COUR SUPRÊME DU CANADA |
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Référence : Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22 |
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Appel entendu : 1er et 2 décembre 2021 Jugement rendu : 2 décembre 2021 Motifs de jugement : 20 mai 2022 Dossier : 39533 |
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Entre :
Ashley Suzanne Barendregt Appelante
et
Geoff Bradley Grebliunas Intimé
- et -
Bureau de l’avocat des enfants, West Coast Legal Education and Action Fund Association et Rise Women’s Legal Centre Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
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Motifs de jugement : (par. 1 à 190) |
La juge Karakatsanis (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal) |
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Motifs dissidents en partie : (par. 191 à 231) |
La juge Côté |
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Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
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Ashley Suzanne Barendregt Appelante
c.
Geoff Bradley Grebliunas Intimé
et
Bureau de l’avocat des enfants,
West Coast Legal Education and Action Fund Association et
Rise Women’s Legal Centre Intervenants
Répertorié : Barendregt c. Grebliunas
2022 CSC 22
No du greffe : 39533.
Appel entendu : 1er, 2 décembre 2021.
Jugement rendu : 2 décembre 2021.
Motifs déposés : 20 mai 2022.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
Droit de la famille — Garde — Changement du lieu de résidence — Intérêt de l’enfant — Octroi au procès de la résidence principale des enfants à la mère, les autorisant à déménager à quelque dix heures de route de la résidence du père — Appel formé avec succès par le père contre l’ordonnance relative au déménagement — Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur dans son analyse relative au déménagement justifiant l’intervention de la Cour d’appel? — Cadre d’analyse applicable pour déterminer si un déménagement est dans l’intérêt de l’enfant.
Preuve — Éléments de preuve supplémentaires en appel — Appel par le père de l’ordonnance relative au déménagement qui a octroyé la résidence principale des enfants à la mère — Admission par la Cour d’appel de nouveaux éléments de preuve présentés par le père quant à sa situation financière — La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en admettant les nouveaux éléments de preuve? — Test régissant l’admission d’éléments de preuve supplémentaires en appel.
La mère a rencontré le père en 2011, dans le nord de la Colombie‑Britannique, et l’a suivi à Kelowna en 2012. Peu de temps après, ils se sont mariés, ont acheté une maison et ont eu deux garçons. L’achat de la maison constituait une lourde charge, puisqu’il fallait beaucoup d’argent pour la rendre habitable. Lorsque les époux se sont séparés 2018, la maison était encore un chantier de construction en cours. Après que le père a agressé la mère durant une dispute, cette dernière a emmené les deux garçons chez ses parents à Telkwa, à quelque 10 heures de route de Kelowna. Un arrangement pour la garde a été conclu par la suite répartissant le temps parental entre les parents, alternativement à Telkwa et à Kelowna, avant que ceux‑ci s’entendent pour que les enfants restent avec le père, à Kelowna. Il était prévu que les parents auraient du temps parental à tour de rôle une semaine à la fois lorsque la mère retournerait dans cette ville, ce qui ne s’est jamais produit. La mère a plutôt présenté une demande à la cour pour que les enfants déménagent à Telkwa. Elle a indiqué être prête à déménager à Kelowna si sa demande était rejetée, mais le père, lui, ne voulait en aucun cas déménager à Telkwa.
Le juge du procès a accordé la résidence principale des enfants à la mère et leur a permis de déménager à Telkwa. Il a conclu que deux éléments militaient en faveur du déménagement : le plus important était la relation acrimonieuse entre les parents et ses conséquences pour les enfants; et le moins important concernait la situation financière du père, particulièrement en ce qui avait trait à sa capacité de rendre la maison de Kelowna habitable. Le père a interjeté appel et a cherché à produire des éléments de preuve supplémentaires relatifs à sa situation financière et aux rénovations qu’il avait faites dans la maison depuis le procès. La Cour d’appel a qualifié de « nouveaux » ces éléments de preuve, puisqu’ils n’existaient pas au moment du procès. Elle a appliqué un test différent de celui énoncé dans l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759. Selon elle, cet arrêt — et en particulier le critère de la diligence raisonnable — ne régissait pas strictement l’admission de nouveaux éléments de preuve en appel. La cour a admis les éléments de preuve au motif qu’ils remettaient en question un des fondements principaux de la décision rendue à l’issue du procès et que les hypothèses selon lesquelles le père pourrait ne pas être en mesure de demeurer dans la maison de Kelowna avaient été réfutées. Comme une des deux principales considérations retenues par le juge de première instance ne s’appliquait plus, la cour a jugé que le déménagement n’était plus justifié. Elle a donc conclu que l’intérêt des enfants serait mieux servi s’ils restaient à Kelowna avec les deux parents.
Arrêt (la juge Côté est dissidente en partie) : Le pourvoi est accueilli.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal : Peu importe que les éléments de preuve se rapportent à des faits qui sont survenus avant ou après le procès, le test de l’arrêt Palmer régit l’admission d’éléments de preuve supplémentaires en appel lorsqu’ils sont produits dans le but de faire réviser la décision de première instance. Le test de l’arrêt Palmer est suffisamment souple pour répondre aux préoccupations particulières qui se posent quant aux « nouveaux » éléments de preuve. La Cour d’appel a commis une erreur en appliquant un test différent et en admettant les éléments de preuve en cause en appel. Ces éléments de preuve ne satisfaisaient pas au test de l’arrêt Palmer parce que, si le père avait fait preuve de diligence raisonnable, ils auraient pu être disponibles au procès. En tout état de cause, considérant l’existence d’une procédure en modification conçue pour traiter tout changement de situation important, l’admission de ces éléments de preuve n’était pas dans l’intérêt de la justice. Qui plus est, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur dans son analyse relative au déménagement, qui était conforme au cadre applicable à un déménagement important établi par l’arrêt Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27, et précisé depuis plus d’une vingtaine d’années. Ses conclusions de fait et le poids qu’il a accordé aux facteurs ayant une incidence sur l’intérêt des enfants commandaient la déférence en appel. La Cour d’appel a eu tort d’intervenir.
Les juridictions d’appel ont le pouvoir discrétionnaire d’admettre des éléments de preuve supplémentaires pour compléter le dossier d’appel. Lorsque les parties cherchent à présenter de tels éléments de preuve, ce sont généralement les quatre critères énoncés dans l’arrêt Palmer qui s’appliquent : a) la preuve n’aurait pas pu, même avec diligence raisonnable, être obtenue pour le procès; b) la preuve doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive; c) la preuve doit être plausible, en ce sens qu’on peut raisonnablement y ajouter foi; d) la preuve doit être telle que, si l’on y ajoute foi, elle aurait influé sur le résultat. Ce cadre d’analyse s’applique lorsque des éléments de preuve sont présentés en appel dans le but de demander à la juridiction d’appel de contrôler les procédures qui se sont déroulées devant la juridiction inférieure. Le test est téléologique, il est tributaire des faits et il est motivé par un souci primordial pour l’intérêt de la justice. Il garantit la rareté de l’admission en appel d’éléments de preuve supplémentaires, de sorte que les questions en litige entre les parties devraient être davantage circonscrites au fur et à mesure que l’affaire progresse devant les tribunaux jusqu’au stade de l’appel. Le test établit un équilibre entre deux principes fondamentaux : le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires dans notre système de justice, et l’atteinte d’un résultat juste dans le contexte de l’instance.
Le premier critère de l’arrêt Palmer — selon lequel la preuve n’aurait pas pu être obtenue pour le procès, même si la partie qui cherche à la déposer avait fait preuve de diligence raisonnable — met l’accent sur la conduite de la partie qui cherche à produire la preuve. Elle oblige les parties à prendre toutes les mesures raisonnables pour présenter leur meilleure preuve au procès, ce qui garantit le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires pour les parties et l’intégrité du système de justice. Sur le plan individuel, il s’attaque à l’injustice fondamentale que constitue le fait de permettre à une partie de remédier aux lacunes de la cause qu’elle a présentée au procès. Sur le plan systémique, il préserve la distinction entre le rôle des tribunaux de première instance et celui des juridictions d’appel : il incombe aux juges de première instance d’évaluer la preuve et de tirer des conclusions de fait tandis que les juridictions d’appel ont pour mission de vérifier si la décision rendue en première instance comporte des erreurs. L’admission d’éléments de preuve supplémentaires en appel brouille cette distinction essentielle. En conséquence, les éléments de preuve qui auraient pu être disponibles au procès, si la partie les présentant avait fait preuve de diligence raisonnable, ne devraient généralement pas être admis en appel. Quant aux éléments de preuve portant sur des faits survenus depuis le procès, la raison pour laquelle ils n’ont pas été produits au procès peut très bien avoir trait à la conduite des parties avant le procès. Le tribunal doit donc se demander si la conduite de la partie aurait pu influencer le moment où s’est produit le fait qu’elle cherche à prouver.
Les trois derniers critères du test de l’arrêt Palmer obligent les tribunaux à n’admettre en appel que les éléments de preuve qui sont pertinents et plausibles et qui auraient pu influer sur le résultat du procès. Contrairement au critère de la diligence raisonnable, qui est axé sur la conduite de la partie, ces trois critères portent sur la preuve présentée et ils constituent des conditions préalables à l’admission des éléments de preuve. Tous ceux qui, parmi ces derniers, ne satisfont pas à ces conditions d’admissibilité ne peuvent pas être admis en appel. Ces critères reflètent l’importance de parvenir à un résultat juste dans le contexte de l’instance, un principe qui est directement lié au bien‑fondé de la décision rendue à l’issue du procès et à la fonction de recherche de la vérité du processus judiciaire.
Dans le contexte du droit de la famille, les éléments de preuve qui ne satisfont pas au critère de la diligence raisonnable ne devraient généralement pas être admis dans le cadre de l’appel d’une décision portant sur l’intérêt de l’enfant. Le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires sont particulièrement importants dans de telles affaires. Les enfants devraient être rassurés de savoir, avec un certain degré de certitude, où ils vont vivre et avec qui. La certitude quant à la décision rendue à l’issue d’un procès peut mettre un terme à une période d’agitation, de conflits et de coûts immenses, et les parties devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour la favoriser. Ce n’est que dans de rares cas qu’il sera possible d’outrepasser le défaut de diligence raisonnable dans l’intérêt de la justice, comme dans les affaires urgentes exigeant une décision immédiate. Cela peut aussi être le cas lorsque l’admission d’éléments de preuve supplémentaires ne porte aucunement atteinte au principe du caractère définitif des décisions judiciaires, même si le critère de la diligence raisonnable n’a pas été respecté, par exemple, lorsque la juridiction d’appel a déjà relevé une erreur importante dans le jugement de première instance et que les éléments de preuve peuvent l’aider à déterminer l’ordonnance qui s’impose. L’existence de ces circonstances exceptionnelles ne dispense pas de l’application des autres critères de l’arrêt Palmer. De même, l’intérêt de l’enfant ne peut pas être systématiquement invoqué pour faire l’impasse sur le critère de la diligence raisonnable et faire admettre des éléments de preuve supplémentaires en appel.
Dans les causes en droit de la famille, l’admission en appel d’éléments de preuve portant sur des faits survenus depuis le procès peut s’avérer inutile parce que les mécanismes législatifs de modification permettent au juge de première instance de modifier une ordonnance parentale lorsque l’évolution de la situation justifie le réexamen de l’intérêt de l’enfant. La recherche d’un résultat juste peut donc être favorisée par d’autres moyens que l’appel et l’admission en appel d’éléments de preuve portant sur des faits survenus depuis le procès peut donc porter inutilement atteinte au principe du caractère définitif et du déroulement ordonné des procédures judiciaires en ce qui a trait aux décisions en droit de la famille. Les tribunaux doivent se garder de permettre aux parties d’utiliser le cadre d’analyse de l’arrêt Palmer pour contourner les mécanismes législatifs qui prévoient des procédures de révision précises. Un appel ne doit pas donner à une partie l’occasion de se soustraire au fardeau de la preuve qui lui incombe dans une instance en modification; il ne doit pas non plus constituer une occasion de chercher à obtenir une nouvelle décision, après avoir remédié aux lacunes d’une stratégie adoptée au procès, en tirant profit des motifs du juge de première instance. Le tribunal saisi de l’appel d’une ordonnance parentale doit donc se demander si une demande en modification ne conviendrait pas mieux dans les circonstances. Lorsqu’une demande en production d’éléments de preuve supplémentaires équivaut en réalité à une demande en modification déguisée, le tribunal peut refuser d’admettre d’autres éléments de preuve, indépendamment des critères de l’arrêt Palmer.
L’arrêt Gordon de la Cour établit une analyse en deux étapes pour déterminer dans quels cas il y a lieu de modifier une ordonnance parentale et de permettre au parent gardien de déménager avec l’enfant : la partie qui demande la modification de l’ordonnance doit d’abord démontrer qu’il est survenu un changement important dans la situation de l’enfant; le juge doit ensuite rendre l’ordonnance qui sert le mieux l’intérêt de l’enfant étant donné la nouvelle situation. Bien que l’arrêt Gordon ait porté sur une ordonnance modificative, les tribunaux ont aussi appliqué son cadre d’analyse pour déterminer des arrangements de garde en première instance, en y apportant les modifications appropriées. Comme le premier volet du cadre d’analyse de l’arrêt Gordon ne soulèvera probablement pas de question litigieuse dans les causes de déménagement, la détermination de l’intérêt de l’enfant constituera souvent la question cruciale.
Durant les 25 dernières années, la jurisprudence a précisé le cadre d’analyse de l’arrêt Gordon. Les modifications apportées en 2019 à la Loi sur le divorce ont en grande partie codifié ces précisions. Là où la Loi sur le divorce diffère de l’arrêt Gordon, les changements reflètent l’expérience judiciaire collective découlant de l’application des facteurs énoncés dans cet arrêt. Bien que ce dernier ait rejeté l’adoption d’une présomption juridique favorable à l’une ou l’autre des parties, la Loi sur le divorce prévoit désormais un fardeau de preuve lorsqu’il existe déjà une ordonnance, une décision arbitrale ou une entente quant aux droits parentaux (art. 16.93). En outre, même si l’arrêt Gordon a restreint la capacité des tribunaux d’examiner les raisons pour lesquelles un parent souhaite déménager, il s’agit maintenant d’une considération expressément prévue dans l’analyse de l’intérêt de l’enfant (al. 16.92(1)a)).
Les nouvelles modifications à la Loi sur le divorce répondent également aux questions cernées dans la jurisprudence durant les dernières décennies. Le libellé du par. 16(6) reconnaît désormais expressément que ce qu’on appelle le principe du contact maximum, n’est important que dans la mesure où ce contact est dans l’intérêt de l’enfant. Ce principe, qu’il serait préférable à l’avenir d’appeler le facteur du temps parental, ne doit pas être utilisé pour détourner de la nature de l’analyse qui est centrée sur l’enfant. Le paragraphe 16.92(2) prévoit que le juge de première instance ne doit pas tenir compte du témoignage d’un parent selon lequel il déménagerait avec ou sans l’enfant, et, selon l’al. 16(3)j) et le par. 16(4), les tribunaux doivent désormais tenir compte de la présence de violence familiale et de ses effets sur la capacité de son auteur à prendre soin de l’enfant. Les tribunaux doivent tenir compte de la violence familiale et de ses effets sur la capacité et la volonté de toute personne auteure de violence familiale de prendre soin de l’enfant et de satisfaire à ses besoins. Il s’agit d’un facteur particulièrement important dans les causes relatives à un déménagement.
À la lumière de ces précisions, le cadre d’analyse applicable au déménagement peut être reformulé de la façon suivante : le tribunal doit déterminer si le déménagement est dans l’intérêt de l’enfant, eu égard à sa sûreté, à sa sécurité et à son bien‑être physiques, émotionnels et psychologiques. Cet examen est éminemment factuel et discrétionnaire, et la portée du contrôle en appel est restreinte. Le tribunal doit tenir compte de tous les facteurs liés à la situation de l’enfant dont, notamment, son point de vue et ses préférences, l’historique des soins qui lui ont été apportés, tout incident de violence familiale, ou encore son éducation et son patrimoine culturels, linguistiques, religieux et spirituels. Le tribunal doit aussi tenir compte de la volonté de chaque parent de favoriser le développement et le maintien de relations entre l’enfant et l’autre parent, et il doit donner effet au principe selon lequel l’enfant devrait passer avec chaque parent autant de temps que compatible avec son intérêt. Le tribunal ne tient pas compte de l’incidence qu’aurait l’issue de la demande sur les plans de l’une ou l’autre des parties de déménager.
En l’espèce, il existait un risque élevé que la nature très conflictuelle de la relation entre les parents ait une incidence sur les enfants s’ils restaient à Kelowna, et la mère avait besoin du soutien de sa famille pour prendre soin d’eux, un soutien qu’elle ne pouvait avoir qu’à Telkwa. En outre, la mère était davantage disposée à promouvoir une relation harmonieuse entre les enfants et le père que l’inverse, et le juge du procès a conclu à l’existence de violence familiale. Il n’existait donc aucun motif pour annuler la décision du juge du procès selon laquelle le déménagement était dans l’intérêt des enfants.
La juge Côté (dissidente en partie) : Le pourvoi devrait être accueilli en partie. Les nouveaux éléments de preuve devraient être admis, et l’appel renvoyé à la cour de première instance pour réexamen de l’intérêt des enfants à la lumière des nouveaux éléments de preuve.
Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que le test établi dans l’arrêt Palmer régit les faits de la présente affaire, puisqu’il s’applique tant à la preuve nouvelle qu’aux nouveaux éléments de preuve. Il y a toutefois désaccord avec les juges majoritaires quant à l’application de cet arrêt aux faits du présent pourvoi. La conclusion principale de la Cour d’appel selon laquelle les éléments de preuve sont admissibles devrait être confirmée, mais son traitement de l’arrêt Palmer et sa décision de réexaminer l’intérêt des enfants devraient être rejetés. La Cour n’est pas dûment saisie de la question du cadre d’analyse de l’arrêt Gordon, puisque les parties ne l’ont pas soulevée. Celle‑ci devrait être tranchée à une autre occasion.
Le test de l’arrêt Palmer doit être appliqué avec flexibilité dans tous les dossiers où il est question du bien‑être d’enfants. Ce bien‑être est de nature évolutive et fluide, et il est crucial en appel d’évaluer la situation des enfants avec précision. Même si les règles relatives à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve ne sont pas conçues pour permettre aux parties de plaider de nouveau leur cause, l’intérêt d’un enfant peut constituer un motif convaincant pour admettre des éléments de preuve en appel. Dans certaines circonstances, c’est une demande en modification qu’il convient de présenter, mais cette procédure reste de nature contradictoire et, à ce titre, elle aussi placerait un poids supplémentaire sur les ressources des parties et générerait des délais additionnels.
Restreindre l’application flexible de l’arrêt Palmer aux cas exceptionnels est indûment rigide et nuit à la spécificité nécessaire dans les dossiers où il est question du bien‑être d’enfants. En effet, cette approche priverait souvent les juges du contexte complet dont ils ont besoin pour bien juger de l’intérêt de l’enfant dans un dossier donné. En outre, une approche rigide du critère de la diligence raisonnable du test de l’arrêt Palmer se concentre excessivement et étroitement sur la conduite du plaideur. Le simple fait que les nouveaux éléments de preuve auraient pu être obtenus pour le procès ne devrait pas, à lui seul, empêcher une cour d’appel d’examiner des renseignements qui concernent directement le bien‑être d’un enfant. Autrement dit, le défaut de satisfaire au critère de la diligence raisonnable n’est pas toujours fatal puisqu’il ne s’agit pas d’une condition préalable à l’admission. En présence d’un tel défaut, il faut déterminer si les autres critères énoncés dans l’arrêt Palmer ont un poids tel qu’ils l’emportent sur l’omission de satisfaire au critère de diligence raisonnable.
Les cours d’appel ne sont pas autorisées à infirmer les décisions des tribunaux de première instance pour le seul motif qu’ils auraient rendu une décision différente ou soupesé les facteurs différemment. Bien que la Cour d’appel ait eu raison d’admettre les nouveaux éléments de preuve, elle n’aurait pas dû les utiliser comme prétexte pour soupeser de nouveau les conclusions du juge de première instance quant à la relation entre les parties. Ces nouveaux éléments de preuve ne portaient pas sur ces conclusions qui auraient dû faire l’objet de déférence en appel.
En l’espèce, les nouveaux éléments de preuve auraient pu influer sur le résultat au procès, puisqu’ils concernent un aspect crucial du raisonnement du juge de première instance. Le caractère définitif des décisions judiciaires, bien qu’il soit important, ne devrait pas restreindre la latitude du tribunal d’appel au point de l’empêcher de concevoir une réparation qui favoriserait l’intérêt de l’enfant. L’affaire devrait être renvoyée au juge de première instance puisqu’il a une connaissance approfondie de cette famille et des enfants. Tous les délais ou toutes les dépenses supplémentaires découlant du réexamen de cette question sont justifiés par la nécessité d’évaluer l’intérêt des enfants à la lumière de la situation actuelle de leur père.
