Jugements de la Cour suprême

Informations sur la décision

Contenu de la décision

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Goforth, 2022 CSC 25

 

Appel entendu et jugement rendu : 7 décembre 2021

Motifs de jugement : 10 juin 2022

Dossier : 39568

 

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

Appelante

 

et

 

Kevin Eric Goforth

Intimé

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 60)

La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Rowe et Kasirer)

 

 

Motifs concordants :

(par. 61 à 68)

Le juge Brown (avec l’accord des juges Martin et Jamal)

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante

c.

Kevin Eric Goforth                                                                                              Intimé

Répertorié : R. c. Goforth

2022 CSC 25

No du greffe : 39568.

Audition et jugement : 7 décembre 2021.

Motifs déposés : 10 juin 2022.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.

en appel de la cour d’appel de la saskatchewan

                    Droit criminel — Exposé au jury — Accusé inculpé de meurtre au deuxième degré et d’infliction illégale de lésions corporelles à l’endroit de deux enfants placées en famille d’accueil chez lui — Accusations fondées sur l’omission de l’accusé de fournir aux enfants les choses nécessaires à leur existence — Accusé déclaré coupable par un jury d’homicide involontaire coupable et d’infliction illégale de lésions corporelles — Annulation par la Cour d’appel des déclarations de culpabilité au motif que des erreurs dans l’exposé au jury ont peut‑être induit le jury en erreur — Le jury a‑t‑il reçu des directives appropriées?

                    Le 8 novembre 2011, deux filles âgées de trois et de deux ans ont été placées en famille d’accueil chez l’accusé et son épouse. Le 31 juillet 2012 en soirée, l’accusé et son épouse ont amené l’aînée à l’hôpital. Elle était en arrêt cardiaque et ne respirait pas. Elle était gravement émaciée et déshydratée, son poids se situait bien en‑dessous du troisième percentile des enfants de son âge et de son sexe, et elle avait de multiples ecchymoses et écorchures sur son corps. Elle a été branchée à un appareil de maintien des fonctions vitales, mais elle est décédée le 2 août 2012. La cadette, elle aussi admise à l’hôpital, était gravement malade en raison de malnutrition et de déshydratation, mais elle a survécu. Elle souffrait d’une pneumonie, d’une infection urinaire et avait un gros ulcère, accompagné de signes d’infection, sur le bas de la jambe gauche. Elle avait aussi des ecchymoses au visage, des plaies ouvertes et des écorchures au bas de la colonne vertébrale ainsi que des lésions autour de ses poignets et de ses chevilles.

                    Tant l’accusé que son épouse ont été accusés de meurtre au deuxième degré relativement à la mort de l’aînée, et d’infliction illégale de lésions corporelles à l’endroit de la cadette. Ils ont été jugés conjointement pour ces crimes. Toutes ces accusations reposaient sur l’omission alléguée de fournir aux enfants concernées les choses nécessaires à leur existence, en contravention de l’art. 215  du Code criminel . Le jury a reconnu l’épouse de l’accusé coupable de meurtre au deuxième degré et d’infliction illégale de lésions corporelles. Quant à l’accusé, le jury l’a acquitté de meurtre au deuxième degré, mais l’a déclaré coupable de l’infraction moindre et incluse d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal, et d’avoir causé illégalement des lésions corporelles. L’accusé a porté en appel les déclarations de culpabilité prononcées à son endroit. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont annulé les déclarations de culpabilité prononcées à son endroit et ordonné la tenue d’un nouveau procès. D’après les juges majoritaires, la juge du procès a erré dans sa description de l’exigence de la mens rea dans le cas de l’infraction sous-jacente d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence et en ne passant pas en revue la preuve de la situation parentale de l’accusé en tant que pourvoyeur de soins secondaire et en omettant de donner des directives au jury à ce sujet.

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et les déclarations de culpabilité sont rétablies.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Kasirer : Le jury a reçu des directives appropriées. L’exposé au jury a transmis de manière fonctionnelle les exigences relatives à la mens rea de sorte qu’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le jury ait été confus. L’exposé faisait aussi suffisamment mention de la preuve relative aux circonstances qui, aux dires de l’accusé, l’empêchaient de prévoir le risque qu’un préjudice soit infligé aux enfants. En outre, le jury était bien outillé pour faire preuve de bon sens lorsqu’est venu le temps d’évaluer si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué par rapport au comportement d’une personne raisonnablement prudente.

                    L’accusé a droit à un jury qui a reçu des directives appropriées — et non nécessairement parfaites. Le juge du procès doit disposer d’une certaine marge de manœuvre dans la formulation des directives au jury puisque son rôle l’oblige à clarifier et à simplifier le droit et la preuve pour le jury. La cour d’appel doit adopter une approche fonctionnelle lorsqu’elle examine un exposé au jury, en considérant les erreurs reprochées dans le contexte de la preuve, de tout l’exposé et du procès dans son ensemble.

                    En l’espèce, l’exposé au jury n’était pas parfait. En ce qui concerne l’exigence de la mens rea dans le cas de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, la juge du procès n’a pas fait de distinction nette dans ses directives au jury entre la norme de prévisibilité requise pour l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence et celle requise pour l’homicide involontaire coupable ou l’infliction illégale de lésions corporelles. Elle a couramment juxtaposé les deux exigences différentes de prévisibilité sans indiquer clairement au jury de quelle manière les normes de prévisibilité respectives correspondaient aux infractions respectives. Toutefois, considérées dans leur ensemble, les directives de la juge du procès ont transmis de manière fonctionnelle les principes juridiques applicables. Il n’existe aucune possibilité raisonnable que le jury ait été confus à propos de la mens rea requise dans le cas de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence ou qu’il eut été induit en erreur quant à ce que la Couronne devait prouver pour qu’il puisse déclarer l’accusé coupable d’homicide involontaire coupable ou d’infliction illégale de lésions corporelles.

                    La juge du procès a résumé clairement et correctement la mens rea requise dans le cas de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence dans une section de l’exposé. Elle a invité le jury à examiner deux questions simples pour déterminer si l’exigence de la mens rea avait été respectée. Ces questions ont indiqué aux jurés exactement ce qu’ils devaient se demander dans les circonstances de la présente affaire. Il n’y a tout simplement aucune possibilité raisonnable qu’un juré ait fait abstraction de ces questions simples et aurait plutôt choisi d’appliquer la norme de prévisibilité moins exigeante. En outre, comme la directive contestée était couramment introduite par les mots « de plus », le jury aurait conclu que les deux normes de prévisibilité devaient être respectées. Enfin, l’avocat de la défense ne s’est pas opposé à l’exposé lors du procès, et les avocats ayant comparu devant la Cour d’appel ne se sont pas préoccupés au départ de la juxtaposition des deux normes de prévisibilité. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission de l’avocat de la défense de formuler une objection au procès et le fait que les avocats en appel n’ont pas cerné la question au départ invalide l’argument selon lequel le jury a peut‑être été induit en erreur ou confus quant à la norme appropriée.

                    En ce qui concerne la directive au sujet de la situation alléguée de l’accusé en tant que pourvoyeur de soins secondaire, il est clairement établi en droit que les caractéristiques personnelles de l’accusé autres que l’incapacité sont dénuées de pertinence. La prise en compte des caractéristiques personnelles incorporent de la subjectivité dans le critère objectif, ce qui nuit au but recherché, soit d’avoir une norme juridique minimale de diligence, unique et uniforme. Quoique l’obligation légale incombant à l’accusé ne soit pas particularisée par ses caractéristiques personnelles autres que l’incapacité, elle se particularise dans les faits par la nature de l’activité et les circonstances entourant l’omission de l’accusé de faire preuve de la diligence requise. La personne raisonnable est donc placée dans la situation pertinente de l’accusé. Cette situation ne personnalise pas la norme objective; elle la situe dans son contexte.

