparations judiciaires. Par exemple, l’autorité de la chose jugée fait en sorte d’empêcher que des affaires déjà tranchées ne soient rouvertes en raison de décisions judiciaires rendues ultérieurement, et même de maintenir des déclarations de culpabilité relatives à des infractions qui ont plus tard été déclarées inconstitutionnelles si l’accusé a épuisé ses voies d’appel et que son affaire n’est donc plus « en cours » : R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246, p. 257; voir aussi R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713. De même, les principes de la validité de facto et de l’immunité restreinte confirment et écartent la responsabilité financière à l’égard d’actions gouvernementales fondées sur des règles de droit qui sont ultérieurement jugées inconstitutionnelles : K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), ¶ 14.1980; Hislop, par. 102, citant Guimond c. Québec (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 347, et Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405. Ces principes mettent en balance la nature généralement rétroactive des réparations judiciaires avec les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité. Enfin, il est également difficile de concilier la théorie blackstonienne avec le pouvoir discrétionnaire judiciaire de suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité : G, par. 87‑89. En conséquence, la théorie comporte de nombreuses exceptions et restrictions. Elle ne saurait empêcher l’octroi de réparations constitutionnelles dont l’effet est purement prospectif. Cela a d’ailleurs été reconnu dans nombreux autres pays où il a fallu se pencher sur la théorie blackstonienne : In re Spectrum Plus Ltd, [2005] UKHL 41, [2005] 2 A.C. 680, par. 17, 35, 41‑42, 74 et 161‑162; Johnson c. New Jersey, 384 U.S. 719 (1966); Constitution de l’Afrique du Sud, al. 172(b); Semenyih Jaya Sdn Bhd c. Pentadbir Tanah Daerah Hulu Langat, [2017] 3 M.L.J. 561 (Cour fédérale de Malaisie); India Cement Ltd. c. State of Tamil Nadu, A.I.R. 1990 S.C. 85.

[41]                          Cela dit, la présomption générale selon laquelle les déclarations d’invalidité constitutionnelle ont un effet rétroactif est fermement enracinée dans les principes d’interprétation constitutionnelle et le par. 52(1) .

[42]                          Le paragraphe 52(1) , qui est la pierre angulaire du constitutionnalisme et qui consacre la suprématie de la Constitution, doit être interprété à la lumière de tous les principes constitutionnels. Une déclaration fondée sur le par. 52(1)  aura généralement un effet immédiat et rétroactif. Des réparations rétroactives applicables immédiatement à toutes les personnes dont l’affaire est toujours « en cours » maximisent la protection et la défense des droits conférés par la Charte , car un système général de réparations dont l’effet prospectif est différé risquerait de priver de réparation les personnes qui ont subi un préjudice par le passé en raison d’une règle de droit inconstitutionnelle : Choudhry et Roach, p. 247‑248. De plus, les législatures seraient moins incitées à assurer la conformité d’une nouvelle mesure législative avec la Charte  si elles pouvaient s’en remettre à la deuxième chance offerte par des déclarations avec effet prospectif libres de conséquences : voir R. Leckey, « The harms of remedial discretion » (2016), 14 Int’l J. Const. L. 584, p. 595‑596.

[43]                          Cependant, le fait que les déclarations judiciaires aient généralement un effet immédiat et rétroactif ne signifie pas qu’elles ont nécessairement un tel effet : Hislop, par. 86. Comme je l’expliquerai, les rares circonstances et les considérations constitutionnelles qui justifient une déclaration avec effet suspendu peuvent légitimer une exception à l’application rétroactive d’une déclaration lorsque cela s’impose pour donner effet à l’objectif de la suspension.

B.            Nature temporelle des déclarations avec effet suspendu

[44]                          Lorsque des intérêts publics impérieux l’emportent sur la violation continue de droits garantis par la Charte , les tribunaux peuvent suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité : G, par. 117 et 126. Une telle suspension permet aux tribunaux de tempérer les effets rétroactifs de la déclaration. Cependant, la décision d’un tribunal de suspendre l’effet d’une déclaration ne modifie pas l’application présumée rétroactive de celle‑ci, mais seulement la date de sa prise d’effet. La présomption de rétroactivité subsiste, quoiqu’elle puisse être réfutée explicitement ou par voie de conséquence nécessaire. Par exemple, notre Cour a suspendu pour la première fois l’effet d’une déclaration d’invalidité dans le Renvoi linguistique au Manitoba. Presque toutes les lois du Manitoba ont été jugées inconstitutionnelles parce qu’elles avaient été édictées en anglais seulement. Comme une réparation avec effet rétroactif immédiat aurait créé un vide juridique au Manitoba, ce qui aurait eu des conséquences catastrophiques sur le plan de la primauté du droit, la Cour a suspendu l’effet de sa déclaration d’invalidité pour donner à la législature le temps d’adopter de nouvelles lois qui soient conformes à la Constitution : p. 758. La déclaration avait néanmoins un effet rétroactif.

[45]                          Dans Hislop, notre Cour a expliqué certaines circonstances où « le tribunal [. . .] peut statuer [pour l’avenir] » : par. 96. En pareilles circonstances, la présomption de rétroactivité est réfutée et une déclaration fondée sur le par. 52(1)  s’appliquera de manière prospective. Une réparation avec effet prospectif pourrait convenir s’il y a une « modification fondamentale du droit applicable » : par. 99. L’arrêt Hislop énonce certains autres facteurs que devraient prendre en compte les tribunaux pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une réparation avec effet prospectif, dont la confiance accordée de bonne foi par le gouvernement, l’équité envers les parties et la question de savoir si une réparation avec effet rétroactif empiéterait indûment sur la répartition des ressources publiques : par. 100. Il a clairement été indiqué dans Hislop que cette liste n’était pas exhaustive : par. 100. Il faut alors se demander quelles sont les autres « situations justifiant l’octroi d’une réparation pour l’avenir » : par. 86.

[46]                          À mon avis, une déclaration d’invalidité avec effet suspendu peut constituer une autre exception à la présomption de rétroactivité lorsque l’objectif de la suspension exige, par voie de conséquence nécessaire, une déclaration avec effet purement prospectif. Des déclarations avec effet suspendu ne seront prononcées que dans les cas où le gouvernement aura démontré que des intérêts publics impérieux, fondés sur la Constitution, l’emportent sur la violation continue de droits constitutionnels et exigent que la législature ait la possibilité de remédier à la faille constitutionnelle : G, par. 133 et 139. De plus, des déclarations d’invalidité seront prononcées seulement si des réparations plus adaptées, telles que l’interprétation large, l’interprétation atténuée ou la dissociation, sont inappropriées : G, par. 112 et 114. Lorsque ces circonstances rares et exceptionnelles se présentent, une application rétroactive de la déclaration à la fin de la période de suspension pourrait contrecarrer l’objectif — les intérêts publics impérieux — ayant nécessité une période de transition, ce qui créerait de l’incertitude et supprimerait la protection qui, au départ, avait justifié la suspension. Il se peut que la suspension ait pour conséquence nécessaire que la déclaration, lorsqu’elle entre en vigueur, doit s’appliquer de manière purement prospective afin de ne pas aller à l’encontre de l’objectif même de la suspension.

[47]                          Les appelants suggèrent que l’édiction par le Parlement d’une mesure législative corrective rétroactive est susceptible d’atténuer les préoccupations relatives aux déclarations rétroactives qui vont à l’encontre de l’objectif visé. En définitive, toutefois, il appartient à la législature de décider d’adopter ou non une mesure législative corrective rétroactive. La suggestion selon laquelle les tribunaux devraient s’en remettre à la décision du législateur à cet égard ne donne pas pleinement effet à la séparation des pouvoirs et à la responsabilité qu’ont les tribunaux à titre de « gardiens de la Constitution » : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 169. Les juges doivent donner effet à la disposition relative à la suprématie de la Constitution, énoncée au par. 52(1) , au moyen de déclarations judiciaires qui sont autonomes.

[48]                          De même, je ne puis souscrire à la thèse de la Cour d’appel et de la Couronne selon laquelle une mesure législative corrective peut, d’une manière ou d’une autre, modifier une déclaration judiciaire ou « prendre le pas sur » son effet rétroactif. Une telle mesure peut avoir une incidence sur l’état ultime du droit, mais elle ne saurait modifier l’ordonnance du tribunal. Rien dans l’arrêt Hislop (au par. 92) n’indique qu’il en est autrement. De plus, la législature peut légitimement décider de ne pas édicter de mesure législative corrective. Les tribunaux doivent donc s’acquitter de leur obligation de concevoir des réparations fondées sur le par. 52(1)  qui soient cohérentes et fondées sur des principes, et qui donnent effet aux intérêts et aux divers principes constitutionnels fondamentaux en jeu, y compris au moment d’établir l’application dans le temps d’une déclaration.

