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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L., 2021 CSC 49, [2021] 3 R.C.S. 590

 

 

Appel entendu : 19 mars 2021

Jugement rendu : 26 novembre 2021

Dossier : 39113

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

Appelante

 

et

 

Alta Energy Luxembourg S.A.R.L.

Intimée

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 97)

La juge Côté (avec l’accord des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Brown et Kasirer)

 

 

Motifs conjoints dissidents :

(par. 98 à 189)

Les juges Rowe et Martin (avec l’accord du juge en chef Wagner)

 

 

 

 

 

 

Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante

c.

Alta Energy Luxembourg S.A.R.L.                                                                  Intimée

Répertorié : Canada c. Alta Energy Luxembourg S.A.R.L.

2021 CSC 49

No du greffe : 39113.

2021 : 19 mars; 2021 : 26 novembre.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin et Kasirer.

en appel de la cour d’appel fédérale

                    Droit fiscal — Impôt sur le revenu — Évitement fiscal — Application de la règle générale anti‑évitement — Important gain en capital réalisé par une société résidente du Luxembourg sur la vente d’actions dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers situés au Canada — Société demandant une exonération à l’impôt canadien au motif que les actions étaient des biens protégés par un traité fiscal conclu entre le Canada et le Luxembourg — La règle générale anti‑évitement s’applique-t-elle pour refuser l’exonération demandée? — Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.), art. 245 — Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Grand‑Duché de Luxembourg en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2000 no 22, art. 13.

                    En 2011, deux entreprises américaines ont créé une société américaine afin d’acquérir et de mettre en valeur des biens non conventionnels en pétrole et en gaz naturel. Alta Energy Partners Canada Ltd. (« Alta Canada »), une filiale canadienne en propriété exclusive de cette société, a été constituée pour mener les activités en question. Une restructuration d’Alta Canada a été entreprise en 2012. Dans ce contexte, Alta Energy Luxembourg S.A.R.L. (« Alta Luxembourg ») a été constituée conformément aux lois luxembourgeoises et ses actions ont été émises au profit d’une nouvelle société de personnes canadienne. Le même jour, Alta Luxembourg a acheté toutes les actions d’Alta Canada. En 2013, elle a vendu ces actions, réalisant un gain en capital de plus de 380 millions de dollars. Le paiement des actions a été fait de sorte qu’Alta Luxembourg ne reçoive pas le produit de la vente. Après la vente, Alta Luxembourg n’a mené aucune autre activité ni fait aucun autre investissement.

                    Le gain en capital a été déclaré aux autorités fiscales luxembourgeoises et a été assujetti à une imposition complète au Luxembourg en application de ses lois. Dans sa déclaration de revenus au Canada pour 2013, Alta Luxembourg a demandé d’être exonérée de l’impôt canadien au motif que le gain n’était pas inclus dans son « revenu imposable gagné au Canada » au sens de l’al. 115(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu (« Loi ») puisque les actions étaient des « biens protégés par traité » au sens des par. 13(4) et (5) de la Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Grand‑Duché de Luxembourg en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (« Convention »). Le paragraphe 13(4) de la Convention prévoit que les résidents du Luxembourg sont exonérés de l’impôt canadien lorsqu’ils tirent un gain en capital de l’aliénation d’actions dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers situés au Canada et dans lesquels la société a exercé son activité.

                    La ministre a refusé l’exonération demandée. Alta Luxembourg a interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt. La ministre a plaidé que l’exonération relative aux biens d’entreprise prévue au par. 13(4) de la Convention ne s’appliquait pas et, subsidiairement, si les actions constituaient des biens protégés par traité, que la règle générale anti‑évitement (« RGAÉ ») prévue à l’art. 245 de la Loi devrait s’appliquer. La Cour de l’impôt a conclu que les actions constituaient des biens protégés par traité. S’agissant de la RGAÉ, les parties ont convenu que la restructuration constituait une « opération d’évitement », au sens du par. 245(3) de la Loi ayant donné lieu à un avantage fiscal. La Cour de l’impôt a conclu que l’opération d’évitement n’avait pas entraîné un recours abusif aux dispositions de la Loi ou de la Convention ou un abus dans leur application. La Cour d’appel fédérale a rejeté le pourvoi interjeté par la ministre, qui soulevait seulement la question de savoir si la RGAÉ s’appliquait.

                    Arrêt (le juge en chef Wagner et les juges Rowe et Martin sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

                    Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Kasirer : La ministre ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver qu’il y a eu évitement fiscal abusif. En acceptant d’inclure une clause d’exonération spécifique pour les biens immobiliers dans la Convention, le Canada voulait encourager les résidents luxembourgeois à investir dans des actifs commerciaux intégrés à des biens immobiliers situés au Canada et tirer les avantages économiques de ces investissements. Alta Luxembourg a fait précisément ce type d’investissement. Elle est résidente du Luxembourg et, à ce titre, elle est exonérée de tout impôt canadien sur le gain en capital tiré de l’aliénation des actions de sa filiale en propriété exclusive canadienne.

                    La RGAÉ agit comme une limite légale à la certitude fiscale et au principe bien établi selon lequel le contribuable a le droit d’organiser ses affaires de façon à réduire au maximum l’impôt qu’il doit payer. Elle empêche les opérations d’évitement fiscal abusives, y compris celles dans le cadre desquelles les contribuables cherchent à obtenir, au titre d’un traité, des avantages que les États contractants n’ont jamais eu l’intention de conférer, mais elle ne peut être utilisée pour modifier fondamentalement les critères en fonction desquels une personne a droit aux avantages conférés par un traité. Appliquer la RGAÉ est un processus en trois étapes visant à déterminer : (1) s’il existe un avantage fiscal découlant d’une opération; (2) si l’opération constitue une opération d’évitement; et (3) si l’opération d’évitement est abusive. Pour déterminer si l’opération est abusive, la Cour a établi une analyse en deux étapes. Dans un premier temps, il faut interpréter les dispositions qui sont invoquées pour obtenir l’avantage fiscal afin d’en déterminer l’objet et l’esprit. Dans les cas d’interprétation d’un traité, cela doit se faire avec pour objectif de mettre en œuvre les intentions véritables des parties. Dans un deuxième temps, il faut procéder à une analyse factuelle pour déterminer si l’opération d’évitement en cause contrecarre l’objet et l’esprit des dispositions invoquées.

                    L’objet et l’esprit de l’exonération relative aux biens d’entreprise prévue aux par. 13(4) et (5) de la Convention consistent à favoriser les investissements internationaux. L’objet et l’esprit des art. 1 et 4, qui placent la résidence au cœur de l’application de la Convention, consistent à permettre à toutes les personnes qui sont résidentes au sens des lois de l’un ou l’autre des États contractants de réclamer les avantages découlant de la Convention, pour autant que ces personnes puissent être entièrement assujetties à l’impôt en raison de leur statut de résidents. Selon l’art. 4, la « résidence » au sens de la Convention est fondée sur l’assujettissement à l’impôt dans un État contractant ou dans les deux États contractants en raison du domicile, de la résidence, du siège de direction ou de tout autre critère de nature analogue. S’agissant des sociétés, l’exigence relative à « l’assujettissement à l’impôt » est respectée lorsque les lois nationales d’un État contractant font en sorte qu’une société est entièrement assujettie à l’impôt du simple fait qu’elle est résidente de cet État. La résidence est définie par la législation de l’État contractant où le contribuable soutient être résident. Conformément à la pratique internationale, la législation du Luxembourg accorde aux sociétés le statut de résident si leur siège social ou leur direction centrale se trouve au Luxembourg. Cela ne s’écarte pas du sens reconnu de telle sorte que l’entente consignée dans la Convention ne pourrait être maintenue que si les résidents du Luxembourg qui réclament des avantages ont des liens économiques substantiels suffisants avec leur pays de résidence. Si les rédacteurs n’avaient voulu inclure dans le champ d’application de la Convention que les sociétés ayant des liens économiques substantiels suffisants avec leur pays de résidence, ils auraient clairement indiqué leur intention de s’écarter d’un critère bien établi comme la règle du « lieu de constitution en société » ou du « siège social ».

                    Un autre élément contextuel renforce la conclusion suivant laquelle les art. 1 et 4 de la Convention n’ont pas pour objet de réserver les avantages aux sociétés ayant des liens économiques substantiels suffisants avec leur pays de résidence, à savoir l’inclusion du par. 28(3) dans la Convention, une disposition qui refuse les avantages à certaines sociétés holding luxembourgeoises. Il convient d’interpréter la décision des parties d’opter pour cette approche comme un rejet de la pertinence des liens économiques à titre de critère pour départager les sociétés qui devraient avoir droit aux avantages et celles qui ne devraient pas y avoir droit. Ce choix laisse croire que les rédacteurs voulaient exclure les sociétés ayant des liens économiques négligeables avec l’un des États contractants uniquement lorsque celles‑ci sont des sociétés holding bénéficiant du statut bien connu de paradis fiscal international du Luxembourg. À la lumière de cette intention claire, l’esprit des art. 1 et 4 ne consistait pas à restreindre aux sociétés ayant des liens économiques substantiels suffisants avec leur pays de résidence l’accès aux avantages découlant de la Convention.

                    Bien que l’absence de règles anti‑évitement particulières ne constitue pas nécessairement un facteur déterminant pour l’application de la RGAÉ, elle fournit un éclairage sur l’intention des États contractants. Il ne s’agit pas d’un cas où le législateur n’a pas prévu la stratégie fiscale employée par le contribuable, ou n’aurait pas pu la prévoir. Le recours à des sociétés relais, c’est‑à‑dire des entités juridiques créées dans un État essentiellement pour obtenir des allégements d’impôts auxquels cette personne n’aurait pas droit directement, ne constituait pas une stratégie fiscale imprévue au moment de la conclusion de la Convention. Il aurait été possible de pallier cette situation et les parties le savaient. Or, elles ont délibérément choisi de mettre certains avantages hors de la portée des sociétés relais et d’en laisser d’autres à leur disposition. Si les parties avaient vraiment voulu empêcher ces sociétés de bénéficier de l’exonération relative aux biens d’entreprise, elles auraient pu le faire. Si l’on tient compte du fait que, du temps de la signature de la Convention, le Canada préférait profiter des avantages économiques des investissements étrangers plutôt que d’accroître ses recettes fiscales, on comprend encore mieux la raison d’être de l’exonération relative aux biens d’entreprise. Le fait que les gains en capital puissent ne pas être imposés au Luxembourg — ce qui mènerait à une double non‑imposition — et le fait que les sociétés relais puissent bénéficier de l’exonération relative aux biens d’entreprise sont des conséquences de la planification fiscale qui sont conformes à l’accord conclu entre le Canada et le Luxembourg.

                    En invoquant la RGAÉ, le Canada cherche maintenant à revoir l’entente afin de bénéficier à la fois d’investissements étrangers et de recettes fiscales. Les parties aux traités fiscaux doivent faire de nombreux choix. Le Canada et le Luxembourg ont notamment choisi en négociant la Convention de s’écarter du Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune de l’OCDE en permettant à l’État de résidence d’imposer les gains en capital tirés de l’aliénation d’actions ou de toute autre participation similaire dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers utilisés dans le cadre des activités de la société. L’exonération relative aux biens d’entreprise s’écarte clairement de la doctrine de l’allégeance économique, selon laquelle les parties à un traité évitent la double imposition en attribuant le droit de prélever des impôts à l’État contractant auquel le revenu et le contribuable sont le plus étroitement liés. Le Canada a convenu de renoncer à son droit d’imposer certaines entités constituées au Luxembourg en échange des emplois et des occasions d’affaires que favorise la clause d’exonération relative aux biens d’entreprise.

                    Les dispositions de la Convention ont été appliquées comme elles le devaient l’opération d’évitement ne contrecarrait pas l’objet ou l’esprit des dispositions en cause. Par conséquent, il n’y a pas eu d’abus, et la RGAÉ ne peut donc pas être utilisée pour refuser l’avantage fiscal demandé. Il ressort nettement de la Convention que le Canada et le Luxembourg ont convenu que le pouvoir de lever des impôts serait conféré au Luxembourg, pour autant que les conditions de l’exonération relative aux biens d’entreprise soient remplies. Rien dans la Convention ne laisse croire qu’une société‑relais à but unique, résidente du Luxembourg, ne peut pas se prévaloir des avantages prévus par la Convention pour toute autre raison. Les dispositions de la Convention ont été appliquées comme elles le devaient; il n’y a pas eu d’abus et, par conséquent, la RGAÉ ne peut pas être utilisée pour refuser l’avantage fiscal demandé.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Rowe et Martin (dissidents) : Le pourvoi devrait être accueilli. La réclamation par Alta Luxembourg d’un avantage fiscal découlant de la Convention résulte d’opérations d’évitement abusives. Les tribunaux d’instances inférieures ont mal cerné la raison d’être des dispositions pertinentes de la Convention. Ils n’ont accordé de poids qu’au texte et ont omis de tenir compte de la raison pour laquelle les dispositions ont été adoptées. Tel n’est pas l’exercice auquel les tribunaux doivent s’adonner en application de la RGAÉ. C’est précisément le fait de se conformer à un traité fiscal sur le plan technique, mais de manière à contrecarrer la raison d’être des dispositions invoquées par les contribuables, qui déclenche l’application de la RGAÉ. Bien que le principe selon lequel les contribuables ont le droit d’organiser leurs affaires de façon à réduire au maximum l’impôt qu’ils doivent payer soit reconnu depuis longtemps, une application débridée de ce principe peut induire les contribuables en erreur et leur faire croire que les stratégies fiscales qui ne font que se conformer aux dispositions techniques de la Loi sont acceptables. De même, le chalandage fiscal n’est pas intrinsèquement abusif, mais quand les droits de lever des impôts prévus dans un traité fiscal sont attribués sur la base de l’allégeance économique et que des sociétés relais réclament des avantages fiscaux alors qu’elles n’ont pas de lien économique véritable avec l’État de résidence, le chalandage fiscal est abusif.

                    Le Canada a pris des mesures pour freiner l’évitement fiscal international abusif en adoptant la RGAÉ, qui nie les avantages fiscaux lorsque les contribuables s’adonnent à des opérations conformes à la lettre des règles fiscales invoquées, mais pas à leur raison d’être. Ainsi, les tribunaux se voient confier l’obligation inhabituelle de regarder au‑delà du libellé des dispositions applicables pour déterminer si les opérations en cause contrecarrent la raison d’être de ces dispositions. Une interprétation de ces dispositions législatives se limitant à l’analyse de leur libellé contreviendrait à la volonté du Parlement et ne permettrait pas aux tribunaux de s’acquitter de leur rôle. Étant donné que, lorsqu’il s’agit d’appliquer la RGAÉ, la question n’est pas de savoir si les contribuables peuvent se prévaloir de l’avantage fiscal, mais plutôt de savoir pourquoi l’avantage a été conféré, l’analyse fondée sur la RGAÉ n’est pas restreinte par le libellé des dispositions pertinentes comme l’est l’interprétation législative classique. Bien que cela soumette les contribuables à une incertitude inévitable, le fait que la RGAÉ crée cette incertitude est le fruit d’un choix délibéré qu’a fait le Parlement lorsqu’il a adopté une disposition qui peut faire obstacle à des stratégies d’évitement fiscal qui exploitent les lois du Canada et les traités auxquels il a adhéré. Lorsque ces stratégies entrent dans le champ de l’évitement fiscal abusif, la conclusion que la RGAÉ s’applique ne fait pas obstacle aux principes de certitude, de prévisibilité et d’équité.

                    La répartition des pouvoirs de lever des impôts dans la Convention suit la théorie de « l’allégeance économique », donc l’objet ou l’esprit des dispositions pertinentes de la Convention consiste à conférer le droit d’imposer à l’État qui a les liens économiques les plus étroits avec les revenus des contribuables. Suivant le par. 13(5), l’État de résidence conserve la compétence d’imposer les gains en capital à moins que les exceptions décrites aux par. 13(1) à (4) s’appliquent. Le paragraphe 13(1) préserve le droit de l’État de la source d’imposer les gains tirés de biens immobiliers situés dans cet État, et le par. 13(4) prévoit que l’État de la source conserve également son droit d’imposer les gains en capital tirés de l’aliénation d’actions dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers situés dans cet État, à moins que la société exerce ses activités dans le bien. L’exonération relative aux biens d’entreprise confère à l’État de résidence le droit d’imposer les gains en capital tirés de la liquidation d’un bien immobilier où s’exercent des activités commerciales. La raison d’être de l’exonération relative aux biens d’entreprise est d’encourager l’investissement; elle reflète le fait que l’activité commerciale, plutôt que le bien immobilier lui‑même, détermine la valeur de ce dernier. Le paragraphe 13(4) confère donc au Luxembourg le droit d’imposer les gains indirects tirés par ses résidents de biens immobiliers situés au Canada et utilisés pour mener une activité commerciale.

                    En l’espèce, l’abus est manifeste. Alta Luxembourg n’avait aucun lien économique véritable avec le Luxembourg puisqu’il s’agissait d’une simple société relais interposée au Luxembourg pour que des résidents d’États tiers puissent se prévaloir d’une exonération fiscale en vertu de la Convention. Cette absence de tout lien économique véritable avec le Luxembourg contrecarre la raison d’être des dispositions pertinentes de la Convention. Le gouvernement fédéral n’a pas délibérément cherché à créer un cadre qui permette de se livrer à un évitement fiscal illimité au moyen de stratagèmes comme celui auquel Alta Luxembourg a eu recours. La Cour ne devrait pas légitimer cet évitement fiscal abusif et flagrant sous prétexte que le Canada aurait dû négocier des conditions différentes. La spéculation ex ante sur la manière dont les parties auraient dû procéder en fonction d’autres possibilités dont elles auraient disposé donne la primauté à ce qui n’existe pas. Le législateur était en droit de s’appuyer sur la RGAÉ pour prévenir les utilisations abusives de la Convention plutôt que de négocier l’inclusion d’une règle particulière. Il faut examiner ce qui a réellement fait l’objet de l’entente et la question de savoir si les opérations d’évitement ont eu pour effet de contrecarrer la raison d’être des dispositions pertinentes. Dans le cadre du donnant‑donnant qui a eu cours lors de la négociation du traité, le Canada n’a certainement pas renoncé à la RGAÉ.

                    Les faits de l’espèce sont un exemple patent d’une restructuration effectuée par un contribuable averti sur la base de conseils d’un expert en fiscalité afin d’éviter de payer de l’impôt au Canada. Dans de tels cas, il ne faut pas oublier le principe d’équité. Par ailleurs, le degré d’incertitude introduit par la RGAÉ est contrebalancé par le fardeau qu’a la Couronne de démontrer que les opérations d’évitement contrecarrent l’objet ou l’esprit des dispositions invoquées par les contribuables et par le fait que tout doute soulevé dans le cadre de l’analyse fondée sur la RGAÉ doit être résolu en faveur des contribuables.

Jurisprudence

Citée par la juge Côté

                    Arrêts appliqués : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721; arrêt approuvé : Prévost Car Inc. c. Canada, 2009 CAF 57, [2010] 2 R.C.F. 65; arrêts mentionnés : R. c. MIL (Investments) S.A., 2007 CAF 236; MIL (Investments) S.A. c. R., 2006 CCI 460; Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1; Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3; R. c. Melford Developments Inc., [1982] 2 R.C.S. 504; Crown Forest Industries Ltd. c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 802; Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536; Gladden (Succession) c. Canada, [1985] A.C.F. no 31 (QL); Cudd Pressure Control Inc. c. Canada, 1998 CanLII 8590; SA Andritz, no 233894, Conseil d’État (Section du Contentieux), 30 décembre 2003; R. c. Hauser, [1979] 1 R.C.S. 984; R. c. McLeod (1950), 97 C.C.C. 366; Dilworth c. Commissioner of Stamps, [1899] A.C. 99; Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622; Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271.

Citée par les juges Rowe et Martin (dissidents)

                    Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622; Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721; Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3; RMM Canadian Enterprises Inc. c. Canada, [1997] A.C.I. no 302 (QL); McNichol c. Canada, [1997] A.C.I. no 5 (QL); MIL (Investments) S.A. c. R., 2006 CCI 460; Prévost Car Inc. c. Canada, 2009 CAF 57, [2010] 2 R.C.F. 65; Crown Forest Industries Ltd. c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 802; Fundy Settlement c. Canada, 2010 CAF 309, [2012] 2 R.C.F. 374; R. c. MIL (Investments) S.A., 2007 CAF 236; Fundy Settlement c. Canada, 2012 CSC 14, [2012] 1 R.C.S. 520; Canada c. 594710 British Columbia Ltd., 2018 CAF 166.

Lois et règlements cités

Loi de 1984 sur la Convention Canada‑États‑Unis en matière d’impôts, S.C. 1984, c. 20, ann. I [la Convention entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune].

Loi de 1999 pour la mise en œuvre de conventions fiscales, L.C. 2000, c. 11, art. 51(2).

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.), art. 2(3), 38, 39, 66(15) « société exploitant une entreprise principale », 115(1)b), 245 [rempl. 2005, c. 19, s. 52], 248(1), 250(4)a).

Loi no 2 d’exécution du budget de 2004, L.C. 2005, c. 19, art. 52(2).

Loi sur l’instrument multilatéral relatif aux conventions fiscales, L.C. 2019, c. 12.

Loi sur l’interprétation des conventions en matière d’impôts sur le revenu, L.R.C. 1985, c. I‑4, art. 4.1.

Traités et autres instruments internationaux

Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République fédérale du Nigéria en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur les gains en capital, R.T. Can. 1999 no 48, art. 10(7), 11(8), 12(7).

Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de l’Ukraine en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 1997 no 39, art. 11(8), 12(8).

Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République d’Ouzbékistan en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2000 no 18, art. 11(8), 12(7).

Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République du Kazakhstan en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 1998 no 13, art. 11(8), 12(7), 28(3).

Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République du Pérou en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2002 no 23, art. 10(7), 11(7), 12(7), 28(3).

Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Grand‑Duché de Luxembourg en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2000 no 22, art. 1, 3, 4, 5, 6(2), 10 à 12, 13, 28(3).

Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 no 37, art. 26, 31.

Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, R.T. Can. 2019 no 26.

Doctrine et autres documents cités

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Arnold, Brian J. Reforming Canada’s International Tax System : Toward Coherence and Simplicity, Toronto, Canadian Tax Foundation, 2009.

Arnold, Brian J. « Tax Treaties and Tax Avoidance : The 2003 Revisions to the Commentary to the OECD Model » (2004), 58 I.B.F.D. Bulletin 244.

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Webb, Near et Locke), 2020 CAF 43, [2020] 5 C.T.C. 193, 2020 D.T.C. 5021, [2020] A.C.F. no 204 (QL), 2020 CarswellNat 3461 (WL Can.), qui a confirmé une décision du juge Hogan, 2018 CCI 152, [2019] 5 C.T.C. 2183, 2018 D.T.C. 1120, [2018] T.C.J. No. 124 (QL), 2018 CarswellNat 12304 (WL Can.). Pourvoi rejeté, le juge en chef Wagner et les juges Rowe et Martin sont dissidents.

                    Michael Taylor et Natalie Goulard, pour l’appelante.

                    Matthew G. Williams et E. Rebecca Potter, pour l’intimée.

 

Version française du jugement des juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown et Kasirer rendu par

 

                    La juge Côté —

                                             TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.     Aperçu

1

II.    Contexte

11

III.  Historique judiciaire

18

A.    Cour canadienne de l’impôt, 2018 CCI 152 (le juge Hogan)

18

B.    Cour d’appel fédérale, 2020 CAF 43 (les juges Webb, Near et Locke)

23

IV.  Questions en litige

28

V.    Analyse

29

A.    La règle générale anti‑évitement (« RGAÉ »)

29

B.    Traités fiscaux internationaux

34

(1)     Principes généraux

34

(2)     Commentaires de l’OCDE comme instruments d’interprétation

38

C.    Mises en garde avant l’analyse fondée sur la RGAÉ

46

D.    Première étape : Objet et esprit des dispositions pertinentes

50

(1)     Résidence (art. 1 et 4(1))

52

(2)     Exonération relative à l’impôt fondé sur la source des gains en capital (« exonération relative aux biens d’entreprise ») (par. 13(4) et (5))

68

E.    Deuxième étape : caractère abusif de l’opération

90

VI.  Conclusion

97

I.               Aperçu

[1]                              Les principes de prévisibilité, de certitude et d’équité ainsi que le respect du droit des contribuables à la réduction maximale légitime de l’impôt constituent la pierre angulaire du droit fiscal. Dans le contexte des traités fiscaux internationaux, il est fondamental de respecter les ententes négociées entre les États contractants pour favoriser la certitude et la prévisibilité sur le plan fiscal et pour assurer le respect du principe pacta sunt servanda suivant lequel les parties à un traité doivent respecter leur part de l’entente.