                    En l’espèce, le prétendu manque de participation de l’accusé à la fourniture des choses nécessaires à l’existence des enfants ne saurait être qualifié de circonstance. Il s’agit plutôt d’un élément essentiel de l’actus reus. L’accusé avait l’obligation de fournir aux enfants les choses nécessaires à leur existence. Sa négligence totale envers les enfants n’est pas une circonstance susceptible de fonder son omission de prévoir le risque de préjudice. De plus, compte tenu de la preuve d’émaciation et de négligence à l’égard des enfants, l’allégation de l’accusé qu’il comptait sur son épouse, ses interactions prétendument limitées avec les filles ainsi que l’allégation suivant laquelle les filles étaient difficiles sur le plan alimentaire et étaient souvent malades n’étaient pas des circonstances qui avaient de l’importance pour l’examen que le jury a fait de la question de savoir si l’accusé avait la prévisibilité requise pour engager sa responsabilité criminelle. L’accusé était bien placé pour observer l’état des enfants, mais il n’a rien fait. Quoi qu’il en soit, la juge du procès a fait suffisamment mention de la preuve relative à la prétendue situation de l’accusé. La juge du procès a maintes fois donné au jury des directives sur la preuve de l’accusé concernant son horaire chargé et son prétendu statut en tant que pourvoyeur de soins secondaire. Bien que la description plus détaillée de la preuve ait été donnée dans les parties de l’exposé consacrées à l’actus reus, il n’y a aucune raison de conclure que l’exposé relativement bref de la preuve fait par la juge du procès lorsqu’elle a discuté de la mens rea aurait semé la confusion chez le jury. La juge du procès a aussi donné au jury, une dernière fois, des directives sur la situation alléguée de l’accusé au moment de décrire la thèse de la défense à la fin de son exposé.

                    Quant à l’expression « écart marqué », la tenue d’un nouveau procès ne se justifie pas pour le seul motif que la juge du procès n’a pas expliqué ce qu’elle veut dire. L’écart marqué reproché en l’espèce consiste à savoir si une personne raisonnable aurait prévu que l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants risquerait de mettre en danger la vie ou d’exposer la santé à un péril permanent. Dans ce contexte, le jury a pu aisément déterminer si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnablement prudente dans les circonstances. Qui plus est, l’accusé a choisi de ne pas demander une directive sur le sens d’écart marqué, car ce n’était pas dans son intérêt de le faire, et cela ne s’accordait pas avec sa défense au procès que ni lui ni son épouse n’ont jamais refusé de la nourriture ou des liquides aux enfants, et que ces dernières n’avaient pas besoin de soins médicaux avant qu’ils n’amènent l’aînée à l’hôpital. L’exposé était donc adéquat car, à la lumière de l’ensemble de la preuve et du procès, il n’y avait pas de débat sur la question de savoir si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué — ce n’était pas un concept difficile à comprendre ou à appliquer dans les circonstances.

                    Les juges Brown, Martin et Jamal : L’exposé au jury, apprécié du point de vue pratique ou fonctionnel exigé par la jurisprudence, n’a pas fourni au jury des directives appropriées qui lui permettaient de trancher l’affaire conformément à la loi. Toutefois, puisqu’aucun tort important ni erreur judiciaire grave ne découle des directives erronées, il y a lieu d’appliquer la disposition réparatrice. Il y a donc accord avec la majorité pour dire que le pourvoi devrait être accueilli et que les déclarations de culpabilité devraient être rétablies.

                    La démarche fonctionnelle requiert que l’exposé soit lu dans son ensemble et vise à déterminer si une cour d’appel peut être convaincue que le jury aurait compris adéquatement les questions soulevées, le droit relatif à l’accusation à laquelle fait face l’accusé, et les éléments de preuve dont il devrait tenir compte pour trancher les questions. Il ne faut pas que le jury ait, en fait, à rassembler son propre exposé en devinant correctement quelle partie de l’exposé il doit suivre et quelle partie il doit négliger.

                    En l’espèce, à maintes reprises, l’exposé au jury a mal formulé un élément essentiel de l’infraction qui englobait la question centrale, à savoir si la Couronne avait établi la mens rea de l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Cet exposé était peut‑être fonctionnellement adéquat du point de vue de la cour de révision en quête d’une directive correcte. Mais il en va autrement d’un exposé qui est fonctionnellement adéquat pour permettre à un jury de connaître le droit qu’il doit appliquer à la preuve. En mêlant, en confondant et en substituant de façon routinière et fréquemment les différentes normes de prévisibilité du préjudice (entre l’homicide involontaire coupable et l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence), la juge du procès a doté le jury d’un exposé qui, dans des sections cruciales, est incompréhensible pour un lecteur ayant une formation juridique, et encore davantage pour un juré profane. Chose qui accentue la confusion, l’exposé au jury traitait de la mens rea sous une rubrique liée à l’actus reus. Il ne peut être raisonnablement soutenu que cet exposé a outillé le jury pour accomplir ses fonctions.

Jurisprudence

Citée par la juge Côté

                    Distinction d’avec l’arrêt : R. c. Stephan, 2017 ABCA 380, 423 D.L.R. (4th) 56, inf. par 2018 CSC 21, [2018] 1 R.C.S. 633; arrêts mentionnés : R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Pickton, 2010 CSC 32, [2010] 2 R.C.S. 198; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Luciano, 2011 ONCA 89, 273 O.A.C. 273; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760; R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581; R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944; R. c. Naglik, [1993] 3 R.C.S. 122; R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49; R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215; R. c. Roy, 2012 CSC 26, [2012] 2 R.C.S. 60; Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336; R. c. Javanmardi, 2019 CSC 54, [2019] 4 R.C.S. 3; R. c. Royz, 2009 CSC 13, [2009] 1 R.C.S. 423; R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670.

Citée par le juge Brown

                    Arrêts mentionnés : R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. Cooper, [1993] 1 R.C.S. 146; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129; Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336; Cullen c. The King, [1949] R.C.S. 658; R. c. Stephan, 2018 CSC 21, [2018] 1 R.C.S. 633, inf. 2017 ABCA 380, 423 D.L.R. (4th) 56.

Lois et règlements cités

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 215 , 222(5) a), 229a) , 235 , 269a) .

Doctrine et autres documents cités

Paciocco, David M. « Subjective and Objective Standards of Fault for Offences and Defences » (1995), 59 Sask. L. Rev. 271.

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (les juges Caldwell, Leurer et Barrington‑Foote), 2021 SKCA 20, 400 C.C.C. (3d) 1, [2021] S.J. No. 40 (QL), 2021 CarswellSask 47 (WL), qui a annulé les déclarations de culpabilité pour homicide involontaire coupable et infliction illégale de lésions corporelles prononcées contre l’accusé et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.

                    Pouria Tabrizi‑Reardigan, pour l’appelante.

                    Aleida M. Oberholzer et Zachary Carter, pour l’intimé.

 

                   Version française des motifs de jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Rowe et Kasirer rendus par

 

                    La juge Côté —

I.               Aperçu

[1]                             Les circonstances à l’origine du présent pourvoi sont tragiques et horribles. L’intimé, Kevin Eric Goforth, a été déclaré coupable par un jury d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal et d’infliction illégale de lésions corporelles. Les déclarations de culpabilité concernaient les deux jeunes enfants placées en famille d’accueil chez M. Goforth. L’aînée est décédée à la suite de lésions cérébrales, lesquelles se sont manifestées après un arrêt cardiaque dont les causes étaient la malnutrition et la déshydratation. La cadette était gravement malade en raison de malnutrition et de déshydratation, mais elle a survécu. Les deux enfants avaient des ecchymoses, des écorchures et des lésions sur le corps. La principale question à trancher dans le cadre du présent pourvoi est celle de savoir si le jury a reçu des directives appropriées lui permettant de conclure que M. Goforth possédait la mens rea requise.

[2]                             Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan ont accueilli l’appel de M. Goforth, annulé les déclarations de culpabilité prononcées contre lui et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Selon eux, la juge du procès a commis deux erreurs principales. Premièrement, elle a erré dans sa description de l’exigence de la mens rea dans le cas de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, soit l’infraction sous‑jacente à l’homicide involontaire coupable et à l’infliction illégale de lésions corporelles. Deuxièmement, elle a fait erreur en ne passant pas en revue la preuve de la situation parentale de M. Goforth en tant que pourvoyeur de soins secondaire et en omettant de donner des directives au jury à ce sujet.

[3]                             À mon avis, les juges majoritaires de la Cour d’appel ont fait erreur en n’adoptant pas une approche fonctionnelle dans leur évaluation de l’exposé au jury. Notre Cour a établi il y a longtemps que l’accusé a droit à un jury qui a reçu des directives appropriées, et non nécessairement parfaites. Dans le présent pourvoi, la question ultime est celle de savoir si le jury a reçu des directives appropriées de sorte que l’intervention de la Cour d’appel était injustifiée. À mon avis, même si l’exposé au jury n’était pas parfait, ce dernier a néanmoins reçu des directives appropriées. Aucune des questions soulevées en lien avec l’exposé au jury ne justifiait l’intervention de la Cour d’appel.