[49]                          Les appelants font en outre valoir qu’une déclaration ne peut avoir un effet prospectif que si le tribunal l’ordonne explicitement. Bien qu’une telle précision soit fortement recommandée, notre Cour a rarement dit explicitement qu’une déclaration s’appliquait de manière purement prospective. Il semble que le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3 (Renvoi relatif aux juges de l’I.‑P.‑É. (1998)), se distingue à cet égard; dans cet arrêt, la Cour a clarifié la nature temporelle de la déclaration du Renvoi relatif aux juges de l’I.‑P.‑É. (1997), où rien n’avait été dit sur la question : par. 18. Cependant, le Renvoi relatif aux juges de l’I.‑P.‑É. (1998) n’est pas le seul jugement de notre Cour dont l’effet est purement prospectif. Plus fréquemment, les conséquences nécessaires des périodes de transition ou des déclarations d’invalidité avec effet suspendu démontrent que, même en l’absence de termes explicites en ce sens, les déclarations de notre Cour s’appliquent de manière purement prospective[1].

[50]                          Par exemple, dans R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, la Cour a conclu que le droit à l’assistance d’un avocat conféré par l’al. 10b)  de la Charte  comprenait le droit d’être informé de l’existence de l’aide juridique et des avocats de garde, et de la possibilité d’y recourir : p. 211. Après avoir reconnu que les policiers s’acquittaient généralement de leurs obligations d’information en lisant des cartons de mise en garde imprimés, la Cour a suspendu l’effet de la déclaration pour une période de 30 jours afin de permettre aux services de police de partout au Canada de préparer de nouveaux cartons de mise en garde comprenant des renseignements sur l’aide juridique et les avocats de garde : p. 217. L’application prospective de cette déclaration est la conséquence nécessaire de la raison justifiant la suspension. Suspendre l’effet de la déclaration au motif que les policiers ne pouvaient pas, de façon réaliste, se conformer au jugement dans les 30 jours suivant le prononcé de celui‑ci, pour ensuite permettre que la déclaration s’applique rétroactivement à toutes les personnes qui avaient été détenues dans les 30 jours qui avaient précédé, aurait été à l’encontre de l’objectif de la suspension.

[51]                          Des déclarations avec effet suspendu qui invalidaient une mesure législative se sont également appliquées ainsi. Par exemple, dans l’arrêt R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91, la Cour a statué que le nombre disproportionné de mises à l’écart de jurés par la Couronne était inconstitutionnel, mais elle a suspendu l’effet de cette déclaration pendant six mois afin « d’éviter qu’il y ait une interruption » : p. 104. Encore une fois, la conséquence nécessaire de la suspension était que la déclaration s’appliquait de manière purement prospective. Une application rétroactive de la déclaration, qui aurait invalidé tout jury sélectionné pendant la période de suspension, serait allée à l’encontre de l’objectif même de la suspension.

[52]                          En somme, je conviens avec le procureur général du Canada que le tribunal devrait examiner l’objectif d’une suspension lorsqu’il décide si la déclaration doit logiquement s’appliquer de manière rétroactive ou purement prospective. L’objectif d’une suspension est de protéger un intérêt public impérieux qui est à ce point menacé par une déclaration avec effet immédiat qu’il l’emporte sur les préjudices causés par la violation continue, pendant une période limitée, de droits garantis par la Charte  : G, par. 83. Si la rétroactivité est susceptible de miner cet objectif, la déclaration doit s’appliquer de manière purement prospective.

[53]                          Notre Cour n’a pas toujours expliqué pourquoi l’effet d’une déclaration est suspendu ni l’application dans le temps de cette déclaration. L’arrêt G a souligné l’importance d’expliquer de façon transparente les raisons pour lesquelles l’effet d’une déclaration fondée sur le par. 52(1)  est suspendu : par. 125‑126 et 159. Ces explications aideront certes à déduire les conséquences nécessaires dans le temps des déclarations avec effet suspendu, mais je m’attendrais à ce qu’à l’avenir, les tribunaux énoncent explicitement l’application dans le temps de leurs déclarations fondées sur le par. 52(1)  afin d’éviter toute confusion. Quand le tribunal s’est exprimé de façon explicite, il n’est pas nécessaire d’examiner les conséquences nécessaires d’une suspension.

C.            Nature temporelle de la déclaration avec effet suspendu prononcée dans Bedford

[54]                          Cela nous amène à l’application dans le temps de la déclaration prononcée dans Bedford. Cet arrêt a modifié fondamentalement le droit, car, dans cette affaire, la Cour a réexaminé la conclusion qu’elle a tirée dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 : voir Hislop, par. 99. La question clé qui se pose en l’espèce est de savoir si, en l’absence de termes explicites, la présomption de rétroactivité est réfutée par voie de conséquence nécessaire. À mon avis, l’objectif de la suspension prononcée dans Bedford exigeait que la déclaration s’applique de manière purement prospective.

[55]                          La suspension dans Bedford a été prononcée en raison d’une crainte liée au fait de soustraire immédiatement le travail du sexe à toute réglementation : par. 167. Une déclaration avec effet rétroactif aurait rendu le régime réglementaire des infractions criminelles ayant été maintenu par la période de suspension entièrement inapplicable une fois cette période terminée, ce qui aurait compromis la protection des victimes vulnérables qui était à l’origine de la conclusion d’inconstitutionnalité et serait allé à l’encontre de l’objectif de la suspension.

[56]                          Par ailleurs, une déclaration avec effet rétroactif n’aurait pas permis de donner effet aux droits garantis par la Charte  ni de les défendre. Les dispositions en cause dans Bedford ont été jugées inconstitutionnelles parce que leur portée excessive compromettait la sécurité des personnes travaillant dans l’industrie du sexe. Par exemple, l’infraction de vivre des produits du travail du sexe protégeait ces personnes contre les proxénètes parasitaires et exploiteurs, mais était inconstitutionnelle pour cause de portée excessive parce qu’elle les empêchait d’obtenir des services visant à accroître leur sécurité, comme ceux de chauffeurs et de gardes du corps légitimes : par. 137‑145. Cependant, notre Cour a prononcé une déclaration d’invalidité des dispositions en question plutôt que d’interpréter celles‑ci de façon atténuée, reconnaissant qu’une exclusion conçue judiciairement qui serait applicable aux services de protection dénués d’exploitation pourrait avoir des conséquences imprévues sur d’autres aspects du régime réglementaire : par. 165. La suspension a maintenu temporairement en vigueur l’aspect constitutionnel « protecteur » et l’aspect inconstitutionnel « préventif » de la disposition. Si la déclaration avait eu un effet rétroactif, les personnes travaillant dans l’industrie du sexe n’auraient pas seulement vu leurs droits être continuellement violés par les mesures « préventives » pendant la période de suspension, mais elles auraient aussi perdu l’aspect protecteur qu’avait l’infraction de vivre des produits du travail du sexe, car les proxénètes parasitaires et exploiteurs auraient en pratique joui d’une immunité criminelle à l’égard des actes commis pendant la période de suspension. Loin de permettre de défendre les droits que garantit la Charte  aux personnes travaillant dans l’industrie du sexe, comme cherchait à le faire la Cour dans Bedford, une déclaration avec effet rétroactif aurait gravement mis en péril ces droits.

[57]                          À l’inverse, une application prospective est beaucoup plus conforme à l’objectif de la suspension accordée dans Bedford et protège davantage les droits des personnes travaillant dans l’industrie du sexe. Comme il était prévu dans l’arrêt Bedford, la réglementation visée par le statu quo a continué de s’appliquer pendant un an. Durant ce temps, les personnes travaillant dans l’industrie du sexe ont conservé l’entière protection du droit criminel à l’égard des conduites empreintes de parasitisme et d’exploitation, et ont donc eu droit au bénéfice de la loi.

[58]                          Compte tenu de la nature purement prospective de la déclaration prononcée dans Bedford, la question particulière à trancher en l’espèce consiste à décider du sort à réserver aux personnes ayant commis les infractions visées dans cette affaire avant l’expiration de la période de suspension. Toute réponse à cette question comporte un certain degré d’incertitude juridique. Cette incertitude confirme ce pourquoi les suspensions doivent être rares. Lorsque des suspensions sont nécessaires, le tribunal devrait également se demander si l’application de mesures quelconques pendant la période de suspension est susceptible de minimiser l’incidence des violations continues de la Charte . Par exemple, dans R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, la Cour a suspendu l’effet de sa déclaration invalidant les dispositions prévoyant la détention automatique pendant une période indéterminée, mais elle a ordonné que, dans l’intervalle, toute détention soit limitée à une période de 30 à 60 jours : p. 1021. Dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général), 2016 CSC 4, [2016] 1 R.C.S. 13, la Cour a fourni des lignes directrices concernant les exemptions constitutionnelles applicables à l’aide d’un médecin pour mourir pendant la durée de la prorogation de la suspension : par. 6. Bien entendu, la législature peut toujours établir par la voie législative une approche différente, y compris de manière rétroactive, en respectant les limites de la Constitution.

D.           Protection des droits dans le cadre des réparations avec effet prospectif

[59]                          Dans leurs arguments voulant que la déclaration de l’arrêt Bedford doive s’appliquer de manière rétroactive, les appelants insistent sur l’iniquité possible envers les personnes accusées, en vertu de l’al. 212(1) j), de s’être livrées à une conduite dénuée d’exploitation avant la prise d’effet de la déclaration. Toutefois, une déclaration avec effet prospectif ne prive pas ces personnes de réparations individuelles et ne contreviendrait pas au principe établi dans Big M Drug Mart selon lequel nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle.