Jurisprudence
Citée par la juge Karakatsanis
Arrêts appliqués : Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27; arrêts mentionnés : Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), [1994] 2 R.C.S. 165; États‑Unis d’Amérique c. Shulman, 2001 CSC 21, [2001] 1 R.C.S. 616; May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809; R. c. Taillefer, 2003 CSC 70, [2003] 3 R.C.S. 307; Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, [2000] 1 R.C.S. 44; R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328; R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520; R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Grandview (Ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621; Henderson c. Henderson (1843), 3 Hare 100; Stav c. Stav, 2012 BCCA 154, 31 B.C.L.R. (5th) 302; S.F.D. c. M.T., 2019 NBCA 62, 49 C.C.P.B. (2nd) 177; R. c. Sipos, 2014 CSC 47, [2014] 2 R.C.S. 423; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487; R. c. Warsing, [1998] 3 R.C.S. 579; R. c. Nikolovski, [1996] 3 R.C.S. 1197; Child and Family Services of Winnipeg c. J.M.F., 2000 MBCA 145, 153 Man. R. (2d) 90; Children’s Aid Society of Windsor‑Essex (County) c. B. (Y.) (2004), 5 R.F.L. (6th) 269; J.W.S. c. C.J.S., 2019 ABCA 153; Sheikh (Re), 2019 ONCA 692; Riel c. Riel, 2017 SKCA 74, 99 R.F.L. (7th) 367; Hellberg c. Netherclift, 2017 BCCA 363, 2 B.C.L.R. (6th) 126; North Vancouver (District) c. Lunde (1998), 60 B.C.L.R. (3d) 201; Jens c. Jens, 2008 BCCA 392, 300 D.L.R. (4th) 136; Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2021 YKCA 5; Miller c. White, 2018 PECA 11, 10 R.F.L. (8th) 251; Beauchamp c. Beauchamp, 2021 SKCA 148; Cory c. Marsh (1993), 77 B.C.L.R. (2d) 248; Radcliff c. Radcliff (2000), 7 R.F.L. (5th) 425; Sengmueller c. Sengmueller (1994), 17 O.R. (3d) 208; R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779; Bent c. Platnick, 2020 CSC 23; Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014; Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813; Children’s Aid Society of Halton (Region) c. A. (K.L.) (2006), 32 R.F.L. (6th) 7; Children’s Aid Society of Toronto c. P. (D.) (2005), 19 R.F.L. (6th) 267; Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, [2009] 2 R.C.S. 181; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Hejzlar c. Mitchell‑Hejzlar, 2011 BCCA 230, 334 D.L.R. (4th) 49; MacGyver c. Richards (1995), 22 O.R. (3d) 481; Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1367; R. c. G.F., 2021 CSC 20; Hickey c. Hickey, [1999] 2 R.C.S. 518; Nunweiler c. Nunweiler, 2000 BCCA 300, 186 D.L.R. (4th) 323; L.D.D. c. J.A.D., 2010 NBCA 69, 364 R.N.‑B. (2e) 200; Bjornson c. Creighton (2002), 62 O.R. (3d) 236; G.J. c. C.M., 2021 YKSC 20; Droit de la famille — 2294, 2022 QCCA 125; Q. (R.E.) c. K. (G.J.), 2012 BCCA 146, 348 D.L.R. (4th) 622; Ligate c. Richardson (1997), 34 O.R. (3d) 423; Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3; Folahan c. Folahan, 2013 ONSC 2966; Slade c. Slade, 2002 YKSC 40; Spencer c. Spencer, 2005 ABCA 262, 257 D.L.R. (4th) 115; D.P. c. R.B., 2009 PECA 12, 285 Nfld. & P.E.I.R. 61; Hopkins c. Hopkins, 2011 ABCA 372; N.T. c. W.P., 2011 NLCA 47, 309 Nfld. & P.E.I.R. 350; Morrill c. Morrill, 2016 MBCA 66, 330 Man. R. (2d) 165; Joseph c. Washington, 2021 BCSC 2014; Prokopchuk c. Borowski, 2010 ONSC 3833, 88 R.F.L. (6th) 140; Lawless c. Lawless, 2003 ABQB 800; Cameron c. Cameron, 2003 MBQB 149, 41 R.F.L. (5th) 30; Abbott‑Ewen c. Ewen, 2010 ONSC 2121, 86 R.F.L. (6th) 428; N.D.L. c. M.S.L., 2010 NSSC 68, 289 N.S.R. (2d) 8; E.S.M. c. J.B.B., 2012 NSCA 80, 319 N.S.R. (2d) 232; Burns c. Burns, 2000 NSCA 1, 183 D.L.R. (4th) 66; L. (S.S.) c. W. (J.W.), 2010 BCCA 55, 316 D.L.R. (4th) 464; Orring c. Orring, 2006 BCCA 523, 276 D.L.R. (4th) 211; Larose c. Larose, 2002 BCCA 366, 1 B.C.L.R. (4th) 262; H.S. c. C.S., 2006 SKCA 45, 279 Sask. R. 55; D.A.F. c. S.M.O., 2004 ABCA 261, 354 A.R. 387; Harnett c. Clements, 2019 NLCA 53, 30 R.F.L. (8th) 49; C.M. c. R.L., 2013 NSFC 29; Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801.
Citée par la juge Côté (dissidente en partie)
Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759; Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27; Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), [1994] 2 R.C.S. 165; T.G. c. Nova Scotia (Minister of Community Services), 2012 NSCA 43, 316 N.S.R. (2d) 202; C.K.S. c. O.S.S., 2014 ABCA 416; Bacic c. Ivakic, 2017 SKCA 23, 409 D.L.R. (4th) 571; P. (J.) c. P. (J.), 2016 SKCA 168, 89 R.F.L. (7th) 92; O. (A.) c. E. (T.), 2016 SKCA 148, 88 R.F.L. (7th) 34; C.L.B. c. J.A.B., 2016 SKCA 101, 484 Sask. R. 228; Shortridge‑Tsuchiya c. Tsuchiya, 2010 BCCA 61, 315 D.L.R. (4th) 498; Jiang c. Shi, 2017 BCCA 232; PT c. Alberta, 2019 ABCA 158, 88 Alta. L.R. (6th) 235; G (JD) c. G (SL), 2017 MBCA 117, [2018] 4 W.W.R. 543; Babich c. Babich, 2020 SKCA 25; R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487; K.K. c. M.M., 2022 ONCA 72; Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014; Hickey c. Hickey, [1999] 2 R.C.S. 518.
Lois et règlements cités
Children’s Law Act, S.P.E.I. 2020, c. 59, art. 46 à 52.
Family Law Act, S.B.C. 2011, c. 25, art. 65 à 71.
Loi de 2020 sur le droit de l’enfance, L.S. 2020, c. 2, art. 13 à 17.
Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, c. C.12, art. 39.4.
Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), art. 2(1) « violence familiale » [mod. 2019, c. 16, art. 1(7)], 16 [idem, art. 12], 16.92(1) [aj. idem, art. 12], (2) [idem], 16.93 [idem], 17(5) [mod. idem, art. 13(2)], (5.2) [aj. idem], (9) [abr. idem, art. 13(4)], 35.3 [aj. idem, art. 34].
Loi sur le droit de la famille, L.N.‑B. 2020, c. 23, art. 60 à 66.
Parenting and Support Act, R.S.N.S. 1989, c. 160, art. 18E à 18H.
Traités et autres instruments internationaux
Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 3(1).
Doctrine et autres documents cités
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Bailey, Allen M. « Prioritizing Child Safety as the Prime Best‑Interest Factor » (2013), 47 Fam. L.Q. 35.
Bala, Nicholas. « Bill C‑78 : The 2020 Reforms to the Parenting Provisions of Canada’s Divorce Act » (2020), 39 C.F.L.Q. 45.
Boyd, Susan B., and Ruben Lindy. « Violence Against Women and the B.C. Family Law Act : Early Jurisprudence » (2016), 35 C.F.L.Q. 101.
Canada. Ministère de la Justice. Étude sur le déménagement des parents après le divorce ou la séparation, par Nicholas Bala et al., Ottawa, Ministère de la Justice, 2014.
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Newbury, DeWitt‑Van Oosten et Voith), 2021 BCCA 11, 45 B.C.L.R. (6th) 14, 50 R.F.L. (8th) 1, [2021] B.C.J. No. 38 (QL), 2021 CarswellBC 46 (WL), qui a infirmé en partie une décision du juge Saunders, 2019 BCSC 2192, 34 R.F.L. (8th) 331, [2019] B.C.J. No. 2460 (QL), 2019 CarswellBC 3770 (WL). Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente en partie.
Darius Bossé, Mark Power et Ryan Beaton, pour l’appelante.
Georgialee A. Lang, pour l’intimé.
Ian Ross, Caterina E. Tempesta et Samantha Wisnicki, pour l’intervenant le Bureau de l’avocat des enfants.
Claire E. Hunter, c.r., Kate Feeney, Kimberley Hawkins et Diana C. Sepúlveda, pour les intervenants West Coast Legal Education and Action Fund Association et Rise Women’s Legal Centre.
Version française des motifs de jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal rendus par
La juge Karakatsanis —
I. Aperçu
[1] Un appel n’est ni un nouveau procès ni une occasion pour le tribunal d’appel de réexaminer la preuve. Lorsque celui‑ci s’aventure au‑delà du cadre d’intervention qui lui est dévolu, le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires dans notre système de justice s’en trouvent compromis. Toutes les décisions rendues à l’issue d’un procès ne peuvent toutefois résister aux aléas et à l’épreuve du temps. Une fois qu’elles ont été rendues, la vie continue et les circonstances peuvent changer. Comment les juridictions d’appel doivent‑elles s’y prendre pour concilier l’impératif de notre système de justice de protéger le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires avec celui d’atteindre un résultat juste dans le cadre de l’instance lorsque des éléments de preuve supplémentaires sont présentés? Par ailleurs, quels paramètres doivent guider les juges de première instance qui sont appelés à décider si un déménagement important est dans l’intérêt de l’enfant afin d’assurer l’atteinte d’un résultat juste pouvant s’adapter au futur? Le présent pourvoi soulève ces deux questions.
[2] La Cour doit d’abord déterminer le test s’appliquant à l’admission d’éléments de preuve supplémentaires en appel. Elle est appelée à décider s’il y a lieu d’établir une distinction juridique entre l’admission d’une « preuve nouvelle » (portant sur des faits survenus avant le procès) et l’admission de « nouveaux éléments de preuve » (ayant trait à des faits survenus après le procès).
[3] À mon avis, le test énoncé dans l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, s’applique chaque fois qu’une partie cherche à produire des éléments de preuve supplémentaires dans le cadre d’un appel dans le but de faire réexaminer la décision rendue en première instance, que ces éléments de preuve concernent des faits survenus avant ou après le procès. Les juridictions d’appel doivent appliquer le test de l’arrêt Palmer pour déterminer si le caractère définitif des décisions et le déroulement ordonné des procédures dans le cadre de l’administration de la justice doivent céder le pas au profit de la recherche d’un résultat juste. Le facteur primordial est l’intérêt de la justice, peu importe à quand remontent la preuve ou les faits en cause.
[4] Dans les cas où l’intérêt de l’enfant est la principale préoccupation, le test de l’arrêt Palmer est suffisamment souple pour qu’on puisse reconnaître qu’il est peut‑être préférable, dans l’intérêt de la justice, que le tribunal dispose d’un contexte plus étoffé avant de rendre une décision susceptible de modifier en profondeur le cours de la vie d’un enfant. Cela dit, le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires revêtent une importance capitale dans les instances en droit de la famille, et il est habituellement préférable d’examiner les faits nouveaux survenus depuis le procès dans le cadre d’une demande en modification.
[5] Dans le cas qui nous occupe, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a jugé que le test de l’arrêt Palmer ne régissait pas strictement l’admission en appel des nouveaux éléments de preuve. Elle a plutôt appliqué un test différent et admis les éléments de preuve. Ce faisant, elle a commis une erreur.
[6] À mon avis, les éléments de preuve ne satisfaisaient pas au test de l’arrêt Palmer. L’intimé a cherché à faire infirmer une décision lui étant défavorable rendue à l’issue du procès. Pour ce faire, il a présenté, en appel, des éléments de preuve qu’il aurait pu produire au procès s’il avait fait preuve de diligence raisonnable. En réalité, on lui a permis, dans le cadre de l’appel, de remédier aux lacunes de la preuve qu’il avait présentée au procès, en bénéficiant des motifs du juge de première instance. Cela a entraîné de graves injustices. Par ailleurs, en tout état de cause, des éléments de preuve présentés dans le cadre d’un appel en droit de la famille pour démontrer qu’est survenu un changement de situation important devraient préférablement être soumis dans le cadre de procédures en modification. L’arrêt Palmer ne doit pas servir à contourner un mécanisme de modification expressément conçu par le Parlement pour traiter ce type de changement. L’admission de ces éléments de preuve en appel n’était pas dans l’intérêt de la justice.
[7] La seconde grande question qui se pose en l’espèce a trait au cadre d’analyse pour déterminer s’il est dans l’intérêt d’un enfant de permettre à l’un des deux parents d’aller vivre avec lui loin de l’autre parent. Elle concerne l’application de l’arrêt Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27 — tel qu’il a été précisé par la jurisprudence au cours des deux dernières décennies et à la lumière des modifications récentes apportées à la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.).
[8] Déterminer l’intérêt de l’enfant est une lourde responsabilité qui a des répercussions profondes sur lui, sur la famille et sur la société. Dans bien des cas, cette détermination est ardue, dès lors que le tribunal doit choisir entre des visions concurrentes et souvent convaincantes de la meilleure façon de répondre aux besoins et aux intérêts de l’enfant. La difficulté est accentuée dans les affaires où il est question de déménagement. La distance géographique réduit la flexibilité, bouleverse les habitudes ancrées et a inévitablement un impact sur la relation entre un des parents et l’enfant. La nature prospective des affaires où il est question d’un déménagement exige qu’à un moment bien précis, le juge rende une décision qui tienne compte de la situation actuelle de l’enfant et qui puisse résister à l’épreuve du temps et à l’adversité.
[9] Le droit relatif à l’intérêt de l’enfant insiste depuis longtemps sur la nécessité pour les juges de rendre des décisions individualisées et qui reposent sur l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Les enfants ont toutefois également besoin de prévisibilité et de certitude. Pour trouver un équilibre entre ces intérêts divergents, la loi fournit un cadre d’analyse et énumère des facteurs pour encadrer l’exercice, par les juges, de leur pouvoir discrétionnaire. En l’espèce, notre Cour est appelée à examiner comment ces facteurs s’appliquent dans les affaires où il est question d’un déménagement important. Plus précisément, je clarifie que les raisons pour lesquelles le parent déménage et le « facteur du contact maximum » ne sont pertinents que dans la mesure où ils ont une incidence sur l’intérêt de l’enfant; que l’affirmation du parent selon laquelle il déménagera peu importe l’issue de la demande relative au déménagement ne devrait pas être prise en compte; et que la présence de violence familiale est un facteur significatif lorsqu’il s’agit de déterminer l’intérêt de l’enfant.
[10] Dans le cas qui nous occupe, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur en concluant que le déménagement était dans l’intérêt des enfants. Les conclusions de fait qu’il a tirées et le poids qu’il a accordé aux facteurs ayant une incidence sur l’intérêt des enfants commandaient la déférence en appel. En l’absence d’erreur révisable, la Cour d’appel a eu tort d’intervenir.
[11] À la clôture de l’audience, notre Cour a accueilli le pourvoi (la juge Côté s’est dite dissidente en partie) et a rétabli l’ordonnance du juge de première instance, pour des motifs devant être rendus ultérieurement. Voici ces motifs.
II. Contexte
[12] Ashley Barendregt, la mère, a rencontré Geoff Grebliunas, le père, en 2011 dans la vallée de Bulkley, dans le nord de la Colombie‑Britannique. Elle l’a suivi à Kelowna en 2012, où il avait déménagé pour changer d’air. Peu de temps après, ils se sont mariés, ont acheté une maison et ont eu deux garçons, qui étaient âgés respectivement de trois et de cinq ans au moment du procès en 2019. La mère et le père se sont partagé les tâches parentales tout au long du mariage.
[13] La maison, dont l’achat constituait déjà une lourde charge pour leurs modestes moyens, s’est transformée en chantier permanent. Un incendie d’origine électrique survenu peu après leur emménagement a révélé des problèmes sous‑jacents — [traduction] « présence de rongeurs, infiltration d’eau, moisissures, et état précaire d’une solive de plancher structurelle » (2019 BCSC 2192, 34 R.F.L. (8th) 331, par. 6) — que le père, fort de son expérience en menuiserie, s’est engagé à réparer. Il a arraché des cloisons sèches, prévoyant de procéder pièce par pièce, mais les progrès étaient lents. Au moment du procès, six ans plus tard, la maison était encore un [traduction] « chantier de construction en cours » (motifs de première instance, par. 5), avec une cuisine de fortune et une salle de bain à l’étage qui n’avait été achevée que depuis peu. Le témoin expert du père l’a lui‑même décrite comme un [traduction] « lieu de travail, et non un lieu de vie » : par. 33. Il fallait beaucoup d’argent pour la rendre en état d’être mise sur le marché — des fonds que le couple n’avait pas, étant endetté pour bien au‑delà de 100 000 $ au moment du procès.
[14] Les époux se sont séparés en novembre 2018, lorsque le père a [traduction] « probablement » agressé la mère durant une dispute. Ce soir‑là, celle‑ci a fait un trajet d’une dizaine d’heures en voiture pour emmener les deux garçons chez ses parents à Telkwa, un village de la vallée de Bulkley. L’arrangement pour la garde conclu par la suite a été officialisé dans une ordonnance provisoire répartissant le temps parental entre les parents, alternativement à Telkwa et à Kelowna, avant qu’ils ne s’entendent pour confier la garde des enfants au père, à Kelowna. Il était prévu que, lorsque la mère retournerait dans cette ville, les parents auraient du temps parental à tour de rôle une semaine à la fois, mais elle n’y est pas retournée. Une ordonnance judiciaire lui a accordé du temps parental avec les garçons à Telkwa en août 2019, mais elle n’en a pas obtenu d’autre avant le procès, qui a eu lieu plus tard la même année.
[15] Au procès, le débat portait essentiellement sur la question de savoir si les enfants devaient déménager pour aller vivre avec leur mère à Telkwa ou rester à Kelowna. La mère se disait prête à déménager à Kelowna si le père obtenait gain de cause; le père, lui, ne voulait en aucun cas déménager dans la vallée de Bulkley.
[16] Au terme d’un procès de neuf jours, le juge a accordé la résidence principale des enfants à la mère et leur a permis de déménager à Telkwa. Le père a interjeté appel et a cherché à produire des éléments de preuve supplémentaires. La Cour d’appel a admis ces éléments de preuve, annulé la décision rendue à l’issue du procès et ordonné le retour des enfants à Kelowna. L’exécution de cette décision a été suspendue en attendant l’issue du pourvoi formé devant notre Cour.
III. Juridictions inférieures
A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2019 BCSC 2192, 34 R.F.L. (8th) 331 (le juge Saunders)
[17] Le juge de première instance a conclu que les deux parents jouaient un rôle actif dans l’éducation des enfants et que le déménagement à Telkwa aurait un impact important sur leur relation avec leur père. Deux éléments militaient toutefois en faveur du déménagement.
[18] L’élément le plus important était la relation acrimonieuse entre les parties et ses conséquences pour les enfants. Le juge de première instance doutait que les parents puissent collaborer pour promouvoir l’intérêt des enfants. Leur mariage avait [traduction] « possiblement [comporté] un certain degré de violence psychologique »; le père avait agressé et traumatisé psychologiquement la mère et avait adopté au procès un comportement [traduction] « empreint de violence et profondément offensant » : par. 41. Le juge a conclu qu’il y avait [traduction] « des preuves convaincantes de l’animosité persistante [du père] envers [la mère] » : par. 42.
[19] Il a estimé qu’il était dans l’intérêt des enfants de confier leur garde principale à la mère. Celle‑ci était plus susceptible que le père de promouvoir chez les garçons une attitude positive envers l’autre parent, et le fait de créer une distance entre elle et le père contribuerait à mettre les enfants à l’abri de leurs querelles. Il était également peu probable que, dans un avenir rapproché, les parents collaborent pour favoriser l’intérêt des enfants dans le cadre d’une structure de garde partagée. Les enfants allaient également bénéficier indirectement du fait que leur mère allait vivre à Telkwa, où elle disposait d’un réseau de soutien plus solide.
[20] L’élément [traduction] « moins important » concernait la situation financière des parties : par. 31. La maison avait besoin d’un apport d’argent pour devenir habitable. Le père avait affirmé qu’il allait accélérer les rénovations, mais il n’avait pas fixé de budget pour les travaux en cours. Son projet de vivre dans la maison avec les garçons dépendait du remboursement du prêt hypothécaire et de la marge de crédit par ses parents, un arrangement qui n’avait pas encore été confirmé au moment du procès. Le juge a conclu que la capacité du père de demeurer dans la maison, ou même à Kelowna Ouest, était incertaine.
[21] Le juge de première instance a conclu que le déménagement était l’option qui favoriserait le mieux l’intérêt des enfants. Il a accordé la résidence principale à la mère et a fait droit à sa demande.
