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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. J.J., 2022 CSC 28

 

 

Appels entendus : 5 et 6 octobre 2021

Jugement rendu : 30 juin 2022

Dossiers : 39133, 39516

 

Entre :

 

Sa Majesté la Reine

Appelante/Intimée au pourvoi incident

 

et

 

J.J.

Intimé/Appelant au pourvoi incident

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario, procureur général du Québec, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général du Manitoba, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, West Coast Legal Education and Action Fund, Women Against Violence Against Women Rape Crisis Centre, Barbra Schlifer Commemorative Clinic, Criminal Trial Lawyers’ Association, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Conseil canadien des avocats de la défense et Independent Criminal Defence Advocacy Society

Intervenants

 

Et entre :

 

A.S.

Appelante

 

et

 

Sa Majesté la Reine et Shane Reddick

Intimés

 

- et -

 

Procureur général du Canada, procureur général du Québec, procureur général de la Nouvelle-Écosse, procureur général du Manitoba, procureur général de la Colombie-Britannique, procureur général de la Saskatchewan, procureur général de l’Alberta, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Barbra Schlifer Commemorative Clinic, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes, Criminal Defence Lawyers Association of Manitoba, West Coast Legal Education and Action Fund et Women Against Violence Against Women Rape Crisis Centre

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal

 

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 196)

Le juge en chef Wagner et le juge Moldaver (avec l’accord des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

Motifs dissidents en partie :

(par. 197 à 320)

Le juge Brown

 

 

Motifs dissidents en partie :

(par. 321 à 438)

Le juge Rowe

 

 

Motifs dissidents en partie :

(par. 439 à 491)

La juge Côté

 

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 


 

Sa Majesté la Reine                                           Appelante/Intimée au pourvoi incident

c.

J.J.                                                                          Intimé/Appelant au pourvoi incident

et

Procureur général du Canada,

procureur général de l’Ontario,

procureur général du Québec,

procureur général de la Nouvelle-Écosse,

procureur général du Manitoba,

procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l’Alberta,

West Coast Legal Education and Action Fund,

Women Against Violence Against Women Rape Crisis Centre,

Barbra Schlifer Commemorative Clinic,

Criminal Trial Lawyers’ Association,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Conseil canadien des avocats de la défense et

Independent Criminal Defence Advocacy Society                                   Intervenants

‑ et ‑

A.S.                                                                                                                   Appelante

c.

Sa Majesté la Reine et

Shane Reddick                                                                                                     Intimés

et

Procureur général du Canada,

procureur général du Québec,

procureur général de la Nouvelle-Écosse,

procureur général du Manitoba,

procureur général de la Colombie-Britannique,

procureur général de la Saskatchewan,

procureur général de l’Alberta,

Criminal Lawyers’ Association (Ontario),

Barbra Schlifer Commemorative Clinic,

Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes,

Criminal Defence Lawyers Association of Manitoba,

West Coast Legal Education and Action Fund et

Women Against Violence Against Women Rape Crisis Centre             Intervenants

Répertorié : R. c. J.J.

2022 CSC 28

Nos du greffe : 39133, 39516.

2021 : 5, 6 octobre; 2022 : 30 juin.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.

en appel de la cour suprême de la colombie‑britannique

en appel de la cour supérieure de justice de l’ontario

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Justice fondamentale — Droit au silence — Auto-incrimination — Procès équitable — Droit à une défense pleine et entière — Preuve — Infractions d’ordre sexuel — Dispositions du Code criminel  énonçant un régime d’examen des dossiers qui vise à établir l’admissibilité des dossiers relatifs à une plaignante que l’accusé a en sa possession ou sous son contrôle — Le régime d’examen des dossiers porte‑t‑il atteinte aux droits de l’accusé protégés par la Charte? — Dans l’affirmative, cette atteinte est‑elle justifiée? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 1 , 7 , 11c) , 11d) Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 276 , 278.1 , 278.92  à 278.94 .

                    En 2018, le Parlement a intégré les art. 278.92  à 278.94  (les « dispositions contestées ») au Code criminel  en vue d’éliminer les obstacles qui dissuadaient les victimes d’infractions d’ordre sexuel de se manifester. Ces dispositions étaient conçues pour protéger les intérêts des plaignantes dans leurs propres dossiers privés lorsque l’accusé a de tels dossiers en sa possession ou sous son contrôle et cherche à les produire à une audience lors de l’instance criminelle. Plus précisément, les dispositions créent des procédures et critères qui aideront le juge à décider s’il devrait admettre les dossiers, en mettant en balance les droits et intérêts de l’accusé, de la plaignante et du public. Certains éléments procéduraux de ces dispositions s’appliquent aussi aux demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276 , régissant l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur ou les antécédents sexuels de la plaignante. En général, les modifications législatives créaient une nouvelle procédure d’examen des dossiers privés d’une plaignante que l’accusé a en sa possession, afin de déterminer si ceux-ci sont admissibles en preuve au procès, et une nouvelle procédure visant à conférer à la plaignante des droits de participation additionnels dans les procédures sur l’admissibilité.

                    La procédure établie dans les dispositions contestées s’applique en deux étapes. À la première étape, le juge qui préside l’audience examine la demande de l’accusé pour décider s’il y a des possibilités que la preuve en cause soit admissible. Pour ce qui est des demandes fondées sur l’art. 276 , si le juge décide que la preuve en cause ne relève pas de l’art. 276 , il sera mis fin à la demande. Si la preuve en cause relève de l’art. 276 , mais le juge conclut qu’il n’y a pas de possibilités qu’elle soit admissible, la demande sera rejetée. S’il y a des possibilités que la preuve relevant de l’art. 276  soit admissible, la demande passera à la deuxième étape, soit l’audience. Pour ce qui est des demandes au titre du régime d’examen des dossiers, si le juge décide que la preuve en cause n’est pas un « dossier » au sens de l’art. 278.1 , il sera mis fin à la demande. S’il s’agit d’un « dossier », mais le juge conclut qu’il n’y a pas de possibilités que la preuve soit admissible, la demande sera rejetée. Si la preuve est un « dossier » et qu’il y a des possibilités qu’elle soit admissible, la demande passera à la deuxième étape, soit l’audience. Lors de l’audience de la deuxième étape, le juge qui la préside décide si la preuve en cause satisfait aux critères d’admissibilité. Pour les demandes fondées sur l’art. 276 , les conditions applicables sont énoncées au par. 276(2), comme le prévoit l’al. 278.92(2)a) et conformément aux facteurs indiqués au par. 276(3). Pour les demandes concernant des dossiers privés, le critère d’admissibilité est celui de savoir si la preuve est en rapport avec un élément de la cause et si le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante. Cette décision est prise en fonction des facteurs énumérés au par. 278.92(3). La plaignante peut comparaître à l’audience de la deuxième étape et présenter des arguments, avec l’assistance d’un avocat, si elle le souhaite.

                    Au moyen de demandes préalables au procès, deux accusés, J et R, ont contesté la constitutionnalité des art. 278.92  à 278.94 , plaidant que le Parlement avait fragilisé trois droits fondamentaux que la Charte  garantit aux personnes accusées, soit : le droit au silence et le privilège contre l’auto‑incrimination protégés par l’art. 7  et l’al. 11c) ; le droit à un procès équitable protégé par l’art. 7  et l’al. 11d) ; et le droit de présenter une défense pleine et entière protégé par l’art. 7  et l’al. 11d) . Dans le cas de J, la juge saisie de la demande a conclu qu’une disposition du régime d’examen des dossiers était inconstitutionnelle; le ministère public se pourvoit contre cette décision, et J forme un appel incident, contestant la constitutionalité du régime dans son ensemble. Dans le cas de R, la plaignante, S, qui s’est vu accorder le droit d’être ajoutée comme partie à l’instance par la Cour, interjette appel de la décision du juge saisi de la demande qui déclarait inconstitutionnel le régime dans son ensemble, et qui, dans les faits, l’empêchait de participer au processus d’examen des dossiers.

                    Arrêt (les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents en partie) : Les articles 278.92  à 278.94  du Code criminel  sont constitutionnels dans leur intégralité, tant en ce qui a trait à leur application aux demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276  qu’à celles relatives aux dossiers privés. Le pourvoi du ministère public est accueilli, le pourvoi incident de J est rejeté, l’appel de S est accueilli et les décisions des juges saisis des demandes sont cassées.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal : Avant de juger de la constitutionnalité des dispositions contestées, il faut les interpréter. Il faut d’abord déterminer ce qui peut constituer un « dossier » pour les demandes concernant des dossiers privés, en se penchant d’abord sur l’art. 278.1 . La définition de « dossier » crée deux groupes distincts : (1) les dossiers qui relèvent de catégories énumérées; et (2) les dossiers qui ne relèvent pas des catégories énumérées, mais qui contiennent par ailleurs des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Si l’accusé souhaite produire un dossier énuméré, il doit présenter une demande fondée sur le par. 278.93(1), peu importe le contenu précis du dossier. Les dossiers non énumérés sont des dossiers qui contiennent des renseignements personnels concernant la plaignante, pour lesquels celle‑ci a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. De tels dossiers contiennent des renseignements d’une nature intime ou très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. Le juge qui préside l’audience devrait se pencher à la fois sur le contenu et le contexte du dossier pour déterminer si un dossier contient des renseignements de cette nature. Si tel est le cas, l’accusé doit présenter une demande fondée sur le par. 278.93(1).

                    Deuxièmement, une démarche téléologique relativement au sens du terme « adduce » dans la version anglaise des dispositions contestées devrait être adoptée afin d’inclure les références au contenu du dossier en question dans les observations de la défense ou l’interrogatoire et le contre‑interrogatoire des témoins. Cette interprétation ne vise pas seulement les situations où la preuve est produite comme pièce.

                    Troisièmement, l’étendue de la participation de la plaignante n’a pas été définie de manière exhaustive dans le cadre des dispositions contestées. Lorsque le juge décide de tenir une audience à la première étape du processus afin d’établir s’il y a des possibilités que le dossier soit admissible, les droits de participation de la plaignante ne s’appliquent pas. La plaignante et son avocat peuvent tous les deux être présents tout au long de l’audience de la deuxième étape et présenter des arguments oraux et écrits afin de faciliter la participation utile. Le droit d’une plaignante de présenter des arguments ne s’applique pas au procès lui‑même. Qui plus est, la plaignante n’a pas le droit de contre‑interroger l’accusé lors de l’audience de la deuxième étape, que ce soit directement ou par l’intermédiaire de son avocat. En outre, la plaignante ne peut pas produire une preuve lors de l’audience de la deuxième étape.

                    Quatrièmement, le moment auquel il convient de présenter une demande est précisé au par. 278.93(4), qui exige que les demandes soient présentées « sept jours auparavant ». Dûment interprété, le mot « auparavant » renvoie à l’examen mené à la première étape, lors duquel le juge établit si l’audience de la deuxième étape est nécessaire. Le ministère public et le greffier du tribunal doivent recevoir une copie de la demande au moins sept jours avant qu’elle soit examinée par le juge dans le cadre de la première étape. Toutefois, le par. 278.93(4) indique que le juge peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour tronquer la période d’avis dans « l’intérêt de la justice ». Bien que le texte législatif ne précise pas que ces demandes doivent être effectuées avant le procès, cela devrait être la pratique habituelle. Les demandes en cours d’instance ne devraient pas représenter la norme.

                    Le cadre d’analyse fondée sur la Charte  qu’il convient d’employer en l’espèce repose sur la jurisprudence antérieure de la Cour, qui reconnaît l’art. 7  et l’al. 11d)  de la Charte  comme étant inextricablement liés. Ces droits devraient être évalués ensemble lorsqu’ils ont la même portée et séparément lorsqu’une préoccupation concerne précisément l’un d’eux. Comme l’art. 7  ne devrait pas servir à limiter les garanties précises des art. 8  à 14  de la Charte , la conclusion que l’analyse de l’art. 7 et celle de l’al. 11d)  ont la même portée en l’espèce ne devrait pas être considérée à tort comme limitant de façon intrinsèque l’al. 11d)  au moyen des principes dont il est question à l’art. 7 . De plus, cette approche ne devrait pas être interprétée comme un principe d’application générale lorsque les personnes accusées invoquent l’art. 7  et l’al. 11d) . La méthode qu’il convient d’employer pour évaluer de multiples violations de la Charte  alléguées par l’accusé peut dépendre des faits de l’espèce, de la nature des droits protégés par la Charte  en jeu et de la manière dont ils se recoupent; cette méthode est fortement tributaire du contexte et des faits.

                    Un demandeur doit suivre deux étapes analytiques pour établir qu’une règle de droit contrevient à l’art. 7  de la Charte  : il doit démontrer que (1) les dispositions contestées donnent lieu à une atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne; et que (2) l’atteinte viole les principes de justice fondamentale. Parce que les deux accusés sont passibles d’emprisonnement dans les présents appels, le droit à la liberté à la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 7  est mis en cause. En conséquence, l’analyse fondée sur l’art. 7  doit être axée sur la seconde étape analytique — les violations alléguées des principes de justice fondamentale.

                    Les principes d’équité du procès et du droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière sont des expressions des principes procéduraux de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 , et sont aussi consacrés à l’al. 11d) . Les principes clés de l’al. 11d)  qui s’appliquent sont que : (1) la culpabilité de la personne doit être établie hors de tout doute raisonnable; (2) c’est à l’État qu’incombe la charge de la preuve; et (3) les poursuites criminelles doivent se dérouler d’une manière conforme à l’application régulière de la loi. L’alinéa 11d)  ne garantit pas les procédures les plus favorables que l’on puisse imaginer pour l’accusé, et il n’y a pas automatiquement atteinte au droit qui y est prévu lorsqu’une preuve pertinente est exclue. Le principe général d’équité du procès n’est pas considéré uniquement du point de vue de l’accusé; l’équité est aussi considérée du point de vue de la plaignante et de la collectivité. Bien qu’il soit essentiel de mettre l’accent sur les droits de l’accusé à un procès équitable au titre de l’art. 7 , le droit à une défense pleine et entière et le droit à un procès équitable sont envisagés du point de vue de l’accusé, de la plaignante, de la collectivité et du système de justice criminelle dans son ensemble.

                    Toute préoccupation relative à l’auto‑incrimination découlant de la communication des moyens de défense peut être abordée dans l’analyse des notions de droits à une défense pleine et entière et à un procès équitable compris à l’art. 7  et l’al. 11d) . Puisque l’accusé n’est pas contraint de témoigner, l’al. 11c)  de la Charte  n’est pas en jeu.

                    Le critère d’admissibilité de l’art. 278.92  ne porte pas atteinte aux droits à un procès équitable puisqu’il ne viole ni l’art. 7  ni l’al. 11d)  de la Charte . Le régime d’examen des dossiers donne forme au principe fondamental régissant le droit de la preuve — c.‑à‑d. que les preuves pertinentes devraient être admises, et les preuves non pertinentes ne pas l’être, pourvu que leur valeur probante l’emporte sur l’effet préjudiciable qu’elles peuvent avoir sur le déroulement d’un procès équitable. Le droit de l’accusé à un procès équitable ne comprend pas le droit absolu à ce que tous les éléments de preuve à l’appui de sa défense soient admis. Le critère d’admissibilité du régime d’examen des dossiers établit que les dossiers privés ne sont admissibles que s’ils sont en rapport avec un élément de la cause et que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante. Il s’agit également de l’une des conditions pour la preuve relevant de l’art. 276 , qui a été confirmée sur le plan constitutionnel par la Cour. Ces régimes visent tous les deux à protéger la plaignante contre des mythes et stéréotypes préjudiciables. Le droit de présenter une défense pleine et entière ne sera violé que si l’accusé est empêché de présenter une preuve pertinente et substantielle, dont le risque d’effet préjudiciable ne l’emporte pas sur sa valeur probante. Le critère d’admissibilité du régime d’examen des dossiers n’entraîne pas une telle violation.

                    Qui plus est, la procédure à la première étape prévue à l’art. 278.92  n’a pas une portée trop large. La portée excessive doit être considérée en fonction de l’objectif législatif. Le régime d’examen des dossiers visait à combler une lacune législative afin d’assurer la protection législative de la vie privée et de la dignité de la plaignante, lorsque l’accusé a en sa possession ou son contrôle des dossiers très privés. Le Parlement a adopté le régime d’examen des dossiers en vue de protéger les intérêts relatifs à la dignité, à l’égalité et à la protection de la vie privée des plaignantes; reconnaître le caractère généralisé de la violence sexuelle afin de promouvoir l’intérêt de la société à encourager les victimes d’infractions d’ordre sexuel à se manifester et à obtenir un traitement; et promouvoir la fonction de recherche de la vérité des procès, notamment en écartant les mythes et les stéréotypes préjudiciables. La procédure prévue par le régime d’examen des dossiers n’a pas une portée trop large par rapport à son objectif législatif parce que celle‑ci s’en tient à ce qui est raisonnablement nécessaire.

                    En outre, la définition du terme « dossier » à l’art. 278.1  appuie la constitutionnalité de l’art. 278.92  car il ne visera que les documents qui font partie des catégories énumérées, ou qui contiennent par ailleurs des renseignements de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. L’examen des dossiers qui respectent cette définition a un lien rationnel avec l’objectif du Parlement de protéger les intérêts relatifs à la protection de la vie privée et à la dignité des plaignantes. Cette définition étroite comprend uniquement la preuve qui a des répercussions sur la dignité de la plaignante. Il y aura des cas où il ne sera pas clair si la preuve est visée par la définition. Toutefois, cette situation, à elle seule, ne fait pas en sorte que le régime a une portée trop large. De plus, ce n’est pas parce qu’un dossier fait l’objet d’un examen qu’il sera exclu au procès. Les dossiers qui respectent le critère d’admissibilité pour l’examen peuvent quand même être présentés en preuve au procès. De plus, exiger qu’un accusé soumette une demande afin de présenter en preuve des documents susceptibles de contenir des renseignements de nature intime et très personnelle est conforme à l’objectif du régime, puisque cela respecte les droits de l’accusé à un procès équitable et les intérêts de la plaignante relatifs à la protection de la vie privée et à l’égalité.

                    De même, la procédure de demande à la première étape, énoncée à l’art. 278.93, est constitutionnelle. Pour ce qui est de l’art. 7  et de l’al. 11d) , le régime d’examen des dossiers n’exige pas la communication forcée des moyens de défense d’une manière qui violerait le droit de l’accusé à un procès équitable. Premièrement, aucune règle absolue n’interdit d’exiger que la défense communique sa preuve au ministère public avant que la poursuite termine la présentation de sa preuve. Deuxièmement, le régime d’examen des dossiers s’applique à certains éléments de preuve précis qui mettent en jeu d’importants intérêts de la plaignante dans les cas d’infraction d’ordre sexuel, et qui sont susceptibles de causer un préjudice sérieux. Les dossiers privés sont analogues à la preuve relevant de l’art. 276 , car ils peuvent aussi mettre en jeu des mythes qui sont insidieux et incompatibles avec la fonction de recherche de la vérité du procès. Comme la preuve relevant de l’art. 276, les dossiers privés portent atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante. Ils nécessitent eux aussi un examen pour assurer l’équité du procès garantie par l’art. 7  et l’al. 11d)  de la Charte .

                    Les dispositions relatives à la participation de la plaignante à l’art. 278.94 , qui s’appliquent au régime de l’art. 276  et au régime d’examen des dossiers (à la deuxième étape), ne violent pas les droits de l’accusé à un procès équitable protégés par l’art. 7  et le par. 11d)  de la Charte . Il n’y a aucune assise étayant l’hypothèse selon laquelle la demande prive l’accusé de renseignements concernant la réaction initiale de la plaignante à la preuve que contient la demande. Il n’y a aucun changement par rapport au régime antérieur, comme l’accusé n’a pas perdu le droit d’accès à des renseignements que le ministère public a l’obligation de communiquer. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de preuve établissant que la réaction émotive initiale d’une plaignante face à la demande est intrinsèquement utile, en dehors du raisonnement fondé sur des mythes qui prend sa source dans des stéréotypes. Si de nouveaux renseignements pertinents se présentent lors de la consultation du ministère public avec la plaignante, celui‑ci a alors l’obligation de communiquer ces renseignements à l’accusé. Les dispositions conférant à la plaignante des droits de participation n’ont pas modifié les obligations du ministère public.

                    De plus, les dispositions relatives à la participation de la plaignante à l’art. 278.94  n’ont aucune incidence sur l’indépendance du poursuivant. L’audience de la deuxième étape ne viole pas le droit à un procès équitable en perturbant la structure générale d’un procès criminel en tant qu’instance bipartite entre le ministère public et l’accusé. La participation de la plaignante est justifiée parce qu’elle a un intérêt direct concernant la question de savoir si des dossiers, pour lesquels elle a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, devraient être présentés en preuve lors de procédures judiciaires publiques, et les contributions de cette dernière sont importantes précisément parce qu’elles sont différentes de celles du ministère public. Cette qualité pour agir limitée à la question de l’admissibilité, toutefois, ne fait pas de la plaignante ou de son avocat une partie, encore moins un quasi‑poursuivant, usurpant le rôle du ministère public quant à la question ultime de la culpabilité. La plaignante n’a pas de droits de participation au procès en tant que tel; elle ne fait qu’apporter sa propre perspective sur les répercussions qu’aura l’admission de la preuve sur sa vie privée et sa dignité, ce qui a un lien direct avec la question de l’admissibilité. Le juge qui préside l’audience demeure l’arbitre ultime pour trancher la question de l’admissibilité et peut accepter ou rejeter les arguments de la plaignante et les soupeser par rapport aux considérations concurrentes.

                    Enfin, la participation de la plaignante ne viole pas le droit de l’accusé de contre‑interroger la plaignante sans entrave importante et injustifiée. D’abord, le droit de contre‑interroger n’est pas sans limites et l’accusé ne peut effectuer un contre‑interrogatoire injuste ou non pertinent ou prendre la plaignante par surprise. Le droit à un procès équitable ne garantit pas le procès le plus avantageux possible, et exige la prise en considération des intérêts à la protection de la vie privée des autres personnes qui se retrouvent dans le système de justice. Les dispositions contestées établissent un équilibre qui protège la justice fondamentale pour les personnes accusées et les plaignantes. Ensuite, il n’existe aucun principe absolu selon lequel la communication des documents de la défense porte inévitablement atteinte au contre‑interrogatoire et à l’équité du procès. La participation de la plaignante à une audience de la deuxième étape ne suscite pas ce genre de risque; et le fait de donner un préavis à la plaignante avant de lui présenter des renseignements très privés est susceptible de la rendre plus apte à participer honnêtement au contre‑interrogatoire. Troisièmement, l’accusé sera toujours en mesure de vérifier le témoignage de la plaignante en le comparant aux déclarations antérieures qu’elle a faites à la police, auxquelles la défense a accès en application des obligations de communication du ministère public. Quatrièmement, la plaignante peut être contre‑interrogée sur son accès à la demande concernant des dossiers privés; l’accusé peut contester la crédibilité et la fiabilité de la plaignante en laissant entendre qu’elle a adapté son témoignage pour qu’il corresponde à ce qu’elle a appris dans la demande. Enfin, si une situation se présente où la communication préalable de la demande à la plaignante annulerait réellement l’efficacité du contre‑interrogatoire, l’accusé peut choisir de présenter la demande pendant le contre‑interrogatoire afin d’éviter le risque que le témoignage soit vicié. Le juge du procès est alors responsable d’établir s’il est dans l’intérêt de la justice d’accueillir une telle demande.

                    Vu l’absence de conclusion portant que les art. 278.92  à 278.94  du Code criminel  contreviennent à l’art. 7  ou à l’al. 11d)  de la Charte , il n’est pas nécessaire d’examiner l’article premier de la Charte . De plus, aucune question relative à l’al. 11c)  n’est en jeu. Les articles 278.92  à 278.94  du Code criminel  sont constitutionnels dans leur intégralité, tant en ce qui a trait à leur application aux demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276  qu’à celles relatives aux dossiers privés.

                    Le juge Brown (dissident en partie) : Le régime d’examen des dossiers instauré aux art. 278.92  à 278.94  du Code criminel  limite les droits que les al. 11c)  et 11d)  et l’art. 7  de la Charte  garantissent à l’accusé. Ces limites sont disproportionnées et ne peuvent se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. Par conséquent, il y a lieu d’invalider les art. 278.92  à 278.94 , avec effet immédiat, mais seulement dans la mesure où ces articles ont trait au régime d’examen des dossiers. Cela permettrait de préserver le régime actuel de l’art. 276  restreignant l’admissibilité des preuves portant sur d’autres activités sexuelles et la définition du mot « dossier » dans le régime établi par les art. 278.1  à 278.91  pour la production de dossiers en la possession de tiers. Le régime d’examen des dossiers devrait être renvoyé au Parlement pour qu’il en restreigne la portée.

                    Premièrement, il y a accord avec le juge Rowe à l’égard du cadre d’analyse qu’il convient d’appliquer lorsque l’art. 7  et l’al. 11d)  de la Charte  sont invoqués. La jurisprudence sur l’art. 7  et sa relation avec les autres articles de la Charte , dont l’art. 11 , est obscure sur le plan de la doctrine et incohérente au chapitre de la méthode, car elle est le fruit de 40 ans de décisions judiciaires ponctuelles. Les motifs de la majorité poursuivent cette trajectoire en se servant de l’art. 7  non pas pour protéger les garanties de procès équitable et d’application régulière de la loi offertes par la Charte , mais pour les éroder. Puisque les droits des accusés ne sont en concurrence avec aucun autre ensemble de droits, point n’est besoin de décider si le cadre approprié serait celui qui exige une pondération ou celui qui exige une conciliation : il n’y a rien à pondérer ou à concilier. Et même si des droits concurrents garantis par la Charte  entraient en jeu, la jurisprudence antérieure ne serait pas déterminante pour la constitutionnalité du régime d’examen des dossiers, car il ne s’agit pas d’une extension logique de la common law et des régimes codifiés connexes qui ont passé avec succès l’épreuve d’une contestation constitutionnelle (c.‑à‑d. le régime de l’art. 276 et celui des art. 278.1  à 278.91 ). Il soulève plutôt un problème différent et exige une solution différente; l’analyse doit donc reposer sur l’interprétation de dispositions spécifiques, et elle commande l’application du cadre actuel fondé sur la Charte .

                    Le régime d’examen des dossiers a une portée trop large. Tel que l’on peut conclure de l’interprétation qu’il convient de donner aux termes « dossier » et « présenter en preuve », ce régime fait en sorte que sont présumés inadmissibles un éventail remarquablement large de documents qui sont entre les mains de la défense. Il ne vise pas que les dossiers qui sont sensibles ou préjudiciables, et il encadre toutes les utilisations qui peuvent en être faites. Lorsqu’on l’interprète correctement, la définition du terme « dossier » ne se limite pas aux documents créés sous le sceau de la confidentialité, ni aux documents contenant des renseignements de nature intime ou très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être global de la plaignante sur les plans physique, psychologique et émotionnel. Aux fins du régime, on entend par « dossier » au sens de l’art. 278.1  toute forme de documents « contenant des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». Bien que la disposition ne mentionne ni les communications électroniques ni la correspondance personnelle, les débats entourant ces dispositions législatives donnent à penser que le Parlement avait effectivement l’intention d’inclure les communications numériques échangées entre l’accusé et la plaignante au sujet des activités à l’origine de l’accusation. Parallèlement aux débats législatifs dans lesquels on a insisté sur la protection de la vie privée et les droits à l’égalité de tous les plaignants d’agression sexuelle, il faut tenir compte également de la jurisprudence de la Cour suivant laquelle les communications électroniques renferment souvent des renseignements très privés. De plus, suivant la jurisprudence dominante dans laquelle l’art. 278.92  a été appliqué, la plaignante conserve une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée dans les communications électroniques envoyées à l’accusé. Par conséquent, une communication électronique constitue un « dossier » si elle renferme des renseignements personnels donnant lieu à une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, tel que ce terme a été interprété dans la jurisprudence sur l’art. 8 . Il peut s’agir notamment de toute communication concernant le sujet de l’accusation, qu’il soit de nature explicitement sexuelle ou non.

                    Qui plus est, comme le régime d’examen des dossiers s’applique à la fois aux documents en la possession de l’accusé et aux renseignements contenus dans ces documents, il encadre non seulement l’utilisation du dossier lui‑même, mais aussi les renseignements qu’il contient. Les accusés doivent maintenant présenter une demande chaque fois qu’ils ont l’intention de se référer au contenu d’un dossier privé concernant la plaignante, même s’ils ne cherchent pas à le déposer en preuve ou à s’en servir pour attaquer la crédibilité de la plaignante, mais souhaitent simplement s’y référer dans leur propre défense.

                    L’analyse de la portée excessive est axée à juste titre sur le rapport entre l’objet de la loi et ses effets. Comme le régime d’examen des dossiers s’applique à tous les dossiers privés concernant la plaignante qui sont en la possession de l’accusé et que ce dernier a l’intention de présenter en preuve ou sur lesquels il entend se fonder d’une manière ou d’une autre, et qui sont susceptibles de comprendre des conversations numériques que l’accusé a pu avoir avec la plaignante au sujet des actes à l’origine de l’accusation, ce régime pourrait priver une personne de son droit à la liberté dans des situations qui n’ont aucun lien avec l’objet de la loi. Il exige la communication des preuves à décharge qui ne dénatureraient pas l’objectif du procès d’assurer la manifestation de la vérité ou qui ne porteraient pas atteinte de façon importante au droit à la vie privée de la plaignante, et ce, avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète. Il s’ensuit que ce régime va trop loin et qu’il vise des comportements qui n’ont aucun lien avec son objectif.

                    En outre, si on l’interprète correctement, le régime d’examen des dossiers limite de quatre façons les droits que les al. 11c)  et 11d)  et l’art. 7  de la Charte  garantissent à l’accusé. Premièrement, il oblige les accusés à révéler des précisions utiles au sujet de leurs propres déclarations antérieures ainsi que leur stratégie de contre‑interrogatoire et les éléments susceptibles d’être utilisés pour attaquer la crédibilité des témoins à charge, avant même que la Couronne n’ait présenté sa preuve à charge, car une demande sera présentée avant le procès dans la grande majorité des cas. Il s’agit d’une rupture par rapport à certains principes fondamentaux régissant le déroulement des procès criminels et d’une violation du principe interdisant l’auto‑incrimination, du droit de garder le silence, de la présomption d’innocence, ainsi que du principe connexe qui oblige la Couronne à présenter une preuve complète avant que l’on puisse s’attendre à ce que l’accusé réponde. Bien que la Cour ait approuvé la communication préalable à la Couronne et à la plaignante des éléments de preuve portant sur les activités sexuelles de cette dernière autres que celles à l’origine de l’accusation, les principes énoncés ne valent que pour l’application de l’art. 276, qui vise à exclure uniquement les renseignements non pertinents, ainsi que les renseignements pertinents dont l’effet préjudiciable sur la bonne administration de la justice l’emporte sur leur valeur probante. Ce raisonnement ne s’applique pas au régime d’examen des dossiers. De même, la production forcée de documents confidentiels provenant de tiers soulève des préoccupations différentes en matière de caractère sensible des dossiers et de protection de la vie privée par rapport aux dossiers en possession de l’accusé. Même s’il est vrai que la loi impose des obligations limitées de communication aux parties afin de justifier un interrogatoire ou l’admission de preuves dans des situations dans lesquelles le droit de garder le silence n’est pas limité de façon inconstitutionnelle, aucun de ces exemples n’appuie de quelque façon que ce soit la conclusion suivant laquelle le régime d’examen des dossiers n’influe aucunement sur le droit de garder le silence. La Cour n’a jamais conclu que l’obligation sur le plan tactique de communiquer des éléments de preuve avant le procès était automatiquement conforme à la Charte . Quoi qu’il en soit, il y a une grande différence entre le fait de confronter un accusateur à tous les éléments de preuve pertinents et le fait de prendre des décisions d’ordre tactique comme celle de contester un mandat de perquisition. À elles seules, les limites imposées à la protection contre l’auto-incrimination et au droit de garder le silence sont fatales à la constitutionnalité du régime. Les entorses au principe interdisant l’auto‑incrimination ne sont nullement atténuées par l’admission ultérieure des éléments de preuve très pertinents et probants.

                    Deuxièmement, l’exigence de communication préalable et les droits de participation de la plaignante ont ensemble pour effet de limiter la capacité de l’accusé de contre‑interroger efficacement la plaignante, ce qui va à l’encontre de la présomption d’innocence, du droit de présenter une défense pleine et entière et du droit à un procès équitable. Le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière donne un sens et une portée à la présomption d’innocence — la manifestation la plus élémentaire de la valeur que la société accorde à la tenue de procès équitables. Ce droit confère aussi à l’accusé la faculté de présenter les éléments de preuves qui lui permettront d’établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite, sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées. Imposer des entraves injustifiées au contre‑interrogatoire risque de compromettre l’équité du procès, et d’augmenter les risques de condamner un innocent. Il est possible d’imposer des limites raisonnables au droit de l’accusé de contre‑interroger la plaignante dans le cadre d’un procès pour agression sexuelle afin d’éviter que le contre‑interrogatoire serve à des fins irrégulières. Mais le contre‑interrogatoire portant sur le consentement et la crédibilité devrait être autorisé lorsque le risque qu’il en découle un préjudice inéquitable ne l’emporte pas sensiblement sur la valeur probante de cette preuve. Dans les affaires d’agression sexuelle, il s’agit souvent du seul moyen de faire apparaître les mensonges, les problèmes de mémoire et les incohérences du témoignage de la plaignante. Dans de nombreux cas, la communication préalable du dossier ou de la stratégie de l’avocat risque d’influencer de façon peu souhaitable le témoignage des plaignants, consciemment ou inconsciemment, et de causer un tort qu’il sera difficile de faire ressortir ou de corriger au procès, ce qui réduit d’autant l’efficacité du contre‑interrogatoire. Les risques ne se limitent pas à la fabrication intentionnelle de preuves; ils englobent la manipulation subtile de la déposition de témoins pour tenir compte des faiblesses ou des incohérences révélées à l’avance par la défense. Dans de nombreux cas, il n’y aura pas non plus, avant le procès, de déclaration sous serment dont l’accusé peut se servir pour attaquer la crédibilité de la plaignante. Bien que l’on n’ait pas le droit de prendre par surprise la plaignante ou de la déstabiliser en la soumettant à un contre‑interrogatoire trompeur ou abusif, mettre la plaignante en présence d’incohérences qui n’ont pas été révélées auparavant constitue une technique de contre‑interrogatoire bien implantée et souvent fort efficace qui est utilisée pour mettre sa crédibilité à l’épreuve. Attaquer un témoin à charge, notamment en attaquant par surprise sa crédibilité, constitue une tactique de défense légitime et utile qui est supprimée par le régime.

                    Troisièmement, le régime d’examen des dossiers fait en sorte que les dossiers privés sont présumés inadmissibles lorsqu’ils sont présentés par la défense, mais qu’ils sont présumés admissibles lorsqu’ils sont soumis par la Couronne, ce qui a pour effet de rendre le procès inéquitable, et compromet l’objet du régime. En ce sens, le régime est différent des régimes des art. 276  et 278.1  à 278.91 , et il restreint le droit à un procès équitable.

                    Quatrièmement, si l’on ajoute à cela la vaste portée du terme « dossier » et l’obligation de donner un préavis, la norme plus stricte d’admissibilité de la preuve à décharge établie par le régime d’examen des dossiers a pour effet de limiter le droit à un procès équitable, ainsi que le droit de présenter une défense pleine et entière. L’accusé doit établir, avant que le témoignage de la plaignante n’ait été entendu, que les dossiers ont une valeur probante, ce qui signifie que certaines preuves pertinentes et probantes seront nécessairement exclues. Le juge ne peut écarter une preuve pertinente relativement à une défense autorisée par une règle de droit que dans le cas où l’effet préjudiciable de cette preuve l’emporte sensiblement sur sa valeur probante. L’alinéa 278.92(2)b) fait violence à ce principe en permettant au juge d’admettre une preuve seulement lorsque le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante. Bien que le critère de la valeur probante dans le contexte de l’art. 276  ait été confirmé, le même raisonnement ne s’applique pas mutatis mutandis au régime d’examen des dossiers. Bien que l’art. 276  traite des préjudices et inconvénients qui résulteraient immanquablement de l’admission d’éléments de preuve portant sur les antécédents sexuels de la plaignante, le régime englobe des éléments de preuve qui pourraient fort bien n’avoir aucun effet dénaturant ou préjudiciable sur le procès.

                    Les limites aux droits de l’accusé ne peuvent se justifier. Bien que le régime d’examen des dossiers vise un objectif urgent et réel, il échoue aux étapes du lien rationnel, de l’atteinte minimale et de la pondération finale de l’analyse fondée sur l’article premier. La nature unilatérale des obligations démontre que le régime n’est pas rationnellement lié à son objectif, car il ne tient pas compte de ces prétendues préoccupations relatives au respect de la vie privée de la plaignante, à sa dignité et à ses droits à l’égalité, à la confiance dans le système de justice et à l’intégrité du processus judiciaire lorsque c’est la Couronne qui cherche à présenter ces dossiers privés en preuve. Le régime ne constitue pas le moyen le moins draconien de réaliser l’objectif législatif. La définition large du mot « dossier », combiné au critère minimal d’admissibilité plus strict, se traduira par l’exclusion de preuves à décharge qui ne sont pas préjudiciables et qui sont très pertinentes. En obligeant l’accusé à communiquer les preuves à décharge, la stratégie et les questions qu’il se propose de poser en contre‑interrogatoire avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète, et en empêchant l’accusé d’établir la pertinence de ces éléments de preuve en se fondant sur le témoignage de la plaignante, le régime ne porte pas une atteinte minimale au droit de garder le silence, à la présomption d’innocence ou au principe interdisant l’auto‑incrimination. En obligeant la défense à donner un préavis et à communiquer des éléments de preuve tant à la Couronne qu’à la plaignante, et en faisant jouer à celle‑ci un rôle dans la décision d’admettre ou non des éléments de preuve avant le procès, le régime permet à des témoins à charge clés de corriger les incohérences que peuvent comporter leur témoignage et de modifier celui‑ci de manière subtile, difficile à vérifier ou à révéler au grand jour au procès. Les effets préjudiciables sur les accusés sont importants, et tout cela sans parler des effets préjudiciables importants sur le système de justice criminelle, en ce qui a trait notamment à la complexité des procès et aux délais accrus de ceux‑ci. Un régime doté d’une portée plus étroite pourrait favoriser l’objectif de protéger les plaignants et de renforcer leur position de façon réelle et substantielle, tout en portant moins atteinte aux droits de l’accusé. Les conséquences négatives et le risque de condamner à tort des innocents l’emportent sur les éventuels avantages du régime. La Couronne n’a pas démontré que les effets bénéfiques du régime l’emportent sur ses effets préjudiciables.

                    Le juge Rowe (dissident en partie): Sur le fond, il y a accord avec le juge Brown que les art. 278.92  à 278.94  du Code criminel  sont inconstitutionnels et donc inopérants, sauf dans la mesure où ils s’appliquent au régime actuel de l’art. 276 . Les dispositions législatives restreignent les droits des personnes accusées à un procès équitable en imposant des limites sur la façon dont elles peuvent contre‑interroger les témoins à charge et sur les éléments de preuve qu’elles peuvent présenter au soutien de leur défense, même si ceux‑ci ont une très grande valeur probante et ne causent aucun préjudice aux personnes plaignantes. En outre, le processus d’examen instauré par ces dispositions législatives viole les al. 11c)  et 11d)  en obligeant les personnes accusées à communiquer tous les dossiers pertinents à leur défense avant que la Couronne n’ait présenté sa preuve au complet.

                    Afin de permettre l’application correcte des art. 7  et 11  et de l’article premier de la Charte , l’approche suivante devrait être adoptée : lorsqu’une garantie spécifique prévue par la Charte , comme l’art. 11 , est plaidée en même temps que la garantie plus générale prévue à l’art. 7 , la garantie spécifique devrait être examinée en premier. Si le tribunal conclut à la violation de la garantie spécifique prévue par la Charte , il n’y a aucune raison de passer à l’art. 7 . S’il n’y a pas de violation de la garantie spécifique, ou si la violation est justifiée au regard de l’article premier, le tribunal doit alors se pencher sur l’art. 7 . Cette démarche est conforme à la structure de la Charte , de même qu’au libellé et aux objets des « Garanties juridiques » énoncées aux art. 7  à 14  et à l’article premier.

                    La démarche méthodologique adoptée par les juges majoritaires dans les présents pourvois inverserait le rôle véritable de l’art. 7  en insérant dans l’art. 11 les limites internes de l’art. 7 . Cependant, l’art. 7  est une disposition qui confère plutôt des droits de portée étendue. Il s’agit d’une erreur de principe que de l’interpréter comme limitant d’autres droits protégés par la Charte  et cela, en l’espèce, porte atteinte au droit fondamental à un procès équitable, lequel est reconnu depuis longtemps.

                    Habituellement, un droit garanti par la Charte  ne peut être limité que d’une des deux façons suivantes : de façon interne, de par son libellé, ou au moyen de la mise en balance exigée par l’article premier. La présence de termes restrictifs dans le libellé de la Charte  constitue le point de départ pour l’interprétation de la portée des droits garantis par la Charte  et de toute limite interne. Les alinéas 11c)  et 11d)  comportent peu de limites internes et ne peuvent autrement être limités qu’à la suite d’une analyse de la proportionnalité fondée sur l’article premier.

                    Une limite à l’art. 11 fondée sur l’art. 7  n’est conforme ni à l’architecture de la Charte  ni aux objets de ces dispositions ou de l’article premier. Il n’y a rien qui justifie le recours à une méthode d’analyse par laquelle les droits garantis aux al. 11c)  et 11d)  peuvent être restreints en fonction des limites internes que comporte l’art. 7 . Une telle analyse déformerait gravement l’art. 7 , disposition qui confère plutôt des droits de portée étendue.

                    L’utilisation irrégulière de l’art. 7  afin de limiter l’art. 11 découle d’une interprétation incohérente de l’art. 7  qui a suscité des difficultés théoriques. La jurisprudence relative à l’art. 7  n’a pas clairement indiqué comment identifier et définir les principes de justice fondamentale. Une interprétation large de ces principes, qui englobe des protections non seulement sur le plan de la procédure, mais aussi sur le plan du fond, a créé beaucoup d’incertitude; elle a contribué à une jurisprudence relative à l’art. 7  marquée par l’indétermination et par un manque constant de clarté sur le plan théorique. Ces incertitudes ont été intégrées à l’art. 11.

                    Il y a également un manque de cohérence dans la méthodologie relative à l’art. 7  et aucune balise claire pour la mise en balance des principes de justice fondamentale et des considérations concurrentes afin de préciser la portée des droits garantis par l’art. 7 , ou pour se prononcer sur l’opportunité de cette mise en balance. En procédant à une mise en balance interne requise par l’art. 7 , la Cour a parfois classé les considérations concurrentes dans la catégorie des droits garantis par la Charte , des valeurs consacrées par la Charte  ou des intérêts de la société, mais elle n’a pas suivi d’approche systématique ou cohérente pour établir comment les soupeser les uns par rapport aux autres, ni même pour savoir si les considérations applicables à chaque catégorie sont différentes. On ne sait pas avec certitude comment définir les valeurs consacrées par la Charte  et les intérêts de la société par opposition aux droits garantis par la Charte ; si ces droits, valeurs ou intérêts doivent faire intervenir l’art. 7  ou du moins s’ils doivent représenter des principes de justice fondamentale pour faire partie de la mise en balance; et comment décider quelle considération l’emporte en cas de conflit entre les droits, les intérêts et les valeurs. Ces ambiguïtés font en sorte que les droits garantis par la Charte  peuvent être mis en balance avec les valeurs consacrées par la Charte  et les intérêts de la société — des concepts flous et amorphes dont l’origine et la valeur juridiques sont incertaines, qu’un décideur peut choisir à son gré, pour arriver à un résultat donné. Les résultats offrent peu de certitude et peu de prévisibilité, et ouvrent grand la porte à la prise de décisions non étayées.

                    Les juges majoritaires s’appuient sur les limites internes pouvant être apportées aux droits prévus à l’art. 7 de trois façons pour incorporer des limites à l’art. 11. Selon la première approche, les al. 11c)  et 11d)  protègent les droits qui illustrent les principes de justice fondamentale, et par conséquent, ceux‑ci peuvent être mis en balance avec d’autres considérations en application de l’art. 7 . Lorsque l’art. 7  est priorisé dans l’analyse, il englobe les al. 11c)  et 11d)  et la portée des al. 11c)  et 11d)  peut être limitée sans qu’une analyse fondée sur l’article premier soit effectuée. La deuxième approche définit les al. 11c)  et 11d)  en fonction d’autres intérêts parce qu’ils sont inextricablement liés à l’art. 7 . Selon la troisième approche, puisque la définition de l’équité à l’al. 11d)  est si étroitement liée à l’art. 7 , cette définition inclut les intérêts de l’État et d’autres parties. Toutes ces approches font l’amalgame de l’art. 7  et des autres droits énoncés aux art. 8  à 14  de la Charte  et ont tendance à faire passer toute l’analyse constitutionnelle par l’art. 7 . Une telle analyse opère presque entièrement en dehors du texte constitutionnel, de la structure et des objets des diverses dispositions. Elle définit le droit à un procès équitable en se rapportant au point de vue de l’accusé, de la personne plaignante, de la collectivité et du système de justice criminelle dans son ensemble. Toutefois, le droit à un procès équitable prévu à l’al. 11d)  appartient à l’accusé seulement. L’approche des juges majoritaires limite le droit de l’accusé à un procès équitable sur la base d’intérêts de la société analysés par le biais des principes de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 . Au contraire, la bonne méthode pour tenir compte de ces considérations sociétales est d’utiliser l’approche fondée sur l’article premier, et non d’avoir recours à l’art. 7  comme mécanisme visant à limiter les droits protégés par l’art. 11.

                    De plus, en pratique, la mise en balance interne de l’art. 7  et l’utilisation du résultat pour limiter la portée de l’art. 11 entraînent une inversion du fardeau de la preuve et un affaiblissement des protections prévues par la Charte . Aux termes de l’art. 11 , la personne accusée qui allègue une violation de ses droits doit en faire la preuve; si elle y parvient, il appartiendra alors à l’État de justifier cette violation en application de l’article premier. En revanche, si l’on met en balance les droits garantis par la Charte , les valeurs consacrées par la Charte  et les intérêts de la société en fonction des principes de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 , le fardeau incombe à la personne accusée tout au long du processus. Celle‑ci doit établir non seulement les paramètres du principe de justice fondamentale dont elle allègue la violation, mais aussi démontrer que d’autres considérations ne viennent pas le supplanter. Ce genre d’approche mine l’objet de la vaste protection du droit de la personne accusée à un procès équitable que garantit l’art. 11 , ainsi que l’objectif de l’article premier d’imposer à l’État le fardeau de démontrer que la limite apportée à un droit peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. Une autre situation potentiellement anormale suivant cette approche est celle où l’art. 11 serait d’abord limité par l’art. 7 , et ensuite, dans le cadre de l’analyse usuelle fondée sur l’article premier, les droits prévus à l’art. 11 seraient limités davantage. Plus fondamentalement, le fait de passer par l’art. 7  pour limiter les protections prévues à l’art. 11 va à l’encontre des objets des art. 7  et 11 .

                    La juge Côté (dissidente en partie) : Il y a accord avec le juge Brown pour dire que le régime d’examen des dossiers est loin de résister à l’analyse constitutionnelle. Il y a également accord avec la démarche analytique du juge Rowe relative à l’art. 7  de la Charte . Il y a cependant désaccord avec les analyses et les conclusions de la majorité et du juge Brown en ce qui concerne l’interprétation des termes « dossier » et « présenter en preuve ». Il convient de privilégier une interprétation étroite de ces termes.

                    L’interprétation correcte de « dossier » au sens de l’art. 278.1  du Code criminel  exclut toute communication — électronique ou autre — entre l’accusé et la personne plaignante, sauf les communications faites dans le contexte d’une relation professionnelle impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité. Cette interprétation s’accorde mieux avec le texte de l’art. 278.1 . Les communications entre la personne plaignante et l’accusé ne sont pas expressément énumérées en tant que dossiers à cet article. Le dénominateur commun aux dossiers énumérés est l’attente raisonnable de la personne plaignante à ce que ces dossiers ne soient pas divulgués publiquement. La caractéristique déterminante des dossiers énumérés n’est pas la nature très personnelle de l’information. Par conséquent, les dossiers non énumérés sont des documents qui contiennent des renseignements personnels dont la personne plaignante s’attend à ce qu’ils ne soient pas divulgués. Il peut s’agir soit (1) de dossiers créés dans un contexte professionnel impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité, même si la relation n’est pas strictement confidentielle, soit (2) de dossiers destinés à l’usage personnel et à la révision exclusifs de la personne plaignante.

                    En plus d’être conforme au texte de l’art. 278.1, une interprétation plus étroite du mot « dossier » cadre également davantage avec l’évolution législative et l’historique législatif de cet article. En important du régime de production des dossiers en la possession de tiers une définition de « dossier » qui ne visait ni ne comprenait les communications entre l’accusé et la personne plaignante, le Parlement a manifesté l’intention que ces communications ne constituent pas des dossiers pour l’application du régime d’examen des dossiers. En outre, le régime d’examen des dossiers a été adopté pour combler une lacune dans le droit qui apparaissait lorsque l’accusé entrait légalement en possession d’un dossier. Le mal auquel il fallait remédier n’était pas l’admission au procès des communications échangées volontairement entre la personne plaignante et l’accusé. Là encore, cela milite fortement en faveur d’une interprétation du mot « dossier » qui exclut les communications électroniques entre l’accusé et la personne plaignante.

                    Une interprétation étroite du mot « dossier » est également plus compatible avec la jurisprudence de la Cour et le sens que donne la common law à l’expression « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». Les attentes en matière de protection de la vie privée dépendent du contexte, et elles doivent être évaluées en fonction de l’ensemble des circonstances. Le facteur contextuel décisif est le fait qu’une personne ne possède pas une attente objectivement raisonnable en matière de protection de la vie privée à l’égard des communications vis‑à‑vis le destinataire du message. Lorsque la liberté de l’accusé est en jeu, l’attente de la personne plaignante au respect de sa vie privée à l’égard des communications avec l’accusé est objectivement déraisonnable. La seule exception à cette approche catégorielle concerne les messages échangés dans le contexte d’une relation professionnelle impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité. Dans une telle situation, la relation professionnelle et l’attente correspondante à une certaine confidentialité fondent l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.

                    L’approche de la majorité ne permet pas, fondamentalement, de déterminer si l’attente de la personne plaignante au respect de sa vie privée est objectivement raisonnable dans les circonstances. Elle accorde un poids indu au contenu des communications, tout en négligeant ou en minimisant d’autres facteurs contextuels importants. En conséquence, aucune indication valable n’est donnée sur la manière dont il convient d’établir si un message est visé par le régime d’examen des dossiers. De plus, la conception que la majorité se fait du droit à la vie privée et la façon dont elle l’aborde sont incompatibles avec l’idée qu’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est de nature normative, plutôt que simplement descriptive. Le contexte du procès est déterminant.

                    Il n’y a tout simplement aucune raison de s’écarter du sens donné par la common law à l’expression « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » ainsi que de l’approche neutre sur le plan du contenu s’y rapportant. Le texte de l’art. 278.1  ne porte aucunement à croire que cela est nécessaire. L’approche neutre sur le plan du contenu faciliterait en outre le fonctionnement du régime d’examen des dossiers et aurait l’avantage significatif d’éviter, dans une large mesure, le besoin de demander des directives par voie de requête. La raison pour laquelle la majorité court‑circuite l’approche neutre sur le plan du contenu n’est pas convaincante ni conforme à la prémisse fondamentale sur laquelle se fonde le régime d’examen des dossiers. Elle est aussi intrinsèquement incompatible avec ses propres motifs en plus de ne pas s’accorder avec la jurisprudence de la Cour.

                    Il ne serait pas difficile de bien évaluer ou protéger le droit de la personne plaignante à la vie privée, car l’analyse devrait porter sur l’attente en matière de protection de la vie privée plutôt que sur le contenu des renseignements. Les dossiers peuvent donner lieu à une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée — peu importe leur contenu — reposant sur le moyen utilisé pour transmettre l’information. Dans le régime d’examen des dossiers, le moyen de communication — et l’attente en matière de protection de la vie privée qui existe eu égard à ce moyen de communication — est déterminant.

                    Interpréter le mot « dossier » de manière étroite et catégorielle évite bon nombre des résultats absurdes qui découlent inévitablement d’une interprétation large. Une interprétation large entraînera la création d’un absurde régime d’admissibilité à deux vitesses favorable à la Couronne et aura pour conséquence absurde que le régime d’examen des dossiers établit une distinction entre les renseignements communiqués de vive voix et ceux communiqués électroniquement. Une approche catégorielle procurerait des avantages pratiques significatifs au chapitre de l’efficacité du procès, parce qu’il ne serait pas nécessaire d’évaluer contextuellement chaque message pour établir s’il constitue un « dossier ».

                    En ce qui concerne le terme « présenter en preuve », puisque le régime d’examen des dossiers est axé sur les dossiers physiques plutôt que sur une catégorie d’éléments de preuve, il y a lieu de retenir son sens clair en droit de la preuve, car le régime se rapporte directement au dossier physique. Les articles 278.92  et 278.93  du Code criminel  sont clairs. Une demande n’est nécessaire que lorsque l’accusé entend déposer en preuve un exemplaire du dossier en question. Elle n’est pas nécessaire lorsque l’accusé compte uniquement poser des questions au sujet des renseignements contenus dans le dossier, sans toutefois présenter le dossier en preuve. L’interprétation plus large du terme « présenter en preuve » donne lieu à un illogisme intrinsèque, ce qui empêche un accusé d’utiliser des renseignements pertinents contenus dans un dossier seulement parce qu’il a en sa possession la meilleure preuve de cette information. Il faut permettre à l’accusé d’interroger la personne plaignante sur toute conversation électronique entre eux qui se rapporte à une question en litige, et faute d’une règle de preuve, l’accusé devrait également être autorisé à témoigner à propos de conversations électroniques avec la personne plaignante.