[4]                             Au terme de l’audience, la Cour a accueilli le pourvoi et rétabli les déclarations de culpabilité, avec motifs à suivre. Voici ces motifs.

II.            Faits

[5]                             Le 8 novembre 2011, deux jeunes filles ont été placées en famille d’accueil chez M. Goforth et son épouse, Tammy Goforth, après avoir été confiées temporairement, pendant plus d’un an et demi, à d’autres parents d’accueil. Les Goforth avaient été choisis en vue d’un possible placement permanent des enfants. À l’époque où elles ont été confiées aux soins des Goforth, les enfants étaient âgées de trois et de deux ans. Aucune d’elles n’avait de grave problème de santé avant le placement. Une agente de protection de l’enfance avait décrit l’apparence des filles en ces termes : [traduction] « assez rondelettes », « visages bien ronds », « joufflues » (d.a., vol. III, p. 141). Elle avait également qualifié le tempérament de l’aînée de [traduction] « chaleureux », d’« affectueux » et de « très jovial » (p. 154). Un ancien parent d’accueil avait qualifié le tempérament de la cadette de [traduction] « pétillant » et de « jovial » (d.a., vol. IV, p. 232).

[6]                             Le 31 juillet 2012 en soirée, environ neuf mois après que les filles eurent été confiées aux soins des Goforth, ces derniers ont amené l’aînée à l’hôpital. Le pédiatre de garde au service des soins intensifs a témoigné au procès que l’aînée était très malade. Elle était en arrêt cardiaque et ne respirait pas. Il a fallu 15 minutes au personnel hospitalier pour réanimer son cœur. Elle était gravement émaciée et déshydratée. Son poids se situait bien en‑dessous du troisième percentile des enfants de son âge et de son sexe. Elle avait de multiples ecchymoses et écorchures sur son corps. Étant incapable de respirer de façon autonome, elle a été branchée à un appareil de maintien des fonctions vitales. Elle souffrait également d’insuffisance rénale, vraisemblablement en raison de la grave déshydratation.

[7]                             Malgré la poursuite des traitements au cours de la journée et demi qui a suivi, l’état de l’aînée n’a montré aucun signe d’amélioration. Elle fut déclarée en état de mort cérébrale. Le 2 août 2012, l’appareil qui la maintenait en vie a été débranché et elle est décédée. La cause de son décès, telle que décrite dans l’exposé conjoint des faits, était [traduction] « une lésion cérébrale hypoxique/ischémique qui est apparue à la suite d’un arrêt cardiaque survenu le 31 juillet 2012, accessoire à la malnutrition et à la déshydratation » (d.a., vol. II, p. 171).

[8]                             Vu l’état horrible de l’aînée, la police a été appelée peu après son admission à l’hôpital. Les policiers ont retrouvé par la suite la cadette, et cette dernière a été admise à l’hôpital tôt le matin du 1er août 2012. Elle était, elle aussi, émaciée, mal nourrie et déshydratée. Son poids se situait aussi sous le troisième percentile des enfants de son âge et de son sexe. Elle avait une pilosité corporelle excessive, un trouble que la pédiatre de service avait déjà vu chez des patients souffrant d’anorexie. La pédiatre a expliqué lors de son témoignage au procès que le corps se protégeait ainsi après la perte de réserves de graisse. Au surplus, la cadette souffrait d’une pneumonie, d’une infection urinaire et avait un gros ulcère, accompagné de signes d’infection, sur le bas de la jambe gauche. Elle avait aussi des ecchymoses au visage, des plaies ouvertes et des écorchures au bas de la colonne vertébrale ainsi que des lésions autour de ses poignets et de ses chevilles.

[9]                             Tant M. que Mme Goforth ont ultimement été accusés de meurtre au deuxième degré (Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 235 ) relativement à la mort de l’aînée, et d’infliction illégale de lésions corporelles (al. 269a) ) à l’endroit de la cadette. Ils ont été jugés conjointement pour ces crimes. L’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal (al. 222(5) a)) était une infraction moindre et incluse liée aux accusations de meurtre au deuxième degré. Toutes les infractions exigeaient que la Couronne prouve, hors de tout doute raisonnable, que les deux accusés avaient commis un acte illégal. L’acte illégal allégué par la Couronne était l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, infraction prévue au par. 215(2)  du Code criminel .

[10]                         L’article 215  impose à certaines personnes l’obligation légale de fournir à une autre personne les choses nécessaires à son existence. Il prévoit également l’infraction correspondante d’omission, sans excuse légitime, de remplir cette obligation. L’article dispose :

      215 (1) Toute personne est légalement tenue :

      a) en qualité de père ou mère, de parent nourricier, de tuteur ou de chef de famille, de fournir les choses nécessaires à l’existence d’un enfant de moins de seize ans;

      b) de fournir les choses nécessaires à l’existence de son époux ou conjoint de fait;

      c) de fournir les choses nécessaires à l’existence d’une personne à sa charge, si cette personne est incapable, à la fois :

      (i) par suite de détention, d’âge, de maladie, de troubles mentaux, ou pour une autre cause, de se soustraire à cette charge,

      (ii) de pourvoir aux choses nécessaires à sa propre existence.

      (2) Commet une infraction quiconque, ayant une obligation légale au sens du paragraphe (1), omet, sans excuse légitime, de remplir cette obligation, si :

      a) à l’égard d’une obligation imposée par l’alinéa (1)a) ou b) :

      (i) ou bien la personne envers laquelle l’obligation doit être remplie se trouve dans le dénuement ou dans le besoin,

      (ii) ou bien l’omission de remplir l’obligation met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou expose, ou est de nature à exposer, à un péril permanent la santé de cette personne;

      b) à l’égard d’une obligation imposée par l’alinéa (1)c), l’omission de remplir l’obligation met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou cause, ou est de nature à causer, un tort permanent à la santé de cette personne.

[11]                         Le jury a reconnu Mme Goforth coupable de meurtre au deuxième degré et d’infliction illégale de lésions corporelles. Notre Cour n’est saisie d’aucun appel à l’égard de Mme Goforth puisque son appel a été rejeté à l’unanimité par la Cour d’appel.

[12]                         Le jury a acquitté M. Goforth de meurtre au deuxième degré, mais l’a déclaré coupable de l’infraction moindre et incluse d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal. Il a également été reconnu coupable d’avoir causé illégalement des lésions corporelles. Monsieur Goforth a porté en appel les déclarations de culpabilité prononcées à son endroit.

III.         Décision de la juridiction inférieure

[13]                         Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Saskatchewan ont accueilli l’appel de M. Goforth, annulé les déclarations de culpabilité prononcées à son endroit et ordonné la tenue d’un nouveau procès (2021 SKCA 20, 400 C.C.C. (3d) 1). D’après les juges majoritaires, la juge du procès a commis une erreur dans ses explications au jury des éléments juridiques de l’art. 215  ainsi que dans la manière dont elle a rattaché la preuve à ces éléments.

[14]                         De l’avis des juges majoritaires, la juge du procès n’a pas convenablement fait état de l’exigence de la mens rea dans le cas de l’infraction sous‑jacente prévue à l’art. 215  — l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Au moment d’expliquer les éléments essentiels de cet article, la juge du procès a introduit de manière confuse deux différentes normes relatives à la prévisibilité requise du préjudice. Par conséquent, le jury a peut‑être estimé que, afin qu’il puisse conclure que M. Goforth avait commis l’infraction sous‑jacente prévue à l’art. 215 , la Couronne n’avait qu’à prouver que, dans les circonstances, une personne raisonnable aurait prévu le risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère. Il s’agit d’une norme moins exigeante que celle applicable à l’art. 215 , laquelle établit que, dans les circonstances, une personne raisonnable doit avoir prévu le risque de mort ou de tort permanent à la santé. L’erreur a été aggravée par l’omission de la juge du procès d’expliquer ce que l’on entend par un écart marqué par rapport à la conduite d’une personne raisonnablement prudente dans les circonstances.

[15]                         Les juges majoritaires ont également conclu que la juge du procès avait commis une erreur en rattachant la preuve à l’exigence de la mens rea. Bien que les caractéristiques personnelles de l’accusé, hormis son incapacité, ne soient pas pertinentes lorsqu’il s’agit d’évaluer l’exigence objective de la mens rea dans le cas de l’art. 215 , la situation réelle de l’accusé a une incidence sur la question de savoir si sa conduite constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnablement prudente. Lorsqu’elle a passé en revue pour le jury la preuve liée à la mens rea, la juge du procès n’en a mentionné qu’une infime partie. Quoiqu’un résumé plus exhaustif de la preuve ait été fourni à d’autres moments au cours de l’exposé, l’omission de renvoyer, au moment de discuter de la mens rea, à la preuve du rôle joué par M. Goforth en tant que parent ainsi qu’à sa situation professionnelle a créé la véritable possibilité que le jury ait été amené à croire que la preuve de la situation de M. Goforth n’était pas pertinente dans l’évaluation de la mens rea.