B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2021 BCCA 11, 45 B.C.L.R. (6th) 14 (les juges Newbury, DeWitt‑Van Oosten et Voith)
[22] L’appel a été instruit et, au moment où l’audience était sur le point de se terminer, l’avocate du père a informé la cour que la situation financière de son client venait soudainement de changer. Par la suite, le père a souscrit un affidavit dans lequel il a expliqué qu’il avait entrepris des démarches pour se porter acquéreur de la part de la mère dans la propriété et que ses parents avaient ensuite acheté la moitié de la maison en plus d’augmenter leur marge de crédit personnelle pour financer les rénovations. Ils avaient tous les trois refinancé la maison, réduisant de presque la moitié les paiements hypothécaires mensuels. Il avait terminé la rénovation de la salle de bain et de la chambre principale et un entrepreneur avait été engagé pour terminer celle de la cuisine. Il a cherché à faire admettre en preuve en appel tous les faits nouveaux en question.
[23] S’exprimant au nom de la cour, le juge Voith a qualifié de [traduction] « nouveaux » ces éléments de preuve, puisqu’ils n’existaient pas au moment du procès. Ils n’étaient donc pas assujettis au test de l’arrêt Palmer, et le critère de la diligence raisonnable ne régissait pas strictement leur admission. De [traduction] « nouveaux éléments de preuve » pouvaient plutôt être admis s’ils établissaient « qu’une prémisse ou une assise ou une interprétation du juge de première instance qui était importante, fondamentale ou cruciale a été minée ou modifiée » : par. 43.
[24] La cour a admis les éléments de preuve au motif qu’ils remettaient en question un des fondements principaux de la décision rendue à l’issue du procès, en l’occurrence les conclusions tirées par le juge au sujet de la situation financière des parties. Plus précisément, le père avait fait presque exactement ce qu’il avait dit qu’il ferait; et les [traduction] « hypothèse[s] » selon lesquelles il pourrait ne pas être en mesure de demeurer dans la maison familiale « ou même à Kelowna Ouest » avaient été réfutées : par. 57. L’une des deux principales considérations retenues par le juge de première instance ne s’appliquait donc plus.
[25] De fait, l’autre considération — soit les relations acrimonieuses entre les parties — ne pouvait [traduction] « plus justifier le résultat final auquel était parvenu le juge de première instance » : par. 69. Le besoin de soutien émotionnel de la mère ne pouvait légitimer le déménagement, même au prix d’une [traduction] « certaine friction entre les parties » : par. 74‑75. En outre, le juge de première instance aurait dû se demander si les enfants auraient pu rester avec leur père à Kelowna. La cour a conclu que l’intérêt des enfants serait mieux servi s’ils restaient à Kelowna avec les deux parents et elle a rendu une ordonnance en conséquence.
IV. Questions en litige
[26] Le présent pourvoi soulève deux grandes questions :
(i) Quel test régit l’admission en appel d’éléments de preuve supplémentaires, et la Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en admettant les éléments de preuve en l’espèce?
(ii) Le juge de première instance a‑t‑il commis, dans son analyse du déménagement, une erreur justifiant une intervention en appel?
[27] En somme, je réponds à ces questions de la manière suivante. Peu importe que les éléments de preuve se rapportent à des faits qui sont survenus avant ou après le procès, le test de l’arrêt Palmer régit l’admission d’éléments de preuve supplémentaires en appel lorsqu’ils sont produits dans le but de faire réviser la décision de première instance. La Cour d’appel a commis une erreur en appliquant un test différent et en admettant les éléments de preuve en cause en appel. Ceux‑ci ne satisfaisaient pas au test de l’arrêt Palmer parce que, si le père avait fait preuve de diligence raisonnable, ils auraient pu être disponibles au procès. En tout état de cause, considérant l’existence d’une procédure en modification conçue pour traiter tout changement de situation important, l’admission de ces éléments de preuve n’était pas dans l’intérêt de la justice.
[28] Qui plus est, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur dans son analyse du déménagement. En effet, son examen de l’intérêt des enfants est conforme au cadre applicable à un déménagement important qui a été établi par l’arrêt Gordon et précisé depuis plus d’une vingtaine d’années. Ses conclusions de fait et le poids qu’il a accordé aux facteurs ayant une incidence sur l’intérêt des enfants commandaient la déférence en appel. La Cour d’appel a eu tort d’intervenir.
V. Analyse
A. Test pour juger de l’admissibilité en appel d’éléments de preuve supplémentaires
[29] Les juridictions d’appel ont le pouvoir discrétionnaire d’admettre des éléments de preuve supplémentaires pour compléter le dossier d’appel : Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), [1994] 2 R.C.S. 165, p. 188; États‑Unis d’Amérique c. Shulman, 2001 CSC 21, [2001] 1 R.C.S. 616, par. 43. Que ce soit en matière criminelle ou non criminelle (May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809, par. 107), les tribunaux appliquent généralement les quatre critères énoncés par notre Cour dans l’arrêt Palmer lorsque les parties cherchent à présenter des éléments de preuve en appel :
(i) on ne doit généralement pas admettre une preuve qui, avec diligence raisonnable, aurait pu être obtenue pour le procès, à condition de ne pas appliquer ce principe général de matière aussi stricte dans les affaires criminelles que dans les affaires civiles;
(ii) la preuve doit être pertinente, en ce sens qu’elle doit porter sur une question décisive ou potentiellement décisive quant au procès;
(iii) la preuve doit être plausible, en ce sens qu’on peut raisonnablement y ajouter foi;
(iv) elle doit être telle que, si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat.
[30] Le test de l’arrêt Palmer s’applique lorsque des éléments de preuve sont présentés en appel dans le but de « demander [à la juridiction d’appel] de contrôler les procédures devant la juridiction inférieure » : Shulman, par. 44. Il ne s’applique cependant pas aux éléments de preuve qui concernent la validité même du procès (R. c. Taillefer, 2003 CSC 70, [2003] 3 R.C.S. 307, par. 76‑77), ou qui visent « à étayer une demande de réparation différente en appel », comme une requête en arrêt des procédures fondée sur un abus de procédure (Shulman, par. 44‑46).
[31] Le test de l’arrêt Palmer est téléologique, il est tributaire des faits et il est motivé par un souci primordial pour l’intérêt de la justice. Il garantit la rareté de l’admission en appel d’éléments de preuve supplémentaires, de sorte que les questions en litige entre les parties « devraient être davantage circonscrites au fur et à mesure que l’affaire progresse devant les tribunaux jusqu’au stade de l’appel » : Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, [2000] 1 R.C.S. 44, par. 10.
[32] Le test établit un équilibre entre deux principes fondamentaux : (i) le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires dans notre système de justice; et (ii) l’atteinte d’un résultat juste dans le contexte de l’instance. Le premier critère vise à préserver le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires en excluant les éléments de preuve dont le tribunal de première instance aurait pu tenir compte si la partie en cause avait fait preuve de diligence raisonnable. On protège ainsi la certitude du processus judiciaire et on garantit l’équité envers la partie adverse. Les autres critères — selon lesquels la preuve doit être pertinente et plausible et aurait influé sur le résultat de l’instance — concernent l’atteinte d’un résultat juste.
[33] Bien que, comme j’expliquerai, l’objectif de protéger le caractère définitif de la décision rendue à l’issue d’un procès et d’assurer le déroulement ordonné des procédures dans notre système de justice doive parfois céder le pas devant celui de parvenir à un résultat juste, ces deux principes — de même que l’équité envers les parties — sont pris en compte et protégés lorsqu’on applique correctement le test de l’arrêt Palmer.
[34] Pour les motifs qui suivent, je conclus que le test de l’arrêt Palmer s’applique à tous les éléments de preuve présentés en appel dans le but de faire réviser la décision de première instance. À mon avis, ce test garantit un juste équilibre et est suffisamment souple pour répondre aux préoccupations particulières qui se posent lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’opportunité d’admettre des éléments de preuve portant sur des faits survenus après le procès.
[35] Mon analyse se décline comme suit. Tout d’abord, je discuterai des quatre critères du test de l’arrêt Palmer. Ensuite, j’aborderai les défis uniques qui se posent lorsque les plaideurs cherchent à produire de « nouveaux » éléments de preuve. Puis, j’examinerai comment l’arrêt Palmer s’applique dans le contexte du droit de la famille. Enfin, je traiterai de l’utilisation d’éléments de preuve correctement admis en appel, avant de me pencher sur le bien‑fondé de la requête en production d’une preuve nouvelle en l’espèce.
(1) Le test de l’arrêt Palmer
a) La diligence raisonnable
[36] Sur le plan fonctionnel, le premier critère de l’arrêt Palmer — selon lequel la preuve n’aurait pas pu être obtenue pour le procès, même si la partie qui cherche à la déposer avait fait preuve de diligence raisonnable — met l’accent sur la conduite de la partie qui cherche à produire la preuve. Il oblige les parties à prendre toutes les mesures raisonnables pour présenter leur meilleure preuve au procès. Cela garantit le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires : R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27, [2015] 2 R.C.S. 328, par. 130; R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, par. 19; R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728, par. 15.
[37] Le lien entre la diligence raisonnable, d’une part, et le caractère définitif ainsi que le déroulement ordonné des procédures judiciaires, d’autre part, est profondément enraciné dans notre common law. En général, « le droit exige des parties qu’elles mettent tout en œuvre pour établir la véracité de leurs allégations dès la première occasion qui leur est donnée de le faire » : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, par. 18. C’est ce qui, par exemple, sous‑tend la doctrine de la préclusion fondée sur la cause d’action qui garantit [traduction] « le droit de l’individu d’être protégé d’une multiplicité de demandes et de poursuites pour la même cause » et assure « le caractère définitif et irrévocable des décisions judiciaires » : K. R. Handley, Spencer Bower and Handley : Res Judicata (4e éd. 2009), p. 3‑4. Pour atteindre ces objectifs, cette doctrine fait intervenir un élément de diligence raisonnable : elle empêche une partie d’intenter une action contre une autre lorsque le fondement de la cause d’action a été plaidé ou aurait pu être plaidé dans l’action antérieure, si la partie en question avait fait preuve de diligence raisonnable (Grandview (Ville de) c. Doering, [1976] 2 R.C.S. 621, p. 634‑638, citant l’arrêt Henderson c. Henderson (1843), 3 Hare 100).
[38] Le critère de la diligence raisonnable que comporte le test de l’arrêt Palmer joue un rôle semblable : il garantit que les parties mettent tout en œuvre pour présenter leur meilleure preuve dès la première occasion qui leur est donnée de le faire.
[39] Dans ce contexte, le principe du caractère définitif et du déroulement ordonné des procédures judiciaires comporte à la fois un aspect individuel et un aspect systémique. Sur le plan individuel, il s’attaque à l’injustice fondamentale que constitue le fait de [traduction] « permettre à une partie de remédier aux lacunes de la cause qu’elle a présentée au procès » : Stav c. Stav, 2012 BCCA 154, 31 B.C.L.R. (5th) 302, par. 32. La partie qui n’a pas agi avec diligence raisonnable ne devrait pas se voir accorder une « seconde chance » : S.F.D. c. M.T., 2019 NBCA 62, 49 C.C.P.B. (2nd) 177, par. 24. De plus, la partie adverse a le droit de savoir à quoi s’en tenir et ne devrait généralement pas avoir à plaider de nouveau une question qui a été tranchée en première instance, sauf en cas d’erreur justifiant l’intervention de la cour d’appel. Autrement, la partie adverse aurait à supporter des délais et des frais supplémentaires pour répondre à un nouveau dossier en appel. Permettre à une partie à un appel de combler les lacunes de la preuve qu’elle a présentée au procès en se servant des failles relevées par le juge de première instance serait fondamentalement injuste pour l’autre partie dans le cadre d’un débat contradictoire.
[40] Sur le plan systémique, ce principe préserve la distinction entre le rôle dévolu respectivement aux tribunaux de première instance et aux juridictions d’appel. Il incombe aux juges de première instance d’évaluer la preuve et de tirer des conclusions de fait. En revanche, les juridictions d’appel ont pour mission de vérifier si la décision rendue en première instance comporte des erreurs. L’admission d’éléments de preuve supplémentaires en appel brouille cette distinction essentielle en permettant dans les faits aux plaideurs d’étirer les procédures de première instance jusqu’au processus d’appel.
[41] En exigeant des parties qu’elles produisent tous les éléments de preuve nécessaires pour présenter leurs meilleurs arguments en première instance, le critère de la diligence raisonnable protège cette distinction. Cela assure à son tour le bon fonctionnement de notre architecture judiciaire (R. c. Sipos, 2014 CSC 47, [2014] 2 R.C.S. 423, par. 30), ainsi que l’utilisation efficace et efficiente des ressources judiciaires (voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 16).
[42] L’importance accordée au critère de la diligence raisonnable peut toutefois varier dépendamment de l’usage que l’on compte faire des éléments de preuve en cause. Ainsi, la preuve qu’une partie cherche à produire pour justifier l’intervention de la cour d’appel — en démontrant que la décision de première instance est erronée — risque davantage de compromettre le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires que la preuve qui peut s’avérer utile pour déterminer la réparation appropriée après que le tribunal a conclu qu’il y a eu commission d’une erreur importante. Comme les juridictions d’appel sont justifiées d’intervenir lorsqu’elles constatent que la décision de première instance est entachée d’une erreur susceptible de révision, il y a moins lieu de craindre que le principe du caractère définitif et du déroulement ordonné des procédures judiciaires ne soit pas respecté. En pareil cas, le critère de la diligence raisonnable a donc moins d’incidence sur l’intérêt de la justice.
[43] En somme, le critère de la diligence raisonnable préserve l’importance que revêtent le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires pour les parties et pour l’intégrité du système de justice. À ce stade du test de l’arrêt Palmer, on met l’accent sur la conduite de la partie. C’est la raison pour laquelle des éléments de preuve qui auraient pu être disponibles au procès si la partie les présentant avait fait preuve de diligence raisonnable ne devraient généralement pas être admis en appel.
b) Critères selon lesquels la preuve doit être pertinente, plausible et susceptible d’influer sur le résultat
[44] Les trois derniers critères du test de l’arrêt Palmer obligent les tribunaux à n’admettre en appel que les éléments de preuve qui sont pertinents et plausibles et qui auraient pu influer sur le résultat du procès. Contrairement au premier critère, qui est axé sur la conduite de la partie, ces trois critères portent sur la preuve présentée. Et contrairement au critère de la diligence raisonnable, ces trois derniers critères constituent des « conditions » préalables, de sorte que les éléments de preuve qui ne remplissent pas ces conditions d’admissibilité ne peuvent pas être admis en appel : R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487, par. 14.
[45] Ces critères reflètent l’autre principe qui sous‑tend le test de l’arrêt Palmer, en l’occurrence l’importance de parvenir à un résultat juste dans le contexte de l’instance : Sipos, par. 30‑31; R. c. Warsing, [1998] 3 R.C.S. 579, par. 56. Ce principe est directement lié au bien‑fondé de la décision rendue à l’issue du procès et à la fonction de recherche de la vérité de notre processus judiciaire. Les éléments de preuve qui ne sont pas dignes de foi, qui ne sont pas plausibles ou qui n’ont pas de valeur probante quant aux questions en litige risquent d’entraver, plutôt que de faciliter, la recherche de la vérité. Comme le juge Cory l’a fait remarquer dans l’arrêt R. c. Nikolovski, [1996] 3 R.C.S. 1197, par. 13, « [l]’objectif ultime d’un procès, criminel ou civil, doit être la recherche et la découverte de la vérité. »
[46] Après avoir décidé d’admettre les éléments de preuve en appel, le tribunal doit garder à l’esprit que ceux‑ci n’ont pas été soumis à l’épreuve du contre‑interrogatoire ou de la réfutation en première instance, et que la partie adverse n’a peut‑être pas eu la possibilité d’en vérifier l’exactitude : Lévesque, par. 25. Lorsque les éléments de preuve supplémentaires sont contestés, ou que leur valeur probante est remise en cause, la juridiction d’appel peut, par exemple, donner à la partie adverse l’occasion de répondre, permettre le contre‑interrogatoire d’un témoin ou la production d’une preuve d’expert en réponse à une nouvelle preuve d’expert, ou renvoyer l’affaire au tribunal de première instance : Lévesque, par. 25; voir également Child and Family Services of Winnipeg c. J.M.F., 2000 MBCA 145, 153 Man. R. (2d) 90, par. 27; Children’s Aid Society of Windsor‑Essex (County) c. B. (Y.) (2004), 5 R.F.L. (6th) 269 (C.A. Ont.), par. 12 et 19.
c) Le test de l’arrêt Palmer concilie la nécessité de protéger le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires et l’importance de parvenir à un résultat juste
[47] Le test de l’arrêt Palmer permet de concilier ces deux principes fondamentaux — en l’occurrence la protection du caractère définitif et du déroulement ordonné des procédures judiciaires, d’une part, et l’importance de parvenir à un résultat juste, d’autre part — dans le but de déterminer où réside l’intérêt de la justice eu égard aux circonstances de l’espèce : Sipos, par. 31. C’est sur cette toile de fond que j’aborde la question de savoir si le test de l’arrêt Palmer s’applique à ce qu’on appelle les « nouveaux » éléments de preuve (ou, plus exactement, les éléments de preuve portant sur des faits survenus après le procès).
(2) Le test de l’arrêt Palmer s’applique aux éléments de preuve portant sur des faits survenus après le procès
[48] La principale question en litige dans le présent pourvoi est celle de savoir si le test de l’arrêt Palmer s’applique aux « nouveaux » éléments de preuve. Suivant la Cour d’appel, on qualifie de « nouveaux » éléments de preuve ceux qui portent sur des faits survenus après le procès et de preuve « nouvelle » celle qui porte sur des faits survenus avant le procès, mais qui, pour une raison ou pour une autre, n’a pas pu être soumise au tribunal.
[49] Partout au Canada, les juridictions d’appel ont adopté diverses approches pour aborder la question des « nouveaux » éléments de preuve. Certaines ont appliqué le test de l’arrêt Palmer (J.W.S. c. C.J.S., 2019 ABCA 153, par. 37 (CanLII); Sheikh (Re), 2019 ONCA 692, par. 7 (CanLII); Riel c. Riel, 2017 SKCA 74, 99 R.F.L. (7th) 367, par. 16; Hellberg c. Netherclift, 2017 BCCA 363, 2 B.C.L.R. (6th) 126, par. 53‑54), tandis que d’autres ont appliqué un test différent ou modifié (North Vancouver (District) c. Lunde (1998), 60 B.C.L.R. (3d) 201 (C.A.), par. 25‑26; Jens c. Jens, 2008 BCCA 392, 300 D.L.R. (4th) 136, par. 24‑29; Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2021 YKCA 5, par. 159‑161 et 166 (CanLII); Miller c. White, 2018 PECA 11, 10 R.F.L. (8th) 251, par. 19; Beauchamp c. Beauchamp, 2021 SKCA 148, par. 36 (CanLII)).
[50] Cette dissonance dans la jurisprudence reflète deux paradoxes apparents qui surgissent lorsqu’on applique les premier et quatrième critères du test de l’arrêt Palmer à de « nouveaux » éléments de preuve. Les tribunaux se sont demandé s’il existait des situations dans lesquelles les nouveaux éléments de preuve pourraient ne pas satisfaire au critère de la diligence raisonnable, puisqu’ils se rapportent à des faits qui n’étaient pas encore survenus au moment du procès : voir Cory c. Marsh (1993), 77 B.C.L.R. (2d) 248 (C.A.), par. 21 et 28‑29; J.M.F., par. 21. D’autres se sont demandé comment de tels éléments de preuve pourraient avoir influé sur l’issue du procès puisqu’ils lui sont postérieurs : North Vancouver (District), par. 25; Radcliff c. Radcliff (2000), 7 R.F.L. (5th) 425 (C.A. Ont.), par. 10; Sengmueller c. Sengmueller (1994), 17 O.R. (3d) 208 (C.A.), p. 211.
[51] Devant la jurisprudence contradictoire de la Colombie‑Britannique, la Cour d’appel a conclu que le test de l’arrêt Palmer ne s’appliquait qu’à la preuve nouvelle et que le critère de la diligence raisonnable ne régissait pas strictement l’admission de nouveaux éléments de preuve. Elle a énoncé le test suivant :
[traduction] . . . selon les circonstances, il est possible d’admettre de nouveaux éléments de preuve s’ils établissent qu’une prémisse ou une assise ou une interprétation du juge de première instance qui était importante, fondamentale ou cruciale a été minée ou modifiée. [par. 43]
[52] La mère s’oppose à l’approche de la Cour d’appel : elle soutient que le test de l’arrêt Palmer s’applique tant à la preuve nouvelle qu’aux nouveaux éléments de preuve. Le père affirme pour sa part que le test qui a été appliqué en première instance était approprié parce que les nouveaux éléments de preuve [traduction] « dénaturaient » la décision rendue à l’issue du procès.
[53] Je conclus que la Cour d’appel a commis une erreur en appliquant un test différent aux « nouveaux » éléments de preuve.
[54] En appliquant un test différent pour l’admission de nouveaux éléments de preuve — qui dispense de l’obligation d’appliquer le critère de la diligence raisonnable —, la Cour d’appel n’a pas préservé le fragile équilibre entre le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires, d’une part, et l’importance d’obtenir un résultat juste, d’autre part. Elle a également rendu une décision incompatible avec la jurisprudence élaborée par notre Cour dans la foulée de l’arrêt Palmer. En effet, notre Cour a constamment appliqué le test établi par cet arrêt aux éléments de preuve portant sur des faits survenus entre le procès et l’appel : voir, par exemple, les arrêts Catholic Children’s Aid Society, p. 188; R. c. Owen, 2003 CSC 33, [2003] 1 R.C.S. 779, par. 50‑51; Sipos, par. 29‑30. La preuve dans l’affaire Palmer portait sur des faits survenus à la fois avant et après le procès et comprenait donc à la fois de « nouveaux » éléments de preuve et de la preuve « nouvelle ». Les éléments de preuve supplémentaires consistaient notamment en déclarations faites sous serment par un des témoins clés au procès qui a rétracté son témoignage après celui‑ci, déclarant que la GRC lui avait promis de l’argent avant le procès et avait payé la somme après celui‑ci.