[2]                              L’article 245 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5suppl.) (« Loi »), connu sous le nom de règle générale anti‑évitement (« RGAÉ »), agit comme une limite légale à la certitude fiscale en interdisant les opérations d’évitement fiscal abusives, notamment celles dans le cadre desquelles les contribuables cherchent à obtenir, au titre d’un traité, des avantages que les États contractants n’ont jamais eu l’intention de conférer. Pour dégager cette intention, il faut aller au‑delà du texte même des dispositions en vertu desquelles un avantage fiscal est réclamé afin d’en déterminer l’objet et l’esprit. Dans le contexte d’un traité bilatéral, les intentions de deux États souverains sont pertinentes; toute analyse rigoureuse doit prendre les intentions de ces deux États en considération afin de donner dûment effet au traité fiscal en tant qu’instrument soigneusement négocié.

[3]                              En l’espèce, l’appelante, Sa Majesté la Reine représentée par la ministre du Revenu national (« ministre »), soutient que l’opération en cause a entraîné un abus de la Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Grand‑Duché de Luxembourg en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2000 no 22 (« Convention »). En effet, selon la ministre, les rédacteurs n’ont pas voulu que la Convention accorde un avantage aux résidents n’ayant aucun [traduction] « lien économique substantiel suffisant » avec leur État de résidence (m.a., par. 100). Selon l’intimée, Alta Energy Luxembourg S.A.R.L. (« Alta Luxembourg »), la ministre ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que l’objet et l’esprit des dispositions ont été contrecarrés.

[4]                              À mon avis, la ministre demande à la Cour d’utiliser la RGAÉ pour changer le résultat de l’affaire, non pas en interprétant les dispositions de la Convention au moyen d’une analyse textuelle, contextuelle et téléologique unifiée, mais en modifiant fondamentalement les critères en fonction desquels une personne a droit aux avantages conférés par la Convention, ce qui aurait pour effet de compromettre la certitude et la prévisibilité visées par les rédacteurs.

[5]                              Les parties aux traités fiscaux doivent faire de nombreux choix. Le Canada et le Luxembourg ont notamment choisi de s’écarter du Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune de l’Organisation de coopération et de développement économique (« OCDE ») (« Modèle de convention de l’OCDE »)[1] en incluant une clause d’exonération spécifique pour les biens immobiliers, aussi appelée exonération relative aux biens d’entreprise. Cette clause d’exonération permet à l’État de résidence d’imposer les gains en capital tirés de l’aliénation d’actions ou de toute autre participation similaire dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers utilisés dans le cadre des activités de la société. La raison d’être de la clause d’exonération n’est pas liée à la doctrine de l’allégeance économique. En fait, cette clause s’écarte clairement de cette doctrine puisque l’État‑source a habituellement un droit économique supérieur d’imposer le revenu tiré de biens immobiliers ou d’une entreprise situés sur son territoire.

[6]                              La décision du Canada de renoncer à son droit d’imposer ces gains en capital réalisés au Canada était basée sur des considérations économiques plus larges que la production de recettes fiscales. Le droit fiscal ne vise pas seulement à remplir les coffres de l’État; il sert aussi à encourager ou à décourager certains comportements (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 53). En effet, en acceptant d’inclure la clause d’exonération dans la Convention, le Canada voulait encourager les résidents luxembourgeois à investir dans des actifs commerciaux intégrés à des biens immobiliers situés au Canada (p. ex., des mines, des hôtels et des formations de schiste bitumineux) et tirer les avantages économiques de ces investissements. Il n’a jamais été question de réserver cette mesure incitative aux résidents luxembourgeois ayant des « liens économiques substantiels suffisants » avec le Luxembourg. À l’échelle internationale, la résidence ne dépend pas typiquement de l’existence de tels liens; les critères officiels de résidence sont aussi bien acceptés que les critères factuels.

[7]                              En l’espèce, Alta Luxembourg a fait précisément ce type d’investissement. Elle est résidente du Luxembourg et, à ce titre, elle est exonérée de tout impôt canadien sur les gains en capital tirés de l’aliénation des actions de sa filiale en propriété exclusive canadienne.

[8]                              À mon avis, et avec égards, mes collègues les juges Rowe et Martin procèdent à leur analyse comme si la Convention était une simple loi plutôt qu’une entente négociée librement, dont l’interprétation doit refléter les intentions des parties l’ayant rédigée. Le Canada avait compris qu’il traitait avec un pays où le fardeau fiscal est peu élevé et, conscient de cette réalité, il a accepté certaines modalités de la Convention, comme la clause d’exonération relative aux biens d’entreprise. Ainsi, en réalité, le Canada a convenu de renoncer à son droit d’imposer certaines entités constituées au Luxembourg en échange des emplois et des occasions d’affaires que favorise la clause d’exonération relative aux biens d’entreprise. Cette décision peut difficilement être contestée.

[9]                              En invoquant la RGAÉ, le Canada cherche maintenant à revoir l’entente afin de bénéficier à la fois d’investissements étrangers et de recettes fiscales. Or, si la RGAÉ doit demeurer efficace, le Canada ne peut s’en servir pour demander aux tribunaux de modifier ou de renégocier un traité.

[10]                          Pour les motifs qui suivent, je conviens avec les tribunaux d’instances inférieures que la ministre ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver qu’il y a eu évitement fiscal abusif. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

II.            Contexte

[11]                          En avril 2011, Alta Resources LLC, une société texane d’exploitation pétrolière et gazière, et Blackstone Group LP (« Blackstone »), une société new‑yorkaise d’investissement privé, ont créé Alta Energy Partners LLC, une société à responsabilité limitée constituée sous le régime des lois du Delaware, afin d’acquérir et de mettre en valeur des biens non conventionnels en pétrole et en gaz naturel en Amérique du Nord. Un de ces biens était la formation schisteuse de Duvernay située dans le nord‑ouest de l’Alberta. Alta Energy Partners Canada Ltd. (« Alta Canada »), une filiale canadienne en propriété exclusive de la société à responsabilité limitée du Delaware, a été constituée pour mener les activités en question. Alta Canada a investi près de 300 millions de dollars dans son entreprise canadienne en acquérant des droits pour le forage et la récupération du pétrole et du gaz naturel sur certaines terres de l’Alberta.

[12]                          Une restructuration d’Alta Canada a été entreprise en 2012. Dans ce contexte, Alta Luxembourg a été constituée conformément aux lois luxembourgeoises pour qu’elle détienne des participations dans des sociétés au Luxembourg et à l’étranger. Avant la restructuration, un représentant de Blackstone a reçu confirmation des autorités fiscales luxembourgeoises que la restructuration était conforme aux lois fiscales et aux politiques administratives en vigueur au Luxembourg. Les actions d’Alta Luxembourg ont été émises au profit d’une nouvelle société de personnes canadienne constituée en Alberta, Alta Energy Canada Partnership (« Société de personnes »). Le même jour, la société à responsabilité limitée du Delaware a vendu toutes ses actions d’Alta Canada à Alta Luxembourg. Il s’agissait d’une opération imposable au Canada en application de la Loi, puisque plus de 50 p. 100 de la valeur des actions dérivait d’avoirs miniers canadiens.

[13]                          En août 2013, Alta Luxembourg a convenu de vendre ses actions d’Alta Canada à Chevron Canada Ltd. Lorsque la vente a été conclue le 10 septembre 2013 pour un montant de 679 712 251,45 $, Alta Luxembourg a réalisé un gain en capital de plus de 380 millions de dollars. Conformément à une directive de paiement, Alta Luxembourg a versé à la Société de personnes le produit de la vente (déduction faite du montant versé à la ministre). En échange, la Société de personnes a émis des billets à ordre à l’intention d’Alta Luxembourg qui ont été compensés, en partie, par un prêt sans intérêt et un prêt avec participation déjà existants. Autrement dit, Alta Luxembourg n’a pas reçu le produit de la vente. Après avoir disposé de ses actions d’Alta Canada, Alta Luxembourg n’a mené aucune autre activité ni fait aucun autre investissement.

[14]                          Le montant total des impôts a été déclaré. Le gain en capital d’Alta Luxembourg a été déclaré aux autorités fiscales luxembourgeoises et a été assujetti à une imposition complète au Luxembourg en application de ses lois.

[15]                          Dans sa déclaration de revenus au Canada pour l’année d’imposition 2013, Alta Luxembourg a demandé d’être exonérée de l’impôt canadien au motif que le gain n’était pas inclus dans son « revenu imposable gagné au Canada » au sens de l’al. 115(1)b) de la Loi, puisque les actions étaient des « biens protégés par traité » au sens des par. 13(4) et (5) de la Convention. Selon ces clauses de la Convention, les résidents du Luxembourg sont exonérés de l’impôt canadien lorsqu’ils tirent un gain en capital de l’aliénation « d’actions [. . .] dont la valeur [. . .] est principalement tirée de biens immobiliers situés [au Canada] » et « dans lesquels la société [. . .] a exercé son activité » (par. 13(4) de la Convention).

[16]                          La ministre a refusé d’appliquer la clause d’exonération prévue par la Convention et Alta Luxembourg a interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt.

[17]                          Dans leur long exposé conjoint des faits, les parties font d’importantes concessions. D’abord et avant tout, la ministre reconnaît qu’Alta Luxembourg est une résidente du Luxembourg au sens de la Convention. La ministre et Alta Luxembourg conviennent également qu’Alta Canada était une « société exploitant une entreprise principale » au sens du par. 66(15) de la Loi, que ses actions étaient des biens canadiens imposables au sens du par. 248(1) de la Loi et que la série d’opérations de restructuration et la vente des actions d’Alta Canada à Chevron constituaient une « opération d’évitement » au sens du par. 245(3) de la Loi.

III.         Historique judiciaire

A.           Cour canadienne de l’impôt, 2018 CCI 152 (le juge Hogan)

[18]                          Devant la Cour de l’impôt, la ministre a soulevé deux arguments. Tout d’abord, elle a plaidé qu’Alta Canada n’exerçait aucune activité dans le bien immobilier en cause, de sorte que la clause d’exonération relative aux biens d’entreprise prévue au par. 13(4) de la Convention ne pouvait pas s’appliquer. Subsidiairement, si les actions constituaient des biens protégés par traité, la ministre a fait valoir que la RGAÉ devrait s’appliquer.

[19]                          Le juge Hogan a conclu qu’Alta Canada exerçait ses activités dans le bien immobilier; par conséquent, l’exonération prévue au par. 13(4) s’appliquait et les actions d’Alta Canada constituaient des biens protégés par traité aux fins de la Loi. S’agissant de la RGAÉ, les parties ont convenu que la restructuration constituait une opération d’évitement ayant donné lieu à un avantage fiscal. La Cour de l’impôt devait donc déterminer si la RGAÉ s’appliquait, c’est‑à‑dire, si l’opération d’évitement entraînait un abus dans l’application des dispositions de la Loi ou de la Convention.

[20]                          En ce qui concerne l’analyse de la possibilité d’abus fondée sur la RGAÉ, le juge Hogan a conclu que l’opération d’évitement n’avait entraîné d’abus ni dans l’application des art. 2(3), 38, 39, 115(1)b) et 248(1) de la Loi, ni de la Loi dans son ensemble. À son avis, les dispositions de la Loi avaient opéré de la manière prévue par le législateur. Sans référer à la décision de la Cour dans Trustco Canada, le juge Hogan a adopté l’approche en deux étapes qui y a été énoncée et a reconnu qu’un traité fiscal, à titre de convention internationale, devait être interprété de façon libérale, de manière à appliquer les véritables intentions des parties.

[21]                          Le juge Hogan a effectué une analyse textuelle, contextuelle et téléologique des art. 1, 4 et 13 de la Convention et a conclu que la raison d’être de ces dispositions est « d’exempter les résidents du Luxembourg de l’impôt canadien lorsqu’un investissement dans un bien immobilier est utilisé dans une entreprise » (par. 100 (CanLII)). Il a notamment utilisé le Modèle de convention de l’OCDE de 2017, duquel la Convention est inspirée, ainsi que les Commentaires qui s’y rapportent, comme instruments d’interprétation. Il a noté que la clause d’exonération relative aux biens d’entreprise prévue au par. 13(4) de la Convention ne se retrouve pas dans le Modèle de convention de l’OCDE, ce qui démontre l’intention de s’écarter du modèle dans le but d’attirer des investissements étrangers dans des biens situés au Canada. Malgré les objections formulées par la ministre, le juge Hogan a conclu qu’il n’y avait rien de répréhensible au fait qu’Alta Luxembourg, une société de portefeuille à but unique résidente du Luxembourg, se prévale des avantages conférés par la Convention. Selon lui, la ministre cherchait, par l’intermédiaire des tribunaux, à utiliser la RGAÉ pour obtenir le même résultat que celui voulu par la règle proposée par le ministre des Finances pour contrer le chalandage fiscal; or, la RGAÉ ne peut pas être appliquée de cette façon.

[22]                          Le juge Hogan a conclu que le résultat global de l’opération n’était pas contraire à la raison d’être des art. 1, 4 et 13 puisque les « investissements importants [d’Alta Luxembourg] pour atténuer le risque dans la formation schisteuse de Duvernay constituent un investissement dans un bien immobilier utilisé dans une entreprise » (par. 100). La RGAÉ n’empêchait donc pas Alta Luxembourg de demander l’exonération prévue au par. 13(5) de la Convention et l’affaire a été renvoyée à la ministre pour nouvel examen et établissement d’une nouvelle cotisation.

B.            Cour d’appel fédérale, 2020 CAF 43 (les juges Webb, Near et Locke)

[23]                          La ministre n’a pas interjeté appel de la conclusion de la Cour de l’impôt selon laquelle Alta Luxembourg respectait les exigences de la clause d’exonération relative aux biens d’entreprise. Par conséquent, la seule question dont la Cour d’appel fédérale était saisie était de savoir si la RGAÉ s’appliquait par suite d’un abus des dispositions de la Loi ou de la Convention.

[24]                          Le juge Webb, exprimant l’avis unanime de la cour, a rejeté l’appel. Dans son analyse de l’objet et de l’esprit des dispositions pertinentes, il a noté que la plupart des observations formulées par la ministre renvoyaient à des principes généraux et qu’elles ne décrivaient pas la raison d’être sous‑tendant les dispositions pertinentes, soit les art. 1, 4 et 13(4) de la Convention. Le juge Webb s’est fondé sur l’arrêt R. c. MIL (Investments) S.A., 2007 CAF 236, pour conclure « que l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes de la [Convention] émanent des termes choisis par le Canada et le Luxembourg. Les dispositions ayant été appliquées comme prévu, il n’y a pas eu d’abus » (par. 80 (CanLII)). Il a aussi indiqué que les Commentaires portant sur le Modèle de convention de l’OCDE qui ont été publiés après la signature et la ratification de la Convention n’étaient « guère utiles lorsqu’il s’agit de déterminer la raison d’être de l’exonération » (par. 36).

[25]                          Outre le fait que la ministre n’a pas réussi à décrire clairement la raison d’être des art. 1, 4 et 13(4) de la Convention, le juge Webb a conclu que les cinq autres observations de la ministre ne résistaient pas à l’analyse, car elles ajoutaient toutes des conditions aux termes de la Convention, ou elles les modifiaient. Dans ses observations, la ministre a changé l’identité des personnes admissibles à l’exonération, la faisant passer de « résidents » à « investisseurs », et a ajouté une condition, soit que les « entités » doivent être susceptibles de gagner un revenu au Luxembourg pour pouvoir être considérées comme résidentes du Luxembourg. Selon le juge Webb, le fait que le prêt avec participation aux bénéfices a eu pour effet net qu’Alta Luxembourg n’a jamais réalisé un revenu imposable au Luxembourg « relève des autorités fiscales [de ce pays] » (par. 57). En outre, il n’existe aucune exigence sous-jacente selon laquelle l’exonération ne doit viser que les personnes ayant des liens commerciaux ou économiques avec le Luxembourg, ou que la résidence des associés de l’unique actionnaire d’Alta Luxembourg est un facteur pertinent. Il a conclu que ces conditions n’étaient pas comprises dans l’exonération prévue par la Convention, même si elles auraient pu facilement être ajoutées.

[26]                          Le juge Webb a refusé de conclure au caractère abusif du chalandage fiscal et a souscrit à la conclusion tirée par le juge de la Cour de l’impôt au par. 72 (CanLII) de la décision MIL (Investments) S.A. c. R., 2006 CCI 460 (« MIL (CCI) »), selon laquelle « [l]e choix d’un régime étranger par opposition à un autre n’a rien de foncièrement approprié ou inapproprié en soi » et que, même si « le choix d’une juridiction où le fardeau fiscal est peu élevé peut constituer un élément de preuve convaincant de l’objet fiscal inhérent à une opération qui est apparemment une opération d’évitement, [. . .] le choix d’une convention fiscale pour minimiser l’impôt ne peut en soi être perçu comme une stratégie abusive ».

[27]                          En résumé, le juge Webb est arrivé à la conclusion que « l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes de la [Convention] émanent des termes choisis par le Canada et le Luxembourg. Les dispositions ayant été appliquées comme prévu, il n’y a pas eu d’abus » (par. 80). L’appel a donc été rejeté.

IV.         Questions en litige

[28]                          La ministre a admis qu’Alta Luxembourg est une résidente du Luxembourg aux fins de la Convention et que des activités étaient exercées dans le bien immobilier en cause. Par ailleurs, Alta Luxembourg a reconnu l’existence d’un avantage fiscal et d’une opération d’évitement. Par conséquent, seule la nature abusive de l’opération fait l’objet du litige, ce qui soulève les questions suivantes :

a)      Quels sont l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes de la Convention?

b)      Les tribunaux d’instances inférieures ont‑ils commis une erreur en concluant que l’opération d’évitement en l’espèce n’a pas entraîné un abus dans l’application de ces dispositions?

V.           Analyse

A.           La règle générale anti‑évitement (« RGAÉ »)

[29]                          À l’instar de toutes les lois, celles en matières fiscales doivent être interprétées dans le cadre d’une « analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble » (Trustco Canada, par. 10). Cependant, lorsque des dispositions fiscales comportent un « caractère détaillé et précis », une interprétation largement textuelle est appropriée en raison du principe bien établi dans la décision Duke of Westminster selon lequel « le contribuable a le droit d’organiser ses affaires de façon à réduire au maximum l’impôt qu’il doit payer » (Trustco Canada, par. 11, citant Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.)). Ce principe, découlant de la primauté du droit, est considéré comme la [traduction] « pierre angulaire du droit canadien en matière d’évitement fiscal » (B. J. Arnold, « Reflections on the Relationship Between Statutory Interpretation and Tax Avoidance » (2001), 49 Rev. fisc. can. 1, p. 3).

[30]                          Ce principe reconnu a été affecté par l’adoption du par. 245(4) de la Loi, également connu sous le nom de RGAÉ, qui a « superposé une interdiction d’évitement fiscal abusif, de sorte que l’application littérale de certaines dispositions de la Loi peut être perçue comme étant abusive à la lumière de leur contexte et de leur objet » (Trustco Canada, par. 1). Par conséquent, si la ministre peut établir l’existence d’un évitement fiscal abusif suivant la RGAÉ, l’art. 245 de la Loi permet de refuser un avantage fiscal, même lorsque les arrangements fiscaux sont conformes à une interprétation littérale des dispositions pertinentes (Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721, par. 66). La RGAÉ s’applique lorsqu’il y a un abus dans l’application des dispositions de la Loi ou de celles d’un traité fiscal (sous‑al. 245(4)a)(i) et (iv) de la Loi; art. 4.1 de la Loi sur l’interprétation des conventions en matière d’impôts sur le revenu, L.R.C. 1985, c. I‑4).

[31]                          Appliquer la RGAÉ est un processus en trois étapes visant à déterminer : (1) s’il existe un avantage fiscal découlant d’une opération; (2) si l’opération constitue une opération d’évitement; et (3) si l’opération d’évitement est abusive (Trustco Canada, par. 17). Comme je l’ai déjà indiqué, seule la troisième étape fait l’objet du présent pourvoi. Pour déterminer si l’opération est abusive, la Cour a établi une analyse en deux étapes (Trustco Canada, par. 44 et 55). Dans un premier temps, il faut interpréter les dispositions qui sont invoquées pour obtenir l’avantage fiscal afin d’en déterminer l’objet et l’esprit. Dans un deuxième temps, il faut procéder à une analyse factuelle pour déterminer si l’opération d’évitement en cause est conforme à l’objet et à l’esprit des dispositions invoquées ou si elle les contrecarre.

[32]                          Il incombe à la ministre de décrire l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes et d’établir que permettre à Alta Luxembourg de bénéficier de l’exonération constituerait un recours abusif aux dispositions ou un abus de leur application (Trustco Canada, par. 65). Il y a évitement fiscal abusif « dans le cas où le contribuable se fonde sur des dispositions particulières de la Loi de l’impôt sur le revenu pour obtenir un résultat que ces dispositions visent à empêcher » ou lorsqu’une opération « va à l’encontre de la raison d’être des dispositions invoquées » (Trustco Canada, par. 45; voir aussi par. 57; Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3, par. 40). Un mécanisme qui « contourne l’application de certaines dispositions, comme des règles anti‑évitement particulières, d’une manière contraire à l’objet ou à l’esprit de ces dispositions » peut également donner lieu à un évitement fiscal abusif (par. 45).

[33]                          Dans l’arrêt Trustco Canada, la Cour a reconnu que la ligne de démarcation entre la réduction maximale légitime de l’impôt et l’évitement fiscal abusif est « loin d’être nette » (par. 16). En conséquence, « [s]’il n’est pas certain qu’il y a eu évitement fiscal abusif, il faut laisser le bénéfice du doute au contribuable » (Trustco Canada, par. 66; voir aussi Copthorne, par. 72).

B.            Traités fiscaux internationaux

(1)          Principes généraux

[34]                          Dans l’arrêt R. c. Melford Developments Inc., [1982] 2 R.C.S. 504, p. 513, la Cour a appliqué le principe selon lequel les traités fiscaux ne lèvent pas eux‑mêmes de nouveaux impôts, ils autorisent simplement les parties contractantes à le faire. La réciprocité est un principe fondamental qui sous‑tend ces traités puisque ceux‑ci confèrent des droits et imposent des obligations à chacun des États contractants. Le juge Hogan a noté que « [l]orsqu’elles négocient un traité fiscal, les parties à une convention fiscale sont censées connaître le système fiscal de l’autre pays; elles sont censées connaître les conséquences fiscales d’une convention fiscale lorsqu’elles négocient des modifications à cette convention » (par. 84), ce qui est tout à fait logique.

[35]                          En termes généraux, les traités fiscaux ont pour objectif de régir les interactions entre les lois fiscales nationales afin de faciliter les échanges et les investissements transfrontaliers. L’un des plus importants objectifs opérationnels est l’élimination de la double imposition, dans le cas où la même source de revenus est imposée par au moins deux États sans aucun allégement. En l’absence de contrôle, la double imposition risquerait de nuire aux échanges et aux investissements internationaux, lesquels sont essentiels dans une économie mondialisée. Par conséquent, plusieurs dispositions importantes du Modèle de convention de l’OCDE — lequel sert de modèle à de nombreux traités fiscaux bilatéraux — visent à atteindre cet objectif et à régler les différends qui existent entre l’imposition fondée sur la résidence et celle fondée sur la source.