[16]                         Le juge Caldwell, dissident, aurait rejeté l’appel. Pour ce qui est des directives de la juge du procès sur l’exigence de la mens rea dans le cas de l’art. 215 , il a reconnu que la juge du procès avait entremêlé l’exigence de la prévisibilité applicable à l’homicide involontaire coupable à ses explications sur l’exigence de la prévisibilité applicable à l’infraction sous‑jacente prévue à l’art. 215 . Cependant, il a estimé que la juge du procès avait exposé correctement — quoique de manière quelque peu confuse — le droit. La norme moins rigoureuse de prévisibilité a couramment été présentée comme une condition « de plus » (« further ») que la Couronne devait établir. Il n’existait aucune possibilité raisonnable que, considérées dans leur ensemble, les directives de la juge du procès aient induit le jury en erreur ou l’aient amené à mal comprendre ce que devait prouver la Couronne. Toujours selon le juge Caldwell, [traduction] « aucun juré raisonnable n’aurait pu conclure à la fois a) que M. [Goforth] aurait dû prévoir le risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère, et b) qu’il n’y avait pourtant aucun risque objectivement prévisible de mort ou de mise en danger permanente de la santé dans les circonstances » (par. 102).

[17]                         Le juge Caldwell a rejeté l’argument selon lequel la juge du procès n’avait pas réitéré au jury la preuve de la situation dans laquelle se trouvait M. Goforth. Au procès, ce dernier a soutenu que ni lui ni son épouse n’avaient privé les enfants de nourriture ou de liquides. Cette affirmation ne concordait pas avec la position qu’il a adoptée en appel. Il a alors prétendu que le rôle de premier plan joué par son épouse dans le foyer constituait une circonstance qui l’empêchait de prévoir les risques que posait sa propre omission de fournir aux enfants les choses nécessaires à leur existence. De l’avis du juge Caldwell, la thèse défendue par M. Goforth en appel [traduction] « ne pouvait manifestement pas être soumise à l’appréciation du jury en raison de la position qu’il avait adoptée au procès et, quoi qu’il en soit, elle aurait été supplantée par la preuve non contredite de l’état physique déplorable dans lequel se trouvaient les enfants » (par. 75). Dans les faits, l’argument était qu’un parent raisonnable vivant une relation conjugale comme la sienne ne se serait pas rendu compte que les enfants étaient négligées, qu’elles mouraient de faim et qu’elles avaient besoin de soins médicaux. Le juge Caldwell a conclu que la relation conjugale de M. Goforth lui était personnelle et n’avait rien à voir avec l’exigence objective de la mens rea de l’art. 215 .

[18]                         En ce qui concerne Mme Goforth, la Cour d’appel a rejeté son appel à l’unanimité. Cette dernière n’a interjeté appel qu’à l’égard de sa déclaration de culpabilité pour meurtre au deuxième degré, prétendant qu’il y avait une incohérence entre sa déclaration de culpabilité pour ce chef et l’acquittement de M. Goforth. Bien que la directive contestée sur la mens rea ait été répétée à l’égard des accusations portées contre Mme Goforth, la question de savoir si le jury était peut‑être confus à propos de la norme de prévisibilité applicable ne suscitait aucune inquiétude. Dans le contexte de la déclaration de culpabilité inscrite contre Mme Goforth pour meurtre au deuxième degré, le jury devait être convaincu que Mme Goforth avait l’intention de causer la mort de l’aînée ou l’intention de lui infliger des lésions corporelles qu’elle savait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non (Code criminel , al. 229a) ). Il est donc possible d’en déduire que la conclusion du jury revenait à conclure que Mme Goforth répondait à la norme de prévisibilité applicable à l’art. 215 .

IV.         Questions en litige dans le présent pourvoi

[19]                         Il faut se pencher sur les questions suivantes en l’espèce :

(1)   La juge du procès a‑t‑elle commis une erreur en donnant au jury une directive inappropriée sur l’exigence de la mens rea dans le cas de l’art. 215  (omission de fournir les choses nécessaires à l’existence)? Plus précisément, la juge du procès a‑t‑elle fait erreur en entremêlant la norme de prévisibilité applicable dans le cas de l’art. 215  et la norme de prévisibilité applicable à l’homicide involontaire coupable ou à l’infliction illégale de lésions corporelles?

(2)   La juge du procès a‑t‑elle fait erreur en ne donnant pas au jury de directive au sujet de la situation de M. Goforth en tant que pourvoyeur de soins secondaire dans la directive sur la mens rea en ce qui concerne l’art. 215 ?

(3)   La juge du procès a‑t‑elle commis une erreur en n’expliquant pas ce que l’on entend par un écart marqué par rapport à la conduite d’une personne raisonnablement prudente dans les circonstances?

(4)   Si la juge du procès a fait erreur, la disposition réparatrice peut‑elle s’appliquer?

V.           Analyse

A.           Norme de contrôle

[20]                         Les erreurs alléguées en l’espèce ont trait à l’exposé de la juge du procès au jury. Comme je l’ai affirmé précédemment, notre Cour a établi il y a longtemps que l’accusé a droit à un jury qui a reçu des directives appropriées — et non nécessairement parfaites (R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 31; R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 2 et 32).

[21]                         Le juge du procès n’est pas tenu à la perfection dans la formulation de ses directives (Daley, par. 31). La cour d’appel doit plutôt adopter une approche fonctionnelle lorsqu’elle examine un exposé au jury, en considérant les erreurs reprochées dans le contexte de la preuve, de tout l’exposé et du procès dans son ensemble (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 8; R. c. Pickton, 2010 CSC 32, [2010] 2 R.C.S. 198, par. 10; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32). C’est le fond de l’exposé — et non l’utilisation d’une formule consacrée ou l’écart par rapport à celle‑ci — qui est déterminant (R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 54; R. c. Luciano, 2011 ONCA 89, 273 O.A.C. 273, par. 69). Comme l’a enseigné le juge Bastarache dans l’arrêt Daley, au par. 30 :

     . . . le tribunal d’appel ne doit pas oublier ce qui suit. La règle cardinale veut que ce qui importe soit le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités, et non de savoir si le juge a employé une formule particulière. Le choix des mots et l’ordre des différents éléments relèvent du pouvoir discrétionnaire du juge et dépendront des circonstances. [Je souligne.]

[22]                         De fait, le juge du procès doit disposer d’une certaine marge de manœuvre dans la formulation des directives au jury puisque son rôle l’oblige à « clarifier et [à] simplifier » le droit et la preuve pour le jury (Jacquard, par. 13; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, par. 50; voir aussi R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581, par. 39).

B.            La juge du procès a‑t‑elle commis une erreur en donnant au jury une directive inappropriée sur l’exigence de la mens rea dans le cas de l’art. 215  (omission de fournir les choses nécessaires à l’existence)? Plus précisément, la juge du procès a‑t‑elle fait erreur en entremêlant la norme de prévisibilité applicable dans le cas de l’art. 215  et la norme de prévisibilité applicable à l’homicide involontaire coupable ou à l’infliction illégale de lésions corporelles?

[23]                         La Couronne prétend que la juge du procès n’a pas commis d’erreur dans son exposé au sujet de l’exigence de la mens rea dans le cas de l’art. 215 . L’exposé au jury traitait des exigences de prévisibilité objective tant pour l’homicide involontaire coupable que pour l’infraction sous‑jacente. Bien que l’exposé ait juxtaposé ces deux normes de prévisibilité, il n’existe aucune possibilité raisonnable que le jury ait pensé que la Couronne n’avait qu’à satisfaire à la norme moins exigeante de prévisibilité applicable à l’homicide involontaire coupable.

[24]                         Monsieur Goforth, pour sa part, soutient que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu raison de conclure que la directive de la juge du procès quant à la mens rea requise dans le cas de l’art. 215  était lacunaire. Selon lui, la majorité a abordé de manière fonctionnelle l’exposé au jury et a conclu à bon droit que l’exposé était inadéquat parce qu’il confondait les deux normes de prévisibilité.