[55] Le test de l’arrêt Palmer est suffisamment souple pour tenir compte des deux types de preuve. Comme je vais l’expliquer, les questions fondamentales que posent les quatre critères demeurent les mêmes, peu importe le moment où les éléments de preuve, ou les faits visés, sont apparus. Puisque le même test s’applique, il n’est pas nécessaire de faire la distinction entre la preuve « nouvelle » et les « nouveaux » éléments de preuve. Le test de l’arrêt Palmer s’applique à l’admission de toute preuve supplémentaire présentée en appel dans le but de faire réviser la décision de première instance.
a) Le critère de la diligence raisonnable
[56] Un élément commun se dégage des observations des parties et de la décision de la Cour d’appel : des difficultés conceptuelles surgissent lorsqu’on applique le critère de la diligence raisonnable à des éléments de preuve portant sur des faits survenus après le procès. La mère accepte que ce critère doive être appliqué avec moins de rigueur lorsqu’il était impossible de présenter les éléments de preuve en question au procès. Pour le père, ce n’est pas, [traduction] « par définition, une considération appropriée » en pareil cas : m.i., par. 75. De même, la Cour d’appel a estimé que le critère de la diligence raisonnable ne régissait pas strictement l’admission de nouveaux éléments de preuve.
[57] Or, selon une approche aussi formaliste, le moment où sont survenus les faits — et non la conduite de la partie — dicterait l’application du critère de la diligence raisonnable. Pour des événements se produisant subséquemment au procès, ce critère serait, tout compte fait, éliminé. Cela irait à l’encontre de notre jurisprudence, ne tiendrait pas compte de la conduite de la partie et ne protégerait pas le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires dans l’application du test de l’arrêt Palmer. C’est précisément ce qui s’est produit en l’espèce. En se concentrant exclusivement sur la question de savoir si la décision serait différente, on accorde une importance exagérée à l’intérêt qu’il y a à parvenir à un résultat juste et on fausse l’équilibre délicat que le test de l’arrêt Palmer cherche à établir.
[58] Le critère de la diligence raisonnable est suffisamment souple pour s’adapter aux préoccupations particulières que soulèvent les éléments de preuve portant sur des faits survenus après le procès. Comme notre Cour l’a jugé dans l’arrêt Bent c. Platnick, 2020 CSC 23, par. 60, le critère de la diligence raisonnable n’est pas un facteur rigide; c’est un concept pratique dont l’application est tributaire du contexte.
[59] En fin de compte, ce critère vise à déterminer si la partie aurait pu, en faisant preuve de diligence raisonnable, faire en sorte que la preuve puisse être disponible au procès. L’examen de la diligence raisonnable devrait être axé sur la conduite de la partie qui cherche à présenter la preuve en question et non sur la preuve elle‑même. Et, pour ce faire, le tribunal doit simplement se demander pourquoi cette preuve n’a pas été produite au procès : G.D.B., par. 20.
[60] La raison pour laquelle les « nouveaux » éléments de preuve n’ont pas été produits au procès peut avoir trait à la conduite des parties avant le procès. Dans le cas des faits survenus après le procès, le tribunal doit se demander si la conduite de la partie aurait pu influencer le moment où s’est produit le fait qu’elle cherche à prouver. Prenons un exemple. S’il s’agit d’une question de financement et que la partie en question n’a pas entrepris les démarches nécessaires pour obtenir un engagement de financement avant le procès, le tribunal peut se demander pourquoi cet élément de preuve n’a pas pu être obtenu pour le procès. Une partie ne peut tirer profit de sa propre inaction lorsque l’existence de faits dépend en tout ou en partie d’elle. Encore une fois, une partie doit présenter ses meilleurs arguments et sa meilleure preuve au procès. En fin de compte, ce qui importe, c’est que ce critère protège adéquatement le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires dans notre système de justice.
[61] En somme, le critère de la diligence raisonnable est axé sur la conduite du plaideur dans le contexte particulier de l’affaire. Se demander si la preuve aurait pu être disponible au procès si la partie qui cherche à la produire en appel avait fait preuve de diligence raisonnable équivaut à l’obliger à démontrer que, même en faisant preuve de diligence raisonnable, il était impossible d’obtenir cette preuve pour le procès. Lorsqu’une partie cherche à présenter des éléments de preuve supplémentaires en appel, mais qu’elle n’a pas fait preuve de diligence raisonnable, le test de l’arrêt Palmer empêche généralement leur admission.
b) Les autres critères de l’arrêt Palmer
[62] Les parties ne prétendent pas que les autres critères de l’arrêt Palmer devraient s’appliquer différemment selon le moment où s’est produit le fait que la preuve cherche à établir. Il va sans dire que la preuve doit être pertinente et plausible, quel que soit le moment où les faits visés sont survenus. L’intérêt de parvenir à un résultat juste n’exige rien de moins.
[63] Quant au quatrième critère — celui de savoir si la preuve, advenant que l’on y ajoute foi, aurait influé sur le résultat du procès —, la logique demeure la même : le tribunal doit l’aborder de façon téléologique. Bien qu’il soit tentant de conclure que les éléments de preuve portant sur des faits survenus après le procès n’auraient jamais pu influer sur le résultat du procès, l’analyse n’est pas aussi étroite. Elle ne porte pas sur le moment où la preuve est présentée, mais sur la question de savoir si la preuve aurait eu une valeur probante suffisante quant aux questions en litige si elle avait été disponible au procès. Une approche trop formaliste à ce stade ferait l’impasse sur la raison d’être des critères établis par l’arrêt Palmer — en l’occurrence, l’intérêt de parvenir à un résultat juste dans le contexte de l’instance.
[64] Comme la Cour l’a fait observer dans l’arrêt Palmer, p. 776, il est satisfait au quatrième critère si la preuve, en supposant qu’elle ait été présentée au juge des faits et que celui‑ci y ait ajouté foi, avait un poids et une force probante suffisants pour pouvoir raisonnablement, compte tenu des autres éléments de preuve produits, influer sur le résultat.
(3) Le test de l’arrêt Palmer dans les affaires en droit de la famille mettant en cause l’intérêt de l’enfant
[65] Je passe maintenant à une question sous‑jacente qui a été soulevée dans le présent pourvoi, en l’occurrence l’application souple du test de l’arrêt Palmer dans les affaires mettant en cause l’intérêt de l’enfant.
[66] Notre Cour a expliqué que ces cas peuvent nécessiter une application plus souple du quatrième critère de l’arrêt Palmer : Catholic Children’s Aid Society, p. 188. Elle a reconnu que l’analyse de l’intérêt de l’enfant — qui tient compte de multiples considérations, y compris des besoins, des ressources ainsi que d’autres circonstances propres à l’enfant devant le tribunal — élargit l’éventail des éléments de preuve qui pourraient influer sur le résultat. Ce critère reste toutefois une condition préalable à l’admission d’éléments de preuve supplémentaires dans les appels en matière familiale. L’application souple du quatrième critère n’est cependant pas le seul aspect de l’arrêt Palmer qui mérite une discussion plus approfondie dans le contexte du droit de la famille. Il faut également tenir compte de deux autres aspects, à savoir (i) les circonstances exceptionnelles dans lesquelles le manque de diligence raisonnable n’est pas fatal; et (ii) l’existence de mécanismes de modification qui traitent des faits nouveaux survenus depuis le procès. Je vais aborder ces aspects à tour de rôle.
a) Le manque de diligence raisonnable n’est pas fatal dans des circonstances exceptionnelles
[67] Tout d’abord, compte tenu à la fois de la priorité accordée à la certitude dans les affaires concernant les enfants et de l’importance de disposer de renseignements exacts et à jour lorsque l’avenir d’un enfant est en jeu (Catholic Children’s Aid Society, p. 188), il est possible, dans certaines circonstances exceptionnelles, d’admettre des éléments de preuve, même s’ils ne satisfont pas au critère de la diligence raisonnable. Je m’explique. Le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires — tant dans leur aspect individuel que dans leur aspect systémique — sont particulièrement importants dans les affaires mettant en jeu l’intérêt d’un enfant : Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014, par. 13. En effet, les enfants devraient être rassurés de savoir, avec un certain degré de certitude, où ils vont vivre et avec qui. Malheureusement, lorsqu’un appel est interjeté, l’incertitude subsiste et les difficultés ainsi que le stress que l’enfant doit endurer perdurent.
[68] Les litiges qui s’éternisent créent également des contraintes financières additionnelles pour les parties. En raison de la séparation des conjoints, les familles qui ont recours à une procédure contradictoire sont souvent en crise et aux prises avec deux ménages qui ont besoin d’aide. Comme notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, les parties à un litige familial, en particulier les femmes, sont souvent déjà confrontées aux conséquences économiques de la rupture du mariage. Certaines d’entre elles n’ont pas les moyens d’assumer le coût financier et émotionnel d’une procédure judiciaire en première instance, sans parler des contraintes découlant d’un nouveau débat sur les faits en appel. Prolonger inutilement cette procédure contradictoire n’aide en rien les parties, qui doivent trouver un moyen de restructurer leurs relations et de coopérer pour le bien de leurs enfants.
[69] La certitude quant à la décision rendue à l’issue d’un procès peut mettre un terme à une période d’agitation, de conflits et de coûts immenses, et les parties devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour la favoriser. Les éléments de preuve qui ne satisfont pas au critère de la diligence raisonnable ne devraient donc généralement pas être admis, même dans le cas de l’appel d’une décision portant sur l’intérêt de l’enfant.
[70] Cela dit, dans de rares cas, il sera possible d’outrepasser le défaut de diligence raisonnable dans l’intérêt de la justice : voir Children’s Aid Society of Halton (Region) c. A. (K.L.) (2006), 32 R.F.L. (6th) 7 (C.A. Ont.), par. 56. Il peut y avoir des cas exceptionnels mettant en cause l’intérêt de l’enfant où l’importance de préserver le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires doit céder le pas devant l’intérêt de la justice. Le Bureau de l’avocat des enfants, intervenant dans la présente affaire, en donne un exemple : dans les affaires urgentes exigeant une décision immédiate — une question urgente d’ordre médical ou autre touchant l’intérêt de l’enfant —, il peut ne pas être dans l’intérêt de la justice d’exiger d’une partie qu’elle fasse la preuve de sa diligence raisonnable et de prolonger ou de retarder davantage les procédures.
[71] Dans d’autres cas, il se peut que l’admission d’éléments de preuve supplémentaires ne porte aucunement atteinte au principe du caractère définitif des décisions judiciaires, même si le critère de la diligence raisonnable n’a pas été respecté. Par exemple, lorsque la juridiction d’appel a déjà relevé une erreur importante dans le jugement de première instance, les éléments de preuve qui peuvent l’aider à déterminer l’ordonnance qui s’impose — que ce soit pour démontrer la nécessité d’un nouveau procès, pour justifier le prononcé d’une ordonnance particulière ou pour étayer toute autre décision — pourraient exceptionnellement être admis : Children’s Aid Society of Halton (Region), par. 27 et 52‑56; Children’s Aid Society of Toronto c. P. (D.) (2005), 19 R.F.L. (6th) 267 (C.A. Ont.), par. 8‑9. Cela est susceptible de favoriser une justice plus rapide, conformément à l’impératif de veiller à ce que les enfants soient fixés sur leur sort dans les meilleurs délais : C. Leach, E. McCarty et M. Cheung, « Further Evidence in Child Protection Appeals in Ontario » (2012), 31 C.F.L.Q. 177.
[72] Je veux être bien claire : l’existence de ces circonstances exceptionnelles ne dispense pas de l’application des autres critères de l’arrêt Palmer; la preuve doit toujours être pertinente, plausible et pouvoir influer sur le résultat. De même, l’intérêt de l’enfant ne peut pas être systématiquement invoqué pour faire l’impasse sur le critère de la diligence raisonnable et faire admettre des éléments de preuve supplémentaires en appel. Un appel n’est pas la continuation d’un procès. La partie doit plutôt convaincre le juge que l’intérêt de parvenir à un résultat juste dans le contexte de l’instance l’emporte largement sur le principe du caractère définitif et du déroulement ordonné des procédures judiciaires. En pareil cas, l’intérêt de la justice peut commander que l’on admette en appel des éléments de preuve supplémentaires.
b) L’existence de mécanismes de modification qui traitent des faits nouveaux survenus depuis le procès dans les causes relatives aux droits parentaux
[73] En ce qui concerne la deuxième particularité qui se présente dans le contexte du droit de la famille, l’admission en appel d’éléments de preuve portant sur des faits survenus depuis le procès peut s’avérer inutile parce que, contrairement aux décisions finales ordonnant le paiement de dommages‑intérêts, les litiges concernant les arrangements de garde en cours restent soumis au pouvoir de surveillance du tribunal. Plus précisément, les mécanismes de modification permettent au juge de première instance de modifier une ordonnance parentale lorsque l’évolution de la situation justifie le réexamen de l’intérêt de l’enfant. Comme je l’expliquerai, l’admission en appel d’éléments de preuve portant sur des faits survenus depuis le procès porte inutilement atteinte au principe du caractère définitif et du déroulement ordonné des procédures judiciaires en droit de la famille, en plus de ne pas respecter le processus établi par le Parlement.
[74] Comme il existe des procédures en modification pour les affaires relatives aux droits parentaux afin de tenir compte des changements survenus depuis le procès, la recherche d’un résultat juste peut être favorisée par d’autres moyens. L’admission en appel d’éléments de preuve portant sur des faits survenus depuis le procès porte donc inutilement atteinte au principe du caractère définitif et du déroulement ordonné des procédures judiciaires en ce qui a trait aux décisions en droit de la famille.
[75] De plus, les tribunaux doivent se garder de permettre aux parties d’utiliser le cadre d’analyse de l’arrêt Palmer pour contourner les mécanismes législatifs qui prévoient des procédures de révision précises. On ne peut se servir d’un appel comme moyen indirect pour faire modifier une ordonnance parentale initiale. La demande en modification et l’appel sont des procédures distinctes qui reposent sur des postulats fondamentalement différents.
[76] Lorsqu’il est saisi d’une demande en modification, « [l]e tribunal ne peut entendre l’affaire de nouveau et substituer son propre pouvoir discrétionnaire à celui du premier juge; il doit présumer de la justesse de la décision » : Gordon, par. 11. Il incombe au demandeur de prouver que l’intérêt de l’enfant diffère de celui qui a été déterminé dans la décision initiale parce qu’un changement important est survenu dans sa situation depuis que cette décision a été rendue. Une fois que le demandeur s’est acquitté de ce fardeau, l’analyse devient prospective : le juge saisi de la demande en modification doit de nouveau déterminer l’intérêt de l’enfant en tenant compte des conclusions de fait tirées par le premier juge, ainsi que de la preuve relative à la nouvelle situation (Gordon, par. 17). Dans ce contexte, le principe du caractère définitif garantit le respect des conclusions tirées au départ par le juge de première instance au sujet de l’intérêt de l’enfant : Gordon, par. 17; Willick c. Willick, [1994] 3 R.C.S. 670, p. 688, le juge Sopinka.
[77] L’appel, en revanche, vise à déterminer si la décision de première instance est entachée d’une erreur. En d’autres termes, l’appel porte essentiellement sur le bien‑fondé de la décision antérieure, et non sur les conséquences découlant de faits survenus ultérieurement. Il s’agit d’une analyse essentiellement rétrospective dont le cadre est généralement délimité par le jugement rendu en première instance. Dans ce scénario, le caractère définitif de la décision initiale est préservé, à moins que la juridiction d’appel n’y décèle une erreur importante.
[78] Il est essentiel de préserver la distinction entre les procédures en modification et les appels dans le contexte du droit de la famille : s’il en était autrement, on obligerait injustement l’intimé à défendre l’ordonnance initiale — exempte d’erreur importante — devant le mauvais tribunal, obligeant par le fait même les juges d’appel à s’arroger le rôle confié aux juges de première instance dans les demandes en modification. Les cours d’appel se verraient ainsi confier un rôle différent du leur qui consiste à corriger des erreurs commises en première instance, et les parties pourraient contourner le mécanisme de modification établi par le Parlement.
[79] On ne doit pas permettre aux parties de déjouer ainsi le système. Un appel ne doit pas donner à une partie l’occasion de se soustraire au fardeau de preuve qui lui incombe dans une instance en modification; il ne doit pas non plus constituer une occasion de chercher à obtenir une nouvelle décision, après avoir remédié aux lacunes d’une stratégie adoptée au procès, en tirant profit des motifs « préliminaires » du juge de première instance. Le recours à de telles tactiques dans des causes de droit de la famille se fait souvent au détriment des enfants.
[80] Le tribunal saisi de l’appel d’une ordonnance parentale doit donc se demander si une demande en modification ne conviendrait pas mieux dans les circonstances. Lorsqu’une demande en production d’éléments de preuve supplémentaires équivaut [traduction] « en réalité à une demande en modification déguisée » (Riel, par. 20), le tribunal peut refuser d’admettre d’autres éléments de preuve, indépendamment des critères de l’arrêt Palmer.
(4) Utilisation en appel d’éléments de preuve correctement admis
[81] Enfin, même lorsque des éléments de preuve sont correctement admis en appel, la juridiction d’appel doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait du juge de première instance qui ne sont pas affectées par cette preuve supplémentaire. Bien que la recherche d’un résultat juste à la lumière des éléments de preuve supplémentaires puisse exiger un examen global de l’affaire (St‑Cloud; Gordon), les juridictions d’appel ne sont pas autorisées à réévaluer ou à ignorer les conclusions de fait sous‑jacentes du juge de première instance, sauf en cas d’erreur manifeste et déterminante.
(5) La Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en admettant les éléments de preuve supplémentaires?
[82] Dans le cas qui nous occupe, la Cour d’appel a commis une erreur en admettant en appel les éléments de preuve présentés par le père. Elle n’a pas appliqué le bon test et ne s’est pas demandé si le père avait fait preuve de diligence raisonnable. Si cela avait été le cas, les éléments de preuve auraient pu être disponibles au procès. Par ailleurs, en tout état de cause, cette question aurait pu être décidée uniquement sur le fondement que la présentation d’une requête en production d’une preuve nouvelle n’était pas dans l’intérêt de la justice compte tenu de l’existence d’un mécanisme de modification.
[83] Le père a cherché à produire un affidavit à la fin de l’audition de l’appel. Il y a affirmé qu’il avait pris des mesures pour payer à la mère sa part de la propriété familiale [traduction] « afin de se conformer à l’ordonnance du juge de première instance » : motifs de la C.A., par. 27. Il y a également déclaré qu’il avait refinancé la maison et que ses parents avaient augmenté leur marge de crédit personnelle, ce qui lui avait permis de payer les rénovations, qui étaient partiellement achevées.
[84] Le père soutient que ces éléments de preuve dissipaient les doutes soulevés par le juge de première instance, qui estimait que, en raison de leur situation financière, la capacité du père de demeurer dans la maison, ou même à Kelowna Ouest, était [traduction] « incertaine » : voir m.i., par. 5; voir aussi les motifs de première instance, par. 40. Selon lui, il a été démontré depuis que ces doutes étaient [traduction] « clairement injustifiés » : m.i., par. 31.
[85] Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel a admis les éléments de preuve parce qu’ils étaient [traduction] « convainquants et importants » et qu’ils « concern[ai]ent l’un des deux principaux fondements de la décision de première instance » : par. 51. En effet, [traduction] « la préoccupation, l’attente ou l’“hypothèse” » du juge de première instance quant à la capacité du père de demeurer dans la maison familiale « [avaient] été réfutés » : par. 57.
[86] Il ne faut toutefois pas déformer les prédictions du juge de première instance au sujet de l’état des finances du père et de sa capacité de demeurer dans sa maison. Le juge de première instance pouvait faire une analyse prospective et tirer une conclusion de fait d’après la preuve dont il disposait. En l’espèce, le fait que, par la suite, le père a présenté une demande pour remédier aux lacunes de sa preuve concernant sa capacité de financer et de rénover la maison ne signifie pas pour autant que le juge de première instance a commis une erreur dans ses constatations ou ses conclusions.
[87] Ce qui importe, c’est que le père n’a pas fait preuve de diligence raisonnable. De toute évidence, les faits qu’il cherchait alors à établir et à invoquer en appel — en l’occurrence, qu’il disposait du financement nécessaire pour garder sa maison et la rendre habitable pour ses enfants — étaient directement en litige devant le juge de première instance. Il aurait pu prendre des mesures raisonnables pour obtenir du financement avant le procès, puisqu’il savait qu’il devait refinancer la maison pour continuer à y habiter : motifs de première instance, par. 35. Son plan était subordonné à l’obtention d’un financement de la part de son père qui, dans son témoignage, [traduction] « est demeuré plutôt vague » sur ce point (par. 36) :
[traduction] Monsieur Grebliunas père n’a pas signé de lettre d’engagement concernant le financement. Interrogé quant à savoir s’il était disposé à offrir davantage que le montant de la dette, il s’est montré hésitant, disant : « [o]n verra quel sera le chiffre final », ajoutant que la propriété serait « un bon investissement ». [Je souligne; par. 38.]