                    Même si l’on retient des interprétations plus étroites des termes « dossier » et « présenter en preuve », l’analyse constitutionnelle du juge Brown demeure essentiellement applicable. Le régime d’examen des dossiers oblige toujours l’accusé à dévoiler sa défense avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète contre ce dernier, ce qui viole le principe interdisant l’auto‑incrimination, le droit de garder le silence et la présomption d’innocence. Le régime restreint toujours la capacité de l’accusé de contre‑interroger les témoins à charge en confiant à la personne plaignante un rôle dans les décisions prises avant le procès en matière d’admissibilité. Le régime fait toujours en sorte que les dossiers privés sont présumés inadmissibles quand ils sont présentés en preuve par la défense, mais présumés admissibles quand ils sont présentés en preuve par la Couronne. Enfin, le régime établit toujours un critère d’admission des éléments de preuve de la défense plus strict que ce qui est justifié ou autorisé par la Constitution. Aucune de ces limites des droits garantis à l’accusé par la Charte  ne peut se justifier en vertu de l’article premier. Le régime n’a pas de lien rationnel avec son objectif, il ne constitue pas une atteinte minimale, et ses effets bénéfiques ne l’emportent pas sur ses effets préjudiciables.

Jurisprudence

Citée par le juge en chef et le juge Moldaver

                    Arrêts appliqués : R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; arrêts examinés : R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33; arrêts mentionnés : R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390; R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25; R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; Canada c. Canada North Group Inc., 2021 CSC 30; R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3; Telecommunications Workers Union c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications), [1995] 2 R.C.S. 781; A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536; R. c. Awashish, 2018 CSC 45, [2018] 3 R.C.S. 87; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. Fitzpatrick, [1995] 4 R.C.S. 154; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157; R. c. Brown, 2022 CSC 18; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. E. (A.W.), [1993] 3 R.C.S. 155; R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852; R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. S.A.B., 2003 CSC 60, [2003] 2 R.C.S. 678; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555; R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405; Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Anderson (2002), 57 O.R. (3d) 681; R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Tomlinson, 2014 ONCA 158, 307 C.C.C. (3d) 36; R. c. Scopelliti (1981), 34 O.R. (2d) 524; R. c. G. (S.G.), [1997] 2 R.C.S. 716; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. M.S., 2019 ONCJ 670.

Citée par le juge Brown (dissident en partie)

                    R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; R. c. A.C., 2020 ONSC 184; R. c. Navaratnam, 2021 ONCJ 272, 488 C.R.R. (2d) 214; R. c. Whitehouse, 2020 NSSC 87, 61 C.R. (7th) 400; R. c. McKnight, 2019 ABQB 755, 7 Alta. L.R. (7th) 195; R. c. A.M., 2020 ONSC 8061, 397 C.C.C. (3d) 379; R. c. S.R. (2021), 488 C.R.R. (2d) 95; Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390; R. c. Ghomeshi, 2016 ONCJ 155, 27 C.R. (7th) 17; R. c. R.M.R., 2019 BCSC 1093, 56 C.R. (7th) 414; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488; R. c. M.S., 2019 ONCJ 670; R. c. D.L.B., 2020 YKTC 8, 460 C.R.R. (2d) 162; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485; R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754; R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555; R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. G. (S.G.), [1997] 2 R.C.S. 716; R. c. J.S., [2019] A.J. No. 1639 (QL); R. c. A.M., 2019 SKPC 46, 56 C.R. (7th) 389; R. c. Farah, 2021 YKSC 36; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Myers, 2019 CSC 18, [2019] 2 R.C.S. 105; R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237; R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193; R. c. Wallick (1990), 69 Man. R. (2d) 310; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80; R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651; Groia c. Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 27, [2018] 1 R.C.S. 772; R. c. Lindsay, 2019 ABQB 372, 95 Alta. L.R. (6th) 163; R. c. Green, [1998] O.J. No. 3598 (QL), 1998 CarswellOnt 3820 (WL); Re Collette and The Queen (1983), 6 C.C.C. (3d) 300; R. c. Latimer, 2003 CanLII 49376; R. c. Spence, 2011 ONSC 2406, 249 C.R.R. (2d) 64; R. c. White (1999), 42 O.R. (3d) 760; R. c. Stobbe, 2011 MBQB 293, 277 Man. R. (2d) 65; R. c. Anderson, 2019 SKQB 304, 61 C.R. (7th) 376; R. c. Grant, 2015 CSC 9, [2015] 1 R.C.S. 475; R. c. Samaniego, 2020 ONCA 439, 151 O.R. (3d) 449, conf. par 2022 CSC 9; R. c. Pereira, 2008 BCSC 184, 247 C.C.C. (3d) 311; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906; R. c. Anderson, 2020 SKQB 11, 461 C.R.R. (2d) 128.

Citée par le juge Rowe (dissident en partie)

                    R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486; Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 R.C.S. 293; R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320; R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595; Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350; Fleming c. Ontario, 2019 CSC 45, [2019] 3 R.C.S. 519; Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429; R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571; R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315; Ross c. Conseil scolaire du district n15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876; Multani c. Commission scolaire Marguerite‑Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772; SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157; WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640; McKitty c. Hayani, 2019 ONCA 805, 439 D.L.R. (4th) 504; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; R. c. Brown, 2022 CSC 18; R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143; R. c. Smith, 2015 CSC 34, [2015] 2 R.C.S. 602; Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80; R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445; R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665; R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983; R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187; R. c. Boutilier, 2017 CSC 64, [2017] 2 R.C.S. 936; R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3; R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562.

Citée par la juge Côté (dissidente en partie)

                    R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33; R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390; R. c. M.S., 2019 ONCJ 670; R. c. Ghomeshi, 2016 ONCJ 155, 27 C.R. (7th) 17; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488; R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579; R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608; R. c. Mills, 2019 CSC 22, [2019] 2 R.C.S. 320; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; R. c. Fliss, 2002 CSC 16, [2002] 1 R.C.S. 535.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 1 , 7  à 14 .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 117.13(2) , 145(10) , 276 , 276.1  à 276.5  [abr. 2018, c. 29, art. 22], 278.1 à 278.94, 347(6), 645(5), 648, 672.5(11), 694.1, 722(3), 722(9).

Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, c. 29.

Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25, art. 238.

Loi sur la Cour suprême , L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 40 , 47 .

Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques , L.C. 2000, c. 5, art. 2(1)  « renseignement personnel ».

Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, ann. B.

Doctrine et autres documents cités

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Canada. Sénat. Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, n47, 1re sess., 42e lég., 20 juin 2018, p. 82.

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                    POURVOI et POURVOI INCIDENT contre une décision de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (la juge Duncan), 2020 BCSC 349, [2020] B.C.J. No. 1526 (QL), 2020 CarswellBC 2403 (WL), déclarant que la violation de l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés  par le par. 278.93(4)  du Code criminel  ne peut être sauvegardée par l’article premier de la Charte , et interprétant de manière atténuée l’exigence de la période d’avis de sept jours prévue au par. 278.93(4) . Pourvoi accueilli et pourvoi incident rejeté, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents en partie.

                    POURVOI contre une décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (le juge Akhtar), 2020 ONSC 7156, 398 C.C.C. (3d) 227, 475 C.R.R. (2d) 290, [2020] O.J. No. 5412 (QL), 2020 CarswellOnt 18201 (WL), déclarant que l’art. 278.92  et les par. 278.94(2)  et 278.94(3)  du Code criminel  violent l’art. 7  et l’al. 11d)  de la Charte canadienne des droits et libertés  et que les violations ne peuvent pas être sauvegardées par l’article premier de la Charte . Pourvoi accueilli, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents en partie.

                    Lesley A. Ruzicka, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident Sa Majesté la Reine.

                    Dawne Way, David Butt et David M. Reeve, pour l’appelante A.S.

                    Rebecca McConchie et Megan Savard, pour l’intimé/appelant au pourvoi incident J.J.

                    Jill Witkin et Jennifer Trehearne, pour l’intimée Sa Majesté la Reine.

                    Carlos Rippell et Marianne Salih, pour l’intimé Shane Reddick.

                    Marc Ribeiro et Lauren Whyte, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

                    Jennifer Trehearne et Jill Witkin, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Abdou Thiaw, pour l’intervenant le procureur général du Québec.

                    Erica Koresawa, pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle-Écosse.

                    Jennifer Mann et Charles Murray, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.

                    Lara Vizsolyi, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique.

                    Sharon H. Pratchler, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

                    Deborah J. Alford, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.

                    Gloria Ng et Kate Feeney, pour les intervenants West Coast Legal Education and Action Fund et Women Against Violence Against Women Rape Crisis Centre.

                    Joanna Birenbaum, pour l’intervenante Barbra Schlifer Commemorative Clinic.

                    Peter Sankoff et William van Engen, pour l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association.

                    Gerald Chan, Daniel Brown et Lindsay Board, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

                    John M. Williams et Thomas Hynes, pour l’intervenant le Conseil canadien des avocats de la défense.

                    Greg DelBigio, pour l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society.

                    Kelley Bryan et Karen A. Steward, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes.

                    Saul B. Simmonds, c.r., et Jessie S. Brar, pour l’intervenante Criminal Defence Lawyers Association of Manitoba.

 

Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Karakatsanis, Martin, Kasirer et Jamal rendu par     

 

                    Le juge en chef et le juge Moldaver —

                                             TABLE DES MATIÈRES

 

Paragraphe

I.      Vue d’ensemble

1

II.    Dispositions législatives pertinentes

15

III.   Questions en litige

16

IV.   Analyse

17

A.    Interprétation législative des dispositions

17

(1)      Aperçu des dispositions contestées

19

a)       Première étape

22

b)       Deuxième étape

30

c)       Chevauchement de la preuve relevant de l’art. 276 et des dossiers privés visés par l’art. 278.1 

34

(2)      Qu’est‑ce qu’un dossier?

35

a)       Deux groupes de dossiers

38

b)       Cerner les dossiers non énumérés

42

(i)       Texte et économie du régime d’examen des dossiers

43

1.       Renseignements personnels

44

2.       Attente raisonnable en matière de protection de la vie privée

46

3.       Facteurs énoncés au par. 278.92(3)

51

(ii)      Cadre d’analyse à appliquer

54

1.       Contenu

55

2.       Contexte

57

(iii)     Types précis de dossiers

61

1.       Communications

61

2.       Dossiers de nature sexuelle (non visés par l’art. 276 )

65

(iv)     Résumé de la démarche analytique

68

(3)      À qui s’appliquent les dispositions contestées?

73

(4)      À quel moment une preuve est‑elle « présentée » (« adduced ») de sorte qu’une demande est requise?

76

(5)      À quel moment convient‑il de présenter une demande?

82

(6)      Quelle est l’étendue de la participation de la plaignante?

87

a)       Réception de la demande par la plaignante

91

b)       Comparution et arguments de la plaignante

97

c)       Capacité de la plaignante de contre‑interroger et de produire une preuve

100

(7)      Les requêtes visant à obtenir des directives sont‑elles permises et la plaignante peut‑elle y prendre part?

103

(8)      La plaignante a‑t‑elle un droit d’appel au titre des dispositions contestées?

106

B.    Analyse fondée sur la Charte 

111

(1)      Cadre d’analyse

113

(2)      Principes clés de l’art. 7  de la Charte 

116

(3)      Principes clés de l’al. 11d)  de la Charte 

123

(4)      Article 278.92  — Critère d’admissibilité

126

a)       L’article 278.92  ne porte pas atteinte aux droits à un procès équitable

127

b)       La procédure prévue à l’art. 278.92  n’a pas une portée trop large

134

(5)      Article 278.93  — première étape : demande d’audience

144

a)       Principes généraux : le droit au silence et le principe interdisant l’auto-incrimination

144

b)       Pas d’auto‑incrimination au titre de l’al. 11c)  en raison de l’obligation de témoigner

149

c)       Aucune communication des moyens de défense minant le droit à un procès équitable

151

(i)       Le droit au silence ne comporte pas une règle absolue interdisant la « communication des moyens de défense »

154

(ii)      La préoccupation en cause dans l’arrêt P. (M.B.) concernant l’avantage du ministère public ne s’applique pas

164

(6)      Article 278.94  — procédure relative à l’audience de la deuxième étape

171

a)       L’accusé n’est pas privé d’éléments de preuve pertinents

173

b)       Aucune incidence sur l’indépendance du poursuivant

176

c)       Pas de violation du droit de contre‑interroger

181

(7)      Conclusions finales concernant la constitutionnalité

191

V.    Dispositif

192

VI.   Dépens

194

I.               Vue d’ensemble

[1]                              Le procès criminel peut être humiliant, dégradant et attentatoire pour les victimes d’infractions d’ordre sexuel, notamment parce que les mythes et les stéréotypes continuent de hanter le système de justice criminelle. Dans le passé, les procès offraient peu de protections, sinon aucune, aux plaignantes[1]. Plus souvent qu’autrement, celles‑ci pouvaient s’attendre à ce que les détails de leur vie et de leur moralité soient scrutés de manière injustifiée dans le but qu’elles se sentent intimidées et embarrassées, et que leur crédibilité soit mise en doute — tous des éléments qui compromettaient la fonction de recherche de la vérité du procès. Cela portait en outre atteinte à la dignité, à l’égalité et à la vie privée des personnes qui avaient le courage de porter plainte et de subir les rigueurs d’un procès public.

[2]                              Au cours des dernières décennies, le Parlement a apporté plusieurs changements au déroulement du procès, essayant de trouver un juste équilibre entre : le droit de l’accusé à un procès équitable; la dignité, l’égalité et la vie privée de la plaignante; et l’intérêt du public dans la recherche de la vérité. Cet effort se poursuit, mais des statistiques et des récits bien documentés de plaignantes brossent toujours un portrait sombre de la situation. La plupart des victimes d’infractions d’ordre sexuel ne signalent pas ces crimes; et pour celles qui le font, seule une fraction des infractions signalées débouchent sur une poursuite complète. Il faut en faire davantage.

[3]                              Les présents pourvois portent sur la constitutionnalité du projet de loi C‑51, un effort récent d’amélioration par le Parlement visant à éliminer les obstacles qui dissuadaient les plaignantes de se manifester. Ce projet de loi, adopté en 2018 (Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, c. 29), prévoyait l’ajout des art. 278.92  à 278.94  dans le Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46  (« dispositions contestées »). Ces dispositions étaient conçues pour protéger les intérêts des plaignantes dans leurs propres dossiers privés lorsqu’un accusé a les dossiers en sa possession ou sous son contrôle et cherche à les produire à une audience lors de l’instance criminelle. Plus précisément, elles créent des procédures et critères qui aideront le juge à décider s’il devrait admettre les dossiers, en mettant en balance les droits et intérêts de l’accusé, de la plaignante et du public. Certains éléments procéduraux des dispositions contestées s’appliquent aussi aux demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276 , puisque le Parlement a abrogé les dispositions procédurales antérieures régissant de telles demandes.

[4]                              Avant le projet de loi C‑51, aucune procédure établie par la loi ne régissait l’admissibilité des dossiers privés d’une plaignante détenus par une personne accusée. Il existait cependant des procédures régissant l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur ou les antécédents sexuels de la plaignante (« régime de l’art. 276  »), et les dossiers privés de la plaignante entre les mains de tiers (« régime de production des dossiers en la possession de tiers »). La Cour a confirmé la constitutionnalité des deux régimes (voir R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443). Pour mettre en contexte le projet de loi C‑51, il est utile d’examiner plus en détail les changements au régime qui l’ont précédé.

[5]                              La première série de modifications législatives visait à exposer et à éliminer deux mythes insidieux — communément appelés les « deux mythes » — par lesquels on recourait au comportement sexuel antérieur de la plaignante pour laisser entendre qu’elle était : (1) moins digne de foi ou (2) plus susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation. Ces mythes servaient depuis longtemps à miner la crédibilité et la dignité des plaignantes, à ternir leur réputation et à écarter la fonction de recherche de la vérité du procès criminel. Reconnaissant le tort que ceux‑ci causaient, le Parlement a adopté des dispositions législatives pour régir le recours à la preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Bien que la portée de la première version de l’art. 276  ait été jugée trop large dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, les dispositions révisées ont été jugées constitutionnelles par la Cour dans l’arrêt Darrach. Ce cadre d’analyse général est encore en vigueur aujourd’hui, bien que dans une forme modifiée.

[6]                              La deuxième série de modifications législatives visait à restreindre une pratique devenue courante — l’avocat de la défense qui demande la production des dossiers privés d’une plaignante afin de se livrer à des attaques contre sa moralité. Par exemple, il arrivait souvent que l’avocat de la défense demande la production de dossiers médicaux pour soumettre des arguments fondés sur les deux mythes qui minaient la crédibilité et la fiabilité d’une plaignante ayant consulté un psychiatre ou un conseiller dans le passé. Ce problème a été abordé initialement dans l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, ce qui a mené à la création d’une procédure de common law régissant la production par un tiers des dossiers privés d’une plaignante. Par la suite, le Parlement a adopté sa propre procédure (art. 278.1 à 278.91 du Code criminel ), qui s’inspirait de celle décrite dans l’arrêt O’Connor, mais qui la modifiait. La Cour a confirmé la constitutionnalité de ce régime dans l’arrêt Mills, jugeant qu’il établissait un équilibre raisonnable entre les droits de l’accusé, les droits de la plaignante et l’intérêt public.

[7]                              Un troisième problème est survenu. Dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, la Cour était saisie d’une affaire où la défense avait contre‑interrogé la plaignante sur le fondement de ses dossiers médicaux personnels, qui étaient en la possession de l’accusé. De façon similaire, dans l’arrêt R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33, la Cour était aux prises avec une situation où l’accusé cherchait à contre‑interroger la plaignante en se fondant sur le contenu de son journal intime, que l’accusé s’adonnait à avoir en sa possession. Comme l’accusé disposait déjà du journal intime, il n’avait pas à en demander la production en recourant au régime de production des dossiers en la possession de tiers. La principale question à trancher était celle de l’admissibilité du journal intime. En l’absence de dispositions législatives, la Cour a approuvé l’utilisation de requêtes à la demande des plaignantes pour qu’elles soient protégées contre l’usage inapproprié de leurs documents privés se trouvant déjà entre les mains de l’accusé.

[8]                              Après les arrêts Osolin et Shearing, il est devenu clair qu’aucune disposition législative ne régissait l’admissibilité des dossiers privés d’une plaignante qui étaient en la possession de l’accusé, plutôt que d’un tiers — même si les intérêts à la vie privée et à la dignité de la plaignante sont semblables dans les deux contextes. Un rapport sénatorial de 2012 a recommandé la création de dispositions législatives pour combler cette lacune : un régime régissant l’admissibilité des dossiers privés de la plaignante que l’accusé a en sa possession, qui recourt à des facteurs similaires à ceux prévus dans le régime de production des dossiers en la possession de tiers (Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, Examen législatif des dispositions et de l’application de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d’infraction d’ordre sexuel) : Rapport Final (« rapport sénatorial de 2012 »), p. 19).

[9]                              La réponse du Parlement a été le projet de loi C‑51. Il étendait notamment de deux façons les protections offertes à la plaignante dans les procès pour infractions d’ordre sexuel. Premièrement, le projet de loi créait une nouvelle procédure servant à déterminer si les dossiers privés d’une plaignante que l’accusé a en sa possession sont admissibles en preuve au procès (« régime d’examen des dossiers »). Deuxièmement, il conférait à la plaignante des droits de participation additionnels dans les procédures sur l’admissibilité dans le cadre du nouveau régime d’examen des dossiers et du régime préexistant de l’art. 276  portant sur la preuve concernant un comportement sexuel antérieur (« dispositions sur la participation de la plaignante »).

[10]                          Dans les deux pourvois actuellement devant la Cour, chaque accusé (J.J. et Shane Reddick) a présenté une demande préalable au procès contestant la constitutionnalité des dispositions en cause, plaidant que le Parlement était allé trop loin dans la protection des intérêts des plaignantes et, ce faisant, avait fragilisé trois droits fondamentaux que la Charte canadienne des droits et libertés  garantit aux personnes accusées, soit : le droit au silence et le privilège contre l’auto‑incrimination protégés par l’art. 7  et l’al. 11c) ; le droit à un procès équitable protégé par l’art. 7  et l’al. 11d) ; et le droit de présenter une défense pleine et entière protégé par l’art. 7  et l’al. 11d) . Dans les deux causes, les juges ont accueilli les demandes et ont conclu que les dispositions étaient inconstitutionnelles, en totalité ou en partie (voir l’analyse relative à la violation de la Charte  dans R. c. J.J., 2020 BCSC 29, et l’analyse fondée sur l’article premier et la décision relative à la réparation dans R. c. J.J., 2020 BCSC 349; et voir R. c. Reddick, 2020 ONSC 7156, 398 C.C.C. (3d) 227). Dans le cas de M. Reddick, une partie de la décision du juge ayant instruit la demande comprenait la conclusion que l’art. 278.92 avait une portée trop large au titre de l’art. 7  de la Charte .

[11]                          Dans le cas de J.J., la Cour a accueilli la demande d’autorisation d’appel du ministère public à l’égard de la décision interlocutoire en matière constitutionnelle de la juge saisie de la demande, selon laquelle une partie du régime d’examen des dossiers était inconstitutionnelle. La Cour a également accueilli la demande d’autorisation d’appel incident présentée plus tard par J.J. concernant la constitutionnalité de l’ensemble du régime. Dans le cas de M. Reddick, la plaignante, A.S., cherchait à contester la décision interlocutoire en matière constitutionnelle du juge saisi de la demande qui, dans les faits, l’empêchait de participer au processus d’examen des dossiers et déclarait inconstitutionnel le régime dans son ensemble. La Cour a accordé à A.S. le droit d’être ajoutée comme partie à l’instance car en tant que plaignante, elle n’aurait normalement pas eu ce statut. La Cour a ensuite accordé à A.S. l’autorisation d’interjeter appel. Monsieur Reddick est intimé dans le pourvoi. Le ministère public est aussi intimé, malgré le fait qu’il fasse valoir (comme A.S.) que le régime dans son ensemble est valide sur le plan constitutionnel.

[12]                          Les principaux arguments des intimés J.J. et M. Reddick étaient les suivants. D’abord, les dispositions contestées obligent la défense à communiquer au ministère public avant le procès autant sa stratégie que les détails de la preuve qu’elle entend présenter, ce qui porte atteinte au droit au silence et au privilège contre l’auto‑incrimination. Ensuite, les dispositions contestées permettent à la plaignante d’être mise au courant à l’avance de la preuve de la défense et des raisons pour lesquelles elle est produite. Ainsi, la plaignante sera en mesure d’adapter ses réponses lors de l’interrogatoire principal et du contre‑interrogatoire, ce qui nuit au droit de présenter une défense pleine et entière ainsi qu’à la fonction de recherche de la vérité du procès. Enfin, la participation de la plaignante aux voir‑dire menace l’équité du procès, car elle perturbe la structure du procès criminel, ajoute un tiers adversaire dans le processus et mine le rôle du ministère public.

[13]                          Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis de ne pas faire droit à ces arguments. Interprétés comme il se doit, les art. 278.92  à 278.94  du Code criminel  ne contreviennent ni à l’art. 7  ni aux al. 11c)  ou 11d)  de la Charte . En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir l’appel du ministère public et de rejeter l’appel incident de J.J.; nous sommes également d’avis d’accueillir l’appel de A.S.

[14]                          Nous avons eu l’occasion de prendre connaissance des motifs dissidents qu’a rédigés notre collègue la juge Côté. Soit dit en tout respect, nous ne pouvons souscrire à son interprétation des dispositions législatives en cause, car nous la jugeons indûment étroite et restrictive. Nous avons aussi eu l’occasion de lire les motifs dissidents distincts de nos collègues le juge Brown et le juge Rowe. En toute déférence, ils dénaturent nos motifs et leur effet, et font abstraction du principe du stare decisis — écartant des décennies de décisions de la Cour faisant autorité au motif qu’il s’agit de « décisions judiciaires ponctuelles ». La manière dont ils abordent l’analyse constitutionnelle doit être tout simplement rejetée.

II.            Dispositions législatives pertinentes

[15]                          Les dispositions suivantes du Code criminel  sont pertinentes en l’espèce :

Preuve concernant le comportement sexuel du plaignant

276(1) Dans les poursuites pour une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 153.1 ou 155, aux paragraphes 160(2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273, la preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle avec l’accusé ou un tiers est inadmissible pour permettre de déduire du caractère sexuel de cette activité qu’il est:

a) soit plus susceptible d’avoir consenti à l’activité à l’origine de l’accusation;

b) soit moins digne de foi.

Conditions de l’admissibilité

(2) Dans les poursuites visées au paragraphe (1), l’accusé ou son représentant ne peut présenter de preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle autre que celle à l’origine de l’accusation sauf si le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix décide, conformément aux articles 278.93  et 278.94 , à la fois :

a) que cette preuve n’est pas présentée afin de permettre les déductions visées au paragraphe (1);

b) que cette preuve est en rapport avec un élément de la cause;

c) que cette preuve porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle;

d) que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.

Facteurs à considérer

(3) Pour décider si la preuve est admissible au titre du paragraphe (2), le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix prend en considération :

a) l’intérêt de la justice, y compris le droit de l’accusé à une défense pleine et entière;

b) l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles;

c) la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste;

d) le besoin d’écarter de la procédure de recherche des faits toute opinion ou préjugé discriminatoire;

e) le risque de susciter abusivement, chez le jury, des préjugés, de la sympathie ou de l’hostilité;

f) le risque d’atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;

g) le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu’à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi;

h) tout autre facteur qu’il estime applicable en l’espèce.

Précision

(4) Il est entendu que, pour l’application du présent article, activité sexuelle s’entend notamment de toute communication à des fins d’ordre sexuel ou dont le contenu est de nature sexuelle.

         . . .

Définition de dossier

278.1 Pour l’application des articles 278.2  à 278.92 , dossier s’entend de toute forme de document contenant des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, notamment : le dossier médical, psychiatrique ou thérapeutique, le dossier tenu par les services d’aide à l’enfance, les services sociaux ou les services de consultation, le dossier relatif aux antécédents professionnels et à l’adoption, le journal intime et le document contenant des renseignements personnels et protégé par une autre loi fédérale ou une loi provinciale. N’est pas visé par la présente définition le dossier qui est produit par un responsable de l’enquête ou de la poursuite relativement à l’infraction qui fait l’objet de la procédure.

         . . .

Admissibilité — dossier relatif à un plaignant en possession de l’accusé

278.92(1) Dans les poursuites pour une infraction mentionnée ci‑après, ou pour plusieurs infractions dont l’une est une infraction mentionnée ci‑après, un dossier se rapportant à un plaignant qui est en possession de l’accusé ou sous son contrôle et que ce dernier se dispose à présenter en preuve ne peut être admissible qu’en conformité avec le présent article :

a) une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 153.1, 155, 160, 170, 171, 172, 173, 213, 271, 272, 273, 279.01, 279.011, 279.02, 279.03, 286.1, 286.2 ou 286.3;

b) une infraction prévue par la présente loi, dans toute version antérieure à la date d’entrée en vigueur du présent alinéa, dans le cas où l’acte reproché constituerait une infraction visée à l’alinéa a) s’il était commis à cette date ou par la suite.

Conditions de l’admissibilité

(2) La preuve n’est admissible que si le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix décide, conformément aux articles 278.93  et 278.94  :

a) dans le cas où son admissibilité est assujettie à l’article 276 , qu’elle répond aux conditions prévues au paragraphe 276(2), compte tenu toutefois des facteurs visés au paragraphe (3);

b) dans les autres cas, qu’elle est en rapport avec un élément de la cause et que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.

Facteurs à considérer

(3) Pour décider si la preuve est admissible au titre du paragraphe (2), le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix prend en considération

a) l’intérêt de la justice, y compris le droit de l’accusé à une défense pleine et entière;

b) l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles;

c) l’intérêt qu’a la société à ce que les plaignants, dans les cas d’infraction d’ordre sexuel, suivent des traitements;

d) la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste;

e) le besoin d’écarter de la procédure de recherche des faits tout préjugé ou opinion discriminatoire;

f) le risque de susciter abusivement, chez le jury, des préjugés, de la sympathie ou de l’hostilité;

g) le risque d’atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;

h) le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu’à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi;

i) tout autre facteur qu’il estime applicable en l’espèce.

Demande d’audience : articles 276  et 278.92 

278.93(1) L’accusé ou son représentant peut demander au juge, au juge de la cour provinciale ou au juge de paix de tenir une audience conformément à l’article 278.94  en vue de décider si la preuve est admissible au titre des paragraphes 276(2) ou 278.92(2).

Forme et contenu

(2) La demande d’audience est formulée par écrit et énonce toutes précisions utiles au sujet de la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause; une copie en est expédiée au poursuivant et au greffier du tribunal.

Exclusion du jury et du public

(3) Le jury et le public sont exclus de l’audition de la demande.

Audience

(4) Une fois convaincu que la demande a été établie conformément au paragraphe (2), qu’une copie en a été expédiée au poursuivant et au greffier du tribunal au moins sept jours auparavant, ou dans le délai inférieur autorisé par lui dans l’intérêt de la justice, et qu’il y a des possibilités que la preuve en cause soit admissible, le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix accorde la demande et tient une audience pour décider de l’admissibilité de la preuve au titre des paragraphes 276(2) ou 278.92(2).

Audience — exclusion du jury et du public

278.94(1) Le jury et le public sont exclus de l’audience tenue pour décider de l’admissibilité de la preuve au titre des paragraphes 276(2) ou 278.92(2).

Non-contraignabilité

(2) Le plaignant peut comparaître et présenter ses arguments à l’audience, mais ne peut être contraint à témoigner.

Droit à un avocat

(3) Le juge est tenu d’aviser dans les meilleurs délais le plaignant qui participe à l’audience de son droit d’être représenté par un avocat.

Motifs

(4) Le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix rend une décision, qu’il est tenu de motiver, à la suite de l’audience sur l’admissibilité de tout ou partie de la preuve au titre des paragraphes 276(2) ou 278.92(2), en précisant les points suivants :

a) les éléments de la preuve retenus;

b) ceux des facteurs mentionnés aux paragraphes 276(3) ou 278.92(3) ayant fondé sa décision;

c) la façon dont tout ou partie de la preuve à admettre est en rapport avec un élément de la cause.

Forme

(5) Les motifs de la décision sont à porter dans le procès-verbal des débats ou, à défaut, donnés par écrit.

III.         Questions en litige

[16]                          Les présents appels portent sur la constitutionnalité des art. 278.92  à 278.94  du Code criminel . Il est allégué que les dispositions contestées violent les droits des personnes accusées protégés par l’art. 7  et les al. 11c)  et 11d)  de la Charte  et qu’elles devraient être invalidées.

IV.         Analyse

A.           Interprétation législative des dispositions

[17]                          Avant de juger de la constitutionnalité des dispositions contestées, il faut d’abord les interpréter. Le principe moderne d’interprétation législative nous aide dans cette démarche : [traduction] « . . . il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, cité dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21).

[18]                          En règle générale, « les tribunaux doivent présumer que le législateur avait l’intention d’adopter une mesure législative constitutionnelle [conforme à la Charte ] et ils doivent s’efforcer, autant que possible, de mettre à exécution cette intention » (Mills, par. 56; voir aussi R. Sullivan, Statutory Interpretation (3e éd. 2016), p. 307‑308; R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110, par. 28‑29). En outre, la Cour a affirmé dans l’arrêt Mills que « si une mesure législative prête à deux interprétations, le tribunal doit choisir celle qui en maintient le caractère constitutionnel » (par. 56, qui renvoie à l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1078).

(1)           Aperçu des dispositions contestées

[19]                          En ayant ces outils d’interprétation à l’esprit, nous commençons par donner un aperçu des dispositions afin de jeter les bases d’une interprétation plus détaillée de chaque disposition.

[20]                          Il convient d’abord de noter que les procédures décrites aux art. 278.92  à 278.94  s’appliquent à deux types de preuve :

(1)     La preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante visée à l’art. 276  (« preuve relevant de l’art. 276  »), qui faisait auparavant l’objet de sa propre procédure. Ce type de preuve requiert des « demandes fondées sur l’art. 276  ». Avant le projet de loi C‑51, la preuve relevant de l’art. 276  était assujettie aux procédures prévues aux art. 276.1  à 276.5  du Code criminel , qui ont depuis été abrogés.

(2)     Les autres dossiers que l’accusé a en sa possession ou sous son contrôle qui sont visés par la définition de l’art. 278.1 , et qui ne concernent pas les antécédents sexuels. Ce type de preuve requiert des « demandes concernant des dossiers privés ».

[21]                          La procédure établie dans les dispositions contestées s’applique en deux étapes, de la façon suivante.

a)               Première étape

[22]                          Conformément au par. 278.93(2), l’accusé doit préparer une demande qui « énonce toutes précisions utiles au sujet de la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause ».

[23]                          À la première étape, le juge qui préside l’audience examine la demande de l’accusé pour décider s’il y a des possibilités que la preuve en cause soit admissible compte tenu des critères exigés par les al. 278.92(2)a) et b) et des facteurs applicables énumérés au par. 276(3) ou au par. 278.92(3), selon le type de preuve.

[24]                          Nous signalons ce qui nous paraît être une erreur de rédaction dans la version anglaise du par. 278.93(4) . Telle qu’elle est rédigée, cette disposition exige du juge, à la première étape, qu’il se demande si la preuve est « capable of being admissible under subsection 276(2) ». Toutefois, il est clair que le par. 276(2) s’applique uniquement à la preuve concernant le comportement sexuel antérieur des plaignantes. Il n’y a donc aucun critère de « possibilit[é] que la preuve en cause soit admissible » dans le cas des dossiers privés à la première étape. Cette expression doit être comprise comme renvoyant au par. 278.92(2), qui établit à la fois le critère applicable à la preuve concernant le comportement sexuel antérieur (al. 278.92(2)a)) et le critère applicable aux dossiers privés (al. 278.92(2)b)). Cela concorde avec l’explication que donne le procureur général de l’Ontario du processus de la première étape dans ses mémoires. Cela concorde aussi avec la version française de la disposition, qui ne renvoie pas au par. 276(2) lorsqu’elle établit le critère servant à déterminer s’il y a des « possibilités que [le dossier] en cause soit admissible » au par. 278.93(4) .

[25]                          Le recours au par. 276(2) comme étant le seul critère dans la version anglaise est une erreur de rédaction qui mène à [traduction] « une absurdité flagrante dont l’origine est évidente » (Sullivan (2016), p. 298). Plus précisément, il est évident que l’expression « capable of being admissible under subsection 276(2) » est un vestige de l’ancien régime procédural, lequel s’appliquait uniquement à la preuve relevant de l’art. 276 . En conséquence, nous poursuivons notre analyse en tenant pour acquis que le critère de « possibilités que la preuve en cause soit admissible » établi à la version anglaise du par. 278.93(4)  est censé renvoyer à la preuve pour laquelle il existe « des possibilités que la preuve en cause soit admissible » au titre du par. 278.92(2).

[26]                          Le paragraphe 278.93(4)  prévoit que l’accusé doit fournir une copie de la demande au tribunal et au ministère public, au moins sept jours avant que le juge qui préside l’audience l’examine, à moins qu’il en soit ordonné autrement. Il est nécessaire de communiquer la demande au ministère public à l’avance pour qu’il ait l’occasion d’envisager sa position concernant les possibilités que la preuve soit admissible.

[27]                          Le texte législatif ne précise pas comment l’analyse requise à la première étape doit être menée. À notre avis, il s’agit d’une question laissée à la discrétion du juge qui préside l’audience, conformément à ses pouvoirs de gestion de l’instance. L’analyse à la première étape peut prendre la forme d’une demande écrite, d’une audience ou les deux, selon ce que le juge estime approprié. Aux termes du par. 278.93(3), le jury et le public sont exclus de l’analyse menée à la première étape, quelle que soit la façon dont elle se déroule.

[28]                          Pour ce qui est des demandes fondées sur l’art. 276 , si le juge décide que la preuve en cause ne relève pas de l’art. 276 , il sera mis fin à la demande. Si la preuve en cause relève de l’art. 276 , mais le juge conclut qu’il n’y a pas de possibilités qu’elle soit admissible au titre du par. 276(2) (comme l’exige l’al. 278.92(2)a)), la demande sera rejetée. S’il y a des possibilités que la preuve relevant de l’art. 276  soit admissible, la demande passera à la deuxième étape, soit l’audience, conformément au par. 278.93(4) .

[29]                          Pour ce qui est des demandes concernant des dossiers privés, si le juge décide que la preuve en cause n’est pas un « dossier » au sens de l’art. 278.1 , il sera mis fin à la demande. S’il s’agit d’un « dossier » au sens de l’art. 278.1 , mais le juge conclut qu’il n’y a pas de possibilités que la preuve soit admissible au titre de l’al. 278.92(2)b), la demande sera rejetée. Si la preuve est un « dossier » et qu’il y a des possibilités qu’elle soit admissible, la demande passera à la deuxième étape, soit l’audience, conformément au par. 278.93(4) .

b)               Deuxième étape

[30]                          Lors de l’audience de la deuxième étape, le juge qui la préside décide si la preuve en cause satisfait aux critères d’admissibilité énoncés au par. 278.92(2).

[31]                          Pour les demandes fondées sur l’art. 276 , les conditions applicables sont énoncées au par. 276(2), comme le prévoit l’al. 278.92(2)a). Cette décision est prise en fonction des facteurs indiqués au par. 276(3).

[32]                          Pour les demandes concernant des dossiers privés, le critère d’admissibilité est indiqué à l’al. 278.92(2)b) : elle est admissible si elle « est en rapport avec un élément de la cause et que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante ». Cette décision est prise en fonction des facteurs énumérés au par. 278.92(3).

[33]                          La plaignante peut comparaître à l’audience de la deuxième étape et présenter des arguments, avec l’assistance d’un avocat, si elle le souhaite (par. 278.94(2)  et (3) ).

c)               Chevauchement de la preuve relevant de l’art. 276 et des dossiers privés visés par l’art. 278.1 

[34]                          L’article 276  du Code criminel  interdit le recours à la preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante au soutien des « deux mythes » lors de procès pour des infractions d’ordre sexuel. À un certain moment dans le processus, le juge qui préside l’audience peut décider que la preuve en cause est à la fois une preuve relevant de l’art. 276  et un dossier privé au titre de l’art. 278.1  (p. ex., un courriel contenant une photo explicite d’une interaction sexuelle antérieure). Si le juge tire une telle conclusion, la preuve doit alors être traitée comme une preuve relevant de l’art. 276 .

(2)           Qu’est‑ce qu’un dossier?

[35]                          Pour déterminer ce qui peut constituer un « dossier » pour les demandes concernant des dossiers privés, il faut d’abord se pencher sur l’art. 278.1 , dont le libellé est le suivant :

      278.1 Pour l’application des articles 278.2  à 278.92 , dossier s’entend de toute forme de document contenant des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, notamment : le dossier médical, psychiatrique ou thérapeutique, le dossier tenu par les services d’aide à l’enfance, les services sociaux ou les services de consultation, le dossier relatif aux antécédents professionnels et à l’adoption, le journal intime et le document contenant des renseignements personnels et protégé par une autre loi fédérale ou une loi provinciale. N’est pas visé par la présente définition le dossier qui est produit par un responsable de l’enquête ou de la poursuite relativement à l’infraction qui fait l’objet de la procédure.

[36]                          La définition de « dossier » à l’art. 278.1  s’applique aux art. 278.2  à 278.92  du Code criminel , ce qui comprend à la fois le régime de production des dossiers en la possession de tiers (art. 278.2  à 278.91 ) et le régime d’examen des dossiers (art. 278.92 à 278.94).

[37]                          Dans cette section, nous donnons d’abord un aperçu expliquant les deux groupes généraux de dossiers selon l’art. 278.1  : les dossiers énumérés et les dossiers non énumérés. Nous donnons ensuite des indications sur ce qui constitue un dossier non énuméré. Pour ce faire, nous nous penchons sur l’intention du Parlement, le texte législatif et la jurisprudence pertinente, desquels nous tirons une méthode servant à décider si la preuve est visée par la définition de « dossier » pour l’application du régime d’examen des dossiers. Enfin, nous donnons des indications sur deux types précis de dossiers : (1) les communications; et (2) les dossiers d’une nature sexuelle explicite liés aux actes à l’origine de l’accusation.

a)               Deux groupes de dossiers

[38]                          La définition de « dossier » crée deux groupes distincts : (1) les dossiers qui relèvent des catégories énumérées (« dossiers énumérés »); et (2) les dossiers qui ne relèvent pas des catégories énumérées, mais qui contiennent par ailleurs des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée (« dossiers non énumérés »).

[39]                          Parmi les catégories énumérées de dossiers au sens de l’art. 278.1 , il y a : « le dossier médical, psychiatrique ou thérapeutique, le dossier tenu par les services d’aide à l’enfance, les services sociaux ou les services de consultation, le dossier relatif aux antécédents professionnels et à l’adoption, le journal intime et le document contenant des renseignements personnels et protégé par une autre loi fédérale ou une loi provinciale ». À notre avis, ces catégories sont énumérées dans la définition parce qu’il s’agit des types de dossiers susceptibles de contenir des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Si l’accusé souhaite produire un dossier qui relève d’une catégorie énumérée, il doit présenter une demande fondée sur le par. 278.93(1), peu importe le contenu précis du dossier.

[40]                          Toutefois, l’utilisation par le Parlement du mot « notamment » dans la définition signale que la liste de catégories énumérées ne se voulait pas exhaustive. C’est ce que confirme l’arrêt R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, où la juge Karakatsanis affirme au nom de la Cour que la liste de dossiers énumérés à l’art. 278.1  « énumère des exemples de dossiers qui confèrent habituellement une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Cependant, les documents qui ne sont pas visés par ces exemples relèvent tout de même du régime de l’arrêt Mills s’ils contiennent des renseignements [personnels] qui confèrent une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » (par. 22).

[41]                          En d’autres termes, les dossiers qui ne relèvent pas de l’une des catégories énumérées, mais qui sont néanmoins visés par le régime, sont des dossiers qui contiennent des renseignements personnels concernant la plaignante, pour lesquels celle‑ci a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Nous en dirons davantage sur cette question plus loin.

b)              Cerner les dossiers non énumérés

[42]                          En définitive, nous concluons qu’un dossier non énuméré ne sera visé par l’art. 278.1 , dans le contexte du régime d’examen des dossiers, que s’il contient des renseignements d’une nature intime ou très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. De tels renseignements auront des répercussions sur la dignité de la plaignante. Comme nous l’expliquerons, ce critère repose sur l’interprétation du texte et de l’économie du régime d’examen des dossiers. Nous établissons ensuite un cadre d’analyse servant à décider si un élément de preuve constitue un dossier non énuméré qui doit être passé au crible en application du régime d’examen des dossiers.

(i)              Texte et économie du régime d’examen des dossiers

[43]                          Le texte et l’économie du régime d’examen des dossiers révèlent l’intention du Parlement de restreindre la portée du terme « dossiers ». Il a délibérément limité le régime aux « renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». Les deux éléments de cet extrait — « renseignements personnels » et « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » — servent à délimiter la portée du terme « dossiers » et clarifient la nature des intérêts à la vie privée en cause, tout comme les facteurs énoncés au par. 278.92(3).

1.               Renseignements personnels

[44]                          Le terme « renseignements personnels » évoque l’aspect informationnel du droit à la vie privée. Cet aspect du droit à la vie privée protège la faculté d’une personne de contrôler la diffusion de détails intimes et personnels qui ont trait à ses « renseignements biographiques » (R. c. Plant, [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293; voir aussi R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 45‑48). Comme l’a statué la Cour dans l’arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels est « fondé sur la notion de dignité et d’intégrité de la personne » (p. 429).

[45]                          Les plaignantes ont des intérêts à la protection du caractère privé des renseignements très sensibles à leur sujet, dont la communication peut porter atteinte à leur dignité. Comme l’a fait observer la Cour dans le passé, la « diffusion de renseignements personnels très sensibles » peut entraîner « non seulement un désagrément ou de l’embarras pour la personne touchée, mais aussi une atteinte à sa dignité » (Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, par. 7). Pour avoir une incidence sur la dignité, une atteinte au droit au respect du caractère privé des renseignements personnels doit « transcende[r] les inconvénients personnels en raison de la nature très sensible des renseignements qui pourraient être révélés » (Sherman (Succession), par. 75; voir aussi par. 73).

2.               Attente raisonnable en matière de protection de la vie privée

[46]                          L’expression « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée », examinée le plus souvent dans la jurisprudence relative à l’art. 8  de la Charte , a un sens bien établi en common law. Quand le Parlement utilise dans une loi un terme ou un concept issu de la common law, ces termes et concepts « apporte[nt] un éclairage sur le contenu et le sens des mots employés [au] paragraphe » (R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488, par. 56; R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), p. 543). La jurisprudence concernant l’« attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » guide donc notre interprétation. Comme l’a reconnu la Cour dans l’arrêt Jarvis, « la jurisprudence relative à [l’]article [8] forme un riche corpus de raisonnements judiciaires sur le sens de la vie privée dans notre société » (par. 59). Nous nous reportons à la jurisprudence sur l’art. 8  pour en tirer les principes fondamentaux, mais notre interprétation d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ici est propre à l’art. 278.1  : ce qu’elle signifie et la façon dont elle s’applique dans le contexte du régime d’examen des dossiers. Contrairement aux motifs dissidents de notre collègue le juge Brown (par. 201), notre interprétation contextuelle d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ne peut être « appliqué[e] de manière générale », ce qui risquerait de nuire à la jurisprudence sur l’art. 8 .

[47]                          En particulier, deux principes de la jurisprudence relative à l’art. 8  sont instructifs lorsqu’il s’agit de décider si une plaignante a une attente raisonnable en matière de protection de sa vie privée, telle que comprise dans le contexte du régime d’examen des dossiers au titre de l’art. 278.1  : (1) la personne qui revendique un droit à la vie privée doit avoir une attente subjective en matière de protection de la vie privée qui est objectivement raisonnable dans les circonstances (R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 45; voir aussi Jarvis, par. 35‑43); et (2) une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ne met en jeu que les intérêts à la protection de la vie privée reconnus en droit (Mills, par. 99). Ces deux principes établissent que les intérêts en matière de protection de la vie privée en cause doivent atteindre un seuil élevé.

[48]                          Toutefois, nous n’adoptons pas la méthode de la neutralité du contenu qui se dégage de la jurisprudence sur l’art. 8 . Sous le régime de cet article, la méthode de la neutralité du contenu fait en sorte que l’accusé peut tout de même avoir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, peu importe la nature légale ou illégale des choses recherchées (R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 36; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36, p. 49‑50). L’article 8  protège contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives de l’État; en conséquence, l’État n’est pas autorisé à se livrer à un raisonnement après coup pour justifier des fouilles ou perquisitions inconstitutionnelles. Cette logique ne vaut pas dans le présent contexte, car il n’est pas question en l’espèce d’une fouille, d’une perquisition ou d’une saisie de l’État.

[49]                          De plus, des intervenants ont soutenu que certains moyens de communication (p. ex., les messages textes) devraient être catégoriquement exclus du régime d’examen des dossiers, peu importe leur contenu. Toutefois, il serait difficile de bien évaluer ou protéger les intérêts de la plaignante en matière de protection de sa vie privée dans les limites de la méthode de la neutralité du contenu, comme à l’art. 8  de la Charte . La définition de « dossier » qui figure à l’art. 278.1, telle qu’elle s’applique dans le contexte du régime d’examen des dossiers, ne s’attache pas au moyen par lequel les renseignements ont été transmis. Elle précise clairement que « toute forme de document » est visée par le régime d’examen des dossiers dès lors que le document contient des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Les dossiers ne suscitent pas une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée simplement en raison du moyen utilisé pour les transmettre. La plus importante considération est le caractère sensible des renseignements contenus dans le dossier.

[50]                          Une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée pour le régime d’examen des dossiers n’est pas non plus exactement la même que pour le régime de production des dossiers en la possession de tiers. Nous reconnaissons que la définition de « dossier » à l’art. 278.1  est également utilisée dans le cadre du régime de production des dossiers en la possession de tiers; toutefois, une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée dépend toujours du contexte. Comme l’a indiqué clairement la Cour, les intérêts à la protection de la vie privée à l’égard d’un dossier communiqué à l’accusé diffèrent de ceux qui sont en jeu lorsque l’accusé cherche à faire admettre le dossier en preuve devant le tribunal (Shearing, par. 96). En somme, bien que notre interprétation d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée repose sur la jurisprudence relative à l’art. 8 , y compris le régime de production des dossiers en la possession de tiers qui a des répercussions sur les droits garantis aux plaignantes par l’art. 8  de la Charte , notre analyse de ce terme ne s’applique que dans le contexte du régime de l’examen des dossiers.

3.               Facteurs énoncés au par. 278.92(3)

[51]                          Les facteurs énoncés au par. 278.92(3) nous éclairent sur les intérêts en jeu dans le régime d’examen des dossiers et renforcent notre conclusion selon laquelle le Parlement voulait protéger les renseignements très personnels liés à la dignité de la plaignante. Ces facteurs sont les suivants :

a)                    l’intérêt de la justice, y compris le droit de l’accusé à une défense pleine et entière;

b)                    l’intérêt de la société à encourager la dénonciation des agressions sexuelles;

c)                     l’intérêt qu’a la société à ce que les plaignants, dans les cas d’infraction d’ordre sexuel, suivent des traitements;

d)                    la possibilité, dans de bonnes conditions, de parvenir, grâce à elle, à une décision juste;

e)                     le besoin d’écarter de la procédure de recherche des faits tout préjugé ou opinion discriminatoire;

f)                     le risque de susciter abusivement, chez le jury, des préjugés, de la sympathie ou de l’hostilité;

g)                    le risque d’atteinte à la dignité du plaignant et à son droit à la vie privée;

h)                    le droit du plaignant et de chacun à la sécurité de leur personne, ainsi qu’à la plénitude de la protection et du bénéfice de la loi;

i)                      tout autre facteur qu[e] [le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix] estime applicable en l’espèce.

[52]                          Les intérêts en matière de protection de la vie privée de la plaignante à l’égard des renseignements contenus dans un dossier doivent être évalués en fonction de ces facteurs concurrents. Si les renseignements dans un dossier ne mettent pas en jeu les facteurs conçus pour protéger les intérêts en matière de protection de la vie privée et de la dignité de la plaignante, ou ne le font que légèrement, cela serait un indice clair que le document n’est pas du tout un dossier.

[53]                          À notre avis, l’art. 278.1  présuppose qu’un certain degré d’atteinte au droit à la vie privée doit être en jeu; c’est‑à‑dire que cette disposition concerne seulement les dossiers susceptibles de poser un « risque d’atteinte à la dignité du plaignant ». Ces facteurs donnent à penser que le régime ne vise pas à englober les renseignements plus banals, même si ces renseignements sont communiqués en privé. De plus, étant donné le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, un simple désagrément associé à des atteintes moins graves à la vie privée est généralement toléré. Dans ce contexte, la vie privée de la plaignante lors de procédures judiciaires publiques « ne sera sérieusement menacé[e] que lorsque le caractère sensible des renseignements touche à l’aspect le plus intime de la personne » (Sherman (Succession), par. 74).

(ii)           Cadre d’analyse à appliquer

[54]                          Au vu de l’intention du Parlement, de la jurisprudence pertinente et du régime législatif, un dossier non énuméré sera visé par la définition de l’art. 278.1  s’il contient des renseignements de nature intime et très personnelle, qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. De tels renseignements auront des répercussions sur la dignité de la plaignante. Comme nous l’avons déjà indiqué, cette interprétation est propre au régime d’examen des dossiers. Pour déterminer si un dossier contient des renseignements de cette nature, le juge qui préside l’audience devrait se pencher à la fois sur le contenu et le contexte du dossier.

1.               Contenu

[55]                          Lorsqu’il s’agit de décider si la preuve en jeu constitue un dossier non énuméré, le principe d’interprétation ejusdem generis (« de même genre ») s’applique. Autrement dit, les mots généraux d’une définition tirent leur sens des mots plus spécifiques — en l’espèce, les dossiers qui sont expressément énumérés (Canada c. Canada North Group Inc., 2021 CSC 30, par. 63). Donc, lorsque les renseignements dans un dossier non énuméré s’apparentent à ceux que contiendrait un dossier énuméré, il s’agit d’une indication utile que le dossier fait intervenir des intérêts importants en matière de protection de la vie privée et devrait être assujetti au régime d’examen des dossiers. Le dénominateur commun liant les dossiers énumérés est le fait qu’ils contiennent des renseignements de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. Ce type de contenu peut notamment comprendre des entretiens sur des diagnostics de santé mentale, des idées suicidaires, des sévices physiques ou sexuels antérieurs, des problèmes de toxicomanie ou des démêlés avec le système de protection de l’enfance.

[56]                          Par exemple, les détails que communique une plaignante à propos de ses propres antécédents médicaux sont le genre de renseignements que l’on pourrait trouver dans un dossier médical à l’égard desquels elle a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Le dossier serait donc assujetti au régime d’examen des dossiers. En revanche, les renseignements banals comme l’état émotionnel général, les faits quotidiens ou les renseignements biographiques généraux ne susciteraient normalement pas d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.

2.                Contexte

[57]                          Le tribunal devrait aussi tenir compte du contexte dans lequel le dossier a pris naissance. Lorsqu’il évalue le contexte, le tribunal doit adopter une approche normative et fondée sur le bon sens. L’examen de la question de savoir si une communication ou un document est un « document contenant des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » doit refléter la manière dont la société perçoit le droit fondamental des gens d’être à l’abri d’une intrusion non désirée dans leur vie personnelle. Comme l’a reconnu la Cour dans l’arrêt Jarvis, par. 68, « [l]a question de savoir dans quelles circonstances une personne s’attend raisonnablement au respect de sa vie privée est nécessairement normative et on y répond à la lumière des normes de conduite de notre société » (en italique dans l’original). Les attentes en matière de protection de la vie privée dépendent du contexte, et doivent être évaluées en fonction de l’« ensemble des circonstances » (R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579, par. 26; voir aussi Edwards, par. 45). Trois facteurs contextuels, qui ne sont pas exhaustifs, pourraient être pertinents pour cette analyse.

[58]                          Premièrement, le tribunal peut examiner la raison pour laquelle la plaignante a communiqué les renseignements privés en question. La Cour a reconnu que l’attente raisonnable d’une personne en matière de protection de sa vie privée à l’égard de renseignements varie selon le but dans lequel les renseignements sont recueillis (Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, par. 75). Par exemple, dans l’arrêt Quesnelle, la Cour a reconnu qu’une personne peut communiquer des renseignements à un particulier ou à une organisation en s’attendant à ce qu’ils ne soient utilisés qu’à une fin précise.