[36]                          Il importe également de tenir compte de la double nature des traités fiscaux, soit leurs natures contractuelle et législative. Il est essentiel de prendre en considération la nature contractuelle des traités lorsque vient le temps d’appliquer la RGAÉ puisque cette approche focalise l’analyse sur la question de savoir si la stratégie de planification fiscale en cause respecte les compromis auxquels sont parvenus les États contractants. Comme le notent les spécialistes en droit fiscal international Jinyan Li et Arthur Cockfield :

      [traduction] La question de savoir si l’issue de la planification fiscale peut se justifier repose sur la compréhension de l’« entente » conclue par les deux pays signataires du traité. Tout litige portant sur l’application d’un traité fiscal doit poser la question de savoir si un signataire du traité peut contester l’« entente » conclue dans son propre intérêt national — laquelle est inhérente au « contrat » que représente le traité — ou s’il doit être autorisé à modifier cette entente et, le cas échéant, comment il peut procéder. Même si un signataire du traité peut, rétrospectivement, se plaindre de la façon dont une disposition de ce dernier est appliquée, la question qui se pose reste la même : est‑ce que l’issue aurait pu être envisagée par l’autre partie au traité ou pourrait‑elle refléter « l’intention contractuelle » de l’autre partie? Après tout, l’« entente » a été conclue par les parties dans leur intérêt mutuel. Cette question est d’autant plus pertinente lorsqu’il s’agit d’appliquer les règles générales anti‑évitement. [Je souligne.]

      (J. Li et A. Cockfield, avec J. S. Wilkie, International Taxation in Canada : Principles and Practices (4e éd. 2018), p. 376)

[37]                          Les traités fiscaux étant des traités, leur interprétation est régie par la Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 no 37 (« Convention de Vienne »). La méthodologie prescrite n’est toutefois pas diamétralement opposée au principe moderne qui s’applique aux lois nationales du Canada, à savoir qu’il faut examiner le sens ordinaire du texte dans son contexte et à la lumière de son but (par. 31(1) de la Convention de Vienne; Crown Forest Industries Ltd. c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 802, par. 43; Stubart Investments Ltd. c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 536, p. 578). Cela dit, contrairement aux lois, les traités doivent être interprétés « de manière à appliquer les véritables intentions des parties » (Gladden (Succession) c. Canada, [1985] A.C.F. no 31 (QL) (1re inst.), cité avec approbation dans l’arrêt Crown Forest, par. 43). L’intérêt national de chaque État contractant doit être pris en compte dans le processus d’interprétation afin de donner plein effet à l’entente codifiée dans le traité. Ce principe s’applique tout autant lorsqu’une cour est appelée à déterminer « l’objet et l’esprit » d’un traité dans le cadre de l’analyse fondée sur la RGAÉ.

(2)          Commentaires de l’OCDE comme instruments d’interprétation

[38]                          L’article 31 de la Convention de Vienne permet aux tribunaux de tenir compte de facteurs contextuels tels que les autres accords et instruments conclus par les parties ayant rapport à un traité. À mon avis, le Modèle de convention de l’OCDE et les Commentaires qui s’y rapportent sont pertinents pour l’interprétation des traités fondés sur ce modèle. D’ailleurs, on peut lire dans l’introduction de ce dernier que les Commentaires « peuvent [. . .] être très utiles dans l’application et l’interprétation des conventions et en particulier dans le règlement des différends éventuels », et notre Cour a confirmé que le Modèle de convention de l’OCDE et les Commentaires s’y rapportant étaient « fort convaincant[s] » (« Introduction » au Modèle de convention de l’OCDE (1998, 2003 et 2017), par. 29; Crown Forest, par. 55; voir aussi D. A. Ward, « Principles To Be Applied in Interpreting Tax Treaties » (1977), 25 Rev. fisc. can. 263, p. 268). Cependant, la pertinence des Commentaires publiés après la signature d’une convention est contestée (voir, p. ex., « Introduction » au Modèle de convention de l’OCDE (1998, 2003 et 2017), par. 35; MIL (CCI), par. 83; Cudd Pressure Control Inc. c. Canada, 1998 CanLII 8590 (C.A.F.), par. 28, le juge McDonald; SA Andritz, no 233894, Conseil d’État (Section du Contentieux), 30 décembre 2003 (France); Li et Cockfield, p. 57).

[39]                          En l’espèce, la ministre s’appuie sur les Commentaires révisés se rapportant au Modèle de convention de l’OCDE qui ont été publiés en 2003 et en 2017, soit plusieurs années après que le Canada et le Luxembourg ont négocié la Convention. Dans les Commentaires de 2003, le chalandage fiscal était décrit comme un recours abusif à la notion de résidence, alors que le sujet n’était pas abordé dans les Commentaires antérieurs déjà publiés au moment de la signature de la Convention. Par ailleurs, les Commentaires de 2017, qui portent sur l’ajout de l’art. 29 au Modèle de convention de l’OCDE, précisent que la résidence légale ne constitue pas à elle seule un droit automatique à tous les avantages conférés par un traité fiscal.

[40]                          Il est vrai que les Commentaires révisés sont pertinents pour l’interprétation d’un traité fiscal, mais il faut avant tout décider du poids à leur accorder. Bien que certains auteurs soutiennent que l’OCDE a tendance à réviser les Commentaires trop souvent et trop radicalement, s’écartant ainsi parfois des intentions originales des parties, je ne suis pas prête à rejeter tous les Commentaires postérieurs à la conclusion d’un traité en tant qu’instruments d’interprétation de ce dernier (voir Li et Cockfield, p. 57; P. Malherbe, Elements of International Income Taxation (2015), p. 49‑50). Je préfère l’approche nuancée qu’a adoptée la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Prévost Car Inc. c. Canada, 2009 CAF 57, [2010] 2 R.C.F. 65.

[41]                          En effet, dans l’arrêt Prévost Car, la Cour d’appel fédérale a conclu que les Commentaires postérieurs à la conclusion d’un traité qui approfondissent ou clarifient des notions déjà présentes dans le Modèle de convention de l’OCDE sont pertinents, mais pas ceux qui étendent la portée des dispositions d’une manière qui n’aurait pu être envisagée par les rédacteurs (par. 10‑12; voir aussi Li et Cockfield, p. 57). Par conséquent, bien que les modifications des Commentaires postérieures à la conclusion d’un traité ne font pas partie du contexte tel qu’il est défini au par. 31(2) de la Convention de Vienne, puisqu’elles n’ont pas été apportées « à l’occasion de la conclusion du traité », elles peuvent être prises en considération aux termes du par. 31(3), lequel fait état « de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions » et « de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ».

[42]                          En l’espèce, j’estime que les Commentaires de 2003 et de 2017 ne reflètent pas les intentions des rédacteurs de la Convention. Les modifications importantes apportées aux Commentaires en 2003 visaient à clarifier le lien entre les traités fiscaux et les règles internes anti‑évitement, notamment en faisant de la lutte à l’évitement fiscal un objectif des traités. Ces modifications ne sont pas que de simples précisions. Elles ont même été décrites comme des mesures [traduction] « créées de toutes pièces par l’OCDE en 2003 », et comme « un changement important dans la position de l’OCDE à l’égard du lien entre les traités fiscaux et l’évitement fiscal » (B. J. Arnold, « Tax Treaties and Tax Avoidance : The 2003 Revisions to the Commentary to the OECD Model » (2004), 58 I.B.F.D. Bulletin 244, p. 249 et 260).

[43]                          Pour reprendre les termes utilisés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Prévost Car (par. 12), les Commentaires de 2003 ne permettent pas d’éclairer les vues exprimées précédemment, mais viennent plutôt les contredire. Quand le Canada et le Luxembourg ont signé la Convention en 1999, les Commentaires en vigueur précisaient que les mesures anti‑abus devaient faire l’objet d’un traité pour qu’elles puissent s’appliquer (« Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1998, par. 21). En outre, il y était question du principe pacta sunt servanda, qui supporte la thèse selon laquelle il y a de bonnes raisons de croire que les signataires ont négocié la Convention sans avoir l’intention d’appliquer des règles relatives à l’évitement fiscal si la Convention ne prévoyait rien à ce sujet (« Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1998, par. 11‑26; D. A. Ward et autres, The Interpretation of Income Tax Treaties with Particular Reference to the Commentaries on the OECD Model (2005), p. 91‑92).

[44]                          En outre, interpréter l’article premier de la Convention en fonction des Commentaires de 2003 reviendrait à passer sous silence l’observation faite par le Luxembourg quant aux « Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 2003, laquelle se lit comme suit :

     Le Luxembourg ne partage pas l’interprétation donnée aux paragraphes 9.2, 22.1 et 23 disposant qu’en règle générale il n’y a pas de conflit entre les dispositions anti‑abus contenues dans la législation nationale d’un État contractant et les dispositions de la convention fiscale conclue par cet État. En l’absence d’un texte conventionnel formel, le Luxembourg estime donc qu’un État ne peut appliquer sa législation nationale anti‑abus qu’en des cas précis après avoir eu recours à la procédure [à l’]amiable. [par. 27.6]

En fait, même si la ministre pouvait se fonder sur les Commentaires postérieurs à la Convention, cela ne lui serait d’aucune utilité puisque l’observation du Luxembourg traduit un désaccord avec les « Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE, qui incluent le commentaire sur les clauses anti‑abus (Ward et autres, p. 64; « Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 2003, p. 7).

[45]                          Bref, lorsqu’il s’agit d’interpréter l’article premier de la Convention, il n’est pas possible de se servir des Commentaires sur l’art. 1 du Modèle de convention de l’OCDE postérieurs à la date de la Convention afin d’ajouter des éléments ayant pour effet de modifier cette dernière. Procéder ainsi reviendrait non seulement à modifier la Convention d’une manière non convenue par les parties, mais aussi à usurper le rôle du gouverneur en conseil en autorisant les tribunaux à modifier des traités bilatéraux, à l’encontre de la volonté exprimée par les États contractants.

C.            Mises en garde avant l’analyse fondée sur la RGAÉ

[46]                          Avant de continuer, il importe de faire quelques mises en garde.

[47]                          Tout d’abord, il ne faut pas confondre évitement fiscal et évasion fiscale, et ni l’une ni l’autre des parties n’a laissé entendre que l’opération en cause était évasive. Il ne faut pas non plus confondre évitement fiscal et abus. Même si une opération vise l’évitement fiscal, et non un véritable objet non fiscal — comme un objet économique ou commercial —, elle n’est pas nécessairement abusive au sens de la RGAÉ (Trustco Canada, par. 36 et 57; voir aussi Lipson, par. 38). L’objet de l’opération sert essentiellement à qualifier celle‑ci d’opération d’évitement ou d’opération véritable et, plus précisément, à évaluer la nature abusive de l’opération. Dans l’analyse des faits, les tribunaux peuvent tenir compte du fait que l’opération d’évitement « obéissai[t] à des motivations économiques, commerciales, familiales ou à d’autres motivations non fiscales » (Trustco Canada, par. 58). Cependant, une conclusion d’absence d’un véritable objet non fiscal ne devrait pas, à elle seule, être considérée comme une preuve concluante d’évitement fiscal abusif. Les juges Rowe et Martin adoptent précisément cette approche, et cela teinte toute leur analyse. En outre, une telle conclusion ne devrait pas modifier l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions pertinentes au point de faire de liens économiques étroits ou de l’existence d’un objet non fiscal véritable une condition préalable à l’obtention d’un avantage fiscal. L’objectif est de veiller à ce que les dispositions pertinentes soient interprétées correctement à la lumière de leur contexte et de leur objet (Trustco Canada, par. 62).

[48]                          Ensuite, il importe d’établir une distinction entre ce qui est immoral et ce qui est abusif. Comme l’a rappelé la Cour dans l’arrêt Copthorne, il est vrai que la RGAÉ est une mesure législative par laquelle « le législateur confie aux tribunaux la tâche inhabituelle d’aller au‑delà du texte de la disposition invoquée par le contribuable pour en déterminer l’objet ou l’esprit » (par. 66). Cependant, dans cet arrêt, le juge Rothstein s’est empressé de souligner les limites de ce mandat législatif. Contrairement à ce que proposent mes collègues, le juge Rothstein a souligné que les tribunaux ne devraient pas imprégner l’analyse relative à l’abus d’un « jugement de valeur quant à ce qui est bien ou mal non plus [que de] conjectures sur ce que devrait être une loi fiscale ou sur l’effet qu’elle devrait avoir » (par. 70). Le contribuable a le droit de réduire son obligation fiscale dans les limites permises par la loi et de se montrer « ingénieux » dans la planification d’un évitement fiscal, dans la mesure où l’opération ne constitue pas un abus au sens de la RGAÉ (par. 65). Par conséquent, même si on peut penser que le chalandage fiscal dans les paradis fiscaux est immoral, cela ne suffit pas pour conclure à l’abus.

[49]                          Enfin, l’analyse visant à déterminer s’il y a eu abus ne doit pas servir à « [rechercher] une politique prépondérante de la Loi qui n’est pas fondée sur une interprétation textuelle, contextuelle et téléologique unifiée des dispositions en cause » (Trustco Canada, par. 41). L’interprétation est axée sur l’objet et l’esprit des dispositions en cause, et non sur l’objectif politique général de la Loi, ou d’un traité fiscal en particulier. Les objectifs politiques — comme « éviter la double imposition » et « encourager les échanges et les investissements » — qui sont énoncés dans les traités fiscaux bilatéraux ne peuvent donc pas être invoqués pour passer outre le libellé des dispositions en cause.

D.           Première étape : Objet et esprit des dispositions pertinentes

[50]                          Comme il a déjà été mentionné, la première étape de l’analyse relative à l’abus consiste à déterminer l’objet et l’esprit des dispositions pertinentes. Puisqu’il s’agit d’une question d’interprétation d’un traité, cela doit toutefois se faire avec pour objectif de mettre en œuvre les intentions véritables des parties. C’est une question de droit; cette première étape de l’analyse est donc assujettie à la norme de la décision correcte (Trustco Canada, par. 44).

[51]                          Les observations de la ministre portent essentiellement sur l’application supposément abusive des art. 1, 4(1), 13(4) et 13(5) de la Convention par Alta Luxembourg. Aux fins de la première étape de l’analyse, je répartis ces dispositions en deux groupes : d’abord, les art. 1 et 4(1) qui se rapportent au statut de résident; ensuite, les par. 13(4) et (5) qui confèrent à l’État de résidence le droit d’imposer le gain en capital en cause.

(1)          Résidence (art. 1 et 4(1))

[52]                          La question de la résidence est au cœur des traités fiscaux bilatéraux puisque le droit aux avantages conférés par un traité est habituellement réservé aux personnes résidentes de l’un des deux États contractants ou des deux États contractants. Aux termes des art. 1 et 4(1) de la Convention, la résidence est en outre au cœur de l’application de cette dernière. En effet, l’exigence en matière de résidence énoncée à l’article premier de la Convention s’inspire du Modèle de convention de l’OCDE :

     La présente Convention s’applique aux personnes qui sont des résidents d’un État contractant ou des deux États contractants.

[53]                          Le paragraphe 4(1) précise la définition de « résidence » au sens de la Convention :

      Au sens de la présente Convention, l’expression « résident d’un État contractant » désigne toute personne qui, en vertu de la législation de cet État, est assujettie à l’impôt dans cet État, en raison de son domicile, de sa résidence, de son siège de direction ou de tout autre critère de nature analogue. Cette expression comprend également un État contractant ou l’une de ses subdivisions politiques ou collectivités locales ou toute personne morale de droit public de cet État, de cette subdivision ou de cette collectivité. Toutefois, cette expression ne comprend pas les personnes qui ne sont assujetties à l’impôt dans cet État que pour les revenus de sources situées dans cet État.

Aux termes de cette clause, un résident au sens de la Convention est une personne qui est assujettie à l’impôt dans un État contractant ou dans les deux États contractants (en l’espèce, le Canada et le Luxembourg) en raison de l’un des facteurs de rattachement énumérés (c.‑à‑d. le domicile, la résidence, le siège de direction ou tout autre critère de nature analogue) (voir Crown Forest, par. 23‑25). Je souligne également que le recours au verbe « désigne » signale que cette disposition « vise [. . .] ce qui est spécifiquement décrit ou défini » et que la définition énonce donc toutes les exigences auxquelles une personne doit satisfaire pour être considérée comme résidente aux fins de la Convention (R. c. Hauser, [1979] 1 R.C.S. 984, p. 1009, le juge Dickson; voir aussi R. c. McLeod (1950), 97 C.C.C. 366 (C.A.C.‑B.), p. 371‑372, citant Dilworth c. Commissioner of Stamps, [1899] A.C. 99 (C.P.), p. 105‑106).

[54]                          S’agissant des sociétés, l’exigence relative à « l’assujettissement à l’impôt » qui est prévue dans la Convention est respectée lorsque les lois nationales d’un État contractant font en sorte qu’une société est entièrement assujettie à l’impôt sur ses revenus mondiaux du simple fait qu’elle est résidente de cet État (voir Crown Forest, par. 40 et 45). L’assujettissement intégral à l’impôt est établi en fonction du lien entre cet État et le statut de résident de la société. Or, l’exigence relative à « l’assujettissement à l’impôt » est souvent décrite en des termes qui peuvent sembler trompeurs tels que « imposition complète » ou « assujettissement intégral à l’impôt ». Ces expressions transmettent le message que les résidents qui sont exonérés d’impôt sont plus suspects que les autres. En réalité, cette exigence n’a rien à voir avec la question de savoir si la personne qui réclame des avantages est en fait assujettie à l’impôt. Être assujetti à l’impôt signifie plutôt être [traduction] « susceptible d’être assujetti à l’impôt », c’est‑à‑dire qu’une personne pourrait être imposée, qu’elle paie ou non des impôts (R. Couzin, Corporate Residence and International Taxation (2002), p. 107; voir aussi p. 106 et 111). Ainsi, les sociétés résidentes qui bénéficient de certaines exonérations fiscales, sur les gains en capital par exemple, ne perdent pas automatiquement leur statut de résident au titre de la Convention du fait qu’elles ne sont pas assujetties à toutes les formes possibles d’imposition (Couzin, p. 110‑111 et 150). Cette situation est bien différente de celle des entités transparentes sur le plan fiscal, comme les sociétés de personnes, lesquelles ne sont pas assujetties à l’impôt — et non exonérées de l’impôt —, puisque leurs revenus sont plutôt imposés une fois entre les mains des associés.

[55]                          Le paragraphe 4(1) n’a pas pour objet d’établir des critères précis quant à la définition de résidence, si ce n’est l’exigence relative à « l’assujettissement à l’impôt ». Il ressort expressément de cette disposition que la résidence est définie par la législation de l’État contractant dont la personne prétend être résidente. En outre, cette clause de la Convention reprend, presque mot pour mot, les termes du par. 4(1) du Modèle de convention de l’OCDE de 1998. Or, l’intention que la notion de résidence soit définie dans la législation interne, et non dans le traité fiscal bilatéral, ressort clairement des Commentaires portant sur cette disposition :

     Les conventions de double imposition ne se préoccupent pas en général des législations internes des États contractants ayant pour objet de définir les conditions dans lesquelles une personne est reconnue, au point de vue fiscal, comme « résident » d’un État et est par conséquent assujettie intégralement à l’impôt dans cet État. Ces conventions ne précisent pas les critères auxquels doivent répondre les dispositions des législations internes sur la « résidence » pour que les États contractants reconnaissent à l’un d’entre eux le droit d’assujettissement intégral. À cet égard, les États arrêtent leur position en se fondant uniquement sur leur législation interne. [Je souligne.]

      (« Commentaires sur l’article 4 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1998, par. 4)

[56]                         Le contexte de la Convention confirme cette intention exprimée dans les Commentaires. En effet, cette préférence consistant à laisser aux États le soin de définir la notion de résidence dans leur législation interne est en tout point conforme à l’économie de la Convention. La plupart des termes utilisés dans cette dernière sont définis dans les lois internes des États contractants, et non pas dans la Convention elle‑même. Comme le souligne le professeur Arnold, [traduction] « [p]uisque le libellé des traités fiscaux est vaste et général, il faut inévitablement avoir recours à la législation interne des États contractants pour étoffer les dispositions du traité » (B. J. Arnold, Reforming Canada’s International Tax System : Toward Coherence and Simplicity (2009), p. 325). Certes, la Convention définit la notion de résidence à l’art. 4, et quelques autres termes aux art. 3(1), 5 et 6(2), mais ces définitions sont loin d’être exhaustives. En fait, la liste des termes définis est plutôt courte et certains concepts importants, comme ceux d’« entreprise » et de « bénéfices », puisent leur sens directement dans les lois internes. D’ailleurs, l’importance du droit interne, en tant que source de contenu substantif, pour l’application de la Convention est expressément énoncée au par. 3(2) :

      Pour l’application de la Convention à un moment donné par un État contractant, tout terme ou expression qui n’y est pas défini a, sauf si le contexte exige une interprétation différente, le sens que lui attribue, à ce moment, le droit de cet État concernant les impôts auxquels s’applique la Convention, le sens attribué à ce terme ou expression par le droit fiscal de cet État prévalant sur le sens que lui attribue les autres branches du droit de cet État.

[57]                          Malgré la déclaration claire faite dans l’extrait des Commentaires reproduit précédemment et la nette préférence pour que les termes importants soient définis dans les lois internes, et malgré son admission qu’Alta Luxembourg est une résidente du Luxembourg, la ministre soutient que le fait de correspondre à la définition de résidence énoncée dans les lois internes ne suffit pas nécessairement pour avoir qualité de résident au sens de la Convention. Selon la ministre, les avantages prévus par la Convention [traduction] « sont censés n’être offerts qu’aux personnes ayant des liens économiques substantiels suffisants » avec leur État de résidence (m.a., par. 100 (je souligne)). Un simple rattachement formel ou juridique à leur État de résidence serait donc insuffisant.

[58]                          Il convient de souligner que l’expression « liens économiques substantiels suffisants » brille par son absence dans le libellé des art. 1 et 4. Même si la RGAÉ invite les tribunaux à aller au‑delà du texte et à comprendre l’objet et l’esprit des dispositions, cet exercice a ses limites, surtout lorsqu’il s’agit de discerner l’intention des signataires de traités bilatéraux. Vu l’absence totale de termes explicites, il faut faire preuve de circonspection au moment d’ajouter une condition qui n’est pas exprimée. Il faut se rappeler que le texte joue aussi un rôle important dans l’appréciation de l’objet d’une disposition. La bonne approche consiste à unifier le texte, le contexte et l’objet, et non pas à interpréter le texte de manière téléologique à la recherche d’un objectif politique vague qui n’a rien à voir avec le texte (Trustco Canada, par. 41).

[59]                          Néanmoins, je reconnais que les signataires d’une convention ne peuvent pas simplement modifier ou redéfinir la notion de résidence comme ils le souhaitent aux fins d’un traité fiscal. Le contexte plus général du droit fiscal international et du droit des traités aide à comprendre ce que le Canada et le Luxembourg envisageaient lorsqu’ils ont rédigé les art. 1 et 4(1) de la Convention. Suivant le principe pacta sunt servanda, les parties à un traité doivent respecter leur part de l’entente et s’acquitter de leurs obligations de bonne foi (art. 26 de la Convention de Vienne). La définition de résidence qui se trouve dans la législation interne devrait donc généralement correspondre aux normes internationales et ne pas avoir pour effet de la redéfinir d’une manière [traduction] « qui éloigne indubitablement les mots de l’usage accepté » (Couzin, p. 136), y compris les définitions du terme qui étaient en vigueur dans les deux États au moment de la rédaction de la Convention.

[60]                          Je fais ici une pause pour souligner que la définition de résidence donnée dans la législation du Luxembourg est conforme à la pratique internationale. De manière générale, il existe deux méthodes internationalement reconnues pour déterminer le lieu de résidence d’une société : (1) la règle du [traduction] « lieu de constitution en société » ou du « siège social » suivant laquelle le lieu de résidence est déterminé en fonction d’un critère de pure forme, c’est‑à‑dire le lieu où la société a été constituée ou celui où elle a son siège social; et (2) la règle du « siège réel » suivant laquelle le lieu de résidence repose sur une combinaison de facteurs factuels qui visent à déterminer où est situé le siège de direction effective de la société (R. S. Avi‑Yonah, N. Sartori et O. Marian, Global Perspectives on Income Taxation Law (2011), p. 130, citant M. A. Kane et E. B. Rock, « Corporate Taxation and International Charter Competition » (2008), 106 Mich. L. Rev. 1229, p. 1235). La législation du Luxembourg accorde aux sociétés le statut de résident si leur siège social ou leur direction centrale se trouve au Luxembourg, deux critères conformes à ces méthodes (exposé conjoint des faits, d.a., vol. II, p. 28, par. 122; Avis sur la résidence aux fins de l’impôt de la société au Luxembourg, d.a., vol. VII, p. 5 et 7, par. 7.2 et 8.2.1). En l’espèce, les parties ont reconnu qu’Alta Luxembourg est une résidente du Luxembourg puisque son siège social s’y trouve (exposé conjoint des faits, d.a., vol. II, p. 28, par. 122).