[60]                          Dans l’arrêt Big M Drug Mart, la Cour a précisé que le principe voulant que nul ne puisse être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle découlait de la suprématie de la Constitution : p. 313. Cependant, la Cour a fait remarquer que ni le par. 52(1)  ni le par. 24(1)  ne constituait le seul recours face à une loi inconstitutionnelle : p. 313. Au contraire, ces dispositions coexistent de manière à offrir réparation relativement à une infraction inconstitutionnelle.

[61]                          Il ne découle pas de Big M Drug Mart que les réparations accordées en vertu du par. 52(1)  doivent toujours avoir un effet rétroactif en droit criminel. Premièrement, le principe établi dans cet arrêt n’a jamais été absolu : la doctrine de l’autorité de la chose jugée a toujours tempéré son application. De fait, en empêchant les contestations indirectes de jugements définitifs une fois qu’une règle de droit a été déclarée inconstitutionnelle, cette doctrine permet que des personnes déclarées coupables d’une infraction à une règle de droit inconstitutionnelle le demeurent — et restent peut‑être même privées de leur liberté. Deuxièmement, comme je l’expliquerai, lorsqu’une déclaration fondée sur le par. 52(1)  a un effet prospectif, une personne dont les droits garantis par la Charte  ont été violés par la règle de droit déclarée inconstitutionnelle peut tout de même demander une réparation personnelle au titre du par. 24(1) . Je dois donc rejeter les arguments des appelants.

Réparations qu’il est possible d’obtenir après le prononcé d’une déclaration avec effet prospectif

[62]                          Bien que le par. 52(1)  prévoie la réparation habituelle à l’égard des règles de droit inconstitutionnelles et que l’on « a[it] généralement recours » au par. 24(1)  pour des actes inconstitutionnels, il est possible de combiner les deux dispositions pour accorder une réparation dans certains cas où il convient de le faire : Ferguson, par. 59‑60 et 63. Une déclaration fondée sur le par. 52(1)  offre une réparation globale à l’égard de la règle de droit, tandis qu’une réparation individuelle fondée sur le par. 24(1)  — comme une exemption ou un arrêt des procédures — peut, dans certains cas, atténuer les effets de cette règle ou d’actes commis en vertu de celle‑ci. Dans l’arrêt Ferguson, notre Cour a conclu que, bien que les demandes d’exemptions constitutionnelles au titre du par. 24(1)  ne se substituent pas adéquatement aux contestations relatives à l’inconstitutionnalité de dispositions législatives en application du par. 52(1) , le par. 24(1)  peut être combiné au par. 52(1)  dans les cas où une réparation additionnelle est nécessaire pour accorder une mesure de redressement efficace dans une situation donnée : par. 63.

[63]                          De même, dans l’arrêt G, notre Cour a conclu qu’aucune règle n’interdit d’accorder à la fois une déclaration fondée sur le par. 52(1)  avec effet suspendu et une réparation fondée sur le par. 24(1)  avec effet rétroactif. Notre jurisprudence fournit de nombreux exemples d’octroi d’une réparation constitutionnelle personnelle pendant la période de suspension de l’effet d’une déclaration prononcée en vertu du par. 52(1)  : voir Carter, par. 5‑6; G, par. 182; Martin, par. 120‑121; R. c. Guignard, 2002 CSC 14, [2002] 1 R.C.S. 472, par. 32‑34; Mackin, par. 75‑76; Bain, p. 105 et 165. En ce sens, notre Cour a souvent eu pour pratique d’appliquer de manière rétroactive les conclusions d’inconstitutionnalité au demandeur devant elle, et ce, même lorsque l’application dans le temps de la déclaration elle-même avait été suspendue.

[64]                          Le même raisonnement vaut lorsque la déclaration avec effet suspendu est d’application prospective. Il en est ainsi parce qu’il existe une distinction conceptuelle entre les conclusions juridiques quant à la validité constitutionnelle d’une règle de droit et la réparation particulière ordonnée — c’est‑à‑dire entre les conclusions de fond et la réparation qu’il convient d’accorder : M.‑S. Kuo, « Between Choice and Tradition : Rethinking Remedial Grace Periods and Unconstitutionality Management in a Comparative Light » (2019), 36 UCLA Pac. Basin L.J. 157, p. 160. Bien que la conclusion juridique selon laquelle la mesure législative porte atteinte à un droit garanti par la Charte  est une condition nécessaire pour l’octroi d’une déclaration générale en vertu du par. 52(1) , cette conclusion peut aussi constituer le fondement d’une réparation personnelle au titre du par. 24(1) .

[65]                          La déclaration fondée sur le par. 52(1)  est simplement le moyen par lequel un tribunal ayant compétence pour le faire rend ses conclusions sur la constitutionnalité d’une règle de droit opposables à tous, y compris au gouvernement : Martin, par. 28. Cependant, même en l’absence d’une déclaration, les juges doivent apprécier la conformité à la Charte  dans les cas particuliers où une question est à juste titre soulevée devant eux, bien que leurs conclusions demeurent applicables uniquement à cette affaire : R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 15 et 19; Martin, par. 3; Roach (2e éd.), ¶ 6.200. Lorsqu’un juge est appelé à déterminer si des droits que garantit la Charte  à un accusé ont fait l’objet d’une violation visée par le par. 24(1) , il est lié par les conclusions constitutionnelles tirées par notre Cour, même si la déclaration elle‑même ne s’applique pas. Bien que la décision de la Cour de suspendre l’effet de la déclaration ou de lui donner un effet purement prospectif permette de maintenir la règle de droit temporairement en vigueur afin de ne pas créer de vide juridique qui compromettrait des intérêts publics impérieux, cela n’empêche pas l’octroi de réparations personnelles pour des violations de droits garantis par la Charte  commises avant que la déclaration ne prenne effet. La question du caractère convenable d’une réparation eu égard aux circonstances est une question distincte.

[66]                          De façon générale, le recours au par. 24(1)  sera limité afin de ne pas miner les intérêts publics impérieux ayant nécessité la suspension de l’effet de la déclaration. Une réparation personnelle qui porte atteinte à des intérêts publics impérieux ne serait en effet pas « convenable et juste » eu égard aux circonstances. Toutefois, dans le cas où des intérêts publics impérieux ne seraient pas compromis, le par. 24(1)  constitue un moyen souple pour une personne dont les droits garantis par la Charte  sont violés. L’arrêt Carter est un exemple de cas où les intérêts impérieux de permettre d’obtenir l’aide d’un médecin pour mourir justifiaient une mesure intérimaire générale qui accordait une réparation personnelle aux personnes dont les droits avaient été compromis par la prorogation de la suspension. Se fondant sur les critères découlant de ses conclusions d’inconstitutionnalité, la Cour dans cette affaire a façonné une réparation transitoire détaillée qui atténuait le préjudice irréparable. De même, dans l’arrêt G, même si des exemptions individuelles très répandues auraient miné l’objectif de la suspension en nuisant considérablement à la capacité de la législature d’édicter une mesure législative corrective, la Cour a pu accorder au demandeur une exemption fondée sur le par. 24(1) , car, dans sa situation, cette réparation ne minait pas l’objectif de la suspension.

[67]                          En conséquence, des réparations fondées sur le par. 24(1)  pourraient être obtenues même pendant la période de suspension si l’accusé peut démontrer qu’une déclaration de culpabilité fondée sur la mesure législative dont il a été jugé qu’elle comportait une faille constitutionnelle portera atteinte à ses propres droits garantis par la Charte , et si l’octroi d’une réparation individuelle ne mine pas l’objectif de la suspension de l’effet de la déclaration fondée sur le par. 52(1) .

[68]                          Si l’on applique ce raisonnement à la présente affaire, une personne accusée en vertu de l’al. 212(1) j) d’une conduite à laquelle elle s’est livrée avant ou pendant la période de suspension peut solliciter une réparation individuelle au titre du par. 24(1) . À la différence de l’affaire Ferguson, dans le contexte qui nous occupe, l’infraction consistant à vivre des produits du travail du sexe a déjà été jugée inconstitutionnelle suivant le par. 52(1) . Cependant, comme l’effet de la déclaration d’invalidité prononcée par la Cour a été suspendu, la règle de droit en cause et les décisions de représentants officiels de porter des accusations ou d’intenter des poursuites ont continué d’avoir une incidence sur les droits d’une personne accusée : voir R. c. Boudreault, 2018 CSC 58, [2018] 3 R.C.S. 599, par. 106. Dans Bedford, la Cour a conclu qu’en sanctionnant à la fois les individus qui exploitaient les personnes travaillant dans l’industrie du sexe et ceux qui permettaient d’accroître leur sécurité, l’infraction consistant à vivre des produits du travail du sexe portait atteinte au droit à la sécurité des personnes travaillant dans cette industrie selon des modalités qui étaient sans rapport avec l’objectif qu’elle poursuivait et avait donc une portée excessive : par. 142 et 144. Même si la faille constitutionnelle avait trait aux droits que l’art. 7  garantit aux personnes travaillant dans l’industrie du sexe, cette conclusion a des conséquences directes sur les fournisseurs de services visant à accroître la sécurité qui sont accusés en vertu de l’al. 212(1) j). La liberté de ces personnes est compromise, malgré la conclusion dans Bedford selon laquelle cet aspect de l’infraction de vivre des produits du travail du sexe est sans rapport avec son objectif.