[59]                          Deuxièmement, la relation entre la plaignante et la personne à qui les renseignements ont été communiqués forme la toile de fond du contexte. Comme l’a écrit le juge en chef Wagner dans le contexte de l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée de la plaignante dans l’arrêt Jarvis, par. 29 : « [p]armi les facteurs pertinents à cet égard, mentionnons l’élément de savoir s’il s’agissait d’une relation de confiance ou d’autorité, et si l’observation ou l’enregistrement constituait un abus de confiance ou de pouvoir qui caractérisait la relation. » Cela dit, il faut comprendre que « [l]es circonstances dans lesquelles l’information est partagée ne sont pas décisives, non plus que la nature de la relation entre les intéressés : ce ne sont pas que les relations confidentielles, thérapeutiques ou fondées sur la confiance qui confèrent une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » (Quesnelle, par. 27). Autrement dit, une relation de confiance n’est pas nécessaire, mais dans certains cas, elle peut suffire pour établir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.

[60]                          Troisièmement, le tribunal peut prendre en considération l’endroit où le dossier a été communiqué et la façon dont il a été créé ou obtenu. Les dossiers produits dans la sphère privée (p. ex., les communications entre la plaignante et l’accusé) peuvent faire l’objet d’une attente raisonnable accrue en matière de protection de la vie privée, alors que les dossiers créés ou obtenus dans la sphère publique, où ils sont accessibles à de nombreuses personnes ou au grand public (p. ex., les médias sociaux ou les médias d’information), sont moins susceptibles de faire l’objet d’une attente raisonnable en matière de vie privée. Cela dit, le fait que certains renseignements soient déjà accessibles quelque part dans la sphère publique n’empêche pas que l’atteinte à l’intérêt en matière de vie privée puisse être exacerbée par une diffusion plus large des renseignements personnels, ayant pour effet d’accroître leur accessibilité (Sherman (Succession), par. 81). Autrement dit, il y a différents degrés de publicité, et dans certains cas, la plaignante peut avoir un intérêt raisonnable à empêcher que des renseignements soient diffusés lors des procédures judiciaires, même s’ils n’étaient pas complètement privés auparavant. De même, le fait qu’un dossier a été créé ou obtenu subrepticement par l’accusé, sans que la plaignante ne le sache, serait aussi utile dans le cadre de l’analyse contextuelle. Un tel dossier serait plus susceptible de faire l’objet d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.

(iii)         Types précis de dossiers

1.               Communications

[61]                          Les communications sont les éléments de preuve les plus litigieux. Étant donné que le régime d’examen des dossiers vise « toute forme de document », les communications électroniques ou non électroniques relatives à la plaignante relèveront de la définition de « dossier » si elles contiennent « des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». De fait, les communications peuvent comprendre précisément le type de renseignements que le Parlement entend protéger.

[62]                          La juge Côté, dans ses motifs dissidents, soutient que la plaignante n’a aucune attente raisonnable en matière de protection de sa vie privée à l’égard des communications avec l’accusé (sauf si elles sont faites dans le cadre d’une relation confidentielle ou professionnelle); au contraire, elle devrait s’attendre à ce que l’accusé invoque cette preuve pour se défendre au procès (par. 463). En toute déférence, nous ne sommes pas de cet avis. La plaignante ne devrait pas « perdre » son attente en matière de protection de sa vie privée dès qu’elle dénonce une infraction d’ordre sexuel. La possibilité qu’elle ait fait confiance à la mauvaise personne ne devrait pas être un facteur déterminant pour ce qui est de son intérêt à la vie privée dans le contexte d’allégations de violence sexuelle. L’approche de notre collègue contrecarre l’objectif du Parlement de protéger la vie privée et la dignité de la plaignante au cours d’un procès criminel (al. 278.92(3)g)), ainsi que l’objectif d’encourager la dénonciation (al. 278.92(3)b)). Selon notre approche, nous tenons compte du contexte du procès tout en prenant également en considération la nature de la communication au moment où elle a été faite.

[63]                          Tout d’abord, pour être visée par le régime d’examen des dossiers, la communication doit « se rapport[er] à un[e] plaignant[e] » d’une certaine manière (par. 278.92(1)). La plaignante peut être l’expéditrice ou la destinataire de la communication, ou le contenu de la communication peut se rapporter à la plaignante.

[64]                          Si la communication en question relève d’une catégorie de dossiers énumérés, il n’est pas nécessaire d’analyser plus en profondeur l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Par exemple, les courriels échangés entre un accusé qui est psychologue et son client ou sa cliente concernant les objectifs thérapeutiques d’un traitement seraient effectivement visés par la définition prévue à l’art. 278.1 à titre de dossiers thérapeutiques — une catégorie de dossiers énumérés. Si la communication ne fait pas partie d’une catégorie énumérée, il convient d’appliquer l’analyse fondée sur le contenu et le contexte énoncée plus tôt afin d’établir si la communication contient des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.

2.               Dossiers de nature sexuelle (non visés par l’art. 276 )

[65]                          Un type de dossier non énuméré qui entraînera souvent une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est le dossier de nature sexuelle explicite qui n’est pas visé par l’art. 276  (p. ex., des communications, des vidéos ou des photographies de nature sexuelle explicite concernant les actes à l’origine de l’accusation). Les plaignantes peuvent avoir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée à l’égard de ce type de dossiers, compte tenu des préoccupations relatives à la dignité qu’ils peuvent soulever.

[66]                          Il est utile de clarifier pourquoi la preuve de nature sexuelle explicite qui se rapporte aux actes à l’origine de l’accusation peut être visée par le régime d’examen des dossiers, même si elle ne constitue pas une preuve relevant de l’art. 276 . En plus de créer le régime d’examen des dossiers pour les dossiers privés, le projet de loi C‑51 a aussi ajouté le par. 276(4), qui précise que l’activité sexuelle « s’entend notamment de toute communication à des fins d’ordre sexuel ou dont le contenu est de nature sexuelle ». Cette disposition se rapporte à une activité sexuelle autre que celle à l’origine de l’accusation (par. 276(2)). Une communication concernant une telle activité sexuelle serait visée par le régime de l’art. 276 .

[67]                          En conséquence, les seuls dossiers de nature sexuelle explicite qui pourraient être assujettis au régime d’examen des dossiers en dehors du contexte de l’art. 276  seraient les dossiers relatifs à la plaignante, en possession de l’accusé ou sous son contrôle, qui sont liés à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation. Par souci de clarté, soulignons que l’expression « l’activité à l’origine de l’accusation » renvoie aux éléments de l’actus reus de l’accusation précise que le ministère public doit prouver au procès. Ces types de dossiers sont susceptibles de mettre en jeu l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée de la plaignante, selon le cadre d’analyse relatif au contenu et au contexte décrit plus tôt.

(iv)          Résumé de la démarche analytique

[68]                          Comme nous avons défini la portée du terme « dossiers », nous présenterons maintenant un aperçu de la démarche analytique qui devrait être appliquée par le tribunal pour déterminer si un élément de preuve constitue un « dossier ».

[69]                          Le juge qui préside l’audience devrait d’abord déterminer si la preuve en cause contient des renseignements qui sont visés par l’art. 276 . Si la preuve relève à la fois de l’art. 276  et de l’art. 278.1 , comme il est indiqué plus tôt, le juge devrait évaluer la preuve selon le régime de l’art. 276 .

[70]                          Si la preuve en cause n’est pas visée par l’art. 276 , le juge devrait alors établir s’il s’agit d’un « dossier » au sens de l’art. 278.1 . Si la preuve ne fait pas partie de l’une des catégories énumérées, l’analyse devrait être axée sur la question de savoir si celle‑ci contient des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Lorsqu’il est conclu que la preuve est un dossier énuméré ou non énuméré, le régime d’examen des dossiers s’applique.

[71]                          Un dossier non énuméré sera visé par le régime d’examen des dossiers s’il contient des renseignements de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur les plans physique, psychologique ou émotionnel. De tels renseignements auront des répercussions sur la dignité de la plaignante. Dans le cadre de cette évaluation, il faut examiner le contenu et le contexte du dossier. Les communications électroniques sont assujetties à cette analyse comme toutes les formes de documents. De plus, les dossiers de nature sexuelle explicite qui ne sont pas visés par l’art. 276  parce qu’ils se rapportent à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation entraîneront souvent une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée et seront assujettis au régime d’examen des dossiers.

[72]                          Lorsqu’il n’est pas clair si l’élément de preuve est un « dossier », l’avocat devrait pécher par excès de prudence et enclencher la première étape du processus d’examen des dossiers. Précisons qu’en application du régime d’examen des dossiers, l’accusé sera en possession ou en contrôle de la preuve en cause, et il connaîtra le contexte dans lequel la preuve a pris naissance. Pour cette raison, l’accusé sera bien outillé pour savoir si l’élément de preuve est un « dossier », et pour faire des observations à cet égard, le cas échéant.

(3)           À qui s’appliquent les dispositions contestées?

[73]                          Le paragraphe 278.92(1) indique que le régime d’examen des dossiers est censé s’appliquer aux dossiers qui sont en la possession de l’accusé ou sous son contrôle, et que celui‑ci se dispose à présenter en preuve. En conséquence, le ministère public n’est pas assujetti au régime d’examen des dossiers lorsqu’il cherche à faire admettre des dossiers privés relatifs à une plaignante. Si le Parlement avait voulu que le ministère public soit assujetti au régime, il l’aurait indiqué dans le texte des art. 278.92  à 278.94 .

[74]                          En arrivant à cette conclusion, nous reconnaissons que dans l’arrêt R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, la Cour a conclu que le par. 276(1) s’applique au ministère public compte tenu des principes de common law énoncés dans l’arrêt Seaboyer, même si le par. 276(2) ne se rapporte qu’à l’accusé (par. 80; voir aussi R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 78; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 142). Toutefois, le Parlement a signalé son intention que le ministère public soit lié par le texte du par. 276(1). Comme il est expliqué dans l’arrêt Barton, le texte du par. 276(1), « qui confirme le manque de pertinence des “deux mythes”, est catégorique de par sa nature et s’applique indépendamment de la partie qui présente la preuve concernant le comportement sexuel antérieur » (par. 80). En conséquence, dans le contexte de la preuve relevant de l’art. 276 , le ministère public demeure tenu de présenter la demande équivalente en common law (communément appelée une demande de type Seaboyer) lorsqu’il cherche à présenter une preuve concernant le comportement sexuel antérieur d’une plaignante. Il n’y a rien d’analogue au par. 276(1) dans le régime d’examen des dossiers pour les dossiers privés — dans toutes les dispositions se rapportant au régime, le texte ne renvoie qu’à l’accusé. Contrairement au contexte de l’art. 276 , le ministère public n’est pas tenu de présenter une demande d’examen pour les dossiers privés qu’il cherche à produire en preuve.

[75]                          Notre collègue le juge Brown déplore le fait que le régime d’examen des dossiers s’applique seulement à l’accusé et non au ministère public, dans le cas où le ministère public veut présenter en preuve les mêmes dossiers. Indépendamment du texte législatif, qui est clair sur la question, l’équité du procès « n’exig[e] pas que l’avocat de la défense bénéficie exactement des mêmes privilèges et de la même procédure que le ministère public » (Quesnelle, par. 64, citant Mills, par. 111). À notre avis, tel est le cas en l’espèce. Ces procédures prévues par la loi ne s’appliquent pas au ministère public.

(4)           À quel moment une preuve est‑elle « présentée » (« adduced ») de sorte qu’une demande est requise?

[76]                          Les parties et les intervenants ne s’entendent pas sur le sens du terme « adduce » dans les versions anglaises des par. 278.92(1), 278.93(2)  et 278.93(4) . Le désaccord porte surtout sur la question de savoir si le terme « adduce » s’entend seulement du fait de produire une preuve comme pièce au procès, ou s’il vise également l’utilisation de renseignements contenus dans le dossier en question aux fins de contre‑interrogatoire. La juge Côté, qui est dissidente, aurait adopté l’interprétation étroite. En revanche, notre interprétation du terme « adduce » ne vise pas seulement les situations où la preuve est produite comme pièce. Nous adoptons plutôt une démarche téléologique qui comprend les références au contenu du dossier en question dans les observations de la défense ou l’interrogatoire et le contre‑interrogatoire des témoins. Plus particulièrement, selon le régime d’examen des dossiers, l’accusé doit examiner les dossiers lorsqu’il veut utiliser lors d’une audience des renseignements qu’il a appris expressément de ces dossiers. S’il a connaissance de ces renseignements de manière indépendante, de sources qui ne sont pas fondées sur les dossiers privés de la plaignante, il peut se servir de ces renseignements sans avoir recours au régime d’examen des dossiers (sous réserve des autres règles de preuve et de procédure applicables).

[77]                          Nous rejetons l’interprétation étroite du terme « adduce » pour plusieurs raisons. Premièrement, le fait de limiter le sens de ce terme au seul fait de déposer une pièce au procès créerait une lacune dans le régime, car l’accusé pourrait simplement faire mention de la preuve dans ses observations ou lors du contre‑interrogatoire. Cette lacune ne contribuerait pas à protéger comme il se doit la dignité et les intérêts en matière de protection de la vie privée des plaignantes, comme le veulent les dispositions contestées.

[78]                          Deuxièmement, une interprétation étroite ne répondrait pas à la préoccupation soulevée dans l’arrêt Shearing, où la principale question était la capacité de l’accusé à contre‑interroger la plaignante sur le contenu de son journal intime, même s’il n’avait pas déposé le journal en preuve en tant que pièce. Comme le rapport sénatorial de 2012 indiquait que la situation dans l’arrêt Shearing était l’un des facteurs motivant ses recommandations, il serait illogique d’interpréter les dispositions contestées d’une manière qui ne remédierait pas à la situation même en cause dans cette affaire.

[79]                          Troisièmement, le rapport sénatorial de 2012 prévoyait une application large du régime d’examen des dossiers, afin de tenir compte de situations où l’accusé est en possession de dossiers d’une plaignante et « veut utiliser ces renseignements aux fins du contre‑interrogatoire ou pour les déposer en preuve » (p. 19). L’accusé pourrait utiliser le dossier en question pour faire valoir des mythes et stéréotypes sans fondement pas seulement en les produisant comme pièces mais, par exemple, en les utilisant en contre‑interrogatoire. Le Parlement entendait inclure ces situations.

[80]                          Enfin, dans la version française du par. 278.92(1), les termes « intends to adduce » sont rendus par « se dispose à présenter en preuve » et suggèrent une interprétation plus large, à savoir une preuve qui sera présentée lors du procès, peu importe si elle est inscrite officiellement en tant que pièce. De même, l’expression « la preuve » dans la version française des par. 278.93(2)  et 278.93(4)  s’entend de la preuve de façon générale et pas uniquement des pièces. Si le Parlement avait voulu une interprétation plus étroite, le texte de loi en français ou en anglais aurait fait foi de cette intention.

[81]                          En conclusion, l’emploi du mot « adduce » dans les dispositions contestées comprend le contenu du dossier auquel fait référence l’accusé pendant le procès, même si le dossier n’est pas officiellement inscrit comme pièce.

(5)           À quel moment convient‑il de présenter une demande?

[82]                          Il y a aussi désaccord au sujet du délai, précisé dans le régime d’examen des dossiers, dans lequel la demande doit être communiquée au ministère public et au tribunal. Plus précisément, le par. 278.93(4)  prévoit ce qui suit :

      (4) Une fois convaincu que la demande a été établie conformément au paragraphe (2), qu’une copie en a été expédiée au poursuivant et au greffier du tribunal au moins sept jours auparavant, ou dans le délai inférieur autorisé par lui dans l’intérêt de la justice, et qu’il y a des possibilités que la preuve en cause soit admissible, le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix accorde la demande et tient une audience pour décider de l’admissibilité de la preuve au titre des paragraphes 276(2) ou 278.92(2).

[83]                          Les tribunaux d’instances inférieures sont arrivés à différentes conclusions concernant la question de savoir si le mot « auparavant » s’entendait de sept jours avant la première étape — l’examen —, avant la deuxième étape — l’audience — ou avant le procès. L’objet de la période d’avis de sept jours, comme il a été expliqué dans les Débats de la Chambre des communes, est de faire en sorte « que toutes les parties aient le temps de se préparer » pour le processus de demande (vol. 148, no 195, 1re sess., 42e lég., 15 juin 2017, p. 12789 (Marco Mendicino)).

[84]                          Dûment interprété, le mot « auparavant » renvoie à l’examen mené à la première étape, lors duquel le juge établit si l’audience de la deuxième étape est nécessaire. Le ministère public et le greffier du tribunal doivent recevoir une copie de la demande au moins sept jours avant qu’elle soit examinée par le juge dans le cadre de la première étape. Toutefois, le par. 278.93(4)  indique que le juge peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour tronquer la période d’avis « dans l’intérêt de la justice ».

[85]                          Bien que le texte législatif ne précise pas que ces demandes doivent être effectuées avant le procès, à notre avis, cela devrait être la pratique habituelle. Encourager la présentation des demandes avant le procès dans le cadre du régime d’examen des dossiers rappelle la démarche adoptée antérieurement sous le régime de l’art. 276  (voir, p. ex., Goldfinch, par. 145). Il devrait y avoir cohérence entre les demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276  et les demandes concernant des dossiers privés, car ces deux types de demandes doivent maintenant être traitées selon le régime établi aux art. 278.92  à 278.94 .

[86]                          Certaines situations peuvent exiger que le juge du procès réexamine une décision antérieure relative à l’admissibilité au titre de l’art. 278.92 , ou permette la présentation d’une nouvelle demande en cours d’instance (voir R.V., par. 75; Barton, par. 65). Les juges ont ce pouvoir discrétionnaire dans le cadre de leur pouvoir inhérent de gestion de l’instance. De plus, à la lumière du par. 278.93(4) , les juges peuvent permettre qu’une demande soit présentée dans un délai plus court que sept jours avant l’audience de la première étape lorsque cela est dans « l’intérêt de la justice ». Toutefois, en règle générale, les demandes concernant des dossiers privés devraient être présentées avant le procès. Il y a une bonne raison à cela. Si les demandes en cours d’instance deviennent courantes, il y aura des ajournements plus fréquents, des retards importants, des difficultés relatives à l’établissement du calendrier — particulièrement lors des procès devant jury — et une possible injustice pour l’accusé. Les demandes en cours d’instance pourraient aussi donner lieu à un préjudice pour les plaignantes et dissuader le signalement d’infractions d’ordre sexuel ainsi que les poursuites relatives à celles‑ci. Une demande en cours d’instance peut être dans « l’intérêt de la justice », par exemple, lorsque l’existence du dossier n’est découverte que pendant le procès.

(6)           Quelle est l’étendue de la participation de la plaignante?

[87]                          La participation de la plaignante est un nouvel élément procédural introduit par les dispositions contestées et son étendue n’a pas été définie de manière exhaustive dans le projet de loi C‑51. En conséquence, nous examinons l’objectif du Parlement lorsqu’il a adopté le projet de loi C‑51 afin de déterminer ce qui sera, à notre avis, la bonne approche à adopter.

[88]                          Le paragraphe 278.94(2)  prévoit qu’une plaignante ne peut « être contraint[e] à témoigner » lors de l’audience de la deuxième étape, mais peut « comparaître et présenter ses arguments ». Selon le par. 278.94(3) , « [l]e juge est tenu d’aviser dans les meilleurs délais le plaignant qui participe à l’audience [de la deuxième étape] de son droit d’être représenté par un avocat. »

[89]                          Lorsque le juge décide de tenir une audience à la première étape du processus afin d’établir s’il y a des possibilités que le dossier soit admissible, les droits de participation de la plaignante ne s’appliquent pas. De même, la plaignante n’est pas autorisée à faire des observations écrites si l’analyse menée à la première étape se fonde uniquement sur une demande écrite. Le Parlement n’a pas intégré les droits de participation des plaignantes à l’art. 278.93  lorsqu’il fait référence à l’analyse de la première étape. Les droits de participation des plaignantes se rattachent précisément à l’utilisation par le Parlement du mot « audience », qui désigne une audience de la deuxième étape.

[90]                          Les dispositions relatives à la participation des plaignantes, soit les par. 278.94(2)  et 278.94(3) , s’appliquent à la fois aux demandes fondées sur l’art. 276  et aux demandes concernant des dossiers privés. À l’intérieur des paramètres établis par la loi dont nous discutons plus loin, le juge conserve un vaste pouvoir discrétionnaire pour établir la procédure qu’il convient d’appliquer dans chaque cas.

a)               Réception de la demande par la plaignante

[91]                          Bien que les dispositions sur la participation de la plaignante n’abordent pas directement la réception de la demande par celle‑ci, on peut raisonnablement inférer que la plaignante doit avoir une connaissance suffisante du dossier pour participer de façon utile à l’audience de la deuxième étape en application du par. 278.93(4)  (si le juge établit qu’une telle audience est nécessaire).

[92]                          Le paragraphe 278.93(4)  prévoit que l’accusé doit fournir une copie de la demande au poursuivant et au greffier du tribunal. Lorsque le ministère public reçoit la demande avant que ne débute l’analyse menée à la première étape, il devrait donner à la plaignante et/ou à son avocat une description générale de la nature du dossier et de sa pertinence pour une question au procès. La période d’avis de sept jours précédant la première étape permet à la plaignante d’avoir le temps de retenir les services d’un avocat en prévision de l’approbation de la demande de l’accusé conformément au par. 278.93(4) . Cependant, seule une description générale est requise à ce stade parce qu’il n’est pas encore clair si une audience de la deuxième étape mettant en cause la plaignante sera nécessaire.

[93]                          Si, à la première étape, le juge qui préside l’audience établit qu’il y a des possibilités que le dossier soit admissible, le ministère public devrait généralement communiquer le contenu de la demande afin que la plaignante et/ou son avocat puissent se préparer pour l’audience de la deuxième étape. Cette mesure facilite la participation utile de la plaignante. Ce processus ressemble à la procédure antérieure pour les demandes fondées sur l’art. 276 , dans le cadre de laquelle le ministère public pouvait, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, consulter la plaignante (Darrach, par. 55).

[94]                          La réception de la demande après que le juge qui préside l’audience a établi que le processus devrait passer à la deuxième étape permet aussi à la plaignante de prendre une décision éclairée concernant l’étendue de sa participation à l’audience de la deuxième étape.

[95]                          La réception de la demande par la plaignante lorsqu’une audience de la deuxième étape est requise rend compte de l’un des éléments du principe d’audi alteram partem : soit celui que les personnes qui seront touchées par une procédure en soient informées et aient la possibilité d’être entendues par le tribunal (Telecommunications Workers Union c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications), [1995] 2 R.C.S. 781, par. 29; A. (L.L.) c. B. (A.), [1995] 4 R.C.S. 536, par. 27). Il serait difficile pour une plaignante de « comparaître et présenter ses arguments à l’audience » concernant la question de l’admissibilité de ses propres dossiers privés sans savoir quels dossiers sont en cause et la raison pour laquelle l’accusé veut les présenter en preuve.

[96]                          Qui plus est, le juge qui préside l’audience a le pouvoir discrétionnaire d’ordonner que la demande ne soit pas communiquée à la plaignante, ou que des parties de celle‑ci soient caviardées. Cette décision peut découler des préoccupations d’une partie ou du juge concernant l’incidence de la communication sur l’équité du procès.

b)              Comparution et arguments de la plaignante

[97]                          Les dispositions concernant la participation de la plaignante ne précisent pas l’étendue de la participation de celle‑ci et/ou de son avocat à l’audience de la deuxième étape. À notre avis, les deux peuvent être présents tout au long de l’audience de la deuxième étape afin de faciliter la participation utile. Si le juge craint que la présence de la plaignante lors de l’audience de la deuxième étape compromette l’équité du procès, il peut, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, exclure la plaignante au besoin.

[98]                          Les dispositions ne précisent pas non plus l’étendue des arguments de la plaignante. À notre avis, sous réserve du pouvoir discrétionnaire dont dispose le juge pour assurer l’équité du procès, la participation utile permet à la plaignante ou à son avocat de présenter des arguments oraux et écrits lors de l’audience de la deuxième étape. Il pourrait y avoir des situations où la plaignante souhaite présenter des arguments oraux ou écrits, mais non les deux. Le juge peut le permettre en vertu de son pouvoir discrétionnaire.

[99]                          Surtout, le droit d’une plaignante de présenter des arguments ne s’applique pas au procès lui‑même. Les droits de participation de celle‑ci sont strictement limités à l’audience de la deuxième étape et ne se rapportent qu’à l’admissibilité de la preuve que l’accusé veut produire.

c)               Capacité de la plaignante de contre‑interroger et de produire une preuve

[100]                      Il existe deux raisons pour lesquelles, à notre avis, la plaignante n’a pas le droit de contre‑interroger l’accusé lors de l’audience de la deuxième étape, que ce soit directement ou par l’intermédiaire de son avocat. D’abord, la loi ne mentionne aucun droit de contre‑interroger. Dans d’autres parties du Code criminel  où le Parlement a décidé de conférer un droit de contre‑interroger, il l’a fait de façon expresse (voir, p. ex., les par. 117.13(2) , 145(10) , 347(6)  et 672.5(11) ).

[101]                      Ensuite, interdire le contre‑interrogatoire n’empêche pas la plaignante ou son avocat de participer de façon utile à l’audience de la deuxième étape; cela peut se faire au moyen d’arguments écrits ou oraux de la plaignante. Lorsque l’on croit qu’il est nécessaire que l’accusé soit contre‑interrogé lors de l’audience de la deuxième étape, seul le ministère public peut le faire sur le fondement de sa prérogative.

[102]                      Des principes semblables s’appliquent pour empêcher la plaignante de produire des éléments de preuve à l’audience de la deuxième étape. À défaut de texte législatif clair, la plaignante ne peut pas le faire. D’autres dispositions du Code criminel  octroient expressément aux tiers le droit de produire des éléments de preuve, comme aux victimes dans le cadre du processus de déclarations des victimes (par. 722(3) et 722(9)). Dans le cas où une plaignante veut produire des éléments de preuve pertinents, elle peut les communiquer au ministère public qui les produira s’il le veut.

(7)           Les requêtes visant à obtenir des directives sont‑elles permises et la plaignante peut‑elle y prendre part?

[103]                      Compte tenu de l’incertitude concernant la portée des dossiers, certains procureurs de la défense ont, à quelques occasions, présenté une requête visant à obtenir des directives avant d’entreprendre la procédure prévue aux art. 278.92 à 278.94, afin de savoir si des éléments de preuve précis sont visés par la définition de « dossier » de l’art. 278.1 . Les requêtes visant à obtenir des directives ne sont pas expressément prévues dans le texte législatif du régime d’examen des dossiers : elles relèvent strictement d’un exercice discrétionnaire du pouvoir de gestion de l’instance du juge.

[104]                      Le cadre d’analyse que nous avons formulé pour l’interprétation de l’art. 278.1  est conçu pour aider les avocats et les juges, de manière à réduire la nécessité de présenter des requêtes visant à obtenir des directives. Toutefois, dans les affaires où l’accusé présente une telle requête, le juge qui préside l’audience doit décider si la preuve en cause est un « dossier ». Lorsque, de l’avis du juge, il est clair que la preuve est un « dossier », le juge doit traiter la question sommairement et ordonner à l’accusé de procéder à une demande concernant un dossier privé. De la même manière, lorsque le juge n’est pas certain si la preuve en cause est un « dossier », il doit donner pour instruction à l’accusé de présenter une demande. Ce n’est que si le juge est nettement convaincu que la preuve en cause ne constitue pas un « dossier » qu’il doit indiquer à l’accusé qu’il n’a pas à présenter une demande.

[105]                      Lorsqu’il tranche une requête visant à obtenir des directives, le juge qui préside l’audience a, à notre avis, le pouvoir discrétionnaire d’aviser la plaignante et de lui permettre de participer. Le juge dispose de ce pouvoir parce que la requête visant à obtenir des directives comporte elle‑même un exercice du pouvoir de gestion de l’instance.

(8)           La plaignante a‑t‑elle un droit d’appel au titre des dispositions contestées?

[106]                      La plaignante n’est qu’une participante à l’audience de la deuxième étape; elle n’est pas une partie au procès en tant que tel. Dans la grande majorité des cas, elle ne disposera d’aucun autre recours si elle est insatisfaite d’une décision déclarant admissible au procès une preuve relevant de l’art. 276  ou un dossier privé. Le Parlement n’a pas prévu de droits d’appel pour les plaignantes dans le texte législatif des art. 278.92  à 278.94 .

[107]                      Cependant, la plaignante a la capacité d’interjeter appel d’une décision prise au terme de l’audience de la deuxième étape au moyen des deux voies d’appel limitées qui existent déjà pour les appels interlocutoires interjetés par des tiers dans les affaires criminelles : (1) contester une ordonnance d’une cour provinciale au moyen d’une demande de certiorari en cour supérieure; ou (2) demander l’autorisation d’interjeter appel à la Cour conformément au par. 40(1)  de la Loi sur la Cour suprême , L.R.C. 1985, c. S‑26  (A. (L.L.), par. 24).

[108]                      Comme pour tous les appels interlocutoires en matière criminelle, ces moyens d’appel sont extrêmement limités. Les demandes de certiorari présentées par des tiers ne peuvent viser que des erreurs de compétence et des erreurs de droit manifestes à la lecture du dossier, si l’ordonnance a un caractère définitif et contraignant (R. c. Awashish, 2018 CSC 45, [2018] 3 R.C.S. 87, par. 12). Étant donné que la décision d’admettre ou non la preuve est une décision discrétionnaire prise par le juge, à moins de circonstances exceptionnelles, il est peu probable que la demande de certiorari d’une plaignante soit accueillie.

[109]                      La demande d’autorisation d’appel à la Cour est aussi une voie d’appel restreinte pour les plaignantes. Nous avons accueilli la demande d’autorisation d’appel de A.S. dans la présente affaire parce que de nouvelles questions constitutionnelles y étaient soulevées. Il est extrêmement rare que la Cour instruise des appels interlocutoires dans des affaires criminelles en l’absence de questions constitutionnelles claires.

[110]                      Les juges doivent toujours garder à l’esprit les difficultés inhérentes aux appels interlocutoires en matière criminelle, en tenant particulièrement compte du principe de l’économie judiciaire, de la perturbation potentielle des procès avec jury et du risque d’atteinte aux droits que l’al. 11b)  de la Charte  garantit à l’accusé. En conséquence, les appels interlocutoires découlant des demandes fondées sur l’art. 276  ou concernant des dossiers privés devraient être rares et limités à des circonstances manifestement exceptionnelles.

B.            Analyse fondée sur la Charte

[111]                      Ayant interprété les dispositions pertinentes, nous nous penchons maintenant sur leur constitutionnalité. Notre analyse constitutionnelle est axée sur les nouveaux éléments introduits par les dispositions contestées : le régime d’examen des dossiers et les dispositions relatives à la participation de la plaignante. Nous ne sommes pas saisis de la question de la constitutionnalité de la procédure générale encadrant les demandes fondées sur l’art. 276 , celle‑ci ayant été tranchée par la Cour dans l’arrêt Darrach.

[112]                      Les intimés J.J. et M. Reddick soutiennent que les dispositions contestées violent trois droits fondamentaux que garantit la Charte  aux personnes accusées, soit : le droit au silence et le privilège contre l’auto‑incrimination protégés par l’art. 7  et l’al. 11c) ; le droit à un procès équitable protégé par l’art. 7  et l’al. 11d) ; et le droit de présenter une défense pleine et entière protégé par l’art. 7  et l’al. 11d) . Nous examinons d’abord le cadre approprié en vertu duquel l’analyse fondée sur la Charte  doit être effectuée.

(1)           Cadre d’analyse

[113]                      Dans l’arrêt Mills, la Cour a utilisé l’art. 7  de la Charte  comme cadre d’analyse applicable afin d’évaluer la constitutionnalité du régime de production des dossiers de la plaignante en la possession de tiers. De même, dans l’arrêt Darrach, la Cour a évalué la constitutionnalité du régime de l’art. 276  conformément à l’art. 7  de la Charte . Bien que des violations de l’art. 11  de la Charte  étaient aussi alléguées dans ces affaires, l’analyse fondée sur l’art. 7  était déterminante. De façon similaire, dans les présents pourvois, l’art. 7  et l’al. 11d)  ont la même portée, à l’exception des arguments de J.J. concernant la portée excessive du régime d’examen des dossiers, qui doivent être dûment analysés eu égard à l’art. 7 . Toute préoccupation relative à l’auto‑incrimination découlant de la communication des moyens de défense peut être abordée dans l’analyse des notions de droits à une défense pleine et entière et à un procès équitable compris à l’art. 7  et l’al. 11d) . Les préoccupations relatives à l’obligation de témoigner relèvent de l’al. 11c) , mais elles ne se posent pas en l’espèce car les personnes accusées ne sont pas tenues de témoigner.

[114]                      Nos collègues les juges Brown et Rowe s’opposent à notre cadre d’analyse au motif qu’il faudrait analyser l’al. 11d)  avant l’art. 7 , qui est plus « général ». Notre analyse fondée sur la Charte  prend en compte la pertinence à la fois de l’art. 7  et de l’al. 11d) , deux dispositions que la Cour reconnaît depuis longtemps comme étant « inextricablement lié[e]s » (Mills, par. 69, citant Seaboyer, p. 603). D’après l’approche adoptée par la Cour depuis des décennies, nous évaluons ces droits ensemble lorsqu’ils ont la même portée et séparément lorsqu’une préoccupation concerne précisément l’un d’eux (voir Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 536‑538; R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, p. 460; R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475, p. 494; R. c. Fitzpatrick, [1995] 4 R.C.S. 154, par. 19; Darrach; Mills, par. 69). En conséquence, nous examinons les droits à un procès équitable et à une défense pleine et entière séparément de la portée excessive, laquelle est expressément consacrée à titre de principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 . En outre, nous souscrivons à l’affirmation de nos collègues suivant laquelle l’art. 7  ne devrait pas servir à « limiter » les garanties précises des art. 8  à 14 . Notre conclusion que l’analyse de l’art. 7 et celle de l’al. 11d)  ont la même portée dans les présents pourvois ne devrait pas être considérée à tort comme « limit[ant] de façon intrinsèque » l’al. 11d)  au moyen des principes dont il est question à l’art. 7 .

[115]                     De plus, l’approche que nous adoptons dans les présents pourvois ne devrait pas être interprétée comme un principe d’application générale lorsque les personnes accusées invoquent l’art. 7  et l’al. 11d)  dans de futures affaires liées à la Charte . La méthode qu’il convient d’employer pour évaluer de multiples violations de la Charte  alléguées par l’accusé peut dépendre des faits de l’espèce, de la nature des droits protégés par la Charte  en jeu et de la manière dont ils se recoupent. La Cour a affirmé à maintes reprises que la méthode pour ce faire est fortement tributaire du contexte et des faits (R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, par. 37; M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, par. 36; Mills, par. 63; F. Iacobucci, « “Reconciling Rights” The Supreme Court of Canada’s Approach to Competing Charter Rights » (2003), 20 S.C.L.R. (2d) 137, p. 156).

(2)           Principes clés de l’art. 7 de la Charte

[116]                     Un demandeur doit suivre deux étapes analytiques pour établir qu’une règle de droit contrevient à l’art. 7  de la Charte  : il doit démontrer que (1) les dispositions contestées donnent lieu à une atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne; et que (2) l’atteinte viole les principes de justice fondamentale. Les présents pourvois mettent en cause à la fois les principes procéduraux de justice fondamentale (les droits à un procès équitable et à une défense pleine et entière, et le principe interdisant l’auto‑incrimination) et les principes de fond de la justice fondamentale (portée excessive).

[117]                     Comme il est énoncé dans l’arrêt Mills, nous reconnaissons que le droit à la liberté à la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 7  est mis en cause parce que l’accusé « est passible d’emprisonnement » (par. 62). En conséquence, notre analyse fondée sur l’art. 7  est axée sur la seconde étape analytique — les violations alléguées des principes de justice fondamentale.

[118]                     L’article 7  exige que les principes de justice fondamentale soient soupesés les uns par rapport aux autres. Il est essentiel de mettre l’accent sur les droits de l’accusé à un procès équitable au titre de l’art. 7  (Shearing, par. 130‑132; Mills, par. 94; D. Stuart, Charter Justice in Canadian Criminal Law (7e éd. 2018), p. 284‑286; K. Roach, « The Protection of Innocence Under Section 7 of the Charter  » (2006), 34 S.C.L.R. (2d) 249, p. 280‑281). Toutefois, la gamme d’intérêts que reflètent les principes de justice fondamentale exige que le tribunal évite d’examiner un principe donné indépendamment des autres (Mills, par. 73). De plus, « [a]ucun de ces principes n’est absolu et n’est susceptible de l’emporter sur les autres; tous doivent être définis à la lumière de revendications opposées » (Mills, par. 61).

[119]                     Contrairement à l’affaire Mills, les droits de la plaignante protégés par l’art. 8  ne sont pas en jeu dans les présents pourvois parce que l’État n’ordonne pas la production des dossiers de la plaignante. Toutefois, comme dans l’arrêt Darrach, les intérêts relatifs à la vie privée, à la dignité et à l’égalité de la plaignante sont en jeu lors d’un procès criminel pour infraction d’ordre sexuel.

[120]                     Dans l’arrêt Darrach, la Cour a reconnu en outre qu’encourager la dénonciation de la violence sexuelle et la protection de la sécurité et de la vie privée des témoins sont des principes de justice fondamentale applicables dans le contexte de la protection des plaignantes lors de procès portant sur des infractions d’ordre sexuel (par. 25). Elaine Craig explique le caractère particulièrement attentatoire des procès portant sur des infractions d’ordre sexuel et les répercussions sur la vie privée qui en découlent : [traduction] « En résumé, le sexe, et tout ce qui y est relié, est socialement considéré comme profondément privé. L’incidence d’une atteinte à la vie privée pour une plaignante dans une affaire d’infraction d’ordre sexuel sera souvent pire sur le plan qualitatif qu’une atteinte semblable pour une victime présumée de fraude ou de vol, par exemple » (« Private Records, Sexual Activity Evidence, and the Charter of Rights and Freedoms » (2021), 58 Alta. L. Rev. 773, p. 801‑802; voir aussi Mills, par. 91, citant M. (A.), par. 30). En conséquence, une approche semblable à celle de l’arrêt Mills a été adoptée dans l’arrêt Darrach, malgré le fait que le régime de l’art. 276  portait sur l’admissibilité de la preuve plutôt que sur sa production sous la contrainte de l’État, l’art. 8  n’étant donc pas en jeu (par. 23‑24 et 28).

[121]                     En conséquence, notre analyse des principes de justice fondamentale au titre de l’art. 7  adopte le processus de mise en balance qui a été appliqué dans les arrêts Mills et Darrach. Comme l’al. 11d) , le droit à une défense pleine et entière et le droit à un procès équitable sont envisagés du point de vue de l’accusé, de la plaignante, de la collectivité et du système de justice criminelle dans son ensemble (O’Connor, par. 193‑194, la juge McLachlin, plus tard juge en chef). De cette façon, l’art. 7  et l’al. 11d)  sont complémentaires. Comme il a déjà été mentionné, le cadre d’analyse pour de multiples violations de la Charte  est tributaire du contexte et des faits. La Cour a récemment démontré la nature hautement contextuelle de cette évaluation dans l’arrêt R. c. Brown, 2022 CSC 18, par. 70. Dans les présents pourvois, la bonne approche relative à la « mise en balance » au regard de l’art. 7  est semblable à celle adoptée dans les arrêts Mills et Darrach, en raison de la nature des violations alléguées de la Charte  et des conséquences très attentatoires à la vie privée pour les plaignantes qui découlent directement de leur participation à un procès pour infraction d’ordre sexuel lors de procédures judiciaires publiques.

[122]                      Cette approche ne va pas à l’encontre des décisions rendues par la Cour dans les arrêts Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, et Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, qui indiquent qu’« [i]l convient [davantage] d’étudier ces prétentions morales opposées et avantages généraux pour la société à l’étape de la justification au regard de l’article premier de la Charte  » plutôt qu’au regard de l’art. 7  (Carter, par. 79). Ici, nous ne sommes pas en train de mettre en balance des « prétentions morales opposées », mais d’évaluer le caractère équitable des procédures judiciaires. Ces décisions ne font aucunement obstacle à une « compréhension complète de la façon dont [l]es principes de justice fondamentale [pertinents] s’appliquent dans un contexte donné » (Mills, par. 63).

(3)           Principes clés de l’al. 11d) de la Charte

[123]                      L’alinéa 11d)  prévoit que tout inculpé a le droit « d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable ». Les principes d’équité du procès et du droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière sont des expressions des principes procéduraux de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 , et sont aussi consacrés à l’al. 11d)  (R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 15; Mills, par. 69).

[124]                      Les principes clés de l’al. 11d)  qui s’appliquent dans le cas qui nous occupe sont les suivants : (1) la culpabilité de la personne doit être établie hors de tout doute raisonnable; (2) c’est à l’État qu’incombe la charge de la preuve; et (3) les poursuites criminelles doivent se dérouler d’une manière conforme à l’application régulière de la loi (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 121).

[125]                      L’alinéa 11d)  ne garantit pas « les procédures les plus favorables que l’on puisse imaginer » pour l’accusé, et il n’y a pas automatiquement atteinte au droit qui y est prévu lorsqu’une preuve pertinente est exclue (Goldfinch, par. 30; Quesnelle, par. 64). Comme l’a affirmé la Cour dans l’arrêt Darrach, un accusé n’a pas « le droit de bénéficier de procédures qui ne tiennent compte que de ses intérêts. Il a encore moins le droit de bénéficier de procédures qui dénatureraient la fonction de recherche de la vérité d’un procès en permettant la communication au procès d’éléments de preuve non pertinents et préjudiciables » (par. 24). Le principe général d’équité du procès ne doit pas non plus être considéré uniquement du point de vue de l’accusé. Fait crucial, comme l’a affirmé la Cour dans l’arrêt Mills, l’équité est aussi considérée du point de vue de la plaignante et de la collectivité (par. 72, citant R. c. E. (A.W.), [1993] 3 R.C.S. 155, p. 198). Nous examinerons maintenant la constitutionnalité de chacune des dispositions contestées.

(4)           Article 278.92 — Critère d’admissibilité

[126]                      Tout d’abord, nous soulignons que le régime d’examen des dossiers ne rend manifestement pas inadmissibles les éléments de preuve essentiels, comme des déclarations antérieures incompatibles aux fins d’évaluation de la crédibilité ou de la fiabilité. Lorsque la balance penche en faveur de l’admission de la preuve en raison de son importance pour la défense, elle sera admise pour ce motif. Dans le même ordre d’idées, le régime d’examen des dossiers interdit à l’accusé d’utiliser les éléments de preuve à des fins non permises et fondées sur des mythes — tout comme le régime de l’art. 276 . Il ne s’agit pas d’une nouvelle proposition. En effet, aucune preuve ne peut être admise si elle ne répond pas aux critères d’admissibilité voulant qu’elle soit pertinente et substantielle (Seaboyer, p. 609; Goldfinch, par. 30).

a)               L’article 278.92  ne porte pas atteinte aux droits à un procès équitable

[127]                      L’alinéa 278.92(2)b) établit que les dossiers privés ne sont admissibles que s’ils sont « en rapport avec un élément de la cause et que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante ». De même, ce critère d’admissibilité est l’une des conditions pour la preuve relevant de l’art. 276 , codifié à l’al. 276(2)d) (comme le prévoit maintenant l’al. 278.92(2)a)) et confirmée sur le plan constitutionnel dans l’arrêt Darrach.

[128]                      Les intimés J.J. et M. Reddick soutiennent que le critère d’admissibilité pour les dossiers privés viole le droit de l’accusé à un procès équitable parce qu’il porte atteinte à son droit de présenter une défense pleine et entière. Plus précisément, ils craignent que l’accusé ne puisse pas présenter d’éléments de preuve pertinents et probants dans sa défense.

[129]                      Le régime d’examen des dossiers donne forme au principe fondamental régissant le droit de la preuve : « . . . les preuves pertinentes devraient être admises (et les preuves non pertinentes ne pas l’être) pourvu que leur valeur probante l’emporte sur l’effet préjudiciable qu’elles peuvent avoir sur le déroulement d’un procès équitable » (Seaboyer, p. 631). Le droit d’un accusé à un procès équitable ne comprend pas le droit absolu à ce que tous les éléments de preuve à l’appui de sa défense soient admis. De nombreuses règles d’exclusion existent en droit criminel canadien afin d’empêcher le ministère public ou la défense de fausser la fonction de recherche de la vérité du processus judiciaire, qui fait partie intégrante de l’équité du procès (Mills, par. 74).

[130]                      De plus, au moment d’évaluer l’effet préjudiciable ou le « coût » de l’admission d’une preuve potentielle, le juge du procès devrait tenir compte de l’effet de celle‑ci sur tous les aspects de l’équité du procès, notamment [traduction] « les considérations pratiques de sa présentation, l’équité envers les parties et les témoins, ainsi que l’effet de distorsion que peut avoir la preuve sur l’issue de l’affaire » (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 47 (nous soulignons)). Dans le contexte qui nous occupe, le juge du procès doit prendre en considération l’« effet préjudiciable » de l’admission d’un dossier en preuve au procès, qui comprend l’effet sur la plaignante dont les renseignements privés sont en cause.

[131]                      Dans l’arrêt Darrach, par. 39, la Cour a conclu que l’expression « valeur probante » (« significant probative value ») dans le contexte de l’art. 276  exige simplement que la preuve ne soit pas « négligeable au point de ne pouvoir soulever aucun doute raisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve ». La Cour a utilisé une formulation qui précisait que son analyse sur le critère était propre à l’art. 276 , soulignant : « Compte tenu des objets de l’art. 276 , l’emploi du mot “significant” dans le texte anglais est compatible avec les motifs des juges majoritaires et des juges dissidents dans l’arrêt Seaboyer » (par. 41 (nous soulignons)). Toutefois, l’arrêt Darrach, par. 26, reconnaît les objectifs législatifs analogues qui sous‑tendent le régime de l’art. 276  et le régime de production des dossiers en la possession de tiers, qui est fondé sur l’art. 278.1  :

     Dans l’arrêt Mills, la Cour a confirmé la constitutionnalité des dispositions du Code criminel  qui régissent l’utilisation des dossiers thérapeutiques et personnels dans les procès pour des infractions d’ordre sexuel. L’utilisation de ces dossiers en preuve est analogue à bien des égards à l’utilisation d’une preuve de comportement sexuel antérieur, et les protections du Code criminel  qui ont trait à l’utilisation de dossiers au procès reposent sur des considérations de principe similaires. [Nous soulignons.]

La similarité entre l’utilisation de la preuve relevant de l’art. 276  et celle relevant de l’art. 278.1  reconnue dans l’arrêt Darrach étaye notre point de vue selon lequel le critère d’admissibilité énoncé à l’al. 278.92(2)b) est constitutionnel.

[132]                     Une importante similarité entre la preuve relevant de l’art. 276 et les dossiers privés est qu’ils visent tous les deux à protéger la plaignante contre des mythes et stéréotypes préjudiciables. Plus particulièrement, l’art. 276  a pour objet essentiel d’empêcher que l’accusé produise des éléments de preuve qui mettent en jeu les « deux mythes » concernant les plaignantes dans les affaires d’infraction d’ordre sexuel : à savoir qu’une plaignante est plus susceptible d’avoir consenti ou qu’elle est moins digne de foi en raison de son comportement sexuel antérieur (Darrach, par. 32). Bien que les dossiers énumérés à l’art. 278.1  ne fassent pas nécessairement intervenir les deux mythes, qui se rapportent spécifiquement au comportement sexuel antérieur, la Cour a reconnu que de nombreux autres mythes et stéréotypes posant problème peuvent être en jeu — p. ex., les personnes qui consultent des professionnels de la santé mentale ne sont pas crédibles ni fiables; le fait de ne pas avoir signalé sur‑le‑champ une infraction d’ordre sexuel signifie qu’elle n’a pas eu lieu; la consommation de drogues et d’alcool fait foi d’une mauvaise moralité; une « vraie victime » évitera tout contact avec l’agresseur après le fait (Mills, par. 119; voir aussi R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852, p. 871‑872; R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, p. 134). Les motifs dissidents de notre collègue le juge Brown sont axés uniquement sur les « deux mythes » que fait intervenir spécifiquement la preuve relevant de l’art. 276 ; ils ne reconnaissent pas véritablement les risques que posent d’autres mythes, notamment ceux que nous venons d’indiquer.

[133]                      En somme, le droit de présenter une défense pleine et entière ne sera violé que si l’accusé est empêché de présenter une preuve pertinente et substantielle, dont le risque d’effet préjudiciable ne l’emporte pas sur sa valeur probante. L’article 278.92  n’a pas cet effet. Pour ce qui est des demandes concernant des dossiers privés, le critère d’admissibilité prévu à l’al. 278.92(2)b) et les facteurs indiqués au par. 278.92(3) exigent que le juge soupèse le préjudice potentiel pouvant découler de la preuve en cause, notamment si elle est fondée sur un mythe ou si elle est attentatoire à la vie privée de la plaignante de façon injustifiée, par rapport à sa valeur probante. Il s’ensuit, à notre avis, que le critère d’admissibilité du par. 278.92(2) ne viole ni l’art. 7  ni l’al. 11d)  de la Charte .

b)              La procédure prévue à l’art. 278.92  n’a pas une portée trop large

[134]                     L’intimé J.J. soutient que l’art. 278.92  viole les droits de l’accusé protégés par l’art. 7  de la Charte  parce qu’il a une portée trop large. Plus particulièrement, il affirme que le régime d’examen des dossiers oblige l’accusé à communiquer un vaste éventail de documents au ministère public et à la plaignante, au‑delà de ce qui est nécessaire pour la réalisation des objectifs du Parlement. De plus, dans le cas de M. Reddick, le juge saisi de la demande a conclu que l’art. 278.92  avait une portée trop large parce qu’il assujettissait tous les « dossiers » relevant de l’art. 278.1  au régime d’examen des dossiers, même si ceux‑ci ne perpétuaient pas de mythes et stéréotypes concernant les plaignantes dans des affaires d’infraction d’ordre sexuel (par. 43‑49 et 77).

[135]                     Précisons que la constitutionnalité de la définition du terme « dossier » énoncée à l’art. 278.1  n’est pas en cause. La préoccupation concerne l’application de la définition dans le contexte du régime d’examen des dossiers à l’art. 278.92  — plus particulièrement, en ce qui a trait aux répercussions sur l’auto‑incrimination et le contre‑interrogatoire.

[136]                     Il est un principe de justice fondamentale selon lequel une disposition ne peut avoir une portée excessive, ce qui est le cas lorsqu’elle « s’applique si largement qu’elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet » (Bedford, par. 112 (en italique dans l’original)). Pour qu’une disposition contestée ait une portée trop large, il doit n’y avoir « aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous » (Bedford, par. 112 (en italique dans l’original)).

[137]                     La portée excessive doit être considérée en fonction de l’objectif législatif, qui peut être déterminé grâce à trois facteurs : (1) son énoncé dans le texte de loi; (2) le texte, le contexte et l’économie de la loi; et (3) les éléments de preuve extrinsèques, tels que l’historique du texte de loi et son évolution (R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 31, citant R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 31). Le « caractère approprié » de l’objectif législatif n’a pas sa place dans cette analyse, et la Cour doit partir de la présomption que la loi est appropriée et légitime (Safarzadeh‑Markhali, par. 29, citant Moriarity, par. 30).

[138]                     Nous avons déjà discuté de ces facteurs de façon très détaillée plus tôt, alors nous ne reproduirons pas l’analyse ici. Toutefois, nous notons que les facteurs pertinents pour déterminer l’objet des dispositions sont les suivants. D’abord, l’historique législatif démontre que le régime d’examen des dossiers visait à combler une lacune législative afin d’assurer la protection législative de la vie privée et de la dignité de la plaignante, lorsque l’accusé a en sa possession ou son contrôle des dossiers très privés. Ensuite, le texte et l’économie de la loi — notamment la précision des « renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » et les facteurs énoncés au par. 278.92(3) — fournissent des indications supplémentaires concernant les objectifs pertinents.

[139]                     En tenant compte de ces facteurs, nous concluons que le Parlement a adopté ce régime en vue de (1) protéger les intérêts relatifs à la dignité, à l’égalité et à la protection de la vie privée des plaignantes; (2) reconnaître le caractère généralisé de la violence sexuelle afin de promouvoir l’intérêt de la société à encourager les victimes d’infractions d’ordre sexuel à se manifester et à obtenir un traitement; et (3) promouvoir la fonction de recherche de la vérité des procès, notamment en écartant les mythes et les stéréotypes préjudiciables. L’article 278.92  n’a pas une portée trop large par rapport à son objectif législatif parce qu’il s’en tient à ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre ces trois buts (Safarzadeh‑Markhali, par. 50).

[140]                     La définition du terme « dossier » ne visera que les documents qui font partie des catégories énumérées, ou qui contiennent par ailleurs des renseignements de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. L’examen des dossiers qui respectent cette définition a un lien rationnel avec l’objectif du Parlement de protéger les intérêts relatifs à la protection de la vie privée et à la dignité des plaignantes. Cette définition étroite ne comprend pas la preuve qui n’a pas de répercussions sur la dignité de la plaignante — par exemple, les communications portant sur des questions d’horaire.

[141]                     Évidemment, il y aura des cas où il ne sera pas clair si la preuve est visée par la définition de « dossier ». Toutefois, cette situation, à elle seule, ne fait pas en sorte que le régime a une portée trop large. Il est important de souligner que ce n’est pas parce qu’un dossier fait l’objet d’un examen qu’il sera exclu au procès. Les dossiers qui respectent le critère d’admissibilité peuvent être présentés en preuve au procès. De plus, exiger qu’un accusé soumette une demande afin de présenter en preuve des documents susceptibles de contenir des renseignements de nature intime et très personnelle est conforme à l’objectif du régime, puisque cela respecte les droits de l’accusé à un procès équitable et les intérêts de la plaignante relatifs à la protection de la vie privée et à l’égalité.

[142]                     La protection des droits au respect de la vie privée de la plaignante dans de telles circonstances exige une approche préventive, c’est‑à‑dire une approche qui protège l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée de la plaignante dès l’admission en preuve. Comme l’a observé la Cour dans l’arrêt O’Connor, une fois qu’il y a atteinte à la vie privée, « on peut rarement la regagner dans son intégralité » (par. 119). Il est nécessaire d’établir la nature et la gravité de ce qui est en jeu avant que la preuve soit présentée au procès. L’exigence imposée à la personne accusée de communiquer ces dossiers à l’avance — même lorsqu’il n’est pas clair quelle incidence aura la preuve sur la dignité de la plaignante — a tout de même un lien rationnel avec l’objectif global du régime.