[61]                          Fait intéressant, l’argument fondé sur les « liens économiques substantiels suffisants » avancé par la ministre présente plusieurs similitudes avec la règle du « siège réel », qui met l’accent sur le fond plutôt que sur la forme et semble rejeter une règle formelle et légaliste comme celle du « lieu de constitution en société » ou du « siège social ». Ainsi, je comprends que, selon la ministre, il n’est pas possible de respecter l’esprit des règles de résidence prévues par la Convention en établissant la résidence sur la simple base d’un critère formel. Il en faudrait davantage : des liens véritables avec le pays de résidence. Ce que la ministre oublie, cependant, c’est que bon nombre des économies les plus développées du monde — y compris le Canada lui‑même — acceptent et appliquent la règle dite du « lieu de constitution en société » ou du « siège social » (Avi‑Yonah, Sartori et Marian, p. 130 et 133‑134; voir al. 250(4)a) de la Loi). Bien qu’il soit parfois impossible de déterminer l’emplacement réel des activités économiques d’une société au moyen d’un critère formel, ce type de critère s’est imposé à l’échelle internationale en raison de sa fiabilité et de sa simplicité, deux éléments essentiels au bon fonctionnement d’un système fiscal fondé sur la primauté du droit et sur le principe établi dans la décision Duke of Westminster (Li et Cockfield, p. 77). Par conséquent, la définition proposée dans la législation du Luxembourg ne s’écarte pas du sens reconnu de telle sorte que l’entente consignée dans la Convention ne pourrait être maintenue que si les résidents du Luxembourg qui réclament des avantages ont des « liens économiques substantiels suffisants » avec leur pays de résidence.

[62]                          Comme la notion de résidence formelle est largement acceptée partout dans le monde, si les rédacteurs n’avaient voulu inclure dans le champ d’application de la Convention que les sociétés ayant des « liens économiques substantiels suffisants » avec leur pays de résidence, ils auraient clairement indiqué leur intention de s’écarter d’un critère bien établi comme la règle du « lieu de constitution en société » ou du « siège social ». Ils n’auraient pas simplement repris sans les modifier les art. 1 et 4(1) du Modèle de convention de l’OCDE, lesquels reflètent un consensus international. À mon avis, on peut donc conclure que les art. 1 et 4(1) n’ont pas pour objet d’exclure toutes les sociétés ayant des liens économiques négligeables avec leur pays de résidence, comme les sociétés dont la résidence est établie uniquement sur la base d’un rattachement formel et légal. Par conséquent, il est tout à fait conforme à l’esprit de ces dispositions de permettre à de telles sociétés de bénéficier des avantages prévus dans la Convention en appliquant une définition de la résidence tirée de la législation interne telle que la règle du « siège social ».

[63]                          Un autre élément contextuel renforce mon opinion suivant laquelle les art. 1 et 4(1) n’ont pas pour objet de réserver les avantages aux sociétés ayant des « liens économiques substantiels suffisants » avec leur pays de résidence, à savoir l’inclusion du par. 28(3) dans la Convention, une disposition qui refuse les avantages à certaines sociétés holding luxembourgeoises. Les « Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1998 met précisément en garde contre le recours aux sociétés relais, c’est‑à‑dire à des « entité[s] juridique[s] créée[s] dans un État essentiellement pour obtenir les allégements d’impôts prévus dans les conventions conclues par cet État et auxquels cette personne n’aurait pas droit directement » (par. 9). Plusieurs solutions ont été proposées dans les Commentaires, mais « aucun texte définitif n’a été établi » et « aucune recommandation stricte n’a été formulée » (par. 12). Les membres de l’OCDE devaient choisir la solution qui leur convenait le mieux.

[64]                          Parmi ces solutions, les principales sont la méthode « par transparence » et la méthode de l’exclusion. Aux termes d’une clause « de transparence », les sociétés résidentes d’un pays contractant, mais appartenant à des résidents de pays tiers, ne bénéficient pas des avantages découlant du traité (par. 13). Combinée à une disposition visant à préserver les activités industrielles ou commerciales de bonne foi, une telle disposition a pour effet d’accorder les avantages découlant du traité aux sociétés détenues par des résidents de pays tiers qui exercent des activités industrielles ou commerciales de bonne foi dans l’État contractant dont elles prétendent être résidentes, tout en excluant celles qui exercent « peu d’activités industrielles ou commerciales » (par. 14). La méthode de l’exclusion permet de refuser les avantages liés au traité à certaines sociétés bénéficiant de privilèges fiscaux qui constituent une concurrence fiscale dommageable (par. 15). Le principal avantage de la méthode de l’exclusion par rapport à la méthode « par transparence » réside dans sa clarté et sa simplicité (par. 16). Elle ne requiert pas une évaluation de la nature substantielle des activités industrielles ou commerciales pour déterminer si elles sont menées de bonne foi ou non, contrairement à la méthode « par transparence » ou à l’approche axée sur l’existence de « liens économiques substantiels suffisants » invoquée par la ministre.

[65]                          Au moment de la signature de la Convention, le Luxembourg était bien connu pour son statut de paradis fiscal international, qui permettait d’exonérer certaines sociétés holding de la plupart des impôts, à condition qu’elles n’aient pas été directement présentes dans l’économie locale (voir Grundy’s Tax Havens : A World Survey (4e éd. 1983), p. 2 et 157‑164; W. H. Diamond et autres, Tax Havens of the World (feuilles mobiles), vol. 2, ch. Luxembourg, p. 5‑6). Pour refuser à ces sociétés holding ayant des liens économiques négligeables avec le Luxembourg les avantages découlant de la Convention, le Canada et le Luxembourg ont préféré la méthode de l’exclusion à la méthode « par transparence ». En effet, les deux États contractants n’ont pas inclus de clause « de transparence », combinée à une clause de sauvegarde, comme le Canada l’a fait dans les conventions qu’il a conclues avec le Kazakhstan (1996) et le Pérou (2001) au cours de la même période (par. 28(3) de la Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République du Kazakhstan en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 1998 no 13; par. 28(3) de la Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République du Pérou en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2002 no 23). Ils ont plutôt prévu une clause permettant de refuser à certaines sociétés holding constituées au Luxembourg les avantages découlant de la Convention, soit, le par. 28(3) :

      La Convention ne s’applique pas aux sociétés holding au sens de la législation particulière luxembourgeoise régie actuellement par la loi du 31 juillet 1929 et de l’arrêté grand‑ducal du 17 décembre 1938, ou de toute autre loi similaire qui entrerait en vigueur au Luxembourg après la signature de la Convention, ni à des sociétés soumises au Luxembourg à une législation fiscale similaire.

[66]                          Conformément au principe de l’exclusion implicite, il convient d’interpréter la décision des parties d’opter pour la méthode de l’exclusion — qui privilégie la forme par rapport au fond — comme un rejet de la pertinence des liens économiques à titre de critère pour départager les sociétés qui devraient avoir droit aux avantages et celles qui ne devraient pas y avoir droit. Cela m’amène à conclure que les rédacteurs voulaient exclure les sociétés ayant des liens économiques négligeables avec l’un des États contractants uniquement lorsque celles‑ci sont des sociétés holding bénéficiant du statut de paradis fiscal international du Luxembourg. À la lumière de cette intention claire de rejeter uniquement les sociétés holding du Luxembourg, et non toutes les sociétés ayant peu de liens économiques avec leur pays de résidence, je suis encore plus persuadée que l’esprit des art. 1 et 4(1) ne consistait pas à restreindre aux sociétés ayant des « liens économiques substantiels suffisants » avec leur pays de résidence l’accès aux avantages découlant de la Convention.

[67]                          En résumé, l’objet et l’esprit des art. 1 et 4(1) consistent à permettre à toutes les personnes qui sont résidentes au sens des lois de l’un ou l’autre des États contractants de réclamer les avantages découlant de la Convention, pour autant que ces personnes puissent être entièrement assujetties à l’impôt en raison de leur statut de résidents (qu’il y ait ou non imposition dans les faits). Ce statut correspond globalement aux normes internationales. C’est habituellement le cas des sociétés qui sont résidentes en raison de la règle du « lieu de constitution en société » ou du « siège social », à moins qu’elles ne tombent sous le coup de l’exclusion prévue au par. 28(3). En conséquence, je conclus que l’esprit de ces dispositions ne consiste pas à réserver les avantages découlant de la Convention aux résidents qui ont des « liens économiques substantiels suffisants » avec leur pays de résidence.

(2)          Exonération relative à l’impôt fondé sur la source des gains en capital (« exonération relative aux biens d’entreprise ») (par. 13(4) et (5))

[68]                          L’exonération relative à l’impôt fondé sur la source des gains en capital, aussi appelée « exonération relative aux biens d’entreprise », est prévue par les par. 13(4) et (5). Le libellé de ces clauses crée une exception relative à l’imposition fondée sur la source des gains en capital provenant de l’aliénation d’actions dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers utilisés dans le cadre des activités de la société et confère à l’État de résidence le droit exclusif d’imposer ces gains en capital :

ARTICLE 13

Gains en capital

. . .

4.  Les gains qu’un résident d’un État contractant tire de l’aliénation :

a)  d’actions (autres que des actions inscrites à une bourse de valeurs approuvée dans l’autre État contractant) faisant partie d’une participation substantielle dans le capital d’une société et dont la valeur des actions est principalement tirée de biens immobiliers situés dans cet autre État; ou

b) d’une participation dans une société de personnes, une fiducie ou une succession et dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers situés dans cet autre État,

      sont imposables dans cet autre État. Au sens du présent paragraphe, l’expression « biens immobiliers » ne comprend pas les biens (autres que les biens locatifs) dans lesquels la société, la société de personnes, la fiducie ou la succession a exercé son activité; et, il existe une participation substantielle lorsque le résident et des personnes qui lui sont associées possèdent au moins 10 p. 100 des actions d’une catégorie quelconque du capital d’une société.

5.  Les gains provenant de l’aliénation de tous biens autres que ceux visés aux paragraphes 1 à 4 ne sont imposables que dans l’État contractant dont le cédant est un résident.

[69]                          En ce qui concerne l’objet et l’esprit des par. 13(4) et (5), l’argument de la ministre repose essentiellement sur la doctrine de l’allégeance économique. Suivant cette doctrine, la ministre soutient que les dispositions de la Convention qui répartissent les droits de lever des impôts visent à éviter la double imposition en attribuant ces droits à l’État contractant auquel le revenu et le contribuable sont le plus étroitement liés.

[70]                          Selon la ministre, aux termes du par. 13(4), les gains en capital en cause sont exempts de l’impôt fondé sur la source parce que le lien économique du contribuable avec son État de résidence l’emporte sur le lien entre l’État‑source et le bien immobilier. En effet, on considère que le lien avec l’État de résidence est plus étroit puisque cet État offrirait à ses résidents les avantages qui leur permettent de réaliser de tels gains en capital (p. ex. économie, infrastructure, éducation, services sociaux). Ainsi, l’environnement social et économique de l’État de résidence permettrait au contribuable de développer les activités industrielles et commerciales exercées dans le bien immobilier situé dans l’État‑source. En échange de tels avantages, on s’attend à ce que le contribuable paie ses impôts à son État de résidence, et non à l’État‑source.

[71]                          Or, selon la ministre, ce raisonnement ne vaut que lorsque le contribuable a une allégeance économique envers son État de résidence, allégeance qui se traduit par la présence de « liens économiques substantiels suffisants » avec cet État. En l’absence de tels liens, l’État de résidence ne détiendrait plus le droit supérieur de lever des impôts et le lien entre l’État‑source et le bien immobilier primerait. L’État‑source jouirait alors de ce droit supérieur et la clause d’exonération relative à l’imposition fondée sur la source ne pourrait pas être invoquée.

[72]                          La doctrine de l’allégeance économique est certainement le principe qui sous‑tend la répartition des droits de lever des impôts, et son application constitue donc l’objet général des dispositions de la Convention qui, comme l’art. 13, assurent la répartition des droits de lever des impôts entre l’État de résidence et l’État‑source (J. Li et F. Avella, « Article 13 : Capital Gains », dans Global Tax Treaty Commentaries, révisé le plus récemment le 30 mai 2020 (en ligne), s. 1.1.2.1). Toutefois, je ne suis pas d’accord avec la façon dont la ministre décrit cette doctrine en l’espèce.

[73]                          De manière générale, la répartition des droits de lever des impôts entre l’État de résidence et l’État‑source qui est prévue par le Modèle de convention de l’OCDE, lequel a servi de modèle pour la Convention, est axée sur la distinction entre les revenus actifs et passifs (Li et Cockfield, p. 12; Avi‑Yonah, Sartori et Marian, p. 155). L’État‑source a le droit prioritaire d’imposer les revenus actifs (p. ex. les bénéfices des entreprises et les revenus d’emploi), et l’État de résidence n’a que des droits résiduels. Selon la doctrine de l’allégeance économique, l’État‑source a un droit supérieur de lever des impôts sur les revenus actifs, car son environnement économique est le plus étroitement lié à l’origine de la richesse (Malherbe, p. 56; Li et Cockfield, p. 66 et 151). Les non‑résidents doivent donc allégeance à l’État‑source et doivent payer de l’impôt afin d’assumer leur part des coûts des services publics dont ils ont bénéficié lorsqu’ils ont activement exercé leurs activités économiques dans l’État‑source.

[74]                          À l’inverse, l’État de résidence a un droit prioritaire de lever des impôts sur les revenus passifs (p. ex. les intérêts, les dividendes et les gains en capital) et l’État‑source n’a que des droits résiduels. L’État‑source a un droit inférieur d’imposer les revenus passifs à celui de l’État de résidence, car il est tenu pour acquis que l’État‑source n’a pas à fournir beaucoup de services publics pour que ces revenus soient générés. En outre, on considère que l’environnement économique de l’État‑source joue un rôle moins important quant aux possibilités de rendement des investissements passifs puisque des activités passives d’investissement peuvent être menées dans divers pays sans toutefois améliorer ou compromettre les possibilités de rendement. En conséquence, les non‑résidents qui gagnent des revenus passifs portent peu allégeance à l’État‑source.

[75]                          Dans la Convention, le droit d’imposer les gains en capital est accordé en fonction de cette doctrine de l’allégeance économique qui établit une distinction entre les revenus actifs et les revenus passifs. Voilà l’objet général de l’art. 13. Aux termes du par. 13(5) de la Convention, l’État de résidence a le droit d’imposer les gains en capital de façon prioritaire puisqu’il s’agit de revenus passifs. Les paragraphes 13(1) à (4) prévoient des exceptions en vertu desquelles l’État‑source peut imposer les gains en capital réalisés par des non‑résidents. Par exemple, il peut imposer les gains tirés de l’aliénation de biens immobiliers, de biens mobiliers qui font partie de l’actif d’un établissement stable situé dans l’État‑source et d’actions dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers. Ces exceptions se justifient par le fait que la richesse accumulée grâce à la vente de biens immobiliers et d’autres biens semblables trouve son origine dans l’État‑source, ce qui confère à ce dernier un droit supérieur de lever des impôts (Malherbe, p. 58‑59). À titre d’exemple, la vente d’un bien immobilier situé au Canada est essentiellement la vente d’une [traduction] « partie du Canada » — « le “caractère canadien” de l’immeuble [. . .] est la source des gains » (Li et Cockfield, p. 198 et 151).

[76]                          L’exonération relative aux biens d’entreprise s’applique quand les gains en capital sont réalisés sur la vente d’actions dont la valeur est tirée principalement de biens immobiliers dans lesquels une activité était exercée. Par conséquent, la règle par défaut est rétablie de sorte que l’État de résidence a le droit prioritaire d’imposer de tels gains. À mon avis, cela constitue un écart par rapport à la doctrine de l’allégeance économique telle qu’elle est formulée dans la Convention et dans le Modèle de convention de l’OCDE et prouve que l’exonération relative aux biens d’entreprise a un objet différent. Si on suit la logique de la doctrine de l’allégeance économique, l’État‑source jouit habituellement d’un droit supérieur lorsque vient le temps d’imposer les revenus tirés d’une activité exercée sur son territoire ou de l’aliénation de biens immobiliers situés sur son territoire, puisque son environnement économique est le plus étroitement lié à l’origine de la richesse. Or, les par. 13(4) et (5) confèrent le droit de lever des impôts à l’État de résidence plutôt qu’à l’État‑source. Ce décalage peut s’expliquer par le fait que l’allégeance économique n’est pas l’unique principe ou considération d’intérêt général qui sous‑tend les règles applicables à l’imposition fondée sur la source; le principe de la neutralité par rapport à l’importation de capitaux, le souci de prévenir l’érosion de la base d’imposition et le désir d’attirer les investissements étrangers sous‑tendent également ces règles (Li et Cockfield, p. 151‑154). Puisqu’il est impossible de tenir compte de tous ces principes et de toutes ces considérations d’intérêt général dans chacune des règles, il faut procéder à une mise en balance (voir Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, par. 43; Trustco Canada, par. 53; Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, [2013] 1 R.C.S. 271, par. 174). Le paragraphe 13(4) est le fruit d’une telle mise en balance. L’exonération prévue dans ce paragraphe n’est pas fondée principalement sur la doctrine de l’allégeance économique. En fait, comme je l’expliquerai ultérieurement, le par. 13(4) vise principalement à attirer des investissements étrangers.

[77]                          Le Canada était, et est toujours, un grand importateur de capitaux étrangers, et donc un pays‑source (Arnold (2009), p. 10‑11). À ce titre, il aurait eu intérêt à négocier de larges droits de lever des impôts fondés sur la source dans les traités bilatéraux afin de percevoir des recettes fiscales plus importantes. Selon d’éminents auteurs, le Canada devait pourtant savoir que sa position à l’égard de l’imposition fondée sur la source pouvait également servir à attirer des investissements étrangers, essentiels à son économie (Li et Cockfield, p. 153). Une lourde imposition à la source chasse les investisseurs étrangers alors que les allégements fiscaux les attirent. Les importateurs de capitaux ont donc intérêt à maintenir un équilibre entre ces mesures dissuasives et incitatives s’ils veulent rester compétitifs dans l’économie mondiale. Selon Li et Avella, le Canada inclut couramment l’exonération dans ses traités fiscaux, notamment dans la Convention, pour cette raison bien précise (s. 3.1.4.6.3). Cet allégement fiscal encourage les étrangers à investir dans des biens immobiliers situés au Canada et dans lesquels une activité industrielle et commerciale est exercée (p. ex. des mines, des hôtels ou des formations de schiste bitumineux), plutôt qu’à investir simplement dans des actifs devant être détenus à des fins de spéculation.

[78]                          Il est important de noter que seul un très petit nombre de traités fiscaux dans le monde prévoit cette exonération, ce qui signifie que le Canada ne l’a pas insérée par hasard dans la Convention. Tout d’abord, moins de 35 p. 100 des traités fiscaux relatifs à la double imposition conclus dans le monde avant 2014 comprennent une disposition qui confère à l’État‑source le droit d’imposer les gains en capital découlant de l’aliénation des actions d’une société ou des participations dans une société de personnes, une fiducie ou une succession dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers, comme le prévoit la première partie du par. 13(4) (Li et Avella, s. 2.1.5 et 3.1.4.1.2). Ensuite, de ces 35 p. 100, une proportion encore plus faible de traités contient l’exonération prévue à la fin du par. 13(4) (Li et Avella, s. 3.1.4.6.3).

[79]                          Il reste à savoir si les États contractants voulaient que les personnes sans « lien économique substantiel suffisant » avec leur État de résidence puissent bénéficier de l’exonération pour éviter de payer quelque impôt que ce soit. Autrement dit, il faut se demander si le recours aux sociétés relais dans ce contexte pervertit l’accord conclu entre le Canada et le Luxembourg. À mon avis, ce n’est pas le cas.

[80]                          La RGAÉ a été adoptée dans le but d’identifier des stratégies fiscales qui n’avaient pas été prévues. Or, le recours à des sociétés relais, c’est‑à‑dire des « entité[s] juridique[s] créée[s] dans un État essentiellement pour obtenir les allégements d’impôts prévus dans les conventions conclues par cet État et auxquels cette personne n’aurait pas droit directement », ne constituait pas une stratégie fiscale imprévue au moment de la conclusion de la Convention (« Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1998, par. 9). En effet, il ne s’agissait absolument pas d’un phénomène nouveau qui serait apparu après la signature de la Convention. Dans les années 1970, les stratégies de planification fiscale ayant recours à des sociétés relais ont fait l’objet de critiques dans les « Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1977 (par. 8‑9). La question a aussi été abordée par d’éminents auteurs (voir, p. ex., A. A. Knechtle, Basic Problems in International Fiscal Law (1979), p. 115; D. R. Davies, Principles of International Double Taxation Relief (1985), par. 1.13 et 3.22). En outre, à une époque se rapprochant davantage de la date de la conclusion de la Convention, la question de l’utilisation des sociétés relais a aussi été examinée dans les « Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1998.

[81]                          Le Luxembourg est un pays bien connu pour son large éventail de conventions fiscales et son statut de paradis fiscal international, ce qui en fait un pays attrayant pour créer une société relais et profiter des avantages découlant des conventions. Comme je l’ai déjà mentionné, on peut présumer que le Canada était au courant de ces particularités du système fiscal luxembourgeois lorsqu’il a conclu la Convention. Malgré tout, il a conclu un traité fiscal bilatéral avec le Luxembourg ne comportant que très peu de mesures de protection et n’ayant ainsi pas tenu compte de nombreuses suggestions de l’OCDE. Encore une fois, à l’époque où la Convention a été conclue, on retrouvait dans les « Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1998 une longue liste de propositions de dispositions anti‑évitement qui auraient pu empêcher la création de sociétés relais au Luxembourg.

[82]                          Je reconnais que l’absence de règles anti‑évitement particulières qui auraient empêché pareille situation de se produire ne constitue pas nécessairement un facteur déterminant pour l’application de la RGAÉ (voir Copthorne, par. 108‑111). On peut certainement imaginer une règle anti‑évitement qui aurait permis d’empêcher le recours à la stratégie fiscale en cause. Si telle était la norme, je suis d’accord pour dire que cela permettrait de régler chaque cas de manière complète et dépouillerait la RGAÉ de tout son sens. En l’espèce, l’absence de dispositions anti‑évitement particulières représente toutefois un élément contextuel et téléologique révélateur puisqu’elle fournit un éclairage sur l’intention des États contractants. Il ne s’agit pas d’un cas où le législateur n’a pas prévu la stratégie fiscale employée par le contribuable, ou n’aurait pas pu la prévoir. Il aurait été possible de pallier cette situation et les parties le savaient. Or, elles ont délibérément choisi de mettre certains avantages hors de la portée des sociétés relais et d’en laisser d’autres à leur disposition. Si les parties avaient vraiment voulu empêcher ces sociétés de bénéficier de l’exonération, elles auraient pu le faire. Si l’on tient compte du fait que, du temps de la signature de la Convention, le Canada préférait profiter des avantages économiques des investissements étrangers plutôt que d’accroître ses recettes fiscales (tel qu’il sera expliqué ultérieurement), on comprend encore mieux la raison d’être de l’exonération. À mon avis, le Canada et le Luxembourg ont délibérément choisi de laisser l’exonération relative aux biens d’entreprise à la disposition des sociétés relais.

[83]                          Les parties ont convenu d’exclure les sociétés holding luxembourgeoises du champ d’application de la Convention (par. 28(3)). Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, elles n’ont pas retenu la suggestion de l’OCDE d’inclure une clause « de transparence » combinée à une autre clause visant à préserver les activités industrielles ou commerciales de bonne foi. Si elles l’avaient fait, elles auraient ainsi exclu les sociétés relais détenues par des résidents de pays tiers qui n’exercent que peu « d’activités industrielles ou commerciales importantes » au Luxembourg.