Comme le juge de première instance l’a conclu, la question de savoir si cet arrangement était réalisable demeurait [traduction] « entière » : par. 39.
[88] En permettant au père de dissiper ces doutes et de redéfinir la trame factuelle à la toute fin de l’appel, la Cour d’appel a créé une grave injustice. En effet, elle lui a permis de plaider de nouveau les mêmes questions en invoquant des faits qui lui étaient plus favorables, s’écartant par le fait même du rôle qui lui est dévolu de corriger des erreurs commises en première instance. Rien dans le dossier ne permet de penser que le père ait été empêché d’obtenir des engagements financiers avant le procès. Cette façon de procéder allait carrément à l’encontre du principe du caractère définitif et du déroulement ordonné des procédures judiciaires devant être protégé par le critère de la diligence raisonnable.
[89] En outre, comme je l’ai déjà signalé, la loi prévoit un autre mécanisme pour obtenir la modification de l’ordonnance de première instance afin de tenir compte des changements de situation importants depuis le procès : Loi sur le divorce, par. 17(5); Gordon, par. 10. En réussissant à produire les éléments de preuve supplémentaires, le père a pu se soustraire au fardeau de preuve auquel il aurait été assujetti dans le cadre d’une demande en modification et qui l’aurait obligé à démontrer qu’un changement était survenu dans la situation qui avait initialement justifié le déménagement des enfants à Telkwa. Au lieu de cela, il a pu bénéficier de ce qui équivalait à une évaluation presque entièrement nouvelle de l’intérêt des enfants.
[90] L’application d’une approche souple du test de l’arrêt Palmer dans les affaires mettant en cause le bien‑être d’enfants ne doit pas donner lieu à ce qui correspond [traduction] « en réalité à une demande en modification déguisée » : Riel, par. 20. Et comme je l’ai déjà expliqué, les tribunaux doivent veiller à ne pas permettre aux parties d’utiliser le cadre d’analyse de l’arrêt Palmer pour contourner et affaiblir un régime législatif qui prévoit des mécanismes précis de révision ou de modification en cas d’évolution du contexte factuel.
[91] En l’espèce, la situation ne rend pas l’admission de ces éléments de preuve nécessaire dans l’intérêt de la justice. La Cour d’appel a commis une erreur en les admettant en appel.
B. Cadre d’analyse des affaires mettant en cause un déménagement important
[92] Je passe maintenant à la seconde question en litige dans le présent pourvoi, en l’occurrence celle de savoir si le juge de première instance a commis une erreur dans son analyse de la demande présentée par la mère pour être autorisée à déménager à Telkwa avec les enfants.
[93] Le père plaide que le juge de première instance a commis une erreur dans son application du cadre d’analyse applicable aux demandes relatives à un déménagement, ajoutant qu’il y a lieu d’actualiser ce cadre. Il soulève des questions concernant l’application de l’arrêt Gordon, par le juge de première instance, à l’arrangement de garde partagée des parties, la façon dont il a appliqué le « principe du contact maximum », le poids qu’il a accordé aux raisons invoquées par la mère pour justifier le déménagement, le fait qu’il a négligé le témoignage de la mère selon lequel elle demeurerait à Kelowna et partagerait les responsabilités parentales si sa demande était rejetée, et les incidences de la violence familiale et de la discorde entre les parties sur son analyse : m.i., par. 24‑29, 33‑37, 67 et 84‑88.
[94] Ces arguments nous amènent à nous pencher sur la manière dont la jurisprudence qui a été élaborée un peu partout au pays a précisé et complété le cadre de l’arrêt Gordon durant les 25 dernières années. D’ailleurs, ce cadre a été conçu pour être souple. Il ne s’agit pas d’un ensemble de règles inflexibles. Fort de la jurisprudence sur ce cadre d’analyse élaborée depuis des décennies, le gouvernement fédéral et bon nombre de provinces ont en outre adopté des régimes législatifs en matière de déménagement qui s’inspirent en grande partie de l’expérience judiciaire. Comme je vais l’expliquer, cette jurisprudence et ces lois fournissent désormais des balises claires pour tous les arrangements familiaux. L’évaluation que le juge de première instance a faite de l’intérêt des enfants est conforme à ce cadre d’analyse précisé. Son analyse n’est entachée d’aucune erreur importante et elle commande la déférence en appel.
[95] J’exposerai mes motifs dans l’ordre suivant. Premièrement, j’aborderai la question de l’intérêt de l’enfant et le caractère unique des affaires dans lesquelles il est question d’un déménagement important. Deuxièmement, j’insisterai sur l’importance de faire preuve de déférence dans les affaires portant sur des droits parentaux. Troisièmement, j’exposerai le cadre de l’arrêt Gordon précisé à la lumière des nuances apportées par la jurisprudence et par les lois au cours des deux dernières décennies. Finalement, je me pencherai sur la question précise soulevée en l’espèce, soit celle de savoir si le juge de première instance a commis une erreur dans son application du cadre d’analyse de l’arrêt Gordon.
(1) L’intérêt de l’enfant
[96] L’intérêt de l’enfant est un principe juridique important dans notre système de justice : Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, par. 9. Il occupe une place centrale dans nos lois internes, en droit international et en common law : voir, par exemple, Loi sur le divorce, art. 16; Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, par. 3(1); Gordon; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), 2009 CSC 30, [2009] 2 R.C.S. 181; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909.
[97] Cela dit, même avec une abondante jurisprudence pour guider les tribunaux, il n’est jamais facile de déterminer où réside « l’intérêt » d’un enfant. Il s’agit d’une analyse qui « dépen[d] fortement du contexte », en raison de la « multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » : Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, par. 11; Gordon, par. 20.
[98] Les difficultés inhérentes à l’application du principe de l’intérêt sont amplifiées en cas de déménagement important. L’éclatement d’une cellule familiale peut avoir de lourdes conséquences, surtout lorsque des enfants sont impliqués. Le bien‑être de l’enfant demeure au cœur de l’analyse du déménagement, mais bon nombre de considérations traditionnelles ne s’appliquent pas aussi aisément que dans d’autres contextes.
[99] Dans l’arrêt Gordon, notre Cour a défini un cadre d’analyse permettant de déterminer si le déménagement est dans l’intérêt de l’enfant. Selon ce cadre, le juge a la lourde tâche de déterminer l’intérêt de l’enfant en tenant compte de l’ensemble des avantages et des inconvénients concurrents que présente l’une ou l’autre des issues : Hejzlar c. Mitchell‑Hejzlar, 2011 BCCA 230, 334 D.L.R. (4th) 49, par. 23. Et, comme la juge Abella (plus tard juge de notre Cour) l’a déjà fait observer, [traduction] « [i]l ne peut s’agir que d’une opinion éclairée, formulée à un moment précis de la vie d’un enfant, sur ce qui semble susceptible d’être dans son intérêt » : MacGyver c. Richards (1995), 22 O.R. (3d) 481 (C.A.), p. 489.
(2) L’importance de faire preuve de déférence dans les causes relatives aux responsabilités parentales ayant une incidence sur l’intérêt de l’enfant
[100] Dans les affaires familiales, la portée du contrôle en appel est restreinte : Van de Perre, par. 11. La détermination de l’intérêt de l’enfant est toujours une décision hautement discrétionnaire et tributaire des faits : Van de Perre, par. 9. Et, comme le juge Gonthier l’a souligné, « [l]es cours d’appel devraient avoir beaucoup d’hésitation à intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un juge de première instance » : Elsom c. Elsom, [1989] 1 R.C.S. 1367, p. 1374.
[101] Le juge de première instance est le juge des faits; il bénéficie à ce titre de l’avantage intangible que lui confère le fait de présider le procès : R. c. G.F., 2021 CSC 20, par. 81. Après avoir entendu directement les parties, évalué la preuve et tiré des conclusions de fait, le tribunal de première instance est le mieux placé pour déterminer quel est le meilleur arrangement de garde.
[102] Comme je l’ai déjà signalé, le rôle d’une juridiction d’appel consiste généralement à corriger les erreurs, pas à recommencer le procès. Permettre à une partie insatisfaite de s’adresser à une juridiction d’appel pour plaider de nouveau des questions déjà tranchées en première instance minerait la confiance du public envers le processus judiciaire et la primauté du droit. Le bon fonctionnement de notre système judiciaire exige que chaque niveau de juridiction respecte fidèlement le rôle qui lui est dévolu dans l’administration de la justice.
[103] Une juridiction d’appel ne peut donc intervenir que si elle relève une erreur importante, une erreur significative dans l’interprétation de la preuve ou une erreur de droit dans le jugement de première instance : Hickey c. Hickey, [1999] 2 R.C.S. 518, par. 12; Van de Perre, par. 11.
[104] En l’absence d’erreur de droit ou d’erreur de fait manifeste et déterminante, la retenue est de mise : Housen, par. 8, 10, 36 et 39. Les juridictions d’appel doivent examiner les motifs du juge de première instance de façon généreuse et dans leur ensemble, en tenant compte de la présomption selon laquelle les juges de première instance connaissent le droit : G.F., par. 79. Comme je l’ai expliqué, l’appel n’est pas une « seconde chance » accordée à une partie, surtout dans les affaires concernant les droits parentaux, dans lesquelles la résolution définitive des litiges revêt une importance capitale : Van de Perre, par. 13.
(3) Principes juridiques régissant les demandes relatives à un déménagement important
[105] Depuis plus de 25 ans, l’arrêt Gordon fait autorité en matière de demandes relatives à un déménagement. La juge McLachlin (plus tard juge en chef) y établit une analyse en deux étapes pour déterminer dans quels cas il y a lieu de modifier une ordonnance parentale en application de la Loi sur le divorce et de permettre au parent gardien de déménager avec l’enfant : le parent qui demande la modification de l’ordonnance doit d’abord démontrer qu’il est survenu un changement important dans la situation de l’enfant; le juge doit ensuite rendre l’ordonnance qui sert le mieux l’intérêt de l’enfant étant donné la nouvelle situation. L’arrêt Gordon énumère en outre des facteurs dont il convient de tenir compte dans les affaires de déménagement.
[106] Bien que l’arrêt Gordon ait porté sur une ordonnance modificative, les tribunaux ont aussi appliqué son cadre d’analyse pour déterminer des arrangements de garde en première instance, en y apportant les modifications appropriées : voir Nunweiler c. Nunweiler, 2000 BCCA 300, 186 D.L.R. (4th) 323, par. 27‑28; L.D.D. c. J.A.D., 2010 NBCA 69, 364 R.N.‑B. (2e) 200, par. 10, 24‑25, 27 et 29; Bjornson c. Creighton (2002), 62 O.R. (3d) 236 (C.A.), par. 18. De même, les tribunaux ont appliqué ce cadre d’analyse dans des affaires régies par des lois provinciales sur le droit de la famille, même si l’arrêt Gordon concernait une demande présentée en vertu de la Loi sur le divorce : Bjornson, par. 8 et 17; G.J. c. C.M., 2021 YKSC 20, par. 26 (CanLII); Droit de la famille — 2294, 2022 QCCA 125, par. 11‑12 (CanLII).
[107] Au moment où l’arrêt Gordon a été rendu, la Loi sur le divorce et les lois provinciales sur la famille ne contenaient aucune disposition en matière de changement de lieu de résidence ou de déménagement. En 2019, le Parlement a modifié la Loi sur le divorce pour y prévoir un régime législatif qui régit les demandes relatives à un déménagement. Au cours des dernières années, plusieurs provinces ont adopté des régimes semblables en matière de déménagement : voir la Family Law Act, S.B.C. 2011, c. 25, art. 65 à 71; Loi de 2020 sur le droit de l’enfance, L.S. 2020, c. 2, art. 13 à 17; Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, c. C. 12, art. 39.4; Loi sur le droit de la famille, L.N.‑B. 2020, c. 23, art. 60 à 66; Parenting and Support Act, R.S.N.S. 1989, c. 160, art. 18E à 18H; Children’s Law Act, S.P.E.I. 2020, c. 59, art. 46 à 52.
[108] À quelques importantes exceptions près, la Loi sur le divorce et les lois provinciales en question ont largement codifié le cadre d’analyse énoncé par notre Cour dans l’arrêt Gordon. Comme je l’expliquerai, les dispositions qui divergent du cadre de l’arrêt Gordon reflètent l’expérience judiciaire collective découlant de l’application de ce cadre depuis plus de 25 ans.
[109] Les modifications à la Loi sur le divorce sont entrées en vigueur le 1er mars 2021, soit après que les juridictions d’instances inférieures eurent statué sur la présente affaire. La demande relative au déménagement en l’espèce a donc été jugée en fonction du cadre d’analyse de l’arrêt Gordon. Cela dit, la disposition transitoire de l’art. 35.3 de la Loi sur le divorce modifiée est ainsi libellée :
35.3 Toute action engagée sous le régime de la présente loi avant la date d’entrée en vigueur du présent article et sur laquelle il n’a pas été définitivement statué avant cette date est instruite, et il en est décidé, conformément à la présente loi dans sa version à cette date ou après celle‑ci.
[110] La Cour n’a pas reçu d’observations au sujet de l’application de l’art. 35.3. Toutefois, comme je l’expliquerai, le résultat serait le même, que l’affaire soit jugée sous le régime de la Loi sur le divorce modifiée ou selon le cadre précisé de l’arrêt Gordon. Les nouvelles dispositions de la Loi sur le divorce relatives aux déménagements reflètent en grande partie l’évolution de la common law depuis l’arrêt Gordon. Je préfère donc laisser en suspens l’examen de la disposition transitoire. La présente affaire nous offre toutefois l’occasion d’harmoniser le cadre d’analyse de la common law avec la Loi sur le divorce modifiée pour faciliter à l’avenir l’examen par les juges des affaires mettant en cause un déménagement.
[111] Dans les sections qui suivent, je préciserai de quelle manière certains aspects du cadre d’analyse des questions portant sur le déménagement des parents ont évolué depuis que notre Cour a tranché l’affaire Gordon.
a) Trancher les questions de déménagement en première instance et au moyen de demandes en modification
[112] L’approche utilisée pour traiter les questions relatives à un déménagement lorsqu’elles sont soulevées en première instance, comme en l’espèce, diffère lorsque ces mêmes questions sont soulevées au moyen d’une demande en modification, comme dans l’arrêt Gordon. Si aucune décision judiciaire n’a encore été rendue à ce sujet, le désir d’un parent de déménager fait simplement partie du contexte factuel lorsqu’il s’agit de déterminer quel arrangement de garde est dans l’intérêt de l’enfant. Par conséquent, le premier volet de l’analyse de l’arrêt Gordon — qui prévoit la condition à laquelle il doit habituellement être satisfait dans le cas d’une ordonnance modificative — ne s’applique pas.
[113] Cela dit, même lorsqu’il existe déjà une ordonnance parentale, le déménagement constitue généralement un changement important dans la situation et satisfait donc au premier volet du cadre d’analyse de l’arrêt Gordon : Gordon, par. 14; voir aussi Loi sur le divorce, par. 17(5.2).
[114] Par conséquent, peu importe la façon dont la question du déménagement est soumise au tribunal, le premier volet du cadre d’analyse de l’arrêt Gordon ne soulèvera probablement pas de question litigieuse. Cela étant, lorsque la question du déménagement est soulevée au moyen d’une demande en modification, le tribunal doit examiner à la fois les conclusions de fait du juge qui a rendu l’ordonnance précédente et la preuve relative aux changements de situation survenus : Gordon, par. 17. Les arrangements de garde déjà conclus sont toujours pertinents pour comprendre ce qui est dans l’intérêt de l’enfant.
b) Détermination de l’intérêt de l’enfant dans les affaires de déménagement important
[115] Ce que l’on appelle le second volet du cadre d’analyse de l’arrêt Gordon est donc souvent le seul point litigieux à trancher dans les affaires de déménagement. La question cruciale est celle de savoir si le déménagement est dans l’intérêt de l’enfant.
[116] En l’espèce, cinq facteurs ayant une incidence sur l’analyse de l’intérêt de l’enfant entrent en jeu : (i) l’application de l’arrêt Gordon aux arrangements de garde partagée et ce qu’on appelle le « principe du grand respect »; (ii) les raisons invoquées par le parent pour justifier le déménagement; (iii) le « principe du contact maximum »; (iv) le témoignage du parent qui souhaite déménager sur la façon dont l’issue de la demande influencera sa décision de réaliser son projet; (v) les incidences de la violence familiale. Je les examinerai à tour de rôle, en tenant compte de leur évolution dans la jurisprudence depuis l’arrêt Gordon et de l’influence que ces facteurs ont eue sur les modifications apportées à la Loi sur le divorce.
(i) Application de l’arrêt Gordon aux arrangements de garde partagée et ce qu’on appelle le « principe du grand respect »
[117] Pour déterminer l’intérêt de l’enfant, l’arrêt Gordon indique d’abord que « [l]’analyse ne repose pas sur une présomption légale favorable au parent gardien, bien qu’il faille accorder un grand respect à l’opinion de ce dernier » : par. 49.
[118] En l’espèce, le père soutient que cet aspect de l’arrêt Gordon est d’une valeur limitée lorsqu’il existe un arrangement de garde partagée : m.i., par. 28. Il affirme que le juge de première instance n’aurait pas dû accorder un « respect » particulier à la décision de la mère de déménager puisqu’ils se sont historiquement partagé les rôles parentaux. Il s’appuie sur l’observation formulée par la juge Newbury dans l’arrêt Q. (R.E.) c. K. (G.J.), 2012 BCCA 146, 348 D.L.R. (4th) 622, par. 58 : [traduction] « [o]n ne sait pas avec certitude comment le principe du “grand respect” devrait s’appliquer lorsque les deux parents agissent comme parents gardiens. »
[119] Le parent qui prend soin de l’enfant au quotidien est dans une position unique pour évaluer ce qui est dans son intérêt : Gordon, par. 48. Cette logique s’applique aux deux parents qui ont conclu un arrangement de garde partagée, de sorte que leur opinion respective a droit à un grand respect lorsqu’il s’agit d’évaluer l’intérêt de l’enfant. Cela est logique : le tribunal accorde toujours une attention particulière au point de vue des parents. À mon avis, le fait de qualifier cette attention de principe distinct de « grand respect » n’apporte que peu à l’analyse.
[120] Quant à l’existence d’une présomption de droit dans les affaires de déménagement, la Cour a fait observer, dans l’arrêt Gordon, que le libellé de la Loi sur le divorce ne confirmait pas la nécessité de s’en remettre au parent gardien. Elle prescrivait plutôt explicitement que le juge qui entend la demande ne doit être guidé que par l’intérêt de l’enfant, et les dispositions relatives aux demandes en modification n’imposaient aucun fardeau à l’un ou l’autre des parents à l’étape de l’examen du bien‑fondé de la demande : par. 37 et 39.
[121] Cependant, au fil du temps, certaines tendances ont émergé. En pratique, il est plus probable que le déménagement soit autorisé lorsqu’il est demandé par la personne qui, de toute évidence, s’occupe principalement des enfants; et il est plus susceptible d’être refusé s’il existe un arrangement de garde partagée. C’est ce que le professeur Thompson appelle la [traduction] « présomption en faveur du parent gardien » : voir D. A. R. Thompson, « Ten Years After Gordon : No Law, Nowhere » (2007), 35 R.F.L. (6th) 307, p. 317; R. Thompson, « Where Is B.C. Law Going? The New Mobility » (2012), 30 C.F.L.Q. 235.
[122] Dans son examen des présomptions, l’arrêt Gordon s’est appuyé sur le fait que le Parlement n’avait pas établi de règles générales. Or, il l’a fait depuis. En effet, en 2019, il a prévu à l’art. 16.93 de la Loi sur le divorce un fardeau de preuve qui correspond aux grandes tendances de la jurisprudence.
[123] Dans tous les cas, la façon dont les tâches ont été partagées entre les parents dans le passé est donc une considération pertinente. En outre, même s’il n’est peut‑être pas utile d’étiqueter l’attention qu’accordent les tribunaux au point de vue des parents comme un principe distinct de « grand respect », la façon dont les tâches ont été partagées justifie parfois que le fardeau de preuve repose sur un parent. En effet, les législateurs fédéral et provinciaux ont clarifié le droit en adoptant de plus en plus de présomptions. Toutefois, dans tous les cas, l’analyse est individuelle et le juge doit tenir compte de l’intérêt de l’enfant en cause à la lumière des circonstances particulières de l’affaire. Par ailleurs, d’autres considérations peuvent démontrer que le déménagement est dans l’intérêt de l’enfant, et ce, même si, dans le passé, les parties ont partagé les tâches parentales.
(ii) Raisons du déménagement
[124] La deuxième précision apportée au cadre d’analyse de l’arrêt Gordon concerne les raisons pour lesquelles le parent souhaite déménager. En l’espèce, le père et la Cour d’appel ont reproché au juge de première instance le poids qu’il avait accordé aux raisons invoquées par la mère pour déménager, en laissant entendre que, ce faisant, le juge ne s’était pas suffisamment attardé à l’intérêt de l’enfant.