[143]                     Bien qu’il soit possible que chaque dossier présenté en pratique ne corresponde pas en tout point à la définition prévue, le Parlement était conscient de cette préoccupation et a adopté plusieurs garanties procédurales pour s’assurer que toute répercussion ne soit pas dissociée de l’objectif global de la loi. Cela comprend, comme il a été mentionné plus tôt, le pouvoir discrétionnaire du juge de restreindre la communication de la demande à la plaignante avant l’audience, ainsi que la capacité d’instruire des demandes en cours d’instance lorsque cela est nécessaire dans l’intérêt de la justice. Lorsqu’il y a ambiguïté concernant l’application du régime d’examen des dossiers, ces aspects discrétionnaires de la procédure font en sorte que toute répercussion sur les droits de l’accusé est compatible avec l’objectif du Parlement.

(5)           Article 278.93 — première étape : demande d’audience

a)               Principes généraux : le droit au silence et le principe interdisant l’auto‑incrimination

[144]                      Le principe interdisant l’auto‑incrimination limite la mesure dans laquelle l’accusé peut servir de source de renseignements sur ses propres agissements criminels (R. c. S.A.B., 2003 CSC 60, [2003] 2 R.C.S. 678, par. 33). Le droit au silence est étroitement lié à ce principe (R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 44). Comme l’a expliqué la Cour dans l’arrêt R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 2, le droit de « garder le silence devant les accusations de l’État » est « étroitement lié à notre système contradictoire de justice criminelle et à la présomption d’innocence ». Les deux principes protègent le « précepte fondamental de justice » selon lequel le ministère public doit avoir présenté une preuve complète avant qu’on puisse s’attendre à une réaction de la part de l’accusé (R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555, p. 579).

[145]                      Le principe interdisant l’auto-incrimination se manifeste dans plusieurs règles constitutionnelles et de common law précises, qui s’appliquent à la fois avant et pendant le procès. Avant le procès, la loi empêche qu’un accusé soit contraint de prêter son concours aux poursuites intentées contre lui. Elle le fait au moyen de la règle des confessions, du droit de l’accusé de garder le silence lorsqu’il est interrogé par des agents de l’État et de l’absence d’une obligation générale de communication (P. (M.B.), p. 578; R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, par. 21). Pendant le procès, le principe interdisant l’auto‑incrimination s’exprime dans les éléments suivants : (1) la protection prévue à l’al. 11c)  contre l’obligation de témoigner; (2) la présomption d’innocence prévue à l’al. 11d)  et le fardeau du ministère public d’établir sa preuve hors de tout doute raisonnable; et (3) la protection prévue à l’art. 13 contre l’auto‑incrimination dans d’autres procédures.

[146]                      Une protection résiduelle contre l’auto-incrimination est aussi conférée par l’art. 7  de la Charte  (P. (M.B.), p. 577). Toutefois, cette protection au titre de l’art. 7  dépend du contexte et n’est pas « absolue » en ce qui a trait à « toute utilisation des renseignements dont la divulgation a été forcée en vertu de la loi ou d’une autre manière » (White, par. 45); il ne faut pas non plus « accepter automatiquement que l’art. 7  comprend abstraitement [. . .] un droit général de ne pas s’incriminer » (Thomson Newspapers, p. 538).

[147]                      Ensemble, ces droits sont à la base du principe sous‑jacent selon lequel « il incombe à l’État, qui dispose de plus de ressources, d’enquêter et de prouver ses allégations, et [selon lequel] le particulier ne devrait pas être contraint d’aider l’État à remplir cette tâche » (P. (M.B.), p. 579).

[148]                      Les parties et les intervenants en l’espèce ont soulevé les questions précises de l’obligation de témoigner et de la « communication des moyens de défense » à l’appui de leur argument portant que le régime d’examen des dossiers viole le principe interdisant l’auto‑incrimination. Nous sommes d’avis de ne pas faire droit à ces arguments pour les raisons suivantes.

b)              Pas d’auto‑incrimination au titre de l’al. 11c)  en raison de l’obligation de témoigner

[149]                      Nous abordons d’abord l’al. 11c)  de la Charte , qui garantit que « [t]out inculpé a le droit [. . .] de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche ». Ce droit se limite à l’obligation de témoigner et ne s’applique que lorsque la personne (1) est contrainte de témoigner (2) dans une poursuite intentée contre elle (3) pour l’infraction qu’on lui reproche (Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737, par. 68). Il ne s’applique pas pour empêcher la communication de preuves matérielles (R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387), notamment la preuve documentaire qui n’est pas créée en raison de la contrainte imposée par l’État (R. c. Anderson (2002), 57 O.R. (3d) 681 (C.A.), par. 17‑18).

[150]                      Le régime d’examen des dossiers n’impose pas à l’accusé le fardeau de soumettre un affidavit et de subir un contre‑interrogatoire. Si un affidavit est soumis à l’appui de la demande, « [i]l n’est pas nécessaire que ce soit l’accusé lui‑même qui présente une preuve; quiconque possède des renseignements pertinents peut témoigner personnellement au sujet de leur véracité » (Darrach, par. 53). Il n’est pas non plus nécessaire que l’accusé témoigne. Celui‑ci n’est simplement pas contraint de témoigner au sens de l’al. 11c)  en application des art. 278.92  à 278.94 .

c)               Aucune communication des moyens de défense minant le droit à un procès équitable

[151]                      Pour ce qui est de l’art. 7  et de l’al. 11d) , le régime d’examen des dossiers n’exige pas la « communication [forcée] des moyens de défense » d’une manière qui violerait le droit de l’accusé à un procès équitable.

[152]                      L’article 278.93  exige que l’accusé présente une demande énonçant toutes précisions utiles au sujet de la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause. L’intimé J.J. soutient que cette exigence, dans les faits, contraint la défense à communiquer sa preuve et à révéler sa stratégie. Selon lui, cela est contraire au principe voulant qu’un accusé n’a aucune obligation de communication. Ce principe, à son avis, découle des principes connexes du droit au silence, de la présomption d’innocence et du droit de ne pas s’auto‑incriminer. L’intimé J.J. et l’intervenante la Criminal Trial Lawyers’ Association (« CTLA ») soutiennent tous les deux que le régime d’examen des dossiers viole le principe interdisant la communication des moyens de défense, ce qui oblige donc les défendeurs à s’auto‑incriminer. Nous sommes d’avis de ne pas retenir cet argument.

[153]                      Précisons que cette préoccupation est distincte de l’argument relatif à la défense pleine et entière, dont la principale préoccupation est que la communication de la preuve à une plaignante nuira à l’efficacité du contre‑interrogatoire. En l’espèce, l’argument est qu’il est inopportun d’exiger que la défense communique sa preuve au ministère public, indépendamment de toute communication subséquente aux témoins.

(i)              Le droit au silence ne comporte pas une règle absolue interdisant la « communication des moyens de défense »

[154]                      Aucune règle absolue n’interdit d’exiger que la défense communique sa preuve au ministère public avant que la poursuite termine la présentation de sa preuve.

[155]                      L’intimé J.J. et l’intervenante la CTLA citent le commentaire formulé par le juge Cory dans l’arrêt R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293 : « En règle générale, l’accusé n’est pas tenu de divulguer le moyen de défense qu’il invoquera ni les détails de ce moyen de défense, avant que le ministère public n’ait terminé la présentation de sa preuve » (p. 1319). Ils invoquent aussi le commentaire de la Cour dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, selon lequel « [l]a défense [. . .] n’est nullement tenue d’aider la poursuite et il lui est loisible de jouer purement et simplement un rôle d’adversaire à l’égard de cette dernière » (p. 333).

[156]                      Nous ne sommes pas d’avis que ces énoncés, lus dans leur contexte, établissent une règle générale interdisant la communication des moyens de défense. Dans l’arrêt Chambers, la Cour a statué qu’un accusé peut garder le silence lorsqu’il est interrogé par des policiers, et qu’il est inapproprié pour le ministère public de demander au juge des faits de tirer une conclusion défavorable à l’accusé qui exerce ce droit. Cela n’étaye pas la position de J.J. et de la CTLA selon laquelle il existe une règle générale interdisant la « communication des moyens de défense ». Correctement compris, cet énoncé signifie que lorsqu’aucune communication n’est requise, le juge des faits ne peut tirer une conclusion défavorable à l’égard de la défense en raison de son choix de ne pas communiquer sa preuve. Cela n’appuie pas la proposition portant que la défense ne peut jamais être tenue de communiquer sa thèse ou la preuve à l’appui de celle‑ci avant que le ministère public ait terminé la présentation de sa preuve.

[157]                      De plus, l’arrêt Stinchcombe n’a pas exclu la possibilité qu’il y ait communication des moyens de défense. La Cour a affirmé qu’une obligation incombant à la défense de communiquer sa preuve — réciproque à celle du ministère public — « peut mériter que notre Cour s’y arrête à une autre occasion » (p. 333). La Cour n’a manifestement pas envisagé la règle absolue interdisant la communication des moyens de défense à laquelle adhèrent J.J. et la CTLA.

[158]                      Il y a de nombreux exemples dans le processus du procès criminel où la défense est tenue de communiquer des aspects de sa thèse et la preuve qui l’appuie. Par exemple, si la défense souhaite présenter la preuve d’un alibi, elle doit la communiquer d’avance au ministère public [traduction] « en temps opportun » et la communication doit être « suffisamment détaillée pour que les autorités puissent la vérifier de façon utile » (R. c. Tomlinson, 2014 ONCA 158, 307 C.C.C. (3d) 36, par. 121). Si la défense ne donne pas un préavis suffisant en temps utile (ce qui sera habituellement avant le procès), le juge des faits peut [traduction] « tirer une conclusion défavorable » lorsqu’il apprécie la valeur de l’alibi (Tomlinson, par. 122).

[159]                      De plus, si un accusé veut produire une preuve de la propension à la violence d’une victime décédée, il doit présenter une demande comme celle dont il était question dans l’arrêt Scopelliti. Une procédure d’examen pour ce type de preuve est permise parce qu’elle [traduction] « est susceptible d’éveiller un sentiment d’hostilité envers la [victime] » (R. c. Scopelliti (1981), 34 O.R. (2d) 524 (C.A.), p. 538‑539). Ainsi, [traduction] « la question de savoir si, compte tenu de la fin à laquelle elle a été offerte, cette preuve est suffisamment probante pour en justifier l’admission nécessite forcément l’exercice d’un certain pouvoir discrétionnaire » (Scopelliti, p. 539).

[160]                      Enfin, la preuve des antécédents sexuels de la plaignante doit être examinée avant de pouvoir être admise en application de l’art. 276 . Le Parlement a exigé ce processus parce qu’une telle preuve peut induire en erreur le juge des faits en faisant appel à des mythes discrédités concernant la crédibilité des plaignantes dans les affaires d’infraction d’ordre sexuel, ce qui fausserait la fonction de recherche de la vérité du procès (voir Darrach, par. 21, 32, 35 et 42). Ces trois mécanismes d’examen sont permis en raison du préjudice potentiel que peut entraîner l’admission de la preuve.

[161]                      L’intimé J.J. soutient que le régime d’examen des dossiers s’applique à un éventail plus large d’éléments de preuve que les exemples dont il est question plus tôt. De plus, il fait valoir que la logique sous‑jacente au régime d’examen des dossiers pourrait s’appliquer à tous les éléments de preuve de la défense, ce qui pourrait faire en sorte que la défense soit tenue de communiquer sa preuve au complet.

[162]                      Nous ne pouvons accepter cet argument de la « pente glissante ». Le régime d’examen des dossiers ne s’applique pas à toute la preuve de la défense; il est expressément lié à l’objectif législatif de protection des dossiers très privés des plaignantes dans le cadre de procès pour infraction d’ordre sexuel. Comme l’ancien régime de l’art. 276 , l’examen visé à l’art. 278.92  dans le contexte des demandes concernant des dossiers privés s’applique à certains éléments de preuve précis qui mettent en jeu d’importants intérêts de la plaignante dans les cas d’infraction d’ordre sexuel, et qui sont susceptibles de causer un préjudice sérieux. Les dossiers privés sont analogues à la preuve relevant de l’art. 276 , car ils peuvent aussi mettre en jeu des mythes qui sont insidieux et incompatibles avec la fonction de recherche de la vérité du procès (Darrach, par. 26 et 28). Comme la preuve relevant de l’art. 276, les dossiers privés portent atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante. Ils nécessitent eux aussi un examen pour assurer l’équité du procès garantie par l’art. 7  et l’al. 11d)  de la Charte .

[163]                      En somme, afin d’encourager le signalement des infractions d’ordre sexuel et de promouvoir la fonction de recherche de la vérité au procès, le régime d’examen des dossiers est conçu pour comprendre les dossiers qui touchent à la fois la vie privée et la dignité des plaignantes dans les affaires d’infraction d’ordre sexuel, et qui sont susceptibles de mettre en cause des mythes qui déforment la réalité. Dûment interprétée, la catégorie de dossiers assujettis à un examen est adaptée à l’objectif du Parlement et la logique qui sous‑tend le régime d’examen des dossiers ne s’applique pas de façon plus générale aux autres types de preuve de la défense. Il est permis d’exiger l’examen de ces éléments de preuve en raison du préjudice potentiel susceptible de découler de leur admission.

(ii)           La préoccupation en cause dans l’arrêt P. (M.B.) concernant l’avantage du ministère public ne s’applique pas

[164]                      L’intimé J.J. et l’intervenante la CTLA ont aussi soulevé une préoccupation connexe selon laquelle, conformément au régime d’examen des dossiers, le ministère public est avisé de la thèse de la défense et de la preuve qui l’appuie, qu’il peut ensuite utiliser pour améliorer sa cause avant le procès. De cette façon, l’accusé est contraint de prêter son concours à la poursuite intentée contre lui. À l’appui de cet argument, J.J. et la CTLA invoquent l’arrêt P. (M.B.), où la Cour analysait les dangers liés au fait de permettre au ministère public de rouvrir sa preuve après que l’accusé a commencé la présentation de sa défense.

[165]                      Dans l’arrêt P. (M.B.), la Cour a statué que « le ministère public ne devrait pas, en règle générale, être autorisé à rouvrir sa preuve lorsque la défense a commencé à y répondre » (p. 580). La raison d’être de cette règle générale est la suivante :

     Ce qui rend si inacceptable le fait de permettre au ministère public de rouvrir sa preuve après que la défense a commencé à y répondre, c’est que cela porte atteinte indirectement au principe voulant qu’un accusé ne puisse être mobilisé contre lui‑même. [. . .] [I]l existe un risque réel que, compte tenu de ce qu’il a entendu de la part de la défense lorsqu’elle a été contrainte de répondre à la preuve présentée contre elle, le ministère public cherche à combler les lacunes ou à corriger les erreurs dans la preuve dont il a terminé la présentation et à laquelle la défense a commencé à répondre. [Soulignement dans l’original; p. 579‑580.]

L’intimé J.J. et l’intervenante la CTLA soutiennent que le régime d’examen des dossiers soulève des préoccupations semblables à celles cernées dans l’arrêt P. (M.B.). Plus particulièrement, le régime exige que la défense communique certains éléments de preuve, que le ministère public peut utiliser pour « combler les lacunes ou [. . .] corriger les erreurs » dans sa preuve. Selon eux, cela constitue de l’auto‑incrimination comme il en est question dans l’arrêt P. (M.B.).

[166]                      À notre avis, J.J. et la CTLA ont sorti l’arrêt P. (M.B.) de son contexte. Dans cette affaire, la Cour analysait les préoccupations spécifiques découlant de la réouverture par le ministère public de sa preuve après que la défense eût commencé à présenter la sienne au procès. À cette étape, le ministère public ne peut corriger sa propre erreur ou omission — « assez c’est assez » (P. (M.B.), p. 580). Une fois que le ministère public a terminé sa preuve, il ne peut généralement pas la modifier après que l’accusé a commencé à présenter la sienne (voir R. c. G. (S.G.), [1997] 2 R.C.S. 716, par. 38). En conséquence, le pouvoir discrétionnaire du juge du procès de permettre au ministère public de rouvrir sa preuve est très limité.

[167]                      L’« étendue » de ce pouvoir discrétionnaire s’inscrit aussi sur une échelle : elle « diminue à mesure que le procès avance parce qu’il y a plus de chances pour que la défense soit lésée au fur et à mesure du déroulement du procès » (G. (S.G.), par. 30). Le juge du procès jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire avant que le ministère public termine sa preuve; d’un pouvoir discrétionnaire plus limité lorsque le ministère public a terminé sa preuve mais avant que la défense ne choisisse de produire ou non une preuve; et d’un pouvoir discrétionnaire extrêmement limité lorsque la défense a déjà commencé à répondre à la preuve du ministère public (G. (S.G.), par. 30).

[168]                      Ces préoccupations dont il était question dans les arrêts P. (M.B.) et G. (S.G.) ne se posent pas dans le contexte des demandes concernant des dossiers privés. Le processus d’examen des dossiers a généralement lieu avant le procès, bien avant que le ministère public commence — et à plus forte raison finisse — de présenter sa preuve. Suivant la logique de l’arrêt G. (S.G.), à ce moment, la probabilité que l’accusé subisse un préjudice se trouve à l’extrémité inférieure de l’échelle. Nous avons examiné ces précédents en ayant à l’esprit le contexte dans lequel ils ont été tranchés — soit celui de la réouverture de la preuve par le ministère public — plutôt que de les considérer comme des énoncés de principe indéfinis et abstraits relatifs à l’examen de la preuve avant le procès.

[169]                      Bien qu’une demande doive communiquer la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec le dossier, cela n’équivaut pas à révéler l’entièreté de la thèse de la défense, après quoi le ministère public pourrait, en théorie, adapter sa poursuite. Le processus de demande ne vise que l’admissibilité de dossiers très privés que cherche à produire l’accusé. La culpabilité ou l’innocence de celui‑ci n’est pas en cause dans le régime d’examen des dossiers; les procédures ne se rapportent qu’à l’admissibilité d’une catégorie particulière d’éléments de preuve que veut produire l’accusé. C’est pourquoi le risque que le ministère public récupère cette preuve pour renforcer la sienne est limité. Ainsi, on ne peut dire que la défense prête son concours à la poursuite intentée par le ministère public.

[170]                      En conclusion, nous sommes convaincus que l’art. 278.93  est constitutionnel au titre de l’art. 7  et de l’al. 11d)  de la Charte . D’abord, l’accusé n’est pas contraint de témoigner; en conséquence, l’al. 11c)  de la Charte  n’est pas en jeu. Ensuite, il n’y a aucune règle absolue interdisant la communication des moyens de défense. Il convient de faire un examen des dossiers privés parce que ces éléments de preuve ont un fort potentiel de causer un préjudice; il ne s’agit pas d’une forme déguisée d’auto‑incrimination.

(6)           Article 278.94 — procédure relative à l’audience de la deuxième étape

[171]                      L’article 278.94  régit la procédure pour l’audience de la deuxième étape. Le régime prévoit la participation de la plaignante aux par. 278.94(2)  et (3) . Le paragraphe 278.94(2)  permet à la plaignante de comparaître et de présenter des arguments, et le par. 278.94(3)  prévoit que le juge doit, dans les meilleurs délais, aviser la plaignante qui participe à l’audience de son droit d’être représentée par avocat.

[172]                      L’intimé M. Reddick soutient que ces dispositions violent les droits de l’accusé à un procès équitable protégés par l’art. 7  et l’al. 11d)  de la Charte . Plus particulièrement, il fait valoir que (1) la personne accusée sera privée de renseignements utiles concernant la réaction initiale de la plaignante au vu des éléments de preuve en cause, ce qui viole son droit de présenter une défense pleine et entière; (2) l’indépendance du poursuivant sera mise en péril par l’ajout d’un adversaire contre l’accusé; et (3) la plaignante adaptera sa preuve au procès à la suite de la demande. Pour les motifs qui suivent, nous sommes d’avis de ne pas retenir ces arguments.

a)               L’accusé n’est pas privé d’éléments de preuve pertinents

[173]                      Comme nous l’avons déjà mentionné, si le juge établit qu’une audience de la deuxième étape est requise, la plaignante doit être informée des renseignements pertinents se trouvant dans la demande afin de pouvoir participer de façon utile. Monsieur Reddick soutient que le fait que la plaignante reçoive ces renseignements par le biais de son avocat privera la défense de renseignements pertinents que doit communiquer le ministère public. L’argument suppose que la plaignante recevra les renseignements sur le contenu de la demande en l’absence du ministère public (c.‑à‑d. la défense enverra la demande directement à l’avocat de la plaignante). L’accusé serait donc privé de renseignements que devrait communiquer le ministère public concernant la « réaction initiale » de la plaignante à la demande, notamment ses réactions émotives.

[174]                      Il n’y a aucune assise législative étayant l’hypothèse selon laquelle la demande sera envoyée directement à la plaignante sans la participation du ministère public. La loi est muette pour ce qui est du droit de la plaignante de recevoir la demande. Conformément à l’ancienne pratique au titre de l’art. 276 , le ministère public a la responsabilité de consulter la plaignante au sujet de la demande. Il n’y a donc aucun changement par rapport au régime de l’art. 276 . La personne accusée n’a pas « perdu » l’accès à des renseignements que le ministère public a l’obligation de communiquer et auxquels elle avait initialement droit. De plus, la plaignante a toujours eu la possibilité de consulter un avocat concernant les demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276 .

[175]                      Quoi qu’il en soit, M. Reddick n’a pas donné de raison de croire que la preuve de la « réaction initiale » démontrant l’état émotionnel de la plaignante est intrinsèquement utile, en dehors du raisonnement fondé sur des mythes qui prend sa source dans le stéréotype qu’il y a une seule « réaction appropriée » à la communication de renseignements privés. Évidemment, si de nouveaux renseignements pertinents se présentent lors de la consultation du ministère public avec la plaignante, celui-ci a alors l’obligation de communiquer ces renseignements à l’accusé. Les dispositions conférant à la plaignante des droits de participation n’ont d’aucune façon modifié les obligations du ministère public énoncées dans l’arrêt Stinchcombe.

b)              Aucune incidence sur l’indépendance du poursuivant

[176]                      Monsieur Reddick soutient que la participation de la plaignante à l’audience de la deuxième étape viole son droit à un procès équitable parce qu’elle perturbe la structure générale d’un procès criminel en tant qu’instance bipartite entre le ministère public et l’accusé. Monsieur Reddick fait aussi valoir que la participation de la plaignante et de son avocat nuit à l’indépendance du poursuivant. Nous ne sommes pas de cet avis.

[177]                      La participation de la plaignante est justifiée parce qu’elle a un intérêt direct concernant la question de savoir si des dossiers, pour lesquels elle a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, devraient être présentés en preuve lors de procédures judiciaires publiques. Dans l’arrêt A. (L.L.), la juge L’Heureux‑Dubé (au nom des juges majoritaires sur ce point) a conclu que la plaignante dans une affaire d’agression sexuelle avait qualité pour interjeter appel d’une décision concernant la communication à l’accusé de ses dossiers privés en la possession de tiers (que ce soit au moyen d’un certiorari pour les ordonnances rendues par des cours provinciales ou de l’art. 40  de la Loi sur la Cour suprême  pour les ordonnances rendues par des cours supérieures, ces deux possibilités ayant été analysées plus tôt aux par. 111‑112). Elle a conclu que la plaignante avait « un intérêt direct et suffisant pour faire des représentations » et serait « directement affecté[e] par la décision concernant la production [de ses] dossiers privés » (par. 28). Ce raisonnement s’applique également dans le présent contexte et sous‑tend la qualité de la plaignante à participer à l’audience sur l’admissibilité.

[178]                      Cette qualité pour agir limitée à la question de l’admissibilité, toutefois, ne fait pas de la plaignante ou de son avocat une partie, encore moins un quasi‑poursuivant, usurpant le rôle du ministère public. La participation de la plaignante ne change pas la nature bipartite du procès criminel. Il n’est pas question que la plaignante agisse comme « deuxième poursuivant » sur la question ultime de la culpabilité lorsque, comme en l’espèce, elle n’a pas de droits de participation au procès en tant que tel. Comme l’a noté la Cour au par. 66 de l’arrêt Darrach, l’objet d’un voir‑dire n’est pas de déterminer si l’accusé est coupable ou innocent. La plaignante apporte plutôt sa propre perspective sur les répercussions qu’aura l’admission de la preuve sur sa vie privée et sa dignité, ce qui a un lien direct avec la question de l’admissibilité. Le juge qui préside l’audience demeure l’arbitre ultime pour trancher la question de l’admissibilité et peut accepter ou rejeter les arguments de la plaignante et les soupeser par rapport aux considérations concurrentes.

[179]                      Un facteur important justifiant la participation de la plaignante est qu’elle a un point de vue unique sur la nature de l’intérêt à la protection de la vie privée en jeu à l’égard de ses propres dossiers. Les contributions de la plaignante, qui est loin d’être un « deuxième poursuivant », sont importantes précisément parce qu’elles sont différentes de celles du ministère public. La participation de la plaignante peut aussi renforcer l’apparence d’indépendance du poursuivant parce que le ministère public n’a plus le fardeau de représenter la plaignante ou de transmettre au juge le point de vue de celle‑ci concernant l’admission en preuve des dossiers. Cela revêt une importance particulière lorsque la plaignante et le ministère public n’ont pas la même opinion sur la question de l’admissibilité.

[180]                      Il y a d’autres situations où des tiers peuvent participer à des procès criminels lorsqu’ils ont des intérêts en jeu. Par exemple, les victimes qui font des déclarations lors des audiences de détermination de la peine ou les médias qui présentent des observations concernant les interdictions de publication ont eux aussi des droits de participation devant les tribunaux. Ces droits de participation ne dénaturent pas la nature bipartite de l’instance criminelle.

c)               Pas de violation du droit de contre‑interroger

[181]                      Comme nous l’avons déjà expliqué, la plaignante recevra du ministère public des renseignements concernant la demande afin de faciliter sa participation à l’audience. Étant donné que la plupart des demandes devraient être faites avant le procès, la plaignante recevra généralement ces renseignements avant de témoigner. L’article 278.94  confère aussi des droits de participation à l’audience de la deuxième étape, ce qui permet à la plaignante d’entendre les plaidoiries de la défense relativement à la pertinence et à la valeur probante des éléments de preuve (sauf si le juge décide qu’une certaine exclusion est nécessaire pour assurer l’équité du procès).

[182]                      J.J. et M. Reddick soutiennent tous les deux que la connaissance par la plaignante de la preuve figurant dans la demande, ainsi que de la thèse de la défense concernant les raisons pour lesquelles cette preuve est pertinente, portera atteinte au droit de la défense de contre‑interroger sans entrave importante et injustifiée. Selon eux, la plaignante, en participant à l’audience de la deuxième étape, sera en mesure d’adapter ses réponses lors du contre‑interrogatoire au procès pour expliquer les divergences et diminuer l’effet des questions posées par la défense. Puisque la crédibilité et la fiabilité sont souvent au cœur d’un procès pour infraction d’ordre sexuel, la participation de la plaignante viole le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière. Nous ne pouvons souscrire à cet argument pour plusieurs raisons.

[183]                      D’abord, le droit de contre‑interroger n’est pas sans limites. L’accusé ne peut effectuer un contre‑interrogatoire injuste ou non pertinent seulement parce qu’il considère qu’il s’agit de sa stratégie la plus efficace. Cela serait à la fois injuste pour la plaignante et contraire aux intérêts de la justice. Dans l’arrêt Osolin, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente mais non sur ce point, a souligné que « les droits de l’accusé de présenter des éléments de preuve et de procéder au contre‑interrogatoire ne sont pas illimités; ils doivent, en premier lieu, être circonscrits par la question de pertinence et, en second lieu, être pondérés par des facteurs tels le droit du témoin à sa vie privée et le préjudice qui peut en résulter tant pour le témoin que pour le déroulement du procès » (p. 631‑632). Dans l’affaire qui nous occupe, prendre la plaignante par surprise avec ses propres dossiers très privés au procès peut être injuste pour elle et aller à l’encontre de la recherche de la vérité.

[184]                      En définitive, le droit à un procès équitable ne garantit pas « le procès le plus avantageux possible du point de vue de l’accusé » ni une « justice parfaite » (R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 28; voir aussi O’Connor, par. 193); ce qui est garanti, c’est plutôt une justice fondamentalement équitable, qui exige la prise en considération des intérêts à la protection de la vie privée des autres personnes qui se retrouvent dans le système de justice (O’Connor, par. 193‑194, la juge McLachlin). Bien qu’il soit idéal, du point de vue de l’accusé, de contre‑interroger la plaignante sur « chaque élément » d’information en vue de la discréditer ou de l’ébranler, la Charte  ne garantit pas un tel droit (O’Connor, par. 193‑194). En l’espèce, les dispositions contestées établissent un équilibre qui protège la justice fondamentale pour les personnes accusées et les plaignantes.

[185]                      Ensuite, il est incorrect de supposer que la communication préalable empêche un contre‑interrogatoire efficace ou entrave la recherche de la vérité. Le ministère public communique aux personnes accusées une quantité considérable de documents, et on ne suppose pas pour autant que leur témoignage est moins fiable ou moins crédible pour cette raison. De fait, la Cour dans l’arrêt Stinchcombe a rejeté à bon droit cette suggestion :

     On allègue en outre, pour justifier le refus de divulguer, que ces renseignements permettraient à la défense de faire concorder sa propre preuve avec les renseignements en la possession du ministère public. Par exemple, un témoin pourrait changer son témoignage pour qu’il s’accorde avec une précédente déclaration faite à la police ou au substitut du procureur général. Cet argument me laisse froid. Toute communication d’éléments de preuve, quelle que soit la forme qu’elle revêt, donne prise à cette critique. Qu’y a‑t‑il de mal à ce qu’un témoin se rafraîchisse la mémoire en consultant une déclaration antérieure ou un document? Il se peut même que ce témoin modifie sa déposition en conséquence. Cela privera peut‑être l’avocat qui mène le contre‑interrogatoire d’un avantage considérable, mais l’équité envers le témoin peut exiger qu’on ne lui tende pas de piège en lui permettant de témoigner sans avoir eu la possibilité de prendre connaissance des écrits contradictoires que le poursuivant lui cache en quelque sorte. Il est reconnu, en principe, que la recherche de la vérité est facilitée plutôt qu’entravée par la divulgation de tous les renseignements pertinents. [Nous soulignons; p. 335.]

En conséquence, contrairement à ce que soutiennent J.J. et M. Reddick, il n’existe aucun principe absolu selon lequel la communication des documents de la défense porte inévitablement atteinte au contre‑interrogatoire et à l’équité du procès.

[186]                      Dans les instances civiles, les deux parties participent à une vaste enquête et à la communication de documents et à la présentation des témoins au préalable, sans soulever la question des « vices de témoignage ». Même si la surprise était traditionnellement une « arme [. . .] dans l’arsenal » dans les procès contradictoires en général, le déclin de son utilisation est attribuable à l’acceptation du principe selon lequel « il vaut mieux, dans l’intérêt de la justice, que l’élément de surprise soit éliminé du procès et que les parties soient prêtes à débattre les questions litigieuses sur le fondement de renseignements complets concernant la preuve à réfuter » (Stinchcombe, p. 332). La Cour a appliqué ce principe dans l’arrêt Darrach, statuant que « [l]e droit à une défense pleine et entière ne comprend pas le droit de recourir à la surprise pour se défendre » (par. 55). De même, dans le cadre du régime de production des dossiers en la possession de tiers, la plaignante reçoit un exemplaire de la demande de production et peut participer à l’audience concernant la pertinence probable de cet élément de preuve avant le contre‑interrogatoire.

[187]                      Le « vice de témoignage » n’est pas une préoccupation qui empêche le contre-interrogatoire efficace en ce qui a trait aux documents communiqués par le ministère public dans les procès criminels ou civils. Pour les mêmes raisons, la participation de la plaignante à une audience de la deuxième étape ne suscite pas de risque que des témoignages soient viciés de sorte qu’il y ait entrave injustifiée à la recherche de la vérité ou au contre‑interrogatoire efficace. Le fait de donner un préavis à la plaignante avant de lui présenter des renseignements très privés dans le cadre d’un procès public est susceptible de la rendre plus apte à participer honnêtement au contre‑interrogatoire. Plus particulièrement, elle sera probablement mieux outillée pour répondre que si elle était prise de court par l’utilisation de ses dossiers privés. En outre, l’exigence selon laquelle une demande doit être communiquée avant le procès fait en sorte que les plaignantes dans les affaires d’infraction d’ordre sexuel sont informées des répercussions découlant de leur participation au procès (Craig, p. 808‑809; R. c. M.S., 2019 ONCJ 670, par. 92 (CanLII)). Cela favorise aussi les procès justes et équitables.

[188]                      Troisièmement, l’accusé sera toujours en mesure de vérifier le témoignage de la plaignante en le comparant aux déclarations antérieures qu’elle a faites à la police. La défense a accès à ces déclarations en application des obligations du ministère public établies dans l’arrêt Stinchcombe. Si le témoignage de la plaignante a changé de façon significative entre le moment où elle a fait la déclaration à la police et le procès, cette divergence sera évidente aux yeux du juge des faits, et l’accusé pourra contre‑interroger la plaignante sur ce fondement (peu importe si la déclaration à la police a été faite sous serment) (voir Craig). Le juge des faits peut évaluer s’il croit la plaignante et ajuster le poids qu’il accorde à son témoignage.

[189]                      Quatrièmement, la plaignante peut être contre-interrogée sur son accès à la demande concernant des dossiers privés. L’accusé peut contester la crédibilité et la fiabilité de la plaignante en laissant entendre qu’elle a adapté son témoignage pour qu’il corresponde à ce qu’elle a appris dans la demande. Dans la mesure où notre collègue le juge Brown affirme que le par. 645(5) et l’art. 648  du Code criminel  rendent inacceptables de tels contre‑interrogatoires, nous ne sommes pas de cet avis.

[190]                      Enfin, le par. 278.93(4)  confère au juge le pouvoir discrétionnaire d’instruire les demandes dans un délai plus court que sept jours avant l’audience si cela est « dans l’intérêt de la justice ». Le juge du procès peut aussi instruire une demande en cours d’instance dans l’intérêt de la justice. Les intimés J.J. et M. Reddick sont préoccupés par le fait que le témoignage de la plaignante puisse être vicié parce qu’elle reçoit généralement la demande et participe à l’audience d’admissibilité de la deuxième étape avant de témoigner au procès. Toutefois, si une situation se présente où la communication préalable de la demande à la plaignante annulerait réellement l’efficacité du contre‑interrogatoire, l’accusé peut choisir de présenter la demande pendant le contre‑interrogatoire afin d’éviter le risque que le témoignage soit vicié. Le juge du procès est alors responsable d’établir s’il est dans l’intérêt de la justice d’accueillir une telle demande. Ce faisant, le juge du procès devrait garder à l’esprit le risque que le procès soit retardé en raison de son fractionnement. Précisons que les demandes en cours d’instance ne devraient pas représenter la norme.

(7)           Conclusions finales concernant la constitutionnalité

[191]                      Vu l’absence de conclusion portant que les art. 278.92  à 278.94  du Code criminel  contreviennent à l’art. 7  ou à l’al. 11d)  de la Charte , il n’est pas nécessaire que nous examinions l’article premier de la Charte . De plus, comme nous l’avons vu plus tôt, aucune question relative à l’al. 11c)  n’est en jeu.

V.           Dispositif

[192]                      Les articles 278.92  à 278.94  du Code criminel  sont constitutionnels dans leur intégralité, tant en ce qui a trait à leur application aux demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276  qu’à celles relatives aux dossiers privés.

[193]                      En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi du ministère public et de rejeter le pourvoi incident de J.J.; nous sommes aussi d’avis d’accueillir l’appel de A.S. Les décisions en matière constitutionnelle des juges saisis de la demande dans les deux affaires sont cassées.

VI.         Dépens

[194]                      Dans le cas de J.J., il n’y aura aucune ordonnance concernant les dépens, que ce soit à l’égard de l’appel interjeté par le ministère public ou du pourvoi incident interjeté par J.J., puisqu’il s’agit d’une affaire criminelle sans circonstances exceptionnelles.

[195]                      Dans l’autre pourvoi, A.S. a présenté une requête en désignation d’un avocat conformément à l’art. 694.1  du Code criminel . Cet article ne prévoit pas de désignations d’avocat pour les parties autres que les personnes accusées; la requête de A.S. doit donc être rejetée.

[196]                      Toutefois, A.S. a apporté à ses propres frais un important point de vue devant la Cour au nom des plaignantes concernant une nouvelle question constitutionnelle. Conformément à la compétence de la Cour en matière de frais, prévue à l’art. 47  de la Loi sur la Cour suprême , nous exerçons notre pouvoir discrétionnaire dans ces circonstances exceptionnelles pour ordonner au procureur général de l’Ontario de payer les frais de A.S. devant la Cour. En conséquence, le pourvoi de A.S. est accueilli avec dépens en faveur de A.S. devant la Cour, conformément au tarif des honoraires et débours énoncé à l’annexe B des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156.

 

Version française des motifs rendus par

 

                    Le juge Brown —

I.               Introduction

[197]                     Dans l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 625, notre Cour a jugé qu’en cherchant à juste titre à abolir l’« usage sexiste et dépassé » consistant à utiliser des preuves concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante, le Parlement était allé « au‑delà de ce qui est nécessaire », en rendant inadmissibles « des éléments de preuve qui peuvent être essentiels à la présentation d’une défense légitime et, partant, à la tenue d’un procès équitable ». Ce faisant, a ajouté la Cour, le législateur a créé un « risque réel de voir condamner un innocent » (p. 625).

[198]                     Les présents pourvois découlent d’une mesure qui comporte précisément ce risque. Le régime d’examen des dossiers instauré aux art. 278.92  à 278.94  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , représente une érosion sans précédent et inconstitutionnelle par le Parlement du droit à un procès équitable de la personne présumée innocente ⸺ qui, rappelons‑le, est bel et bien innocente dans certains cas. Il entrave sérieusement la capacité de ces personnes à prouver cette innocence, en faisant en sorte que tous les dossiers privés se rapportant à la plaignante qui sont en la possession de l’accusé et que ce dernier se dispose à présenter en preuve dans une poursuite pour infraction sexuelle sont présumés inadmissibles. Il s’agit de la seule règle de preuve qui exige la communication, avant le procès, de la preuve et de la stratégie de la défense, avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète, et même lorsque la preuve que l’on cherche à invoquer n’est ni non pertinente ni préjudiciable en soi.

[199]                     En jugeant ce régime constitutionnel, la majorité souligne, d’un ton qui se veut rassurant, les supposées « similitudes » qui existeraient entre le régime d’examen des dossiers et deux régimes législatifs connexes, à savoir, les dispositions de l’art. 276  restreignant l’admissibilité des preuves portant sur des actes sexuels autres que ceux à l’origine de l’accusation — dispositions qui avaient d’abord été invalidées dans l’arrêt Seaboyer, mais dont le Parlement a par la suite restreint la portée et qui ont été confirmées dans l’arrêt R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443 ⸺ et les dispositions des art. 278.1  à 278.91  encadrant la production de dossiers en la possession de tiers, dont la validité a été confirmée dans l’arrêt R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668. Puisque le droit de l’accusé à une défense pleine et entière et la règle interdisant d’obliger la défense à communiquer sa preuve ne sont pas absolus, le législateur peut logiquement aller encore plus loin et s’en écarter. L’analyse que fait la majorité se réduit donc à un simple syllogisme : (1) ces droits ne sont pas absolus et ont été limités de façon similaire; (2) ces limites ont été jugées constitutionnelles; (3) par conséquent, cette nouvelle limite est constitutionnelle.

[200]                     Mais on dénature ces deux régimes lorsqu’on les qualifie de « similaires » et l’on dénature aussi notre jurisprudence. La majorité ne tient pas compte du mécanisme et des effets réels du régime d’examen des dossiers. Ce régime est plus large en ce qui a trait aux droits de l’accusé par son objet, sa portée et ses effets. Il va plus loin que les art. 276  et 278.1  à 278.91  en reconnaissant à la plaignante le droit à un préavis, ainsi que le droit de « comparaître et [de] présenter [ses] arguments », et il s’applique à un plus large éventail de dossiers, dont beaucoup seront souvent très pertinents et très probants. Il ne se limite pas aux documents qui ont été créés sous le sceau de la confidentialité ou qui se sont retrouvés de façon illicite entre les mains de l’accusé, comme le rapport psychiatrique de la plaignante. De plus, et cela est un point crucial, il vise aussi les communications numériques échangées entre l’accusé et la plaignante au sujet des activités à l’origine de l’accusation ⸺ notamment les messages dans lesquels la plaignante nie que l’infraction soit survenue, indique un motif de fabrication, semble indiquer une incapacité à se rappeler de faits essentiels, ou donne une version incohérente de l’incident allégué. Il s’agit d’une différence de nature et non simplement d’une différence de degré.

[201]                     Bref, dans un domaine qui exige que l’on procède à une analyse qui tient compte du contexte, la majorité ne peut de façon plausible affirmer que des régimes qui sont censés porter sur la production de documents ou sur les éléments de preuve qui sont préjudiciables en soi peuvent être appliqués de manière générale pour traiter de l’admissibilité ou de preuves qui seront souvent pertinentes et très probantes. Le procureur général du Canada ne peut pas non plus soutenir de manière crédible que le Parlement a trouvé le juste équilibre en transposant maladroitement les procédures d’un régime à un autre.

[202]                     Répondant à des arguments que personne n’a formulés, la majorité souligne que le droit au contre‑interrogatoire n’est « pas illimit[é] » (par. 183) et que personne n’a droit à un procès « parfai[t] » (par. 184). Ce faisant, elle banalise les préoccupations que soulève ce régime et elle élude une certaine réalité de notre système de justice criminelle, à savoir que, sans être absolus, ces droits sont de l’ordre le plus fondamental et qu’on n’y déroge que dans des circonstances particulières et limitées.

[203]                     Dans mes motifs, je mets l’accent sur les failles constitutionnelles que comportent ces dispositions législatives spécifiques. Si on l’interprète correctement, le régime d’examen des dossiers limite de quatre façons les droits que les al. 11c)  et 11d)  et l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés  garantissent à l’accusé :

1.                     Il oblige les accusés à révéler leur défense avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète, ce qui va à l’encontre du principe interdisant l’auto‑incrimination, du droit de garder le silence et de la présomption d’innocence. Les accusés doivent révéler non seulement leur stratégie de contre‑interrogatoire et les éléments susceptibles d’être utilisés pour attaquer la crédibilité des témoins à charge, mais aussi leurs propres déclarations antérieures, et ce, même avant que la Couronne n’ait ouvert sa preuve. Bien que l’analyse de la majorité ne permette pas de répondre à la question de savoir si les communications échangées entre l’accusé et la plaignante au sujet des activités à l’origine de l’accusation répondent à la définition de « dossiers », elles sont, comme je vais l’expliquer, clairement visées. Les accusés ne peuvent donc même pas se référer au contenu de ces communications pour leur propre défense sans présenter d’abord une demande. Et, même si les dossiers sont finalement admis en preuve, les droits de l’accusé ont été limités.

              Ce fait rend, à lui seul, le régime inconstitutionnel.

2.                     Le régime limite la capacité de l’accusé de contre‑interroger les témoins à charge en faisant jouer un rôle à la plaignante lors des décisions préalables à l’audience rendues au sujet de l’admissibilité. La défense doit généralement communiquer sa demande à la Couronne et à la plaignante au moins sept jours avant la tenue de l’audience sur l’admissibilité, ce qui risque de contaminer le témoignage de la plaignante et de limiter la capacité de l’accusé d’attaquer la crédibilité de la plaignante au procès. Le contre‑interrogatoire demeure un élément essentiel du droit à une défense pleine et entière et du droit à un procès équitable. Dans les affaires d’agression sexuelle, il s’agit souvent du seul moyen de faire apparaître les mensonges, les problèmes de mémoire et les incohérences du témoignage de la plaignante.

3.                     Il fait en sorte que les dossiers privés sont présumés inadmissibles lorsqu’ils sont présentés par la défense, mais qu’ils sont présumés admissibles lorsqu’ils sont soumis par la Couronne. La poursuite n’est pas assujettie au régime d’examen des dossiers et elle peut librement présenter en preuve des dossiers privés pour justifier une déclaration de culpabilité, sans que ces dossiers fassent l’objet d’un examen avant le procès. Ce n’est que lorsque la défense veut utiliser les mêmes renseignements privés pour soulever un doute raisonnable que ce procédé devient dangereux. Cela compromet l’objet du régime et va à l’encontre du droit à un procès équitable.

4.                     Il établit un critère d’admission des preuves à décharge plus strict que ce qui est permis par la Constitution ou justifié. L’accusé doit établir, avant que le témoignage de la plaignante n’ait été entendu, que les dossiers ont une valeur probante (« a significant probative value », aux termes de la version anglaise de la disposition), ce qui signifie que certaines preuves pertinentes et probantes seront nécessairement exclues. Combinée à la vaste portée du terme « dossier », cette exigence limite la présomption d’innocence et le droit à une défense pleine et entière.

[204]                     Ces limites sont disproportionnées et ne peuvent se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. En poursuivant un but légitime, le législateur s’y est pris maladroitement, sans tenir compte des droits fondamentaux des accusés. Ce régime n’est pas seulement désavantageux pour la défense, il compromet essentiellement la capacité de l’accusé d’éviter l’auto‑incrimination, de contre‑interroger efficacement les témoins à charge et de présenter des éléments de preuve pertinents et probants dans le cadre d’une instance qui décidera de sa liberté. Bien que le régime puisse promouvoir l’objectif du législateur de protéger la vie privée, la dignité et l’égalité des plaignants, il n’y parvient que de façon accessoire et aux dépens des droits fondamentaux à un procès équitable.

[205]                     Le Parlement a établi une recette pour des condamnations injustifiées. En fait, avec ce régime, elles sont pratiquement inévitables. À l’instar de la formation de la Cour qui a tranché l’affaire Seaboyer, je ne saurais tolérer qu’un innocent soit déclaré coupable. Et comme le régime en cause dans l’affaire Seaboyer, le régime d’examen des dossiers devrait être renvoyé au Parlement pour qu’il en restreigne la portée. Le Parlement aurait pu atteindre son objectif en se conformant à la Charte .

II.            Contexte législatif

[206]                     Deux régimes législatifs connexes ont précédé le régime d’examen des dossiers :

1.                     Le régime de l’art. 276 , adopté en 1992, limite l’utilisation, dans les procès pour infractions sexuelles, d’éléments de preuve portant sur des activités sexuelles de la plaignante autres que celles à l’origine de l’accusation. Avant l’adoption de l’art. 278.92 , l’art. 276  était la seule règle de preuve qui prévoyait une présomption d’inadmissibilité qui s’appliquait exclusivement aux preuves à décharge, en interdisant catégoriquement toute preuve portant sur les antécédents sexuels de la plaignante lorsque cette preuve était utilisée pour étayer l’une de deux déductions générales (Darrach, par. 2). Notre Cour a confirmé la constitutionnalité de cette disposition dans l’arrêt Darrach, en expliquant que l’art. 276  visait « à exclure les renseignements non pertinents et uniquement les renseignements pertinents dont l’effet préjudiciable sur la bonne administration de la justice l’emporte sur leur valeur probante » (par. 43).

2.                     Le régime des art. 278.1  à 278.91 , qui a été adopté en 1997, encadre la production de dossiers en la possession de tiers aux accusés dans les procès pour infractions sexuelles. Notre Cour a confirmé la constitutionnalité de ce régime dans l’arrêt Mills, en concluant qu’il était « soigneusement conçu pour refléter le problème auquel le législateur s’attaquait » — préserver l’accès de l’accusé aux dossiers privés qui peuvent être pertinents tout en protégeant le droit à la vie privée des plaignants et des témoins (par. 99).

[207]                     À la suite de l’adoption de ces régimes, il est devenu évident que l’admissibilité des documents en possession de l’accusé à l’égard desquels la plaignante a droit au respect de sa vie privée posait une « difficulté très différente » (R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33, par. 133). Dans les arrêts R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, et Shearing, notre Cour a fait état d’une démarche fondée sur la common law pour déterminer l’admissibilité des dossiers se trouvant en la possession de l’accusé.

[208]                     En 2012, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a examiné le régime de communication de dossiers en possession de tiers. Il a recommandé au Parlement d’envisager d’établir « une procédure régissant l’admissibilité et l’utilisation à un procès des dossiers privés de plaignants, selon l’article 278.1  du Code criminel , que l’accusé ne détient pas illégalement » (Examen législatif des dispositions et de l’application de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d’infraction d’ordre sexuel) : Rapport final, p. 21). En réaction, le 13 décembre 2018, le Parlement a adopté le régime actuel d’examen des dossiers.

[209]                     Comme je l’ai déjà signalé de façon plus générale, le régime d’examen des dossiers fait en sorte que tous les dossiers privés se rapportant à la plaignante qui sont en la possession de l’accusé et pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée et que l’accusé se dispose à présenter en preuve sont présumés inadmissibles : art. 278.1  et par. 278.92(1) . La preuve proposée n’est admissible que si : (1) elle est admissible en vertu de l’art. 276 , lorsque celui‑ci s’applique (al. 278.92(2)a)); (2) dans les autres cas, elle est « en rapport avec un élément de la cause et [. . .] le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante » (al. 278.92(2)b)). De plus, le par. 278.92(3) énumère neuf facteurs que le juge prend en considération pour décider si la preuve est admissible, y compris « tout autre facteur qu’il estime applicable en l’espèce » (al. 278.92(3)i)).

[210]                     Aux termes du par. 278.93(1), l’accusé doit présenter une demande pour qu’il soit décidé si la preuve est admissible au titre des par. 276(2) ou 278.92(2). Le paragraphe 278.93(2) précise la forme et le contenu de cette demande. La demande « est formulée par écrit et énonce toutes précisions utiles au sujet de la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause ». Cette demande doit être déposée et expédiée au poursuivant et au greffier du tribunal « au moins sept jours auparavant, ou dans le délai inférieur autorisé par [le juge] dans l’intérêt de la justice » (par. 278.93(4) ). S’il est convaincu que la demande a été régulièrement signifiée et « qu’il y a des possibilités que la preuve en cause soit admissible », le juge tient une audience préliminaire pour décider de l’admissibilité de la preuve au titre des par. 276(2) ou 278.92(2).

[211]                     L’audience sur l’admissibilité se tient à huis clos (par. 278.94(1)). La plaignante peut comparaître et présenter ses arguments à l’audience, mais ne peut être contrainte à témoigner (par. 278.94(2) ). Elle a le droit d’être représentée par un avocat (par. 278.94(3) ).

III.         Analyse

A.           Points préliminaires concernant la méthode d’analyse de la majorité

[212]                     Tout d’abord, je fais le bref commentaire suivant sur le cadre d’analyse qu’il convient d’appliquer lorsque l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte sont invoqués.

[213]                     Je souscris aux motifs du juge Rowe. La jurisprudence sur l’art. 7  et sa relation avec les autres articles de la Charte , dont (comme en l’espèce) l’art. 11 , est obscure sur le plan de la doctrine et incohérente au chapitre de la méthode, car elle est le fruit de 40 ans de décisions judiciaires ponctuelles. Les motifs de la majorité poursuivent hélas cette trajectoire de manière particulièrement régressive en se servant de l’art. 7  non pas pour protéger les garanties de procès équitable et d’application régulière de la loi offertes par la Charte , mais pour les éroder. Cela établit le bien‑fondé, tant au chapitre de la forme que de l’effet, de la thèse du juge Rowe selon laquelle notre jurisprudence relative à l’art. 7  est de plus en plus « utilisé[e] pour mettre en péril [la] protection [d’un procès équitable] » (motifs du juge Rowe, par. 431). Le fait que notre droit en soit arrivé à ce curieux stade est, c’est le moins qu’on puisse dire, remarquable et regrettable.

[214]                     Cela dit, afin de répondre exhaustivement aux arguments de même qu’aux motifs de la majorité, j’applique le cadre proposé dans les arrêts Mills et Darrach qu’elle invoque. La majorité rejette d’emblée les motifs dissidents, affirmant que nous ne tenons pas compte du principe du stare decisis (par. 14). Cela est tout simplement inexact : en jugeant le régime inconstitutionnel, j’applique le cadre pertinent. Plus précisément, toutefois, le plaidoyer de la majorité en faveur du stare decisis n’est pas une solution aux circonvolutions extraordinaires dans la jurisprudence sur l’art. 7  que relate le juge Rowe et que perpétue, selon moi, le jugement de la majorité.

[215]                     Je fais aussi observer, en toute déférence, que la majorité ne donne aucune indication utile aux tribunaux qui devront appliquer le cadre existant. Mes collègues décrivent la « méthode » d’évaluation de multiples violations alléguées de la Charte  comme étant « fortement tributaire du contexte et des faits » et disent qu’elle « peut dépendre des faits de l’espèce, de la nature des droits protégés par la Charte  en jeu et de la manière dont ils se recoupent » (comprenne qui pourra) (par. 115). Pareillement, ils demandent avec insistance une « compréhension complète de la façon dont [l]es principes de justice fondamentale [pertinents] s’appliquent dans un contexte donné » (par. 122, citant Mills, par. 63). Rien de tout cela ne peut plausiblement être décrit comme une « méthode ». C’est plutôt le contraire, et cela démontre plutôt que l’entreprise est en fait purement ponctuelle, et qu’elle le restera.

[216]                     Ensuite, nous avons entendu des arguments concernant le cadre à appliquer lorsque les droits constitutionnels d’une plaignante sont en jeu ⸺ c’est‑à‑dire la question de savoir si c’est la « pondération » dont il est question dans les arrêts Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, ou la « conciliation » proposée dans les arrêts Mills et Darrach qui constitue le cadre approprié. Il n’est pas nécessaire que je tranche cette question parce qu’à mon avis, les droits des accusés ne sont en concurrence avec aucun autre ensemble de droits en l’espèce. Contrairement à la preuve visée par les art. 278.1  à 278.91  dont il était question dans l’arrêt Mills, les dossiers en litige dans la présente affaire sont déjà entre les mains de l’accusé, ce qui écarte toute préoccupation en matière d’atteinte à la vie privée par l’État qui devrait être établie en vertu de l’art. 8  (Shearing, par. 95). Et contrairement à la preuve visée par l’art. 276  dont il était question dans l’arrêt Darrach, les dossiers auxquels s’appliquent les art. 278.92  à 278.94  n’ont rien de catégoriquement préjudiciable, et il n’est pas évident que « les intérêts relatifs à la vie privée, à la dignité et à l’égalité de la plaignante sont en jeu » (une fois encore, comprenne qui pourra) (motifs de la majorité, par. 119). Il n’y a donc rien à pondérer ou à concilier. De plus, bien que la majorité annonce de manière péremptoire qu’« encourager la dénonciation de la violence sexuelle et la protection de la sécurité et de la vie privée des témoins » soient des principes de justice fondamentale (par. 120), cette proposition ne résiste tout simplement pas à un examen plus approfondi. Comme le fait observer le juge Rowe dans ses motifs, au par. 370, la Cour dans Seaboyer n’a pas reconnu ces objectifs comme étant des principes de justice fondamentale, et il est peu probable qu’ils répondent au test actuel.