[84]                          En outre, le Luxembourg et le Canada ont ajouté des dispositions qui réservent les avantages prévus par la Convention aux bénéficiaires effectifs de certains revenus, mais uniquement en ce qui concerne les dividendes, les intérêts et les redevances, et non les gains en capital (art. 10 à 12). S’ils avaient appliqué la notion de bénéficiaire effectif à l’exonération, les sociétés relais, dont les bénéficiaires effectifs étaient des résidents de pays tiers, n’auraient pas pu profiter de ces avantages (voir, p. ex., Prévost Car). Même si le Modèle de convention de l’OCDE ne recommandait pas expressément d’appliquer la notion de bénéficiaire effectif aux gains en capital, rien n’empêchait les parties de le faire. Après tout, le Modèle de convention de l’OCDE demeure un modèle, et non un instrument juridique contraignant. Contrairement aux juges Rowe et Martin, je ne vois aucune différence fondamentale entre les gains en capital, d’une part, et les dividendes, intérêts et redevances, d’autre part, qui soit de nature à rendre la notion de bénéficiaire effectif inapplicable aux gains en capital. Il est vrai que, dans un document préparé en 2008 pour les Nations Unies, le professeur Philip Baker s’est interrogé sur la possibilité d’étendre le concept de bénéficiaire effectif aux gains en capital puisqu’il est plus difficile d’identifier le bénéficiaire effectif d’un tel gain que d’identifier celui d’un flux de revenu retraçable, comme les dividendes, les intérêts et les redevances (The United Nations Model Double Taxation Convention Between Developed and Developing Countries : Possible Extension of the Beneficial Ownership Concept, Doc. N.U. E/C.18/2008/CRP.2/Add.1, ann., 17 octobre 2008, par. 55). Or, le professeur Baker a expliqué que cette différence n’est [traduction] « pas insurmontable » (par. 58). En définitive, il a même proposé un libellé pour une disposition relative au bénéficiaire effectif qui s’appliquerait aux gains en capital :

      [traduction]

      6. Les gains tirés de l’aliénation de biens autres que ceux mentionnés aux paragraphes 1, 2, 3, 4 et 5 sont imposables seulement dans l’État contractant où le bénéficiaire effectif est résident. [par. 59]

 

[85]                          Comme le précisent les « Commentaires sur l’article 13 » du Modèle de convention de l’OCDE de 1998, le Canada aurait aussi pu insister pour que soit ajoutée une clause sur l’assujettissement à l’impôt s’il avait vraiment été préoccupé par l’érosion de son assiette fiscale (par. 21). Aux termes d’une telle disposition, un État contractant renonce à son droit d’imposer les gains en capital seulement si l’autre État impose les gains en question. L’ajout d’une telle clause aurait eu pour effet de rendre imposables au Canada les gains en capital qui sont exemptés ou assujettis à une très faible imposition au Luxembourg, au lieu de conduire pour ainsi dire à une double non‑imposition. La décision du Canada n’est toutefois pas surprenante. Les situations de double non‑imposition sont voulues et s’inscrivent dans le cadre de l’accord dans la plupart des cas (Couzin, p. 109). Le fait que la Convention ne comprenne pas de disposition sur l’assujettissement à l’impôt et que, par ailleurs, le Canada connaisse le système fiscal luxembourgeois confirme mon point de vue, à savoir que le Canada — lorsqu’il a ajouté le par. 13(4) — avait pour principal objectif de céder son droit d’imposer les gains en capital d’une certaine nature réalisés sur son territoire afin d’attirer des investissements étrangers. Il n’était pas prévu que le Luxembourg impose les gains dans la même mesure que le Canada les aurait imposés.

[86]                          De plus, l’examen des traités fiscaux in pari materia qui font partie du contexte plus général de la Convention confirme que les parties ont délibérément choisi de laisser l’exonération relative aux biens d’entreprise à la disposition des sociétés relais établies au Luxembourg. Comme l’a souligné le professeur Arnold, le Canada a commencé à inclure dans quelques‑uns des traités qu’il a conclus à la même époque où il a conclu la Convention en 1999 le test de l’objet principal pour prévenir les cas de chalandage fiscal ((2009), p. 358). Voir, p. ex., les traités conclus avec le Nigéria[2], l’Ukraine[3], le Kazakhstan[4], l’Ouzbékistan[5] et le Pérou[6]. Ces dispositions visaient à retirer certains avantages conventionnels lorsque l’opération avait pour objectif de profiter de ces avantages. La création d’une société relais au Luxembourg dans le but de bénéficier de l’exonération aurait fort probablement été visée par un tel test de l’objet principal. Si les parties avaient vraiment voulu priver ces sociétés des avantages de l’exonération, elles auraient fait en sorte que celle‑ci soit assujettie à un test de l’objet.

[87]                          L’absence d’une mesure anti‑évitement de ce type susceptible de limiter la possibilité de se prévaloir de l’exonération prévue dans un traité conclu avec un pays connu pour ne pas imposer les gains en capital m’amène à croire que le Canada a pesé le pour et le contre et a conclu qu’il était davantage dans l’intérêt national d’attirer des investisseurs étrangers — qui utiliseraient le Luxembourg comme relais afin de se prévaloir de l’exonération — que de percevoir des recettes fiscales plus importantes sur les gains en capital. Cela répond à la question de savoir « pourquoi l’avantage a été conféré » posée en application de la RGAÉ (Trustco Canada, par. 66). Ce choix a sans doute aussi tenu au fait que le Canada ne voulait pas faire cavalier seul à un moment où la communauté internationale ne luttait pas encore aussi sérieusement contre le chalandage fiscal qu’elle l’a fait dans les années qui ont mené à la signature et à la ratification de la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfice, R.T. Can. 2019 no 26, en 2017 et encore aujourd’hui (voir la Loi sur l’instrument multilatéral relatif aux conventions fiscales, L.C. 2019, c. 12; Arnold (2009), p. 18). Étant un pays relativement petit, [traduction] « le Canada ne peut pas se permettre d’établir sa propre politique sans tenir compte de ce que font les autres pays », et il a dû, à juste titre, juger que le multilatéralisme était la voie à suivre (Li et Cockfield, p. 25).

[88]                          Il ne s’agit pas d’une proposition absurde, comme l’affirment mes collègues. Il n’y a pas meilleure façon de décrire la position du Canada à l’époque de la signature de la Convention alors qu’il devait choisir entre l’accroissement de ses recettes fiscales et sa compétitivité — que de citer textuellement la réponse du ministère des Finances au Rapport du vérificateur général du Canada à la Chambre des communes, 1992, p. 58 :

      Dans une large mesure, les normes internationales limitent les choix qui s’offrent au gouvernement canadien et, dans ce contexte, la politique du gouvernement tend de façon générale à favoriser la compétitivité plutôt que l’accroissement des recettes. [Je souligne.]

[89]                          En conclusion, l’objet et l’esprit de l’exonération prévue aux par. 13(4) et (5) de la Convention consistent à favoriser les investissements internationaux en exonérant les résidents d’un État contractant de l’impôt perçu dans l’État‑source sur les gains en capital provenant de l’aliénation de biens immobiliers dans lesquels des activités sont exercées, ou de l’aliénation d’actions dont la valeur est principalement tirée de ces biens immobiliers. Le fait que les gains en capital puissent ne pas être imposés au Luxembourg — ce qui mènerait à une double non‑imposition —, et le fait que les sociétés relais puissent bénéficier de l’exonération sont des conséquences de la planification fiscale qui sont conformes à l’accord conclu entre le Canada et le Luxembourg. Suivant la doctrine de l’allégeance économique, le Canada avait certes un droit supérieur d’imposer ces revenus et, n’eût été l’exonération, il aurait probablement reçu des recettes fiscales plus importantes compte tenu de son statut traditionnel d’État-source. Or, il a accepté de renoncer à ce droit, que ces gains en capital soient imposés au Luxembourg ou non, pour inciter les étrangers à investir dans des actifs commerciaux prenant la forme de biens immobiliers situés au Canada (p. ex. des hôtels, des mines ou des formations de schiste bitumineux) et pour tirer profit des retombées économiques générées par ces investissements. Voilà ce dont il a été convenu. Il semble que le Canada était au courant des stratégies de planification fiscale basées sur le recours aux sociétés relais au Luxembourg, mais il a délibérément choisi de ne pas inclure dans la Convention elle‑même de dispositions anti‑évitement qui auraient permis de pallier cette situation.

E.            Deuxième étape : caractère abusif de l’opération

[90]                          La deuxième étape de l’analyse de la question de l’abus consiste à « examiner le contexte factuel de l’affaire pour déterminer si l’opération d’évitement contrecarrerait l’objet ou l’esprit des dispositions en cause » (Trustco Canada, par. 55).

[91]                          Alta Luxembourg a été constituée dans le cadre d’une restructuration d’activités, pour qu’elle puisse bénéficier de l’exonération prévue au par. 13(4) de la Convention. Elle concède que cet avantage fiscal découlait d’une opération qui n’avait pas été organisée principalement dans un but véritable autre que celui d’obtenir l’avantage fiscal. Toutefois, je ne vois pas en quoi cette opération d’évitement était abusive.

[92]                          Tant devant la Cour d’appel fédérale que devant notre Cour, la ministre a concédé avec raison qu’Alta Luxembourg est une résidente du Luxembourg au sens de la Convention, puisqu’elle y a son siège social. En outre, rien n’indique qu’Alta Luxembourg n’était pas assujettie à l’impôt au Luxembourg. Les gains qu’elle a tirés de l’aliénation de ses actions d’Alta Canada ont été déclarés aux autorités luxembourgeoises et assujettis à une imposition intégrale au Luxembourg en application des lois internes. Le fait qu’Alta Luxembourg ait payé sur ces gains moins d’impôts au Luxembourg qu’elle n’en aurait payé si elle avait été une résidente canadienne tenue de payer des impôts au Canada ne change rien. Comme l’a souligné la Cour dans l’arrêt Copthorne, « [i]l ne faut [. . .] pas confondre la détermination de la raison d’être des dispositions applicables de la Loi avec le jugement de valeur quant à ce qui est bien ou mal non plus qu’avec les conjectures sur ce que devrait être une loi fiscale ou sur l’effet qu’elle devrait avoir » (par. 70). Ainsi, à partir du moment où Alta Luxembourg a tiré des gains de l’aliénation de ses actions d’Alta Canada, les lois du Luxembourg s’appliquaient et le Canada a perdu tout droit sur eux. Le statut de résidente d’Alta Luxembourg respecte donc parfaitement l’objet et l’esprit des art. 1 et 4(1) de la Convention.

[93]                          La ministre ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir que l’opération d’évitement contrecarre la raison d’être des dispositions, ou « leur objet ou esprit », au‑delà du libellé des dispositions. Alta Luxembourg a satisfait aux exigences clairement énoncées aux art. 1, 4 et 13(4).

[94]                          Il ressort nettement de la Convention que le Canada et le Luxembourg ont convenu que le pouvoir de lever des impôts serait conféré au Luxembourg, pour autant que les conditions de l’exonération soient remplies. Rien dans la Convention ne laisse croire qu’une société-relais à but unique, résidente du Luxembourg, ne peut pas se prévaloir des avantages prévus par la Convention ou qu’elle devrait se les voir refuser pour toute autre raison, comme le fait que ses actionnaires ne sont pas eux‑mêmes résidents du Luxembourg. En l’espèce, les dispositions ont été appliquées comme elles le devaient. Il n’y a pas eu d’abus et, par conséquent, la RGAÉ ne peut pas être utilisée pour refuser l’avantage fiscal demandé.

[95]                          Ce résultat est conforme à la véritable intention des signataires de la Convention et doit être respecté. Comme l’a conclu le juge Pelletier de la Cour d’appel dans l’arrêt MIL (Investments), « [d]ans la mesure où l’appelante fait valoir que le traité fiscal ne devrait pas être interprété de manière à autoriser une double non‑imposition, le point que soulève la [RGAÉ] est l’incidence de la fiscalité canadienne, non la renonciation du fisc luxembourgeois à des recettes publiques » (par. 8).

[96]                          Enfin, je souhaite formuler une dernière remarque sur l’insinuation faite par la ministre selon laquelle les stratégies de chalandage fiscal sont intrinsèquement abusives. Une simple allégation de « chalandage fiscal » ne saurait satisfaire aux exigences de l’analyse fondée sur la RGAÉ. Conformément à la séparation des pouvoirs, il appartient aux pouvoirs exécutif et législatif d’élaborer des politiques fiscales. Les tribunaux n’ont ni la légitimité constitutionnelle ni les ressources nécessaires pour établir de telles politiques (Trustco Canada, par. 41). Il revient aux pouvoirs exécutif et législatif de décider ce qui est bien et ce qui est mal, puis de transformer ces conclusions en lois applicables par les tribunaux. Je le répète, il ne faut pas confondre l’application de la RGAÉ avec « le jugement de valeur quant à ce qui est bien ou mal non plus qu’avec les conjectures sur ce que devrait être une loi fiscale ou sur l’effet qu’elle devrait avoir » (Copthorne, par. 70). Le contribuable « peut opter pour les avenues ou les opérations qui sont propres à réduire son obligation fiscale » (Copthorne, par. 65). Le rôle des tribunaux se limite à déterminer si une opération constitue un abus de l’objet et de l’esprit des dispositions particulières invoquées par le contribuable, et ne consiste pas à réécrire les lois et les conventions fiscales pour empêcher le chalandage fiscal quand ces instruments ne le font pas clairement.

VI.         Conclusion

[97]                          Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. L’intimée a droit aux dépens afférents au présent pourvoi.

 

Version française des motifs du juge en chef Wagner et des juges Rowe et Martin rendus par

 

                    Les juges Rowe et Martin —

I.               Aperçu

[98]                         Les multinationales qui exploitent les lacunes et les disparités des règles fiscales internationales érodent les assiettes fiscales nationales et coûtent aux divers pays une somme estimée entre 100 et 240 milliards de dollars américains en pertes de revenus annuellement (Organisation de coopération et de développement économiques (« OCDE »), Background Brief : Inclusive Framework on BEPS, janvier 2017 (en ligne), p. 9). Par conséquent, l’évitement fiscal international agressif a fait l’objet d’une attention médiatique et politique croissante (voir, p. ex., l’article « The big carve‑up », dans The Economist (15 mai 2021), p. 65‑66, et la série de J. Baruch et autres, OpenLux : Enquête sur le Luxembourg, coffre‑fort de l’Europe, publiée dans Le Monde, 8 février 2021 (en ligne)).

[99]                         Bien que le principe selon lequel les contribuables ont le droit d’organiser leurs affaires de façon à réduire au maximum l’impôt qu’ils doivent payer est reconnu depuis longtemps (Commissioners of Inland Revenue c. Duke of Westminster, [1936] A.C. 1 (H.L.); Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 11), le droit de ce faire n’est pas illimité. Le Canada a pris des mesures pour freiner l’évitement fiscal international abusif en adoptant la règle générale anti‑évitement (« RGAÉ ») qui supprime les avantages fiscaux lorsque les contribuables s’adonnent à des opérations conformes à la lettre des règles fiscales invoquées, mais pas à leur raison d’être. En intégrant la RGAÉ à nos lois fiscales il y a quelque 30 ans, et en exprimant clairement que celle‑ci s’appliquait pour contrer l’usage abusif des traités fiscaux, le Parlement a fait un choix de politique générale avec l’intention de lutter contre les stratagèmes nuisibles d’évitement fiscal qui franchissent la ligne de la planification fiscale légitime et relèvent davantage du domaine de l’évitement fiscal abusif.

[100]                     Les tribunaux ont maintenant la responsabilité de donner effet comme il se doit à l’intention du Parlement et de garantir que la RGAÉ joue un rôle véritable pour contrôler les opérations visant l’évitement qui sont conformes aux dispositions d’un traité fiscal sur le plan technique, mais qui contrecarrent leur raison d’être. Dans l’exercice d’interprétation que requière l’analyse fondée sur la RGAÉ, les tribunaux se voient donc confier l’obligation inhabituelle de regarder au‑delà du libellé des dispositions applicables pour déterminer si les opérations en cause contrecarrent la raison d’être de ces dispositions. S’ils interprétaient ces dernières en se limitant à l’analyse de leur libellé, les tribunaux contreviendraient à la volonté du Parlement et ne s’acquitteraient pas de leur rôle « d’interpréter et d’appliquer la Loi telle qu’elle a été adoptée par le Parlement » (Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, par. 45; voir aussi Trustco Canada, par. 13).

[101]                     Puisque la RGAÉ ne s’applique que lorsque les contribuables se conforment aux exigences strictes d’une disposition, il est impossible d’avoir une certitude absolue, et ce n’est d’ailleurs pas ce qui était voulu. Il s’agit d’un choix législatif qu’a fait le Parlement pour atteindre un équilibre nécessaire entre l’incertitude inhérente à l’application de la RGAÉ et l’équité du régime fiscal canadien dans son ensemble, et ce, en contrant les stratagèmes abusifs d’évitement fiscal.

[102]                     Alta Energy Luxembourg S.A.R.L. (« Alta Luxembourg ») est une société luxembourgeoise créée pour que les actionnaires d’Alta Energy Partners, LLC (« Alta US ») — qui ne sont résidents ni du Canada ni du Luxembourg — puissent bénéficier d’une exonération à l’impôt sur le revenu du Canada en application de la Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Grand‑Duché de Luxembourg en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2000 no 22 (« Convention »), relativement à la liquidation d’un investissement dans des propriétés pétrolières et gazières. En dépit du fait qu’elle n’est qu’une simple société relais interposée au Luxembourg, Alta Luxembourg a demandé une exonération fiscale pour un gain en capital de plus de 380 millions de dollars. La question en l’espèce est de savoir si cette opération constitue un abus au sens de la RGAÉ. Autrement dit, concrètement, il s’agit de savoir si Alta Luxembourg peut se prévaloir de cette exonération et, de ce fait, ne payer aucun impôt au Canada sur un profit de plusieurs millions de dollars réalisé grâce à une propriété qui se trouve au Canada, et ce, même si elle n’avait aucun lien véritable avec le Luxembourg.

[103]                     Nous concluons que la réclamation par Alta Luxembourg d’un avantage fiscal découlant de la Convention résulte d’opérations d’évitement abusives. Selon nous, les tribunaux d’instances inférieures ont mal cerné la raison d’être des dispositions pertinentes de la Convention. Ils n’ont accordé de poids qu’au texte et ont omis de tenir compte de la raison pour laquelle les dispositions ont été adoptées. Tel n’est pas l’exercice auquel les tribunaux doivent s’adonner en application de la RGAÉ.

[104]                     L’objet ou l’esprit des dispositions pertinentes de la Convention consiste à conférer le droit d’imposer à l’État qui a les liens économiques les plus étroits avec les revenus des contribuables. Le paragraphe 13(4) confère au Luxembourg le droit d’imposer les gains indirects tirés par ses résidents de biens immobiliers situés au Canada et utilisés pour mener une activité commerciale. Dans de tels cas, le Luxembourg est réputé avoir le lien économique le plus étroit avec les revenus des contribuables parce que l’activité commerciale, plutôt que la propriété immobilière elle‑même, est à l’origine de la valeur de la propriété.

[105]                     En l’espèce, un examen du fondement factuel révèle qu’Alta Luxembourg n’a absolument aucun lien économique véritable avec le Luxembourg. Lui permettre de tirer avantage des par. 13(4) et (5) contrecarrerait la raison d’être de ces dispositions et serait donc abusif. Lorsqu’ils ont conclu un traité fiscal, le Canada et le Luxembourg n’ont pas pu avoir l’intention commune de fournir des avenues aux résidents de pays tiers pour qu’ils obtiennent indirectement des avantages du régime fiscal du Luxembourg qu’ils ne pouvaient obtenir directement, et ce, en dépit de l’absence de liens véritables avec cet État. En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi.

II.            Les faits

[106]                     En juin 2011, Alta Energy Partners Canada Ltd. (« Alta Canada ») a été constituée conformément aux lois de l’Alberta. C’était une filiale en propriété exclusive d’Alta US, dont les actionnaires étaient des investisseurs étrangers provenant des États‑Unis et d’ailleurs. Alta Canada exploitait une entreprise de pétrole de schiste non conventionnel au nord de l’Alberta. Les propriétaires indirects des actions d’Alta Canada ont été informés par des fiscalistes que leur structure d’entreprise du moment n’était pas avantageuse du point de vue fiscal — le gain en capital qui découlerait de la liquidation future des actions serait assujetti à l’impôt canadien parce que les actions d’Alta Canada étaient des biens canadiens imposables et que le Canada se réserve le droit d’imposer de tels gains en capital en vertu de la Convention entre le Canada et les États‑Unis d’Amérique en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune (adopté au Canada par la Loi de 1984 sur la Convention Canada‑États‑Unis en matière d’impôts, S.C. 1984, c. 20, ann. I; voir les al. 2(3)c) et 115(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.) (« Loi »)). L’avis soulignait l’existence d’une exonération favorable prévue par d’autres traités fiscaux dont l’application aurait pour effet que le gain en capital réalisé lors de la vente des actions ne serait pas imposable.

[107]                     En avril 2012, Alta Luxembourg a été constituée conformément aux lois du Luxembourg dans le but de tirer avantage de la Convention. Les actions d’Alta Luxembourg demeuraient indirectement contrôlées par les actionnaires d’Alta US. Alta Luxembourg n’avait aucun lien véritable avec le Luxembourg : elle n’y exerçait aucune activité commerciale et elle n’y détenait aucun autre investissement. La constitution de la société avait pour seul objectif d’éviter de payer des impôts au Canada sur la vente des actions d’Alta Canada.

[108]                     Le même jour, Alta US a vendu toutes ses actions d’Alta Canada à Alta Luxembourg. Les investisseurs avaient reçu la confirmation des autorités fiscales luxembourgeoises que le gain en capital réalisé en lien avec Alta Canada serait exempté d’impôt suivant les règles fiscales du Luxembourg. Par suite de cette restructuration, Alta US a été remplacée par Alta Luxembourg en tant qu’actionnaire d’Alta Canada; cela dit, dans les faits, les mêmes personnes ont continué à en exercer le contrôle.

[109]                     En 2013, Alta Luxembourg a vendu les actions d’Alta Canada pour environ 680 millions de dollars. Le gain en capital qui en a découlé excédait 380 millions de dollars. Alta Luxembourg a alors souhaité se prévaloir d’une exonération à l’impôt sur le revenu canadien en application du par. 13(5) de la Convention.

[110]                     La ministre du Revenu national a refusé l’exonération, se fondant en partie sur le fait que la RGAÉ a pour effet de supprimer cet avantage. Alta Luxembourg a interjeté appel de la cotisation. La Cour canadienne de l’impôt a accueilli l’appel d’Alta Luxembourg. Elle a conclu que cette dernière pouvait réclamer l’exonération à l’impôt canadien sur le revenu et que la RGAÉ ne la privait pas de ce droit (2018 CCI 152). La Cour d’appel fédérale s’est dite d’accord avec la Cour canadienne de l’impôt (2020 CAF 43).

III.         Analyse

A.           Le cadre juridique applicable à la règle générale anti‑évitement

[111]                     La RGAÉ, énoncée à l’art. 245 de la Loi, est un outil, servant à préserver l’intégrité de notre régime fiscal, qui vise à [traduction] « répondre au besoin de prévenir l’érosion supplémentaire des revenus fiscaux qui découle de stratégies motivées exclusivement par des préoccupations fiscales » (J. Sasseville, « Implementation of the General Anti‑Avoidance Rule », dans Corporate Management Tax Conference, Income Tax Enforcement, Compliance, and Administration (1988), 4:1, p. 4:2). En effet, une application débridée du principe énoncé dans la décision Duke of Westminster, selon lequel les contribuables ont le droit d’organiser leurs affaires de façon à réduire au maximum l’impôt qu’ils doivent payer, [traduction] « peut induire les contribuables en erreur et leur faire croire que les stratégies fiscales qui ne font que se conformer aux dispositions techniques de la Loi sont acceptables » (V. Krishna, Income Tax Law (2e éd. 2012), p. 473).