[25]                         Pour les motifs qui suivent, je rejette l’argument de M. Goforth. Même si l’exposé au jury n’était pas parfait, il appert d’une analyse fonctionnelle de celui‑ci que le jury a reçu des directives appropriées.

(1)           Les exigences de la mens rea

[26]                         Monsieur Goforth a été inculpé de meurtre au deuxième degré et d’infliction illégale de lésions corporelles. L’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal était une infraction moindre et incluse liée à l’accusation de meurtre au deuxième degré. Toutes ces accusations reposaient sur l’omission alléguée de fournir aux enfants concernées les choses nécessaires à leur existence, en contravention de l’art. 215 . L’exigence de la mens rea est la même dans le cas de l’homicide involontaire coupable et de l’infliction illégale de lésions corporelles. Les deux infractions nécessitent la mens rea de l’infraction sous‑jacente, en l’occurrence la mens rea applicable à l’art. 215 , de même que la prévisibilité objective que l’acte illégal puisse causer des lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère (R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 44; R. c. DeSousa, [1992] 2 R.C.S. 944, p. 961).

[27]                         L’article 215  crée une infraction de négligence pénale. Il « a en effet pour but l’établissement d’un niveau minimal uniforme de soins à fournir pour les personnes auxquelles il s’applique. Or, cela ne peut se réaliser que si ceux auxquels incombe l’obligation sont tenus de respecter dans leur conduite une norme de la société plutôt qu’une norme personnelle » (R. c. Naglik, [1993] 3 R.C.S. 122, p. 141-142 (soulignement omis)). La responsabilité repose sur ce dont une personne raisonnable dans une situation semblable à celle de l’accusé aurait eu connaissance ou prévu, de sorte que la « faute consiste dans l’absence de l’état mental de diligence requis » (R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49, par. 8). La disposition sanctionne le comportement qui constitue un écart marqué par rapport à une norme objective de diligence raisonnable. Plus précisément, la mens rea requise dans le cas de l’art. 215  est établie lorsque la Couronne prouve que la conduite de l’accusé constitue « un écart marqué par rapport à la conduite d’un parent raisonnablement prudent dans des circonstances où il était objectivement prévisible que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence risquerait de mettre en danger la vie de l’enfant ou d’exposer sa santé à un péril permanent » (Naglik, p. 143; voir aussi R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215, par. 8).

[28]                         Dans l’arrêt R. c. Roy, 2012 CSC 26, [2012] 2 R.C.S. 60, par. 36, le juge Cromwell a fourni un cadre d’analyse utile afin de déterminer si la mens rea objective a été établie :

      Il est utile d’aborder le sujet en posant deux questions. La première est de savoir si, compte tenu de tous les éléments de preuve pertinents, une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible. Le cas échéant, la deuxième question est de savoir si l’omission de l’accusé de prévoir le risque et de prendre les mesures pour l’éviter si possible constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé. [En italique dans l’original.]

[29]                         En l’espèce, la Couronne devait prouver, hors de tout doute raisonnable, que M. Goforth avait la mens rea requise pour l’infraction sous‑jacente prévue à l’art. 215  ainsi que la mens rea requise pour les infractions d’homicide involontaire coupable et d’infliction illégale de lésions corporelles.

[30]                         Pour satisfaire à l’exigence de la mens rea dans le cas de l’art. 215 , la Couronne devait prouver : a) qu’il était objectivement prévisible, pour une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé, que l’omission de fournir de la nourriture, des liquides ou des soins médicaux risquerait de mettre en danger la vie de l’enfant ou d’exposer sa santé à un péril permanent; et b) que le comportement de l’accusé s’écartait de façon marquée de celui auquel on se serait attendu d’un parent, d’un parent d’accueil, d’un gardien ou d’un chef de famille raisonnablement prudent dans les circonstances.

[31]                         Afin de satisfaire à l’exigence de la mens rea pour l’homicide involontaire coupable ou l’infliction illégale de lésions corporelles, la Couronne devait prouver — en plus d’établir la mens rea dans le cas de l’art. 215  — qu’il était objectivement prévisible, pour une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé, que l’omission de fournir aux enfants les choses nécessaires à leur existence risquerait de causer des lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère (Creighton, p. 44‑45). Il s’agit d’une norme de prévisibilité moins exigeante que celle à laquelle il faut répondre dans le cas de l’art. 215 , car la prévisibilité de la mort ou d’un péril permanent à la santé n’est pas nécessaire. En conséquence, lorsque l’infraction prévue à l’art. 215  est l’infraction sous‑jacente à l’homicide involontaire coupable ou à l’infliction illégale de lésions corporelles, si la Couronne prouve la mens rea requise dans le cas de l’art. 215 , alors, par déduction nécessaire, il sera satisfait à l’exigence supplémentaire de la mens rea pour l’homicide involontaire coupable ou l’infliction illégale de lésions corporelles.

(2)           L’exposé a transmis de manière fonctionnelle les exigences relatives à la mens rea

[32]                         Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que la directive suivante aurait pu confondre le jury à propos de la norme de mens rea applicable :

     [traduction] La Couronne doit établir hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels d’une infraction visée au paragraphe 215(2) , les circonstances qui l’entourent et l’élément moral ou de faute. Le comportement de l’accusé doit en outre constituer un écart marqué par rapport à celui d’une personne raisonnable dans la même situation. De plus, la Couronne doit établir hors de tout doute raisonnable qu’une personne raisonnable prévoirait, dans le contexte d’un comportement dangereux, le risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère. [Je souligne.]

      (d.a., vol. I, p. 154)

Cette directive a été répétée maintes fois dans l’exposé au jury à l’égard des deux chefs d’accusation, à de légères différences près (voir, p. ex., d.a., vol. I, p. 173‑174, 175, 252 et 254-255).

[33]                         Pour déterminer si le jury aurait été confus à propos de la norme appropriée de prévisibilité, il importe de souligner que la juge du procès a aussi résumé clairement et correctement la mens rea requise dans le cas de l’art. 215  dans une autre section de l’exposé. Lorsqu’elle a abordé explicitement la question de savoir si M. Goforth avait la mens rea requise dans le cas de l’art. 215  quant à l’aînée, la juge du procès a donné au jury la directive suivante :

     [traduction] L’omission de Kevin Goforth de fournir les choses nécessaires à l’existence à [l’aînée] représentait‑elle un écart marqué par rapport à la norme de conduite que respecterait une personne raisonnablement prudente dans les circonstances lorsqu’il est objectivement prévisible que l’omission de fournir de la nourriture ou des liquides ou l’omission d’obtenir des soins médicaux risque de mettre en danger la vie de l’enfant ou d’exposer sa santé à un péril permanent?

     On peut convertir ces considérations en question que vous vous poserez.

      A) Était‑il objectivement prévisible que l’omission de fournir à [l’aînée] de la nourriture ou des liquides ou l’omission de lui fournir des soins médicaux risque de mettre sa vie en danger ou d’exposer sa santé à un péril permanent?

      B) Dans l’affirmative, l’omission de Kevin de fournir à [l’aînée] de la nourriture ou des liquides ou de lui fournir des soins médicaux représentait‑elle un écart marqué par rapport à la norme de conduite que respecterait une personne raisonnablement prudente dans les circonstances?

      (d.a., vol. I, p. 172)

Une directive analogue — quoique plus brève — a été donnée en ce qui a trait à la question de savoir si M. Goforth avait la mens rea requise dans le cas de l’art. 215  quant à la cadette.

[34]                         Les questions que pose la juge du procès dans l’extrait précité sont conformes à l’analyse en deux étapes dont fait mention le juge Cromwell dans l’arrêt Roy, au par. 36 (voir aussi Naglik, p. 143‑144).

[35]                         Au final, considérées dans leur ensemble, les directives de la juge du procès ont transmis de manière fonctionnelle les principes juridiques applicables. L’exposé au jury n’était pas parfait. La juge du procès n’a pas fait de distinction nette entre la norme de prévisibilité requise pour l’art. 215  et celle requise pour l’homicide involontaire coupable ou l’infliction illégale de lésions corporelles. Elle a couramment juxtaposé les deux exigences différentes de prévisibilité sans indiquer clairement au jury de quelle manière les normes de prévisibilité respectives correspondaient aux infractions respectives.

[36]                         La juxtaposition imprécise de différentes exigences de mens rea devrait être évitée. Cela risque de confondre le jury, et cela pourrait nécessiter la tenue d’un nouveau procès dans des circonstances différentes. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, il n’existe aucune possibilité raisonnable que le jury ait été confus à propos de la mens rea requise dans le cas de l’art. 215  ou qu’il eut été induit en erreur quant à ce que la Couronne devait prouver pour qu’il puisse déclarer M. Goforth coupable d’homicide involontaire coupable ou d’infliction illégale de lésions corporelles. Avec égards, la Cour d’appel a eu tort de conclure le contraire, et ce, pour trois raisons.