[217]                     Même si la présente affaire mettait effectivement « en jeu » des droits concurrents garantis par la Charte , les arrêts Darrach et Mills ne seraient pas déterminants pour la constitutionnalité du régime d’examen des dossiers. En guise de toile de fond, plusieurs procureurs généraux affirment que le Parlement n’a fait qu’étendre les protections offertes actuellement par le Code criminel  pour combler une « lacune » lorsque la défense a déjà en sa possession des dossiers privés concernant la plaignante. D’ailleurs, la Couronne décrit le régime d’examen des dossiers comme [traduction] « une extension logique de la common law et des régimes codifiés connexes en matière de procédure et de preuve qui ont passé avec succès l’épreuve d’une contestation constitutionnelle » (m.a. dans le cas de J.J., par. 1). La majorité se rallie sans discernement à ce point de vue, et affirme que la même conclusion devrait s’appliquer en l’espèce.

[218]                     Je ne suis pas de cet avis. Le régime d’examen des dossiers diffère du régime prévu à l’art. 276  et de celui des art. 278.1  à 278.91 . Comme l’a expliqué l’avocat de J.J. : [traduction] « [c]e régime soulève un problème différent et exige une solution différente » (transcription, 1re journée, p. 45). Les régimes en question visent des situations dans lesquelles l’accusé cherche à obtenir ou à présenter en preuve des documents qui sont présumés non pertinents de par leur nature et dont la production ou l’utilisation est préjudiciable en soi à l’équité du procès. En revanche, le régime d’examen des dossiers concerne l’utilisation de documents qui se trouvent en la possession de l’accusé et qui sont souvent pertinents et probants et ne sont pas préjudiciables en soi. Par exemple, il est peu probable que le déroulement du procès soit compromis — au sens où le juge des faits serait induit en erreur — si l’accusé attaque la crédibilité de la plaignante au moyen d’un message texte qu’elle lui a envoyé et qui n’est pas utilisé pour appuyer un raisonnement fondé sur un mythe.

[219]                     Quant à l’art. 276 , notre Cour a souligné à de nombreuses reprises qu’il vise une catégorie plus restreinte de preuves, et ce, pour de bonnes raisons. Dans l’arrêt Seaboyer, la Cour a expliqué que cet article visait à abolir les anciennes règles de common law qui permettaient d’admettre des preuves qui étaient relatives au comportement sexuel de la plaignante, mais qui avaient peu de valeur probante et étaient destinées à tromper le jury (p. 604). Et dans l’arrêt Darrach, le juge Gonthier a souligné à plusieurs reprises que l’art. 276  visait à exclure uniquement les éléments de preuve non pertinents et trompeurs (par. 19, 21, 25, 37, 42, 45 et 58). La Cour a formulé cette justification de façon indéniable dans les extraits suivants :

     Un accusé n’a jamais eu le droit de produire des éléments de preuve non pertinents. Il n’a pas non plus le droit de produire des éléments de preuve trompeurs pour étayer des déductions illégitimes : « il n’est pas permis à l’accusé de fausser la fonction de recherche de la vérité du processus judiciaire » (Mills, précité, au par. 74). Comme le par. 276(1) établit une règle de preuve qui n’exclut que les éléments de preuve non pertinents, il ne peut pas porter atteinte au droit de l’accusé à une défense pleine et entière . . .

      . . .

      Tout comme pour la preuve par ouï‑dire, la preuve de moralité et la preuve de faits similaires, l’admissibilité de la preuve du comportement sexuel antérieur fait l’objet de restrictions. La défense qui cherche à présenter une telle preuve doit établir qu’elle étaye au moins une déduction pertinente quelconque.

      . . .

      La preuve du comportement sexuel antérieur sera rarement pertinente pour appuyer une dénégation que l’activité sexuelle a eu lieu ou pour établir le consentement. [Je souligne; par. 37, 46 et 58.]

[220]                     Mais rien de tout cela ne vaut dans le cas des dossiers visés par le régime instauré par les art. 278.92  à 278.94 . La Couronne a soutenu devant nous que les dossiers privés [traduction] « sont susceptibles de soulever les mêmes préoccupations que celles qu’engendre l’article 276  », y compris « le risque d’un raisonnement fondé sur des mythes [. . .] qui déborde le cadre des deux mythes » (transcription, 1re journée, p. 11). L’avocate n’a pas précisé à quel mythe elle faisait allusion. La majorité affirme elle aussi que les dossiers privés sont « analogues à la preuve relevant de l’art. 276 , car ils peuvent aussi mettre en jeu des mythes qui sont insidieux et incompatibles avec la fonction de recherche de la vérité du procès » (par. 162). Il s’agit d’une autre affirmation tout à fait péremptoire. Rien dans la preuve ou la jurisprudence ne permet de conclure que tous les documents qui mettent en jeu le droit de la plaignante au respect de sa vie privée et qui se trouvent en la possession de l’accusé fausseront la fonction de recherche de la vérité du processus judiciaire. De plus, cette conclusion est démentie par la jurisprudence qui a jusqu’ici appliqué le régime d’examen des dossiers et qui démontre que les « dossiers » sont souvent très pertinents et probants et sans rapport avec des mythes et des stéréotypes. Tout cela sans parler du fait que le régime s’applique de façon générale à des « dossiers » qui se trouvent entre les mains de la défense, mais pas entre celles de la Couronne, ce qui fait encore mieux ressortir les différences qui existent entre les dispositions contestées et le régime de l’art. 276 .

[221]                     Quant aux art. 278.1  à 278.91 , le régime en question intéresse la production de dossiers émanant de tiers, et non l’admissibilité des dossiers se trouvant déjà en la possession de l’accusé. Les premiers sont des documents très privés et souvent confidentiels qui n’ont jamais été destinés à être vus par l’accusé. Dans l’arrêt Mills, la Cour a expliqué que la portée du droit de l’accusé à une défense pleine et entière devait être circonscrite à la lumière des droits concurrents à la vie privée et à l’égalité des plaignants et des témoins. Cette analyse est nécessairement fonction du contexte. Lorsque l’accusé cherche à obtenir des renseignements « qui ne contribueront qu’à fausser l’objectif de recherche de la vérité d’un procès », les droits à la vie privée et à l’égalité priment (par. 94). En revanche, « si les renseignements contenus dans un dossier influent directement sur le droit à une défense pleine et entière, le droit à la vie privée doit céder le pas à la nécessité d’éviter de déclarer coupable un innocent » (par. 94 (je souligne)). Dans l’arrêt Shearing, notre Cour a bien précisé que le raisonnement régissant la production ne s’applique pas à l’admissibilité (par. 105‑107).

[222]                     Je ne peux donc admettre que la constitutionnalité du régime d’examen des dossiers découle des affirmations faites par notre Cour dans les arrêts Mills et Darrach. En fait, il semblerait que ces affirmations militent contre la constitutionnalité du régime. Le régime d’examen des dossiers fait en sorte que sont présumés inadmissibles les mêmes types de dossier qui seraient communiqués à l’accusé sous le régime de l’arrêt Mills, car ils sont nécessaires à une défense pleine et entière à une étape préliminaire.

[223]                     L’analyse repose plutôt sur l’interprétation de dispositions spécifiques, et en particulier des termes suivants :

1.                      « dossier »;

2.                     « que [l’accusé] se dispose à présenter en preuve »;

3.                     la plaignante peut « comparaître et présenter ses arguments »;

4.                     « sept jours auparavant, ou dans le délai inférieur autorisé par [le juge] dans l’intérêt de la justice ».

[224]                     Je suis d’avis que le régime d’examen des dossiers viole tant l’art. 11  que l’art. 7 . Pour cette raison, en appliquant le cadre d’analyse actuel fondé sur la Charte  et en répondant aux arguments des parties, j’amorce l’examen de chaque élément de ce régime plutôt que de reproduire l’analyse en étudiant séparément les violations des art. 11  et 7 .

[225]                     Gardant ces points de repère à l’esprit, je passe maintenant à l’examen de la constitutionnalité du régime d’examen des dossiers en précisant tout d’abord sa portée et en indiquant les quatre limites que ce régime apporte aux droits conférés à l’accusé par la Charte .

B.            Le régime d’examen des dossiers limite les droits garantis à l’accusé par les al. 11c) et 11d) et par l’art. 7 de la Charte

(1)           Portée excessive

[226]                     Le régime d’examen des dossiers fait en sorte que sont présumés inadmissibles un éventail remarquablement large de documents qui sont entre les mains de la défense. Il ne vise pas que les dossiers qui sont sensibles ou préjudiciables — contrairement à ce que pense la majorité. De plus, il encadre toutes les utilisations qui peuvent en être faites. Ces conclusions découlent de l’interprétation qu’il convient de donner aux termes « dossier » et « présenter en preuve ».

a)             « Dossier »

[227]                     Comme je vais l’expliquer, lorsqu’on l’interprète correctement, la définition du terme « dossier » ne se limite pas aux documents créés sous le sceau de la confidentialité, tels que les dossiers thérapeutiques ou médicaux. Elle ne se limite pas non plus aux documents contenant des « renseignements d’une nature intime ou très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel » (motifs de la majorité, par. 42). Point crucial, comme il est expliqué ci‑après et comme la Couronne l’a admis, elle est également susceptible de viser les communications numériques échangées entre l’accusé et la plaignante au sujet des activités à l’origine de l’accusation.

[228]                     Mes collègues de la majorité tentent de restreindre la définition du terme « dossier », et promettent de donner des « indications » sur ce point (par. 37). Mais en reconnaissant que le fait d’englober toutes les communications numériques donnerait une portée excessive au régime, la majorité interpole dans l’art. 278.1 des limites qui ne s’y trouvent pas, qui n’ont pas été plaidées par les parties et qui sont incompatibles avec l’intention du législateur. L’interprétation proposée par la majorité pose quatre grands problèmes.

[229]                     Premièrement, comme le fait aussi observer la juge Côté (par. 466), l’interprétation de la majorité ne donne aucune indication utile sur la question centrale, celle de savoir si les communications échangées entre l’accusé et la plaignante au sujet des actes à l’origine de l’accusation sont visées par la définition du terme « dossier ». Mes collègues déclarent que l’art. 278.1  vise uniquement les dossiers susceptibles de poser un « risque d’atteinte à la dignité du plaignant » (par. 53), ce qui peut comprendre des « entretiens sur des diagnostics de santé mentale, des idées suicidaires, des sévices physiques ou sexuels antérieurs, des problèmes de toxicomanie ou des démêlés avec le système de protection de l’enfance » (par. 55). Selon la majorité, « le régime ne vise pas à englober les renseignements plus banals » comme « l’état émotionnel général, les faits quotidiens ou les renseignements biographiques généraux » (par. 53 et 56).

[230]                     Aucune explication n’est avancée sur la présence implicite de ces limites dans le texte (ce qui n’est guère étonnant, puisque ces limites n’existent pas). La majorité prétend « [se] pench[er] sur l’intention du Parlement » (par. 37), mais l’interprétation de mes collègues n’explique pas du tout comment cette intention, telle qu’ils la perçoivent, doit être tirée du texte. Mes collègues ne renvoient même pas non plus au processus législatif, hormis leur observation (paradoxale) selon laquelle « le rapport sénatorial de 2012 prévoyait une application large du régime d’examen des dossiers » (par. 79 (je souligne)). Nous devons nous contenter d’une analyse contextuelle floue et imprécise et nous passer d’indications pratiques. Si l’on adopte l’approche de la majorité, on ne peut savoir avec certitude, par exemple, si les communications suivantes échangées entre l’accusé et la plaignante relèveraient du régime d’examen :

1.                     messages de la plaignante après l’agression sexuelle reprochée indiquant qu’elle ne se souvient pas de ce qui s’est passé ou donnant une version des faits qui contredit sa déclaration à la police;

2.                     messages agressifs ou insultants échangés entre les parties lors d’une rupture et faisant référence à l’agression sexuelle reprochée;

3.                     messages textes à caractère sexuel ou au ton séducteur échangés par les parties avant ou après l’agression sexuelle reprochée et dans lesquels les parties prévoient se revoir.

[231]                     L’un ou l’autre de ces dossiers contient‑il des renseignements « de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être global de la plaignante sur les plans physique, psychologique ou émotionnel »? S’agit‑il de dossiers « de nature sexuelle explicite » qui « se rapportent à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation » (motifs de la majorité, par. 71)? La réponse n’est pas évidente (ni même discernable) à la lecture de l’analyse de la majorité. Il est toutefois essentiel de la connaître pour permettre à l’accusé de se défendre. Si ces communications sont visées, l’accusé ne peut y faire référence lorsqu’il répond à la preuve à charge, à moins de les avoir déjà communiquées. Comme le fait observer la majorité, les communications échangées entre la plaignante et l’accusé constituent l’aspect le plus litigieux et le plus contesté du régime d’examen des dossiers. (Voir, par exemple, R. c. A.C., 2020 ONSC 184 (courriels échangés entre l’accusé et la plaignante au sujet de la rupture de leur mariage); R. c. Navaratnam, 2021 ONCJ 272, 488 C.R.R. (2d) 214 (dossiers de communications échangées avec la plaignante tant avant qu’après l’agression reprochée); R. c. Whitehouse, 2020 NSSC 87, 61 C.R. (7th) 400 (dossiers de communications échangées entre l’accusé et la plaignante et entre la plaignante et des tiers); R. c. McKnight, 2019 ABQB 755, 7 Alta. L.R. (7th) 195 (messages textes envoyés par la plaignante à l’accusé); R. c. A.M., 2020 ONSC 8061, 397 C.C.C. (3d) 379 (messages WhatsApp échangés entre l’accusé et la plaignante pendant leur mariage); R. c. S.R. (2021), 488 C.R.R. (2d) 95 (C.S.J. Ont.) (messages WhatsApp échangés entre l’accusé et son ex‑conjointe).)

[232]                     Deuxièmement, la définition que donne la majorité aux termes « renseignements personnels » et « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » est inexplicablement étroite. Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, était une affaire civile portant sur la situation précise où « [l]a tenue de procédures judiciaires publiques peut mener à la diffusion de renseignements personnels très sensibles, laquelle entraînerait non seulement un désagrément ou de l’embarras pour la personne touchée, mais aussi une atteinte à sa dignité » (par. 7 (je souligne)). La majorité utilise cette « dimension plus restreinte de la vie privée » pour définir tous les « renseignements personnels » relevant de l’art. 278.1 . Cette définition ne cadre toutefois pas avec les lois en matière de protection de la vie privée où la même expression est employée. Par exemple, le par. 2(1)  de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques , L.C. 2000, c. 5 , définit « renseignement personnel » de façon générale comme « [t]out renseignement concernant un individu identifiable ». L’interprétation de mes collègues a aussi pour effet de créer des niveaux différents d’attentes raisonnables en matière de respect de la vie privée en vertu de l’art. 8  et de l’art. 278.1 , malgré leur propre observation suivant laquelle « [l]es termes et concepts [de l’art. 8 ] “apporte[nt] un éclairage sur le contenu et le sens des mots employés [à l’article]” » (par. 46). Et la définition des juges majoritaires laisse sans réponse des questions concernant le régime des dossiers en la possession de tiers qui, ils le reconnaissent, est régi par la même définition (par. 36). Si la majorité souligne que son interprétation est « propre au régime d’examen des dossiers » (par. 54), elle n’explique pas comment les mêmes mots peuvent logiquement se prêter à deux interprétations différentes tout en demeurant fidèles à l’intention du législateur.

[233]                     Troisièmement, l’interprétation de la majorité contredit l’arrêt Shearing. La plaignante dans cette affaire ne faisait que des inscriptions « banales » dans son journal intime, mais la Cour a statué que la nature du contenu n’avait pas du tout « élimin[é] [son] droit à la vie privée » (par. 148; voir aussi les par. 85 et 112). Comme l’a dit la plaignante dans l’affaire Shearing : « Peu importe qu’il soit banal, captivant ou assommant, il m’appartient toujours » (par. 87 (je souligne)). Bien que la majorité reconnaisse au par. 78 que les circonstances de l’affaire Shearing constituaient « l’un des facteurs motivant » les recommandations du comité sénatorial, cet élément de preuve ne serait vraisemblablement pas visé par leur définition. Ironiquement, bien que mes collègues reconnaissent qu’« il serait illogique d’interpréter les dispositions contestées d’une manière qui ne remédierait pas à la situation même en cause dans cette affaire » (par. 78), c’est précisément ce qu’ils ont fait. Cette contradiction révèle à quel point ils se sont éloignés de l’intention du Parlement. Elle laisse aussi sans réponse des questions importantes. D’autres dossiers contenant des renseignements plus « banals » seront‑ils régis par la common law selon l’arrêt Shearing, ou admis sans examen? Si une conversation numérique renferme à la fois des renseignements sensibles et des renseignements banals, la défense devra‑t‑elle toujours communiquer toute la chaîne de messages?

[234]                     Enfin, la démarche analytique de la majorité s’avérera complexe en plus d’exiger un temps considérable. Cette analyse contextuelle conférerait au régime une portée extrêmement vaste. La majorité indique que, « [l]orsqu’il n’est pas clair si l’élément de preuve est un “dossier”, l’avocat devrait pécher par excès de prudence et enclencher la première étape du processus d’examen des dossiers » (par. 72). Avec égards, étant donné la manière dont la majorité analyse le sens de « dossier », on ne le saura pas dans la plupart des cas, et la plupart des accusés devront donc procéder à la communication tôt et fréquemment. C’est ce que confirment ses propres motifs. Selon ceux‑ci, les accusés peuvent présenter des requêtes en directives pour éviter d’avoir à tout communiquer, mais cela ajoute une étape procédurale non prévue par la loi. En outre, la majorité reconnaît que cela ne règle peut‑être pas la question, car le juge pourrait tout de même « n[e] pas [être] certain si la preuve en cause est un “dossier” » (par. 104). Si cela arrive, toujours d’après la majorité, le juge « doit donner pour instruction à l’accusé de présenter une demande » (par. 104). Par conséquent, les accusés devront remettre toutes les communications en leur possession pour permettre au juge du procès de passer au crible chaque message afin de déterminer s’il contient des « renseignements de nature intime et très personnelle ».

[235]                     Ainsi donc, si les précisions apportées par la majorité à la définition large du terme « dossier » donnée par le Parlement ne sont pas défendables, on peut se demander ce que recouvre cette définition. Aux fins du régime d’examen des dossiers, on entend par « dossier » toute forme de documents « contenant des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » (art. 278.1 ). Bien que, dans l’arrêt Mills (par. 78 et 97‑101), notre Cour ait approuvé essentiellement la même définition du terme « dossier » que celle qui est appliquée au régime de production des dossiers en la possession de tiers, il ne s’ensuit pas que cette approbation devrait aussi valoir pour le régime d’examen des dossiers. Les principes qui sous‑tendent ces régimes sont différents; dans l’affaire Mills, la Cour a examiné la portée du terme « dossier » dans le contexte de la production de dossiers ⸺ tels que les dossiers de santé et de consultation personnels ⸺ se trouvant en la possession de tiers, et non l’admissibilité de dossiers se trouvant déjà en la possession de l’accusé. De plus, ni le législateur, lorsqu’il a adopté cette définition en 1997, ni la Cour, lorsqu’elle en a confirmé la constitutionnalité en 1999, n’ont tenu compte des communications numériques.

[236]                     Une question d’interprétation se pose d’emblée : lorsque le Parlement a emprunté la définition du terme « dossier » à l’art. 278.1 , avait‑il l’intention d’inclure les communications numériques dans le régime d’examen des dossiers? La disposition ne mentionne ni les communications électroniques ni la correspondance personnelle. Les types de dossiers qui y sont énumérés sont ceux qui sont assujettis à des obligations de confidentialité professionnelle — tels que les dossiers médicaux ou les dossiers d’adoption d’enfants — ou qui sont destinées exclusivement à l’usage personnel de la plaignante (comme son journal personnel). Cela dit, le terme « notamment » indique que la liste n’est pas exhaustive. Dans l’arrêt R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, notre Cour a rejeté l’argument suivant lequel l’art. 278.1  n’était censé visé que les dossiers communiqués dans le cadre d’une « relation confidentielle, thérapeutique ou fondée sur la confiance », et a confirmé que les documents qui ne faisaient pas partie de la liste des dossiers énumérés étaient néanmoins visés s’ils contenaient des renseignements donnant lieu à une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée (par. 22‑23 et 27).

[237]                     Bien que l’analyse de la majorité soit soigneusement évasive sur ce point, les débats entourant ces dispositions législatives donnent à penser que le Parlement avait effectivement l’intention d’inclure les conversations numériques entre l’accusé et la plaignante[2]. Fait important à signaler, lors du débat au Sénat sur le régime d’examen des dossiers, l’honorable Murray Sinclair a mentionné le procès tenu dans l’affaire R. c. Ghomeshi, 2016 ONCJ 155, 27 C.R. (7th) 17, dans lequel l’avocate de la défense avait attaqué la crédibilité des plaignantes en se servant de messages textes qu’elles avaient échangés avec l’accusé (Débats du Sénat, vol. 150, no 233, 1re sess., 42e lég., 3 octobre 2018, p. 6419). Le législateur avait reçu une proposition des avocats de la défense visant à exclure du champ d’application du projet de loi les communications numériques échangées entre la plaignante et l’accusé dans lesquelles l’une et l’autre avaient un intérêt en matière de respect de leur vie privée, mais le législateur n’avait pas accédé à cette demande (R. c. R.M.R., 2019 BCSC 1093, 56 C.R. (7th) 414, par. 34; arguments de la Couronne dans le cas de A.S., transcription, 1re journée, p. 128).

[238]                     Parallèlement aux débats législatifs dans lesquels on a insisté sur la protection de la vie privée et les droits à l’égalité de tous les plaignants d’agression sexuelle, il faut tenir compte également de la jurisprudence de notre Cour suivant laquelle les communications électroniques renferment souvent des renseignements très privés (R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608). Bien que l’enjeu fondamental dans le contexte de l’art. 8  soit l’existence d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée contre l’État, selon la jurisprudence, des personnes peuvent également avoir de telles attentes à l’égard d’autres personnes, lesquelles attentes peuvent être dégagées de certaines des mêmes préoccupations (R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488, par. 58). Suivant la jurisprudence dominante dans laquelle l’art. 278.92  a été appliqué, la plaignante conserve une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée dans les communications électroniques envoyées à l’accusé (voir, p. ex., R. c. M.S., 2019 ONCJ 670, par. 68 (CanLII); McKnight, par. 13 et 25; R.M.R., par. 33; R. c. D.L.B., 2020 YKTC 8, 460 C.R.R. (2d) 162, par. 76‑77).

[239]                     Compte tenu de tout ce qui précède, force est de conclure qu’une communication électronique — tel un courriel ou un message texte — constitue un « dossier » si elle renferme des renseignements personnels donnant lieu à une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, comme ce terme a été interprété dans la jurisprudence sur l’art. 8 . Il peut s’agir notamment de toute communication concernant le sujet de l’accusation, qu’il soit de « nature explicitement sexuelle » ou non.

b)             « Présenter en preuve »

[240]                     Je suis d’accord avec la majorité pour dire que le régime d’examen des dossiers s’applique à la fois aux documents en la possession de l’accusé et aux renseignements contenus dans ces documents. Le régime encadre donc non seulement l’utilisation du dossier lui‑même, mais aussi les renseignements qu’il contient (motifs de la majorité, par. 76). En d’autres termes, les accusés doivent présenter une demande s’ils ont l’intention de faire simplement référence au contenu de toute communication échangée avec la plaignante, même pour leur propre défense, ce qui va à l’encontre du principe interdisant l’auto‑incrimination, de la présomption d’innocence et du droit de garder le silence.

[241]                     Sur le plan de sa constitutionnalité, il ne faut pas se méprendre sur les conséquences du sens large qu’il faut accorder au terme « présenter en preuve ». Les accusés doivent maintenant présenter une demande fondée sur l’art. 278.92  chaque fois qu’ils ont l’intention de se référer au contenu d’un dossier privé concernant la plaignante, même s’ils ne cherchent pas à le déposer en preuve ou à s’en servir pour attaquer la crédibilité de la plaignante, mais souhaitent simplement s’y référer dans leur propre défense. En revanche, il serait loisible à la Couronne d’utiliser les mêmes échanges de messages textes entre l’accusé et la plaignante pour appuyer la version des faits de cette dernière. Comme le fait valoir la défense, le champ d’application du régime qui en résulte n’est pas une raison d’en donner une interprétation atténuée, mais est [traduction] « un indice de son inadéquation (l’art. 278.1  n’a jamais été conçu comme un outil de mesure de la “communication des moyens de défense”) et de son inconstitutionnalité ultime » (m.i. dans le cas de J.J., par. 41).

c)             Conclusion sur la portée excessive

[242]                     L’analyse de la portée excessive est axée à juste titre sur le rapport entre l’objet de la loi et ses effets (R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 24). Cette analyse se décline en deux étapes. Tout d’abord, le tribunal doit définir l’objet de la loi. Ensuite, il doit déterminer si la loi prive une personne de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne dans les cas où la réalisation de cet objet n’est pas favorisée (à supposer que l’objectif législatif soit légitime) (R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 24‑31; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 58, 93, 101, 108 et 111‑112; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754, par. 26‑27).

[243]                     Si l’on se fie à son libellé et à son historique législatif, le régime d’examen des dossiers a un triple objectif : (1) veiller à ce que les droits de la plaignante à la dignité, à l’égalité et au respect de sa vie privée soient pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si des dossiers privés sont admissibles; (2) améliorer la confiance des victimes et de la société dans le système de justice, ce qui encouragera probablement les victimes à signaler les crimes sexuels; (3) maintenir l’intégrité du processus judiciaire en refusant d’admettre des éléments de preuve potentiellement fondés sur des mythes et des stéréotypes qui risquent de compromettre l’objectif du procès d’assurer la manifestation de la vérité.

[244]                     La portée de ce régime suggère que celui‑ci se justifie soit par le fait que tout dossier entre les mains de l’accusé est intrinsèquement susceptible de faire intervenir des mythes et des stéréotypes, soit par le fait que le risque que certains dossiers privés contribuent à perpétuer des mythes et des stéréotypes est suffisamment grave pour justifier que le régime englobe tous les types de documents qui n’auront pas cet effet. Étant donné qu’aucune preuve concernant un rapport entre les dossiers privés entre les mains de l’accusé et un raisonnement fondé sur des mythes n’a été présentée, la première justification ne peut être retenue. Il s’ensuit que le législateur doit avoir été motivé par la seconde justification, dont la portée excessive ressort à l’évidence de sa formulation. Comme l’a dit l’avocat de J.J. : [traduction] « [s]i le régime a pour objet d’exclure les dossiers présumés non pertinents et préjudiciables, l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée constitue alors un mauvais indicateur de ce type de danger » (transcription, 1re journée, p. 51).

[245]                     La majorité conclut que l’« exigence imposée à l’accusé de communiquer ces dossiers à l’avance — même lorsqu’il n’est pas clair quelle incidence aura la preuve sur la dignité de la plaignante — a tout de même un lien rationnel avec l’objectif global du régime » (par. 142). Il n’est toutefois possible de tirer cette conclusion qu’en raison de deux lacunes, sur lesquelles repose toute leur analyse : leur écart par rapport à l’intention du législateur quant au sens du terme « dossier »; et leur refus de répondre nettement (et donc de manière utile) aux préoccupations évidentes soulevées par les parties et les intervenants au sujet de la communication à l’avance, du droit au silence et du droit de contre‑interroger.

[246]                     C’est aussi simple que cela. Le régime d’examen des dossiers exige la communication des preuves à décharge qui ne dénatureraient pas l’objectif du procès d’assurer la manifestation de la vérité ou qui ne porteraient pas atteinte de façon importante au droit à la vie privée de la plaignante, et ce, avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète. Comme il s’applique à tous les dossiers privés concernant la plaignante qui sont en la possession de l’accusé et que ce dernier a l’intention de présenter en preuve ou sur lesquels il entend se fonder d’une manière ou d’une autre, et qui sont susceptibles de comprendre des conversations numériques que l’accusé a pu avoir avec la plaignante au sujet des actes à l’origine de l’accusation, ce régime pourrait priver une personne de son droit à la liberté dans des situations qui n’ont aucun lien avec l’objet de la loi. Il s’ensuit que ce régime va trop loin et qu’il vise des comportements qui n’ont aucun lien avec son objectif (Bedford, par. 101; motifs du juge de première instance dans le cas de A.S. (R. c. Reddick, 2020 ONSC 7156, 398 C.C.C. (3d) 227), par. 49).

(2)           Communication de précisions utiles au sujet de la preuve

[247]                     Le régime d’examen des dossiers oblige les accusés à communiquer « toutes précisions utiles au sujet de la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause » et à en expédier une copie au poursuivant « au moins sept jours auparavant, ou dans le délai inférieur autorisé par [le juge] dans l’intérêt de la justice » (par. 278.93(2)  et (4) ). En réalité ⸺ et il n’y a vraiment eu aucune contestation à ce sujet lors de l’instruction des présents pourvois ⸺, cette disposition oblige les accusés à communiquer des précisions utiles au sujet de leurs propres déclarations antérieures et de leur stratégie, avant même que la Couronne n’ait présenté sa preuve à charge. Cette exigence va à l’encontre du principe interdisant l’auto‑incrimination, du droit de garder le silence et de la présomption d’innocence, de même que du principe suivant lequel la Couronne doit présenter une preuve à charge complète avant que l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce que l’accusé réponde.

[248]                     L’expression « sept jours auparavant » a été interprétée tant avec souplesse que de manière stricte dans les décisions portant sur le régime d’examen des dossiers. Je suis d’accord avec la majorité pour dire que l’interprétation stricte est la bonne et qu’une demande devrait être présentée avant le procès dans la grande majorité des cas (motifs de la majorité, par. 86). Bien que la majorité donne un exemple de situation où l’on devrait autoriser la présentation de demandes en cours de procès « dans l’intérêt de la justice » (par. 86), ces situations doivent, à juste titre, être exceptionnelles. Le délai de préavis ne peut être abrégé que si l’accusé est en mesure d’invoquer une circonstance exceptionnelle et que le tribunal juge qu’il est « dans l’intérêt de la justice » de le faire ⸺ par exemple, lorsque l’identité est en cause ou que le contre‑interrogatoire a permis d’obtenir des renseignements nouveaux et imprévus.

[249]                     Les conséquences du régime d’examen des dossiers sur la liberté de l’accusé sont sans précédent. Jamais encore l’État n’a obligé la défense à communiquer, avant que la Couronne n’ait clos la présentation de sa preuve, des éléments de preuve qui ne sont ni présumés non pertinents ni préjudiciables. Il ne s’agit pas d’un simple rafistolage des règles de la preuve, mais d’une rupture par rapport à certains principes fondamentaux régissant le déroulement des procès criminels et d’une violation du principe interdisant l’auto‑incrimination, du droit de garder le silence, de la présomption d’innocence, ainsi que du principe connexe qui oblige la Couronne à présenter une « preuve complète » avant que l’on puisse s’attendre à ce que l’accusé réponde (R. c. P. (M.B.), [1994] 1 R.C.S. 555, p. 577‑578).

[250]                     L’alinéa 11c)  de la Charte  prévoit que tout inculpé a le droit « de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche ». Cela signifie notamment que l’accusé n’a aucune obligation de communiquer les détails de sa défense avant que la Couronne ait clos sa preuve (R. c. Chambers, [1990] 2 R.C.S. 1293, p. 1319). La défense n’a aucune obligation d’aider la poursuite et le fait qu’il n’existe pas d’obligation de communication réciproque découle du principe interdisant l’auto‑incrimination (R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, p. 333; P. (M.B.), p. 577‑578). Ces principes, que la majorité esquive, ont été expliqués par le juge en chef Lamer dans P. (M.B.) :

     Le principe directeur qui est sans doute le plus important en droit criminel est le droit de l’accusé de ne pas être contraint de prêter son concours aux poursuites intentées contre lui [. . .] [u]n accusé n’est pas tenu de répondre tant que l’État n’a pas réussi à établir une preuve prima facie contre lui. En d’autres termes, tant que le ministère public ne présente pas une « preuve complète », l’accusé n’est pas contraignable au sens général (par opposition au sens testimonial restreint) et il n’a pas à répondre aux allégations présentées contre lui.

     La protection générale accordée à un accusé est sans doute mieux décrite par le principe général interdisant l’auto‑incrimination qui est fermement enraciné dans la common law et qui constitue un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés . Comme l’a proposé notre Cour à la majorité dans l’arrêt Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, la présomption d’innocence et l’inégalité du rapport de force entre l’État et le particulier sont à la base de ce principe et des protections en matière de procédure et de preuve qui en découlent.

     Avant le procès, le droit criminel cherche à empêcher que l’accusé soit mobilisé contre lui‑même grâce à la règle des confessions, au droit de garder le silence dans le cadre d’un interrogatoire de l’État sur une conduite criminelle dont on soupçonne l’existence et à l’absence d’une obligation de divulguer de la part de la défense: R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151. Pour ce qui est de la divulgation, la défense au Canada n’est pas légalement tenue de collaborer avec le ministère public ou de l’aider en annonçant le recours à un moyen de défense spécial, comme un alibi, ou en produisant une preuve documentaire ou matérielle . . .

      . . .

     Toutes ces protections qui découlent du principe général interdisant l’auto‑incrimination reconnaissent qu’il incombe à l’État, qui dispose de plus de ressources, d’enquêter et de prouver ses allégations, et que le particulier ne devrait pas être contraint d’aider l’État à remplir cette tâche. [Je souligne; p. 577‑579.]

[251]                     La majorité cherche à distinguer l’arrêt P. (M.B.), disant qu’il ne traitait que des préoccupations découlant de la réouverture par la Couronne de sa preuve après que la défense a commencé à produire la sienne au procès (par. 166). Mais cela néglige la raison d’être même du fait de restreindre la réouverture par la Couronne de sa preuve : en raison de l’« atteinte au droit de l’accusé de ne pas être mobilisé contre lui‑même » (R. c. G. (S.G.), [1997] 2 R.C.S. 716, par. 38). La majorité ajoute que la probabilité que l’accusé subisse un préjudice est plus faible avant le procès (par. 168), mais ni l’arrêt P. (M.B.) ni l’arrêt G. (S.G.) ne portaient sur la communication par la défense avant le procès. Qui plus est, cependant, chaque arrêt confirme que « l’aspect le plus préoccupant est le fait que l’accusé aura répondu à la preuve du ministère public sans connaître la totalité de la preuve à laquelle il devait répondre » (G. (S.G.), par. 42 (je souligne)). Ce même souci est présent en ce qui concerne le régime d’examen des dossiers. Compte tenu de tout ce qui précède, la suggestion même qu’il n’y a aucun risque de préjudice lorsque l’accusé doit communiquer sa preuve et sa stratégie au procès avant même que la Couronne n’ait ouvert sa preuve est extraordinaire.

[252]                     La Couronne dans le cas de J.J. invoque trois arguments pour affirmer que le régime d’examen des dossiers respecte le droit de garder le silence et le principe interdisant l’auto‑incrimination.

[253]                     Tout d’abord, la Couronne affirme que le régime d’examen des dossiers est fondamentalement identique aux procédures régissant les demandes présentées en vertu des art. 276  et 278.1  à 278.91  (m.a. dans le cas de J.J., par. 116), ajoutant que notre Cour a confirmé dans l’arrêt Darrach l’obligation de déposer un affidavit détaillé. Bien que ces dispositions n’obligent pas la Couronne à faire parvenir un préavis en bonne et due forme à la plaignante, la Cour a présumé que la Couronne consulterait probablement la plaignante (Darrach, par. 9 et 55). Et dans l’arrêt Mills, la Cour a confirmé la validité de l’obligation de signifier à la plaignante une demande par écrit expliquant en détail pourquoi le dossier est vraisemblablement pertinent.

[254]                     La majorité accepte cet argument, faisant remarquer que le régime d’examen des dossiers ne s’applique pas à toute la preuve de la défense, mais « à certains éléments de preuve précis qui mettent en jeu d’importants intérêts de la plaignante [. . .], et qui sont susceptibles de causer un préjudice sérieux » (par. 162). Mais le simple fait d’affirmer quelque chose ne suffit pas. Comme nous l’avons vu, ce régime s’applique à un large éventail d’éléments de preuve qui ne sont pas préjudiciables en soi ou non pertinents. Les juges majoritaires affirment en outre qu’à l’instar de ceux qui sont visés par l’art. 276 , les éléments de preuve visés par l’art. 278.92  peuvent faire intervenir des mythes « insidieux » et porter atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante, de sorte qu’« [i]ls nécessitent eux aussi un examen pour assurer l’équité du procès » (par. 162). Ils ne tiennent cependant pas compte du fait que les preuves reposant sur les deux mythes sont déjà visées par l’art. 276 . Bien que la majorité reproche à mon analyse de ne pas reconnaître « véritablement » d’« autres mythes et stéréotypes posant problème », sauf les deux mythes (par. 132), mes collègues ratent la cible. Personne ne conteste que les dossiers en la possession de l’accusé peuvent faire intervenir d’autres mythes. Ce que je dis, c’est qu’on ne peut pas présumer que ces dossiers le fond intrinsèquement ⸺ ce qui les distingue des dossiers en la possession de tiers et de la preuve d’autres activités sexuelles. Voilà un élément dont mes collègues ne tiennent résolument pas compte ⸺ une omission qui, à mon humble avis, devrait jeter un sérieux doute sur toute leur analyse.

[255]                     Les arrêts Darrach et Mills ne constituent pas une solution aux problèmes d’auto‑incrimination que soulève le régime d’examen des dossiers. Bien que, dans l’arrêt Darrach, notre Cour ait approuvé la communication préalable à la Couronne et à la plaignante des éléments de preuve portant sur les activités sexuelles de cette dernière autres que celles à l’origine de l’accusation, les principes énoncés dans l’arrêt Darrach ne valent que pour l’application de l’art. 276 , qui vise à exclure uniquement les renseignements non pertinents, ainsi que les renseignements pertinents dont l’effet préjudiciable sur la bonne administration de la justice l’emporte sur leur valeur probante (Darrach, par. 43 et 45). Dans l’arrêt Darrach, notre Cour a estimé que le fait d’obliger l’accusé à présenter une demande avec toutes précisions utiles n’avait pas d’incidence sur son droit de garder le silence parce que personne n’a le droit absolu de présenter des éléments de preuve non pertinents ou préjudiciables (mémoire de la Criminal Trial Lawyers’ Association dans le cas de J.J. (« mémoire de la CTLA »), par. 12). Ce raisonnement ne s’applique pas en l’espèce (voir, p. ex., R. c. J.S., [2019] A.J. No. 1639 (QL) (B.R.), par. 23; R. c. A.M., 2019 SKPC 46, 56 C.R. (7th) 389, par. 39). En outre, le régime de l’art. 276  n’exige qu’un affidavit expliquant la pertinence de l’élément de preuve, non la communication potentielle d’une preuve susceptible d’aider la Couronne à prouver ses allégations ⸺ une différence fondamentale dont, là encore, la majorité ne tient pas compte.

[256]                     De même, l’arrêt Mills portait, non pas sur l’admissibilité, mais sur la production forcée de documents confidentiels provenant de tiers. De plus, il soulevait des préoccupations différentes en matière de caractère sensible des dossiers et de protection de la vie privée par rapport aux dossiers en possession de l’accusé (D.L.B., par. 73‑74). Pour cette raison, dans l’arrêt Mills, notre Cour n’a pas examiné l’incidence de la communication préalable de documents sur les droits de contre‑interrogatoire de l’accusé (R. c. Farah, 2021 YKSC 36, par. 78 (CanLII)).

[257]                     Ensuite, la Couronne souligne que le droit de garder le silence et le principe de la preuve complète ne sont pas absolus. Elle évoque huit situations dans lesquelles l’accusé [traduction] « peut être tenu de communiquer certains aspects de sa défense s’il souhaite soulever un doute raisonnable quant à sa culpabilité » (m.a. dans le cas de J.J., par. 117). La majorité fait sienne cet argument, citant deux exemples ⸺ si l’on exclut le régime de l’art. 276  ⸺ dans lesquels la défense est tenue de communiquer à l’avance des aspects de sa défense, en l’occurrence dans le cas d’une preuve d’alibi et dans celui des demandes dites Scopelliti (motifs de la majorité, par. 158‑159). Il est vrai que la loi impose des obligations limitées de communication aux parties afin de justifier un interrogatoire ou l’admission de preuves dans trois situations dans lesquelles le droit de garder le silence n’est pas limité de façon inconstitutionnelle, à savoir :

1.                     à l’occasion d’un voir‑dire, où la charge de la preuve incombe à l’accusé (par exemple, dans le cas d’un avis de question constitutionnelle ou d’une demande Garofoli);

2.                     une fois que la Couronne a terminé sa preuve (par exemple, le témoignage d’un expert, une demande Corbett, une preuve d’alibi);

3.                     en ce qui concerne une preuve qui est présumée inadmissible en raison de ses qualités intrinsèquement préjudiciables (par exemple, art. 276 , ouï‑dire et preuve de mauvaise réputation) (mémoire de la CTLA, par. 6‑8).

[258]                     Aucun de ces exemples n’appuie de quelque façon que ce soit la conclusion de la majorité suivant laquelle le régime d’examen des dossiers n’influe aucunement sur le droit de garder le silence. Les exemples de la catégorie (1) ne portent pas sur la possibilité de soulever un doute raisonnable, car le voir‑dire n’a aucune incidence sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé (mémoire de la CTLA, par. 7). De plus, lorsque l’accusé présente une contestation fondée sur la Charte , il n’est pas tenu de communiquer les détails de sa preuve ou sa stratégie de procès et certainement pas ses propres déclarations antérieures. En ce qui a trait à la catégorie (2), deux des exemples proposés ⸺ témoignages d’experts et demandes Corbett ⸺ n’obligent pas l’accusé à communiquer quoi que ce soit tant que les témoins à charge n’ont pas été entendus et que la Couronne n’a pas présenté une preuve complète. Le troisième exemple — la preuve d’alibi — est en réalité une décision d’ordre tactique, car il n’y a aucune obligation légale de communiquer un alibi (mémoire de la CTLA, par. 8). Les exemples de la catégorie (3) ⸺ éléments de preuve d’activités sexuelles de la plaignante autres que celles à l’origine de l’accusation, ouï‑dire et preuve de mauvaise réputation ⸺ sont, de par leur nature, généralement peu fiables, voire trompeurs, et risquent sérieusement de nuire au déroulement du procès s’ils sont admis sans examen préalable (mémoire de la CTLA, par. 9). Puisque personne n’a le droit absolu de présenter des éléments de preuve non pertinents ou préjudiciables, la loi exige à juste titre que l’accusé démontre l’admissibilité de la preuve dans ces situations.

[259]                     Ces situations évoquées par la Couronne et la majorité ne sont tout simplement pas comparables. Le régime d’examen des dossiers oblige l’accusé à communiquer, à la plaignante et à la Couronne avant qu’elle n’ait présenté une preuve complète, toutes précisions utiles au sujet de la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause. Il n’est pas nécessaire que ces éléments soient non pertinents ou préjudiciables en soi, et la plupart ne le sont pas. Certes, il existe des dossiers qui sont très sensibles, alors que d’autres pourraient donner lieu à un raisonnement inapproprié, comme les documents de consultation utilisés pour démontrer que la plaignante est le genre de personne qui aurait besoin d’une thérapie ou ceux dont on se sert pour comparer le comportement de la plaignante à celui d’une « vraie » victime. Étant donné le large éventail de dossiers visés par le régime d’examen, chaque dossier pourrait se retrouver à un endroit différent sur l’échelle préjudice-valeur probante; il est impossible de se prononcer dans l’abstrait sur cette question. Pourtant, c’est précisément ce que le Parlement a tenté de faire en considérant, dès le départ, une catégorie entière d’éléments de preuve comme étant suffisamment dangereux pour justifier une restriction au droit de garder le silence.

[260]                     À l’appui de son argument final sur le droit de garder le silence et sur le principe interdisant l’auto‑incrimination, la Couronne renvoie à un extrait de l’arrêt Darrach dans lequel la Cour a jugé qu’il n’y avait pas d’incidence sur le droit de garder le silence, parce que « l’obligation » de témoigner qu’un accusé peut ressentir relève uniquement d’un choix « sur le plan tactique » (m.a. dans le cas de J.J., par. 99; Darrach, par. 47). Mais, dans l’arrêt Darrach, la Cour n’a jamais conclu que l’obligation sur le plan tactique de communiquer des éléments de preuve avant le procès était automatiquement conforme à la Charte . Les propos qu’a tenus le juge Gonthier doivent être situés dans le contexte du type de preuve en cause dans cette affaire, en l’occurrence la preuve visée à l’art. 276, et sa conclusion que les impératifs tactiques qui pouvaient amener l’accusé à communiquer des éléments n’étaient pas « prématuré[s] ou inapproprié[s] » tenait en grande partie à la nature intrinsèquement préjudiciable et non pertinente de ces éléments (par. 46, 55 et 59).

[261]                     En outre, il y a une grande différence entre le fait de confronter un accusateur à tous les éléments de preuve pertinents et le fait de prendre des décisions d’ordre tactique comme celle de contester un mandat de perquisition. J’accepte l’argument de J.J. selon lequel, s’il est possible de reléguer au plan de simple décision « tactique » la présentation d’une demande fondée sur l’art. 278.92  visant à invoquer les communications de l’accusé lui‑même au sujet des actes à l’origine de l’accusation pour contester les preuves à charge ou pour invoquer un moyen de défense, on pourrait en dire autant de toutes les preuves à décharge, de sorte que l’accusé pourrait, en vertu de la Constitution, être contraint de révéler avant le procès tout élément de preuve ou document susceptible de servir à questionner potentiels (m.i., par. 115‑117; voir aussi le mémoire de la CTLA, par. 17). Comme le souligne la CTLA, [traduction] « on ne peut renoncer au droit de garder le silence dans d’autres circonstances, sinon ce droit cesserait effectivement d’exister » (par. 17). Un tel résultat serait contraire à la jurisprudence de notre Cour, et notamment aux arrêts Chambers et P. (M.B.), et il ne peut correspondre à ce que la Cour envisageait dans l’arrêt Darrach. La majorité rejette cet argument en le qualifiant de « pente glissante » (par. 162). J’affirme en toute déférence que, ce faisant, la majorité minimise les préoccupations légitimes et évidentes soulevées par les parties et les intervenants au sujet des répercussions de sa décision, comme si ces préoccupations ne méritaient pas d’être prises au sérieux. Il ne suffit pas d’attaquer une préoccupation en la qualifiant de « pente glissante ». Après tout, certaines pentes sont glissantes.

[262]                     À elles seules, les limites imposées à la protection contre l’auto-incrimination et au droit de garder le silence sont fatales à la constitutionnalité du régime d’examen des dossiers. Bien que la Couronne soutienne que le régime n’est qu’un simple dispositif de vérification permettant d’admettre les éléments de preuve très pertinents et probants, les entorses au principe interdisant l’auto‑incrimination ne sont nullement atténuées par l’admission ultérieure des éléments de preuve en question : [traduction] « Le préjudice réside dans la contrainte » (transcription, 2e journée, p. 73). Même lorsque les preuves à décharge sont finalement admises, le régime restreint quand même les droits conférés à l’accusé par les al. 11c)  et 11d)  et par l’art. 7 . Je passe maintenant à un autre aspect de ce problème.

(3)           Restrictions apportées au contre‑interrogatoire des témoins à charge

[263]                     Comme je l’ai déjà indiqué, le régime d’examen des dossiers oblige l’accusé à donner un préavis à la plaignante et à la Couronne sept jours avant l’audience et à fournir toutes précisions utiles au sujet de la preuve qu’il entend présenter et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause. Lorsque la pertinence concerne les failles de la thèse de la Couronne ou concerne la théorie de la défense, l’accusé doit donc les communiquer. Le régime permet également à la plaignante de comparaître et de présenter des arguments lors de l’audience sur l’admissibilité. Prises globalement, ces dispositions limitent la capacité de l’accusé de contre‑interroger efficacement la plaignante, ce qui va à l’encontre de la présomption d’innocence, du droit de présenter une défense pleine et entière et du droit à un procès équitable.

[264]                     À titre liminaire, je ne crois pas que le droit que les par. 278.94(2)  et (3)  reconnaissent à la plaignante de retenir les services d’un avocat et de comparaître à l’audience sur l’admissibilité pour y faire valoir ses arguments soit nécessairement un problème. La question est plutôt celle de l’ampleur de ces droits de participation.

[265]                     Je souscris à l’interprétation de la majorité selon laquelle la plaignante devrait avoir accès au dossier de la demande une fois qu’elle a franchi l’étape de l’examen préliminaire (c’est‑à‑dire lorsque le juge estime que l’élément de preuve en cause peut être admis) (motifs de la majorité, par. 93). Une disposition autorisant la plaignante à retenir les services d’un avocat et à faire valoir son point de vue devrait être interprétée de manière à permettre à l’avocat de présenter des observations utiles. Bien que la majorité laisse entendre que les plaignants ont une qualité restreinte pour aborder les répercussions sur leurs droits à la vie privée et à la dignité (par. 178), en fait la loi leur permet de présenter des observations sur l’admissibilité, un enjeu plus large que la participation de la plaignante sous le régime de l’arrêt Mills. Néanmoins, je suis d’accord avec la majorité pour dire que le régime ne prévoit pas le droit de contre-interroger l’accusé ou de présenter des éléments de preuve à l’audience (par. 100‑102). Je suis donc d’avis de rejeter la conclusion du juge du procès dans le cas de A.S. selon laquelle le régime menace l’indépendance de la poursuite et transforme dans les faits la plaignante en une deuxième poursuivante (par. 91 et 102).

[266]                     Je reviens donc à mon argument selon lequel l’obligation de communication préalable et les droits de participation de la plaignante ont ensemble pour effet de limiter le droit de l’accusé de contre‑interroger la plaignante. L’analyse commence nécessairement par la présomption d’innocence, qui n’est pas une simple subtilité juridique. Il s’agit de la manifestation la plus élémentaire de la valeur que la société accorde à la tenue de procès équitables, fondée sur le précepte sur lequel « [n]otre système de justice repose », à savoir que « l’innocent ne doit pas être déclaré coupable » (Seaboyer, p. 606). Il s’agit d’un « principe consacré qui se trouve au cœur même du droit criminel » et qui « confirme notre foi en l’humanité » (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 119‑120; voir aussi R. c. Myers, 2019 CSC 18, [2019] 2 R.C.S. 105, par. 1). Dans bien des cas, on peut sans risque de se tromper balayer du revers de la main ce type de déclarations pompeuses en les considérant simplement comme de l’esbroufe judiciaire. Mais pas celles‑ci. On ne saurait tout simplement sous‑estimer l’importance que revêt la présomption d’innocence dans notre système de justice criminelle. Et, bien qu’elle soit expressément protégée à l’al. 11d) , cette présomption est « inextricablement lié[e] » au droit plus large à la vie, la liberté et la sécurité de la personne garanti par l’art. 7  (R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262, par. 95, citant Seaboyer, p. 603).

[267]                     Le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière donne un sens et une portée à la présomption d’innocence. Ce droit confère aussi à l’accusé la faculté de présenter les éléments de preuves qui lui permettront d’établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite (Seaboyer, p. 608). Le droit à une défense pleine et entière n’est pas absolu; des éléments de preuve pertinents peuvent être exclus lorsqu’un principe ou une règle de droit justifie leur exclusion, par exemple lorsque la preuve est indûment préjudiciable ou susceptible de fausser le processus de recherche des faits (Seaboyer, p. 609; Mills, par. 74‑75). Mais une règle « qui empêche le juge des faits de découvrir la vérité par exclusion d’éléments de preuve pertinents sans motif clair fondé sur un principe ou une règle de droit justifiant cette exclusion va à l’encontre de nos conceptions fondamentales de la justice et de ce qui constitue un procès équitable » (Seaboyer, p. 609).

[268]                     Le droit de l’accusé de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées constitue un élément essentiel du droit de présenter une défense pleine et entière et du droit à un procès équitable (R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 24; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 39). Imposer des entraves injustifiées au contre‑interrogatoire risque de compromettre l’équité du procès (R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 2; N.S., par. 24), et d’augmenter les risques de condamner un innocent. Ainsi que notre Cour l’a reconnu dans l’arrêt Lyttle, le contre‑interrogatoire est souvent la seule façon de faire éclater la vérité :

     Bien que le contre‑interrogatoire puisse souvent s’avérer futile et parfois se révéler fatal, il demeure néanmoins un ami fidèle dans la poursuite de la justice ainsi qu’un allié indispensable dans la recherche de la vérité. Dans certains cas, il n’existe en effet aucun autre moyen de mettre au jour des faussetés, de rectifier une erreur, de corriger une distorsion ou de découvrir un renseignement essentiel qui, autrement, resterait dissimulé à jamais.

     Voilà pourquoi le droit de l’accusé de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées est un élément essentiel du droit à une défense pleine et entière. [Soulignement dans l’original; par. 1‑2.]

[269]                     L’importance du contre‑interrogatoire a récemment été réaffirmée dans l’arrêt R.V. :

     Généralement, un élément essentiel du droit de présenter une défense pleine et entière est le droit de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées : R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 1 et 41; Osolin, p. 664‑665; Seaboyer, p. 608. Le droit de contre‑interroger est protégé à la fois par l’art. 7  et par l’al. 11d)  de la Charte . Dans certaines situations, il se peut que le contre‑interrogatoire soit le seul moyen de découvrir la vérité. L’importance fondamentale du contre‑interrogatoire est reflétée par la règle générale selon laquelle un procureur peut poser toute question, pourvu qu’il le fasse de bonne foi — l’existence d’une preuve indépendante au soutien de la question n’est pas nécessaire : Lyttle, par. 46‑48. [Je souligne; par. 39.]