[112]                     Tracer la ligne entre la planification fiscale légitime et l’évitement fiscal abusif est un exercice de mise en balance complexe. Le Parlement a tracé cette ligne en édictant la RGAÉ — [traduction] « le summum de toutes les mesures anti‑évitement » (Krishna (2012), p. 470). L’article 245 de la Loi, qui énonce la RGAÉ, se lit en partie comme suit :

      (2) En cas d’opération d’évitement, les attributs fiscaux d’une personne doivent être déterminés de façon raisonnable dans les circonstances de façon à supprimer un avantage fiscal qui, sans le présent article, découlerait, directement ou indirectement, de cette opération ou d’une série d’opérations dont cette opération fait partie.

      . . .

      (4) Le paragraphe (2) ne s’applique qu’à l’opération dont il est raisonnable de considérer, selon le cas :

      a) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, s’il n’était pas tenu compte du présent article, un abus dans l’application des dispositions d’un ou de plusieurs des textes suivants :

      . . .

      (iv) un traité fiscal,

      . . .

      b) qu’elle entraînerait, directement ou indirectement, un abus dans l’application de ces dispositions compte non tenu du présent article lues dans leur ensemble.

[113]                     La RGAÉ s’applique et les avantages fiscaux peuvent être refusés s’il est satisfait à trois conditions : (1) il doit exister un avantage fiscal; (2) l’opération qui donne lieu à l’avantage fiscal doit être une opération d’évitement aux termes du par. 245(3), « en ce sens qu’il n’est pas raisonnable d’affirmer qu’elle est principalement effectuée pour un objet véritable — l’obtention d’un avantage fiscal n’étant pas considérée comme un objet véritable »; (3) l’opération d’évitement doit entraîner un recours abusif à la Loi ou à un traité fiscal ou un abus de l’un de ceux‑ci, « en ce sens qu’il n’est pas raisonnable de conclure qu’un avantage fiscal serait conforme à l’objet ou à l’esprit des dispositions invoquées par le[s] contribuable[s] » (Trustco Canada, par. 66(1.); par. 245(3) de la Loi). Ainsi, en présence d’un avantage fiscal et d’une opération d’évitement, l’application de la RGAÉ pour refuser l’avantage fiscal ne sera évitée que s’il « est raisonnable de considérer qu’il ne découle pas d’un évitement fiscal abusif au sens du par. 245(4) » (par. 35, voir aussi ministère des Finances, Notes explicatives sur le projet de loi concernant l’impôt sur le revenu (1988), p. 495-496). Les termes « recours abusif » et « abus » ne sont pas définis dans la Loi. Les tribunaux ont donc dû établir le test approprié pour déterminer s’il y a eu évitement fiscal abusif.

(1)          Déterminer s’il y a eu abus au sens de la RGAÉ

[114]                     La troisième condition à laquelle il faut satisfaire pour que la RGAÉ s’applique est subdivisée en deux étapes. La première consiste à cerner l’objet ou l’esprit des dispositions qui confère l’avantage fiscal; la deuxième appelle à décider si l’opération contrecarre cet objet (Trustco Canada, par. 44).

[115]                     Premièrement, le tribunal doit cerner « l’objet ou l’esprit des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu qui sont invoquées pour obtenir l’avantage fiscal, eu égard à l’économie de la Loi, aux dispositions pertinentes et aux moyens extrinsèques admissibles » (Trustco Canada, par. 55). Comme le juge Rothstein l’a souligné dans l’arrêt Copthorne Holdings Ltd. c. Canada, 2011 CSC 63, [2011] 3 R.C.S. 721, le Parlement, en adoptant la RGAÉ, a confié aux tribunaux la « tâche inhabituelle » d’aller au‑delà du texte de la loi pour déterminer l’objet ou l’esprit des dispositions en cause (par. 66). Même si les contribuables respectent la lettre des dispositions de la loi ou du traité fiscal, les tribunaux doivent décider si leurs opérations sont compatibles avec la raison d’être des dispositions qu’ils invoquent (Copthorne, par. 66; Krishna (2012), p. 486).

[116]                     Même si l’analyse fondée sur la RGAÉ est textuelle, contextuelle et téléologique, l’exercice diffère de l’interprétation législative classique. Là où l’objet de cette dernière consiste à « établir le sens du texte de la loi », l’analyse fondée sur la RGAÉ vise à « [rechercher la] raison d’être de la disposition [qui] peut ne pas ressortir de la seule signification des mots eux‑mêmes » (Copthorne, par. 70). Lorsqu’il s’agit d’appliquer la RGAÉ, la question n’est pas de savoir si les contribuables peuvent se prévaloir de l’avantage fiscal, mais plutôt de savoir « pourquoi l’avantage a été conféré » (Trustco Canada, par. 66(4.)). En conséquence, une interprétation législative classique [traduction] « est restreinte par le libellé des dispositions pertinentes, contrairement à l’analyse fondée sur la RGAÉ qui ne l’est pas » (D. G. Duff, « The Interpretive Exercise Under the General Anti‑Avoidance Rule », dans B. J. Arnold, dir., The General Anti‑Avoidance Rule — Past, Present and Future (2021), 383, p. 406). Il en est ainsi par inférence nécessaire. Pour décider, en premier lieu, si les contribuables peuvent se prévaloir d’un avantage fiscal, les dispositions de la Loi doivent être interprétées au moyen de l’approche classique textuelle, contextuelle et téléologique. En outre, dans tous les cas visés par la RGAÉ, « la disposition visée n’interdit pas littéralement l’avantage fiscal que le contribuable tente d’obtenir au moyen de l’opération ou de la série d’opérations » (Copthorne, par. 88). Si la RGAÉ se contentait de reproduire l’exercice d’interprétation législative, elle n’aurait aucun sens. Cette différence de méthodologie dans l’interprétation est cruciale pour donner l’effet qu’il convient de lui donner à la RGAÉ.

[117]                     De même, pour décider du sens des traités fiscaux, l’art. 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, R.T. Can. 1980 no 37, exige que les termes d’un traité soient interprétés dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. La RGAÉ exige des tribunaux qu’ils aillent au‑delà de cette signification et qu’ils cernent la raison d’être de la disposition pertinente du traité.

[118]                     Une fois que le tribunal a cerné la raison d’être des dispositions pertinentes, la seconde étape de l’analyse relative à l’abus consiste à « déterminer si l’opération d’évitement contrecarrait l’objet ou l’esprit des dispositions en cause » (Trustco Canada, par. 55). Il conclut à l’abus : « . . . lorsque l’opération (1) produit un résultat que la disposition législative vise à empêcher, (2) va à l’encontre de la raison d’être de la disposition ou (3) contourne l’application de la disposition de manière à contrecarrer son objet ou son esprit . . . » (Copthorne, par. 72). Ces considérations « ne jouent pas indépendamment les unes des autres, et elles peuvent se chevaucher » (ibid.). Le caractère abusif de l’opération « doit être manifest[e] » (Trustco Canada, par. 62).

[119]                     En résumé, la RGAÉ ne s’applique pas pour « refuser [l’]avantag[e] fisca[l] découlant de ces opérations dans la mesure où elles sont effectuées conformément à l’objet ou à l’esprit des dispositions de la Loi lue dans son ensemble » (Krishna (2012), p. 486, citant le ministère des Finances (1988), p. 496). La même règle s’applique sans aucun doute à des avantages fiscaux découlant de la Convention. Cependant, la RGAÉ s’applique lorsque les contribuables s’adonnent à des opérations pour obtenir un avantage fiscal que n’étaient pas censées procurer des dispositions précises de la Loi ou du traité lus dans leur ensemble. Dans de tels cas, la RGAÉ « primera les autres dispositions de la Loi [ou de traités fiscaux] puisque autrement [son] objet et [son] esprit [. . .] seraient battus en brèche » (p. 489, citant le ministère des Finances (1988), p. 496).

(2)          Certitude, prévisibilité et équité

[120]                     Dans la mesure où la RGAÉ n’est invoquée que lorsqu’il a été satisfait aux exigences suivant le sens littéral d’une disposition, de par sa nature, elle soumet « les contribuables à une incertitude inévitable » (Copthorne, par. 123). Le fait que la RGAÉ crée cette incertitude est le fruit d’un choix délibéré qu’a fait le Parlement lorsqu’il a adopté une disposition qui peut faire obstacle à des stratégies d’évitement fiscal qui exploitent les lois du Canada et les traités auxquels il a adhéré. La Loi contient de nombreuses dispositions anti‑évitement qui visent des scénarios factuels précis. Des fiscalistes inventifs peuvent esquiver ces dispositions avec succès au moyen d’opérations structurées, mais ces opérations peuvent constituer malgré tout un évitement fiscal abusif. La RGAÉ a été conçue pour servir de disposition à invoquer en dernier ressort, et qui ne peut s’appliquer que lorsqu’aucune disposition anti‑évitement spécifique ne s’applique ou n’existe, ou lorsqu’une mesure existante a été contournée. Il s’agit d’une « mesure de dernier recours » (Trustco Canada, par. 21).

[121]                     Lorsque la RGAÉ s’applique, il n’existe pas de certitude absolue. Le Parlement a fait un choix de politique générale en matière fiscale de manière à mettre en balance les principes de certitude et de prévisibilité avec un autre principe tout aussi fondamental dans notre régime fiscal, soit le principe de l’équité (Lipson c. Canada, 2009 CSC 1, [2009] 1 R.C.S. 3, par. 52). La RGAÉ, « [d]ans le cadre complexe de la [Loi], [. . .] vise à empêcher l’évitement fiscal abusif et à préserver l’équité du régime fiscal » (ibid.). Des contribuables renseignés qui peuvent se payer les services de fiscalistes ont accès à des stratégies de planification qui diminuent ou éliminent leur fardeau fiscal et qui peuvent entrer dans le champ de l’évitement fiscal abusif. Il serait profondément injuste de ne pas appliquer la RGAÉ à ces stratégies, non seulement parce que seul ce groupe restreint de contribuables peut avoir accès à de tels professionnels, mais aussi parce que le fardeau fiscal que n’assume pas ce groupe retombe sur les contribuables qui n’y ont pas accès, par exemple en étant assujettis à des taux d’imposition plus élevés (D. A. Dodge, « A New and More Coherent Approach to Tax Avoidance » (1988), 36 Rev. fisc. can. 1, p. 4, 8 et 9).

[122]                     La professeure J. Li souligne ce rôle de mise en balance essentiel que joue la RGAÉ dans notre régime fiscal, comme l’a reconnu notre jurisprudence :

     [traduction] Comme la Cour suprême l’a noté dans l’arrêt Trustco Canada, le maintien de « la certitude, [de] la prévisibilité et [de] l’équité » pour les contribuables est considéré comme un « précepte fondamental du droit fiscal » [par. 61]. Cela dit, la RGAÉ exige de mettre cet ensemble de préoccupations de politique générale en balance avec le souci de protéger l’assiette fiscale ainsi que l’équité du régime fiscal dans son ensemble.

     . . . les causes où il est question de la RGAÉ ont généralement trait à des situations qui ne concernent pas la majorité des contribuables, et les opérations sont bien planifiées et mises en œuvre sur le fondement de l’avis de fiscalistes. L’exigence de certitude ne trouve pas de résonnance dans les cas faisant intervenir la RGAÉ. [Nous soulignons; notes en bas de page omises.]

      (« “Economic Substanceˮ : Drawing the Line Between Legitimate Tax Minimization and Abusive Tax Avoidance » (2006), 54 Rev. fisc. can. 23, p. 40)

[123]                     En conséquence, la conclusion que la RGAÉ s’applique pour refuser des avantages fiscaux conférés par des dispositions claires lorsque des opérations d’évitement contrecarrent leur raison d’être ne fait pas obstacle aux principes de certitude, de prévisibilité et d’équité. L’application de la RGAÉ dans ces circonstances maintient l’équilibre que le Parlement cherchait à atteindre entre ces principes et donne effet à son intention de lutter contre l’évitement fiscal abusif (Ministère des Finances (1988), p. 492, cité dans Trustco Canada, par. 15).

[124]                     C’est le point de vue qu’ont retenu les juges majoritaires dans l’arrêt Lipson. Dans cette cause, les juges dissidents étaient d’avis que le principe énoncé dans la décision Duke of Westminster devait primer sur la RGAÉ parce que cette dernière, si son application n’était pas balisée, constituerait une « arme susceptible d’avoir un effet considérable, sérieux et imprévisible sur la planification fiscale légitime » (par. 55). Au nom des juges majoritaires, le juge LeBel a conclu que cette approche « neutralise essentiellement la RGAÉ et en fait abstraction dans la [Loi], et ce, sous couvert d’interprétation législative » (par. 52). Donner trop de poids aux principes de certitude et de prévisibilité au détriment de celui d’équité ne respecterait pas la volonté du Parlement. Comme l’a affirmé le juge LeBel, la « volonté d’éviter l’incertitude ne saurait justifier que l’on fasse abstraction d’une disposition de la [Loi] à laquelle le législateur a clairement voulu assujettir des opérations qui sont par ailleurs valables à première vue » (ibid.). Les tribunaux ont l’obligation de donner vie à toutes les portions des mesures législatives adoptées par le Parlement, y compris l’art. 245 de la Loi.

(3)          L’application de la RGAÉ aux conventions fiscales bilatérales

[125]                     Après l’adoption de l’art. 245 de la Loi, la question de savoir si cette disposition s’appliquait aux traités fiscaux a suscité de nombreux débats parmi les commentateurs et les universitaires (W. I. Innes, P. J. Boyle et J. A. Nitikman, The Essential GAAR Manual : Policies, Principles and Procedures (2006), p. 198‑204). Le débat est maintenant clos.

[126]                     Comme le juge Bowman (plus tard juge en chef) l’a exprimé dans la décision RMM Canadian Enterprises Inc. c. Canada, [1997] A.C.I. no 302 (QL), par. 52‑54 et 56, citant McNichol c. Canada, [1997] A.C.I. no 5 (QL), par. 21‑25, le ministre pouvait se prévaloir de la RGAÉ pour refuser des avantages fiscaux découlant de l’exploitation des traités fiscaux conclus par le Canada. Ultérieurement, le Parlement a confirmé que l’art. 245 s’applique aux avantages conférés par les traités fiscaux lorsqu’il a adopté le sous‑al. 245(4)a)(iv) de la Loi dans la Loi no 2 d’exécution du budget 2004, L.C. 2005, c. 19, par. 52(2). Il a aussi adopté l’art. 4.1 de la Loi sur l’interprétation des conventions en matière d’impôts sur le revenu, L.R.C. 1985, c. I‑4 (« LICIR »), qui prévoit que « [m]algré toute convention [. . .] l’article 245 de la [Loi]  s’applique à tout avantage prévu par la convention ». En outre, advenant une incompatibilité entre la Convention et la LICIR, ce sont les dispositions de cette dernière qui l’emportent (Loi de 1999 pour la mise en œuvre de conventions fiscales, L.C. 2000, c. 11, par. 51(2)). Les tribunaux sont tenus en appliquant la RGAÉ de donner effet aux efforts législatifs du Parlement pour communiquer clairement son intention de lutter contre l’évitement fiscal qui découle du recours inapproprié à certains des traités fiscaux conclus par le Canada. Ainsi, « les conventions fiscales doivent être interprétées de la même façon que les lois nationales lors de l’analyse des opérations d’évitement qui pourraient être abusives » (MIL (Investments) S.A. c. R., 2006 CCI 460 (« MIL (CCI) »), par. 31 (CanLII)). Contrairement à ce que suggère notre collègue la juge Côté, cela ne revient pas à donner une portée indûment large à la RGAÉ. S’il y avait des doutes quant à l’application de cette règle aux traités fiscaux, ils ont été dissipés sans équivoque lorsque le Parlement a modifié la Loi en 2005 (voir Comité sénatorial permanent des Finances nationales, Délibérations du Comité sénatorial permanent des Finances nationales, nos 19 et 20, 1re sess., 38e lég., 20 avril et 2 mai 2005, p. 19:16‑17, 19:22 et 19:26‑27).

[127]                     Ainsi, bien que la Cour se soit prononcée sur la RGAÉ dans le contexte d’abus allégués de la Loi, il est indéniable que cette règle s’applique aussi aux opérations d’évitement qui constituent un abus ou un usage abusif de traités fiscaux.

[128]                     Le contexte dans lequel la modification a été apportée est révélateur. Elle faisait suite à un rapport de la vérificatrice générale du Canada sur ce qui était alors l’Agence des douanes et du revenu du Canada (« ADRC »), dans lequel la vérificatrice avait recensé un grand nombre de stratégies d’évitement fiscal qui exploitaient certains des traités fiscaux conclus par le Canada. Au sujet du traité fiscal conclu avec la Barbade, la vérificatrice générale a formulé la remarque suivante :

     Au cours de notre examen de dossiers de non‑résidents, nous avons remarqué que l’Agence avait découvert un certain nombre de stratagèmes conçus pour exploiter l’Accord Canada‑Barbade en matière d’impôt sur le revenu. Le Canada conclut habituellement des conventions fiscales en vue d’éviter la double imposition. La Barbade n’impose pas les gains en capital. Cependant, l’Accord permet au résident de la Barbade de demander une exemption de l’impôt du Canada sur des gains en capital qui seraient autrement assujettis à l’impôt du Canada. L’Agence examine actuellement des opérations par lesquelles des gains en capital gagnés au Canada sont réputés être un revenu gagné à la Barbade. [Nous soulignons.]

      (Bureau du vérificateur général, Rapport de la vérificatrice générale du Canada à la Chambre des Communes — Chapitre 7 — Agence des douanes et du revenu du Canada, L’administration de l’impôt international : les non‑résidents assujettis à l’impôt sur le revenu du Canada (2001), par. 7.85)

[129]                     Un des stratagèmes donnés comme exemple de l’exploitation de traités fiscaux conclus par le Canada est étonnamment similaire aux faits de la présente cause : une société non résidente détenait des actions d’une société canadienne dont le produit de la vente serait imposable au Canada. La société non résidente a transféré sa résidence à la Barbade et a demandé une exonération à l’impôt canadien sur le gain en capital prévue dans la convention conclue entre le Canada et la Barbade (par. 7.89).

[130]                     La vérificatrice générale a recommandé que l’ADRC « rest[e] vigilante afin de s’assurer qu’aucune convention fiscale ne soit utilisée de façon inappropriée pour réduire l’impôt du Canada et elle devrait, s’il y a lieu, demander la modification des dispositions législatives ou des conventions fiscales de façon à protéger l’assiette fiscale du Canada » (par. 7.91 (nous soulignons)). Le Parlement a choisi de clarifier que la RGAÉ serait son outil de prédilection pour lutter contre l’évitement fiscal découlant d’un recours inapproprié aux traités fiscaux auxquels le Canada a adhéré.

B.            Application

[131]                     Nous appliquerons maintenant les principes énoncés précédemment aux faits de la présente cause. Puisque les deux premières étapes de l’analyse fondée sur la RGAÉ ne sont pas en litige, nous traiterons uniquement de la question de l’abus.

(1)          Objet ou esprit des art. 1, 4 et 13 de la Convention

[132]                     La Couronne soutient que, en ce qui a trait aux [traduction] « actions qui tirent leur valeur principalement de biens immobiliers utilisés dans le cadre des activités d’une société », la raison d’être des dispositions pertinentes de la Convention est de conférer des droits de lever des impôts à l’État de résidence, puisque le lien économique avec l’État de résidence de la société sera habituellement plus étroit que celui avec l’État de la source en tant que lieu où se trouvent les biens immobiliers (m.a., par. 65). Alta Luxembourg adopte le point de vue des tribunaux d’instances inférieures selon lesquels la raison d’être n’a pas une portée plus large que le texte des dispositions pertinentes de la Convention (m.a., par. 97). Les dispositions auraient pour raison d’être simplement « d’exempter les résidents du Luxembourg de l’impôt canadien lorsqu’un investissement dans un bien immobilier est utilisé dans une entreprise » (motifs de la C.C.I., par. 100; voir aussi motifs de la C.A., par. 67).

[133]                     Nous sommes d’accord avec la Couronne. Contrairement à la conclusion tirée par les tribunaux d’instances inférieures, il ne s’agit pas d’une situation où le texte d’une disposition en exprime entièrement la raison d’être; et ne pas tenir compte de cette raison d’être rendrait la RGAÉ « inutile » (Copthorne, par. 110‑111). Nous concluons que la raison d’être des art. 1, 4 et 13 de la Convention est de conférer des pouvoirs de lever des impôts à l’État ayant le droit économique le plus fort sur le revenu. Le Canada est présumé avoir le lien le plus étroit avec les gains en capital relatifs à un investissement passif dans un bien immobilier situé au Canada réalisé par des résidents du Luxembourg. Cependant, lorsque le bien immobilier tire sa valeur des activités de la société — c’est‑à‑dire lorsque des résidents du Luxembourg réalisent un gain en capital sur un bien immobilier utilisé pour les activités d’une société —, c’est le Luxembourg qui est réputé avoir le lien économique le plus étroit. La raison d’être de l’exception à l’exception prévue au par. 13(4) est de refléter le droit économique plus fort de l’État de résidence d’imposer le revenu. En l’espèce, l’État de résidence est le Luxembourg, mais l’État avec le droit économique plus fort d’imposer le revenu est le Canada.

(a)            Le libellé des dispositions pertinentes

[134]                     Les dispositions pertinentes de la Convention sont les suivantes :

ARTICLE PREMIER

I. Champ d’application de la Convention

Personnes visées

      La présente Convention s’applique aux personnes qui sont des « résidents d’un État contractant » ou des deux États contractants.

ARTICLE 4

Résident

1.   Au sens de la présente Convention, l’expression « résident d’un État contractant » désigne toute personne qui, en vertu de la législation de cet État, est assujettie à l’impôt dans cet État, en raison de son domicile, de sa résidence, de son siège de direction ou de tout autre critère de nature analogue. Cette expression comprend également un État contractant ou l’une de ses subdivisions politiques ou collectivités locales ou toute personne morale de droit public de cet État, de cette subdivision ou de cette collectivité. Toutefois, cette expression ne comprend pas les personnes qui ne sont assujetties à l’impôt dans cet État que pour les revenus de sources situées dans cet État.

ARTICLE 13

Gains en capital

1.  Les gains qu’un résident d’un État contractant tire de l’aliénation de biens immobiliers situés dans l’autre État contractant, sont imposables dans cet autre État.

4.  Les gains qu’un résident d’un État contractant tire de l’aliénation :

a.  d’actions (autres que des actions inscrites à une bourse de valeurs approuvée dans l’autre État contractant) faisant partie d’une participation substantielle dans le capital d’une société et dont la valeur des actions est principalement tirée de biens immobiliers situés dans cet autre État; ou

b.  d’une participation dans une société de personnes, une fiducie ou une succession et dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers situés dans cet autre État,

     sont imposables dans cet autre État. Au sens du présent paragraphe, l’expression « biens immobiliers » ne comprend pas les biens (autres que les biens locatifs) dans lesquels la société, la société de personnes, la fiducie ou la succession a exercé son activité; et, il existe une participation substantielle lorsque le résident et des personnes qui lui sont associées possèdent au moins 10 p. 100 des actions d’une catégorie quelconque du capital d’une société.

5.  Les gains provenant de l’aliénation de tous biens autres que ceux visés aux paragraphes 1 à 4 ne sont imposables que dans l’État contractant dont le cédant est un résident.

[135]                     L’article premier prévoit que la Convention s’applique aux « résidents » du Canada ou du Luxembourg. L’article 4 définit le terme « résident » comme toute personne assujettie à l’impôt dans l’État. L’article 13 de la Convention répartit le droit d’imposer les gains en capital entre le Canada et le Luxembourg. Suivant le par. 13(5), l’État de résidence (le Luxembourg en l’espèce) conserve la compétence d’imposer les gains en capital à moins que les exceptions décrites aux par. 13(1) à (4) de la Convention s’appliquent.