[37]                         Tout d’abord, malgré la fréquence à laquelle la directive plus confuse a été répétée, l’explication la plus claire de l’exigence de la mens rea a été donnée quand la juge du procès a invité le jury à examiner deux questions simples pour déterminer si l’exigence de la mens rea avait été respectée. Ces questions ont indiqué aux jurés exactement ce qu’ils devaient se demander dans les circonstances de la présente affaire. Il n’y a tout simplement aucune possibilité raisonnable qu’un juré ait fait abstraction de ces questions simples et aurait plutôt choisi d’appliquer la norme de prévisibilité moins exigeante.

[38]                         Ensuite, le fait que la directive contestée était couramment introduite par les mots « de plus » (« further ») appuie également l’argument selon lequel le jury aurait tout simplement conclu que les deux normes de prévisibilité devaient être respectées.

[39]                         Enfin, je constate que l’avocat de la défense ne s’est pas opposé à l’exposé lors du procès et que les avocats ayant comparu devant la Cour d’appel ne se sont pas préoccupés au départ de la juxtaposition des deux normes de prévisibilité (motifs de la C.A., par. 93‑94). Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission de l’avocat de la défense de formuler une objection au procès et le fait que les avocats en appel n’ont pas cerné la question au départ invalide l’argument selon lequel le jury a peut‑être été induit en erreur ou confus quant à la norme appropriée. En effet, contrairement à l’avis exprimé par mon collègue (au par. 65), cela donne une solide raison de conclure que le jury n’aurait pas été induit en erreur ou confus. Comme l’a expliqué le juge Bastarache dans l’arrêt Daley, au par. 58 :

      . . . on attend des avocats qu’ils assistent le juge du procès, en relevant les aspects des directives au jury qu’ils estiment problématiques. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission d’un avocat de formuler une objection est prise en compte en appel. L’absence de plainte contre l’aspect de l’exposé invoqué plus tard comme moyen d’appel peut être significative quant à la gravité de l’irrégularité reprochée. Voir Jacquard, par. 38 : « À mon avis, l’omission de l’avocat de la défense de s’opposer à l’exposé est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée. »

      (Voir aussi Calnen, par. 38‑39; Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336, p. 343‑344.)

[40]                         En somme, lorsque j’interprète l’exposé au jury de manière fonctionnelle et dans son ensemble, je n’ai aucun mal à conclure que le jury a reçu des directives appropriées sur le droit et a pu tirer les conclusions de droit qui s’imposaient.

C.            La juge du procès a‑t‑elle fait erreur en ne donnant pas au jury de directive au sujet de la situation de M. Goforth en tant que pourvoyeur de soins secondaire dans la directive sur la mens rea en ce qui concerne l’art. 215 ?

[41]                         Il est clairement établi en droit que les caractéristiques personnelles de l’accusé autres que l’incapacité sont dénuées de pertinence lorsqu’il s’agit d’évaluer la mens rea objective (Creighton, p. 61). Dans l’arrêt Creighton, les juges majoritaires de notre Cour ont rejeté l’opinion selon laquelle il est possible de prendre en considération les « circonstances qui peuvent, dans un cas d’espèce, servir d’excuse » (p. 63) comme le niveau d’éducation, l’expérience et d’autres caractéristiques « habituel[les] » de l’accusé (p. 61). La prise en compte des caractéristiques personnelles autres que l’incapacité incorpore de la subjectivité dans le critère objectif, ce qui nuit au but recherché, soit d’avoir une norme juridique minimale de diligence, unique et uniforme (p. 61 et 70). Cela ne veut pas dire que la personne raisonnable se trouve dans un vide factuel. « Quoique l’obligation légale incombant à l’accusé ne soit pas particularisée par ses caractéristiques personnelles autres que l’incapacité, elle se particularise dans les faits par la nature de l’activité et les circonstances entourant l’omission de l’accusé de faire preuve de la diligence requise » (p. 71; voir aussi R. c. Javanmardi, 2019 CSC 54, [2019] 4 R.C.S. 3, par. 36‑38). La personne raisonnable est donc placée dans la situation pertinente de l’accusé. Cette situation [traduction] « ne personnalise pas la norme objective; elle la situe dans son contexte » (D. M. Paciocco, « Subjective and Objective Standards of Fault for Offences and Defences » (1995), 59 Sask. L. Rev. 271, p. 285).

[42]                         La question qui se pose en l’espèce est de savoir si le statut allégué de M. Goforth en tant que pourvoyeur de soins secondaire est une circonstance pertinente ou bien s’il s’agit d’une caractéristique personnelle, laquelle est non pertinente. La Couronne soutient que le rôle joué par M. Goforth au foyer, sa croyance que son épouse maîtrisait parfaitement la situation et son horaire de travail n’étaient pas pertinents pour évaluer la mens rea objective dans le cas de l’art. 215 . Monsieur Goforth soutient pour sa part que la juge du procès n’a pas donné de directives adéquates au jury sur sa situation en tant que parent moins impliqué. Ceci a privé le jury d’information cruciale quant à savoir s’il pouvait prévoir le risque qu’un préjudice soit infligé aux filles.

[43]                         Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont souligné des éléments de preuve liés à cinq circonstances qui, selon eux, étaient [traduction] « cruciales quant à la question de savoir si M. [Goforth] avait la culpabilité morale nécessaire » : a) son manque allégué de participation à la fourniture des choses nécessaires aux filles; b) l’allégation selon laquelle il comptait sur Mme Goforth pour nourrir, vêtir les filles et voir à leurs besoins; c) le fait que régulièrement les filles tombaient malades et se rétablissaient sous les soins de Mme Goforth; d) ses interactions prétendument limitées avec les filles, y compris le fait qu’il ne les a jamais vues déshabillées; et e) son témoignage selon lequel les filles étaient difficiles sur le plan alimentaire, mais il les a observées manger et boire, et on ne leur a jamais refusé de la nourriture ou des liquides (par. 199).

[44]                         Contrairement aux juges majoritaires, le juge Caldwell, dissident, a statué que [traduction] « la nature ou les caractéristiques de la relation entre M. [Goforth] et son épouse étaient des “circonstances qui peuvent, dans un cas d’espèce, servir d’excuse” » et que, par conséquent, « la relation conjugale de M. [Goforth] lui est personnelle et [. . .] n’a rien à voir avec une analyse objective de la mens rea » (par. 108‑109).

[45]                         Avec égards, ni les juges majoritaires ni le juge dissident de la Cour d’appel n’ont qualifié correctement les circonstances pertinentes de l’espèce. D’une part, le juge dissident a décrit de façon trop restrictive ces circonstances. L’existence ou la nature d’une relation conjugale peut être considérée comme une circonstance pertinente — la situation d’un parent célibataire peut différer nettement de celle d’un parent dans un foyer à deux parents. De même, l’horaire de travail et l’absence physique d’un parent peut constituer une circonstance pertinente selon le cas.

[46]                         D’autre part, les juges majoritaires ont conceptualisé de manière trop large les circonstances. Contrairement à la conclusion des juges majoritaires, le [traduction] « prétendu manque de participation [de M. Goforth] à la fourniture des choses nécessaires aux filles » n’est pas une circonstance où il fallait placer la personne raisonnable (motifs de la C.A., par. 199). En effet, puisque M. Goforth était physiquement en présence des enfants chaque jour, son prétendu manque de participation à la fourniture des choses leur étant nécessaires ne saurait être qualifié de circonstance. Il s’agit plutôt d’un élément essentiel de l’actus reus. Monsieur Goforth avait l’obligation de fournir aux enfants les choses nécessaires à leur existence. Sa négligence totale envers les filles n’est pas une circonstance susceptible de fonder son omission de prévoir le risque de préjudice.