[270]                     Comme ces déclarations le reconnaissent, le contre‑interrogatoire peut être le seul moyen pour l’accusé de se prévaloir de son droit de présenter une défense pleine et entière ⸺ c’est‑à‑dire de contester les preuves à charge et de soulever un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits. Cela est particulièrement vrai dans les affaires d’agression sexuelle, dans lesquels la plaignante est souvent la seule personne qui témoigne (Farah, par. 74). Dans l’arrêt Lyttle, par. 70, notre Cour a cité et approuvé l’opinion suivante de la Cour d’appel du Manitoba dans l’arrêt R. c. Wallick (1990), 69 Man. R. (2d) 310, par. 2 :

     [traduction] Le contre‑interrogatoire est un outil très puissant à la disposition de la défense, particulièrement lorsque toute l’affaire repose sur la crédibilité des témoins. Dans un procès criminel, l’accusé a le droit de contre‑interroger les témoins, et ce au sens le plus complet et le plus large du terme, pourvu qu’il n’abuse pas de ce droit. Toute limitation irrégulière de ce droit constitue une erreur susceptible d’entraîner l’annulation de la déclaration de culpabilité.

[271]                     Comme notre Cour l’a également reconnu, il est possible d’imposer des limites raisonnables au droit de l’accusé de contre‑interroger la plaignante dans le cadre d’un procès pour agression sexuelle afin d’éviter que le contre‑interrogatoire serve à des fins irrégulières (Osolin, p. 665‑666). Mais la Cour a aussi reconnu que le contre‑interrogatoire portant sur le consentement et la crédibilité devrait être autorisé lorsque le risque qu’il en découle un préjudice inéquitable ne l’emporte pas sensiblement sur la valeur probante de cette preuve (Osolin, p. 671). Ainsi, la Cour a compris qu’il est essentiel, pour assurer l’équité du procès, de laisser à l’accusé une « grande latitude » pour contre‑interroger la plaignante dans les affaires d’infractions sexuelles (Lyttle, par. 50, citant Shearing, par. 121‑122).

[272]                     À tout ce qui précède, la majorité répond seulement que le droit de contre‑interroger n’a pas été violé en l’espèce, parce que l’accusé n’a pas le droit de « prendre [. . .] par surprise » la plaignante en produisant des dossiers très privés au procès ou en contre‑interrogeant la plaignante sur « chaque élément » d’information (par. 183‑184). L’analyse de la majorité repose sur l’hypothèse que tout contre‑interrogatoire portant sur les dossiers visés à l’art. 278.92  serait injuste ou non pertinent, ce qui n’est manifestement pas le cas. Elle déforme également les arguments de la défense. La common law protège déjà les plaignants contre les contre‑interrogatoires injustes ou non pertinents. J.J. et M. Reddick cherchent simplement à préserver le droit qu’il leur reste de contre‑interroger les témoins à charge « sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées » (Lyttle, par. 2). Dans l’arrêt Darrach, notre Cour n’a pas supprimé le droit de procéder à un contre‑interrogatoire simultané sur des renseignements privés. Le juge Gonthier a simplement confirmé qu’il est interdit à la défense de « prendre par surprise » la plaignante en présentant des éléments de preuve préjudiciables en soi et non pertinents :

     L’article 276  n’exige pas que l’accusé fasse une divulgation prématurée ou inappropriée au ministère public. Pour les motifs déjà exposés, l’accusé n’est nullement obligé de s’engager dans le processus décrit à l’art. 276 . Comme l’a conclu le juge du procès en l’espèce, si la défense doit invoquer le comportement sexuel antérieur de la plaignante, elle ne pourra pas le faire de manière à prendre par surprise la plaignante. Le droit à une défense pleine et entière ne comprend pas le droit de recourir à la surprise pour se défendre. [Je souligne; par. 55.]

[273]                     Ces propos étaient de toute évidence censés valoir uniquement pour les éléments de preuve présumés inadmissibles portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. On ne peut les dissocier de leur contexte. Dans l’affaire Darrach, il s’agissait de déterminer si la plaignante pouvait être contre‑interrogée au sujet d’activités sexuelles autres que celles à l’origine de l’accusation. Le contre‑interrogatoire proposé était extrêmement intime et potentiellement embarrassant, et la preuve était présumément non pertinente. Les propos du juge Gonthier étaient donc [traduction] « un rappel spécifique, fondé sur l’art. 276 , que les activités sexuelles autres que celles à l’origine de l’accusation sont toujours préjudiciables, et ⸺ parce qu’elles datent souvent d’il y a longtemps, qu’elles sont intimes et que, par le passé, elles ont été souvent utilisées à mauvais escient ⸺ elles sont susceptibles de créer de la confusion et une détresse injustifiées chez la plaignante si elles sont évoquées sans avertissement » (m.i. dans le cas de J.J., par. 57). Laisser entendre qu’il s’agissait d’une affirmation catégorique selon laquelle le droit à une défense pleine et entière exclut le droit de surprendre la plaignante est sans fondement, en plus d’avoir des effets corrosifs sur le droit de l’accusé à une défense pleine et entière (voir les motifs de la majorité, par. 183‑184).

[274]                     La majorité minimise les craintes de la défense en répétant que le droit à un procès équitable ne garantit pas à l’accusé un droit à la procédure la plus favorable qu’on puisse imaginer (voir par. 125 et 184). Et, comme notre Cour l’a récité à maintes reprises, les accusés n’ont pas droit à un « procès parfait » (R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 194; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, par. 74; R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, par. 101; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 72; G. (S.G.), par. 101; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 362; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 14 et 45; R. c. Orbanski, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3, par. 97; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 28; R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, par. 22). À mon humble avis, ces considérations « répondent » toutefois à un argument que personne n’a soulevé. Personne ne recherche « la perfection » ici; nous sommes déjà loin du procès le plus favorable. À un moment donné, dans le long chemin qu’emprunte la majorité pour passer de la notion de « procès parfait » à celle de « procès inéquitable », le refrain suivant lequel il n’existe pas de « procès parfait » sonne creux. On ne peut le réciter comme un mantra tout en érodant la garantie d’un procès équitable.

[275]                     Les juges de la majorité avancent une deuxième raison pour affirmer que le droit de contre‑interroger n’a pas été violé en l’espèce. Selon eux, comme il n’y a pas lieu de craindre le « vice de témoignage » lorsque la Couronne communique sa preuve à l’accusé conformément à l’arrêt Stinchcombe, ou comme c’est le cas lorsque les deux parties dans une instance civile se communiquent leurs dossiers, le problème ne se pose pas en l’espèce (par. 185‑186). Les principes fondamentaux d’organisation du droit pénal font échec à cette affirmation. La recherche de la vérité n’est pas la seule considération pertinente lorsque la communication de la preuve de la défense est en cause. Contrairement à la Couronne ou au défendeur dans une instance civile, l’accusé doit composer avec le pouvoir supérieur de l’État et le risque de perdre sa liberté. Pour ces raisons, l’accusé a — jusqu’à présent — bénéficié de la présomption d’innocence et du droit de garder le silence jusqu’à ce que la Couronne ait présenté une preuve complète (voir, p. ex., P. (M.B.), p. 577‑579). De plus, ni l’arrêt Stinchcombe ni les règles de procédure civile n’obligent la partie adverse à communiquer sa stratégie ou sa thèse.

[276]                     La majorité ajoute que les exigences en matière de préavis et de communication améliorent l’équité du procès. Elle affirme que le fait d’avertir à l’avance la plaignante qu’elle pourrait être confrontée à des renseignements très privés dans le cadre d’une audience publique la rendra mieux à même de répondre (par. 187). La Couronne dans le cas de J.J., la plaignante A.S. et divers intervenants ont fait valoir des arguments semblables, affirmant qu’un contre‑interrogatoire de type « embuscade » qui vise à « désorienter et à déstabiliser » un témoin nuit à l’objectif du procès d’assurer la manifestation de la vérité plutôt que d’y contribuer, ajoutant que la plaignante bien préparée est moins susceptible d’être émotive et davantage susceptible de donner des réponses logiques et cohérentes (m.a. dans le cas de J.J., par. 131; m.a. dans le cas de A.S., par. 55; m. interv. du P.G. Ont., par. 27‑35; m. interv. du P.G. N.‑É. dans le cas de J.J., par. 81‑82; m. interv. du FAEJ, par. 27 et 29; m. interv. du WCLEAF‑WAVAW dans le cas de A.S., par. 19).

[277]                     Il y a quelque chose d’irréel dans les affirmations de la Couronne. Ainsi que notre Cour l’a fait observer, « les procès ne sont pas une partie de plaisir, et là n’est pas non plus leur objectif », surtout lorsque le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière est en jeu (Groia c. Barreau du Haut‑Canada, 2018 CSC 27, [2018] 1 R.C.S. 772, par. 3). À tout le moins, cette affirmation s’appuie sur des « données » de la sociologie qui n’ont pas été régulièrement portées à la connaissance de notre Cour. Et elle fait totalement abstraction de la règle d’exclusion des témoins, laquelle est elle‑même fondée sur la prémisse suivant laquelle la communication préalable du dossier ou de la stratégie de l’avocat s’accompagne du risque important que la plaignante adapte son témoignage en conséquence ou que son témoignage soit contaminé (motifs du juge de première instance dans le cas de A.S., par. 57). L’obligation faite à l’accusé de communiquer toutes précisions utiles au sujet de la preuve l’oblige à faire état des faiblesses des preuves à charge, faiblesses qu’il tente de démontrer par le biais du dossier et du contre‑interrogatoire des témoins à charge.

[278]                     Cela illustre bien la raison d’être de la règle de l’exclusion des témoins, à savoir la volonté de préserver le témoignage dans son état original (R. c. Lindsay, 2019 ABQB 372, 95 Alta. L.R. (6th) 163, par. 10, citant S. N. Lederman, A. W. Bryant et M. K. Fuerst, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (5e éd. 2018), §16.34). Cette règle s’attaque en effet à une caractéristique fondamentale de la nature humaine : les témoins qui apprennent, avant de témoigner, l’existence d’une version des faits qui est incompatible avec leur témoignage peuvent, consciemment ou inconsciemment, modifier leur propre témoignage pour se conformer à ce qu’ils sont appris ou pour concilier les deux versions, ce qui réduit d’autant l’efficacité du contre‑interrogatoire dont ils feront finalement l’objet. En d’autres termes, [traduction] « [r]évéler à une personne susceptible de témoigner la nature de la preuve, la théorie de la défense ou l’orientation que prendra le contre‑interrogatoire crée le risque qu’en prenant connaissance de ces éléments de preuve, le témoin “modifie ou change la version qu’il donnerait autrement” » (m.i. dans le cas de J.J., par. 46, citant R. c. Green, [1998] O.J. No. 3598 (QL), 1998 CarswellOnt 3820 (WL) (C.J. (Div. gén.)), par. 21, Re Collette and The Queen (1983), 6 C.C.C. (3d) 300 (H.C. Ont.), p. 306, R. c. Latimer, 2003 CanLII 49376 (C.S.J. Ont.), par. 27, le juge O’Connor, R. c. Spence, 2011 ONSC 2406, 249 C.R.R. (2d) 64, par. 38, et R. c. White (1999), 42 O.R. (3d) 760 (C.A.), p. 767‑768).

[279]                     Les craintes évoquées par J.J. et par M. Reddick au sujet de la possibilité que des témoins adaptent leur témoignage ne reposent pas, contrairement à ce que prétend la Couronne, sur des stéréotypes concernant le manque de fiabilité des plaignants en matière d’agressions sexuelles. Il n’y a pas de mystère ou de stigmatisation en cause ici. Comme je l’ai dit, ces craintes s’adressent plus généralement à un trait de la nature humaine et donc à la tentation que la plupart, sinon la totalité des témoins, ressentiraient dans une telle situation. Bien que l’on n’ait pas le droit de « prendre par surprise » la plaignante ou de la « déstabiliser » en la soumettant à un contre‑interrogatoire trompeur ou abusif, mettre la plaignante en présence d’incohérences qui n’ont pas été révélées auparavant constitue une technique de contre‑interrogatoire bien implantée et souvent fort efficace qui est utilisée pour mettre sa crédibilité à l’épreuve. Dans le jugement D.L.B., par. 68‑69, la cour est parvenue à la même conclusion, expliquant qu’on ne peut considérer le recours au contre‑interrogatoire en tant que moyen d’attaquer la crédibilité de la plaignante comme une tentative de la prendre par surprise, mais bien comme [traduction] « une tactique tout à fait légitime et appropriée pour défendre un accusé dans une affaire criminelle ». Dans de nombreux cas, la communication préalable risque d’influencer de façon peu souhaitable le témoignage des plaignants, consciemment ou inconsciemment, et de causer un tort qu’il sera difficile de faire ressortir ou de corriger au procès (Farah, par. 83‑88).

[280]                     Il est vrai, comme le fait observer le procureur général du Canada, que les plaignants prennent souvent connaissance de la stratégie de la défense après que le procès a été annulé ou que la tenue d’un nouveau procès a été ordonnée (m. interv. dans le cas de J.J., par. 47‑48; voir aussi m.a. dans le cas de J.J., par. 120). Mais cette comparaison est boiteuse. Dans de telles situations, les accusés auront eu l’occasion de confronter les plaignants avant que leur stratégie pour ce faire devienne évidente. Et la transcription de ces confrontations peut être portée à la connaissance des plaignants si leur témoignage change lors du nouveau procès. Le fait d’obliger la défense à communiquer des renseignements avant même que la plaignante ait témoigné est une situation complètement différente.

[281]                     La troisième raison invoquée par la majorité pour conclure à l’absence de violation du droit de contre‑interroger est que l’accusé aura toujours la possibilité de vérifier la véracité du témoignage de la plaignante en le comparant aux déclarations antérieures qu’elle a faites aux policiers (par. 188). La Couronne affirme, dans le même ordre d’idées, que l’on peut contre‑interroger la plaignante au sujet de son accès aux documents ou de sa participation à la demande, comme cela s’est produit au procès de J.J. On peut toujours attaquer la crédibilité de la plaignante en laissant entendre qu’elle a ajusté son témoignage ou en affirmant que sa crédibilité est affaiblie en raison des connaissances qu’elle a acquises du fait qu’elle a pu examiner à l’avance la demande de l’accusé. La Couronne dans le cas de J.J. et la plaignante A.S. ajoutent que, lorsque la plaignante a fait une déclaration à la police ou a témoigné à l’enquête préliminaire, il y aura lieu de la contre‑interroger au sujet de toute modification qu’elle a apportée à sa version des faits (m.a. dans le cas de J.J., par. 118; m.a. dans le cas de A.S., par. 61).

[282]                     Cependant, comme le fait observer J.J., il n’est plus possible de tenir une enquête préliminaire dans les cas d’agressions sexuelles impliquant des adultes (m.i., par. 67; Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, L.C. 2019, c. 25, art. 238). Et les déclarations à la police ne sont pas toujours faites sous serment. Dans de nombreux cas, il n’y aura donc pas, avant le procès, de déclaration sous serment dont l’accusé peut se servir pour attaquer la crédibilité de la plaignante.

[283]                     Lorsque la demande est présentée préalablement à un procès devant jury, la capacité de l’accusé de contre‑interroger la plaignante sur ce qu’elle connaît de la thèse de la défense est encore plus limitée. Le paragraphe 648(1)  du Code criminel  prévoit qu’« aucun renseignement concernant une phase du procès se déroulant en l’absence du jury ne peut être publié ou diffusé de quelque façon que ce soit avant que le jury ne se retire pour délibérer ». Combinée avec le par. 645(5) , cette disposition a été considérée comme interdisant automatiquement la publication de toute requête préalable sur laquelle il faut normalement statuer en l’absence du jury, [traduction] « pour s’assurer que le jury ne puisse pas être exposé à la teneur de procédures instruites par le juge du procès ou aux décisions qu’il a rendues au cours de celles‑ci en leur absence ou influencé par ces éléments » (R. c. Stobbe, 2011 MBQB 293, 277 Man. R. (2d) 65, par. 13 (je souligne)). La majorité affirme, sans l’expliquer, que l’art. 648  ne ferait pas obstacle au contre‑interrogatoire en l’espèce (par. 189), mais ce n’est tout simplement pas le cas. Encore une fois, il interdit notamment la « diffus[ion] de quelque façon que ce soit ». Si l’avocat pouvait diffuser ces mêmes renseignements en interrogeant la plaignante au sujet d’une requête préalable, cela irait à l’encontre de l’objet d’une ordonnance de non‑publication. La Couronne peut donc fort bien soutenir que l’accusé ne peut pas contre‑interroger la plaignante ou présenter des plaidoiries finales au procès au sujet des circonstances dans lesquelles la plaignante a été informée de la preuve à décharge et du contre‑interrogatoire prévu.

[284]                     En résumé, l’exigence de préavis et de communication, combinée à la participation de la plaignante, compromet le contre‑interrogatoire, ce qui est contraire à l’art. 7  et à l’al. 11d) . L’exigence de fournir toutes précisions utiles signifie que les accusés pourraient devoir révéler les faiblesses que comporte la preuve de la plaignante et qu’ils cherchent à démontrer en se fondant sur le dossier en cause. Même les témoins qui souhaitent donner un témoignage véridique pourraient inconsciemment modifier leur version des faits. Les risques ne se limitent pas à la fabrication intentionnelle de preuves; ils englobent la manipulation subtile de la déposition de témoins pour tenir compte des faiblesses ou des incohérences révélées à l’avance par la défense (m.i. dans le cas de J.J., par. 48, citant M. D. Tochor et K. D. Kilback, « Defence Disclosure : Is it Written in Stone? » (2000), 43 C.L.Q. 393). Encore une fois, et contrairement aux affirmations des nombreux procureurs généraux et intervenants en l’espèce, cette crainte ne tient pas à l’existence de stéréotypes concernant le manque de fiabilité des plaignants en matière d’agressions sexuelles, mais simplement à la reconnaissance de la nature humaine. Même lorsque l’accusé réussit à démontrer que le témoignage de la plaignante contredit la déclaration qu’elle a faite aux policiers, la plaignante se verra offrir la possibilité de concilier les versions contradictoires.

[285]                     Et c’est là que réside le danger d’assister à des condamnations injustifiées. Attaquer un témoin à charge, notamment en attaquant par surprise sa crédibilité, constitue une tactique de défense légitime et utile qui est supprimée par le régime. Les commentaires formulés par le juge Rothery dans la décision R. c. Anderson, 2019 SKQB 304, 61 C.R. (7th) 376, sont fort à propos :

     [traduction] En réalité, il se peut que la défense ne sache pas quel dossier pourrait être utile lors du contre‑interrogatoire tant que le ministère public n’a pas terminé l’interrogatoire principal de la plaignante. La défense ne sera peut‑être pas en mesure de démontrer, sans contexte, qu’un dossier a une « valeur probante » comme l’exige l’al. 278.92(2)b), voire la moindre valeur. Ces exigences procédurales viennent supprimer l’outil le plus précieux dont dispose la défense dans un procès pour agression sexuelle.

     De par sa nature, une telle infraction est généralement perpétrée loin des regards, sans autre témoin que la plaignante et l’accusé. Souvent, l’affaire repose entièrement sur les dires de l’un et de l’autre. Il faut permettre à la défense de vérifier la véracité du témoignage de la plaignante, en respectant les contraintes du contre‑interrogatoire qui ont été définies dans les arrêts Lyttle et R.V. En d’autres termes, les questions à la plaignante doivent être pertinentes et leur effet préjudiciable ne doit pas l’emporter sur leur valeur probante. Le droit à la vie privée de la plaignante en lien avec les dossiers que possède l’accusé doit céder le pas aux droits garantis à l’accusé en vertu de l’art. 7  et de l’al.  11d)  de la Charte , en permettant effectivement un contre-interrogatoire sans entraves. La balance penche incontestablement en faveur de l’accusé. [par. 21‑22]

[286]                     J’insiste sur le fait que tout cela s’applique lorsque les renseignements qui sont communiqués (et potentiellement exclus) font partie des preuves à charge, ont une valeur probante et n’ont pas d’effet préjudiciable en soi. Le droit à une défense pleine et entière joue un rôle déterminant ici. Il est presque certain que le fait de limiter ainsi la marge de manœuvre de la défense se traduira par la condamnation d’innocents. Et puisque « le risque de déclarer coupable un innocent est au cœur des principes de justice fondamentale », « si les renseignements contenus dans un dossier influent directement sur le droit à une défense pleine et entière », notre Cour a maintenu que « le droit à la vie privée doit céder le pas à la nécessité d’éviter de déclarer coupable un innocent » (Mills, par. 89 et 94).

(4)           Tous les dossiers privés sont présumés inadmissibles lorsqu’ils sont présentés par la défense, mais sont présumés admissibles lorsqu’ils sont soumis par la Couronne

[287]                     Le régime d’examen des dossiers entre en jeu non pas en raison de la nature ou de la teneur du dossier, mais à cause de l’identité de la personne qui cherche à l’utiliser. La Couronne peut sans contrainte présenter en preuve des dossiers privés à l’appui d’une condamnation, sans participation de la plaignante ni contrôle préalable au procès. Ce n’est que lorsque la défense souhaite utiliser les mêmes renseignements privés pour soulever un doute raisonnable que la situation devient « dangereuse ». En ce sens, le régime d’examen des dossiers est différent des régimes des art. 276  et 278.1  à 278.91 , et il restreint le droit à un procès équitable.

[288]                     Le régime de l’art. 276  s’applique bien entendu à la Couronne et à l’accusé. Cet état de fait découle logiquement de l’accent que l’art. 276  met sur la nature et la teneur des dossiers. En un mot, la nature et la teneur du dossier ne sont rien de plus que cela; ils ne changent pas selon l’identité de la personne qui le détient. Il n’en est pas ainsi pour ce qui est du régime d’examen des dossiers. Si, comme l’affirme la Couronne, la nature et la teneur du dossier justifient qu’on impose des limites à son admissibilité, la Couronne serait elle aussi assujettie à ces restrictions. Or, la Couronne est libre des contraintes de la communication et de l’examen préalable et peut se servir des dossiers privés et des communications numériques échangés entre la plaignante et l’accusé, tandis qu’il est interdit à l’accusé d’utiliser ces mêmes dossiers pour sa défense (m.i. dans le cas de J.J., par. 17).

[289]                     En ce qui concerne le régime de production de dossiers en la possession de tiers, le par. 278.2(2) précise qu’il s’applique au poursuivant. Le paragraphe 278.2(3) oblige donc la Couronne à informer l’accusé de tout dossier privé qu’il a en sa possession (voir Mills, par. 103).

[290]                     En revanche, le régime d’examen des dossiers ne s’applique que lorsque les accusés ont en leur possession des dossiers qu’ils ont l’intention de présenter en preuve pour leur propre défense. Le droit à un procès équitable garanti à l’accusé par l’art. 7  et l’al. 11d)  s’en trouve ainsi restreint. La majorité souligne que l’équité du procès ne garantit pas à la défense « exactement [l]es mêmes privilèges et [. . .] la même procédure qu’[au] ministère public » (par. 75), chose que personne ne conteste. Mais mes collègues ne se prononcent pas clairement sur les questions soulevées : Le fait que ce régime s’applique uniquement à la défense a‑t‑il pour effet de rendre le procès inéquitable? L’objectif du régime d’examen des dossiers est‑il sapé par son caractère unilatéral? Cet écart par rapport aux régimes des art. 276  et 278.1  à 278.91  affaiblit‑il le recours aux arrêts Darrach et Mills par la majorité? Je suis d’avis de répondre par l’affirmative aux trois questions. La réponse de la majorité ne fournit même pas un début d’explication à l’égard de cette injustice flagrante.

(5)           Norme plus exigeante au titre de la valeur probante

[291]                     Mes collègues de la majorité font abstraction de la norme de preuve plus exigeante qu’impose l’art. 278.92  et de ses répercussions sur le droit à une défense pleine et entière. D’ailleurs, ils la formulent mal en affirmant que « le droit de présenter une défense pleine et entière ne sera violé que si l’accusé est empêché de présenter une preuve pertinente et substantielle, dont le risque d’effet préjudiciable ne l’emporte pas sur sa valeur probante » (par. 133). Ce n’est manifestement pas la norme qu’a adoptée le Parlement; même s’il l’avait adoptée, celle‑ci ne se conformerait pas à la Charte .

[292]                     Bien que les preuves à charge doivent être exclues si l’effet préjudiciable qu’elles risquent d’avoir l’emporte sur leur valeur probante, « [l]orsque la preuve est présentée par la défense, la présomption d’innocence de l’accusé amène la Cour à établir un équilibre différent » (R. c. Grant, 2015 CSC 9, [2015] 1 R.C.S. 475, par. 19). Le juge ne peut écarter une preuve pertinente relativement à une défense autorisée par une règle de droit que dans le cas où l’effet préjudiciable de cette preuve l’emporte sensiblement sur sa valeur probante (Grant, par. 19, citant Seaboyer, p. 611). Cette approche différente découle de la présomption d’innocence et est essentielle à la sauvegarde du droit à un procès équitable et du droit de présenter une défense pleine et entière (Seaboyer, p. 611‑612). Elle a, à ce titre, été qualifiée de principe de justice fondamentale (voir, p. ex., Seaboyer, p. 611; R. c. Samaniego, 2020 ONCA 439, 151 O.R. (3d) 449, par. 147, conf. par 2022 CSC 9; R. c. Pereira, 2008 BCSC 184, 247 C.C.C. (3d) 311, par. 106). La norme établie dans Seaboyer a été confirmée dans l’arrêt Shearing, où la Cour s’est demandé si le préjudice susceptible d’être causé par le fait de permettre à l’accusé de contre‑interroger la plaignante sur son journal intime l’emportait sensiblement sur sa valeur probante pour la défense (par. 107‑109 et 150; voir aussi Osolin, p. 671).

[293]                     L’alinéa 278.92(2)b) fait violence à ce principe en permettant au juge d’admettre une preuve seulement lorsque « le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante ». Cette norme n’est pas inconnue. Dans l’arrêt Darrach, notre Cour a confirmé le critère de la « valeur probante » (« significant probative value ») dans le contexte de l’art. 276  en concluant qu’il servait uniquement « à exclure les éléments de preuve peu pertinents qui, même s’ils ne sont pas utilisés pour étayer les deux déductions interdites, compromettraient néanmoins la bonne administration de la justice” » (par. 41). Il est toutefois nécessaire de suivre le fil du raisonnement de la Cour pour bien comprendre sa conclusion. L’alinéa 11d)  n’avait pas été violé dans l’affaire Darrach parce que le régime visait à protéger le procès contre les effets dénaturants de la preuve du comportement sexuel antérieur (par. 41‑42). La Cour a jugé que ce critère plus rigoureux servait « à indiquer aux juges les graves conséquences de l’utilisation de la preuve du comportement sexuel antérieur sur toutes les parties dans ces affaires » (par. 40).

[294]                     Le même raisonnement ne s’applique pas mutatis mutandis au régime d’examen des dossiers. Bien que l’art. 276  traite des « préjudices et [. . .] inconvénients » qui résulteraient immanquablement de l’admission d’éléments de preuve portant sur les antécédents sexuels de la plaignante (Seaboyer, p. 634), le régime d’examen des dossiers englobe des éléments de preuve qui pourraient fort bien n’avoir aucun effet dénaturant ou préjudiciable sur le procès. En d’autres termes, il s’applique, qu’il y ait ou non des effets dénaturants. Il convient à cet égard de signaler que le régime de production de dossiers en la possession de tiers, qui utilise la même définition du terme « dossier », n’applique pas la même norme plus stricte et permet plutôt au juge d’ordonner la production des dossiers qu’il juge « vraisemblablement pertinent[s] » et dont la communication servirait les intérêts de la justice (Mills, par. 139).

[295]                     Si l’on ajoute à cela la vaste portée du terme « dossier » et l’obligation de donner un préavis, la norme plus stricte d’admissibilité de la preuve à décharge a pour effet de limiter le droit à un procès équitable ainsi que le droit de présenter une défense pleine et entière qui sont garantis à l’accusé par l’art. 7  et l’al. 11d) . Le régime d’examen des dossiers fait en sorte que tous les dossiers privés en la possession de l’accusé sont présumés inadmissibles. Les accusés doivent, dans leurs demandes formulées par écrit, énoncer toutes précisions utiles au sujet des dossiers et l’utilisation qu’ils entendent en faire pour que le juge puisse conclure que la preuve est susceptible de satisfaire à la norme d’admissibilité plus stricte. Parmi ces précisions utiles, on trouvera souvent la stratégie de la défense et les déclarations antérieures de l’accusé. Ces précisions doivent être communiquées tant à la Couronne qu’à la plaignante avant que celle‑ci n’ait témoigné et que la Couronne n’ait présenté une preuve complète. Et en raison de l’obligation qu’impose le par. 278.93(4) de donner un préavis, l’accusé ne peut démontrer la valeur probante d’un dossier dans le cadre d’un contre‑interrogatoire. Le défaut de l’accusé de surmonter l’un ou l’autre de ces obstacles, y compris son obligation de donner un préavis de sept jours, risque de se solder par l’exclusion d’éléments de preuve pertinents et probants.

[296]                     Dans sa plaidoirie, la Couronne a insisté sur le fait que l’accusé est en mesure de satisfaire à ces critères exigeants, étant donné que [traduction] « dans la vaste majorité des cas, toute incohérence se sera manifestée avant le procès » (transcription, 1re journée, p. 17). L’avocate a mentionné les faits du cas de J.J., dans laquelle une incohérence s’est concrétisée lors de l’enquête préliminaire. La Couronne fait valoir que, lorsque l’incohérence n’est pas signalée à cette étape, le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire d’entendre la demande après l’interrogatoire principal ou le contre‑interrogatoire de la plaignante.

[297]                     Ces assurances sont vides de sens, et ce, pour trois raisons. En premier lieu, comme nous l’avons déjà vu, il n’y a plus d’enquête préliminaire dans le cas de bon nombre d’infractions sexuelles, de sorte qu’il est peu probable qu’une incohérence se matérialise avant le procès. En deuxième lieu, les limites imposées au contre‑interrogatoire ne portent pas uniquement sur les contradictions antérieures. Par exemple, le dossier privé peut révéler l’existence d’un mobile d’inventer des faits, et le régime obligerait la défense à expliquer comment elle entend utiliser cet élément d’information pour démontrer l’existence d’un mobile. En troisième lieu, la plupart des avocats de la défense refuseront de prendre le risque d’attendre au milieu du procès pour présenter ce type de demande. Ils seront contraints de communiquer ces éléments rapidement et fréquemment, même lorsque l’incohérence ne s’est pas encore manifestée.

C.            Les limites aux droits garantis à l’accusé par les al. 11c) et 11d) et l’art. 7 ne peuvent se justifier

(1)           Vue d’ensemble de l’analyse fondée sur l’article premier

[298]                     La majorité interprète de façon étroite les droits de l’accusé et les met en balance avec les droits de la plaignante, mais cela ne tient pas compte des limites évidentes imposées par les al. 11c) et 11d) et l’art. 7. La seule question à se poser devrait être celle de savoir si la Couronne a prouvé que ces limites peuvent se justifier.

[299]                     Pour constituer une limite qui soit raisonnable et dont la justification puisse se démontrer en vertu de l’article premier de la Charte , la disposition contestée doit tout d’abord viser un objectif urgent et réel. De plus, les moyens choisis pour atteindre cet objectif doivent satisfaire aux conditions suivantes : (1) ils doivent être rationnellement liés à l’objectif; (2) ils doivent porter une atteinte minimale au droit garanti par la Charte ; (3) il doit y avoir proportionnalité entre l’objectif et les limites qu’il impose (ce qui comprend une pondération de ses effets bénéfiques et de ses effets préjudiciables).

[300]                     Il est difficile de justifier des limites aux principes de justice fondamentale, mais notre Cour n’a pas écarté cette possibilité (Bedford, par. 129; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 95). La disposition contestée « peut [. . .] être sauvegardée par application de l’article premier lorsque l’État peut justifier l’atteinte à la liberté en invoquant l’intérêt public ou des intérêts opposés de la société qui sont eux‑mêmes protégés par la Charte  [. . .]. En cas d’atteinte à l’art. 7 , les tribunaux peuvent, sur le fondement de l’article premier, faire preuve de déférence vis‑à‑vis du législateur lorsque, par exemple, la règle de droit en cause constitue une “mesure réglementaire complexe” visant à remédier à un problème social » (Safarzadeh‑Markhali, par. 57, citant Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, par. 37).

[301]                     Pour les motifs qui suivent, les limites imposées aux droits de l’accusé par le régime d’examen des dossiers ne peuvent se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. Bien que le régime vise un objectif urgent et réel, il échoue aux étapes du lien rationnel, de l’atteinte minimale et de la pondération finale.

(2)           Objectif urgent et réel

[302]                     J’accepte les arguments invoqués par la Couronne pour affirmer que le régime d’examen des dossiers vise un objectif urgent et réel. Comme je l’ai mentionné précédemment et comme le révèlent le libellé et l’historique législatif de la loi, cet objectif est triple :

1.                     veiller à ce que les droits de la plaignante à la dignité, à l’égalité et au respect de sa vie privée soient pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si des dossiers privés sont admissibles;

2.                     améliorer la confiance de la société et des victimes dans le système de justice, ce qui peut encourager les victimes à signaler les crimes sexuels; et

3.                     maintenir l’intégrité du processus judiciaire en refusant d’admettre des éléments de preuve potentiellement fondés sur des mythes et des stéréotypes qui risquent de compromettre l’objectif du procès d’assurer la manifestation de la vérité.

(3)           Lien rationnel

[303]                     Pour démontrer l’existence d’un lien rationnel fondé sur la raison ou la logique, la Couronne doit démontrer qu’il existe un lien causal entre la limite imposée au droit et l’objectif visé (Carter, par. 99, citant RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, par. 153).

[304]                     Si, en vertu du régime d’examen des dossiers, tous les dossiers contenant des renseignements personnels sur la plaignante étaient présumés inadmissibles, quelle que soit la personne qui cherche à les invoquer, le lien de causalité entre le régime et son objectif serait clair. De cette façon, on pourrait probablement faire en sorte que les droits de la plaignante à la dignité, à l’égalité et au respect de sa vie privée soient pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si des dossiers privés sont admissibles, améliorer la confiance dans le système de justice et maintenir l’intégrité du processus judiciaire. Mais ce n’est pas ce que fait le régime d’examen des dossiers. Il ne tient pas compte de ces prétendues préoccupations relatives au respect de la vie privée de la plaignante, à sa dignité et à ses droits à l’égalité, à la confiance dans le système de justice et à l’intégrité du processus judiciaire lorsque c’est la Couronne qui cherche à présenter ces dossiers privés en preuve. La nature unilatérale des obligations prévues par le régime d’examen des dossiers démontre donc non seulement que ce régime restreint des droits, mais aussi qu’il n’est pas rationnellement lié à son objectif.

(4)           Atteinte minimale

[305]                     Il incombe à la Couronne de démontrer que la restriction du droit est raisonnablement adaptée à l’objectif visé, de sorte qu’il n’existe pas d’autre moyen moins attentatoire de réaliser cet objectif « de façon réelle et substantielle » (Hutterian Brethren, par. 55). L’essentiel est que la restriction apportée aux droits garantis par la Charte  se limite à ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre l’objectif de l’État (Carter, par. 102).

[306]                     Les procureurs généraux et la plaignante A.S. font observer que le régime d’examen des dossiers n’exclut pas catégoriquement tous les éléments de preuve, mais qu’il prévoit simplement des règles de procédure pour permettre à la plaignante de se faire entendre. Selon eux, la participation de la plaignante est limitée et les tentatives d’adapter un témoignage peuvent être exposées au procès. La Couronne affirme que le régime ne porte qu’une atteinte minimale pour les raisons suivantes : (1) il ne s’applique qu’aux procès pour infractions sexuelles; (2) il ne vise que les dossiers privés; (3) il offre une certaine souplesse pour assurer la protection des droits de l’accusé; (4) il donne voix au chapitre aux plaignants; (5) [traduction] « il comble une lacune sans aller plus loin » (m.i. dans le cas de A.S., par. 76).

[307]                     Ces arguments sous‑estiment considérablement l’impact sur les droits de l’accusé. Ils éludent également la question à laquelle il faut répondre, celle de savoir si le régime d’examen des dossiers, avec les importantes répercussions qu’il a sur les droits garantis à l’accusé par les al. 11c)  et 11d)  et par l’art. 7 , constitue le moyen le moins draconien de réaliser l’objectif législatif (Carter, par. 103). Pour trois raisons, le régime ne constitue pas le moyen le moins draconien en l’occurrence.

[308]                     Premièrement, le régime d’examen des dossiers s’applique à tous les dossiers privés, y compris aux communications échangées entre l’accusé et la plaignante au sujet des actes à l’origine de l’accusation. Son application ne se limite pas à une sous‑catégorie de dossiers créés sous le sceau de la confidentialité ou qui se sont irrégulièrement retrouvés entre les mains de l’accusé, comme c’était le cas dans l’affaire Shearing. Cette définition large du mot « dossier », combinée au critère minimal d’admissibilité plus strict, se traduira par l’exclusion de preuves à décharge qui ne sont pas préjudiciables — parce qu’elles ne reposent pas intrinsèquement sur des mythes et ne dénaturent pas l’objectif du procès d’assurer la manifestation de la vérité — et qui sont très pertinentes. Il ne s’agit pas d’une atteinte minimale au droit à une défense pleine et entière.

[309]                     Deuxièmement, en obligeant l’accusé à communiquer les preuves à décharge, la stratégie et les questions qu’il se propose de poser en contre‑interrogatoire avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète, et en empêchant l’accusé d’établir la pertinence de ces éléments de preuve en se fondant sur le témoignage de la plaignante, le régime ne porte pas une atteinte minimale au droit de garder le silence, à la présomption d’innocence ou au principe interdisant l’auto‑incrimination. La liste des facteurs que le tribunal doit pondérer avant de décider d’admettre les éléments de preuve n’entre en jeu qu’après que ceux-ci ont franchi avec succès l’étape de l’examen initial. À ce moment‑là, les accusés auront déjà renoncé à leur droit de garder le silence en communiquant des précisions utiles, ce qui peut fort bien influencer la préparation des témoins à charge et, par conséquent, le témoignage de la plaignante.

[310]                     Troisièmement, en obligeant la défense à donner un préavis et à communiquer des éléments de preuve tant à la Couronne qu’à la plaignante, et en faisant jouer à celle‑ci un rôle dans la décision d’admettre ou non des éléments de preuve avant le procès, le régime permet à des témoins à charge clés de corriger les incohérences que peuvent comporter leur témoignage et de modifier celui‑ci de manière subtile, difficile à vérifier ou à révéler au grand jour au procès. Cela  ne constitue pas une atteinte minimale, mais risque au contraire d’éliminer l’efficacité du contre‑interrogatoire, surtout dans les procès pour agression sexuelle dans lesquels la plaignante est souvent le seul témoin. Et, je le répète, le régime soulève la possibilité presque certaine que des innocents soient déclarés coupables.

[311]                     Ce dernier point mérite une attention spéciale. Loin d’avoir un effet minimal, cette mesure maladroite est un exemple de surenchère législative. Elle témoigne du peu de cas que l’on fait des droits des accusés, dont certains seront non seulement présumés innocents, mais le seront réellement ⸺ bien que, dans de nombreux cas, leur innocence ne pourra plus être prouvée, puisque le seul moyen dont ils disposaient pour en faire la démonstration a été neutralisé par la loi. Et pourtant, il existe des moyens évidents et moins préjudiciables de réaliser les objectifs du législateur. Un régime doté d’une portée plus étroite pourrait favoriser l’objectif consistant à protéger les plaignants et à renforcer leur position de façon réelle et substantielle, tout en portant moins atteinte aux droits de l’accusé. Sans chercher à limiter le pouvoir d’appréciation du législateur, mais uniquement pour démontrer que l’objectif qu’il vise pourrait être réalisé tout en respectant la Charte , j’estime qu’un régime constitutionnel pourrait comporter les éléments suivants :

1.                     Le mot « dossier » s’entendrait, en termes exprès, uniquement des catégories de documents contenant des renseignements personnels relatifs à la plaignante pour lesquels il existe une attente élevée en matière de vie privée, un risque pour la dignité et un risque inhérent de préjudice ⸺ par exemple, les dossiers que l’accusé a obtenus illégalement ou en vertu de sa position d’autorité et les dossiers soumis à des obligations de confidentialité professionnelle. Il importe de préciser que cette définition exclurait les communications de l’accusé.

2.                     Un voir‑dire sur l’admissibilité aurait lieu lorsque le dossier devient pertinent. Le voir‑dire s’imposerait indépendamment de l’identité de la partie qui souhaite présenter le dossier en preuve.

3.                     La partie qui souhaite présenter le dossier en preuve aurait l’obligation d’informer le tribunal de la nécessité de tenir un voir‑dire avant de le faire.

4.                     Les juges de première instance tiendraient compte des règles de common law pour éviter les ingérences inutiles dans la vie privée et les raisonnements inadmissibles.

5.                     Les juges de première instance auraient le pouvoir discrétionnaire d’accorder aux témoins le droit de participer au voir‑dire lorsque cela serait dans l’intérêt de la justice.

(5)           Proportionnalité des effets

[312]                     La dernière étape de l’analyse de la proportionnalité exige du tribunal qu’il exerce son pouvoir d’appréciation en considérant le tableau tout entier en « soupes[ant] les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes » (R. c. K.R.J., 2016 CSC 31, [2016] 1 R.C.S. 906, par. 58 (texte entre crochets dans l’original), citant Oakes, p. 139). Lorsqu’ils pondèrent les effets bénéfiques et les effets préjudiciables, les tribunaux doivent faire preuve d’une certaine déférence envers le législateur (Carter, par. 97).

[313]                     Les effets préjudiciables sur les accusés sont importants. Le régime d’examen des dossiers limite considérablement le droit au silence, le privilège contre l’auto‑incrimination, la présomption d’innocence, le droit à une défense pleine et entière et le droit à un procès équitable. Plutôt que de se concentrer sur les dossiers qui invoquent intrinsèquement des mythes et des stéréotypes, le régime d’examen des dossiers exige la communication préalable de tous les documents pour lesquels il existe une attente raisonnable de protection de la vie privée, sans égard à leur valeur probante ou à la possibilité qu’ils sous‑tendent un raisonnement inadmissible fondé sur un mythe. La liste d’exemples potentiels pourrait inclure des communications électroniques émanant de la plaignante qui nient que l’infraction a eu lieu, qui fournissent une preuve d’alibi, qui indiquent un mobile incitant à inventer des faits, qui mentionnent l’incapacité de se souvenir des faits essentiels ou qui fournissent une version contradictoire des faits reprochés. Dans ces conditions, l’argument de la Couronne dans le cas de A.S. selon lequel [traduction] « l’impact sur l’accusé n’est pas substantiel » parce que l’accusé conserve sa capacité de présenter des preuves pertinentes susceptibles de soulever un doute raisonnable et de contester utilement le témoignage de la plaignante par le biais du contre‑interrogatoire ne peut pas vraiment être pris au sérieux (par. 77).

[314]                     Et tout cela sans parler des effets préjudiciables importants de ce régime sur le système de justice criminelle, en ce qui a trait notamment à la complexité des procès et aux délais accrus de ceux‑ci. Il n’est pas difficile de prévoir la confusion qui règnera dans les procès pour agression sexuelle qui mettent en jeu des éléments de preuve visés par les art. 276 , 278.1  à 278.91  et 278.92 . Il faudra alors déposer de multiples demandes à différentes étapes, au cours desquelles s’appliqueront dans tous les cas différentes normes de preuve, ce qui donnera lieu à des appels distincts durant lesquels la plaignante pourrait avoir qualité pour comparaître ou interjeter un appel incident. Considérez le scénario suivant.

1.                     L’accusé prenait soin de la plaignante. Elle lui reproche de l’avoir agressée sexuellement à maintes reprises durant plusieurs années. La Couronne a soutenu, à titre de facteur aggravant, qu’il entretenait une relation de confiance, comme le démontre le fait qu’il payait le loyer de la plaignante. L’accusé sollicite la production de ses documents constatant un bail et relevés bancaires de la part de tiers en vertu des art. 278.1  à 278.91 , en s’appuyant sur la définition large de « dossier » qui s’applique désormais uniquement au régime établi dans l’arrêt Mills.

2.                     De plus, la plaignante et l’accusé se sont échangé des milliers de messages texte durant les années pertinentes. La teneur de la plupart des messages est banale, mais certains d’entre eux portent directement sur les infractions reprochées, alors que d’autres traitent d’activités sexuelles antérieures qui étaient consensuelles. L’accusé présente une requête sollicitant des directives pour établir quels messages texte (ou extraits de messages) sont visés par la définition plus restreinte de « dossier » qui s’applique désormais uniquement au régime des art. 278.92  à 278.94 . La plaignante est autorisée à comparaître dans le cadre de la requête pour présenter des observations sur son droit à la vie privée. Le juge des requêtes statue que la plupart des messages ne répondent pas à la définition de « dossier », mais il a des doutes à propos de 100 messages dont le degré de sensibilité diffère. Le juge ordonne à l’accusé de présenter une demande fondée sur l’art. 278.92  pour déterminer l’admissibilité de ces messages. L’accusé ne sait pas comment transmettre « toutes précisions utiles » au sujet des messages texte sans en communiquer le contenu. Puisque les messages sont essentiels à sa défense et qu’il croit que la plaignante adaptera son témoignage s’il les communique à l’avance, il décide d’attendre jusqu’au milieu du procès pour déposer la demande fondée sur l’art. 278.92 .

3.                     Entre‑temps, avant le procès, l’accusé présente une demande distincte fondée sur l’art. 276  à l’égard des messages contenant des preuves relatives au passé sexuel, et certaines d’entre elles figurent dans les mêmes messages que la preuve liée aux accusations. Cela oblige l’accusé à communiquer à la Couronne et à la plaignante des précisions au sujet de plusieurs messages clés qui se rapportent à sa défense de consentement.

4.                     Après le témoignage de la plaignante au procès, l’accusé dépose une demande fondée sur l’art. 278.92  et soutient qu’il est « dans l’intérêt de la justice » d’admettre les dossiers au milieu du procès. Le juge du procès n’est pas de cet avis et décide que l’accusé aurait dû présenter la demande avant le procès et qu’il ne peut parler du contenu de ces déclarations au procès. Lors de son témoignage, l’accusé fait mention de différents extraits de conversations par message texte que l’on a estimé « banals ». La Couronne s’y oppose parce que d’autres messages connexes ont été jugés inadmissibles en application de l’art. 278.92  et qu’il serait préjudiciable de discuter de ces conversations. Le juge ajourne l’audience pour entendre les plaidoiries et donner des directives supplémentaires.

[315]                     Ce n’est certainement qu’une illustration des effets préjudiciables qu’aura ce régime sur le système de justice criminelle.

[316]                     Les parties qui appuient le régime d’examen des dossiers font toutefois valoir de nombreux avantages : (1) il protège les droits à l’égalité, à la sécurité et au respect de la vie privée des plaignants; (2) il permet aux plaignants de participer au processus d’admissibilité des preuves; (3) il encourage le signalement des infractions sexuelles; et (4) il empêche que soient déposés des éléments de preuve susceptibles de fausser la fonction de recherche de la vérité du processus judiciaire. J’admets que le régime améliore légèrement les protections de la common law qui ont été reconnues dans les arrêts Osolin et Shearing en ce qui concerne les droits des plaignants à l’égalité, à la sécurité et au respect de la vie privée. Il reconnaît également aux plaignants le droit formel de participer à des décisions qui ont une incidence sur les droits en question. Mais on n’a pas fait la preuve des autres présumés avantages. Rien n’indique que le régime s’est traduit par une augmentation du nombre de signalements d’agressions sexuelles. De plus, rien ne permet de penser que ce serait le cas, étant donné que le régime ne vise pas à exclure les éléments de preuve trompeurs ou susceptibles de dénaturer la fonction de recherche de la vérité, dès lors qu’il permet à la Couronne de présenter en preuve des dossiers privés sans examen préalable.

[317]                     Bien que je sois conscient de la nécessité de faire preuve de déférence à l’égard des moyens et des objectifs législatifs choisis par le Parlement, il ne s’agit pas d’un cas limite. Les conséquences préjudiciables et le risque de déclarations de culpabilité injustifiées l’emportent sur les éventuels avantages du régime. Je souscris au raisonnement d’autres tribunaux qui ont conclu que le régime d’examen des dossiers porte une atteinte suffisamment grave aux droits de l’accusé de garder le silence, à son droit à un procès équitable, ainsi qu’à son droit de présenter une défense pleine et entière pour qu’on puisse conclure que la Couronne n’a pas démontré que les effets bénéfiques du régime l’emportent sur ses effets préjudiciables (voir, p. ex., R. c. Anderson, 2020 SKQB 11, 461 C.R.R. (2d) 128, par. 13; D.L.B., par. 87).

IV.         Conclusion

[318]                     Je reviens là où j’ai commencé, en citant l’arrêt Seaboyer, et en particulier les motifs exposés par la juge McLachlin (plus tard juge en chef) pour invalider la version précédente de l’art. 276  :

     Je conclus que l’art. 276  du Code criminel  permet la violation de droits garantis par l’art. 7  et l’al. 11 d )  de la Charte . Pour atteindre son but, c’est‑à‑dire abolir l’usage sexiste et dépassé d’utiliser des preuves concernant le comportement sexuel, cet article va au‑delà de ce qui est nécessaire et rend inadmissibles des éléments de preuve qui peuvent être essentiels à la présentation d’une défense légitime et, partant, à la tenue d’un procès équitable. Pour que le juge et le jury ne puissent tirer d’inférence illégitime à partir de la preuve, l’art. 276 exige que l’on coure le risque réel de voir condamner un innocent. C’est payer trop chèrement l’avantage obtenu, et cette situation ne saurait être tolérée dans une société qui n’approuve aucunement la condamnation d’un innocent. [Je souligne; p. 625.]

[319]                     Pour les mêmes raisons, j’estime que c’est payer trop cher que de reconnaître la validité du régime d’examen des dossiers. J’ai déjà expliqué que, sans être absolus, les droits qui sont en jeu en l’espèce sont de l’ordre le plus fondamental et qu’on n’y déroge que dans des circonstances particulières et limitées qui ne se présenteront pas nécessairement ici (et qui, si c’est le cas, seront visées par ces restrictions antérieures ⸺ c'est‑à‑dire par le régime de l’art. 276 ). Compte tenu du regrettable jugement à l’effet contraire de la majorité, j’exprime ma dissidence.

[320]                     Pour que les choses soient bien claires, je suis d’avis d’invalider les art. 278.92  à 278.94  du Code criminel , avec effet immédiat, mais seulement dans la mesure où ces articles ont trait au régime d’examen des dossiers. Cela permettrait de préserver le régime actuel de l’art. 276  et la définition du mot « dossier » dans le régime établi par les art. 278.1  à 278.91 . Je suis d’accord avec l’avocat de J.J. pour dire qu’une « interprétation atténuée » des dispositions ne respecterait pas l’intention du législateur et pourrait avoir des effets inattendus sur les régimes législatifs connexes. Il revient au Parlement de réfléchir au meilleur moyen de rendre le régime conforme à la Charte .

 

Version française des motifs rendus par

 

                    Le juge Rowe —

  I.            Aperçu

[321]                      Les personnes accusées J.J. et Shane Reddick ont contesté séparément en Colombie‑Britannique et en Ontario la constitutionnalité des art. 278.92  à 278.94  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , soutenant que ces dispositions violent l’art. 7  et les al. 11c)  et 11d)  de la Charte canadienne des droits et libertés . La Cour suprême de la Colombie‑Britannique et la Cour supérieure de l’Ontario leur ont donné raison et ont invalidé les dispositions en totalité ou en partie (voir l’analyse relative à la violation de la Charte  dans R. c. J.J., 2020 BCSC 29, et l’analyse relative à l’article premier et la décision concernant la réparation dans R. c. J.J., 2020 BCSC 349; et voir R. c. Reddick, 2020 ONSC 7156, 398 C.C.C. (3d) 227).

[322]                      Sur le fond des présents pourvois, je conviens avec le juge Brown que les art. 278.92  à 278.94  du Code criminel  sont inconstitutionnels et donc inopérants, sauf dans la mesure où ils s’appliquent au régime actuel de l’art. 276 . Les dispositions législatives dans la présente affaire restreignent les droits des personnes accusées à un procès équitable en imposant des limites sur la façon dont elles peuvent contre‑interroger les témoins à charge et sur les éléments de preuve qu’elles peuvent présenter au soutien de leur défense, même si ceux‑ci ont une très grande valeur probante et ne causent aucun préjudice aux personnes plaignantes. Le processus d’examen instauré par ces dispositions législatives viole les al. 11c)  et 11d)  en obligeant les personnes accusées à communiquer tous les dossiers pertinents à leur défense avant que la Couronne n’ait présenté sa preuve au complet.

[323]                      À mon avis, le principal point litigieux dans les présents pourvois concerne le fait que la Couronne et plusieurs intervenants invitent la Cour à se fonder sur l’art. 7  afin de limiter les droits protégés par l’art. 11  de la Charte , au motif que cette démarche a déjà été suivie dans les arrêts R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, et R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443. Pour les motifs qui suivent, je refuse de m’engager dans cette voie.

[324]                      Lors des présents pourvois, la Couronne a maintenu que, peu importe l’article pris en compte, les questions constitutionnelles qui se posent en l’espèce peuvent être tranchées au moyen d’une mise en balance ad hoc des droits, des intérêts et des valeurs, laquelle mène à la conclusion que les dispositions contestées sont constitutionnelles. La clé de cet argument est que toute limite à l’équité du procès justifiée par l’art. 7  restreint également les droits à un procès équitable garantis par l’art. 11 . On demande essentiellement à la Cour d’insérer dans l’art. 11  les limites internes de l’art. 7 .

[325]                      Cette façon d’aborder les art. 7  et 11  n’est conforme ni au libellé ou aux objets de ces dispositions ni à la structure de la Charte . La portée des droits prévus aux al. 11c)  et 11d)  doit être déterminée en fonction du libellé et des objets de ces dispositions. Toute limite à ces droits doit ensuite être justifiée au regard de l’article premier, plutôt qu’au moyen d’une interprétation de l’art. 7 . Faire autrement inverserait le rôle véritable de l’art. 7 , une disposition qui confère plutôt des droits de portée étendue. Il s’agit d’une erreur de principe que de l’interpréter comme limitant d’autres droits protégés par la Charte  et cela, en l’espèce, porte atteinte au droit fondamental à un procès équitable, lequel est reconnu depuis longtemps.