[136]                     Le paragraphe 13(1) préserve le droit de l’État de la source (le Canada en l’espèce) d’imposer les gains tirés de biens immobiliers situés dans cet État. Cette exception est renforcée par le par. 13(4), qui prévoit que l’État de la source conserve également son droit d’imposer les gains en capital tirés de l’aliénation d’actions dont la valeur est principalement tirée de biens immobiliers situés dans l’État de la source. En fait, le par. 13(4) est une règle anti‑évitement : il empêche les sociétés de se soustraire aux règles fiscales de l’État de la source et d’ainsi contrevenir au par. 13(1) simplement en recourant à une entité constituée en société pour détenir et vendre le bien immobilier (J. Li et F. Avella, « Article 13 : Capital Gains », dans Global Tax Treaty Commentaries, 30 mai 2020 (en ligne), s. 1.1.2.5; voir aussi les motifs de la C.C.I., par. 41).

[137]                     Enfin, il existe une exception à l’exception, énoncée au par. 13(4), pour les biens dans lesquels la société a exercé son activité. Les gains en capital tirés de l’aliénation d’un tel bien sont imposables dans l’État de résidence puisque de tels gains sont visés par la règle énoncée au par. 13(5). En l’espèce, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que l’exception à l’exception s’appliquait à l’aliénation des actions d’Alta Canada qui, selon lui, peuvent donc être imposées par l’État de résidence (le Luxembourg) et non par le Canada.

[138]                     Bien que le libellé de l’art. 13 de la Convention énonce clairement comment sont répartis les pouvoirs de lever des impôts, il éclaire bien peu quant à la raison d’être de cette répartition. Or, le Canada et le Luxembourg n’ont pas réparti ces pouvoirs au hasard; il existe une logique sous-jacente au régime de répartition décrit dans cette disposition. C’est cette raison d’être que nous devons cerner pour donner effet à la RGAÉ.

b)               Contexte : dispositions anti‑évitement spécifiques

[139]                     Alta Luxembourg plaide que la raison d’être invoquée par la Couronne, en l’occurrence ce qu’elle appelle un « test de lien économique étroit » aurait pour effet de modifier l’entente conclue entre le Canada et le Luxembourg. Elle fait valoir que la Couronne cherche à ajouter une condition non énoncée selon laquelle les contribuables doivent avoir des liens économiques étroits avec l’État contractant de résidence pour être qualifié de « résident » au sens de la Convention. Le Canada aurait pu négocier l’inclusion d’une disposition qui aurait eu un effet similaire, mais il a choisi de ne pas le faire. Plus précisément, Alta Luxembourg soutient que lorsqu’il a négocié avec le Luxembourg, le Canada a choisi de n’inclure ni l’une ni plusieurs des règles anti‑évitement spécifiques dont il est question dans les « Commentaires sur l’article 1 » du Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune : Version abrégée de l’OCDE de 1998. Selon Alta Luxembourg, la ministre ne devrait donc pas pouvoir se fonder sur la RGAÉ pour nier des avantages prévus dans le traité à une entité qui satisfait aux exigences en matière de résidence décrites dans la Convention.

[140]                     Cet argument doit échouer parce qu’il ne tient pas compte des justifications mêmes qui expliquent le choix législatif d’intégrer une disposition anti‑évitement dans un régime fiscal. Même s’il existe des règles spécifiques qui, si elles avaient été incluses dans la Convention, auraient pu ouvrir la voie à un refus des avantages fiscaux conférés en l’espèce, il n’en résulte pas que la RGAÉ ne peut pas s’appliquer pour refuser l’avantage fiscal.

[141]                     Comme il est impossible d’envisager toutes les stratégies d’évitement fiscal, l’efficacité de dispositions spécifiques se limite à la capacité du Parlement d’anticiper de telles stratégies. C’est pourquoi ces dispositions ne peuvent pas complètement contrecarrer l’évitement fiscal inapproprié (Canada, Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité (1966), t. 3, p. 636‑637). Avant l’adoption de la RGAÉ, le recours croissant à des stratagèmes d’évitement fiscal complexes et les mesures correspondantes prises pour les enrayer ont donné l’impression aux contribuables que les opérations menées exclusivement à des fins fiscales incompatibles avec la raison d’être des dispositions invoquées étaient acceptables tant qu’elles n’étaient pas visées par une mesure législative spécifique (Dodge, p. 4). De plus, comme la législation est généralement prospective, les règles anti‑évitement spécifiques permettent aux contribuables qui sont les premiers à recourir à des stratagèmes d’évitement — soit ceux qui peuvent s’offrir [traduction] « les fiscalistes les plus astucieux » — de profiter des avantages que procurent ces stratagèmes (p. 9). Or, cela peut entraîner une perte importante de revenus fiscaux.

[142]                     La RGAÉ a été adoptée à titre de modernisation plus que nécessaire des outils dont dispose le Canada contre l’évitement fiscal. Elle visait à répondre de manière appropriée à la prolifération de tels échafaudages complexes et à réduire le fardeau d’avoir à lutter perpétuellement contre les stratagèmes abusifs en adoptant des dispositions législatives spécifiques sur mesure pour contrer les nouvelles [traduction] « stratégies adoptées exclusivement à des fins fiscales » (Dodge, p. 4 et 8). Les Notes explicatives relatives à la RGAÉ énonçaient que celle‑ci devait s’appliquer « en dernier ressort, après toutes les autres dispositions de la Loi, y compris les mesures anti‑évitement particulières » (Ministère des Finances (1988), p. 492 (nous soulignons)).

[143]                     En l’espèce, Alta Luxembourg plaide essentiellement un argument fondé sur la règle de « l’exclusion implicite » : si les parties contractantes avaient eu l’intention d’inclure une disposition anti‑évitement dans la Convention, elles l’auraient fait expressément. Or, c’est précisément ce raisonnement que la Cour a rejeté à l’unanimité dans l’arrêt Copthorne.

[144]                     Dans cette cause, une société mère et une filiale sont devenues des sociétés sœurs à des fins stratégiques de manière à procéder à une fusion horizontale plutôt que verticale. Cela a eu pour effet d’accroître le capital versé pour les actions des sociétés fusionnées par rapport à celui qui aurait autrement été disponible. Le contribuable a plaidé que, comme ses opérations n’étaient pas visées par les dispositions détaillées adoptées pour empêcher les contribuables de préserver indûment le capital versé, l’opération ne pouvait entraîner d’évitement fiscal abusif. Le Parlement, selon cet argument, aurait mentionné expressément de telles opérations s’il avait eu l’intention qu’elles soient visées par les dispositions. La Cour a rejeté cet argument.

[145]                     Le juge Rothstein a affirmé que l’argument fondé sur l’exclusion implicite, bien que pertinent pour l’exercice d’interprétation législative, ne cadre pas avec « l’analyse qui sous‑tend la RGAÉ [qui] n’est pas de cette nature »; il a ajouté qu’on « ne saurait invoquer [cette] exclusion [. . .] en la fondant uniquement sur le texte des dispositions relatives au [capital versé] sans égard à leur raison d’être » (par. 109 et 111). Il a aussi prévenu que « [s]i on y faisait droit, cette thèse neutraliserait toujours l’application de la RGAÉ, car les actes du contribuable seraient toujours permis par le texte de la Loi » (par. 111).

[146]                     En conséquence, même si les dispositions en cause ne restreignaient pas expressément la conservation du capital versé dans le contexte des fusions horizontales, la RGAÉ s’appliquait pour refuser l’avantage fiscal. Cette conclusion était justifiée, car la série d’opérations a permis la conservation du capital versé dans le cadre d’une fusion « horizontale » qui a procuré au contribuable des avantages fiscaux dont il n’aurait pas disposé par suite d’une fusion verticale, un résultat incompatible avec la raison d’être de la disposition pertinente (Copthorne, par. 126).

[147]                     Qui plus est, se fonder sur la décision Prévost Car Inc. c. Canada, 2009 CAF 57, [2010] 2 R.C.F. 65, afin de suggérer que le Canada aurait pu s’appuyer sur la notion de bénéficiaire effectif pour empêcher l’évitement fiscal qui a eu cours en l’espèce est malavisé. Non seulement le Canada était‑il en droit de se fonder sur la RGAÉ plutôt que de négocier pour qu’une règle anti‑évitement spécifique soit incluse dans la Convention, mais il importe aussi de noter que la disposition en cause dans cette affaire était l’art. 10, et non l’art. 13, qui traite non pas du gain en capital, mais des dividendes.

[148]                     En effet, la notion de bénéficiaire effectif n’a absolument rien à voir avec l’art. 13. Elle est pertinente pour l’art. 10, comme il a été noté, de même que pour les art. 11 et 12 du « Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune » de 2003 de l’OCDE dans Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune : Version abrégée, qui traitent respectivement du paiement des dividendes, des intérêts et des redevances. Dans un article où il se demandait si l’application de la notion de bénéficiaire effectif devait être étendue aux art. 13 et 21 du Modèle de Convention des Nations Unies concernant les doubles impositions entre pays développés et pays en développement de 2001, Doc. N.U. ST/ESA/PAD/SER.E/213 (dont la structure est identique à celle du « Modèle de convention » de l’OCDE), le professeur P. Baker a expliqué, en 2008, que [traduction] « l’inclusion d’une limitation aux avantages que peut tirer un bénéficiaire effectif dans l’article sur les gains en capital de conventions spécifiques bilatérales ne fait partie de la pratique conventionnelle actuelle d’aucun État » et qu’« [i]l existe aussi en quelque sorte un fossé conceptuel entre l’application de la notion de bénéficiaire effectif à des éléments de revenu — comme les dividendes, les intérêts et les redevances — et son application à un gain en capital » (The United Nations Model Double Taxation Convention Between Developed and Developing Countries : Possible Extension of the Beneficial Ownership Concept, Doc. N.U. E/C.18/2008/CRP.2/Add.1, ann., 17 octobre 2008, par. 54‑55 (nous soulignons)). Certes, le professeur Baker a affirmé que les [traduction] « différences théoriques entre un flux de revenu — comme dans le cas des dividendes, des intérêts et des redevances — et le bénéficiaire effectif d’un gain en capital ne sont pas insurmontables », mais il a ajouté qu’« [i]l [était] également utile de garder à l’esprit qu’il existe une certaine contradiction entre les concepts juridiques lorsqu’on reconnaît que le propriétaire d’un actif qui en dispose peut ne pas être le bénéficiaire effectif du gain en capital tiré de cet actif » (par. 58 (nous soulignons)). En outre, dans un rapport subséquent, le Comité d’experts des Nations Unies chargé de superviser le sous‑comité qui avait donné au professeur Baker le mandat de rédiger l’article a conclu que, « [e]n définitive, l’introduction du concept de propriété effective à l’article 13 [. . .] n’[a] reçu que peu de soutien » (Comité d’experts de la coopération internationale en matière fiscale, Rapport sur les travaux de la quatrième session (20‑24 octobre 2008), Doc. N.U. E/2008/45 (suppl.), 2008, par. 46).

[149]                     Cependant, fait encore plus pertinent aux fins du débat qui nous occupe, les exemples d’abus de traités fiscaux au moyen de l’art. 13 examinés par le professeur Baker portaient, comme en l’espèce, sur des transferts de résidence avant la liquidation d’un actif. Il a expliqué que l’introduction d’une [traduction] « limitation aux avantages que peut tirer un bénéficiaire effectif ne contrecarrerait pas nécessairement [ces] opérations » (par. 53). Pour toutes ces raisons, le recours à la notion de bénéficiaire effectif ne serait pas un outil anti‑évitement auquel il serait approprié de recourir pour lutter contre l’exploitation des traités fiscaux en recourant à l’art. 13 qui traite de la réalisation de gains en capital.

[150]                     En somme, selon la logique d’Alta Luxembourg, si l’absence d’une disposition anti‑évitement spécifique dans la Convention est fatale pour la thèse de la Couronne, non seulement la RGAÉ ne pourrait pas s’appliquer aux traités fiscaux, mais elle ne pourrait pas non plus s’appliquer dans les cas d’abus de la Loi dont il n’est pas spécifiquement question. À notre avis, on ne peut rien déduire de l’absence d’une règle anti‑évitement conçue pour contrer le scénario précis utilisé en l’espèce. En effet, cela ne serait pas compatible avec le rôle de la RGAÉ à l’égard d’autres outils anti‑évitement. Cela irait en outre manifestement à l’encontre de la conclusion tirée à maintes reprises par la Cour selon laquelle la RGAÉ est une mesure de dernier recours, et qu’elle ne peut s’appliquer que lorsqu’aucune autre disposition de la Loi ne le fait (Trustco Canada, par. 21; Copthorne, par. 66). Ainsi, l’absence d’une règle anti‑évitement spécifique dans les dispositions pertinentes de la Convention ne donne que peu d’indications quant à leur raison d’être.

c)             L’objet des dispositions pertinentes : l’allégeance économique sous‑tend le système de répartition

[151]                     La Convention, comme d’autres traités fiscaux bilatéraux, répartit le droit de lever des impôts entre les États contractants de manière à éviter la double imposition (E. C. C. M. Kemmeren, « Legal and Economic Principles Support an Origin and Import Neutrality‑Based over a Residence and Export Neutrality‑Based Tax Treaty Policy », dans M. Lang et autres, dir., Tax Treaties : Building Bridges between Law and Economics (2010), 237, p. 239 et 243; K. Vogel, « Double Tax Treaties and Their Interpretation » (1986), 4 Int’l Tax & Bus. Law. 1, p. 8 et 22; Crown Forest Industries Ltd. c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 802, par. 46). La répartition des pouvoirs de lever des impôts suit la théorie de [traduction] « l’allégeance économique », selon laquelle un lien économique entre l’État et les contribuables sert de fondement pour l’imposition (Li et Avella, s. 1.1.2.1, faisant référence à Société des Nations, Commission économique et financière, Rapport sur la double imposition présenté au Comité financier (1923)). Cela signifie que les impôts devraient être payés sur le revenu là où ils ont les « intérêts économiques » ou les liens les plus étroits, soit dans l’État de résidence soit dans l’État de la source.

[152]                     La théorie de l’allégeance économique explique pourquoi les art. 1 et 4 prévoient que la Convention s’applique aux résidents de l’un ou l’autre des États. Les États contractants n’accordent les avantages des traités fiscaux qu’à leurs résidents (c’est‑à‑dire aux personnes assujetties à l’impôt chez eux) parce que la résidence est un critère approprié pour garantir que la convention [traduction] « ne vise que les personnes qui avaient une allégeance économique envers un des États contractants ou envers les deux » (P. J. Hattingh, « Article 1 of the OECD Model : Historical Background and the Issues Surrounding It » (2003), 57 Bull. Int’l Fisc. Doc. 215, p. 221).

[153]                     Selon la théorie de l’allégeance économique, le revenu actif est généralement imposable dans l’État de la source (là où le revenu est gagné) tandis que le revenu passif est imposé principalement dans l’État de résidence (J. Li et A. Cockfield, avec J. S. Wilkie, International Taxation in Canada : Principles and Practices (4e éd. 2018), p. 46‑47).

[154]                     Bien que les gains en capital [traduction] « ne correspondent précisément ni à du “revenu actif” ni à du “revenu passif” » (J. Li, A. Cockfield et J. S. Wilkie, International Taxation in Canada : Principles and Practices (2e éd. 2011), p. 44), il n’en demeure pas moins que le régime de répartition décrit à l’art. 13 est lui aussi le reflet de la théorie de l’allégeance économique (Li et Avella, s. 1.1.2.1). Selon le lieu où le lien économique est le plus étroit, c’est à l’État de la source ou à l’État de résidence que sera conféré le pouvoir d’imposer le gain en capital. En règle générale, la résidence est réputée indiquer l’État avec lequel les liens économiques sont les plus étroits. L’État de résidence est généralement celui où [traduction] « le capital est accumulé et dépensé » (ibid.), il a donc le droit le plus fort de lever l’impôt. Comme l’explique le professeur Krishna, [traduction] « [l]’obligation de payer de l’impôt en fonction de la résidence découle du principe selon lequel les personnes qui bénéficient de leur affiliation économique et sociale avec un pays ont une obligation de contribuer aux finances publiques de ce dernier » (Fundamentals of Canadian Income Tax (2e éd. 2019), vol. 1, p. 103).

[155]                     Le paragraphe 13(5) de la Convention reflète ce principe : sauf dans les cas de quelques exceptions, les gains en capital sont imposés uniquement dans l’État où les contribuables sont résidents, parce que la résidence est le signe de ce lien étroit.

[156]                     Les gains tirés d’un bien immobilier sont une de ces exceptions (voir de façon générale les par. 13(1) et (4)). Lorsqu’il est tiré d’un bien immobilier, le gain en capital est généralement lié de manière prédominante avec le lieu où se trouve le bien, ce qui justifie de conférer le droit de lever des impôts sur ce gain à l’État de la source. La logique qui sous‑tend l’imposition au lieu de résidence consiste en ce qu’une [traduction] « personne qui perçoit un revenu d’une personne ou d’un bien situé dans un État a un lien si étroit avec l’État où se trouve physiquement cette personne ou ce bien que l’obligation de soutenir cet État est justifiée par ce lien » (Kemmeren, p. 262 (italique dans l’original); voir aussi A. Christians et N. Benoît‑Guay, « Statut et contenu des conventions fiscales », dans J.‑P. Vidal, dir., Introduction à la fiscalité internationale au Canada (10e éd. 2021), p. 4/16). Ce principe explique pourquoi les par. 13(1) et (4) confèrent à l’État de la source le droit d’imposer les gains tirés directement ou indirectement d’un bien immobilier situé dans cet État (Li et Avella, s. 1.1.2.1 et 1.1.2.5; OCDE, « Commentaires sur l’article 13 » dans Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune : Version abrégée (2017) (« Commentaires de 2017 »), par. 4; S. Simontacchi, Taxation of Capital Gains under the OECD Model Convention : With special regard to Immovable Property (2007), vol. 29, p. 201).

[157]                     Enfin, l’exception à l’exception prévue au par. 13(4) accorde le droit de lever des impôts à l’État de résidence sur les gains en capital de ses résidents tirés de biens immobiliers, lorsque ces gains découlent de leur activité commerciale, et ce, de manière à refléter ce que le Canada et le Luxembourg estimaient être des liens économiques plus étroits avec l’État de résidence. « Le fondement de cette exception repose sur le principe qu’un non-résident qui investit activement dans des biens immobiliers situés dans le pays de la source devrait payer de l’impôt dans le pays de la résidence » (Christians et Benoît‑Guay, p. 4/16 (nous soulignons)). Lorsque des activités commerciales sont menées dans un bien immobilier, la valeur est tirée de ces activités — plutôt que du bien immobilier lui‑même. En conséquence, la justification économique de l’imposition par l’État de la source est plus faible.

[158]                     Il vaut la peine de rappeler que le par. 13(4) est censé empêcher les contribuables de contourner l’imposition dans l’État de la source (par. 13(1)) en interposant une société pour aliéner des biens immobiliers. Cette justification de l’imposition par l’État de la source est plus faible lorsque la société mène des activités commerciales dans le bien immobilier parce que [traduction] « l’hypothèse selon laquelle un voile corporatif a été interposé entre l’actionnaire et le bien immobilier est discutable, et assimiler l’aliénation d’actions de la société à celle du bien immobilier sous‑jacent ne semble pas tenable » (S. Simontacchi, « Immovable Property Companies as Defined in Article 13(4) of the OECD Model » (2006), 60 Bull. Int’l Tax’n 29, p. 31).

[159]                     L’exception à l’exception ne figure pas dans le « Modèle de convention » de l’OCDE de 2017, mais elle est envisagée dans les commentaires de l’OCDE comme une possibilité pour les parties contractantes qui souhaitent conférer des droits de lever des impôts à l’État de résidence pour les biens immobiliers comme les mines et les hôtels (Commentaires de 2017, par. 28.5‑28.7). Nous sommes donc d’accord avec la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle cette exception à l’exception a notamment pour objet d’« encourager les investissements par les résidents du Luxembourg dans des biens immobiliers acquis pour être utilisés dans le cadre des activités d’une entreprise » (par. 43).

[160]                     Se fondant sur la décision Fundy Settlement c. Canada, 2010 CAF 309, [2012] 2 R.C.F. 374, la Cour d’appel fédérale a rejeté la théorie de « l’allégeance économique » comme raison d’être du par. 13(4) de la Convention parce que celle‑ci « ne fait aucune distinction entre les résidents ayant des liens économiques ou commerciaux solides avec l’État et ceux ayant des liens faibles [ou n’en ayant pas] » (R. c. MIL (Investments) S.A., 2007 CAF 236 (« MIL (CAF) »), par. 6 (CanLII)).

[161]                     Selon nous, le raisonnement adopté dans les décisions Fundy Settlement, MIL (CCI) et MIL (CAF) s’écarte de l’approche qu’il convient d’adopter eu égard à la RGAÉ, qui se concentre sur le « pourquoi » — la raison d’être — qui sous‑tend le texte des dispositions pertinentes; ces jugements ne devraient pas être suivis. S’il suffisait de se fonder sur le texte d’une disposition d’un traité pour éviter d’abuser de ce dernier, la RGAÉ serait rendue impuissante pour traiter des opérations abusives structurées en fonction de traités fiscaux, et ce, en dépit des modifications rétroactives apportées à l’art. 245 de la Loi en 2005 pour garantir que la RGAÉ s’applique aux traités fiscaux. Comme l’explique le professeur G. T. Loomer, cette analyse [traduction] « semble garantir que, dans la mesure où l’entité intermédiaire est formellement établie dans l’État en cause et satisfait aux exigences techniques des dispositions spécifiques du traité sur lesquelles elle se fonde, toute stratégie d’évitement liée à un traité fiscal auquel a adhéré le Canada, aussi flagrante soit‑elle, sera à l’abri de la RGAÉ » (« Tax Treaty Abuse : Is Canada Responding Effectively? », dans Oxford University Centre for Business Taxation, Working Paper No. 09/05 (révisé en mars 2009), s. 4.3.3). Nous notons en outre que, lorsque la Cour a tranché le pourvoi dans Fundy Settlement pour d’autres motifs, elle a précisé qu’il « ne faut toutefois pas considérer que nous souscrivons aux motifs de la Cour d’appel fédérale » quant à la RGAÉ (Fundy Settlement c. Canada, 2012 CSC 14, [2012] 1 R.C.S. 520, par. 19).

[162]                     Alta Luxembourg plaide de même que la Cour a conclu, dans l’arrêt Crown Forest, que la résidence au sens des traités fiscaux bilatéraux se trouve là où les contribuables sont intégralement assujettis à l’impôt de l’État contractant. À son avis, la Couronne tente d’ajouter une condition non énoncée selon laquelle les contribuables doivent avoir des liens économiques étroits avec l’État contractant de résidence pour être un « résident » au sens de la Convention.

[163]                     Nous ne sommes pas d’accord. Cet argument ne tient pas compte du fait que la cause Crown Forest ne portait pas sur l’application de la RGAÉ. En effet, dans cette affaire, la Cour était appelée à interpréter le terme « résident » au sens de la Loi de 1984 sur la Convention Canada–États‑Unis en matière d’impôt. Or, lorsque, comme en l’espèce, la RGAÉ est invoquée pour refuser un avantage fiscal dont pourrait autrement se prévaloir les contribuables sur le fondement du texte des dispositions, il faut pousser l’analyse au‑delà du texte de manière à décider si le fait de conférer un tel avantage contrecarrerait ou exploiterait la raison d’être des dispositions. Cela ne veut pas dire qu’Alta Luxembourg doit satisfaire à une « condition non énoncée » en plus d’avoir le statut de « résident » au sens des art. 1 et 4 de la Convention. La Couronne invoque plutôt la nécessité qu’il existe des liens économiques avec le Luxembourg relativement à l’objet ou à l’esprit qui sous‑tendent les dispositions pertinentes. Pour la Couronne, accorder l’avantage fiscal à Alta Luxembourg dans des circonstances où elle n’a pas de véritables liens économiques étroits avec l’État de résidence contrecarrerait la raison d’être des dispositions pertinentes. Cela est conforme à la méthodologie qu’il convient d’appliquer lorsque la RGAÉ est en cause.