[125] Dans l’arrêt Gordon, la juge McLachlin a invité les tribunaux à ne pas transformer leur examen « en analyse des motifs qui amènent le parent gardien à déménager », parce qu’« [e]n général, les raisons qui motivent un déménagement n’auront aucun rapport avec l’aptitude du parent gardien à agir à titre de père ou de mère » : par. 22‑23. Ainsi, « s’ils ne sont pas liés à l’aptitude du parent, les motifs du déménagement du parent gardien ne devraient pas entrer en ligne de compte » (par. 23); sinon, a expliqué la juge McLachlin, on mettrait l’accent non plus sur l’intérêt de l’enfant, mais sur la conduite du parent gardien (par. 22).
[126] En pratique, partout au pays, les tribunaux ont constaté que les raisons qui motivent un déménagement ont souvent une incidence sur l’intérêt de l’enfant : N. Bala, « Bill C‑ 78 : The 2020 Reforms to the Parenting Provisions of Canada’s Divorce Act » (2020), 39 C.F.L.Q. 45, p. 71; Thompson (2007); E. Jollimore et R. Sladic, « Mobility — Are We There Yet? » (2008), 27 C.F.L.Q. 341.
[127] Des modifications récentes apportées à la Loi sur le divorce obligent désormais les tribunaux à tenir compte des raisons qui motivent le parent à déménager : al. 16.92(1)a). De même, partout au Canada, les régimes relatifs au déménagement prévus par les lois provinciales considèrent maintenant les raisons invoquées par le parent qui déménage : Family Law Act, al. 69(6)(a) (C.‑B.); Loi de 2020 sur le droit de l’enfance, al. 15(1)a) (Sask.); Loi portant réforme du droit de l’enfance, al. 39.4(3)a) (Ont.); Loi sur le droit de la famille, al. 62(1)a) (N.‑B.); Parenting and Support Act, al. 18H(4)(b) (N.‑É.); Children’s Law Act, al. 48(1)(a) (Î.‑P.‑É.).
[128] En effet, on a souvent constaté qu’il était impossible de dissocier les raisons invoquées par le parent gardien pour déménager de l’examen global et individualisé de l’intérêt de l’enfant. Il y a souvent un lien entre les avantages que le déménagement est censé apporter à l’enfant et les raisons qui motivent le parent à proposer le déménagement. Par exemple, un déménagement motivé par des raisons financières aura de toute évidence des incidences sur le bien‑être matériel de l’enfant. L’examen des raisons du parent qui déménage peut être pertinent, voire nécessaire, pour évaluer le bien‑fondé de sa demande.
[129] Cela dit, le tribunal doit éviter de porter un jugement sur les raisons qui motivent un parent à déménager. Ce dernier n’a pas à prouver que son déménagement est justifié. Et le fait qu’il n’existe pas de raison impérieuse pour le justifier ne devrait pas, en soi, jouer contre le parent, à moins que cela nuise à sa capacité à répondre aux besoins de l’enfant : Ligate c. Richardson (1997), 34 O.R. (3d) 423 (C.A.), p. 434.
[130] En fin de compte, les raisons qui motivent le parent à déménager ne devraient pas détourner l’attention de ce sur quoi est censé porter l’examen de la demande relative au déménagement. Ces raisons ne devraient entrer en ligne de compte que dans la mesure où elles sont pertinentes pour déterminer l’intérêt de l’enfant.
(iii) Le « principe du contact maximum » ou le « temps parental compatible avec l’intérêt de l’enfant »
[131] L’arrêt Gordon oblige les tribunaux à tenir compte de « l’avantage de maximiser les contacts entre l’enfant et les deux parents » : par. 49. C’est ce qu’on appelle le « principe du contact maximum » : voir Gordon, par. 24; voir aussi Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, p. 53, la juge L’Heureux‑Dubé, et p. 118, la juge McLachlin (plus tard juge en chef). En l’espèce, le père affirme que le juge de première instance a négligé ce facteur.
[132] Le temps parental avec un enfant est une question qui se pose immanquablement dans les affaires relatives à un déménagement : le nœud du litige consiste à déterminer s’il est dans l’intérêt de l’enfant de déménager avec un parent, malgré les répercussions qu’aura le déménagement sur sa relation avec l’autre parent. En d’autres termes, ce facteur fait partie intégrante de l’analyse à laquelle procède le tribunal.
[133] Ce qu’on appelle le principe du contact maximum a traditionnellement mis l’accent sur l’importance pour l’enfant d’avoir autant de contacts avec chaque parent que compatible avec son intérêt. Un corollaire de ce principe est ce qu’on appelle parfois la règle du « parent animé de bonnes intentions » selon laquelle le tribunal doit tenir compte du fait que le parent est disposé à maximiser la communication entre l’enfant et l’autre parent : voir Young, p. 44. La Loi sur le divorce reconnaît depuis longtemps ces deux facteurs : voir la Loi sur le divorce, avant les modifications, par. 16(10) et 17(9); et la Loi sur le divorce, après les modifications, par. 16(6) et al. 16(3)c).
[134] Même si l’arrêt Gordon insistait sur le « principe du contact maximum », il est évident que l’intérêt de l’enfant est le seul facteur dont on tient compte pour l’examen des affaires de déménagement et, « si d’autres éléments révèlent que l’application du principe ne serait pas dans l’intérêt de l’enfant, le tribunal peut et doit limiter le contact » : Gordon, par. 24; voir aussi par. 49. Or, depuis que l’arrêt Gordon a été rendu, certains tribunaux ont interprété ce qu’on appelle le « principe du contact maximum » comme créant une présomption favorable aux arrangements de garde partagée, au temps parental égal ou à un accès régulier : Folahan c. Folahan, 2013 ONSC 2966, par. 14 (CanLII); Slade c. Slade, 2002 YKSC 40, par. 10 (CanLII); voir également F. Kelly, « Enforcing a Parent/Child Relationship At All Cost? Supervised Access Orders in the Canadian Courts » (2011), 49 Osgoode Hall L.J. 277, p. 278 et 296‑298. D’ailleurs, l’expression « principe du contact maximum » semble supposer que la maximisation des contacts de l’enfant avec ses deux parents est nécessairement dans son intérêt.
[135] Ces interprétations vont trop loin. Il vaut la peine de répéter que ce qu’on appelle le principe du contact maximum n’importe que dans la mesure où ce contact est dans l’intérêt de l’enfant; il ne doit pas être utilisé pour détourner l’objet de cette analyse. D’ailleurs, la Loi sur le divorce modifiée a reformulé le « principe du contact maximum » et parle désormais de « [t]emps parental compatible avec l’intérêt de l’enfant » : par. 16(6). Cette nouvelle formulation est plus neutre et confirme que l’analyse est centrée sur l’enfant. En réalité, à l’avenir, il serait préférable de parler du « facteur du temps parental ».
(iv) Témoignage du parent sur son intention de déménager ou non, quelle que soit l’issue de la demande relative au déménagement
[136] L’arrêt Gordon est muet sur la question de savoir si et comment le juge des faits peut tenir compte de l’incidence de l’issue de la demande sur les projets de déménagement des parties. En l’espèce, la mère a indiqué qu’elle retournerait à Kelowna si sa demande était refusée, tandis que le père a affirmé qu’il refuserait de déménager dans la vallée de Bulkley si la demande de la mère était accueillie.
[137] Au fil des ans, depuis que l’arrêt Gordon a été rendu, de nombreux tribunaux ont reconnu que ce genre d’affirmations risque de placer les parties dans une « impasse ». Comme la juge Paperny l’a expliqué dans l’arrêt Spencer c. Spencer, 2005 ABCA 262, 257 D.L.R. (4th) 115, par. 18 :
[traduction] Pour effectuer cette analyse, il est problématique de se fier aux déclarations du parent gardien selon lesquelles il ne déménagera pas sans les enfants si sa demande relative au déménagement est rejetée. Une telle analyse a pour effet de placer le parent qui cherche à déménager dans une situation d’impasse classique. S’il répond qu’il n’est pas prêt à rester avec les enfants, il risque de passer pour quelqu’un d’égocentrique et qui néglige l’intérêt des enfants au profit du sien. Par ailleurs, si le parent informe le tribunal qu’il est prêt à renoncer au déménagement advenant que sa demande soit rejetée, son propos affaiblit les arguments favorables au déménagement en suggérant que celui‑ci n’est pas essentiel à son bien‑être ou à celui des enfants. Si un juge se fie à tort à la volonté d’un parent de renoncer à déménager « pour le bien des enfants », le statu quo devient une option attrayante pour le juge parce qu’il lui évite de prendre la décision difficile nécessaire pour trancher la demande.
[138] Je suis du même avis. Tenir compte de la volonté du parent de déménager avec ou sans l’enfant risque de placer les parties dans une impasse : un parent peut soit sembler faire passer ses propres intérêts avant ceux de son enfant, soit risquer de fragiliser sa demande relative au déménagement (voir D.P. c. R.B., 2009 PECA 12, 285 Nfld. & P.E.I.R. 61, par. 32; Jollimore et Sladic, p. 373‑374).
[139] Ce risque a amené les juridictions d’appel de nombreuses provinces à dissuader les juges de première instance de se fier aux déclarations d’un parent quant à son intention de déménager avec ou sans les enfants : voir Hopkins c. Hopkins, 2011 ABCA 372, par. 6 (CanLII); Hejzlar, par. 24‑27; D.P., par. 32; N.T. c. W.P., 2011 NLCA 47, 309 Nfld. & P.E.I.R. 350, par. 9; Morrill c. Morrill, 2016 MBCA 66, 330 Man. R. (2d) 165, par. 12.
[140] La Loi sur le divorce reflète désormais cette approche. En effet, le par. 16.92(2) prescrit que le tribunal ne doit pas tenir compte de la question de savoir si le parent qui souhaite déménager déménagerait avec ou sans les enfants. J’ajouterais que le parent défendeur pourrait tout aussi facilement être victime des déductions problématiques associées à l’impasse évoquée précédemment : voir Joseph c. Washington, 2021 BCSC 2014, par. 101‑111 (CanLII). Dans tous les cas, le tribunal ne doit donc pas tenir compte de l’incidence que l’issue de la demande risque d’avoir sur les projets de déménagement des parties.
(v) La violence familiale comme facteur pertinent
[141] En l’espèce, la relation acrimonieuse entre les parties — qui a donné lieu à une conduite abusive durant le mariage, la séparation et le procès — a constitué un facteur important dans l’analyse du déménagement par le juge de première instance. En appel, le père plaide que de telles [traduction] « frictions » ne sont « pas rares pour les couples qui se séparent » : m.i., par. 35.
[142] Depuis que l’arrêt Gordon a été rendu, les tribunaux reconnaissent de plus en plus que toute violence ou tout abus au sein d’une famille peut avoir une incidence sur le bien‑être d’un enfant et devraient être pris en considération dans les décisions qui concernent un déménagement : voir Prokopchuk c. Borowski, 2010 ONSC 3833, 88 R.F.L. (6th) 140; Lawless c. Lawless, 2003 ABQB 800, par. 12 (CanLII); Cameron c. Cameron, 2003 MBQB 149, 41 R.F.L. (5th) 30; Abbott‑Ewen c. Ewen, 2010 ONSC 2121, 86 R.F.L. (6th) 428; N.D.L. c. M.S.L., 2010 NSSC 68, 289 N.S.R. (2d) 8, par. 22‑23 et 35; E.S.M. c. J.B.B., 2012 NSCA 80, 319 N.S.R. (2d) 232, par. 55‑57. Les tribunaux ont été beaucoup plus enclins à accueillir les demandes relatives à un déménagement lorsqu’ils ont conclu à une situation abusive : Ministère de la Justice, Étude sur le déménagement des parents après le divorce ou la séparation (2014), ch. 3.3.4.
[143] La suggestion selon laquelle les abus et la violence familiale n’ont pas d’incidence sur les enfants et n’ont rien à voir avec la capacité parentale de celui qui en est l’auteur est intenable. La recherche indique que les enfants exposés à la violence familiale sont à risque de souffrir de problèmes émotionnels et de comportement durant toute leur vie : Ministère de la Justice, Les facteurs de risque pour les enfants exposés à la violence familiale dans le contexte de la séparation ou du divorce (février 2014), p. 12. Le préjudice peut résulter de l’exposition directe ou indirecte à des conflits familiaux, par exemple, en étant témoin de l’incident, en en subissant les conséquences, ou en en entendant parler : S. Artz et al., « A Comprehensive Review of the Literature on the Impact of Exposure to Intimate Partner Violence for Children and Youth » (2014), 5 I.J.C.Y.F.S. 493, p. 497.
[144] Il est notoire que les allégations de violence familiale sont difficiles à prouver : P. G. Jaffe, C. V. Crooks et N. Bala, « A Framework for Addressing Allegations of Domestic Violence in Child Custody Disputes » (2009), 6 J. Child Custody 169, p. 175; A. M. Bailey, « Prioritizing Child Safety as the Prime Best‑Interest Factor » (2013), 47 Fam. L.Q. 35, p. 44‑45. Comme le soulignent les intervenants la West Coast LEAF Association et le Rise Women’s Legal Centre, la violence familiale survient souvent derrière des portes closes et peut ne pas se prêter à l’existence de preuve corroborante : voir S. B. Boyd et R. Lindy, « Violence Against Women and the B.C. Family Law Act : Early Jurisprudence » (2016), 35 C.F.L.Q. 101, p. 115. Ainsi, la preuve, même d’un seul incident, peut soulever des préoccupations en matière de sécurité pour la victime, ou elle peut chevaucher ou accroître l’importance d’autres facteurs, comme la nécessité de limiter les contacts ou de garantir que la victime aura accès à du soutien.
[145] La perspective que de telles conclusions puissent être inutilement remises en cause en appel ne fait que dissuader les survivants d’abus de se manifester. D’ailleurs, dans l’état actuel des choses, les preuves montrent que la plupart des violences familiales ne sont pas signalées : L. C. Neilson, Responding to Domestic Violence in Family Law, Civil Protection & Child Protection Cases (2e éd. 2020), 2017 CanLIIDocs 2 (en ligne), ch. 4.5.2.
[146] Les modifications récentes à la Loi sur le divorce reconnaissent que les conclusions de violence familiale sont des considérations cruciales dans l’analyse de l’intérêt de l’enfant : al. 16(3)j) et par. 16(4). La Loi sur le divorce définit la violence familiale dans les grandes lignes au par. 2(1) en énonçant qu’il s’agit de toute conduite violente ou menaçante, allant de l’abus physique aux mauvais traitements psychologiques et à l’exploitation financière. Les tribunaux doivent tenir compte de la violence familiale et de ses effets sur la capacité et la volonté de toute personne auteure de violence familiale de prendre soin de l’enfant et de satisfaire à ses besoins.
[147] Comme la violence familiale peut motiver un déménagement, et compte tenu des répercussions sérieuses de toute forme de violence familiale pour le développement positif des enfants, il s’agit d’un facteur important dans les causes relatives à un déménagement.
c) Résumé du cadre d’analyse pour déterminer si un déménagement est dans l’intérêt de l’enfant
[148] Il y a plus de deux décennies, dans l’arrêt Gordon, la Cour a énoncé un cadre d’analyse pour traiter les demandes relatives à un déménagement : par. 49‑50. Ce cadre s’applique aux questions soulevées à cet égard tant en première instance que dans le contexte de demandes en modification des ordonnances parentales existantes.
[149] Depuis, notre jurisprudence a précisé ce cadre et, sous réserve de deux exceptions notables, la Loi sur le divorce l’a en grande partie codifié. Là où la Loi sur le divorce diffère de l’arrêt Gordon, les changements reflètent l’expérience judiciaire collective découlant de l’application des facteurs énoncés dans cet arrêt. D’abord, bien que l’arrêt Gordon ait rejeté l’adoption d’une présomption juridique favorable à l’une ou l’autre des parties, la Loi sur le divorce prévoit désormais un fardeau de preuve lorsqu’il existe déjà une ordonnance, une décision arbitrale ou une entente quant aux droits parentaux : art. 16.93. Ensuite, même si l’arrêt Gordon a restreint la capacité des tribunaux d’examiner les raisons pour lesquelles un parent souhaite déménager, il s’agit maintenant d’une considération expressément prévue dans l’analyse de l’intérêt de l’enfant : al. 16.92(1)a).
[150] Les nouvelles modifications apportées à la Loi sur le divorce répondent également aux questions cernées dans la jurisprudence durant les dernières décennies, et qui ne se posaient pas dans l’affaire Gordon. Ainsi, le par. 16.92(2) prévoit désormais que le juge de première instance ne doit pas tenir compte du témoignage d’un parent selon lequel il déménagerait avec ou sans l’enfant. De plus, selon l’al. 16(3)j) et le par. 16(4) de la Loi sur le divorce, les tribunaux doivent maintenant tenir compte de la présence de violence familiale et de ses effets sur la capacité de son auteur à prendre soin de l’enfant.
[151] À la lumière des précisions jurisprudentielles et législatives, le cadre d’analyse applicable au déménagement peut être reformulé de la façon suivante.
[152] La question cruciale est celle de savoir si le déménagement est dans l’intérêt de l’enfant, eu égard à sa sûreté, à sa sécurité et à son bien‑être physiques, émotionnels et psychologiques. L’examen de ces questions est éminemment factuel et discrétionnaire.
[153] Notre jurisprudence et nos lois fournissent des bases solides pour procéder à un tel examen : voir, par exemple, l’art. 16 de la Loi sur le divorce. Le tribunal doit tenir compte de tous les facteurs liés à la situation de l’enfant, qui peuvent inclure, notamment, son point de vue et ses préférences, l’historique des soins qui lui ont été apportés, tout incident de violence familiale, ou encore son éducation et son patrimoine culturels, linguistiques, religieux et spirituels. Le tribunal doit aussi tenir compte de la volonté de chaque parent de favoriser le développement et le maintien de relations entre l’enfant et l’autre parent, et il doit donner effet au principe selon lequel l’enfant devrait passer avec chaque parent autant de temps que compatible avec son intérêt. Ces exemples ne sont que des illustrations et ne constituent pas une énumération exhaustive des facteurs à prendre en compte. S’il est vrai que certains de ces facteurs ont été spécifiquement soulignés dans l’arrêt Gordon, ils s’appliquent néanmoins de façon générale à toute détermination de l’intérêt de l’enfant.
[154] Cependant, les considérations traditionnelles servant à juger de l’intérêt de l’enfant doivent être prises en compte dans le contexte des défis uniques que posent les causes relatives à un déménagement. En effet, en plus des facteurs qu’un tribunal examine généralement lorsqu’il détermine l’intérêt de l’enfant et de toutes exigences applicables en matière d’avis, un tribunal doit examiner :
• les raisons du déménagement;
• l’incidence du déménagement sur l’enfant;
• le temps que passe avec l’enfant chaque personne ayant du temps parental ou dont une demande d’ordonnance parentale est en cours et le degré d’engagement dans la vie de l’enfant de chacune de ces personnes;
• l’existence d’une ordonnance, d’une décision arbitrale ou d’une entente qui précise le secteur géographique dans lequel l’enfant doit résider;
• le caractère raisonnable du réaménagement du temps parental, des responsabilités décisionnelles ou des contacts, proposé par la personne qui entend déménager, compte tenu notamment du nouveau lieu de résidence et des frais de déplacement;
• le fait que les personnes ayant du temps parental ou des responsabilités décisionnelles à l’égard de l’enfant ou dont la demande d’ordonnance parentale est en cours ont respecté ou non les obligations qui leur incombent au titre des lois en matière familiale, d’une ordonnance, d’une décision arbitrale ou d’une entente, et la mesure dans laquelle elles sont susceptibles de les respecter à l’avenir.
Le tribunal ne tient toutefois pas compte de l’incidence qu’aurait l’issue de la demande sur les projets de l’une ou l’autre des parties de déménager — par exemple, que la personne qui entend déménager le ferait sans l’enfant ou ne le ferait pas si une ordonnance interdisait le déménagement important de l’enfant. Ces facteurs sont tirés des par. 16.92(1) et (2) de la Loi sur le divorce et reflètent en grande partie l’évolution du droit au cours des 25 dernières années.
[155] Je le répète, plusieurs piliers sous-jacents au raisonnement de la Cour dans l’arrêt Gordon ont évolué avec le temps, de sorte que les tribunaux et maintenant les assemblés législatives ont été amenés à préciser, à modifier et à compléter les facteurs énumérés dans cet arrêt. Grâce à ces précisions, nous disposons désormais d’un cadre d’analyse clair.
(4) Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur dans son analyse du déménagement?
[156] Le père soulève quatre enjeux quant à l’analyse du juge de première instance. Il plaide que (i) le juge de première instance n’a pas tenu compte des rôles parentaux assumés par les parties dans le passé; (ii) la décision du juge de première instance était incompatible avec le facteur du temps parental; (iii) le besoin de soutien émotionnel de la mère ne devrait pas justifier le déménagement en l’espèce; (iv) le juge de première instance a donné une importance indue à la relation acrimonieuse qu’entretiennent les parties.