[326]                      Dans les présents motifs, je vais tout d’abord examiner l’objet et le contenu du droit constitutionnel à un procès équitable. Je décrirai ensuite l’objet et le contenu de l’art. 7  et examinerai en quoi les problèmes que soulève cette jurisprudence faussent l’interprétation et l’application de l’art. 11 . Je vais ensuite expliquer pourquoi cela est inapproprié.

[327]                      Enfin, je vais exposer une approche qui permet d’appliquer correctement les art. 7  et 11  et l’article premier. Lorsqu’une garantie spécifique prévue par la Charte  (dans le cas qui nous occupe, l’art. 11 ) est plaidée en même temps que la garantie plus générale prévue à l’art. 7 , la garantie spécifique devrait être examinée en premier. Si le tribunal conclut à la violation de cette garantie spécifique, il n’y a aucune raison de passer à l’art. 7 . S’il n’y a pas de violation de la garantie spécifique, ou si la violation est justifiée au regard de l’article premier, le tribunal doit alors se pencher sur l’art. 7 . Cette démarche est conforme à la structure de la Charte , de même qu’au libellé et aux objets des « Garanties juridiques » énoncées aux art. 7  à 14  et à l’article premier.

II.            Le droit à un procès équitable est reconnu par la Constitution

[328]                      Je vais tout d’abord examiner la portée du droit à un procès équitable.

A.          Introduction au droit à un procès équitable

[329]                      La nécessité de garantir l’équité des procès criminels est depuis longtemps reconnue dans notre système de justice comme un élément clé permettant d’éviter qu’une personne fasse l’objet d’une condamnation injustifiée ou qu’elle soit privée arbitrairement de sa liberté. L’existence d’un système de justice impartial et indépendant permet d’assurer la tenue de procès équitables.

[330]                      L’article 11  de la Charte  garantit le droit de tout inculpé à un procès équitable.

[331]                      L’article 11  fait partie de la section de la Charte  intitulée « Garanties juridiques », dans laquelle se trouvent également les art. 7  à 10  et 12  à 14 . L’article 11  énumère les droits de « [t]out inculpé », y compris celui d’être jugé dans un délai raisonnable (al. 11b) ), celui de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même (al. 11c) ), celui d’être présumé innocent (al. 11d) ), de même que le droit à un cautionnement raisonnable (al. 11e) ) et le droit de bénéficier de la peine la moins sévère (al. 11i) ).

[332]                      Les présents pourvois concernent principalement les droits protégés par l’al. 11d)  et, dans une moindre mesure, ceux garantis par l’al. 11c) .

B.           Portée des droits protégés par l’al. 11d) 

[333]                      L’article 11d)  prévoit :

 Tout inculpé a le droit :

. . .

d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable;

[334]                      Comme pour tous les autres droits garantis par la Charte , le droit prévu à l’al. 11d)  doit recevoir une interprétation téléologique (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 119; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156; Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 499; Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32, [2018] 2 R.C.S. 293, par. 178‑185).

[335]                      L’alinéa 11d)  prévoit des protections substantielles et procédurales interdépendantes, dont les suivantes : (1) le droit de tout inculpé d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable; (2) le droit à une procédure équitable; (3) le droit de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer de contraintes importantes et injustifiées; (4) le droit de garder le silence tant que la poursuite n’a pas présenté sa preuve au complet, droit qui est reconnu à la fois par l’al. 11c)  et par l’al. 11d) . Ensemble, ces garanties protègent les droits de l’inculpé à un procès équitable. J’expose en détail ces droits ci‑après.

(1)            Droit de la personne accusée d’être présumée innocente tant qu’elle n’est pas déclarée coupable

[336]                      Le droit de tout inculpé d’être « présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable » se retrouve à l’al. 11d) .

[337]                      La présomption d’innocence est depuis longtemps considérée comme un des piliers d’un système de justice criminelle équitable. La Cour a déclaré que la présomption d’innocence est « le fil d’or de la justice pénale » (R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, par. 27).

[338]                      La présomption d’innocence signifie que la culpabilité de l’inculpé doit être établie hors de tout doute raisonnable. C’est à l’État qu’incombe la charge de cette preuve (Oakes, p. 121).

(2)      Droit à une procédure équitable

[339]                      En plus de son contenu substantiel, l’al. 11d)  prévoit certaines garanties procédurales découlant de la présomption d’innocence afin d’assurer l’équité du procès. Ces exigences comprennent notamment celle que la culpabilité soit établie conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable (Oakes, p. 121).

(3)      Droit de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées

[340]                      Une autre garantie procédurale protégée par l’al. 11d)  est le droit de la personne accusée de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées (R. c. Lyttle, 2004 CSC 5, [2004] 1 R.C.S. 193, par. 41‑43). Comme l’a expliqué la Cour dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, p. 663 : « Le contre‑interrogatoire a une importance incontestable. [. . .] C’est le moyen par excellence d’établir la vérité et de tester la véracité. [. . .] La possibilité de contre‑interroger les témoins constitue un élément fondamental du procès équitable auquel l’accusé a droit. »

[341]                      Le droit de contre‑interroger sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées doit « être protégé jalousement et être interprété généreusement »; il peut protéger le « rythme » et la portée du contre‑interrogatoire (Lyttle, par. 44 et 7). Cependant, il ne « doit pas être exercé de manière abusive. Les avocats sont liés par les règles de la pertinence et il leur est interdit de harceler le témoin, de faire des déclarations inexactes, de se répéter inutilement ou, de façon plus générale, de poser des questions dont l’effet préjudiciable excède la valeur probante » (par. 44).

(4)      Droit de garder le silence tant que la poursuite n’a pas présenté sa preuve au complet

[342]                      Enfin, la présomption d’innocence est étroitement liée au droit de garder le silence et à la protection contre l’auto‑incrimination. Les alinéas 11c)  et 11d) , ainsi que l’art. 13  de la Charte , reconnaissent et renforcent le fardeau qui incombe à l’État de présenter sa preuve contre la personne accusée avant que celle‑ci n’ait besoin de répondre, soit en témoignant, soit en citant d’autres témoins (Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, p. 357‑358).

C.           Portée des droits protégés par l’al. 11c) 

[343]                      L’article 11c)  prévoit :

 Tout inculpé a le droit :

. . .

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

[344]                      Comme je l’ai déjà expliqué, l’al. 11c)  a pour objet de protéger la personne accusée contre l’auto‑incrimination et de préserver son droit de garder le silence. La personne accusée a le droit de refuser de fournir des renseignements testimoniaux dont le poursuivant pourrait se servir pour présenter une preuve complète (D. M. Paciocco, « Self‑Incrimination : Removing the Coffin Nails » (1989), 35 R.D. McGill 73, p. 90; S. Coughlan et R. J. Currie, « Sections 9 , 10  and 11  of the Canadian Charter  », dans E. Mendes et S. Beaulac, dir., Charte canadienne des droits et libertés  (5e éd. 2013), 793, p. 845). Cela s’appliquerait, par exemple, aux documents qui renferment des propos que la personne accusée a tenus au sujet des faits à l’origine de l’accusation. Certains aspects du droit de la personne accusée de garder le silence avant que la poursuite n’ait présenté une preuve complète sont protégés à la fois par l’al. 11c)  et par l’al. 11d) .

D.          Limites permises aux al. 11c)  et 11d) 

[345]                      Maintenant que j’ai examiné le contenu des al. 11c)  et 11d) , je me tourne vers la façon dont ces droits peuvent être limités.

[346]                      Habituellement, un droit garanti par la Charte  ne peut être limité que d’une des deux façons suivantes : 1) de façon interne, de par son libellé; 2) au moyen de la mise en balance exigée par l’article premier de la Charte  (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 38:1; voir, p. ex., l’arrêt Fleming c. Ontario, 2019 CSC 45, [2019] 3 R.C.S. 519, par. 111). Je vais maintenant expliquer chacune de ces limites.

(1)            Limites internes : définition de procès équitable

[347]                      La présence de termes restrictifs dans le libellé de la Charte  constitue le point de départ pour l’interprétation de la portée des droits garantis par la Charte  et de toute limite interne.

[348]                      Les alinéas 11c)  et 11d)  comportent peu de limites internes. Ils ne s’appliquent qu’à l’« inculpé ». L’alinéa 11c)  protège l’inculpé uniquement contre l’obligation de « témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche », ce qui signifie généralement les poursuites comportant de véritables conséquences pénales. L’alinéa 11d)  prévoit que la présomption d’innocence ne s’applique plus une fois que l’inculpé a été déclaré coupable. Rien n’indique dans le libellé de l’une ou l’autre de ces dispositions qu’elles peuvent être limitées par application de l’art. 7 .

(2)      L’article premier

[349]                      Outre les limites internes qui figurent dans le libellé des dispositions de la Charte  elles‑mêmes, les seules autres limites prévues sont celles qui se trouvent à l’article premier de la Charte , qui prévoit :

      Droits et libertés au Canada

 La Charte canadienne des droits et libertés  garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[350]                      L’article premier établit que les seules limites externes applicables aux droits garantis par la Charte  sont celles qui sont imposées par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. En conséquence, les droits protégés par les al. 11c)  et 11d)  ne peuvent être modifiés par une loi. Cependant, une loi peut limiter les droits garantis par l’art. 11 , si cette limitation répond aux critères de l’article premier.

[351]                      La Cour a énoncé dans l’arrêt Oakes l’analyse appropriée devant être effectuée en vertu de l’article premier. L’analyse proposée dans cet arrêt est rigoureuse. Si la violation d’un droit garanti par la Charte  est démontrée, le fardeau de justifier la limitation incombe à la partie qui cherche à la maintenir (p. 136‑137).

[352]                      Ce qui a été soumis à la Cour en l’espèce ne correspond aucunement à l’examen approfondi de la loi, de ses effets et de ses conséquences qu’exige l’arrêt Oakes. En clair, aucune analyse fondée sur l’arrêt Oakes adaptée à l’application précise ou aux éléments des al. 11c)  ou 11d)  n’a été présentée à la Cour; autrement dit, la Couronne n’a présenté aucune analyse fondée sur l’article premier portant précisément sur la façon dont une violation des al. 11c)  ou 11d)  aurait pu être justifiée. Cela est inconcevable. Non seulement la Couronne n’a pas satisfait à la norme élevée requise par l’article premier et l’arrêt Oakes, mais elle a nié qu’elle était tenue de le faire. Les juges majoritaires ont adopté un point de vue semblable.

III.         Une limite à l’art. 11  fondée sur l’art. 7  n’est conforme ni à l’architecture de la Charte  ni aux objets de ces dispositions ni à l’article premier

[353]                      Au lieu de se fonder sur les limites permises aux droits garantis à l’art. 11  que j’ai décrites précédemment, la Couronne a fait valoir que la présente affaire peut être tranchée par application de l’art. 7  et que la conclusion tirée en fonction de l’art. 7  permettrait également de résoudre les questions relatives à l’art. 11 .

[354]                      Il n’y a absolument rien qui justifie le recours à une méthode d’analyse par laquelle les droits garantis aux al. 11c)  et 11d)  peuvent être restreints en fonction des limites internes que comporte l’art. 7 . Une telle analyse déforme gravement l’art. 7 , disposition qui confère plutôt des droits de portée étendue. L’article 7  est plutôt utilisé en l’espèce pour restreindre d’autres droits constitutionnels. Cela s’écarte fondamentalement de l’idée selon laquelle l’art. 7  a une portée plus large que les autres « Garanties juridiques » prévues aux art. 8  à 14 , de sorte qu’il peut offrir une protection complémentaire à ces droits.

[355]                      Pourtant, la Couronne exhorte la Cour à conclure que selon notre jurisprudence, l’art. 7  peut servir à affaiblir d’autres « Garanties juridiques ». Pour répondre à cet argument, il faut examiner en détail l’art. 7 .

[356]                      Je vais maintenant examiner le contenu de l’art. 7  et illustrer la façon dont son interprétation incohérente a suscité des difficultés théoriques que la Cour a parfois introduites dans l’interprétation de l’art. 11 . Comme je vais l’expliquer, la jurisprudence de la Cour sur la définition de la portée et de l’application appropriée de l’art. 7  est inconsistante. La Cour n’a pas clairement indiqué comment identifier et définir les principes de justice fondamentale. Elle n’a pas proposé de balises claires sur la façon de procéder à la mise en balance interne prévue à l’art. 7 , ni même sur la question de savoir si cette mise en balance est appropriée. Je vais ensuite examiner comment ces incertitudes ont été intégrées à l’art. 11 . Enfin, je vais expliquer pourquoi une telle approche constitue une atteinte fondamentale au droit à un procès équitable et comment, dans la foulée, elle s’écarte du libellé et de l’architecture de la Charte .

A.          L’article 7 

[357]                      L’article 7  prévoit :

      7 Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[358]                      La Cour a décrit l’objet de l’art. 7  dans l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, par. 77 :

     . . . selon le courant jurisprudentiel dominant concernant l’art. 7 , cette disposition a pour objet d’empêcher [ces] types d’atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne [. . .] « qui résultent d’une interaction de l’individu avec le système judiciaire et l’administration de la justice » : Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 65. Les mots « le système judiciaire et l’administration de la justice » s’entendent du « comportement de l’État en tant qu’il fait observer et appliquer la loi » (G. (J.), par. 65).

[359]                      Pour déterminer s’il y a violation de l’art. 7 , la Cour applique une analyse en trois étapes (R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 38) :

1)      Y a‑t‑il eu privation réelle ou imminente de la vie, de la liberté ou de la sécurité de la personne ou d’une combinaison de ces intérêts?

2)      Dans l’affirmative, il faut identifier et qualifier les principes de justice fondamentale pertinents.

3)      La privation est‑elle conforme aux principes de justice fondamentale pertinents?

[360]                      Même si ce critère est bien établi, son application pratique s’est avérée laborieuse. Le champ d’application de l’art. 7  peut s’étendre au‑delà de l’administration de la justice, que « tout un éventail de situations peuvent faire entrer en jeu » (Gosselin, par. 78), et ses limites demeurent floues. Pour cette raison, l’art. 7  a été décrit par les auteurs de texte comme [traduction] « insaisissable » et « mystérieux » (T. Lipton, « All Charter Rights Are Equal, But Some Are More Equal than Others » (2010), 52 S.C.L.R. (2d) 449, p. 449).

[361]                      Contrairement aux al. 11c)  et 11d) , l’art. 7  comporte d’importantes limites internes. Une fois que la privation de la vie, de la liberté ou de la sécurité de la personne a été démontrée, il est néanmoins possible de démontrer que cette privation est conforme aux « principes de justice fondamentale ». C’est à ce stade de l’analyse que de nombreuses difficultés surgissent.

B.           Le contenu des principes de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 

[362]                      La première difficulté que suscite l’interprétation de l’art. 7  réside dans le sens concret qu’il convient de donner aux « principes de justice fondamentale ». L’arrêt de principe en ce qui concerne la signification de l’art. 7  demeure le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.). À la page 509, la Cour explique que l’interprétation de l’art. 7  et de tous les droits garantis par la Charte  doit préserver « [la] croissance, [l’]évolution et [l]’ajustement aux besoins changeants de la société » pour s’assurer que « l’arbre [vivant] » qu’est la Charte  puisse s’adapter avec le temps. La Cour affirme que l’on ne peut donner aux principes de justice fondamentale « un contenu exhaustif ou une simple définition par énumération; ils prendront un sens concret au fur et à mesure que les tribunaux étudieront des allégations de violation de l’art. 7  » (p. 513).

(1)            Les principes de justice fondamentale comportent des éléments de fond et pas uniquement des éléments de procédure

[363]                      Dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), on a demandé à la Cour si les « principes de justice fondamentale » comportent à la fois des éléments de procédure et des éléments de fond. Certains éléments de preuve extrinsèques indiquaient que lorsque la Charte  a été rédigée, le législateur avait voulu donner à l’expression « principes de justice fondamentale » un sens analogue à celui évoqué par l’expression « application régulière de la loi » (Procès‑verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, no 46, 1re sess., 32e lég., 27 janvier 1981, p. 32 et 42, et p. 33‑36 (M. Strayer, sous‑ministre adjoint, Droit public); voir aussi le témoignage du ministre de la Justice, l’hon. Jean Chrétien, p. 43). La Cour a néanmoins retenu une définition large des principes de justice fondamentale et a décidé qu’ils englobaient des protections non seulement sur le plan de la procédure, mais aussi sur le plan du fond (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), p. 498‑500).

[364]                      Cette interprétation large des principes de justice fondamentale a créé beaucoup d’incertitude; elle a contribué à une jurisprudence relative à l’art. 7  marquée par l’indétermination et par un manque constant de clarté sur le plan théorique (voir, p. ex., N. R. Hasan, « Three Theories of “Principles of Fundamental Justice” » (2013), 63 S.C.L.R. (2d) 339, p. 341).

(2)      Difficultés liées à l’identification des principes de justice fondamentale

[365]                      Une des conséquences du Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.) est l’incohérence persistante dans l’identification des principes de justice fondamentale.

[366]                      Pendant des années après le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), il n’existait pas de méthode établie pour l’identification des principes de justice fondamentale. Bon nombre des principes de justice fondamentale qui ont été reconnus étaient formulés de façon générale, ce qui risquait de faire « de l’art. 7  un instrument permettant de trancher des questions de politique générale » (Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76, par. 9).

[367]                      Avec le temps, il est devenu évident qu’il était nécessaire de clarifier davantage le sens des principes de justice fondamentale si l’on voulait que l’interprétation de l’art. 7  soit applicable en pratique. La Cour a tenté d’établir une meilleure structure dans l’arrêt Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 591‑592 et, par la suite, dans l’arrêt R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 113. La Cour a finalement défini les critères actuels d’identification des principes de justice fondamentale dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, par. 8, où elle a adopté le critère à trois volets suivant :

     La jurisprudence relative à l’art. 7  a établi qu’un « principe de justice fondamentale » doit remplir trois conditions : R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, par. 113. Premièrement, il doit s’agir d’un principe juridique. Cette condition est utile à deux égards. D’une part, elle « donne de la substance au droit garanti par l’art. 7  »; d’autre part, elle évite « de trancher des questions de politique générale » : Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503. Deuxièmement, le principe allégué doit être le fruit d’un consensus suffisant quant à son « caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société » : Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 590‑591. Les principes de justice fondamentale sont les postulats communs qui sous‑tendent notre système de justice. Ils trouvent leur sens dans la jurisprudence et les traditions qui, depuis longtemps, exposent en détail les normes fondamentales applicables au traitement des citoyens par l’État. La société les juge essentiels à l’administration de la justice. Troisièmement, le principe allégué doit pouvoir être identifié avec précision et être appliqué aux situations de manière à produire des résultats prévisibles. Parmi les principes de justice fondamentale qui remplissent les trois conditions, il y a notamment la nécessité d’une intention coupable et de règles de droit raisonnablement claires. [Je souligne.]

[368]                      Néanmoins, la définition des principes de justice fondamentale demeure malléable, particulièrement en raison de la nécessité de dégager un « consensus suffisant » sur l’importance d’un principe juridique.

[369]                      On peut aisément constater en l’espèce les conséquences et les applications potentiellement singulières découlant d’une définition incertaine des principes de justice fondamentale.

[370]                      Par exemple, les juges majoritaires continuent de s’appuyer sur les affirmations inexpliquées que l’on trouve dans les arrêts Mills et Darrach suivant lesquelles « la protection de la sécurité et de la vie privée des témoins » constitue un principe de justice fondamentale (par. 120). Les arrêts Mills et Darrach se voulaient des décisions fondées sur l’arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577 (Mills, par. 72; Darrach, par. 25). Pourtant, l’arrêt Seaboyer n’appuie pas cette proposition. Dans cette décision, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) a fait observer que les objets visés par une version antérieure de l’art. 276  du Code criminel  — l’élimination d’éléments de preuve trompeurs ou à faible valeur probante, l’incitation au dépôt de plaintes et la protection de la sécurité et de la vie privée des témoins — étaient « conformes à notre conception fondamentale de la justice » (p. 606). Ces objets n’étaient toutefois pas eux‑mêmes considérés comme des principes de justice fondamentale. Qui plus est, l’arrêt Seaboyer est antérieur au critère énoncé dans l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law. Il est peu probable que ce critère serait respecté s’il était appliqué aux objectifs de « protection de la sécurité et de la vie privée des témoins ». Bien que louables, ces objectifs ne sont pas des principes juridiques, et ils ne sont pas non plus suffisamment précis pour être des principes de justice fondamentale.

[371]                      Les juges majoritaires mentionnent également les notions de « dignité » et d’« égalité », même si ces concepts n’ont jamais été reconnus comme des principes de justice fondamentale. Le rôle que jouent ces concepts dans le raisonnement des juges majoritaires n’est pas clair. Je tiens à signaler, incidemment, que la reconnaissance de « l’égalité » en tant que principe de justice fondamentale au titre de l’art. 7  aurait des répercussions importantes débordant largement le cadre des questions en litige en l’espèce.

[372]                      Une autre difficulté que pose la définition malléable des « principes de justice fondamentale » est qu’on ne sait pas toujours dans quelles circonstances les « intérêts de la société » peuvent être utiles pour identifier les principes de justice fondamentale. Nous examinons la question des « intérêts de la société » en détail plus loin, en rapport avec la mise en balance interne qu’exige l’art. 7 . Il faut toutefois répondre à une autre question (préliminaire), en l’occurrence celle de savoir si certains intérêts de la société constituent eux‑mêmes des principes de justice fondamentale. Cette question, comme bien d’autres, demeure sans réponse définitive.

C.           De quelle manière les principes de justice fondamentale limitent‑ils les droits garantis par l’art. 7 ?

(1)            La démarche méthodologique visant à déterminer la façon dont les principes de justice fondamentale limitent les droits garantis à l’art. 7  est incohérente

[373]                      Il y a un manque de cohérence non seulement dans la définition des principes de justice fondamentale, mais aussi dans la méthodologie appliquée pour mettre en balance des principes de justice fondamentale et des considérations concurrentes afin de préciser la portée des droits garantis par l’art. 7 , ou pour se prononcer sur l’opportunité de cette mise en balance.

[374]                      La Cour a statué à l’occasion sur des affaires se rapportant à l’art. 7  dans lesquelles une ou plusieurs parties faisaient valoir qu’un constat de violation de l’art. 7  porterait atteinte aux droits ou intérêts de tiers ou aux intérêts de la société. Dans de telles circonstances, la Cour a déjà estimé que tous ces intérêts concurrents devaient faire l’objet d’une mise en balance interne requise par l’art. 7 , afin qu’ils soient définis de manière à ne pas entrer en conflit les uns avec les autres (Mills, par. 21; Seaboyer, p. 603‑604).

[375]                      En procédant à une mise en balance interne requise par l’art. 7 , la Cour a parfois classé les considérations concurrentes dans la catégorie des droits garantis par la Charte , des valeurs consacrées par la Charte  ou des intérêts de la société, mais elle n’a pas suivi d’approche systématique ou cohérente pour établir comment les soupeser les uns par rapport aux autres, ni même pour savoir si les considérations applicables à chaque catégorie sont différentes. Ainsi, on ne sait pas avec certitude : 1) comment définir les valeurs consacrées par la Charte  et les intérêts de la société par opposition aux droits garantis par la Charte ; 2) si ces droits, valeurs ou intérêts doivent faire intervenir l’art. 7  ou du moins s’ils doivent représenter des principes de justice fondamentale pour faire partie de la mise en balance effectuée au regard de l’art. 7 ; et 3) comment décider quelle considération doit l’emporter en cas de conflit entre les droits, les intérêts et les valeurs.

[376]                      L’absence de méthodologie rigoureuse est évidente lorsque l’on examine comment la Cour a tranché les conflits entre les droits garantis par la Charte , les valeurs consacrées par la Charte  (une catégorie souple et malléable) et les intérêts de la société (une catégorie encore plus souple et malléable).

a)             Droits d’une partie garantis par la Charte  vs autres droits garantis par la Charte 

[377]                      La Couronne et un certain nombre d’intervenants soutiennent que la présente affaire met en jeu les droits garantis par la Charte de multiples personnes, dont les accusés et les plaignantes — ce que l’avocat d’A.S. a appelé à l’audience les [traduction] « droits tridimensionnels » garantis par la Charte . (On peut se demander si de telles métaphores ne contribuent pas davantage à obscurcir qu’à éclairer les questions théoriques.) Ils font valoir, pour cette raison, que tous ces droits concurrents devraient être conciliés en application de l’art. 7 .

[378]                      La Cour a jugé que lorsque le fait de donner effet à un droit garanti par l’art. 7  risque de créer un conflit avec un droit concurrent garanti par la Charte  d’une autre partie, les tribunaux devraient procéder à une « évaluation » comme celle suggérée dans l’arrêt Mills. Dans cet arrêt, les juges majoritaires de la Cour ont déclaré, au par. 21 :

     Comme l’arrêt Dagenais, précité, de notre Cour l’indique clairement, les droits garantis par la Charte  doivent être examinés selon une méthode contextuelle afin de résoudre les conflits qui existent entre eux. Par conséquent, à la différence de l’évaluation fondée sur l’article premier, où on permet parfois aux intérêts de la société de l’emporter sur les droits garantis par la Charte , l’art. 7  exige que les droits soient définis de manière à ne pas entrer en conflit les uns avec les autres. Le droit à une défense pleine et entière et le droit à la vie privée doivent être définis l’un par rapport à l’autre, et les deux doivent être définis en fonction des dispositions en matière d’égalité contenues à l’art. 15.

[379]                      L’affaire Mills concernait le régime de communication de dossiers de tiers, qui mettait en jeu le droit de la plaignante garanti par l’art. 8  d’être protégée contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives parce que les dispositions du Code criminel  en cause autorisaient la saisie de ses dossiers. La Cour a observé, au par. 62, que les droits garantis à la personne plaignante par l’art. 8 , tout comme le droit à une défense pleine et entière reconnu à la personne accusée à l’art. 7 , étaient en jeu et qu’ils étaient tous les deux des « exemples de “principes de justice fondamentale” consacrés à l’art. 7  ».

[380]                      Dans l’arrêt Mills, la Cour s’est appuyée sur l’arrêt Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, malgré le fait que cet arrêt ne portait pas sur l’art. 7 ; dans cette affaire, la Cour s’est plutôt appuyée sur les valeurs consacrées par la Charte  que sont le droit à un procès équitable et la liberté d’expression pour interpréter la règle de common law régissant les interdictions de publication. Dans l’arrêt Mills, la Cour a interprété l’arrêt Dagenais comme suggérant que les droits garantis par la Charte  analysés en application de l’art. 7  devaient « être examinés selon une méthode contextuelle afin de résoudre les conflits qui existent entre eux [et être] définis de manière à ne pas entrer en conflit les uns avec les autres » (par. 21).

[381]                      Toutefois, dans ses décisions ultérieures, la Cour a confirmé que l’arrêt Dagenais ne concernait pas la mise en balance au regard de l’art. 7 , ajoutant qu’en fait « cette méthode allie l’essence de l’article premier de la Charte  et le critère énoncé dans Oakes » (R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, par. 27; voir également R. c. N.S., 2012 CSC 72, [2012] 3 R.C.S. 726, par. 35). Ces déclarations vont dans le sens des arrêts rendus par la Cour dans les affaires Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 123 et 125, et Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 79‑80, qui confirment que l’art. 7  devrait être axé sur la personne qui allègue une atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne en contravention avec les principes de justice fondamentale.

[382]                      En effet, la Cour a fait valoir à de multiples occasions que les droits concurrents devraient être soupesés en application de l’article premier de la Charte  — un cadre d’analyse qui « convient particulièrement bien à l’évaluation relative des valeurs » (R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 733‑734, faisant référence à Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, la juge Wilson, dans des motifs concordants; voir aussi B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, p. 383‑384; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau‑Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, par. 73‑75; Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, par. 30; Multani c. Commission scolaire Marguerite‑Bourgeoys, 2006 CSC 6, [2006] 1 R.C.S. 256, par. 26; Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, par. 154; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 154, les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier et Bastarache, dans des motifs concordants; Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, 2001 CSC 31, [2001] 1 R.C.S. 772, par. 94, la juge L’Heureux‑Dubé, dans des motifs dissidents; Law Society of British Columbia, par. 188, le juge Rowe, dans des motifs concordants). Comme ces précédents le démontrent, l’approche énoncée dans l’arrêt Mills est une aberration évidente car elle prescrit que les droits protégés par la Charte  doivent être « définis de manière à ne pas entrer en conflit les uns avec les autres » (par. 21).

[383]                      Quoi qu’il en soit, les juges majoritaires n’expliquent pas pourquoi l’arrêt Mills est pertinent en l’espèce. Il n’a pas été conclu dans cet arrêt que la mise en balance était nécessaire simplement parce que les dossiers dans cette affaire mettaient en jeu l’intérêt à la protection de la vie privée de la plaignante. Dans cette affaire, la protection de la vie privée était un droit protégé par la Charte  qui était aussi un exemple de principe de justice fondamentale. Comme le reconnaissent les juges majoritaires (au par. 119), les droits des plaignantes protégés par la Charte  ne sont pas en jeu en l’espèce. Par conséquent, il est difficile de comprendre pourquoi ou comment s’applique le cadre pour « [l’]analyse [. . .] de multiples violations de la Charte  » (par. 121; voir aussi par. 115).

b)             Droits garantis par la Charte  vs valeurs consacrées par la Charte 

[384]                      La Couronne soutient que même si l’on ne peut conclure que les droits des plaignantes garantis par la Charte  sont en jeu, les tribunaux peuvent mettre en balance « les valeurs consacrées par la Charte  » parce qu’elles sont pertinentes pour déterminer la portée des principes de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 .

[385]                      Le concept des « valeurs consacrées par la Charte  » provient de décisions rendues en droit civil et administratif, où les droits garantis par la Charte  ne sont pas en cause, mais dont le sujet est similaire à celui des affaires auxquelles s’applique la Charte , comme la diffamation et la liberté d’expression (voir SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, p. 603; R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 675; Dagenais, p. 876; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 91‑98; M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, par. 22‑23; WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40, [2008] 2 R.C.S. 420, par. 2 et 16; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61, [2009] 3 R.C.S. 640, par. 44 et 46; Law Society of British Columbia, par. 41). Depuis, les valeurs consacrées par la Charte  ont été appliquées pour développer la common law, à titre d’outil d’interprétation des lois et de limite à l’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif (voir M. Horner, « Charter Values : The Uncanny Valley of Canadian Constitutionalism » (2014), 67 S.C.L.R. (2d) 361, p. 364, 367 et 371).

[386]                      Comme je l’ai déjà indiqué, les valeurs consacrées par la Charte  ont été utilisées pour la première fois dans l’affaire SDGMR pour interpréter la common law, plutôt que pour effectuer la mise en balance interne prévue à l’art. 7 . Toutefois, dans l’arrêt Darrach, par. 25, la Cour a semblé intégrer les valeurs consacrées par la Charte  dans la « mise en balance » interne au regard de l’art. 7  lorsqu’elle s’est appuyée sur la notion de « droits ou valeurs » énoncée dans l’arrêt Mills, par. 61, 72 et 89, pour limiter les droits de la personne accusée à un procès équitable. En l’espèce, les juges majoritaires suivent cette approche tout en y ajoutant d’autres valeurs amorphes, comme la dignité et l’égalité. Il n’est cependant pas clair comment ces valeurs devraient être prises en considération.

[387]                      Lorsqu’elles sont intégrées aux principes de justice fondamentale, les valeurs consacrées par la Charte  sont utilisées afin de limiter les droits garantis à la personne accusée par la Charte  sans qu’un fondement clair ne le justifie. Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a récemment expliqué dans l’arrêt McKitty c. Hayani, 2019 ONCA 805, 439 D.L.R. (4th) 504, par. 90 : [traduction] « à la différence des droits garantis par la Charte , les valeurs consacrées par la Charte  ne sont pas tirées d’un texte faisant autorité. Il n’existe pas de méthode proposant des balises quant au degré d’abstraction selon lequel elles sont formulées, ou permettant de déterminer lesquelles doivent avoir priorité en cas de conflit. » La portée des droits garantis par la Charte  est circonscrite par leur libellé et leurs objets. Les valeurs sont potentiellement illimitées, avec peu d’indications quant à leurs paramètres. Comme je l’ai observé dans l’arrêt Law Society of British Columbia, par. 171‑172, la mise en balance des valeurs et des droits est une opération subjective qui ouvre la porte à des raisonnements non étayés. Ce manque de clarté fait obstacle à l’application d’une méthode structurée et uniforme lorsqu’il s’agit de statuer sur des demandes fondées sur la Charte .

[388]                      La conclusion selon laquelle les valeurs ont préséance sur les droits risque de porter arbitrairement atteinte à ces droits et de compromettre sérieusement le principe de la primauté du droit. C’est bien le cas en l’espèce. Les juges majoritaires avancent des raisons quelque peu abstraites pour justifier les graves limitations procédurales aux droits à un procès équitable. Ils affirment que les dossiers « très privés » qui mettent en jeu « la vie privée et la dignité » des personnes plaignantes « sont susceptibles de mettre en cause des mythes qui déforment la réalité » (par. 162‑163). Ces préoccupations sont formulées de manière très générale. Les juges majoritaires ne précisent pas le poids qu’il convient d’accorder à ces considérations dans le cadre de la mise en balance au regard de l’art. 7 , ni les raisons de procéder ainsi.

[389]                      Il n’entre pas dans le cadre de la présente affaire d’examiner le rôle que les valeurs consacrées par la Charte devraient jouer dans les instances civiles et administratives. Toutefois, un examen attentif et adéquat de la jurisprudence de la Cour mène à la conclusion que les valeurs consacrées par la Charte  n’ont pas leur place dans l’analyse des questions constitutionnelles au regard de l’art. 7 . Les valeurs consacrées par la Charte  correspondent au genre de « prétentions morales » dont il est question dans l’arrêt Carter, par. 79‑81 (voir aussi Bedford, par. 125), et qui devraient à juste titre être examinées en application de l’article premier. En disant cela, je ne souhaite pas laisser entendre que l’arrêt Darrach est mal fondé. Je tiens tout simplement à souligner que la démarche suivie pour procéder à l’analyse au regard de l’art. 7  devrait être claire, transparente et conforme à la structure de la Charte .

c)             Droits garantis par la Charte  vs intérêts de la société

[390]                      Un autre concept auquel la Cour s’est référée pour définir les principes de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7  est celui des « intérêts de la société ».

[391]                      La place des « intérêts de la société » dans la mise en balance requise par l’art. 7  est un sujet controversé depuis l’adoption de la Charte . La Cour n’a pas été constante quant à la façon dont les intérêts sociétaux sont mis en balance dans le cadre de l’art. 7  (voir en particulier Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; Rodriguez), s’attirant des critiques pour l’instabilité de son analyse et son manque de cohérence. Diverses approches ont été adoptées par la Cour et décrites dans des ouvrages de doctrine (voir T. J. Singleton, « The Principles of Fundamental Justice, Societal Interests and Section 1  of the Charter  » (1995), 74 R. du B. can. 446, p. 449 et 473; Lipton, p. 452‑453).

[392]                      Selon l’une de ces approches, les « intérêts de la société » ne devraient aucunement être pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a eu violation des droits garantis par l’art. 7 . C’était l’opinion de la Cour dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), p. 517. Toutefois, si une violation de l’art. 7  est constatée, les « intérêts de la société » peuvent être pris en compte lors de la mise en balance ultérieure requise par l’article premier (R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Carter, par. 79‑80 et 95; R. c. Brown, 2022 CSC 18, par. 70; Singleton, p. 448; Lipton, p. 452‑453 et 479).

[393]                      Selon une deuxième approche, pour déterminer s’il y a atteinte au droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne » conformément aux principes de justice fondamentale, ces principes ne peuvent être mis en balance qu’avec d’autres principes de justice fondamentale. Les « autres intérêts » devraient être examinés en application de l’article premier. L’arrêt Mills est largement considéré comme un exemple de cette approche, en supposant, comme je l’ai expliqué précédemment, qu’on puisse légitimement qualifier de principes de justice fondamentale les effets bénéfiques des dispositions législatives qui y sont mentionnées (voir également R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757, par. 68; Lipton, p. 478).

[394]                      Selon une troisième approche, on peut tenir compte des « intérêts de la société », qu’ils soient ou non des principes de justice fondamentale, pour délimiter la portée des principes de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 . À titre d’exemples d’« intérêts de la société », mentionnons l’efficience administrative et l’efficacité de l’application de la loi. Souvent, aucune autre mise en balance prévue à l’article premier n’est nécessaire (voir R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, p. 402‑403; R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, p. 180; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, p. 833 et 852‑854; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, p. 733; Malmo‑Levine, par. 98‑99; R. c. Demers, 2004 CSC 46, [2004] 2 R.C.S. 489, par. 45; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, par. 20 et 63; R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405, par. 45‑47; Singleton, p. 448; Lipton, p. 477).

[395]                      Selon une quatrième approche, les « intérêts de la société » devraient être mis en balance avec le droit prévu à l’art. 7  lui‑même (c’est‑à‑dire le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne) et non seulement avec le principe de justice fondamentale qui fixe des limites à l’application de ce droit (voir Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, p. 151‑152; Lipton, p. 452‑453 et 476).

[396]                      Enfin, la Cour a adopté une cinquième approche dans l’arrêt Bedford. Lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a eu violation de l’art. 7  et que les principes de la portée excessive, du caractère arbitraire ou d’une disproportion exagérée sont en cause, il faut déterminer si l’effet sur la vie, la liberté ou la sécurité d’un individu est conforme aux principes de justice fondamentale dans un cas particulier. La question de savoir si l’atteinte est justifiée à la lumière de « l’objectif public prédominant » de la loi peut être examinée conformément à l’article premier (Bedford, par. 124‑129; R. c. Smith, 2015 CSC 34, [2015] 2 R.C.S. 602, par. 29).

[397]                      Dans l’arrêt Carter, par. 79‑80, la Cour a répondu aux critiques incessantes dont elle faisait l’objet depuis longtemps au sujet de ses diverses approches concernant les « intérêts de la société » pour l’application de l’art. 7  en affirmant que les intérêts de la société ne devaient être examinés que selon l’article premier. La Cour a expressément affirmé que « [l]orsqu’ils déterminent si la privation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne est conforme aux principes de justice fondamentale visés à l’art. 7 , les tribunaux ne s’intéressent pas à des intérêts sociaux opposés ou aux avantages publics que procure la loi attaquée » (par. 79 (je souligne)). De même, dans l’arrêt Brown, la Cour a conclu que « [l]es intérêts des femmes et des enfants en matière d’égalité et de dignité [. . .] sont considérés à juste titre comme justifiant l’atteinte portée par l’État. [. . .] [L]es intérêts des groupes vulnérables en matière d’égalité, de dignité et de sécurité sont à la base des principaux objectifs de politique sociale du Parlement. Il est donc préférable de les examiner au regard de l’article premier » (par. 70 (je souligne)).

[398]                      Dans leurs motifs, les juges majoritaires tentent de distinguer l’arrêt Carter de la présente affaire, affirmant qu’ils ne sont pas « en train de mettre en balance des “prétentions morales opposées”, mais d’évaluer le caractère équitable des procédures judiciaires » (par. 122, citant Carter, par. 79). Soit dit en tout respect, les juges majoritaires mettent en balance les droits des personnes accusées protégés par l’al. 11d)  et les « intérêts relatifs à la vie privée, à la dignité et à l’égalité de la plaignante » (par. 119 (je souligne)) afin de définir les paramètres du droit de l’accusé à l’équité du procès au titre de l’art. 7 .

[399]                      En bref, en l’espèce, on demande à la Cour de revenir à la méthode adoptée dans le contexte spécifique des affaires Darrach et Mills, méthode qui ne s’accorde d’ailleurs pas avec les récentes déclarations de la Cour et qui, comme je l’explique plus loin, est incompatible avec la structure de la Charte . Ces arrêts ne peuvent pas appuyer les propositions pour lesquelles la Couronne les fait valoir.

(2)            Conclusions sur l’art. 7 

[400]                      Les ambiguïtés et l’absence de structure cohérente dans la jurisprudence de la Cour sur l’art. 7  en font un ramassis de « droits, valeurs et intérêts de la société » — des concepts flous et amorphes dont l’origine et la valeur juridiques sont incertaines, qu’un décideur peut choisir à la carte pour arriver à un résultat donné. Les résultats offrent aux justiciables peu de certitude quant au droit et peu de prévisibilité aux plaideurs, ce qui ouvre grand la porte à la prise de décisions non étayées.

D.          Les principes de justice fondamentale visés à l’art. 7  sont invoqués pour limiter la portée de l’art. 11 

(1)            Façon dont les limites internes pouvant être apportées aux droits prévus à l’art. 7  sont invoquées pour incorporer des limites à l’art. 11 

[401]                      Non seulement la jurisprudence de la Cour sur l’art. 7  comporte des failles, mais on invite maintenant la Cour à se fonder sur cet article pour restreindre les droits protégés par l’art. 11 .

[402]                      Les protections prévues à l’art. 7  ont été jugées comme chevauchant les protections prévues aux al. 11c)  et d). À titre d’exemple, les droits prévus à l’art. 7  qui sont également protégés par l’art. 11  comprennent notamment :

-          le droit de la personne accusée de présenter une défense pleine et entière (Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505, p. 1514; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, p. 336; R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, par. 29; R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445, par. 3; Seaboyer);

-          le droit de la personne accusée d’être présumée innocente tant qu’elle n’a pas été déclarée coupable (R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, p. 682);

-          le droit de la personne accusée de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées (Lyttle, par. 43);

-          le droit de la personne accusée de produire des éléments de preuve en défense (Seaboyer; R. c. Rose, [1998] 3 R.C.S. 262, par. 2);

-          le droit de la personne accusée à une procédure équitable (R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475; Rose, par. 99; Dersch, p. 1514‑1517);

-          le droit de la personne accusée de jouer purement et simplement un rôle d’adversaire à l’égard de la poursuite (Stinchcombe, p. 333).

[403]                      Il y a trois façons par lesquelles les limites prévues à l’art. 7  sont introduites dans l’art. 11 , qui reposent toutes sur des fondements théoriques similaires et sur lesquelles les juges majoritaires s’appuient ici.

[404]                      Selon la première approche, les al. 11c)  et 11d)  protègent les droits qui illustrent les principes de justice fondamentale (Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), p. 502) et par conséquent, ceux‑ci peuvent être mis en balance avec d’autres considérations en application de l’art. 7 . Lorsque l’art. 7  est priorisé dans l’analyse, il englobe les al. 11c)  et 11d)  et la portée des al. 11c)  et 11d)  peut être limitée sans qu’une analyse fondée sur l’article premier soit effectuée. C’est l’approche qui a été adoptée dans l’arrêt Mills et, par la suite, dans l’arrêt Darrach.

[405]                      La deuxième approche est quelque peu semblable à la première. Toutefois, les al. 11c)  et 11d)  ne sont pas mis en balance avec d’autres principes de justice fondamentale en application de l’art. 7 , mais sont eux‑mêmes définis en fonction d’autres intérêts parce qu’ils sont « inextricablement liés » à l’art. 7  (Seaboyer, p. 603). On trouve un exemple de cette analyse dans l’arrêt Seaboyer, où la juge McLachlin a déclaré, au nom des juges majoritaires, aux p. 603‑604, que « [l]es principes de justice fondamentale touchent toute une gamme d’intérêts qui vont des droits de l’accusé à des préoccupations sociales plus globales », et a laissé entendre que l’art. 7  et l’al. 11d)  avaient un contenu équivalent établi au moyen d’un examen de la portée de l’art. 7 .

[406]                      Selon la troisième approche, puisque la définition du terme « équitable » dans le droit à un procès équitable garanti par l’al. 11d)  est si étroitement liée à l’art. 7 , cette définition inclut les intérêts de l’État et d’autres parties. On trouve une illustration de cette méthode dans les motifs de la juge en chef McLachlin dans l’arrêt R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, où elle a affirmé, au par. 28 :

     En bout de ligne, le système de sélection du jury doit donner lieu à un procès équitable. Un procès équitable ne doit toutefois pas être confondu avec un procès parfait, ni avec le procès le plus avantageux possible du point de vue de l’accusé. Comme je l’ai dit dans R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, par. 193, « [l]e procès équitable tient compte non seulement du point de vue de l’accusé, mais également des limites pratiques du système de justice et des intérêts légitimes des autres personnes concernées [. . .]. La loi exige non pas une justice parfaite mais une justice fondamentalement équitable ». Voir également R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, par. 72; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 362; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 14. Par ailleurs, une injustice occasionnelle ne saurait être acceptée comme étant le prix à payer pour l’efficacité : M. (A.) c. Ryan, [1997] 1 R.C.S. 157, par. 32; R. c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281.

[407]                      Toutes ces approches ont des caractéristiques communes, dont les principales sont l’amalgame qu’elles font de l’art. 7  et des autres « Garanties juridiques » énoncées aux art. 8  à 14  et leur tendance à faire passer toute l’analyse constitutionnelle par l’art. 7 . Une telle analyse opère presque entièrement en dehors du texte constitutionnel, de la structure et des objets des diverses dispositions.

[408]                      Bien que les juges majoritaires affirment qu’ils ne transposent pas les limites de l’art. 7  à l’art. 11  dans la présente affaire, c’est de cette façon que procède leur analyse. Plus particulièrement, les juges majoritaires définissent le droit à un procès équitable en se rapportant au point de vue de l’accusé, de la plaignante, de la collectivité et du système de justice criminelle dans son ensemble (par. 121 et 125). Toutefois, le droit à un procès équitable prévu à l’al. 11d)  appartient à la personne accusée seulement. Je ne vois pas comment ce droit de la personne accusée peut être limité par la prise en compte d’intérêts de la société, à moins que ce ne soit par le biais des principes de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 . Je souligne encore une fois que compte tenu de l’architecture de la Charte , la bonne méthode pour tenir compte de ces considérations sociétales est d’utiliser l’approche fondée sur l’article premier, et non d’avoir recours à l’art. 7  comme mécanisme visant à limiter les droits protégés par l’art. 11 .

(2)      Confusion quant à savoir s’il faut procéder d’abord en application de l’art. 11  (un droit spécifique) ou de l’art. 7  (un droit général)

[409]                      En raison du manque de cohérence dans la méthode servant à définir les art. 7  et 11 , lorsque les tribunaux sont saisis d’un cas particulier, ils ne disposent pas d’une méthode claire pour décider s’ils devraient examiner d’abord le droit général (art. 7) ou le droit spécifique (art. 11 ), ou l’un mais pas l’autre.

[410]                      L’approche de la Cour à cet égard n’est pas uniforme. Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 76, la Cour a privilégié l’examen du droit spécifique en premier, et pourtant, dans d’autres affaires, elle a continué de procéder ad hoc. Parfois, la Cour examine d’abord le droit général — l’art. 7  (voir, p. ex., R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 35). Parfois, son approche varie au sein d’une même affaire. Par exemple, dans l’affaire R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57, [2012] 3 R.C.S. 187, la Cour a examiné certaines réclamations en application de l’art. 7  et certaines autres en application de l’art. 11 , au motif que certains droits étaient « vis[és] plus directement » par l’un ou l’autre article (par. 125). Il semble que c’est également la méthode qui a été suivie dans les arrêts R. c. Boutilier, 2017 CSC 64, [2017] 2 R.C.S. 936, et R. c. Morrison, 2019 CSC 15, [2019] 2 R.C.S. 3.

[411]                      L’absence d’une approche établie pose problème, parce qu’en décidant de procéder en application de l’un ou l’autre de ces articles, on risque d’arriver à des résultats incohérents ou, comme je l’ai déjà indiqué, de transposer des considérations non pertinentes d’un article à l’autre. Par exemple, en l’espèce, les juges majoritaires affirment (sans donner d’explications) que l’art. 7  et l’al. 11d)  « ont la même portée » (par. 113‑114), tout en donnant primauté à l’art. 7  et en évitant complètement l’article premier.

(3)      L’exemple spécifique de la preuve à l’égard de laquelle une personne plaignante a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée

[412]                      La Cour a rendu une série de décisions portant sur des situations où la personne accusée souhaite obtenir ou utiliser des éléments de preuve à l’égard desquels une personne plaignante a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, et où la personne accusée soutient que les restrictions à l’utilisation de ces éléments de preuve porteraient atteinte à ses droits à un procès équitable. En raison de leur difficulté particulière, ces affaires tendent à illustrer tous les problèmes de méthodologie que j’ai évoqués, souvent en même temps. Elles illustrent l’intégration graduelle des droits garantis par la Charte , des valeurs consacrées par la Charte  et des intérêts de la société aux principes de justice fondamentale, et la façon dont ils en sont venus à influencer l’interprétation de l’art. 11  et à en restreindre la portée par des limites qui ne se trouvent pas dans son libellé et qui ne sont pas justifiées selon l’analyse rigoureuse fondée sur l’article premier énoncée dans l’arrêt Oakes.

[413]                      Dans l’affaire Seaboyer, la Cour s’est penchée sur la première tentative faite par le Parlement, à l’art. 276  du Code criminel , afin d’encadrer l’utilisation d’éléments de preuve portant sur le comportement sexuel antérieur des personnes plaignantes. La disposition législative en question ne faisait pas intervenir directement les droits des personnes plaignantes à la protection de la vie privée et à la sécurité de leur personne, mais les arguments favorables à la disposition suggéraient qu’il fallait tenir compte de ces objectifs pour déterminer si elle violait l’art. 7 . Comme je l’ai déjà expliqué, la juge McLachlin a transposé la prise en compte des intérêts de la société dans l’art. 7  en déclarant au nom des juges majoritaires, aux p. 603‑604 :

     Il reste un point à mentionner quant à la portée de l’art. 7  de la Charte . On prétend que l’art. 7  vise à protéger le droit des plaignants, en tant que catégorie de personnes, à la sécurité de leur personne et au même bénéfice de la loi aux termes des art. 15  et 28  de la Charte  : Yola Althea Grant, « The Penetration of the Rape Shield: R. v. Seaboyer and R. v. Gayme in the Ontario Court of Appeal » (1989‑1990), 3 C.J.W.L. 592, à la p. 600. Cette perspective est compatible avec le point de vue selon lequel l’art. 7  vise à protéger toute une gamme d’intérêts sociaux et individuels.

En particulier, la juge McLachlin a terminé cette déclaration en écrivant : « Cependant, toutes les parties en l’espèce concèdent qu’une mesure privant l’accusé du droit de présenter une défense pleine et équitable viole de toute façon l’art. 7  » (p. 604).

[414]                      Dans l’affaire R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, la Cour a examiné les règles de common law régissant la production des dossiers de tiers dans les procès pour agression sexuelle. Dissidente sur ce point, la juge L’Heureux‑Dubé s’est dite d’avis que « les principes de justice fondamentale » sont inspirés par « des valeurs qui sont fondamentales à notre common law » et que le droit des personnes plaignantes au respect de leur vie privée et à la sécurité de leur personne constitue de tels principes (par. 61 et 113). À son avis, il aurait fallu mettre en balance ces valeurs consacrées par la Charte  avec le droit de la personne accusée à un procès équitable dans le cadre de l’art. 7 .

[415]                      Je note, incidemment, que dans son opinion dissidente dans l’arrêt O’Connor, la juge L’Heureux‑Dubé, tout en concluant que le droit des personnes plaignantes à la protection de leur vie privée et à la sécurité de leur personne pouvait être mis en balance avec le droit de la personne accusée à un procès équitable, a elle‑même reconnu que certains documents sont soustraits à cette mise en balance parce qu’ils sont nécessaires à la personne accusée pour se défendre contre les faits qui lui sont reprochés. La juge L’Heureux‑Dubé a expliqué que « les témoins ont droit à la protection de leur vie privée en ce qui a trait aux documents et aux dossiers privés (c.‑à‑d. les documents et les dossiers pour lesquels il existe une attente raisonnable de protection du caractère privé) qui ne font pas partie de la “preuve complète” que le ministère public doit présenter contre l’accusé » (par. 130 (je souligne)). Cet élément crucial a été éliminé aux art. 278.92  à 278.94 . En l’espèce, les juges majoritaires semblent suggérer que l’introduction de renseignements relatifs aux faits à l’origine de l’accusation constitue un simple fardeau d’ordre tactique, plutôt qu’un élément crucial pour statuer sur la véracité des faits en litige (par. 66‑67, 79 et 151‑163).

[416]                      Dans l’arrêt Mills, les intérêts des personnes plaignantes à la protection de leur vie privée et à la sécurité de leur personne ont été élevés au rang de principes de justice fondamentale devant être mis en balance avec le droit à un procès équitable garanti par l’art. 7  (par. 62). Il ne faut toutefois pas oublier que, dans l’arrêt Mills, la Cour a également jugé que les dispositions législatives visaient directement les droits garantis des personnes plaignantes par la Charte  parce qu’il y avait eu une saisie de documents au sens de l’art. 8 . La protection de leur vie privée et de leur sécurité dans cette affaire ne constituait pas seulement des valeurs consacrées par la Charte  ou des intérêts de la société.

[417]                      Dans l’arrêt Darrach, la Cour a combiné l’examen des droits garantis par la Charte  et des valeurs consacrées par la Charte  au titre des principes de justice fondamentale. Dans cette affaire, les dispositions législatives ne mettaient pas directement en cause les droits de la plaignante garantis par la Charte . Néanmoins, la Cour a affirmé, au par. 25, que « [d]ans l’arrêt Seaboyer, la Cour a conclu que les principes de justice fondamentale comprennent les trois objets de l’art. 276 qui sont décrits plus haut : la préservation de l’intégrité du procès par l’exclusion des éléments de preuve trompeurs, la protection des droits de l’accusé de même que l’incitation au dépôt de plaintes de violence sexuelle et la protection “de la sécurité et de la vie privée des témoins” (p. 606). Cela a été confirmé dans l’arrêt Mills, précité, au par. 72. » La Cour a tiré cette conclusion malgré les distinctions qu’elle avait faites dans ces décisions antérieures entre l’importance à accorder aux droits et aux intérêts des personnes plaignantes. La conclusion de la Cour, dans l’arrêt Darrach, selon laquelle les valeurs consacrées par la Charte  sont pertinentes pour la mise en balance interne au titre de l’art. 7  ne trouve aucun appui dans les arrêts Mills et Seaboyer, si l’on en fait une lecture attentive.

[418]                      De plus, dans l’arrêt Darrach, la Cour combine l’art. 7  et les al. 11c)  et 11d) . Au paragraphe 23, elle explique :

      Dans l’arrêt R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, la Cour était saisie de l’argument selon lequel l’al. 11 d )  était violé conjointement avec l’art. 7 , et elle a analysé les questions en litige au titre de l’art. 7  pour le motif que le procès équitable expressément garanti par l’al. 11 d )  était un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 . Dans l’arrêt R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, aux par. 40 et 44, le juge Iacobucci a décrit l’al. 11 c )  comme une garantie procédurale sous‑jacente au principe interdisant l’auto‑incrimination, qui est lui aussi un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 . Dans les deux cas, la Cour a analysé les droits en cause dans le contexte de l’art. 7 . [Je souligne.]