[164]                     En somme, le régime de répartition attribue les droits de lever des impôts en fonction de l’étroitesse du lien économique entre le revenu et les États contractants. L’exception à l’exception prévue au par. 13(4) suit la même logique : lorsque les contribuables exercent des activités commerciales dans un bien immobilier, ils tirent davantage de bénéfices de l’État de résidence et du cadre juridique applicable au commerce dans cet État que de l’infrastructure de l’État de la source. Ce lien entre le revenu et l’État de résidence constitue le fondement économique de l’imposition par l’État de résidence.

d)             Conclusion quant à la raison d’être des dispositions pertinentes

[165]                     Nous concluons que la raison d’être des dispositions pertinentes de la Convention est d’attribuer les droits de lever des impôts à l’État contractant qui a le droit économique le plus fort sur le revenu en cause. L’exception à l’exception confère à l’État de résidence le droit d’imposer les gains en capital tirés de la liquidation d’un bien immobilier où s’exercent des activités commerciales. La raison d’être de cette exception à l’exception est d’encourager l’investissement; cela reflète le fait que l’activité commerciale, plutôt que le bien immobilier lui‑même, détermine la valeur de ce dernier. Ainsi, la justification sur le plan économique de l’imposition par l’État de la source — une dérogation au principe général de l’imposition par l’État de résidence — est plus faible. L’État de résidence a le droit économique le plus fort de lever de l’impôt sur le revenu.

(2)          Y a‑t‑il eu abus dans l’application des dispositions de la Convention?

[166]                     Les tribunaux d’instances inférieures ont commis une erreur de droit en omettant de cerner l’objet ou l’esprit des dispositions applicables de la Convention et en se contentant plutôt d’énoncer la teneur du par. 13(5). Ils n’ont pas porté attention à la raison d’être de la disposition. Nous sommes donc appelés à refaire l’analyse relative à l’abus et à décider si l’opération est conforme à la raison d’être des dispositions pertinentes ou si elle la contrecarre (Canada c. 594710 British Columbia Ltd., 2018 CAF 166, par. 64 (CanLII)).

[167]                     Selon nous, Alta Luxembourg n’est pas véritablement présente au Luxembourg — ce n’est que pure apparence. Ainsi, lui permettre de bénéficier des avantages fiscaux qui sont conférés sur la base du lien économique plus étroit entre le revenu des contribuables et le Luxembourg contrecarrerait l’objet ou l’esprit des dispositions de la Convention.

[168]                     Il ressort clairement de l’examen du dossier qu’Alta Luxembourg n’a aucun lien économique étroit avec le Luxembourg. Elle a été créée et gérée par Alta US, ses actionnaires américains et d’autres actionnaires étrangers, dont les pays ne disposent pas d’un traité fiscal assorti d’une clause d’exonération similaire à celle prévue par la Convention. L’opération a été conçue de manière à ce qu’aucun gain ne soit réalisé au Luxembourg et que le produit de la vente soit entièrement versé aux actionnaires. Comme l’a déclaré un directeur général principal de la société privée d’investissement à l’origine de la restructuration, l’objectif n’était pas d’établir une véritable présence au Luxembourg, mais plutôt de s’assurer que [traduction] « tout transite par différentes entités et qu’aucun impôt ne soit payé au Canada » (d.a., vol. IV, p. 106). Après l’opération, Alta Luxembourg n’a exercé aucune activité commerciale au Luxembourg.

[169]                     La présence d’Alta Luxembourg au Luxembourg a été fabriquée de toutes pièces. Les actionnaires et les investisseurs d’Alta US ont retenu des « services de domiciliation » pour assurer une présence d’affaires au Luxembourg et bénéficier de la Convention. Il ressort clairement des courriels échangés avant l’opération que le rôle du fournisseur de services consistait uniquement à garantir qu’Alta Luxembourg réponde aux « exigences de fond » minimales afin que les actionnaires et les investisseurs d’Alta US puissent [traduction] « bénéficier des avantages prévus par le traité fiscal conclu par le Canada et le Luxembourg (c.‑à‑d., atténuer les pertes fiscales au Canada) » (d.a., vol. IV, p. 138‑139). Les appels destinés à Alta Luxembourg étaient acheminés à un standard téléphonique et un employé du fournisseur de services y répondait. En plus d’assurer une présence d’affaires pour Alta Luxembourg, le fournisseur de services a également tenu des réunions du conseil d’administration d’Alta Luxembourg. Ce dernier était composé de deux catégories d’administrateurs : des administrateurs de catégorie A et des administrateurs de catégorie B. Les administrateurs de catégorie B ont tous été recrutés par le fournisseur de services et n’ont jamais rencontré les administrateurs de catégorie A. En réalité, Alta Luxembourg n’existait que par le biais du fournisseur de services. Il s’agissait en fait d’une coquille vide.

[170]                     Le Canada et le Luxembourg ont accepté l’exception à l’exception afin de refléter le lien économique plus étroit entre le Luxembourg et ses résidents qui exercent des activités commerciales dans un bien immobilier situé au Canada. Or, les opérations d’évitement ont été organisées en fonction d’une société fictive qui n’avait aucun lien véritable avec le Luxembourg et qui avait été créée dans le seul but d’obtenir un avantage fiscal prévu par la Convention. Par conséquent, les opérations ont mené à un résultat qui contrecarre la raison pour laquelle le Luxembourg s’est vu attribuer les droits de lever des impôts sur une certaine catégorie de gains en capital. En effet, c’est précisément le type d’opérations que les auteurs Li et Avella considèrent comme une utilisation abusive des traités fiscaux : [traduction] « . . . recourir à des sociétés interposées dans un pays intermédiaire dans le but de tirer profit du réseau de conventions de ce pays . . . » en ce qui concerne les gains en capital (s. 2.1.1.3).

[171]                     Le Canada a délibérément choisi de ne pas faire bénéficier les résidents des pays où se trouvent les actionnaires d’Alta US de l’exonération prévue par la Convention. S’agissant des dispositions en cause, il est impossible que le Canada et le Luxembourg aient tous deux voulu permettre aux résidents d’États tiers d’obtenir indirectement des avantages fiscaux qu’ils ne pouvaient pas obtenir directement, en l’absence de tout lien économique véritable avec le Luxembourg. Cela serait « manifestement contraire à la raison pour laquelle » les États cèdent leur « compétence en matière fiscale à titre de pays‑source du revenu » (Crown Forest, par. 52). Dans ses motifs, notre collègue suppose que le gouvernement fédéral a délibérément cherché, dans l’exercice du pouvoir fédéral de conclure des traités, à créer un cadre qui permette de se livrer à un évitement fiscal illimité au moyen de stratagèmes comme celui auquel Alta Luxembourg a eu recours. Affirmer une telle chose revient à en exposer l’absurdité. Or, notre collègue cherche à légitimer cet évitement fiscal abusif et flagrant sous prétexte que le Canada aurait dû négocier des conditions différentes. Il est injustifié de se demander ce qui aurait hypothétiquement pu être négocié puisque cela revient à spéculer ex ante sur la manière dont les parties auraient dû procéder en fonction d’autres possibilités dont elles auraient disposé. Un tel argument donne néanmoins la primauté à ce qui n’existe pas. Nous sommes d’avis que le législateur était en droit de s’appuyer sur la RGAÉ pour prévenir les utilisations abusives de la Convention plutôt que de négocier l’inclusion d’une règle particulière. Il faut examiner ce qui a réellement fait l’objet de l’entente et la question de savoir si les opérations d’évitement ont eu pour effet de contrecarrer la raison d’être des dispositions pertinentes. Dans le cadre du donnant‑donnant qui a eu cours lors de la négociation du traité, le Canada n’a certainement pas renoncé à la RGAÉ.

[172]                     Il y a 20 ans, la vérificatrice générale a soulevé certaines préoccupations à l’égard de ce type de stratagèmes et a recommandé au Parlement d’adopter des mesures législatives pour protéger l’assiette fiscale du Canada. Le Parlement a remédié à ce mal en adoptant l’art. 4.1 de la LICIR afin de garantir que le ministre puisse invoquer la RGAÉ pour refuser les avantages fiscaux découlant de stratagèmes jugés abusifs dans le cadre de l’analyse qui sous‑tend la RGAÉ. Pour reprendre les propos des auteurs Li et Cockfield, pour [traduction] « établir si le Parlement [. . .] avait l’intention d’interdire une opération d’évitement fiscal particulière », il convient de déterminer quel est le « mal » qu’il voulait corriger (p. 380).

[173]                     En outre, les opérations d’évitement vont à l’encontre de l’objectif qui sous‑tend l’exception à l’exception, c’est‑à‑dire encourager les échanges et les investissements. En effet, ces opérations ne constituaient pas une acquisition ou un investissement, mais plutôt la liquidation d’un investissement au Canada sans payer d’impôt sur les gains en capital. Ainsi, les opérations ne répondent pas aux objectifs économiques qui sous‑tendent l’entente.

[174]                     Par ailleurs, il ressort clairement de la jurisprudence que, bien qu’elle soit « insuffisante en soi pour établir l’existence d’un évitement fiscal abusif », l’absence d’un véritable objet non fiscal « peut faire partie du contexte factuel dont les tribunaux peuvent tenir compte en analysant des allégations d’évitement fiscal abusif fondées sur le par. 245(4) » (Trustco Canada, par. 58; voir aussi Lipson, par. 38). L’absence d’un véritable objet non fiscal est un facteur pertinent quand la raison d’être des dispositions en cause signifie « qu’un avantage fiscal particulier ne [peut] s’appliquer qu’aux opérations ayant un certain objet économique, commercial, familial ou un autre objet non fiscal » (Trustco Canada, par. 58).

[175]                     En l’espèce, la ministre souhaite appliquer la RGAÉ dans le contexte d’une restructuration d’ordre purement fiscal qui a fait passer la résidence au Luxembourg, une réorganisation pour laquelle il n’y avait aucun véritable objet non fiscal. Étant donné que la raison d’être des dispositions en cause consiste à refléter les liens économiques avec le Luxembourg, l’État de résidence, cette absence totale d’objet non fiscal est un facteur sous‑jacent pertinent qui peut être pris en considération dans l’analyse fondée sur le par. 245(4) de la Loi.

[176]                     Bien que la Couronne ait reconnu qu’Alta Luxembourg était une résidente du Luxembourg au sens de l’art. 4 de la Convention, nous ne sommes pas d’avis — contrairement à la Cour d’appel fédérale — que l’exigence de résidence est déterminante dans le contexte de l’analyse fondée sur la RGAÉ. Encore là, la RGAÉ oblige les tribunaux à donner effet à la raison d’être du texte des dispositions pertinentes. Selon le raisonnement de la Cour d’appel fédérale, la RGAÉ ne s’appliquerait pas aux traités fiscaux quand l’avantage consiste à être exempté de l’impôt au Canada, c’est‑à‑dire quand le Canada a cédé son droit à l’autre pays signataire. Comme être exempté d’impôt au Canada constitue le principal avantage fiscal prévu par les traités fiscaux, la RGAÉ — une règle générale de dernier recours — deviendrait inopérante en tant que règle relative à l’utilisation abusive des traités fiscaux. C’est précisément le fait de se conformer à un traité fiscal sur le plan technique, mais de manière à contrecarrer la raison d’être des dispositions invoquées par les contribuables, qui déclenche l’application de la RGAÉ. Alta Luxembourg a respecté le libellé des dispositions pertinentes de la Convention, mais pas leur raison d’être. Or, c’est à la raison d’être que les tribunaux doivent donner effet au titre de la RGAÉ.

[177]                     Nous reconnaissons que le fait de conclure au caractère abusif d’une opération conçue pour réclamer des avantages fiscaux prévus par traité quand un résident n’a pas de lien économique avec l’État de résidence peut avoir pour effet de créer plus d’incertitude que le fait d’appliquer machinalement le libellé de la Convention. Cependant, le Parlement a établi l’équilibre qu’il jugeait approprié entre la certitude et l’équité du système fiscal dans son ensemble. Les faits de l’espèce sont un exemple patent d’une restructuration effectuée par un contribuable averti sur la base de conseils d’un expert en fiscalité afin d’éviter de payer de l’impôt au Canada. Dans de tels cas, il ne faut pas oublier le principe d’équité. Par ailleurs, le degré d’incertitude introduit par la RGAÉ est contrebalancé par le fardeau qu’a la Couronne de démontrer que les opérations d’évitement contrecarrent l’objet ou l’esprit des dispositions invoquées par les contribuables et par le fait que tout doute soulevé dans le cadre de l’analyse fondée sur la RGAÉ doit être résolu en faveur des contribuables (Trustco Canada, par. 69). En l’espèce, l’abus est manifeste. Il ressort de la preuve qu’Alta Luxembourg n’avait aucun lien économique véritable avec le Luxembourg puisqu’il s’agissait d’une simple société relais interposée au Luxembourg pour que des résidents d’États tiers puissent se prévaloir d’une exonération fiscale en vertu de la Convention. Nous convenons avec notre collègue que l’absence d’un objet non fiscal, bien qu’elle soit pertinente, ne permet pas à elle seule de conclure à un abus en l’espèce. C’est plutôt l’absence de tout lien économique véritable avec le Luxembourg qui contrecarre la raison d’être des dispositions pertinentes de la Convention. La Couronne s’est acquittée de son fardeau.

[178]                      Enfin, nous tenons à formuler certains commentaires au sujet d’une observation formulée aux par. 84‑85 de la décision de la Cour canadienne de l’impôt. La cour a expliqué que, lorsqu’elles négocient un traité fiscal, les parties sont censées connaître le système fiscal de l’autre État. C’est donc dire que le Canada, en tant qu’État qui impose les gains en capital, aurait dû voir à éviter une double exonération de ce type de revenu. Pour plus de précision, si nous comprenons bien, la Couronne ne prétend pas que la RGAÉ est invoquée parce que les gains en capital n’ont pas été imposés au Luxembourg. En fait, elle demande que la RGAÉ soit appliquée puisque, selon elle, Alta Luxembourg n’avait aucun lien économique avec le Luxembourg et la raison d’être des art. 1 et 4 et du par. 13(4) se trouve donc contrecarrée.

[179]                     En résumé, nous sommes d’avis que l’absence manifeste de lien économique entre Alta Luxembourg et le Luxembourg contrecarre la raison d’être des dispositions pertinentes de la Convention, qui consiste à attribuer le droit de lever des impôts à l’État contractant ayant le droit économique le plus fort. Les opérations découlent d’un arrangement qui n’était pas raisonnablement prévu dans l’objet ou l’esprit du par. 13(4). Les opérations d’évitement ont donc pour effet de contrecarrer la raison d’être du par. 13(4) et en constituent une utilisation abusive au sens de la RGAÉ. Par conséquent, l’avantage fiscal prévu par les dispositions pertinentes est refusé.

(3)          Un mot sur le chalandage fiscal

[180]                     Nous nous permettons de commenter brièvement sur la question de savoir si le chalandage fiscal constitue une utilisation inappropriée des traités fiscaux puisque cette question a fait l’objet d’une analyse poussée de la part des parties et des tribunaux d’instances inférieures. Voici la définition de « treaty shopping » (« chalandage fiscal ») qui se trouve dans le Glossary of Tax Terms (en ligne) de l’OCDE:

     [traduction] Analyse des dispositions des traités fiscaux en vue de la structuration d’une transaction ou d’une opération internationale de manière à tirer avantage d’une convention fiscale donnée. Ce terme s’applique habituellement lorsqu’une personne — résidente de ni l’un ni l’autre des pays signataire de la convention — établit une entité dans l’un de ces pays dans le but d’obtenir des avantages prévus par la convention.

 

(Voir aussi Crown Forest, par. 52.)

[181]                     À ce propos, nous sommes d’accord avec la Couronne pour dire que la Convention ne vise pas à permettre aux résidents d’États tiers de bénéficier du régime fiscal de ses cosignataires en l’absence d’un lien véritable avec l’un ou l’autre de ces derniers. Comme la Cour l’a conclu dans l’arrêt Crown Forest, il n’y a aucune raison de présumer que le Canada conclut des traités fiscaux dans le but de « céder son pouvoir d’imposition à un ressort étranger à la Convention » (par. 49).

[182]                     Le chalandage fiscal désigne [traduction] « un effort prémédité pour tirer profit du réseau international de traités fiscaux et d’une sélection judicieuse du traité le plus favorable pour atteindre un but précis » (H. D. Rosenbloom, « Tax Treaty Abuse : Policies and Issues » (1983), 15 Law & Pol’y Int’l Bus. 763, p. 766, cité dans D. G. Duff, « Tax Treaty Abuse and the Principal Purpose Test — Part 1 » (2018), 66 Rev. fisc. can. 619, p. 623‑624). Le chalandage fiscal est habituellement une pratique par laquelle des non‑résidents établissent une présence minimale ou une activité économique minimale dans un pays afin de bénéficier des traités que ce pays a conclus avec d’autres pays (V. Krishna, « Using Beneficial Ownership to Prevent Treaty Shopping » (2009), 56 Tax Notes Int’l 537, p. 540).

[183]                     Le chalandage fiscal a notamment été critiqué parce qu’il produit des résultats contraires à l’intention des États contractants, comme la réduction de l’imposition et la non‑imposition, ce qui peut entraîner une érosion involontaire des assiettes fiscales nationales (Duff (2018), p. 624‑625; voir aussi B. J. Arnold et J. R. Wilson, « Aggressive International Tax Planning by Multinational Corporations : The Canadian Context and Possible Responses », University of Calgary School of Public Policy, vol. 7, Research Paper No. 29 (2014), p. 56). En effet, le chalandage fiscal peut, indirectement et involontairement, accorder des avantages fiscaux aux résidents des États tiers, contrairement à l’intention du Canada de réserver ces avantages aux résidents de l’autre partie signataire (Ministère des Finances, Document de consultation sur le chalandage fiscal — Le problème et les solutions possibles, 12 août 2013 (en ligne)). Par conséquent, le chalandage fiscal peut nuire à « l’équilibre des compromis » qui sous‑tend un traité fiscal et décourager les États de conclure un tel traité. Pourquoi un État négocierait‑il un traité fiscal avec le Canada et ferait‑il les concessions nécessaires dans le cadre d’un tel processus si ses résidents peuvent bénéficier des nombreux traités fiscaux conclus par le Canada au moyen d’arrangements de chalandage fiscal (Duff (2018), p. 624; OCDE, Action 6 Prevention of tax treaty abuse (en ligne); voir aussi J. Li, « Beneficial Ownership in Tax Treaties : Judicial Interpretation and the Case for Clarity », dans P. Baker et C. Bobbett, dir., Tax Polymath : A life in international taxation (2011), 187, p. 191)?

[184]                     Dans l’arrêt Crown Forest, les membres de la Cour ont déclaré à l’unanimité que le chalandage fiscal est « fort peu souhaitable » et « manifestement contraire à la raison pour laquelle le Canada a cédé sa compétence en matière fiscale à titre de pays‑source du revenu » (par. 52). Ils ont ajouté qu’un tel comportement « ne doit pas être encouragé ni favorisé par l’interprétation judiciaire des ententes existantes » (par. 49).

[185]                     Néanmoins, nous sommes d’accord avec Alta Luxembourg pour dire que le chalandage fiscal n’est pas intrinsèquement abusif. Il n’est pas nécessairement inapproprié de réduire au minimum son assujettissement fiscal en choisissant un régime avantageux sur le plan fiscal lorsqu’on fait un investissement à l’étranger (Crown Forest, par. 49). Certains ressorts offrent des incitatifs fiscaux pour encourager les échanges et les investissements; par conséquent, les contribuables ont le droit de se prévaloir de ces avantages pour réduire l’impôt au minimum. Il n’est donc pas abusif en soi de choisir un traité pour réduire l’impôt payable. En fait, cela peut même être conforme à l’un des principaux objectifs des traités fiscaux : encourager les échanges et les investissements.

[186]                     Cependant, quand les droits de lever des impôts prévus dans un traité fiscal sont attribués sur la base de l’allégeance économique et que des sociétés relais réclament des avantages fiscaux alors qu’elles n’ont aucun lien économique véritable avec l’État de résidence, nous sommes d’avis que le chalandage fiscal est abusif. Comme l’expliquent les professeurs N. Bammens et L. De Broe, l’utilisation de « sociétés relais » ne cadre pas avec les objectifs des traités fiscaux bilatéraux :

      [traduction] . . . on conclut des traités fiscaux pour des raisons de nature économique : les États contractants veulent encourager des relations commerciales réciproques en évitant la double imposition. Le recours à des sociétés relais et à des arrangements de chalandage fiscal a bien peu à voir avec cet objectif économique. Le chalandage fiscal rompt ainsi l’équilibre et la réciprocité du traité fiscal. En effet, si l’on veut préserver la réciprocité inhérente à un traité fiscal, on ne doit pas octroyer ses avantages à des personnes qui n’y ont pas droit. [Nous soulignons; notes en bas de pages omises.]

      (« Treaty Shopping and Avoidance of Abuse », dans Lang et autres, Tax Treaties, 51, p. 52; voir aussi Li et Avella, s. 2.1.1.3.)

[187]                     Dans de tels cas, comme en l’espèce, l’opération d’évitement serait contraire aux objectifs des traités fiscaux bilatéraux et contrecarrerait l’objet ou l’esprit de dispositions portant spécifiquement sur la répartition des droits de lever des impôts. La RGAÉ a pour objet d’empêcher de tels abus : [traduction] « . . . la plupart des traités portant sur la double imposition ne comportent pas de limites précises quant à la capacité des résidents de pays tiers à faire du chalandage fiscal [et] s’appuient [plutôt] sur la notion de bénéficiaire effectif ou sur la législation nationale anti‑abus pour se protéger contre les sociétés relais fictives » (Krishna (2009), p. 540). De même, les professeurs C. A. Brown et J. Bogle estiment que la RGAÉ est, [traduction] « [e]n ce moment, le principal outil pour lutter contre le chalandage fiscal au Canada » (« Treaty Shopping and the New Multilateral Tax Agreement — Is it Business as Usual in Canada? » (2020), 43 Dal. L.J. 1, p. 4).

[188]                     En conclusion, ce ne sont pas tous les types de chalandage fiscal qui mènent au recours abusif à un traité fiscal. En fait, ce n’est que lorsqu’une opération d’évitement contrecarre la raison d’être de la disposition pertinente que le chalandage fiscal est abusif et que l’avantage fiscal est refusé. Par exemple, quand les parties contractantes attribuent les droits de lever de l’impôt à l’État de résidence sur la base de l’allégeance économique, comme c’est le cas ici, le chalandage fiscal est abusif si le résident d’un État tiers utilise une société relais pour réclamer des avantages prévus par des dispositions du traité qui requièrent un lien économique véritable avec l’État de résidence. La raison d’être de ces dispositions se trouve donc minée par le respect formaliste de leur libellé. Faire fi de cette réalité revient à dépouiller la RGAÉ de tout effet concret.

IV.         Dispositif

[189]                     Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi de la Couronne et d’annuler les jugements de la Cour d’appel fédérale et de la Cour canadienne de l’impôt, avec dépens. Nous sommes en outre d’avis de rejeter le pourvoi interjeté par Alta Luxembourg sous le régime de la Loi à l’encontre de la cotisation établie par la ministre du Revenu national pour l’année d’imposition 2013.

 

                    Pourvoi rejeté avec dépens, le juge en chef Wagner et les juges Rowe et Martin sont dissidents.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général du Canada, Vancouver.

                    Procureurs de l’intimée : Thorsteinssons, Toronto.



[1]  Les présents motifs font référence à plusieurs versions du Modèle de convention de l’OCDE et des Introductions et des Commentaires publiés à leur égard : les « Commentaires sur l’article 1 » de 1977, dans Modèle de convention de double imposition concernant le revenu et la fortune; le « Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune », les « Commentaires sur l’article 1 », les « Commentaires sur l’article 4 » et les « Commentaires sur l’article 13 » de 1998, dans Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune : Version abrégée; le « Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune », l’« Introduction » et les « Commentaires sur l’article 1 » de 2003, dans Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune : Version abrégée; et le « Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune » et l’« Introduction » de 2017, dans Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune : Version abrégée.

[2]  Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République fédérale du Nigéria en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur les gains en capital, R.T. Can. 1999 no 48, par. 10(7), 11(8) et 12(7).

[3]  Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de l’Ukraine en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 1997 no 39, par. 11(8) et 12(8).

[4]  Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République du Kazakhstan en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 1998 no 13, par. 11(8) et 12(7).

[5]  Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République d’Ouzbékistan en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2000 no 18, par. 11(8) et 12(7).

[6]  Convention entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République du Pérou en vue d’éviter les doubles impositions et de prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, R.T. Can. 2002 no 23, par. 10(7), 11(7) et 12(7).

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