[69]                          Il est possible d’atténuer ce risque en accordant une réparation personnelle en vertu du par. 24(1) . Suivant les conclusions tirées dans Bedford, si un accusé est inculpé d’une conduite qui est sans rapport avec l’objectif de l’infraction de vivre des produits du travail du sexe — par exemple parce qu’il était un chauffeur ou un garde du corps légitime —, le juge saisi de la demande pourrait conclure à une violation des droits que l’art. 7  garantit à cette personne et lui accorder une réparation fondée sur le par. 24(1) . Cependant, si le juge du procès estime que la conduite de l’accusé ne s’inscrivait pas dans la portée excessive inconstitutionnelle de l’infraction en cause, parce que, par exemple, il s’agissait d’un proxénète exploiteur, les droits que lui garantit l’art. 7  n’ont donc pas été violés et il n’y a pas lieu de lui accorder une réparation en vertu du par. 24(1) . De plus, il est peu probable que l’octroi de réparations individuelles pour des conduites dénuées d’exploitation qui s’inscrivent dans les limites des vices constitutionnels constatés par la Cour dans Bedford mine l’objectif de la suspension prononcée dans cet arrêt. La suspension maintient la protection de la règle de droit pour les victimes vulnérables et la population en accordant aux personnes travaillant dans l’industrie du sexe un recours à l’égard des comportements empreints de parasitisme ou d’exploitation. Elle permet également à la règle de continuer temporairement de cibler les personnes dont la conduite peut légitimement être criminalisée. Toutefois, quand le juge saisi de la demande tient pour avéré que l’accusé devant lui a agi dans les limites de la portée excessive inconstitutionnelle relative aux mesures visant à accroître la sécurité, il lui est possible de se fonder sur le par. 24(1)  pour ordonner un arrêt des procédures. Cette façon de procéder permet de faire respecter pleinement la Constitution et de maximiser la protection offerte par les droits.

[70]                          Enfin, bien que notre Cour ait souvent affirmé que le pouvoir discrétionnaire de poursuivre ou non n’est pas une solution à une situation déficiente sur le plan constitutionnel, il y a très peu de chances que la Couronne intente des poursuites contre une personne eu égard à la décision de la Cour selon laquelle de telles poursuites porteraient probablement atteinte aux droits que confère la Charte  à cette personne : R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 17; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 86. Dans l’éventualité improbable où elle le ferait, une personne qui n’est pas dans une situation empreinte d’exploitation pourrait demander une réparation en vertu du par. 24(1) .

[71]                          En somme, le fait que la déclaration prononcée dans Bedford avait un effet purement prospectif ne signifie pas qu’une personne sera déclarée coupable en vertu de l’al. 212(1) j) en violation des droits que lui garantit la Charte . Bien que la règle de droit visée demeure valide et puisse fonder des déclarations de culpabilité légales, nul ne devrait être reconnu coupable de l’infraction si la portée excessive de celle‑ci viole ses droits. Cependant, si la conduite en cause ne s’inscrit pas dans le champ de la portée excessive établie par la Cour, des individus pourront être accusés, poursuivis et déclarés coupables en vertu de l’al. 212(1) j) pour une conduite qui a eu lieu alors que la règle de droit s’appliquait encore.

III.         Conclusion

[72]                          Une déclaration d’invalidité avec effet suspendu peut avoir une application purement prospective si l’objectif de la suspension le requiert. Dans l’arrêt Bedford, la réparation accordée par la Cour s’appliquait de manière purement prospective, car une réparation avec effet rétroactif aurait contrecarré l’objectif de la suspension : éviter une déréglementation qui aurait laissé en situation de vulnérabilité les personnes travaillant dans l’industrie du sexe. Comme la réparation avait un effet purement prospectif, les appelants pouvaient être accusés relativement à leur conduite antérieure à l’entrée en vigueur de la déclaration. En conséquence, un accusé pouvait être déclaré coupable d’une conduite visée par l’al. 212(1) j) à laquelle il s’était livré avant la date de prise d’effet de la déclaration. Cependant, l’accusé qui était en mesure de démontrer que la faille constitutionnelle avait porté atteinte à ses droits personnels pouvait solliciter une réparation en vertu du par. 24(1) , à condition que sa conduite n’ait pas miné les intérêts publics que visait à protéger la suspension.

[73]                          Comme les appelants se sont livrés à une conduite empreinte d’exploitation et de parasitisme, soit précisément la conduite qui a toujours été légitimement criminalisée, une réparation fondée sur le par. 24(1)  ne peut être obtenue par ceux-ci. Je rejetterais les pourvois.

 

Version française des motifs des juges Brown et Rowe rendus par

 

                    Le juge Rowe —

I.               Introduction

[74]                         Le droit relatif à la suspension de l’effet des déclarations d’invalidité est depuis longtemps embrouillé par un manque de clarté sur le plan doctrinal, ce qui a donné lieu de façon constante à des analyses au cas par cas. La première question clé qui se pose, à savoir dans quelles circonstances l’effet d’une déclaration d’invalidité devrait être suspendu, a été examinée de manière structurée il y a trente ans dans Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679. Malheureusement, on a si souvent dérogé au critère applicable à l’octroi d’une suspension qui a été établi dans cet arrêt qu’il a fallu revoir toute la question en 2020, dans Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38.

[75]                         Dans la présente affaire, nous examinons une deuxième question clé : s’il faut suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité, comment une telle suspension devrait‑elle être structurée et s’appliquer? Rappelons que la doctrine doit être clarifiée, faute de quoi il y aura encore plus d’analyse au cas par cas. Je cherche ici à établir un cadre général qui permettra de structurer et d’appliquer de telles suspensions. À mon avis, il faut adapter les modalités de la suspension à l’objectif pour lequel celle‑ci est prononcée. Autrement dit, les modalités de la suspension devraient être établies, délibérément et explicitement, en fonction de l’état du droit visé par la déclaration, tant pendant la suspension qu’après l’expiration de celle‑ci. Ce n’est pas ce qui s’est passé dans Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101. En conséquence, nous sommes appelés, dans le cadre des présents pourvois, à régler le problème après coup. Si grande puisse être la tentation de le faire pour éviter un résultat malheureux, nous devrions nous garder d’emprunter cette voie.

[76]                         Après avoir appliqué ce cadre aux faits particuliers en l’espèce, je conviens avec la juge Karakatsanis que la démarche suivie par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique est erronée. Cependant, je ne partage pas l’interprétation de ma collègue en ce qui concerne l’effet de la déclaration d’invalidité prononcée dans Bedford.

[77]                         Notre Cour dans Bedford aurait certes pu prononcer une déclaration d’invalidité avec effet prospectif, mais, à mon avis, elle ne l’a pas fait. Par conséquent, la déclaration d’invalidité dans Bedford a rendu nul ab initio l’al. 212(1) j) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46 . Il s’ensuit que les pourvois doivent être accueillis, que les déclarations de culpabilité des appelants doivent être écartées et que la décision du juge du procès annulant les chefs d’accusation doit être rétablie.

II.            Cadre juridique

A.           Application dans le temps des déclarations d’invalidité constitutionnelle

[78]                         Normalement, les déclarations d’invalidité constitutionnelle ont un effet rétroactif et immédiat. Selon le par. 52(1)  de la Loi constitutionnelle de 1982 , la Constitution « rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». Si une règle de droit est « inopérante » dans la mesure où elle est incompatible avec la Constitution, elle a alors toujours été inopérante, et ce, à partir de son édiction ou de l’entrée en vigueur de la disposition de la Constitution avec laquelle elle est incompatible, selon la deuxième de ces éventualités. Il s’agit là de la conséquence logique du par. 52(1) . Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, [2007] 1 R.C.S. 429, notre Cour a appelé cela la « théorie déclaratoire » et a expliqué que « [s]i le texte de loi était invalide dès l’origine, toute action gouvernementale qu’il a fondée se trouve aussi invalide. Par conséquent, les personnes lésées ont droit à une réparation dont les effets remontent dans le passé » (par. 83).

[79]                         La nature rétroactive des déclarations d’invalidité constitutionnelle découle également de la nature des réparations judiciaires en général. Comme l’a expliqué notre Cour dans Hislop, puisque le tribunal détermine normalement les effets juridiques d’événements antérieurs, il « octroie généralement une réparation qui rétroagit », de sorte que la partie victorieuse bénéficie de la décision (par. 86, citant S. Choudhry et K. Roach, « Putting the Past Behind Us? Prospective Judicial and Legislative Constitutional Remedies » (2003), 21 S.C.L.R. (2d) 205, p. 211 et 218).

[80]                         En matière criminelle, la preuve en est que les personnes accusées peuvent se défendre contre des déclarations de culpabilité en invoquant l’inconstitutionnalité de la règle de droit en vertu de laquelle ils sont reconnus coupables. Cela est fondamental. Dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, le juge Dickson (plus tard juge en chef) a expliqué qu’« il découle indubitablement » du par. 52(1)  et du principe de la suprématie de la Constitution que « nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle » et que « [t]out accusé [. . .] peut contester une accusation criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l’accusation est portée est inconstitutionnelle » (p. 313‑314). Il s’ensuit que les déclarations d’invalidité constitutionnelle sont généralement rétroactives de manière à permettre l’octroi d’une réparation à la partie qui s’adresse au tribunal pour obtenir une mesure de redressement à l’égard des effets d’une loi inconstitutionnelle qui se sont produits dans le passé, avant l’instruction et le prononcé de la décision.