[157] Je suis d’avis de ne faire droit à aucun de ces arguments. L’analyse fondée sur l’arrêt Gordon menée par le juge de première instance était exempte d’erreur importante, d’erreur grave d’appréciation de la preuve ou d’erreur de droit.
a) La décision du juge de première instance a tenu compte des rôles parentaux assumés par les parties dans le passé
[158] Le père soutient d’abord que l’analyse du juge de première instance n’a pas tenu compte du partage des responsabilités parentales par les parties durant tout le mariage et après la séparation. Cet argument se fonde sur la déclaration du juge de première instance, inspirée de l’arrêt Gordon, selon laquelle [traduction] « à moins d’un motif inapproprié, il faut examiner l’à‑propos d’un déménagement avec respect pour la décision d’un parent de vivre et de travailler là où il choisit de le faire » : par. 21. Selon le père, cette affirmation pourrait s’appliquer au point de vue du parent « gardien », mais elle ne s’applique pas lorsque les deux parents ont pleinement participé à la garde et aux soins des enfants dans le cadre d’un arrangement de garde partagée.
[159] Selon moi, les motifs du juge de première instance ne donnent pas à penser qu’il a davantage « respecté » le souhait de la mère de vivre et de travailler à Telkwa ou qu’il y a donné un poids indu. Il a plutôt examiné en détail pourquoi il n’était pas dans l’intérêt des enfants de demeurer à Kelowna avec leur père. Plus particulièrement, le juge de première instance était inquiet de l’animosité du père envers la mère et de la possibilité que cette animosité influence les enfants ou ait autrement une incidence sur eux : par. 41‑42. La résidence de Kelowna, décrite comme un lieu de travail, et non un lieu de vie, posait de sérieux problèmes : par. 33. De plus, à Telkwa, tant les enfants que la mère pourraient tirer avantage d’un soutien familial, notamment des parents et de la fratrie de cette dernière : par. 44.
[160] Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en ne considérant pas Kelowna comme une option viable, surtout parce que la mère a affirmé durant son témoignage qu’elle était disposée à y déménager si la demande était rejetée. Or, le témoignage de la mère à cet égard ne pouvait être déterminant. Le juge de première instance comprenait le risque posé par l’impasse dont j’ai traité précédemment.
[161] Puisque le juge de première instance avait aussi conclu que chaque [traduction] « parent était, en principe, capable de prendre soin des enfants » (motifs de la C.A., par. 86), la Cour d’appel a également critiqué le fait qu’il ne s’est pas demandé si les enfants devaient demeurer avec leur père à Kelowna. Or, le juge de première instance a exprimé de sérieux doutes quant à la volonté du père de favoriser une relation harmonieuse entre les enfants et leur mère : par. 42. Le juge a eu raison de tenir compte de cet élément pour décider des options dont il disposait.
[162] Le raisonnement du juge de première instance sur ces éléments ne contenait aucune erreur susceptible de révision. Il commandait la déférence en appel.
b) Le juge de première instance a tenu compte du temps parental compatible avec l’intérêt des enfants
[163] Le père plaide que le juge de première instance n’a pas accordé suffisamment de poids au facteur du temps parental. La Cour d’appel a adopté une position similaire, concluant que [traduction] « [l]e fait de permettre le déménagement était incompatible avec l’objectif de maximiser le contact entre les enfants et leurs deux parents. En effet, le déménagement était susceptible de modifier pour toujours et profondément la relation des enfants avec leur père » : par. 87. Ce raisonnement me préoccupe à deux égards.
[164] Premièrement, la question dont le juge était saisi n’était pas celle de savoir comment favoriser au mieux le facteur du temps parental, mais bien de savoir comment favoriser au mieux l’intérêt des enfants. Ces considérations ne sont pas synonymes. Elles ne se renforcent pas non plus nécessairement l’une l’autre. Le tribunal ne doit donner effet au facteur du temps parental que dans la mesure où celui‑ci est dans l’intérêt de l’enfant.
[165] Deuxièmement, le juge de première instance n’a pas omis de tenir compte du fait que les enfants devraient avoir, avec chaque parent, autant de contacts que compatible avec leur intérêt. Selon lui, [traduction] « les enfants subiraient [à la fois] une très lourde perte s’ils étaient privés de contacts fréquents avec leur père et si ce dernier ne pouvait prendre souvent soin d’eux » et « un certain préjudice s’ils étaient éloignés de la communauté où ils ont vécu et des amis qu’ils s’y sont faits » : par. 50. Il était clairement conscient du risque qu’impliquait une réduction des contacts avec le père.
[166] Le juge de première instance n’a pas non plus omis de tenir compte du corollaire du facteur du temps parental : soit de savoir si chaque parent est disposé à faciliter les contacts entre les enfants et l’autre parent et à contribuer à favoriser une relation harmonieuse entre eux. Encore une fois, il a conclu que le père nourrissait une animosité envers la mère et que celle‑ci était plus susceptible d’établir une relation harmonieuse entre les enfants et lui que l’inverse.
[167] Dans l’ensemble, le juge de première instance a conclu que le déménagement favoriserait le mieux le bien‑être des enfants, en dépit de l’incidence qu’il aurait sur leur relation avec leur père. Il pouvait tirer cette conclusion, et sa décision commandait la déférence en appel.
c) Le besoin de soutien émotionnel de la mère
[168] Le père plaide que le juge de première instance a donné un poids excessif au besoin de soutien émotionnel de la mère. La Cour d’appel a conclu elle aussi que le besoin de soutien émotionnel d’un parent, [traduction] « même en présence de friction entre les parties », ne peut justifier un déménagement : par. 74.
[169] Le besoin de soutien émotionnel de la mère était une considération pertinente dans l’analyse de l’intérêt des enfants. Elle avait suivi le père à Kelowna, mais sa famille vivait encore à Telkwa. Un déménagement qui peut améliorer l’état émotionnel et psychologique d’un parent peut accroître sa capacité à cultiver un environnement sain, favorable et positif pour son enfant. D’ailleurs, les tribunaux ont souvent reconnu que l’intérêt de l’enfant est favorisé par le bon fonctionnement et le bonheur du parent : Burns c. Burns, 2000 NSCA 1, 183 D.L.R. (4th) 66, p. 81‑82; L. (S.S.) c. W. (J.W.), 2010 BCCA 55, 316 D.L.R. (4th) 464, par. 33; Bjornson, par. 30; Orring c. Orring, 2006 BCCA 523, 276 D.L.R. (4th) 211, par. 57.
[170] Qui plus est, il est simpliste de suggérer que le soutien émotionnel de la mère était le seul avantage qui pesait en faveur du déménagement. Le juge de première instance a décrit, de manière très détaillée, comment l’animosité persistante entre les parents affecterait les enfants s’ils devaient demeurer à Kelowna. Il a aussi noté que le déménagement permettrait à la mère d’avoir accès à du soutien à l’hébergement, à des services de garde, à un meilleur emploi, et à l’occasion de parfaire son éducation : par. 1, 44 et 46‑47.
[171] Ces considérations ont toutes une incidence directe ou indirecte sur l’évaluation de l’intérêt de l’enfant. Un déménagement qui accroît les chances pour un parent de poursuivre son éducation et de décrocher un emploi ainsi que d’atteindre une meilleure stabilité financière peut contribuer au bien‑être d’un enfant : Larose c. Larose, 2002 BCCA 366, 1 B.C.L.R. (4th) 262, par. 6 et 19; H.S. c. C.S., 2006 SKCA 45, 279 Sask. R. 55, par. 26; voir aussi E. El Fateh, « A Presumption for the Best? » (2009), 25 Rev. can. d. fam. 73, p. 80‑83.
[172] De même, le soutien additionnel de la famille et de la communauté au nouveau lieu de résidence peut accroître la capacité du parent à prendre soin des enfants : D.A.F. c. S.M.O., 2004 ABCA 261, 354 A.R. 387, par. 17. La famille élargie, par exemple, peut leur offrir un soutien additionnel pendant que leurs parents commencent à apprivoiser la nouvelle réalité de leur vie après la séparation : Harnett c. Clements, 2019 NLCA 53, 30 R.F.L. (8th) 49, par. 22 et 42; C.M. c. R.L., 2013 NSFC 29, par. 139 (CanLII).
[173] Il est souvent difficile de démêler les intérêts d’un parent de ceux d’un enfant. En effet, « la réalité que les soins prodigués aux enfants sont inextricablement liés au bien‑être du parent nourricier » est loin d’être nouvelle : Pelech c. Pelech, [1987] 1 R.C.S. 801, p. 845; voir aussi Willick, p. 724‑725, la juge L’Heureux‑Dubé. Le bien‑être d’un enfant va souvent de pair avec l’amélioration de la situation financière, sociale et émotionnelle du parent. Le juge de première instance a conclu qu’il en était ainsi en l’espèce.
[174] À tout moment, le juge de première instance est resté concentré sur l’intérêt des enfants. Il n’a examiné les besoins de la mère — émotionnels et autres — que dans la mesure où ils étaient pertinents pour le bien‑être des enfants. Il était clairement d’avis que le déménagement serait avantageux pour les enfants, tant directement qu’indirectement, tandis qu’ils [traduction] « souffriraient, à tout le moins indirectement à un certain degré, si leur mère restait dans l’Okanagan » : par. 46.
[175] Une fois de plus, son analyse sur cette question était exempte d’erreur susceptible de révision.
d) La relation acrimonieuse qu’entretiennent les parties
[176] Le père plaide en outre que le juge de première instance a commis une erreur en mettant indûment l’accent sur la relation acrimonieuse entre les parties. Pour le père, la [traduction] « friction » était une « chose du passée » (m.i., par. 34), n’avait rien d’inhabituel pour des parties en instance de séparation, et rien ne prouvait qu’elle avait fait souffrir les enfants.
[177] Je ne suis pas d’accord. Les conclusions de fait du juge de première instance étaient bien étayées par la preuve.
[178] Le juge de première instance a expliqué minutieusement pourquoi il était d’avis que la relation entre les parties était acrimonieuse, tant durant le mariage qu’au moment du procès. Il a conclu qu’il y avait eu de la friction durant le mariage : la mère était soumise à la personnalité contrôlante et dominante du père; il y avait [traduction] « possiblement un certain degré d’abus émotionnel »; elle avait été agressée physiquement; et elle était traumatisée émotivement.
[179] De plus, l’animosité persistante du père envers la mère est devenue clairement visible durant le procès lui‑même. Le juge de première instance a conclu que sa conduite à cette occasion avait été abusive : par. 41. Plus particulièrement, le père a joint à un affidavit un « égoportrait » de la mère nue, ce qui, selon le juge de première instance, n’a servi à rien sinon qu’à humilier celle‑ci. Le juge de première instance a aussi souligné que l’agression — ainsi que les dénégations du père à ce sujet — était [traduction] « susceptible d’être une source constante d’acrimonie » : par. 41 (je souligne). Le juge de première instance a conclu que cette relation très conflictuelle entre les parties avait des répercussions [traduction] « particulièrement importantes » sur les enfants : par. 41. Ces considérations ont pesé pour que ceux‑ci demeurent principalement avec la mère. Dans ces circonstances, le juge de première instance pouvait conclure qu’un arrangement de garde conjointe ne pourrait fonctionner qu’à Telkwa. Si la mère retournait à Kelowna, elle serait vraisemblablement isolée socialement et dépendante du père.
[180] En dépit des conclusions du juge de première instance, qui étaient bien étayées par le dossier, la Cour d’appel est intervenue, jugeant que [traduction] « les préoccupations du juge de première instance concernant le comportement de M. Grebliunas à l’égard de Mme Barendregt devaient être mises en contexte » : par. 70.
[181] La cour a identifié quatre facteurs qui [traduction] « atténuaient » supposément la gravité de la situation. Premièrement, la mère n’avait jamais soutenu que l’hostilité entre les parties militait pour son déménagement; selon son témoignage, les parties s’entendaient mieux qu’au début de leur séparation. Deuxièmement, de nombreux événements parmi ceux qui préoccupaient le juge s’étaient déroulés dans le passé. Troisièmement, il n’y avait aucune preuve d’un quelconque événement impliquant les enfants ou s’étant déroulé en leur présence depuis la séparation. Quatrièmement, le juge de première instance n’a pas tenu compte des éléments de preuve selon lesquels la relation entre les parties s’améliorait.
[182] Aucun de ces facteurs ne donnait à la Cour d’appel le droit de modifier les conclusions de faits du juge de première instance quant à la relation entre les parties.
[183] Premièrement, même si l’avocat de la mère n’avait pas fait valoir l’animosité du père comme facteur au soutien du déménagement, l’état de la relation entre les parties était manifestement pertinent. En outre, comme le soulignent les intervenants la West Coast LEAF Association et le Rise Women’s Legal Centre, il importe d’être conscients des obstacles sociaux et juridiques à la divulgation de l’existence de violence familiale par les femmes dans le cadre de procédures en droit de la famille.
[184] Deuxièmement, la relation acrimonieuse entre les parties était loin d’être de l’histoire ancienne. Je le répète, l’animosité a refait surface durant le procès lui‑même. D’ailleurs, les dynamiques d’abus ne prennent généralement pas fin avec la séparation — en fait, c’est souvent le contraire qui se produit : Jaffe, Crooks et Bala, p. 171; Neilson, ch. 4.5.1, 7.2.2 et 7.2.6. Le juge de première instance a l’avantage d’observer directement la dynamique entre les parties; toute évaluation qui découle de cette position privilégiée concernant la capacité des parties à travailler ensemble à l’avenir commande la déférence.
[185] Troisièmement, l’absence de preuve d’un événement impliquant les enfants, ou survenu en leur présence, ne saurait être déterminante. Non seulement une exposition indirecte à des conflits peut avoir des conséquences sur le bien‑être des enfants, mais le juge de première instance a conclu à l’existence d’un risque élevé que le conflit entre les parties dégénère et ait une incidence directe sur les enfants. Il pouvait conclure de la sorte en se basant sur la preuve présentée.
[186] Quatrièmement, rien dans le dossier n’indique que le juge de première instance a oublié les éléments de preuve démontrant une amélioration de la relation entre les parties, qu’il n’en a pas tenu compte ou qu’il les a mal interprétés. Une omission dans les motifs, en soi, n’autorise pas le tribunal d’appel à réexaminer la preuve présentée au procès. Et, en tout état de cause, le fait de coopérer, de demeurer ou de se réconcilier avec une partie n’indique pas nécessairement qu’un incident d’abus ou de violence n’a pas été grave : voir D. Martinson et M. Jackson, « Family Violence and Evolving Judicial Roles : Judges as Equality Guardians in Family Law Cases » (2017), 30 Rev. can. d. fam. 11, p. 34. En définitive, ce qui importait, c’était la conclusion du juge de première instance selon laquelle il était improbable que les parents travaillent de concert, dans un avenir rapproché, pour favoriser l’intérêt des enfants dans le cadre d’une structure de garde partagée : par. 42.
[187] Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel a jugé que les conclusions du juge de première instance quant à la relation acrimonieuse entre les parties [traduction] « ne pouvaient plus soutenir le résultat ultime auquel [il] en est arrivé » : par. 69.
[188] Or, très simplement, il n’appartenait pas à la Cour d’appel de décider que le contexte plus large pouvait [traduction] « atténuer » la gravité du comportement du père en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante. Il ne lui appartenait pas non plus de soupeser de nouveau un facteur qui avait été examiné avec soin par le juge de première instance. Une différence d’opinions n’autorise pas un tribunal d’appel à écarter le jugement d’un tribunal de première instance et à y substituer le sien. La Cour d’appel a eu tort de ne pas faire preuve de déférence envers les conclusions du juge de première instance en l’absence d’une erreur susceptible de révision.
e) Les autres facteurs énoncés dans l’arrêt Gordon
[189] Je suis convaincue que l’analyse menée par le juge de première instance fondée sur l’arrêt Gordon n’était entachée d’aucune erreur importante. Les facteurs suivants militaient tous en faveur de sa conclusion selon laquelle le déménagement était dans l’intérêt des enfants : il existait un risque élevé que la nature très conflictuelle de la relation entre les parents ait une incidence sur les enfants s’ils restaient à Kelowna; la mère avait besoin du soutien de sa famille pour prendre soin des enfants de manière autonome, un soutien qu’elle ne pouvait avoir qu’à Telkwa; elle était davantage disposée à promouvoir une relation harmonieuse entre les enfants et le père que l’inverse; et le juge de première instance a conclu à l’existence de violence familiale. À mes yeux, il n’existe aucun motif pour annuler sa décision.
VI. Dispositif
[190] L’appel est accueilli. La décision de la Cour d’appel est annulée, et les par. 1 à 6 de l’ordonnance du juge de première instance quant à la résidence principale des enfants sont rétablis. La mère a droit à ses dépens devant notre Cour et devant les juridictions d’instances inférieures.
Version française des motifs rendus par
La juge Côté —
I. Aperçu
[191] J’ai pris connaissance des motifs de ma collègue la juge Karakatsanis. Je conviens que le test établi dans l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759, régit les faits de la présente affaire, puisqu’il s’applique tant à la preuve « nouvelle » qu’aux « nouveaux » éléments de preuve. Je ne suis toutefois pas d’accord avec son application de cet arrêt aux faits du présent pourvoi. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de confirmer la conclusion principale de la Cour d’appel selon laquelle les éléments de preuve sont admissibles, mais de rejeter son traitement de l’arrêt Palmer ainsi que sa décision de réexaminer l’intérêt des enfants.
[192] Avec égards, je me dissocie de l’analyse de ma collègue sur deux points. Premièrement, j’estime qu’il est inapproprié de commenter le cadre d’analyse prescrit par l’arrêt Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27, dans le contexte du présent pourvoi. Cette question n’a pas été soulevée par l’appelante, Mme Barendregt (« mère »), et ne l’a pas été formellement non plus par l’intimé, M. Grebliunas (« père »), lequel n’a pas interjeté d’appel incident. La Cour n’en est donc pas dûment saisie. Même si elle l’était, je suis d’avis qu’il n’est pas prudent de formuler des commentaires quant à des modifications apportées à la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.), sans le bénéfice d’observations et d’un dossier de preuve complet sur la question. Je ne peux donc souscrire à l’analyse que ma collègue énonce aux par. 105‑189 de ses motifs. Je n’en dirai pas plus sur la question, qui devrait être tranchée à une autre occasion.
[193] Deuxièmement, comme je l’ai mentionné, je ne suis pas d’accord avec l’application que fait ma collègue de l’arrêt Palmer aux faits de la présente affaire. Les cours d’appel qui appliquent strictement le test énoncé dans cet arrêt ont tendance à se concentrer trop étroitement sur la possibilité que des éléments de preuve supplémentaires altèrent la norme de contrôle en appel, plutôt que de jauger comme il se doit l’intérêt de l’enfant, la considération prépondérante. Le test de l’arrêt Palmer doit être appliqué avec flexibilité dans tous les dossiers où il est question du bien‑être d’enfants. Ma collègue reconnaît ce principe bien établi, mais son application de l’arrêt Palmer est dépourvue de flexibilité.
[194] Appliquant l’arrêt Palmer comme il se doit, je suis d’avis d’admettre les nouveaux éléments de preuve et de renvoyer l’appel au tribunal de première instance pour qu’il réexamine l’intérêt des enfants à la lumière des nouveaux renseignements concernant la situation financière du père et la condition de la maison de Kelowna Ouest. Décider autrement aurait pour effet de relocaliser 2 enfants à 1 000 km de leur père sur le fondement d’un portrait inexact de la réalité.
II. Analyse
[195] Comme l’a noté à bon droit ma collègue, le test de l’arrêt Palmer doit être appliqué avec plus de flexibilité dans les dossiers en droit de la famille où l’intérêt d’un enfant est en jeu (par. 67; Catholic Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto c. M. (C.), [1994] 2 R.C.S. 165). Dans de tels dossiers, il est crucial d’évaluer avec précision la situation actuelle des parties, et particulièrement celle des enfants (Catholic Childen’s Aid, p. 188). En effet, le bien‑être d’un enfant est [traduction] « de nature évolutive et fluide, un flot continuel, et il est généralement préférable que le tribunal dispose du contexte complet » (T.G. c. Nova Scotia (Minister of Community Services), 2012 NSCA 43, 316 N.S.R. (2d) 202, par. 82).
[196] Même si les règles relatives à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve ne sont pas conçues pour permettre aux parties de plaider de nouveau leur cause, il est bien établi en droit que l’intérêt d’un enfant [traduction] « peut constituer un motif convaincant pour admettre des éléments de preuve en appel » (C.K.S. c. O.S.S., 2014 ABCA 416, par. 10 (CanLII)). Après tout, un appel relatif à la garde [traduction] « concerne au premier chef un enfant et aura une incidence sur le bien‑être d’un enfant » (Bacic c. Ivakic, 2017 SKCA 23, 409 D.L.R. (4th) 571, par. 24; voir aussi P. (J.) c. P. (J.), 2016 SKCA 168, 89 R.F.L. (7th) 92, par. 24; O. (A.) c. E. (T.), 2016 SKCA 148, 88 R.F.L. (7th) 34, par. 115‑117; C.L.B. c. J.A.B., 2016 SKCA 101, 484 Sask. R. 228, par. 21‑22).
[197] L’existence de cette flexibilité est confirmée par un examen de la jurisprudence pertinente. Durant la dernière décennie, les cours d’appel canadiennes ont admis des éléments de preuve supplémentaires dans des dossiers en droit de la famille dans 48 des 152 décisions publiées examinées. Toutefois, fait important, le taux national d’admission était considérablement plus élevé dans les dossiers où il était question de la garde et du bien‑être d’enfants. Dans 85 de ces dossiers, les tribunaux ont admis la preuve près d’une fois sur deux (41 sur 85). En revanche, le taux national d’admission dans les dossiers qui ne concernaient pas des enfants était plus proche d’un dixième (7 sur 67). Cela appuie mon point de vue selon lequel les règles relatives à l’admission d’éléments de preuve supplémentaires doivent être assouplies — et, en pratique, sont assouplies — lorsque l’intérêt d’un enfant est en jeu.