[47]                         Je reconnais que les quatre autres prétendues circonstances (énumérées aux points b) à e) du par. 43 ci‑dessus) pourraient s’avérer pertinentes sur le plan juridique. Toutefois, contrairement à la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel, aucune de ces circonstances n’était « cruciale » pour l’évaluation de la « culpabilité morale » de M. Goforth par le jury. En effet, aucune de ces circonstances n’avait d’importance pour l’examen que le jury a fait de la question de savoir si M. Goforth avait la prévisibilité requise pour engager sa responsabilité criminelle sous le régime de l’art. 215 . À la lumière de la preuve concernant l’état déplorable et déchirant des enfants, aucune de ces prétendues circonstances n’aurait pu empêcher M. Goforth de prévoir le risque qu’un préjudice leur soit causé. D’après son propre témoignage, M. Goforth soupait avec tous les enfants — les propres enfants du couple Goforth et les enfants confiées à leurs soins en famille d’accueil — presque chaque soir. Il a témoigné que les filles tombaient malades environ deux fois par mois, mais qu’il n’a jamais cru que lui ou Mme Goforth devaient appeler le médecin ou la ligne info‑santé gratuite. Il était bien placé pour observer leur état, mais il n’a rien fait. Selon la preuve médicale non contredite présentée au procès, les deux filles ont souffert de malnutrition durant une longue période.

[48]                          Par conséquent, une bonne partie de la preuve liée à la situation dans laquelle se serait trouvé M. Goforth — y compris son allégation qu’il comptait sur son épouse, ses interactions prétendument limitées avec les filles ainsi que l’allégation suivant laquelle les filles étaient difficiles sur le plan alimentaire et étaient souvent malades — était dénuée de pertinence compte tenu de la preuve d’émaciation et de négligence. Tout parent raisonnable se trouvant dans la situation de M. Goforth aurait prévu le danger et aurait agi.

[49]                         Quoi qu’il en soit, l’exposé de la juge du procès faisait suffisamment mention de la preuve relative à la prétendue situation de M. Goforth. Comme je l’ai déjà mentionné, le juge du procès a l’obligation de « clarifier et de simplifier », et « il n’est pas nécessaire de répéter la preuve lorsqu’il suffit de l’exposer une seule fois » (Jacquard, par. 13‑14).

[50]                         La juge du procès a maintes fois donné au jury des directives sur la preuve de M. Goforth concernant son horaire chargé et son prétendu statut en tant que pourvoyeur de soins secondaire. Bien que la description plus détaillée de la preuve ait été donnée dans les parties de l’exposé consacrées à l’actus reus, il n’y a aucune raison de conclure que l’exposé relativement bref de la preuve fait par la juge du procès lorsqu’elle a discuté de la mens rea aurait semé la confusion chez le jury. Au moment de traiter de la preuve pertinente liée à la mens rea dans le cas de l’aînée, la juge du procès a encore une fois invité le jury à [traduction] « examiner les témoignages de Tammy et de Kevin Goforth » (d.a., vol. I, p. 173), puis a mentionné brièvement une portion de la preuve testimoniale. Lorsqu’elle a discuté de la preuve pertinente relative à la mens rea dans le cas de la cadette, la juge du procès a précisé au jury que [traduction] « la preuve que vous avez déjà analysée sur ce point est pertinente ici » (p. 255). La brièveté des propos tenus par la juge du procès n’aurait pas amené le jury à conclure que seul le sous‑ensemble restreint d’éléments de preuve explicitement mentionné était pertinent.

[51]                         La juge du procès a aussi donné au jury, une dernière fois, des directives sur la situation alléguée de M. Goforth au moment de décrire la thèse de la défense à la fin de son exposé. Elle a résumé la position de M. Goforth en ces termes :

      [traduction] Tout au long de la période durant laquelle les enfants sont restées chez Kevin et Tammy, Kevin a travaillé de façon ininterrompue comme charpentier à Regina. Il devait ainsi travailler six jours par semaines, de 10 à 12 heures par jour. Kevin n’était pas le pourvoyeur de soins principal des enfants. Alors qu’il s’évertuait à soutenir financièrement la famille, Tammy était responsable des repas, des bains et des vêtements des enfants.

      (d.a., vol. I, p. 263)

[52]                          Là encore, le fait que l’avocat de la défense ne se soit pas opposé à l’exposé au jury est important. Cela contredit l’argument selon lequel la juge du procès a erré en ne répétant pas certains éléments de preuve dans un exposé déjà long. Comme l’a affirmé le juge Binnie dans l’arrêt R. c. Royz, 2009 CSC 13, [2009] 1 R.C.S. 423, par. 3 : « [L’]omission [de formuler une objection à l’égard de l’exposé au jury] n’est pas fatale, mais elle peut être significative. En effet, l’avocat de la défense a pu estimer que si des éléments de preuve supplémentaires étaient examinés à sa demande, le juge pourrait revenir sur d’autres parties de la preuve à la demande de la poursuite, sur le même point, ce qui pourrait en fin de compte se révéler plus préjudiciable que bénéfique pour son client. »

[53]                         Dans l’ensemble, le jury était bien au fait de toutes les circonstances qui, aux dires de M. Goforth, l’empêchaient de prévoir le risque qu’un préjudice soit infligé aux enfants. En effet, quelle que soit la vision raisonnable que l’on a de l’affaire, cela semble expliquer, plus qu’autre chose, pourquoi Mme Goforth a été déclarée coupable de meurtre au deuxième degré alors que M. Goforth a été déclaré coupable d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal. Je n’ai aucune hésitation à conclure que le jury a reçu des directives appropriées et qu’il a rejeté à juste titre la défense de M. Goforth selon laquelle sa situation l’empêchait de prévoir le risque qu’un préjudice soit causé aux enfants.

D.           La juge du procès a‑t‑elle commis une erreur en n’expliquant pas ce que l’on entend par un écart marqué par rapport à la conduite d’une personne raisonnablement prudente dans les circonstances?

[54]                         Devant notre Cour, M. Goforth réitère que l’omission de la juge du procès d’expliquer le sens du terme « écart marqué » a aussi laissé le jury mal outillé pour appliquer la norme de la mens rea. Monsieur Goforth fait valoir que le présent dossier s’apparente à l’affaire R. c. Stephan, 2017 ABCA 380, 423 D.L.R. (4th) 56, inf. par 2018 CSC 21, [2018] 1 R.C.S. 633. Dans Stephan, notre Cour a ordonné la tenue d’un nouveau procès notamment parce que le juge du procès « n’a pas expliqué le concept d’écart marqué d’une manière suffisante pour permettre au jury de le comprendre et l’appliquer » (par. 2).

[55]                         Je n’accepte pas cet argument. Dans les circonstances de l’espèce, la tenue d’un nouveau procès ne se justifie pas pour le seul motif que la juge du procès n’a pas expliqué ce que veut dire l’expression « écart marqué ». Le présent dossier se distingue aisément de l’affaire Stephan, où notre Cour a convenu avec le juge O’Ferrall que le juge du procès avait fait erreur en ne décrivant pas ce que l’on entend par ce concept. Dans Stephan, l’écart marqué reproché avait trait à la conduite de parents qui avaient utilisé des remèdes naturopathiques et des remèdes maison pour soigner la présumée méningite de leur enfant. Dans cette affaire, le juge du procès devait expliquer de manière plus approfondie ce qu’était un écart marqué, car il était difficile de déterminer si le comportement des parents dans les circonstances constituait un écart marqué — le recul diffère de la prévisibilité. En outre, on craignait également dans Stephan que le jury ait pensé qu’un parent raisonnable devrait réagir davantage comme un professionnel de la santé en raison de l’abondante preuve médicale d’expert.

[56]                         Le cas de M. Goforth ne suscite aucune inquiétude de ce genre. L’écart marqué reproché en l’espèce consiste à savoir si une personne raisonnable aurait prévu que l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants — dont l’une a fini par mourir des suites de lésions cérébrales qui se sont manifestées après un arrêt cardiaque causé par la malnutrition et la déshydratation — risquerait de mettre en danger la vie ou d’exposer la santé à un péril permanent. Dans ce contexte, le jury a pu aisément déterminer si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnablement prudente dans les circonstances.

[57]                         Là encore, le fait que M. Goforth ne se soit pas opposé à l’exposé au jury et n’ait pas demandé une directive sur le sens de l’expression « écart marqué » est éloquent. Ce n’était tout simplement pas dans son intérêt de le faire, et cela ne s’accordait pas avec sa défense au procès — à savoir que ni lui ni son épouse n’ont jamais refusé de la nourriture ou des liquides aux enfants et que ces dernières n’avaient pas besoin de soins médicaux avant qu’ils n’amènent l’aînée à l’hôpital.