[81]                         C’est ce que confirme la jurisprudence de notre Cour. Dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, la Cour a expliqué que « [l]’invalidité d’une disposition législative incompatible avec la Charte [canadienne des droits et libertés ] découle non pas d’une déclaration d’inconstitutionnalité par une cour de justice, mais plutôt de l’application du par. 52(1) . Par conséquent, en principe, une telle disposition est invalide dès son adoption » (par. 28). Dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, la Cour a statué que les lois du Manitoba étaient en bonne partie inconstitutionnelles parce qu’elles avaient été édictées en anglais seulement. Il en a résulté que toutes les lois adoptées dans une seule langue par le Manitoba « sont et ont toujours été invalides et inopérantes » (p. 767 (je souligne)). Notre Cour a clairement établi que cette déclaration visait les lois édictées depuis 1890, soit depuis quelque 95 années (p. 747). Comme l’a souligné le juge Bastarache dans ses motifs concordants dans Hislop, « [n]otre Cour a confirmé maintes fois le principe général de la rétroactivité » (par. 140); il a cité, entre autres exemples, les arrêts Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, et R. c. Hess, [1990] 2 R.C.S. 906.

[82]                         De nombreux auteurs conviennent que les déclarations d’inconstitutionnalité avec effet rétroactif et immédiat constituent la norme. Selon Sujit Choudhry et Kent Roach, [traduction] « [l]a rétroactivité est la solution par défaut sous le régime de la Charte  » (p. 211). Ils expliquent qu’une déclaration prononcée en vertu du par. 52(1)  signifie que la législature n’a jamais eu le pouvoir d’éditer la règle de droit en question, de sorte qu’elle « n’existe plus et n’a jamais existé » (p. 211‑212 (en italique dans l’original), citant K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (feuilles mobiles), par. 14.920). De même, comme l’expliquent Peter W. Hogg et Wade K. Wright, [traduction] « [u]ne décision judiciaire portant qu’une règle de droit est inconstitutionnelle est rétroactive en ce sens qu’elle entraîne l’annulation de la règle de droit dès le départ » (Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), p. 58‑2). D’après Robert Leckey, [traduction] « [l]a conception de la nullité qui a cours dans la tradition du Commonwealth veut qu’une règle de droit déclarée invalide cesse d’avoir effet immédiatement », et cette théorie « suppose que l’invalidité législative remonte à la date à laquelle la règle de droit aurait été édictée ou à celle de l’entrée en vigueur de la norme supérieure la rendant invalide, comme une déclaration des droits » (« The harms of remedial discretion » (2016), 14 Int’l J. Const. L. 584, p. 586 (en italique dans l’original); voir aussi L. Sarna, The Law of Declaratory Judgments (4e éd. 2016), p. 151).

[83]                         Des doctrines juridiques telles que le principe de la validité de facto, l’autorité de la chose jugée ou les règles de prescription peuvent restreindre l’effet rétroactif des déclarations d’invalidité (voir G, par. 121, citant Hislop, par. 101). Ces doctrines limitent l’effet rétroactif d’une déclaration d’invalidité, mais elles ne changent rien au fait qu’une déclaration rétroactive est rétroactive en ce sens qu’une telle déclaration considère la règle de droit nulle ab initio et qu’elle s’applique à des événements antérieurs.

[84]                         Bien qu’elle ait reconnu la prédominance de l’approche de la rétroactivité dans Hislop, notre Cour a aussi reconnu deux exceptions importantes : les déclarations avec effet prospectif et les déclarations avec effet suspendu. Les déclarations d’invalidité avec effet prospectif ne s’appliquent que pour l’avenir à partir du moment où elles ont été prononcées, mais elles ne rendent pas une règle de droit invalide pour le passé à partir du moment de son édiction, comme si elle n’avait jamais existé. Par exemple, dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3, notre Cour a déclaré que la réparation fondée sur le par. 52(1)  « s’appliquera[it] pour l’avenir » uniquement (par. 18; voir aussi Hislop, par. 88). La suspension de l’effet d’une déclaration d’invalidité reporte le moment de l’entrée en vigueur de celle‑ci, qu’elle soit d’application rétroactive ou prospective. Elle ne modifie pas l’effet de la déclaration d’invalidité — elle reporte simplement son entrée en vigueur.

[85]                         La question du moment où une déclaration d’invalidité entre en vigueur (avec effet immédiat ou effet suspendu) et celle de l’effet dans le temps (rétroactif ou prospectif) de la déclaration une fois qu’elle est entrée en vigueur sont deux questions distinctes. En conséquence, une déclaration d’invalidité constitutionnelle peut avoir quatre effets dans le temps :

a)      Une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif immédiat rend la règle de droit invalide à compter de la date de la déclaration, et l’invalidité remonte jusqu’à la date d’édiction de la règle en question (ou jusqu’à la date d’entrée en vigueur de la disposition de la Constitution qui rend invalide la règle de droit, selon la dernière de ces éventualités).

b)      Une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif suspendu fait la même chose, mais seulement après l’expiration de la période de suspension : la règle de droit est considérée comme valide pendant la période de suspension, mais lorsque cette période prend fin, c’est comme si la règle avait toujours été invalide.

c)      Une déclaration d’invalidité avec effet prospectif immédiat rend la règle de droit invalide à compter de la date de la déclaration, et ce, pour l’avenir, mais non pas pour le passé. Lorsqu’une déclaration d’invalidité avec effet prospectif est prononcée, la règle de droit visée était et demeure valide de la date de son édiction jusqu’à la date du prononcé de la déclaration avec effet prospectif.

d)      Une déclaration d’invalidité avec effet prospectif assortie d’une période de suspension, souvent appelée « période de transition », a un fonctionnement similaire à celui d’une déclaration avec effet prospectif immédiat, sauf qu’elle entre en vigueur seulement lorsque la période de transition prend fin.

B.            Lignes directrices à l’intention des tribunaux

[86]                         Quand un tribunal prononce une déclaration d’invalidité constitutionnelle, il doit tenir compte des conséquences de chaque option, concevoir une réparation qui est appropriée dans les circonstances et être explicite à propos de l’effet dans le temps de la réparation imposée si celui‑ci doit être autre que rétroactif et immédiat.

[87]                         Les déclarations d’invalidité avec effet suspendu sont [traduction] « très controversées, car elles permettent à une situation inconstitutionnelle de se perpétuer, ce qui constitue une menace pour l’idée même de la suprématie de la Constitution » (Choudhry et Roach, p. 230; voir aussi Leckey, p. 602; Schachter, p. 716). Les déclarations avec effet prospectif, qui ne remédient pas aux effets inconstitutionnels antérieurs d’une règle de droit, soulèvent des préoccupations similaires.

[88]                         Dans l’arrêt G, les juges majoritaires de la Cour ont souscrit à une méthode fondée sur des principes qui vise à déterminer dans quelles circonstances il convient de suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité. Il incombe au gouvernement de démontrer qu’un intérêt public impérieux, tel que la sécurité du public ou la primauté du droit (comme il est précisé dans Schachter), justifie une suspension (par. 126). Dans Hislop, notre Cour a dressé une liste de considérations qui sont susceptibles de justifier une déclaration avec uniquement un effet prospectif. Une modification fondamentale du droit est nécessaire, mais elle ne suffit pas. Parmi les autres facteurs qui, conjugués à une modification fondamentale du droit, peuvent justifier l’octroi d’une réparation avec effet purement prospectif, il y a la confiance accordée de bonne foi par les gouvernements, l’iniquité envers les parties ou un empiètement sur le rôle que la Constitution confie aux législatures (par. 99‑100).

[89]                         Dans l’examen de ces facteurs, les tribunaux doivent tenir compte de l’incidence concrète qu’aura une déclaration d’invalidité avec effet suspendu ou une déclaration d’invalidité avec effet prospectif dans l’affaire particulière dont ils sont saisis. Par exemple, si la suspension de l’effet d’une déclaration d’invalidité ne favorise pas de façon importante la sécurité du public ou la primauté du droit, il se peut que la suspension ne soit pas appropriée. Comme il est établi aux par. 113 et 116 de l’arrêt G, des réparations adaptées, telles que l’interprétation atténuée, la dissociation ou l’interprétation large, peuvent également être accordées à titre de solutions de rechange à une déclaration d’invalidité intégrale, et sont susceptibles d’atténuer les préoccupations relatives à la primauté du droit ou à la sécurité du public qui sont soulevées lorsque l’ensemble d’une règle de droit est déclaré rétroactivement invalide.

[90]                         Lorsqu’un tribunal prononce une déclaration d’invalidité et qu’il veut que cette déclaration ait un effet autre qu’immédiat et rétroactif, il doit l’indiquer délibérément et explicitement afin d’éviter toute confusion. Je suis de cet avis pour deux raisons.