[419]                      La Cour dans l’arrêt Darrach a ensuite transposé les limites de l’art. 7  aux al. 11c) et 11d) pour conclure qu’il n’y avait pas de violation constitutionnelle. Il n’était donc pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier (voir par. 30).

[420]                      Les juges majoritaires affirment qu’ils appliquent l’approche actuelle à l’analyse. Ils citent toutefois les arrêts Mills et Darrach et adoptent la méthode « combinée » que j’ai déjà décrite, passant ainsi par l’art. 7  pour définir la portée de l’art. 11 . Cela est problématique pour deux raisons. Tout d’abord, l’approche quant à l’ordre dans lequel il faut aborder les art. 7  et 11  a été établie dans l’arrêt Whaling, par. 76. Ensuite, la Cour a confirmé, dans l’arrêt Carter, par. 79‑80, et même encore plus récemment dans l’arrêt Brown, par. 70, qu’il ne fallait pas tenir compte des « intérêts de la société » dans l’exercice de mise en balance prévue à l’art. 7 , mais que ceux‑ci devaient plutôt être examinés selon l’article premier. Je ne vois pas comment on peut concilier la méthode suivie dans les arrêts Mills et Darrach avec ces décisions ultérieures.

[421]                      Je tiens à souligner que, indépendamment de la méthode employée, la Cour n’a déclaré dans aucune décision que la protection des intérêts d’une personne plaignante au respect de la vie privée justifie toujours de limiter le droit de la personne accusée de ne pas répondre tant que la Couronne n’a pas présenté sa preuve au complet. Il n’existe pas non plus de décision dans laquelle la Cour a conclu que la consultation ou l’utilisation d’éléments de preuve à l’égard desquels la personne plaignante a une attente raisonnable de protection de la vie privée ne fait jamais intervenir les droits de la personne accusée à un procès équitable (voir Seaboyer; O’Connor; Mills; Darrach; Osolin; R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33). Pour ce faire, les juges majoritaires affirment que la présentation par la personne accusée de renseignements pour sa défense constitue un simple fardeau d’ordre tactique (par. 151‑163 et 173‑174), et semblent autoriser que la défense soit tenue de communiquer sa preuve (voir par. 162‑169). Aucun jugement de la Cour n’a affaibli aussi gravement le droit de la personne accusée à un procès équitable.

E.           L’article 7  ne peut avoir pour effet de limiter les droits prévus à l’art. 11  car cela n’est pas conforme à l’architecture de la Charte 

[422]                      Rien dans la Constitution ne justifie une approche selon laquelle l’art. 7  peut limiter les droits prévus aux art. 8  à 14 . Cette conclusion s’impose lorsque l’on examine la structure de la Charte  et la place qu’y occupent les art. 7  et 11 .

(1)            Le rapport entre l’art. 7  et l’art. 11  de la Charte 

[423]                      Les articles 7  et 11  figurent tous deux sous la rubrique « Garanties juridiques ». Comme l’explique E. Colvin dans son article « Section Seven of the Canadian Charter of Rights and Freedoms  » (1989), 68 R. du B. can. 560, aux p. 574 :

      [traduction] . . . l’expression « garanties juridiques » ne peut viser tout simplement les droits juridiquement reconnus. Dans ce sens, tous les droits garantis par la Charte  seraient des garanties juridiques. L’emploi de ces termes pour décrire une sous‑catégorie de droits protégés par la Charte  indique que les droits qui en font partie sont d’une sorte particulière, différents des droits tenant au fond du droit qui sont conférés dans d’autres parties de la Charte .

[424]                      Le fait que les art. 7  et 11  se retrouvent dans la même section de la Charte  indique qu’il existe un rapport entre leurs objets et ceux des autres droits qui font partie de la même section. Habituellement, on associe les « garanties juridiques » à l’administration de la justice (Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1172‑1173, citant Colvin, p. 573‑574).

[425]                      Dans le Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), la Cour a conclu que les art. 8  à 14  « sont des exemples d’atteintes à ce droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui vont à l’encontre des principes de justice fondamentale » (p. 502). Toutefois, ces exemples ne constituent pas une liste exhaustive des atteintes au droit protégé par l’art. 7 , dont la portée est plus large (p. 502; Malmo‑Levine, par. 169, citant Hebert et Thomson Newspapers Ltd.; voir également R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, p. 311). L’article 7  offre des protections résiduelles lorsque les droits spécifiques prévus aux art. 8  à 14  ne s’appliquent pas. Cependant, on ne peut pas appliquer cette analyse à l’inverse en se fondant sur les limites internes de l’art. 7  pour limiter la portée des droits prévus à l’art. 11 . Il n’y a tout simplement aucun fondement pour ce faire dans la Constitution.

(2)      Limiter la portée de l’art. 11  en se fondant sur l’art. 7  n’est conforme ni à la structure de la Charte  ni aux objets de ces deux dispositions ni à l’article premier.

[426]                      Limiter la portée de l’art. 11  en se fondant sur l’art. 7  n’est pas conforme au libellé et à la structure de la section de la Charte  intitulée « Garanties juridiques », aux objets de ces deux dispositions et à l’article premier.

[427]                      Selon les termes employés, l’art. 7  prévoit une mise en balance interne au moyen des principes de justice fondamentale, mais le libellé des al. 11c)  et 11d)  ne comporte pas de limites correspondantes. La formulation de ces articles n’est pas la même.

[428]                      Structurellement, les droits prévus à l’art. 11  ne peuvent être limités que si le résultat est justifié à la suite d’une analyse de la proportionnalité fondée sur l’article premier.

[429]                      En pratique, la mise en balance interne de l’art. 7  et l’utilisation du résultat pour limiter la portée de l’art. 11  entraînent une inversion du fardeau de la preuve et un affaiblissement des protections prévues par la Charte . Aux termes de l’art. 11 , la personne accusée qui allègue une violation de ses droits doit en faire la preuve; si elle y parvient, il appartiendra alors à l’État de justifier cette violation en application de l’article premier (Oakes, p. 136‑137). En revanche, lorsque l’on met en balance les droits garantis par la Charte , les valeurs consacrées par la Charte  et les intérêts de la société en fonction des principes de justice fondamentale dont il est question à l’art. 7 , le fardeau incombe à la personne accusée tout au long du processus. Celle‑ci doit établir non seulement les paramètres du principe de justice fondamentale dont elle allègue la violation, mais aussi démontrer que d’autres considérations ne viennent pas le supplanter. Ce genre d’approche mine l’objet de la vaste protection du droit de la personne accusée à un procès équitable que garantit l’art. 11 , ainsi que l’objectif de l’article premier d’imposer à l’État le fardeau de démontrer que la limite apportée à un droit peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[430]                      Une autre situation potentiellement anormale est celle où l’art. 11  serait d’abord limité par l’art. 7 , et ensuite, dans le cadre de l’analyse usuelle fondée sur l’article premier, les droits prévus à l’art. 11  seraient limités davantage. Cela signifie que les droits protégés par l’art. 11  pourraient être limités une première fois par la transposition des limites de l’art. 7 , puis une autre fois en vertu de l’article premier. Pourtant, ce résultat ne découle‑t‑il pas logiquement de l’approche des juges majoritaires?

[431]                      Plus fondamentalement, le fait de passer par l’art. 7  pour limiter les protections prévues à l’art. 11  va à l’encontre des objets des art. 7  et 11 . Les alinéas 11c)  et 11d)  sont formulés de façon générale pour garantir de solides protections des droits à un procès équitable. L’article 7  se veut quant à lui une disposition qui confère des droits de portée étendue, assurant une protection résiduelle des droits à un procès équitable qui pourraient ne pas être couverts par l’art. 11 . Pourtant, dans les présents pourvois, la Couronne et divers intervenants exhortent la Cour à opter pour une approche selon laquelle l’art. 7  a pour effet de limiter les vastes droits garantis par l’art. 11 . Ce n’est pas le rôle de l’art. 7 . Cela va à l’encontre de l’objet de la Charte  en tant qu’instrument contre‑majoritaire visant à protéger les personnes accusées des excès du pouvoir de l’État. Plutôt que de protéger les droits des personnes accusées, l’art. 7  est utilisé pour mettre en péril cette protection.

IV.         Méthode d’interprétation suggérée

[432]                      Pour favoriser une application cohérente de l’art. 7  et des art. 8  à 14  lorsqu’il est allégé dans des demandes de nature constitutionnelle que l’art. 7  et d’autres articles de la Charte  sont violés, la Cour devrait adopter et appliquer de façon uniforme une méthode d’interprétation qui est conforme à la structure et à l’objet de la Charte . Il s’agit là d’un impératif constitutionnel.

[433]                      Lorsqu’une garantie spécifique de la Charte  est plaidée en même temps que la garantie plus générale prévue à l’art. 7 , la garantie spécifique doit être examinée en premier. Sauf lorsqu’un droit n’est pas protégé par la garantie spécifique de la Charte , il n’y a aucune raison de passer à l’art. 7 . Cette proposition n’a rien de nouveau. La Cour a déjà énoncé cette démarche dans l’arrêt Whaling, par. 76, citant R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 13, et Généreux, p. 310 (voir également Pearson).

[434]                      En l’espèce, les garanties spécifiques de la Charte al. 11c)  et 11d)  — sont invoquées en même temps que la garantie plus générale de l’art. 7 . La première étape consiste donc à déterminer s’il y a eu violation des al. 11c)  et 11d)  et, dans l’affirmative, si cette violation est justifiée en vertu de l’article premier. S’il y a effectivement violation, mais qu’elle n’est pas justifiée en vertu de l’article premier, l’analyse s’arrête là.

[435]                      Si, toutefois, il n’y a pas violation des dispositions spécifiques, ou s’il y a violation mais qu’elle est jugée justifiée, le tribunal doit alors se pencher sur l’art. 7 . Comme je l’ai signalé au par. 425, les violations des art. 8  à 14  sont des exemples d’atteintes aux droits protégés par l’art. 7 , mais l’art. 7  a une portée plus large. Dans ces circonstances, le tribunal doit examiner si les droits protégés par l’art. 7  sont plus étendus ou différents de ceux protégés par la disposition spécifique. Si la réponse est non, alors aucune analyse n’est requise en application de l’art. 7 , puisque le résultat de l’analyse effectuée en application de l’art. 7  est le même que celui obtenu à la suite de l’analyse effectuée en application de la disposition particulière. Si la réponse est oui, toutefois, le tribunal doit expliquer en quoi la protection est plus étendue ou différente. Cette analyse définira la portée du droit protégé par l’art. 7  et déterminera l’analyse qui est requise pour conclure à une violation.

[436]                      Pour déterminer la portée de l’art. 7 , les tribunaux devraient s’en tenir aux droits invoqués par la personne qui les revendique. Pour les motifs qui ont été exposés, les valeurs et les intérêts de la société n’ont pas leur place dans la mise en balance interne requise par l’art. 7 . De telles considérations d’ordre moral devraient être soupesées au moyen de l’analyse transparente de la proportionnalité prévue à l’article premier (Carter, par. 79; Brown, par. 70).

[437]                      Cette interprétation des art. 7  et 11  et de l’article premier est conforme à l’architecture de la Charte ; elle permet l’interprétation des dispositions pertinentes en fonction de leur libellé et de leurs objets, et elle précise sur quelle partie repose le fardeau de la preuve à chaque étape de l’analyse.

V.            Conclusion

[438]                      La limite au droit à un procès équitable n’est pas justifiée en l’espèce. Je suis d’accord avec le juge Brown sur le fond du présent pourvoi et je suis donc d’avis de déclarer les art. 278.92  à 278.94  du Code criminel  inconstitutionnels et par conséquent inopérants, sauf dans la mesure où ils s’appliquent au régime actuel de l’art. 276 .

 

Version française des motifs rendus par

 

                    La juge Côté —

I.               Vue d’ensemble

[439]                     J’ai pris connaissance des motifs de la majorité ainsi que des motifs dissidents du juge Brown et du juge Rowe. Je souscris aux analyses constitutionnelles des juges Brown et Rowe. Je conviens avec le juge Brown que le régime d’examen des dossiers est loin de résister à l’analyse constitutionnelle. Je suis en outre d’accord avec la démarche analytique du juge Rowe relative à l’art. 7  de la Charte canadienne des droits et libertés . Cependant, je suis en désaccord avec les analyses et les conclusions de la majorité et du juge Brown en ce qui concerne l’interprétation des termes « dossier » et « présenter en preuve ».

[440]                      Je concède volontiers que toute interprétation de ces mots pose problème. Hélas, c’est là une conséquence inévitable du caractère « maladroit » du régime d’examen des dossiers (motifs du juge Brown, par. 204 et 311). J’estime toutefois qu’il y a de solides raisons de privilégier une interprétation étroite de ces mots. Cependant, même si des interprétations étroites sont retenues, je suis d’avis que le régime d’examen des dossiers demeure inconstitutionnel. Il est tout simplement plus déficient sur le plan constitutionnel suivant les interprétations de la majorité ou celles du juge Brown.

[441]                      Mes motifs se déclinent en deux parties. D’abord, j’explique pourquoi il convient d’adopter des interprétations étroites des termes « dossier » et « présenter en preuve ». Ensuite, j’explique brièvement pourquoi l’analyse constitutionnelle du juge Brown demeure essentiellement applicable, et ce, même si l’on retient mes interprétations étroites de ces deux termes.

II.            Interprétation législative

A.           La définition de « dossier » exclut les communications échangées entre la personne plaignante et l’accusé

[442]                     À mon avis, l’interprétation correcte de « dossier » au sens de l’art. 278.1  du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , exclut toute communication — électronique ou autre — entre l’accusé et la personne plaignante, sauf les communications faites dans le contexte d’une relation professionnelle impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité. Cette interprétation est préférable parce que : (1) elle s’accorde mieux avec le texte de l’art. 278.1 ; (2) elle correspond davantage à l’intention du Parlement; (3) elle est plus conforme à la jurisprudence sur l’interprétation de l’expression « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée »; et (4) elle évite bon nombre des résultats absurdes qui découlent inévitablement d’une interprétation large.

(1)           Texte de l’article 278.1 

[443]                     Je commence mon analyse par le texte. L’article 278.1  ne mentionne pas de communications — électroniques ou autres — dans la définition de « dossier ». Les communications entre la personne plaignante et l’accusé ne sont pas expressément énumérées en tant que dossiers à cet article. Nul ne conteste que les communications entre la personne plaignante et l’accusé peuvent être visées par les catégories énumérées (p. ex. les communications entre un médecin et un patient). La principale question en litige est toutefois celle de savoir si ces communications font partie des types de dossier qui ne sont pas énumérés dans la définition. Autrement dit, sont‑elles visées par la définition de « dossier » parce qu’elles contiennent néanmoins des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée? À mon avis, toute communication entre l’accusé et la personne plaignante — et qui n’a pas été échangée dans le contexte d’une relation professionnelle impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité — ne constituerait pas un dossier.

[444]                     Je conviens avec la majorité que le principe d’interprétation ejusdem generis (« choses de même genre ») s’applique (par. 55). Cependant, et avec égards, je crois que la majorité n’applique pas bien ce principe. La majorité se fonde sur celle‑ci pour conclure que « [l]e dénominateur commun liant les dossiers énumérés est le fait qu’ils contiennent des renseignements de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel », expliquant que ce type de contenu « peut notamment comprendre des entretiens sur des diagnostics de santé mentale, des idées suicidaires, des sévices physiques ou sexuels antérieurs, des problèmes de toxicomanie ou des démêlés avec le système de protection de l’enfance » (par. 55). Avec égards, la majorité confond le concept de « renseignements personnels » avec celui de l’« attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». Comme le fait remarquer avec justesse le juge Brown au par. 233 de ses motifs, bien que le journal intime en question dans l’affaire R. c. Shearing, 2002 CSC 58, [2002] 3 R.C.S. 33, contenait seulement des inscriptions « banales », cela n’a pas écarté le droit de la plaignante à la vie privée.

[445]                     À mon avis, une application juste du principe ejusdem generis porte à conclure que les communications entre la personne plaignante et l’accusé ne seraient pas visées par la définition de « dossier ». Tous les dossiers énumérés entrent dans l’une de deux catégories distinctes : (1) les dossiers créés dans un contexte professionnel impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité (c.‑à‑d. le dossier médical, psychiatrique ou thérapeutique, le dossier tenu par les services d’aide à l’enfance, les services sociaux ou les services de consultation, le dossier relatif aux antécédents professionnels et à l’adoption); ou (2) les dossiers destinés à l’usage personnel et à la révision exclusifs de la personne plaignante (c.‑à‑d. le journal intime). L’expression « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » doit être interprétée dans ce contexte.

[446]                     Le dénominateur commun aux dossiers énumérés est donc l’attente raisonnable de la personne plaignante à ce que ces dossiers ne soient pas divulgués publiquement. Bref, la caractéristique déterminante des dossiers énumérés n’est pas la « nature très personnelle » de l’information; c’est plutôt l’attente raisonnable de la personne plaignante que les renseignements demeurent privés. Par conséquent, les dossiers non énumérés sont des documents qui contiennent des renseignements personnels (définis largement) dont la personne plaignante s’attend à ce qu’ils ne soient pas divulgués. Il peut s’agir soit (1) de dossiers créés dans un contexte professionnel impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité, même si la relation n’est pas strictement confidentielle, soit (2) de dossiers destinés à l’usage personnel et à la révision exclusifs de la personne plaignante.

[447]                     Cette interprétation du mot « dossier » concorde avec l’arrêt R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, où notre Cour a statué que la Cour d’appel avait eu tort « de conclure que la plaignante ne pouvait avoir d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée parce que les renseignements n’ont pas été communiqués dans le contexte d’une [traduction] “relation confidentielle, thérapeutique ou fondée sur la confiance” » (par. 38). S’exprimant au nom de la Cour, la juge Karakatsanis a souligné le principe voulant qu’une personne puisse révéler des renseignements à un particulier ou à une organisation, étant entendu qu’ils ne serviront qu’à une fin précise, et elle a fait remarquer que : « L’analyse qui permet de déterminer si une personne est en droit de s’attendre à ce que des renseignements la concernant demeurent privés est de nature contextuelle » (par. 38).

[448]                     La relation entre la police et les personnes qui lui transmettent des renseignements ne saurait être considérée au sens strict comme une « relation confidentielle, thérapeutique ou fondée sur la confiance ». La juge Karakatsanis a néanmoins insisté à juste titre sur le fait qu’étant donné le contexte dans lequel les renseignements avaient été divulgués dans cette affaire, il existait de fait une attente d’un certain niveau de confidentialité. Elle s’est exprimée ainsi :

     Les gens fournissent des renseignements à la police dans le but d’assurer leur propre protection et celle d’autrui. Ils sont en droit de s’attendre à ce que la police ne les communique que pour un motif valable. La possession des renseignements par la police ne saurait écarter le droit à ce que leur confidentialité soit assurée. [Je souligne; par. 43.]

En définitive, l’existence d’une relation strictement confidentielle n’est pas nécessaire; or, dans Quesnelle, c’est la relation entre la plaignante et la police qui a fondé l’attente d’un certain niveau de confidentialité. Cette relation constituait l’assise d’une attente raisonnable que la police ne communique les renseignements que pour un motif valable, et la plaignante avait toujours intérêt à garder ces renseignements privés.

(2)           Contexte législatif

[449]                     En plus d’être conforme au texte de l’art. 278.1, une interprétation plus étroite du mot « dossier » cadre également davantage avec d’autres facteurs contextuels — comme l’évolution législative et l’historique législatif de cet article. L’évolution législative [traduction] « s’entend des versions adoptées successives d’une disposition, de sa création à la version en vigueur lorsque surviennent les faits pertinents » (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e éd. 2014), § 23.18). L’historique législatif, pour sa part, peut être interprété plus étroitement comme [traduction] « la gamme de documents extrinsèques relatifs à la conception, à la préparation et à l’adoption d’une disposition, des premières propositions de changement législatif à la sanction royale » (Sullivan, § 23.19).

[450]                     Pour ce qui est de l’évolution législative de l’article, la définition de « dossier » reste essentiellement inchangée par rapport à la définition initiale qui s’appliquait au régime de production des dossiers en la possession de tiers[3]. Cela milite fortement en faveur d’une interprétation qui exclurait les communications — électroniques ou autres — entre la personne plaignante et l’accusé. En l’absence d’une modification explicite, le régime d’examen des dossiers instauré par la Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, c. 29 (« projet de loi C‑51 »), ne saurait avoir modifié le sens du mot « dossier » tel que défini à l’art. 278.1 . Avant l’édiction du projet de loi C‑51, les communications entre l’accusé et la personne plaignante n’étaient pas considérées comme entrant dans la définition de « dossier » sous le régime de production des dossiers en la possession de tiers. Ces communications étaient déjà en la possession de l’accusé. À mon avis, en important du régime de production des dossiers en la possession de tiers une définition de « dossier » qui ne visait ni ne comprenait les communications entre l’accusé et la personne plaignante, le Parlement a manifesté l’intention que ces communications ne constituent pas des dossiers pour l’application du régime d’examen des dossiers.

[451]                      Quant à l’historique législatif, il importe d’examiner le mal auquel le projet de loi C‑51 visait à remédier. La majorité mentionne que ce projet de loi était la « réponse du Parlement » à un rapport de 2012 du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles (par. 9). Le rapport reconnaissait l’existence d’une lacune législative évidente après l’arrêt Shearing de notre Cour. Ce rapport contenait la recommandation suivante : « Que le gouvernement du Canada envisage de modifier le Code criminel  afin d’établir une procédure régissant l’admissibilité et l’utilisation à un procès des dossiers privés de plaignants, selon l’article 278.1  du Code criminel , que l’accusé ne détient pas illégalement » (Examen législatif des dispositions et de l’application de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d’infraction d’ordre sexuel) : Rapport final, p. 21 (je souligne)).

[452]                     En définitive, le projet de loi C‑51 a été édicté pour combler une lacune dans le droit qui apparaissait lorsque l’accusé entrait légalement en possession d’un dossier — comme un journal intime ou un dossier de consultation. Voilà le mal auquel le Parlement voulait s’attaquer. Le mal auquel il fallait remédier n’était pas l’admission au procès des communications échangées volontairement — tels des messages textes ou des courriels — entre la personne plaignante et l’accusé. Là encore, cela milite fortement en faveur d’une interprétation du mot « dossier » qui exclut les communications électroniques entre l’accusé et la personne plaignante.

[453]                     Je reconnais qu’il existe d’autres preuves concernant l’historique législatif, comme les débats législatifs, qui « donnent à penser que le Parlement avait effectivement l’intention d’inclure les conversations numériques entre l’accusé et la plaignante » (motifs du juge Brown, par. 237). Il s’agit notamment des renvois, dans les débats parlementaires, au procès tenu dans l’affaire R. c. Ghomeshi, 2016 ONCJ 155, 27 C.R. (7th) 17, et d’une proposition d’avocats de la défense d’exclure explicitement du régime d’examen des dossiers les communications électroniques entre la personne plaignante et l’accusé.

[454]                     Bien que cette autre preuve de l’intention du Parlement soit pertinente, je ne lui attache pas beaucoup d’importance. Dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 35, notre Cour a dit : « Malgré les nombreuses lacunes de la preuve des débats parlementaires, notre Cour a reconnu qu’elle peut jouer un rôle limité en matière d’interprétation législative. » À mon avis, les faiblesses de cette preuve de l’intention du Parlement sont évidentes dans l’affaire qui nous occupe. Malgré les remarques isolées et marginales concernant l’affaire Ghomeshi et les observations faites au Parlement par les avocats de la défense sur les répercussions potentielles du texte d’un avant‑projet de loi et sur la manière dont on pourrait l’améliorer, je ne suis pas convaincue que le Parlement souhaitait que le régime d’examen des dossiers s’applique aux communications — électroniques ou autres — entre la personne plaignante et l’accusé. La preuve contraire de l’intention du Parlement dont j’ai traité — comme l’évolution législative de l’article et le rapport sénatorial de 2012 — est tout simplement plus concluante.

(3)           Jurisprudence sur l’« attente raisonnable en matière de protection de la vie privée »

[455]                     La définition du mot « dossier » doit aussi être interprétée à la lumière de la jurisprudence de notre Cour sur le sens d’« attente raisonnable en matière de protection de la vie privée », une expression qui a revêtu une importance particulière dans la jurisprudence relative à l’art. 8  de la Charte . Dans l’arrêt R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488, la Cour a conclu que la jurisprudence relative à l’art. 8  peut se révéler instructive lorsqu’il s’agit d’interpréter les droits à la vie privée dans des contextes où la Charte  n’entre pas en jeu (par. 58‑59). D’après moi, les interprétations que donnent à la fois la majorité et le juge Brown au mot « dossier » sont moins compatibles avec la jurisprudence de notre Cour et le sens que donne la common law à l’expression « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». La plus grande partie de la jurisprudence de notre Cour appuie une interprétation étroite.

[456]                     En clair, je ne conteste pas que « [l]es attentes en matière de protection de la vie privée dépendent du contexte, et [qu’elles] doivent être évaluées en fonction de l’“ensemble des circonstances” » (motifs de la majorité, par. 57, citant R. c. Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 R.C.S. 579, par. 26, et R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, par. 45). Le facteur contextuel décisif est toutefois le suivant : une personne ne possède pas une attente objectivement raisonnable en matière de protection de la vie privée à l’égard des communications vis‑à‑vis le destinataire du message. Dans un procès où la liberté de l’accusé est en jeu, la personne plaignante n’a donc pas d’attente objectivement raisonnable en matière de protection de la vie privée à l’égard de ses communications avec l’accusé. Ainsi, les communications entre l’accusé et la personne plaignante — notamment celles à propos de l’activité à l’origine de l’accusation — ne constituent pas des dossiers pour l’application du régime d’examen des dossiers. La seule exception à cette approche catégorielle concerne les messages échangés dans le contexte d’une relation professionnelle impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité.

a)             Le sens d’une « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée »

[457]                     Dans l’arrêt R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, les juges majoritaires de notre Cour ont statué que des personnes peuvent conserver une attente raisonnable au respect de leur vie privée à l’égard du contenu de leurs communications électroniques. La juge en chef McLachlin a toutefois distingué le risque que le message soit communiqué à un simple citoyen du risque que le message soit communiqué à l’État (par. 40‑41). Comme elle l’a mentionné, « [i]l s’agit non pas de savoir qui est le propriétaire de l’appareil par lequel on accède à la conversation électronique, mais plutôt de savoir si le demandeur exerçait un contrôle sur l’information qui s’y trouvait » (par. 43 (en italique dans l’original)). La juge en chef McLachlin a reconnu qu’en communiquant des renseignements, M. Marakah avait accepté le risque que ceux‑ci soient communiqués à des tiers, mais elle a conclu qu’« en acceptant de courir ce risque, M. Marakah n’a pas renoncé au contrôle sur les renseignements ni à son droit à la protection de l’art. 8  » (par. 41).

[458]                     J’estime qu’il faut interpréter l’arrêt Marakah de notre Cour à la lumière de l’art. 8  de la Charte . Comme l’a affirmé explicitement la juge en chef McLachlin : « Le risque que le destinataire l’ait divulguée, s’il avait décidé de le faire, ne rend pas déraisonnable l’attente de M. Marakah à la protection contre l’intrusion de l’État dans sa vie privée » (par. 45 (je souligne)). De plus, en reconnaissant que le destinataire aurait pu divulguer les renseignements, la juge en chef McLachlin a reconnu implicitement qu’on avait effectivement cédé au destinataire un certain contrôle sur les renseignements. Il s’agit là d’une conséquence naturelle de la communication de renseignements à autrui.

[459]                     L’arrêt rendu par notre Cour dans R. c. Mills, 2019 CSC 22, [2019] 2 R.C.S. 320, étaye lui aussi mon interprétation plus étroite du mot « dossier ». Dans cette affaire, il fallait déterminer si un policier avait porté atteinte au droit garanti à l’accusé par l’art. 8  de la Charte  en se faisant passer en ligne pour une fille de 14 ans et en interceptant les messages de l’accusé à l’enfant fictive. Le juge Brown a conclu que l’attente de l’accusé au respect de sa vie privée était objectivement déraisonnable, signalant que les policiers « répond[aient simplement] aux messages qui leur étaient directement envoyés » (par. 29). Dans des motifs concordants, la juge Karakatsanis a écrit : « . . . un individu ne peut raisonnablement s’attendre à ce que la personne avec laquelle il communique ne prenne pas connaissance de ses propos » (par. 42; voir également par. 51). Le juge Moldaver a souscrit tant aux motifs du juge Brown qu’à ceux de la juge Karakatsanis, affirmant qu’ils étaient tous deux « fondé[s] en droit » (par. 66). La juge Martin, dans des motifs concordants distincts, n’a pas non plus contesté la proposition générale selon laquelle un individu ne peut raisonnablement s’attendre à ce que la personne avec laquelle il communique ne prenne pas connaissance de ses propos. Elle a plutôt conclu que « [c]ette proposition générale ne s’applique pas, et ne peut s’appliquer, lorsque l’État a secrètement fait en sorte d’être le destinataire visé » (par. 101).

[460]                     Tant l’arrêt Marakah que l’arrêt Mills étayent mon interprétation plus étroite du mot « dossier ». Bien que mon interprétation du mot « dossier » soit plus catégorielle, elle reste néanmoins compatible avec la prémisse fondamentale de la jurisprudence selon laquelle les attentes en matière de protection de la vie privée sont contextuelles. Pour récapituler, le facteur contextuel décisif est le fait qu’un individu ne conserve pas une attente objectivement raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard de communications vis‑à‑vis le destinataire du message.

[461]                     La seule exception à cette approche catégorielle concerne les messages échangés dans le contexte d’une relation professionnelle impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité. Il est raisonnable de conclure que la personne plaignante a une attente raisonnable au respect de sa vie privée — vis‑à‑vis un psychologue ou médecin accusé, par exemple — à l’égard des communications échangées dans le contexte de cette relation. Dans une telle situation, la relation professionnelle et l’attente correspondante à une certaine confidentialité fondent l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Cette approche s’accorde donc avec le principe suivant lequel le droit à la protection de la vie privée comporte « l’attente raisonnable que les renseignements privés ne resteront connus que des personnes à qui ils ont été divulgués et qu’ils ne seront utilisés que dans le but pour lequel ils ont été divulgués » (R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 108).

[462]                     Quoi qu’il en soit, je constate que les communications échangées dans le contexte d’une relation professionnelle (p. ex. les courriels avec un psychologue) sont clairement visés par l’art. 278.1  en tant que dossiers énumérés. Ces dossiers seraient donc automatiquement assujettis au régime d’examen des dossiers.

[463]                     Je reconnais que l’on peut faire la distinction entre la personne plaignante qui divulgue à l’accusé des renseignements privés et l’accusé qui dévoile ces renseignements dans le contexte d’un procès public. Cependant, dans un procès concernant une infraction d’ordre sexuel, je vois mal comment — au terme d’un examen objectif — la personne plaignante peut raisonnablement s’attendre à ce que l’accusé ne se fie pas aux renseignements qu’elle lui a librement donnés, si les renseignements sont pertinents pour un enjeu au procès. Le contexte compte. Lorsque la liberté de l’accusé est en jeu, l’attente de la personne plaignante au respect de sa vie privée à l’égard des communications avec l’accusé est objectivement déraisonnable à moins que les renseignements n’aient été divulgués dans le contexte d’une relation professionnelle impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité.

[464]                     Il m’apparaît utile de souligner les répercussions de l’approche de la majorité sur les droits de la personne plaignante à la vie privée, plus particulièrement en ce qui a trait aux communications entre l’accusé au sujet des actes à l’origine de l’accusation. Selon la majorité, la personne plaignante « [aura] souvent » une attente raisonnable à l’égard des dossiers de nature sexuelle explicite, y compris des communications avec l’accusé qui se rapportent aux actes à l’origine de l’accusation (par. 65). Le « cadre d’analyse relatif au contenu et au contexte » de la majorité (par. 67) est équivoque et indéterminé, car « la preuve de nature sexuelle explicite qui se rapporte aux actes à l’origine de l’accusation peut être visée par le régime d’examen des dossiers, même si elle ne constitue pas une preuve relevant de l’art. 276  » (par. 66 (je souligne)).

[465]                     Avec égards, l’approche de la majorité ne permet pas, fondamentalement, de déterminer si l’attente de la personne plaignante au respect de sa vie privée est objectivement raisonnable dans les circonstances. Elle accorde un poids indu au contenu des communications, tout en négligeant ou en minimisant d’autres facteurs contextuels importants comme le fait que l’accusé est partie aux communications, le fait que les communications en question peuvent se rapporter aux actes à l’origine de l’accusation et le fait que la liberté de l’accusé est en jeu. Ainsi, la majorité confond l’évaluation de l’attente subjective que pourrait avoir la personne plaignante au respect de sa vie privée et l’évaluation du caractère raisonnable de l’attente dans les circonstances. Le résultat de cette approche confuse est double.

[466]                     En premier lieu, aucune indication valable n’est donnée aux avocats ou aux juges de première instance. L’avocat de l’accusé doit simplement établir — en se référant au « type de contenu » mal défini par la majorité (par. 55) ainsi qu’à d’autres facteurs contextuels « qui ne sont pas exhaustifs » (par. 57) — si un message lié aux actes à l’origine de l’accusation peut ou non être visé par le régime d’examen des dossiers. Contrairement à l’affirmation de la majorité, le test qu’elle a formulé pour interpréter l’art. 278.1  ne « rédui[ra pas] le nombre de requêtes visant à obtenir des directives » (par. 104).

[467]                     En deuxième lieu, la conception que la majorité se fait du droit à la vie privée et la façon dont elle l’aborde sont incompatibles avec l’idée que l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est de nature normative, plutôt que simplement descriptive (R. c. Tessling, 2004 CSC 67, [2004] 3 R.C.S. 432, par. 42; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 18; Jarvis, par. 68). Sous réserve de la seule exception que j’ai déjà expliquée, je ne vois pas en quoi la personne plaignante peut avoir une attente objectivement raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard de tout message échangé avec l’accusé qui contient des renseignements — explicites ou non — au sujet des actes à l’origine de l’accusation. Le contexte du procès est déterminant : la personne plaignante a porté une accusation contre l’accusé; l’accusé est jugé lors d’une audience publique; l’accusé risque de perdre sa liberté; l’accusé a droit à une défense pleine et entière; les communications en litige se sont faites entre la personne plaignante et l’accusé; les communications en litige contiennent des détails qui se rapportent directement à l’accusation criminelle (c.‑à‑d. l’activité à l’origine de l’accusation) portée contre l’accusé. Dans ces circonstances, la personne plaignante n’a pas d’attente objectivement raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des communications. La seule affirmation de la majorité voulant que son approche « t[ienne] compte du contexte du procès » ne signifie pas qu’elle le fait réellement (par. 62).

b)             L’analyse neutre sur le plan du contenu

[468]                     Avec égards, j’estime que la majorité a tort d’abandonner l’approche neutre sur le plan du contenu qui se dégage de la jurisprudence relative à l’art. 8 , et ce, pour cinq raisons.

[469]                     Premièrement, le texte de l’art. 278.1  ne porte aucunement à croire que cela est nécessaire. Il n’y a tout simplement aucune raison de s’écarter du sens donné par la common law à l’expression « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » ainsi que de l’approche neutre sur le plan du contenu s’y rapportant.

[470]                     Deuxièmement, l’approche neutre sur le plan du contenu facilite le fonctionnement du régime d’examen des dossiers; elle permettrait aux avocats et aux juges de déterminer plus facilement si un document est ou non un « dossier » à première vue. Cela rendrait inutile la manière alambiquée dont la majorité aborde les dossiers, et aurait l’avantage significatif d’éviter, dans une large mesure, le besoin de demander des directives par voie de requête.

[471]                     Troisièmement, la raison pour laquelle la majorité court‑circuite l’approche neutre sur le plan du contenu n’est pas convaincante. La majorité affirme qu’« il serait difficile de bien évaluer ou protéger » (par. 49) le droit de la personne plaignante à la vie privée au moyen d’une telle démarche. Toutefois, comme je l’ai expliqué précédemment, le dénominateur commun aux dossiers énumérés à l’art. 278.1  est non pas le caractère sensible de leur contenu, mais l’attente qu’ils ne soient pas rendus publics. Tous les dossiers énumérés sont soit (1) des dossiers créés dans un contexte professionnel impliquant l’attente d’un certain niveau de confidentialité, soit (2) des dossiers destinés à l’usage personnel et à la révision exclusifs de la personne plaignante. Le contenu de ces dossiers peut varier considérablement — allant de renseignements banals à des renseignements très personnels. Pourtant, ils sont tous visés par le régime d’examen des dossiers parce que l’attente de la personne plaignante qu’ils ne soient pas divulgués est raisonnable. L’analyse devrait donc toujours porter sur l’attente en matière de protection de la vie privée plutôt que sur le contenu des renseignements.

[472]                     Quatrièmement, la raison pour laquelle la majorité court‑circuite l’approche neutre sur le plan du contenu est intrinsèquement incompatible avec ses propres motifs en plus de ne pas s’accorder avec l’arrêt Shearing. La majorité affirme : « Les dossiers ne suscitent pas une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée simplement en raison du moyen utilisé pour les transmettre » (par. 49). Cependant, la majorité ajoute plus loin que « les renseignements banals comme l’état émotionnel général, les faits quotidiens ou les renseignements biographiques généraux ne susciteraient normalement pas d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » (par. 56). Cette affirmation est clairement incompatible avec l’arrêt Shearing. Le journal intime dans l’arrêt Shearing ne contenait que des inscriptions « très banales », mais cela n’a pas éteint le droit de la plaignante à la vie privée (Shearing, par. 87 et 112). En outre, la majorité dans la présente affaire a souligné plus loin que « le tribunal peut prendre en considération l’endroit où le dossier a été communiqué et la façon dont il a été créé ou obtenu », juxtaposant des moyens de communication comme le message texte qui « peuvent faire l’objet d’une attente raisonnable accrue en matière de protection de la vie privée » et d’autres moyens de communication comme les médias sociaux qui susciteraient une attente plus faible en la matière (par. 60 (je souligne)). De toute évidence, les dossiers peuvent donner lieu à une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée — peu importe leur contenu — reposant sur le moyen utilisé pour transmettre l’information.

[473]                     Cinquièmement, la raison pour laquelle la majorité délaisse l’approche neutre sur le plan du contenu n’est pas conforme à la prémisse fondamentale sur laquelle se fonde le régime d’examen des dossiers. Ce régime vise expressément les dossiers. Contrairement à la conclusion de la majorité, il ne concerne pas « des renseignements de nature intime et très personnelle, qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel » (par. 54). Si, par exemple, l’accusé apprend que la personne plaignante a eu des « idées suicidaires » ou des « problèmes de toxicomanie » (par. 55) durant une conversation au cours de laquelle aucun dossier n’a été créé, le régime d’examen des dossiers ne s’appliquerait pas. Cela sape entièrement la raison pour laquelle la majorité délaisse l’approche neutre sur le plan du contenu afin de déterminer s’il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Dans le régime d’examen des dossiers, le moyen de communication — et l’attente en matière de protection de la vie privée qui existe eu égard à ce moyen de communication — est déterminant.

(4)           Résultats absurdes

[474]                     Comme l’a fait observer notre Cour dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes, « [s]elon un principe bien établi en matière d’interprétation législative, le législateur ne peut avoir voulu des conséquences absurdes » (par. 27). On éviterait trois résultats absurdes en interprétant le mot « dossier » de manière étroite et catégorielle.

[475]                     En premier lieu, une approche catégorielle procurerait des avantages pratiques significatifs au chapitre de l’efficacité du procès. Si les communications électroniques entre l’accusé et la personne plaignante sont visées par le régime d’examen des dossiers, l’accusé qui cherche à présenter en preuve des centaines de communications électroniques sera obligé d’évaluer contextuellement chaque message pour établir s’il constitue un « dossier ». Certains de ces messages peuvent répondre au critère établi par la majorité pour le mot « dossier », d’autres pas. Le statut de bon nombre d’entre eux restera toutefois ambigu. Le recours continu à des requêtes pour obtenir des directives — non envisagé par le régime — demeurera nécessaire. Cette procédure additionnelle nuira inévitablement à l’efficacité du procès, ce qui rendra les procès pour infractions d’ordre sexuel encore plus lourds et complexes.

[476]                      En deuxième lieu, l’interprétation donnée par la majorité au mot « dossier » entraînera la création d’un régime d’admissibilité à deux vitesses favorable à la Couronne, ce qui est absurde : la Couronne peut présenter en preuve toute communication que lui transmet la personne plaignante, tandis que l’accusé ne peut présenter en preuve les communications en sa possession qui ont été librement échangées avec la personne plaignante. La majorité dit s’inspirer du sens donné par la common law à l’expression « attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». Elle interprète toutefois l’expression d’une façon qui accorde à la personne plaignante une plus grande protection qu’à l’accusé dans leurs communications électroniques entre eux, et ce, même si les renseignements de l’accusé auront été divulgués à l’État. Il s’agit là d’une conséquence absurde et inutile de l’interprétation de la majorité.

[477]                      En troisième lieu, une interprétation large du mot « dossier » aura pour conséquence absurde que le régime d’examen des dossiers établit — inutilement et sans justification de principe — une distinction entre les renseignements communiqués de vive voix et ceux communiqués électroniquement. Dans l’arrêt Marakah, la juge en chef McLachlin a qualifié les messages textes d’« éléments d’une conversation électronique », ce qui, fait‑elle remarquer, « tient [. . .] compte de la réalité technologique de la messagerie texte » (par. 17). L’interprétation large par la majorité du mot « dossier » fait maintenant en sorte que le régime d’examen des dossiers traite les communications électroniques différemment des conversations orales simplement parce que les conversations électroniques ont été enregistrées. Cela est absurde. Il n’apparaît pas clairement en quoi un individu conserve un plus grand contrôle (ni pourquoi il devrait conserver un plus grand contrôle) sur l’information communiquée électroniquement à un accusé que sur l’information communiquée de vive voix.

(5)           Conclusion sur l’interprétation du mot « dossier »

[478]                     Pour les motifs qui précèdent, il convient de retenir une interprétation étroite du mot « dossier ». Avec égards, l’interprétation donnée par la majorité à ce mot est inutilement ambiguë, complexe et confuse. Elle n’est ni rationnelle ni pragmatique.

B.            Il convient de retenir le sens clair de « présenter en preuve »

[479]                     Les articles 278.92  et 278.93  du Code criminel  pris ensemble sont clairs : ils n’exigent une demande que si l’accusé entend déposer en preuve un exemplaire du dossier en question — « présenter en preuve » (« adduce » dans la version anglaise) signifie simplement « présenter en preuve » au sens courant du terme en droit de la preuve. Une demande n’est pas nécessaire lorsque l’accusé compte uniquement poser des questions au sujet des renseignements contenus dans le dossier, sans toutefois présenter le dossier en preuve. Trois raisons justifient de privilégier une interprétation étroite du terme « présenter en preuve ».

[480]                     Premièrement, le régime d’examen des dossiers porte en fin de compte sur l’admissibilité des « dossiers », à la différence des autres régimes d’origine législative ou jurisprudentielle qui régissent l’admissibilité d’une catégorie d’éléments de preuve (comme la preuve visée à l’art. 276  du Code criminel  ou la preuve de moralité dont il était question dans l’arrêt Scopelliti). Puisque le régime d’examen des dossiers est axé sur les dossiers physiques plutôt que sur une catégorie d’éléments de preuve, il y a lieu de retenir le sens clair de « présenter en preuve » en droit de la preuve, car le régime se rapporte directement au dossier physique. Il est illogique que le régime d’examen des dossiers crée une présomption d’inadmissibilité de tous les renseignements personnels, du seul fait que l’information se trouve à être consignée dans un dossier, et sans égard au fait que ce dossier ait été destiné ou non à être déposé — c’est‑à‑dire présenté — en preuve.

[481]                     Deuxièmement, l’interprétation plus large du terme « présenter en preuve », laquelle inclut l’utilisation des renseignements contenus dans le dossier, signifie que l’accusé qui a tenu un dossier sera assujetti au régime — contrairement à l’accusé qui a oublié, perdu ou détruit un tel dossier, ou à celui qui a entendu parler des renseignements contenus dans un dossier lors d’une conversation orale. Il est intrinsèquement illogique de donner au terme « présenter en preuve » une interprétation qui empêche un accusé d’utiliser des renseignements pertinents contenus dans un dossier seulement parce qu’il a en sa possession la meilleure preuve de cette information, tandis qu’un autre accusé serait autorisé à utiliser ces renseignements (p. ex. en posant des questions lors du contre‑interrogatoire de la personne plaignante) pourvu que l’accusé n’ait pas en sa possession un dossier contenant les renseignements.

[482]                     Troisièmement, je suis d’avis que l’interprétation donnée par la majorité au terme « présenter en preuve » pose de sérieux problèmes compte tenu de son interprétation du mot « dossier ». Les témoins sont généralement autorisés à parler de choses qu’on leur a dites lors de conversations, pour autant que la preuve soit pertinente et par ailleurs admissible. Puisque la juge en chef McLachlin a qualifié la messagerie texte de « conversation électronique » (Marakah, par. 17), il s’ensuit qu’il faut permettre à l’accusé d’interroger la personne plaignante sur toute conversation électronique entre eux qui se rapporte à une question en litige. Faute d’une règle de preuve (comme celle prévue à l’art. 276 ) qui interdit à l’accusé de produire certains types de preuve, l’accusé devrait également être autorisé à témoigner à propos de conversations électroniques avec la personne plaignante. Dans l’arrêt R. c. Fliss, 2002 CSC 16, [2002] 1 R.C.S. 535, notre Cour a conclu que le jury avait le droit d’entendre un policier parler d’une conversation avec l’accusé, et que le policier avait le droit de se rafraîchir la mémoire par quelque moyen que ce soit, notamment un stimulus qui constituerait une preuve inadmissible (par. 8, la juge Arbour; par. 43‑45, le juge Binnie). De même, dans Mills (2019), la juge Karakatsanis a expliqué que, même si des captures d’écran de messages entre l’accusé et un agent d’infiltration ne pouvaient pas être produites en preuve, « la Couronne pourrait toujours faire témoigner l’agent au sujet de ce qu’a dit l’accusé et le relevé écrit pourrait servir à rafraîchir la mémoire de ce témoin » (par. 54). À mon avis, il faut adopter la même approche dans le cas du régime d’examen des dossiers.

III.         Le régime d’examen des dossiers reste inconstitutionnel

[483]                     Le juge Brown conclut que le régime d’examen des dossiers limite de quatre manières les droits garantis à l’accusé par les al. 11c)  et d) et l’art. 7  de la Charte  : (1) il oblige l’accusé à dévoiler sa défense avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète contre lui, ce qui viole le principe interdisant l’auto‑incrimination, le droit de garder le silence et la présomption d’innocence; (2) il restreint la capacité de l’accusé de contre‑interroger les témoins à charge en confiant à la personne plaignante un rôle dans les décisions prises avant le procès en matière d’admissibilité; (3) il crée une présomption d’inadmissibilité à l’égard des dossiers privés produits par la défense, tout en présumant admissibles ces mêmes dossiers lorsqu’ils sont produits par la Couronne; et (4) il établit un critère d’admission des éléments de preuve de la défense plus strict que ce qui est justifié ou autorisé par la Constitution (par. 203).

[484]                     L’analyse constitutionnelle du juge Brown demeure essentiellement applicable, même si l’on retient mes interprétations plus étroites. Le régime d’examen des dossiers est tout simplement plus déficient sur le plan constitutionnel compte tenu des interprétations plus larges adoptées par la majorité. J’explique brièvement en quoi l’analyse du juge Brown demeure applicable.

[485]                     Premièrement, le régime d’examen des dossiers oblige toujours l’accusé à dévoiler sa défense avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète contre ce dernier, suivant mes interprétations étroites des termes « dossier » et « présenter en preuve ». Le régime continue donc d’exiger la communication préalable au procès de divers dossiers — avant que la Couronne n’ait présenté une preuve complète contre lui —, et il continue de s’appliquer à « un large éventail d’éléments de preuve qui ne sont pas préjudiciables en soi ou non pertinents » (motifs du juge Brown, par. 254).

[486]                     Deuxièmement, il demeure que le régime d’examen des dossiers restreint la capacité de l’accusé de contre‑interroger les témoins à charge en confiant à la personne plaignante un rôle dans les décisions prises avant le procès en matière d’admissibilité. Là encore, l’analyse du juge Brown s’applique même si mes interprétations plus étroites étaient retenues. Le régime d’examen des dossiers a pour effet de donner un préavis à la personne plaignante et à la Couronne en leur fournissant des précisions au sujet de la preuve que l’accusé souhaite présenter. En conséquence, le régime d’examen des dossiers limite « la capacité de l’accusé de contre‑interroger efficacement la plaignante, ce qui va à l’encontre de la présomption d’innocence, du droit de présenter une défense pleine et entière et du droit à un procès équitable » (motifs du juge Brown, par. 263).

[487]                     Troisièmement, le régime d’examen des dossiers fait toujours en sorte que les dossiers privés sont présumés inadmissibles quand ils sont présentés en preuve par la défense, mais présumés admissibles quand ils sont présentés en preuve par la Couronne. Mes interprétations plus étroites des termes « dossier » et « présenter en preuve » n’ont pas d’incidence sur cette lacune flagrante du régime. Celui‑ci limite donc toujours « [l]e droit à un procès équitable garanti à l’accusé par l’art. 7  et l’al. 11d)  » (motifs du juge Brown, par. 290).

[488]                     Quatrièmement, mes interprétations des termes « dossier » et « présenter en preuve » n’influent aucunement sur le fait que le régime d’examen des dossiers établit un critère d’admission des éléments de preuve de la défense plus strict que ce qui est justifié ou autorisé par la Constitution. L’analyse constitutionnelle du juge Brown portant sur la norme plus exigeante au titre de la valeur probante s’applique toujours (motifs du juge Brown, par. 291‑297).

[489]                     Aucune de ces limites des droits garantis à l’accusé par la Charte  ne peut se justifier en vertu de l’article premier de la Charte . Je conviens que l’objectif du régime d’examen des dossiers est urgent et réel. Cependant, même d’après mes interprétations plus étroites des termes « dossier » et « présenter en preuve », le régime n’a pas de lien rationnel avec son objectif, il ne constitue pas une atteinte minimale, et ses effets bénéfiques ne l’emportent pas sur ses effets préjudiciables. Je reconnais que l’analyse du juge Brown fondée sur l’article premier de la Charte  ne s’applique pas entièrement, car mes interprétations plus étroites réduisent la portée du régime et atténuent une partie de ses conséquences préjudiciables. Néanmoins, la plus grande partie de l’analyse du juge Brown fondée sur l’article premier trouve toujours application.

[490]                     En conclusion, je souscris à l’analyse constitutionnelle du juge Brown. Je souscris également à son analyse des caractéristiques que pourrait comporter un régime d’examen des dossiers constitutionnel afin de porter une atteinte minimale aux droits des accusés et d’être donc constitutionnel (motifs du juge Brown, par. 311).

IV.         Dispositif

[491]                     Au vu des motifs qui précèdent, je suis d’accord avec la manière dont les juges Brown et Rowe proposent de trancher les pourvois (motifs du juge Brown, par. 320; motifs du juge Rowe, par. 438).

 

                    Pourvoi de Sa Majesté la Reine accueilli, pourvoi incident de J.J. rejeté et pourvoi de A.S. accueilli, les juges Côté, Brown et Rowe sont dissidents en partie.

                    Procureur de l’appelante/intimée au pourvoi incident Sa Majesté la Reine : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureurs de l’appelante A.S. : Dawne Way, Toronto; David Butt, Toronto; David M. Reeve, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé/appelant au pourvoi incident J.J. : Peck and Company, Vancouver; Savard Foy, Toronto.

                    Procureur de l’intimée Sa Majesté la Reine : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureurs de l’intimé Shane Reddick : Edward H. Royle & Partners, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Montréal.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie-Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de la Saskatchewan : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Procureur général de l’Alberta, Edmonton.

                    Procureurs des intervenants West Coast Legal Education and Action Fund et Women Against Violence Against Women Rape Crisis Centre : Gloria Ng Law, Vancouver; West Coast Legal Education and Action Fund, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenante Barbra Schlifer Commemorative Clinic : Birenbaum Law, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Trial Lawyers’ Association : Bottos Law Group, Edmonton.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Stockwoods, Toronto; Daniel Brown Law, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenant le Conseil canadien des avocats de la défense : Gerrand Rath Johnson, Regina.

                    Procureur de l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society : Greg DelBigio, Vancouver.

                    Procureurs de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes : Perez Bryan Procope, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Criminal Defence Lawyers Association of Manitoba : Simmonds and Associates, Winnipeg.



[1]  Les articles du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 , dont il est question en l’espèce utilisent la forme masculine du mot « plaignant » pour décrire la personne qui serait victime de ces infractions. Toutefois, l’agression sexuelle est une infraction hautement genrée dont la plupart des victimes sont des femmes. Pour cette raison, nous utiliserons la forme féminine « plaignante » dans le présent jugement.

[2]  Intervention de la directrice générale et avocate générale principale, Section de la politique en matière de droit pénal (Carole Morency), Délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, no 47, 1re sess., 42e lég., 20 juin 2018, p. 82 (« La disposition du projet de loi C‑51 cherche à faire quelque chose de similaire, en ce qui a trait aux communications comme les courriels et les messages textes qui ont été préparés préalablement et envoyés à l’accusé et qui visent des fins d’ordre sexuel ou concernent une activité sexuelle antérieure, pour restreindre et empêcher leur utilisation à des fins non pertinentes, ce qui s’applique aux deux mythes selon la Cour suprême. Ce sont des éléments de preuve non probants et non pertinents à l’examen du tribunal » (je souligne)).

[3]  L’adoption du projet de loi C‑51 a apporté quelques changements mineurs de forme au texte de l’art. 278.1 . La définition légale de « dossier » a été modifiée dans la mesure où les mots « without limiting the generality of the foregoing » ont été supprimés de la version anglaise. Comme l’indique la décision R. c. M.S., 2019 ONCJ 670, par. 33‑36 (CanLII), il ne s’agissait pas d’un changement de fond.

 

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