[198] Ma collègue semble reconnaître l’importance de la flexibilité dans ce contexte. Elle souligne qu’il peut y avoir des « cas exceptionnels » où l’intérêt d’un enfant milite en faveur de l’admission d’éléments de preuve supplémentaires. Par exemple, elle note que les impératifs que sont « le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires » peuvent céder le pas devant « l’intérêt de la justice » dans les « affaires urgentes exigeant une décision immédiate » (par. 70).
[199] Cependant, avec égards, l’approche préconisée par ma collègue — soit de restreindre l’application flexible de l’arrêt Palmer aux « cas exceptionnels » — est indûment rigide et nuit à la spécificité nécessaire dans les dossiers où il est question du bien‑être d’enfants. En effet, cette approche priverait souvent les juges du contexte complet dont ils ont besoin pour bien juger de l’intérêt de l’enfant dans un dossier donné.
[200] Contrairement à ce qu’affirme ma collègue, tous les critères doivent être appliqués avec flexibilité dans les dossiers où l’intérêt d’enfants est en jeu. Je vais brièvement expliquer pourquoi il en est ainsi relativement aux premier et quatrième critères du test de l’arrêt Palmer — la diligence raisonnable et la question de savoir si les éléments de preuve auraient influé sur le résultat au procès —, puisque seuls ces critères sont en cause dans le présent pourvoi. Je passerai ensuite à l’application de l’arrêt Palmer aux faits du présent dossier — avec la flexibilité requise.
A. Test de l’arrêt Palmer
(1) Flexibilité dans l’examen de la diligence raisonnable
[201] Le caractère définitif des décisions judiciaires et le déroulement ordonné des procédures judiciaires ne sont pas des camisoles de force juridiques. Les nourrissons deviennent rapidement des bambins et, ensuite, dans ce qui semble être un battement de paupière, de jeunes adultes. Ce processus de développement et de maturation exige que nos tribunaux fassent preuve de beaucoup de flexibilité, de manière à trancher chaque dossier de garde d’enfant en fonction des renseignements les plus à jour dont on dispose. Je suis entièrement d’accord avec l’intervenant, le Bureau de l’avocat des enfants, selon lequel l’approche flexible [traduction] « reconnaît la nécessité d’avoir conscience de la situation à jour dans laquelle se trouvent les enfants pour comprendre dans quelle mesure les décisions en appel auront une incidence sur leur vie actuelle, et non sur la vie qu’ils avaient au moment du prononcé de la décision originale » (par. 6).
[202] Avec égards, ma collègue adopte une vision rigide de la diligence raisonnable. Elle se concentre excessivement et étroitement sur la « conduite du plaideur », et affirme que les parties ne devraient pas être autorisées à « tirer profit de [leur] propre inaction » (par. 60‑61). À son avis, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que les tribunaux peuvent admettre des éléments de preuve qui ne satisfont pas au critère de la diligence raisonnable. Avec égards, je ne suis pas d’accord avec cette approche rigide, et ce, pour trois raisons.
[203] Premièrement, selon moi, la raison qui justifie de faire preuve de flexibilité dans ce contexte va de soi. C’est pour garantir que les tribunaux d’appel disposent du contexte complet, compte tenu de la nature évolutive du bien‑être d’un enfant — le flot continuel. C’est précisément pourquoi les cours d’appel partout au pays ont conclu que le critère de la diligence raisonnable doit être appliqué avec flexibilité (Shortridge‑Tsuchiya c. Tsuchiya, 2010 BCCA 61, 315 D.L.R. (4th) 498, par. 87; Jiang c. Shi, 2017 BCCA 232, par. 11 (CanLII); PT c. Alberta, 2019 ABCA 158, 88 Alta. L.R. (6th) 235, par. 61; G (JD) c. G (SL), 2017 MBCA 117, [2018] 4 W.W.R. 543, par. 39). Ces affaires reposent sur une proposition claire et fondée sur des principes : le simple fait que les nouveaux éléments de preuve auraient pu être obtenus pour le procès ne devrait pas, à lui seul, empêcher une cour d’appel d’examiner des renseignements qui concernent directement le bien‑être d’un enfant (voir, p. ex., Babich c. Babich, 2020 SKCA 25; Bacic, par. 24). De plus, quand bien même certains éléments de preuve auraient pu être produits au procès, cela ne met pas fin à l’analyse prévue par l’arrêt Palmer, puisqu’il est bien établi que le « défaut de satisfaire au critère de diligence raisonnable n’est pas toujours fatal » (R. c. Lévesque, 2000 CSC 47, [2000] 2 R.C.S. 487, par. 42). En présence d’un tel défaut, il faut déterminer si les autres critères énoncés dans l’arrêt Palmer ont un poids tel qu’ils « l’emportent sur l’omission de satisfaire au critère de diligence raisonnable » (ibid.). Cela soutient clairement encore davantage mon point de vue selon lequel le critère de la diligence raisonnable, dans le contexte de la garde d’un enfant, doit être appliqué avec plus de flexibilité que ne le permet l’approche préconisée par ma collègue.
[204] Deuxièmement, le principe du caractère définitif des décisions judiciaires est un couteau à double tranchant. Ma collègue est préoccupée avec raison de l’incidence des procès interminables sur « les femmes [qui] sont souvent déjà confrontées aux conséquences économiques de la rupture du mariage » et qui « n’ont pas les moyens d’assumer le coût financier et émotionnel d’une procédure judiciaire » (par. 68). Ma collègue semble toutefois négliger le fait que l’application stricte du critère de la diligence raisonnable ne ferait qu’ajouter au fardeau qu’elle décrit. En exigeant que toutes les parties à une procédure en droit de la famille « présente[nt leurs] meilleurs arguments et [leur] meilleure preuve au procès » (par. 60), elle impose qu’une mère célibataire, qui se représente seule et qui ne dispose que de peu de moyens, présente sa demande tout en colligeant simultanément la documentation financière à jour, dont la pertinence peut ne pas être évidente avant la conclusion de la première audience. Autrement, cette mère célibataire courrait le risque que de nouveaux éléments de preuve possiblement déterminants quant à sa situation actuelle soient jugés inadmissibles. Suivant l’interprétation que fait ma collègue de l’arrêt Palmer, une mère célibataire ferait face à un obstacle juridique important en tentant d’obtenir la garde de ses enfants, simplement parce qu’elle est incapable de mettre sa situation financière en ordre en temps opportun. Je n’arrive pas à comprendre comment cela favorise la conception qu’a ma collègue de l’« intérêt de la justice ».
[205] Troisièmement, je reconnais que, dans certaines circonstances, c’est une demande en modification qu’il conviendrait de présenter. Cependant, une telle demande, à l’instar d’une requête en vue de présenter un complément de preuve en appel, est une procédure « contradictoire ». Elle créerait en outre des « contraintes financières additionnelles pour les parties » et générerait des délais additionnels (par. 68). Cela pose la question de savoir comment la voie d’une demande en modification réduit le coût « financier et émotionnel » qui préoccupe tant ma collègue. Je ne trouve pas la réponse à cette question dans ses motifs. Dit simplement, et avec égards, la conception qu’a ma collègue du critère de la diligence raisonnable nuit aux intérêts de toutes les parties à des litiges en droit de la famille — et « en particulier les femmes » — dans lesquels le bien‑être d’un enfant est en jeu (par. 68).
(2) Flexibilité dans l’examen de l’influence possible des nouveaux éléments de preuve sur le résultat
[206] Le quatrième critère énoncé dans l’arrêt Palmer exige du tribunal qu’il se demande si les nouveaux éléments de preuve, advenant qu’on leur prête foi, auraient pu influer sur le résultat.
[207] Or, comme dans son analyse de la diligence raisonnable, la flexibilité est absente de l’analyse de ma collègue à ce sujet. Bien entendu, elle reprend la définition de ce critère formulée dans l’arrêt Palmer, et elle note qu’il faut adopter une approche « téléologique » à son égard. Elle laisse toutefois le soin aux lecteurs de déceler par eux‑mêmes ce que cela pourrait vouloir dire (par. 63).
[208] Une telle approche ne reconnaît pas que, dans l’arrêt Catholic Children’s Aid, la Cour a explicitement envisagé la nécessité de la flexibilité dans l’application du quatrième critère du test de l’arrêt Palmer. La juge L’Heureux‑Dubé, au nom d’une Cour unanime, a tiré la conclusion suivante :
L’avocat de l’enfant appuie la démarche préconisée par la société intimée et est d’avis que le test approprié est celui formulé dans l’arrêt Genereux [. . .], dans les cas où l’intérêt véritable de l’enfant est la préoccupation prédominante.
Bien que je doute que l’arrêt Genereux [. . .] ait voulu s’écarter sensiblement du critère formulé dans [l’]arrê[t] Palmer [. . .], la démarche qu’il préconise est à recommander. [. . .] Si l’arrêt Genereux [. . .] a assoupli la règle de l’admission d’une nouvelle preuve en appel, il l’a fait, tout au moins en l’espèce, en ce qui concerne le dernier volet du critère formulé dans l’arrêt [Palmer], soit si la nouvelle preuve, combinée aux autres éléments de preuve produits, est susceptible d’influer sur l’issue de l’appel. Si tel est le cas, tenant compte du fait que l’admission d’éléments de preuve à jour est essentielle dans des cas comme le nôtre, l’arrêt Genereux [. . .] devrait s’appliquer aux causes visant le bien‑être des enfants. [Je souligne; p. 188‑189.]
[209] Cet extrait confirme ce qui est désormais indiscutable : les critères établis dans l’arrêt Palmer — notamment le quatrième — sont plus flexibles lorsque l’appel concerne l’intérêt d’enfants, [traduction] « où il importe de disposer des renseignements les plus à jour possible “[c]ompte tenu de l’inévitable fluidité du développement d’un enfant” » (K.K. c. M.M., 2022 ONCA 72, par. 17 (CanLII) (texte entre crochets dans l’original)).
[210] À la lumière de ce qui précède, je vais maintenant appliquer l’arrêt Palmer à la situation en l’espèce.
B. Application de l’arrêt Palmer
[211] Je le répète, seuls les premier et quatrième critères du test de l’arrêt Palmer sont en cause dans le présent pourvoi. Quant au premier critère, la mère soutient que les nouveaux éléments de preuve auraient pu, si le père avait fait preuve de la diligence nécessaire, être produits au procès. Quoi qu’il en soit, se fondant sur le quatrième critère, elle soutient que ces nouveaux éléments de preuve n’auraient pas influé sur le résultat du dossier.
[212] Comme je l’expliquerai, je suis en désaccord avec la mère sur les deux points.
(1) Diligence raisonnable
[213] D’abord, la diligence raisonnable n’est pas un obstacle à l’admission de nouveaux éléments de preuve. De par sa nature, la preuve n’aurait pas pu être produite au procès. Certes, le père aurait pu agir plus rapidement pour remédier à sa situation financière et à la condition de la maison familiale, ainsi que pour porter ces éléments à l’attention du tribunal. Cependant, un fait inéluctable demeure : les éléments de preuve mis de l’avant par le père en appel n’existaient pas au moment du procès. Le premier critère du test de l’arrêt Palmer ne fait donc pas obstacle à leur admission.
[214] En outre, même si les éléments de preuve en question avaient pu être obtenus pour le procès, l’analyse ne se serait pas arrêtée à ce constat. Comme je l’ai indiqué, donner effet à l’impératif de flexibilité lorsqu’il est question de la garde d’un enfant requiert que nous appliquions le principe bien établi selon lequel la diligence raisonnable n’est pas une condition préalable à l’admission des nouveaux éléments de preuve. C’est pourtant précisément ainsi que ma collègue traite la diligence raisonnable, contrairement à la conclusion de la Cour dans l’arrêt Lévesque.
[215] À la différence de ma collègue, je n’accepte pas que l’existence de la procédure de modification milite contre l’admission. Elle affirme que « [l]a demande en modification et l’appel sont des procédures distinctes qui reposent sur des postulats fondamentalement différents » (par. 75) et je suis d’accord avec elle. Par contre, en l’espèce, l’appel du père aurait eu lieu, indépendamment de sa décision de présenter ou non une demande distincte en modification devant le tribunal de première instance. Ainsi, la simple existence de la possibilité d’une telle demande ne prive pas une partie du droit d’interjeter appel et, partant, du droit de présenter une requête en vue de produire des éléments de preuve supplémentaires, en particulier lorsque ceux‑ci sont liés à l’erreur alléguée.
(2) Les nouveaux éléments de preuve auraient‑ils pu influer sur le résultat?
[216] Lorsque j’applique le quatrième critère du test de l’arrêt Palmer, je conclus que les nouveaux éléments de preuve auraient pu influer sur le résultat.
[217] Il convient de noter que ma collègue ne se rend même pas à ce volet du test. Elle fonde sa conclusion sur le manque allégué de diligence raisonnable du père, et sur l’absence d’une « situation » qui « [rendrait] l’admission de ces éléments de preuve nécessaire dans l’intérêt de la justice » (par. 91). Je me contenterai de dire à cet égard que, selon ma compréhension, la « nécessité dans l’intérêt de la justice » n’est pas un critère du test de l’arrêt Palmer.
[218] Par ailleurs, plus précisément, le quatrième critère du test de l’arrêt Palmer milite pour l’admission des nouveaux éléments de preuve, et ce, pour trois raisons.
[219] Premièrement, les nouveaux éléments de preuve concernent un aspect crucial du raisonnement du juge de première instance. En effet, il a conclu que la question de [traduction] « la situation financière des parties, notamment en ce qui a trait à la maison », avait eu une « incidence considérable » sur son analyse de l’intérêt des enfants (par. 30‑31). Selon moi, il n’importe pas que cette question ait été relativement moins importante que la relation entre les parties. Le juge de première instance a consacré 10 paragraphes de son analyse de l’intérêt des enfants aux enjeux financiers relatifs à la maison de Kelowna Ouest. Manifestement, les nouveaux éléments de preuve — qui donnent à penser que la situation financière du père et la condition de la maison se sont nettement améliorées — auraient donc pu influer sur la conclusion que le juge de première instance a ultimement tirée quant à la question de savoir s’il est dans leur intérêt d’autoriser que les enfants vivent dorénavant chez leur mère.
[220] Deuxièmement, les nouveaux éléments de preuve répondent aux préoccupations qu’avait le juge de première instance quant à l’environnement qu’offrirait le père aux enfants à son domicile. Si l’on y prête foi, les nouveaux éléments de preuve suggèrent que la maison est maintenant beaucoup plus proche d’un [traduction] « lieu de vie » que d’un « lieu de travail », comme elle avait été décrite au moment du procès (par. 33). Les nouveaux éléments de preuve indiquent que le père a rénové la salle de bain et la chambre principale, et qu’il a des plans concrets pour finir la rénovation de la cuisine.
[221] Troisièmement, les nouveaux éléments de preuve affaiblissent la conclusion du juge de première instance selon laquelle la capacité du père de demeurer dans la maison de Kelowna Ouest était [traduction] « moins que certaine », compte tenu de sa situation financière précaire (par. 40). Le juge de première instance a conclu que [traduction] « le plan du père de continuer à vivre dans la maison avec les garçons [était], à toutes fins pratiques, totalement tributaire de la volonté de ses parents de rembourser l’hypothèque et la marge de crédit garantie par la maison et de financer le reste des rénovations ainsi que de leur capacité à le faire » (par. 39). En date du procès, cela était incertain. Son père avait parlé à des banquiers d’acheter une part de la maison, mais rien de concret n’avait été déposé en preuve quant à ce projet. Si on y prête foi, les nouveaux éléments de preuve démontrent que le plan du père s’est réalisé.
[222] Évidemment, l’analyse de l’intérêt est hautement contextuelle et tributaire des faits. Il est donc impossible de jauger exactement comment ces nouveaux éléments de preuve auraient pu influer sur l’analyse soigneusement pondérée du juge de première instance. Cependant, je suis d’accord avec le père que les nouveaux éléments de preuve portent clairement sur [traduction] « un pilier important » du raisonnement à deux volets du juge de première instance (m.i., par. 67). Selon moi, ces éléments de preuve auraient pu changer le point de vue de ce dernier selon lequel il était dans l’intérêt des enfants de vivre avec leur mère à Telkwa, plutôt qu’avec les deux parents en garde partagée dans la région de Kelowna.
(3) Conclusion quant à l’arrêt Palmer
[223] En conséquence, après avoir appliqué l’arrêt Palmer avec la flexibilité requise, je suis d’avis d’admettre les nouveaux éléments de preuve. Rien ne justifie, selon moi, que « le caractère définitif et le déroulement ordonné des procédures judiciaires », auxquels renvoie ma collègue à de nombreuses reprises, empêchent la Cour d’appel d’admettre les nouveaux éléments de preuve manifestement pertinents quant aux questions qu’elle devait de toute façon trancher. Je vais maintenant me pencher sur la question distincte de l’utilisation appropriée de ces éléments de preuve.
C. Utilisation appropriée des nouveaux éléments de preuve
[224] À l’instar du Bureau de l’avocat des enfants, je suis d’avis que la préoccupation réelle concernant les nouveaux éléments de preuve dans le présent pourvoi n’est pas que les cours d’appel disposent de renseignements à jour sur la situation actuelle qui pourraient avoir une incidence sur l’intérêt d’un enfant. Elle concerne plutôt leur utilisation par les cours d’appel qui ne font pas preuve de la déférence voulue envers les tribunaux inférieurs, ce qui est contraire aux principes énoncés par la Cour dans l’arrêt Van de Perre c. Edwards, 2001 CSC 60, [2001] 2 R.C.S. 1014. Cette question devrait être traitée séparément de l’analyse de l’admissibilité, de manière à éviter de décourager l’admission de nouveaux éléments de preuve relatifs à la situation actuelle des enfants en cause, et qui pourraient être inestimables pour les cours d’appel.
[225] Les parties conviennent qu’un tribunal d’appel qui admet des éléments de preuve supplémentaires dans un litige sur la garde d’un enfant peut utiliser cette preuve de l’une ou l’autre des deux façons suivantes : (1) pour justifier le renvoi de l’affaire au tribunal de première instance pour réexamen à la lumière d’un possible changement important dans la situation, ou (2) pour statuer lui‑même sur l’intérêt de l’enfant.
[226] La mère concède que, si les nouveaux éléments de preuve sont admis, [traduction] « l’affaire devrait être renvoyée au juge de première instance puisqu’il [. . .] “a une connaissance approfondie de cette famille et des enfants” » (m.a., par. 71).
[227] Je suis d’accord avec la concession de la mère. Selon moi, bien que la Cour d’appel ait eu raison d’admettre ces nouveaux éléments de preuve, elle n’aurait pas dû utiliser la preuve qui concernait la situation financière du père comme prétexte pour soupeser de nouveau les conclusions du juge de première instance quant à la relation entre les parties. Les nouveaux éléments de preuve ne portaient pas sur ces conclusions qui auraient donc dû faire l’objet de déférence en appel.
[228] Comme la Cour l’a conclu dans Hickey c. Hickey, [1999] 2 R.C.S. 518, les cours d’appel ne sont pas autorisées à infirmer les décisions des tribunaux de première instance dans les affaires en droit de la famille « pour le seul motif qu’[elles] aurai[ent] rendu une décision différente ou soupesé les facteurs différemment » (par. 12).
[229] La Cour d’appel a donc commis une erreur en tirant ses propres conclusions sur le fondement des nouveaux éléments de preuve. De plus, comme le père, j’estime que le caractère définitif des décisions judiciaires, bien qu’important, ne devrait pas restreindre la latitude du tribunal d’appel au point de l’empêcher de concevoir une réparation qui favoriserait l’intérêt de l’enfant. En l’espèce, les nouveaux éléments de preuve concernent directement — voire de manière déterminante — une question importante en ce qui a trait au bien‑être des enfants. Tous les délais ou toutes les dépenses supplémentaires découlant du réexamen de cette question sont justifiés par la nécessité d’évaluer s’il est dans l’intérêt des enfants de vivre plus près de leur père dans la situation où il se trouve actuellement. J’ajouterais qu’une demande en modification dans ces circonstances serait inutile, puisque, je le réitère, elle donnerait aussi lieu à des délais et à des dépenses supplémentaires pour les deux parties.
III. Dispositif
[230] Pour les motifs qui précédent, je suis d’avis d’admettre les nouveaux éléments de preuve et d’accueillir en partie le pourvoi, avec dépens pour le père devant notre Cour et devant la Cour d’appel.
[231] En conséquence, je suis d’avis de renvoyer l’affaire au tribunal de première instance pour réexamen de l’intérêt des enfants compte tenu des nouveaux éléments de preuve.
Pourvoi accueilli avec dépens devant toutes les cours, la juge Côté est dissidente en partie.
Procureurs de l’appelante : Power Law, Ottawa.
Procureurs de l’intimé : Georgialee Lang & Associates, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le Bureau de l’avocat des enfants : Bureau de l’avocat des enfants, Toronto.
Procureurs des intervenants West Coast Legal Education and Action Fund Association et Rise Women’s Legal Centre : Hunter Litigation Chambers, Vancouver; West Coast Legal Education and Action Fund Association, Vancouver; Rise Women’s Legal Centre, Vancouver.