[91]                         En premier lieu, compte tenu de la forte présomption selon laquelle les déclarations d’invalidité constitutionnelle ont un effet rétroactif et immédiat, seule une affirmation claire selon laquelle une déclaration a un effet prospectif, un effet suspendu ou un effet prospectif assorti d’une période de transition suffira. Bien qu’il soit possible d’accorder des réparations avec effet prospectif et des réparations avec effet suspendu, il faut se rappeler que ces mesures ne sont pas expressément autorisées par le libellé du par. 52(1) , comme l’ont reconnu les juges majoritaires de notre Cour dans l’arrêt G. Au contraire, « le fait de donner immédiatement et rétroactivement effet aux droits et libertés fondamentaux garantis par la Charte  doit, parfois, céder le pas à d’autres impératifs » (G, par. 121). Les déclarations avec effet suspendu et les déclarations avec effet prospectif s’écartent de la « conception classique et fort répandue du rôle des tribunaux » selon laquelle « le tribunal accorde une réparation rétroactive en appliquant le droit existant ou une règle redécouverte qui est réputée avoir toujours existé » (Hislop, par. 84 et 91; voir aussi Choudhry et Roach, p. 219).

[92]                         En deuxième lieu, vu l’éventail de réparations qui peuvent être accordées et les multiples types de déclarations possibles, essayer après coup d’inférer ce qu’un tribunal avait l’intention de faire implique trop de conjectures. Bien qu’il puisse être possible d’inférer dans certains cas qu’un tribunal entendait probablement imposer une réparation en particulier, ou qu’il aurait été plus judicieux de le faire, je suis d’avis qu’il serait inapproprié d’essentiellement introduire après coup dans une ordonnance judiciaire un élément qui ne s’y trouve pas. Les parties ont le droit de connaître la situation dans laquelle elles se trouvent sans avoir à se lancer dans un deuxième litige, et quand la déclaration est prononcée par une cour d’appel, les tribunaux d’instance inférieure ne peuvent pas être réduits à inférer — essentiellement à deviner — le résultat auquel ils sont liés. Pour ces deux raisons, lorsqu’un tribunal impose une réparation qui s’écarte de la norme traditionnelle de la rétroactivité et du caractère immédiat, il doit l’indiquer explicitement.

C.            Lignes directrices à l’intention des législatures

[93]                         Lorsque, pendant la période de suspension d’invalidité, une législature édicte une nouvelle mesure législative afin de remédier aux effets inconstitutionnels d’une règle de droit, l’effet dans le temps de la nouvelle mesure devrait être énoncé explicitement. Il en est ainsi parce qu’une loi a des répercussions différentes selon qu’elle a un effet prospectif ou rétroactif. Des dispositions législatives prospectives s’appliqueront dès leur entrée en vigueur et pour l’avenir (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), §25.24 et §25.106). Il y a rétroactivité « lorsqu’une loi nouvelle s’applique de façon à prescrire le régime juridique de faits entièrement accomplis avant son entrée en vigueur » (P.‑A. Côté, en collaboration avec S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4e éd. 2009), p. 147; voir aussi Sullivan, §25.24).

[94]                         Il existe une forte présomption selon laquelle les lois ont un effet prospectif, et non un effet rétroactif (R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272, par. 10; voir aussi Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271, p. 279; Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50, [2017] 2 R.C.S. 289, par. 43; Côté, p. 135; voir aussi Sullivan, §25.51). Cette présomption existe pour de bonnes raisons. Comme l’explique Sullivan, [traduction] « [i]l est évident que retourner dans le passé et déclarer que la loi est différente de ce qu’elle était constitue une grave atteinte à la primauté du droit, [car] le principe fondamental sur lequel repose la primauté du droit est la connaissance préalable de la loi » (§25.50, citant J. Raz, The Authority of Law (1979), p. 210 et suiv.).

[95]                          En examinant la question de savoir si certaines dispositions du Code criminel  étaient nulles pour cause d’imprécision au regard de l’art. 7  de la Charte , le juge Lamer (plus tard juge en chef) a expliqué dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1152, qu’« il n’y a de crime ou de peine qu’en conformité avec une loi qui est certaine, sans ambiguïté et non rétroactive ». Il a expliqué ainsi la raison d’être de ce principe :

      Il est essentiel dans une société libre et démocratique que les citoyens soient le mieux possible en mesure de prévoir les conséquences de leur conduite afin d’être raisonnablement prévenus des conduites à éviter et pour que le pouvoir discrétionnaire des responsables de l’application de la loi soit limité par des normes législatives claires et explicites (voir le professeur L. Tribe, American Constitutional Law (2e éd. 1988), à la p. 1033). Cela est particulièrement important en droit criminel parce que les citoyens peuvent être privés de leur liberté si leur conduite est contraire à la loi. [Je souligne; p. 1152.]

[96]                         Cependant, cette présomption selon laquelle la loi s’applique de manière prospective peut être réfutée : (1) par des termes exprès, ou (2) par voie de conséquence nécessaire, comme il est précisé dans Campbell c. Campbell (1995), 130 D.L.R. (4th) 622 (C.A. Man.) (Sullivan, §25.52; voir aussi Gustavson Drilling, p. 279; Acme Village School District (Board of Trustees of) c. Steele‑Smith, [1933] R.C.S. 47, p. 50‑51; Colombie‑Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, par. 71; Tran, par. 43; Côté, p. 145; Hogg et Wright, §51:26). Lorsqu’une législature veut qu’une mesure législative soit rétroactive pour éviter qu’un vide juridique ne se creuse une fois expirée la période de suspension d’invalidité d’une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif, elle devrait l’indiquer expressément dans le texte.

[97]                          Cela dit, on pourrait s’attendre à ce qu’une loi criminelle rétroactive soit contestée sur le fondement de l’al. 11g)  de la Charte . Cet alinéa est ainsi libellé :

      Tout inculpé a le droit [. . .] de ne pas être déclaré coupable en raison d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction d’après le droit interne du Canada ou le droit international et n’avait pas de caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations;

[98]                         L’alinéa 11g)  [traduction] « limite le pouvoir du Parlement ou d’une législature provinciale de créer de nouvelles infractions d’application rétroactive » ou, autrement dit, cette disposition « permet la création d’une telle infraction si, au moment où l’action ou l’omission reprochée est survenue, elle constituait une infraction “d’après [. . .] le droit international [ou avait un] caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations” » (R. M. McLeod et autres, The Canadian Charter of Rights : The Prosecution and Defence of Criminal and Other Statutory Offences (feuilles mobiles), vol. 4, p. 18‑2; voir aussi Hogg et Wright, §51:26; R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, p. 873‑874, le juge Cory). Cette disposition de la Charte  exprime donc simplement l’idée [traduction] « qu’une action ou une omission [doit] constituer une infraction au moment où elle est survenue » (R. J. Sharpe et K. Roach, The Charter of Rights  and Freedoms (7e éd. 2021), p. 355). Il a été établi qu’« une loi non codifiée ne porte pas nécessairement atteinte à ce principe », car « [p]endant des siècles, la plupart de nos crimes n’étaient pas codifiés et n’étaient pas perçus comme constituant une violation de cette règle fondamentale » (United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901, p. 930).

[99]                          Toutefois, à l’instar de la Couronne et des procureurs généraux, les auteurs Roach et Choudhry font valoir que [traduction] « [s]’agissant des dispositions législatives criminelles et quasi criminelles, il est compréhensible que les législatures puissent ne pas vouloir édicter une infraction d’application rétroactive étant donné que cela pourrait constituer une violation à première vue de l’al. 11g)  de la Charte  » (p. 242). Je n’exprimerai aucune opinion sur le bien‑fondé d’une telle contestation ou les arguments en réplique fondés sur l’article premier de la Charte  qui pourraient être avancés.

[100]                      Enfin, j’aimerais également ajouter quelques mots au sujet des dispositions transitoires, qui concernent « la délimitation du domaine temporel des règles de droit » (Côté, p. 127). En général, « [l]es dispositions transitoires sont destinées à s’appliquer aux personnes qui tombent dans les brèches ouvertes par deux textes législatifs. Elles les empêchent de se trouver dans une situation juridique incertaine, au sens de ne pas savoir à quoi s’en tenir sur le plan de leurs droits et de n’être régies par aucune règle de droit » (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, par. 17). Quand une législature édicte une règle de droit en réponse à une déclaration d’invalidité, elle devrait envisager d’y inclure des dispositions transitoires sur l’effet dans le temps de cette règle afin d’éviter toute confusion.

D.           Suspension de l’effet d’une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif visant une règle de droit criminel

[101]                      La suspension de l’effet d’une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif pourrait ne pas s’inscrire facilement dans le contexte du droit criminel, car les poursuites criminelles prennent du temps. Il peut s’écouler des années avant que des plaignants portent plainte, et les poursuites criminelles peuvent aussi durer des années. Pour comprendre l’incidence de la suspension de l’effet d’une déclaration avec effet rétroactif dans le contexte du droit criminel, il est important de saisir la différence entre l’abrogation d’une règle de droit criminel et le fait de déclarer celle‑ci nulle ab initio.