[58]                         Mon collègue a tort d’affirmer que j’applique essentiellement la disposition réparatrice. Il faut se rappeler que « pour déterminer si les directives au jury étaient suffisantes, il faut tenir compte de l’ensemble de la preuve et du procès » (Pickton, par. 10). L’exposé au jury peut donc s’en tenir à ce qui est « effectivement et véritablement en litige dans le procès » (par. 10). L’exposé en l’espèce était adéquat car, à la lumière de l’ensemble de la preuve et du procès, il n’y avait pas de débat sur la question de savoir si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué — ce n’était pas un « concept difficile » à comprendre ou à appliquer dans les circonstances. En outre, je rappelle ce que le juge en chef Dickson a souligné dans l’arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, p. 693‑694 :

     Nous devrions conserver notre foi dans les jurys qui, comme l’a affirmé sir William Holdsworth, [traduction] « depuis des centaines d’années n’ont cessé d’appliquer les règles de droit en fonction du bon sens contemporain » (Holdsworth, A History of English Law (7th ed. 1956), vol. I, à la p. 349).

Les jurés ne laissent pas leur bon sens à la porte de la salle des délibérations. Étant donné l’ensemble de la preuve et des circonstances du procès, je suis convaincue que le jury en l’espèce était bien outillé pour faire preuve de bon sens lorsqu’est venu le temps d’évaluer si l’omission de donner de la nourriture et des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué par rapport au comportement d’une personne raisonnablement prudente.

E.            Si la juge du procès a fait erreur, est‑il possible d’appliquer la disposition réparatrice?

[59]                         Vu ma conclusion selon laquelle l’exposé au jury a transmis de manière fonctionnelle à celui‑ci les règles de droit et éléments de preuve nécessaires, il n’est pas nécessaire de recourir à la disposition réparatrice.

VI.         Dispositif

[60]                         Le pourvoi est accueilli, les déclarations de culpabilité sont rétablies et l’appel de la peine est renvoyé à la Cour d’appel.

 

                   Version française des motifs des juges Brown, Martin et Jamal rendus par

 

                    Le juge Brown —

[61]                         Je partage l’avis de mes collègues qu’il y a lieu d’accueillir le pourvoi. Je ne suis cependant pas d’accord pour dire que l’exposé au jury, apprécié du « point de vue pratique » ou « fonctionnel » exigé par la jurisprudence, a fourni au jury « des directives [. . .] appropriées, qui lui permettaient de trancher l’affaire » conformément à la loi (R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 54).

[62]                         À maintes reprises ⸺ cinq d’après le calcul de mes collègues, que j’accepte ⸺ cet exposé au jury a mal formulé un élément essentiel de l’infraction qui englobait la question centrale, à savoir si la Couronne avait établi la mens rea de l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Pourtant, en concluant que l’exposé était « fonctionnellement » adéquat, mes collègues font état d’une seule fois, dans « une autre section de l’exposé », où « la juge du procès [. . .] a résumé clairement et correctement la mens rea requise » (par. 33). Il s’agissait, selon eux, de « l’explication la plus claire de l’exigence de la mens rea » (par. 37).

[63]                         Ce dont mes collègues ne tiennent pas compte, toutefois, c’est que ce n’est pas simplement parce qu’ils ont la présence d’esprit de distinguer la seule directive correcte des directives incorrectes répétées que le jury a eu cette présence d’esprit. Cet exposé était peut‑être « fonctionnellement » adéquat du point de vue de la cour de révision en quête d’une directive correcte. Mais il en va autrement d’un exposé qui est « fonctionnellement » adéquat pour permettre à un jury de connaître le droit qu’il doit appliquer à la preuve. Il n’y a aucune raison de supposer que ce jury aurait pu repérer cette seule directive correcte comme étant celle à suivre, et faire abstraction des cinq directives incorrectes au motif que c’était de simples distractions. Le fait que mes collègues constatent que la seule directive correcte était « l’explication la plus claire » n’a pas d’importance non plus, car cette observation repose sur leur bonne compréhension du droit ⸺ une compréhension que n’avait pas ce jury, ce qui est précisément le problème.

[64]                         Quoi qu’il en soit, le fait de mettre l’accent sur une seule directive correcte accompagnée de cinq directives incorrectes ne constitue pas une méthode fonctionnelle pour aborder l’exposé. La démarche fonctionnelle requiert que l’exposé soit lu dans son ensemble et vise à déterminer si une cour d’appel peut être convaincue que le jury aurait compris adéquatement les questions soulevées, le droit relatif à l’accusation à laquelle fait face l’accusé, et les éléments de preuve dont il devrait tenir compte pour trancher les questions (R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 54; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 31; R. c. Cooper, [1993] 1 R.C.S. 146, p. 163; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 8). Mes collègues prétendent appliquer la « règle cardinale » de l’arrêt Daley voulant que « ce qui importe soit le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités, et non de savoir si le juge a employé une formule particulière » (Daley, par. 30 (je souligne)). Bien entendu, il n’est pas nécessaire que les mots utilisés dans l’exposé représentent une quelconque formule énonçant le droit applicable. Ces mots doivent toutefois constituer un énoncé exact du droit, et il ne faut pas que le jury ait, en fait, à rassembler son propre exposé en devinant correctement quelle partie de l’exposé il doit suivre et quelle partie il doit négliger. Après avoir appliqué cette norme, il est tout simplement impossible d’affirmer que cet exposé est acceptable.

[65]                         Mes collègues attachent également une grande importance à l’utilisation unique des mots « de plus » (« further ») dans un exposé long et alambiqué (par. 38). En toute déférence, l’importance qu’ils lui attribuent n’est guère évidente. Quant à leur insistance sur le fait que l’avocat ne se soit pas opposé à l’exposé, là encore en toute déférence, notre Cour a fait remarquer à maintes reprises que l’omission de l’avocat au procès de s’y opposer, bien qu’elle soit un facteur, n’est pas déterminante (Barton, par. 48; Daley, par. 58; Jacquard, par. 37; R. c. Arcangioli, [1994] 1 R.C.S. 129, p. 142‑143; Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336, p. 343‑344; Cullen c. The King, [1949] R.C.S. 658, p. 664). Mes collègues le concèdent (au par. 39), mais ne reconnaissent pas le fondement sous‑jacent à la raison pour laquelle l’absence d’opposition de l’avocat n’est pas déterminante : en dernière analyse, c’est le juge du procès qui est responsable de l’exposé.

[66]                         Chose remarquable, mes collègues soutiennent (aux par. 55‑56) que cet exposé était adéquat même si la juge du procès n’a pas expliqué suffisamment le concept d’écart marqué pour la mens rea de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, et même si notre Cour dans R. c. Stephan, 2018 CSC 21, [2018] 1 R.C.S. 633, inf. 2017 ABCA 380, 423 D.L.R. (4th) 56, a ordonné un nouveau procès pour le motif précis que le [traduction] « concept difficile » d’écart marqué n’avait pas été bien expliqué au jury (Stephan (C.A.), par. 247). Ils disent toutefois qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter ici, car le jury, « [é]tant donné l’ensemble de la preuve et des circonstances du procès » (par. 58), a pu « aisément déterminer si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnablement prudente dans les circonstances » (par. 56). Mais ce n’est pas la même chose que de dire que l’exposé était adéquat. Essentiellement, et même s’ils protestent le contraire, mes collègues appliquent la disposition réparatrice.

[67]                         L’affaire se résume à ceci. En mêlant, en confondant et en substituant « couramment » et « fréque[mment] » (pour reprendre les mots utilisés par mes collègues aux par. 35 et 37) les différentes normes de prévisibilité du préjudice (entre l’homicide involontaire coupable et l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence), la juge du procès a doté le jury d’un exposé qui, dans des sections cruciales, est incompréhensible pour un lecteur ayant une formation juridique, et encore davantage pour un juré profane. Chose qui accentue la confusion, l’exposé au jury traitait de la mens rea sous une rubrique liée à l’actus reus. Il ne peut être raisonnablement soutenu que cet exposé a outillé le jury pour accomplir ses fonctions.

[68]                         Au vu du dossier, toutefois, je suis convaincu du bien-fondé de l’argument de la Couronne selon lequel aucun tort important ni erreur judiciaire grave ne découle des directives erronées. Vu la forme extrême qu’a prise l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence en l’espèce, il est inconcevable que le jury n’ait pas conclu que la Couronne avait établi l’exigence de prévisibilité plus rigoureuse applicable à l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Je suis d’avis d’appliquer la disposition réparatrice, d’accueillir le pourvoi et de rétablir les déclarations de culpabilité de M. Goforth pour homicide involontaire coupable et infliction illégale de lésions corporelles.

 

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureur de l’appelante : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

                    Procureurs de l’intimé : Pfefferle Law Office, Saskatoon.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.