[102]                      Quand la législature abroge une infraction, une accusation peut être portée après l’abrogation du crime dans le cas d’une infraction commise avant l’abrogation, de sorte que le fait que les poursuites criminelles prennent du temps est sans importance. L’arrêt R. c. Poulin, 2019 CSC 47, par. 58, en est un exemple récent :

     En common law, la règle générale est qu’un inculpé doit être jugé et puni en vertu du droit substantiel en vigueur au moment où l’infraction a été commise et non en vertu du droit en vigueur à tout autre moment, comme celui du procès ou de la sentence (R. c. Kelly, [1992] 2 R.C.S. 170, p. 203, la juge McLachlin; Johnson, par. 41; K.R.J., par. 1; R. c. Hooyer, 2016 ONCA 44, 129 O.R. (3d) 81, par. 42. [. . .]) C’est la raison pour laquelle, en l’espèce, l’État a été en mesure d’accuser M. Poulin en 2014 d’une infraction au Code criminel  qui avait été abolie en 1987. Même si l’infraction ne figurait plus dans la loi lorsque M. Poulin a été accusé, déclaré coupable et condamné, elle y figurait lorsqu’il a commis ses infractions de grossière indécence entre 1979 et 1983 (voir également la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 43 ). [Je souligne.]

      (Voir aussi Côté, p. 162; Sullivan, §25.44; E. G. Ewaschuk, Criminal Pleadings & Practice in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), vol. 5, par. 33:4150.)

[103]                      Par contre, lorsqu’un tribunal déclare une infraction nulle ab initio, nul ne peut ensuite être reconnu coupable de cette infraction, même si la conduite en cause remonte à avant le prononcé de la déclaration. Il en est ainsi parce que l’infraction sera réputée ne jamais avoir existé et que nul ne peut être déclaré coupable d’avoir enfreint une règle de droit inconstitutionnelle (et non existante). Dans ce cas de figure, le fait que les poursuites criminelles prennent du temps a beaucoup d’importance.

[104]                      C’est pourquoi une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif suspendu pourrait ne pas s’inscrire facilement dans le contexte du droit criminel : les personnes accusées peuvent certes être déclarées coupables de l’infraction pendant la courte période de suspension, mais, dès que cette période prend fin, la règle de droit visée sera réputée être nulle ab initio, de sorte que personne ne peut par la suite être déclaré coupable de cette infraction, quel que soit le moment où elle a été commise. Il en est ainsi que la règle de droit ait été abrogée ou non avant la fin de la période de suspension. La suspension est donc peu utile, précisément parce que le traitement des poursuites criminelles prend du temps.

[105]                      Par ailleurs, comme les poursuites criminelles demandent du temps, une suspension peut avoir des effets singuliers, et ce, pour deux raisons. Premièrement, elle crée une distinction quelque peu arbitraire entre les poursuites qui se trouvent à prendre fin avant l’expiration de la période de suspension — de sorte que l’affaire de l’accusé n’est plus « en cours », — et les poursuites qui sont toujours en cours ou celles où l’accusé a toujours un moyen d’appel (voir R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713, p. 716), ce qui incite l’accusé à retarder les procédures jusqu’à ce que l’infraction dont il est inculpé doive « devenir » inconstitutionnelle. Il en résulte une disparité sur le plan temporel entre les individus inculpés de l’infraction inconstitutionnelle assez tard pendant la période de suspension pour échapper à une déclaration de culpabilité, et ceux dont ce n’est pas le cas. Il en résulte également une disparité sur le plan financier entre, d’une part, les individus qui ont les moyens de se payer des conseils juridiques et savent qu’ils doivent attendre la fin de la période de suspension au lieu de plaider coupable ou de subir un procès, et d’autre part, ceux qui ne disposent pas de tels moyens (Leckey, p. 592).

[106]                      Deuxièmement, la suspension de l’effet d’une déclaration d’invalidité peut entraîner une disparité dans la manière dont les forces policières et les procureurs de la Couronne appliquent la règle de droit dans l’ensemble du pays pendant la période de suspension. Comme le mentionne le professeur Leckey, [traduction] « [l]es pratiques policières et l’exercice du pouvoir discrétionnaire dont sont investis les procureurs varient souvent d’une région administrative ou d’une province à l’autre » (p. 595). Par conséquent, « il est imprudent de supposer qu’une suspension permet d’assurer la stabilité juridique », car

      [traduction] [u]ne déclaration d’invalidité pourrait fort bien accroître l’incertitude à l’égard de ce qui constituait probablement déjà une zone grise sur le plan juridique. Autrement dit, l’interdiction criminelle qui est susceptible de ne pas résister à une contestation constitutionnelle ne fait sans doute plus consensus dans la société. Il se peut que des inégalités dans l’application de la loi et les peines imposées reflètent déjà ce fait en amont du jugement déclarant que la mesure restreint de manière disproportionnée des droits. Quoi qu’il en soit, la perspective de l’incarcération de personnes reconnues coupables en vertu d’une interdiction dont on sait qu’elle viole des droits renforce la crainte qu’on l’on porte atteinte à la primauté du droit et à la justice en général. [Je souligne; p. 595.]

[107]                      En conséquence, les tribunaux devraient se demander s’il s’agit là de l’effet recherché, et, dans la négative, choisir une autre réparation.

III.         Application

[108]                     Dans l’arrêt Bedford, le procureur général du Canada a demandé à la Cour de suspendre l’effet de toute déclaration d’invalidité constitutionnelle qu’elle pourrait prononcer [traduction] « afin que le Parlement puisse étudier des options législatives qui permettent de corriger les failles constitutionnelles constatées par la Cour » (mémoire du PGC, par. 129). De l’avis du procureur général du Canada, un vide juridique aurait exposé les personnes travaillant dans l’industrie du sexe et les quartiers où elles exercent leurs activités à un risque de préjudice.

[109]                     Le procureur général du Canada n’a toutefois pas sollicité une déclaration avec effet prospectif. Il n’a invoqué non plus aucune des considérations qui, selon l’arrêt Hislop, étayent une telle déclaration. Il n’a pas fait valoir non plus d’autres considérations qui auraient pu justifier celle‑ci. Qui plus est, il n’a pas suggéré qu’une déclaration avec effet rétroactif serait inappropriée en l’espèce.

[110]                     Lorsqu’elle a accordé une déclaration d’invalidité avec effet suspendu, la juge en chef McLachlin a affirmé au nom de la Cour que « [l]’invalidité avec effet immédiat ferait en sorte que la prostitution échappe à toute réglementation le temps que le législateur trouve une solution au problème épineux et délicat de l’encadrement de la prostitution » (Bedford, par. 167 (je souligne)). Selon elle, « passer carrément de la situation où la prostitution est réglementée à la situation où elle ne le serait pas du tout susciterait de vives inquiétudes chez de nombreux Canadiens » (par. 167 (je souligne)). Fait important, elle n’a pas précisé que la déclaration avait un effet purement prospectif, ce qui est logique, car la Cour n’avait pas été appelée à le faire. Elle a simplement dit que l’al. 212(1) j) est « déclar[é] incompatibl[e] » avec la Charte  et « [est] par conséquent invalid[é] », et qu’il est « nécess[aire] de suspendre l’effet de la déclaration d’invalidité pendant un an » (par. 164 et 169).

[111]                     Notre Cour aurait pu prononcer une déclaration avec effet prospectif dans Bedford, mais, à mon avis, elle ne l’a pas fait. Premièrement, il n’a pas été dit dans cet arrêt que la déclaration s’appliquait de manière prospective et, comme je l’ai expliqué précédemment, la rétroactivité est la solution par défaut. Nous pourrions inférer que, dans Bedford, la Cour entendait imposer une réparation qui soit valable uniquement pour l’avenir, mais nous pourrions aussi inférer, par exemple, que notre Cour ne voulait déclarer inopérant l’al. 212(1) j) que « dans la mesure » de la violation de l’art. 7 , comme elle l’a fait dans Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 147. Cependant, ce n’est pas ce qu’a dit la Cour dans Bedford. Il n’est pas clair selon moi qu’il est possible d’inférer avec certitude que la Cour a voulu une réparation plutôt qu’une autre. C’est pourquoi les tribunaux doivent énoncer explicitement leur intention d’imposer une déclaration autre que la déclaration par défaut avec effet rétroactif et immédiat.

[112]                     Deuxièmement, les déclarations avec effet prospectif devraient être justifiées et aucune justification n’a été fournie dans Bedford. La Cour a statué dans Hislop « [qu’u]ne modification fondamentale du droit applicable est nécessaire mais ne suffit pas pour écarter la rétroactivité de la réparation » et elle a énoncé plusieurs autres facteurs qui peuvent, de pair avec une modification fondamentale du droit applicable, justifier une décision avec effet prospectif (par. 99‑100, comme nous l’avons vu plus haut). Depuis l’arrêt Hislop, l’absence de justification explicite d’une telle décision — décision qui, suivant cet arrêt, exige une justification — milite à l’encontre d’une interprétation selon laquelle une déclaration a un effet prospectif seulement.

[113]                     Je sais qu’il y a des cas où la Cour a considéré que des déclarations avaient un effet purement prospectif même s’il n’avait pas été explicitement mentionné qu’il en était ainsi (Choudhry et Roach, p. 214‑218), mais ces affaires ne nous sont d’aucune utilité en l’espèce.

[114]                     Dans R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190, après avoir conclu que le droit à l’assistance d’un avocat comprenait le droit d’être informé de l’existence d’avocats de garde et de la possibilité de demander l’aide juridique, la Cour a ordonné une « période de transition » de 30 jours au cours de laquelle les corps policiers pourraient préparer des mises en garde adéquates (p. 211‑212 et 217). L’incidence de cette période de transition n’a pas été prise en considération. Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, par. 20, la Cour a toutefois cité Brydges à titre d’exemple de l’octroi d’une réparation pour l’avenir — ce qui pourrait être considéré comme suggérant qu’une déclaration peut avoir un effet prospectif même en l’absence de termes exprès en ce sens.

[115]                     À mon avis, il y a une distinction entre Brydges (et des affaires similaires comme R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173, et R. c. Feeney, [1997] 2 R.C.S. 13) et les présents pourvois. À l’époque où les arrêts Brydges et Bartle ont été rendus, la jurisprudence concernant la réparation fondée sur le par. 52(1)  en était encore à ses balbutiements. En fait, ces arrêts sont les tout premiers exemples de l’octroi de réparations avec effet prospectif qui figurent dans la jurisprudence de notre Cour. Dans Hislop, notre Cour a rationalisé ce courant jurisprudentiel et a établi un ensemble précis de critères pour l’octroi d’une réparation avec effet prospectif. Contrairement à ses arrêts Brydges et Bartle, l’arrêt Bedford de notre Cour s’inscrivait dans un contexte postérieur à Hislop. Compte tenu de cet historique, il est difficile de croire que notre Cour n’a pas saisi la distinction entre les suspensions et les réparations avec effet prospectif, ou qu’elle a accordé une réparation avec effet prospectif sans se lancer dans le processus analytique exigé par l’arrêt Hislop.

[116]                     Enfin, il est particulièrement nécessaire de justifier les déclarations avec effet prospectif dans le contexte du droit criminel, en raison de la règle générale selon laquelle nul ne devrait être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle. Refuser d’accorder une réparation pécuniaire rétroactive pour une exclusion inconstitutionnelle du bénéfice d’une pension qui a eu lieu dans le passé — comme ce fut le cas dans l’arrêt Hislop — est une chose. Mais c’en est une tout autre d’autoriser activement l’application continue, pour une période indéfinie, d’une infraction qui est inconstitutionnelle. Il en est ainsi parce que le fait de déclarer une personne accusée coupable et de lui imposer une peine en vertu d’une règle de droit inconstitutionnelle exige une application active.

[117]                     Notre Cour a trouvé cette question importante dans R. c. Boudreault, 2018 CSC 59, [2018] 3 R.C.S. 599. Après avoir conclu que la suramende compensatoire obligatoire était inconstitutionnelle au regard de l’art. 12  de la Charte , elle a, dans son analyse des réparations possibles pour les contrevenants n’ayant « plus d’affaire en cours », déclaré que

     la primauté du droit ne saurait permettre non plus l’infliction continue d’une peine cruelle et inusitée qui ne peut se justifier dans une société libre et démocratique. La suramende compensatoire obligatoire viole l’art. 12 , aussi bien lors de son infliction que lors de son exécution. Chaque fois qu’une personne déclarée coupable se présente devant le tribunal, ou est arrêtée et amenée devant le tribunal pour faire le point sur sa situation financière, le juge qui préside l’audience se trouve, dans les faits, à confirmer l’application de la suramende compensatoire. [Je souligne; par. 106.]

[118]                     Bien que ces déclarations aient été faites pour étayer un argument sur l’application du principe de l’autorité de la chose jugée qui n’est d’aucune pertinence en l’espèce, l’observation suivant laquelle la primauté du droit ne saurait permettre l’application continue et active d’une règle de droit qui a été jugée inconstitutionnelle est à propos. À mon avis, la possibilité qu’une règle de droit criminel inconstitutionnelle soit appliquée de façon continue et active soulève des préoccupations quant à la primauté du droit et milite contre l’imposition d’une déclaration dont l’effet est prospectif seulement. Elle milite donc également contre une interprétation après coup selon laquelle une déclaration ambiguë s’applique de manière prospective.

[119]                     Pour ces motifs, je considère que la déclaration dans Bedford a un effet rétroactif à compter de la date à laquelle a pris fin la période de suspension.

[120]                     Je suis d’accord avec la juge Karakatsanis sur le fait que la mesure législative n’était pas rétroactive, et que l’entrée en vigueur de l’art. 286.2  du Code criminel  n’a pas « pris le pas sur » l’effet rétroactif de la déclaration d’inconstitutionnalité. Une loi corrective qui rend une loi présentant une faille conforme à la Constitution peut rendre obsolète une déclaration d’invalidité, car l’objectif de la déclaration s’est dissipé. Cependant, l’art. 286.2  n’a rien fait pour remédier au vice constitutionnel de l’al. 212(1) j) tel qu’il existait dans le passé, et, évidemment, ne pouvait rien faire pour changer la déclaration de notre Cour selon laquelle l’al. 212(1) j) est inconstitutionnel. Par conséquent, l’al. 212(1) j) était inconstitutionnel au moment où les appelants ont été déclarés coupables et les chefs d’accusation fondés sur cette disposition doivent donc être annulés.

[121]                     Ce résultat n’est pas tout à fait satisfaisant, car il signifie que les appelants, qui ont été jugés dans les faits s’être livrés à une conduite empreinte d’exploitation qui ne semble pas s’inscrire dans la portée excessive énoncée dans Bedford, ne peuvent pas être déclarés coupables de cette conduite. Ce résultat est le fruit de la réparation (peut‑être inutilement) imprécise accordée dans l’arrêt Bedford, et de la disposition législative de remplacement qui ne s’appliquait pas (mais aurait peut‑être pu s’appliquer) rétroactivement de manière à viser un sous‑ensemble de la conduite ayant un caractère criminel suivant l’ancien al. 212(1) j) dont la portée était excessive.

[122]                     Cependant, bien que je reconnaisse que le résultat n’est pas satisfaisant, en particulier pour les victimes des crimes commis par les appelants, je ne suis pas d’accord avec la Cour d’appel pour dire qu’il est [traduction] « absurde » (2020 BCCA 160, 389 C.C.C. (3d) 163, par. 90). Pendant la période de suspension, des personnes pouvaient toujours être accusées et déclarées coupables en application de l’al. 212(1) j). De plus, le Parlement aurait pu édicter une disposition corrective ayant à la fois un effet rétroactif et prospectif, pourvu qu’elle soit compatible avec la Constitution. Quoique je ne formule aucun commentaire en l’espèce sur la question de savoir si une disposition criminelle de cette nature pourrait résister à un examen fondé sur l’al. 11g)  de la Charte , il est possible de soutenir que, dans les cas où une interdiction criminelle a une portée excessive, la législature pourrait créer des exceptions à une infraction qui s’appliquent rétroactivement, ce qui permettrait de maintenir les aspects de la règle de droit compatibles avec la Constitution tout en éliminant ses effets attentatoires, sans contrevenir à l’al. 11g) . Subsidiairement, on peut faire valoir qu’une telle disposition pourrait être justifiable au regard de l’article premier.

[123]                     Mon interprétation ne mine donc pas la suspension ordonnée dans Bedford ni n’omet de lui donner effet. Au contraire, elle donne plein effet à la décision claire rendue par la Cour dans cet arrêt d’invalider l’intégralité de l’al. 212(1) j) au lieu d’accorder une réparation plus adaptée en déclarant par exemple cette disposition inopérante uniquement dans la mesure de la violation de l’art. 7 , comme l’a fait notre Cour dans l’arrêt Carter. L’ensemble de la disposition a été déclaré inconstitutionnel. Par conséquent, considérer que la déclaration s’applique uniquement de manière prospective signifie que les appelants — et n’importe qui d’autre ayant commis l’infraction prévue à l’al. 212(1) j) avant que celle‑ci ait été déclarée inconstitutionnelle, y compris des infractions qui s’inscrivent dans la « portée excessive » énoncée dans l’arrêt Bedford — peuvent être déclarés coupables en application d’une disposition qui est maintenant inconstitutionnelle. En l’absence de toute indication explicite dans Bedford selon laquelle la déclaration avait un effet prospectif, je ne puis souscrire à cette conclusion.

IV.         Dispositif

[124]                     En conséquence, j’accueillerais les pourvois, j’annulerais les déclarations de culpabilité et je rétablirais l’ordonnance du juge du procès annulant les chefs 6 et 13 de l’acte d’accusation.

 

                    Appels rejetés, les juges Brown et Rowe sont dissidents.

                    Procureurs de l’appelant Tamim Albashir : Ritchie Sandford McGowan, Vancouver.

                    Procureurs de l’appelant Kasra Mohsenipour : Narwal Litigation, Vancouver.

                    Procureur de l’intimée : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.



[1]  À cet égard, bien que certains aient considéré que l’expression « période de transition » indiquait que les réparations en cause avaient un effet prospectif et que l’expression « période de suspension » montrait que celles‑ci avaient un effet rétroactif (Choudhry et Roach, p. 216‑217), les termes employés par la Cour ont varié au fil des affaires et des années, et ces deux expressions ont des effets similaires. Lorsqu’il s’agit d’évaluer l’application dans le temps des réparations judiciaires, l’accent ne devrait pas être mis sur la terminologie utilisée, mais plutôt sur l’objectif et les effets de la réparation.

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