Whiten c. Pilot Insurance Co., [2002] 1 R.C.S. 595, 2002 CSC 18
Daphne Whiten Appelante/Intimée au pourvoi incident
c.
Pilot Insurance Company Intimée/Appelante au pourvoi incident
et
Le Conseil d’assurances du Canada et
l’Ontario Trial Lawyers Association Intervenants
Répertorié : Whiten c. Pilot Insurance Co.
Référence neutre : 2002 CSC 18.
No du greffe : 27229.
2000 : 14 décembre; 2002 : 22 février.
Présents : Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Binnie, Arbour et LeBel.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
Assurance – Obligation de l’assureur d’agir de bonne foi et équitablement – L’assureur a contesté de mauvaise foi une demande d’indemnité présentée en vertu d’une police d’assurance-incendie – La titulaire de la police a-t-elle droit à des dommages-intérêts punitifs? __ Les directives au jury étaient-elles adéquates? – Y a-t-il lieu de rétablir la décision du jury accordant des dommages-intérêts punitifs de un million de dollars?
Dommages-intérêts – Dommages-intérêts punitifs – Obligation de l’assureur d’agir de bonne foi et équitablement – L’assureur a contesté de mauvaise foi une demande d’indemnité présentée en vertu d’une police d’assurance-incendie – La titulaire de la police a-t-elle droit à des dommages-intérêts punitifs? __ Y a-t-il lieu de rétablir la décision du jury accordant des dommages-intérêts punitifs de un million de dollars?
Tout juste après minuit, en janvier 1994, l’appelante et son mari ont constaté qu’un incendie s’était déclaré dans une annexe à l’arrière de leur maison. Accompagnés de leur fille, ils sont sortis précipitamment de la maison, en vêtements de nuit. Il faisait moins 18 degrés Celsius. Ayant donné ses pantoufles à sa fille pour qu’elle aille demander de l’aide, le mari a subi de graves engelures aux pieds. L’incendie a complètement détruit la maison et son contenu, y compris trois chats. L’appelante a pu louer, non loin de chez elle, un chalet toutes saisons pour 650 $ par mois. L’intimée a effectué un seul versement de 5 000 $ au titre des frais de subsistance puis, après avoir payé le loyer pendant quelques mois, elle a cessé de le faire, sans aviser la famille de cette décision. Par la suite, elle a adopté une attitude empreinte d’antagonisme. La famille de l’appelante était dans une situation financière très précaire. Le conflit a finalement mené à un long procès fondé sur la prétention de l’intimée que la famille avait elle-même incendié la maison, et ce malgré le fait que le chef du service d’incendie local, le propre enquêteur de l’intimée et l’expert auquel elle avait initialement fait appel avaient tous affirmé qu’il n’existait pas la moindre preuve d’incendie criminel. La thèse de l’intimée a été entièrement rejetée au procès et, en appel, l’avocat de l’intimée a concédé que l’allégation d’incendie criminel n’avait aucune vraisemblance. Le jury a accordé des dommages-intérêts compensatoires ainsi que des dommages-intérêts punitifs de un million de dollars. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel en partie et réduit les dommages-intérêts punitifs à 100 000 $.
Arrêt (le juge LeBel est dissident quant au pourvoi principal) : Le pourvoi principal est accueilli et la somme de un million de dollars accordée par le jury au titre des dommages-intérêts punitifs est rétablie. Le pourvoi incident de l’intimée contestant l’attribution de toute somme au titre des dommages-intérêts punitifs est rejeté.
Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Binnie et Arbour : Bien qu’élevée, la somme accordée par le jury au titre des dommages-intérêts punitifs se situait dans des limites rationnelles. La société d’assurance intimée a eu une conduite exceptionnellement répréhensible à l’endroit de l’appelante. Elle a forcé l’appelante à risquer son dernier élément d’actif (son indemnité d’assurance de 345 000 $) et à s’endetter de 320 000 $ en frais de justice. Le rejet de la demande d’indemnité visait à contraindre cette dernière à accepter un règlement inéquitable, une somme inférieure à celle à laquelle elle avait droit. L’intimée s’est livrée, avec préméditation et de propos délibéré, à la conduite reprochée pendant plus de deux ans, tandis que la situation financière de l’appelante devenait de plus en plus désespérée. Le jury a de toute évidence estimé que l’intimée savait dès le départ que la défense d’incendie criminel était une fiction insoutenable. La tranquillité d’esprit est l’argument qu’invoquent les assureurs pour vendre leurs contrats d’assurance et la raison qui incite les membres du public à les acheter. Plus la perte est catastrophique, plus l’assuré risque de se trouver financièrement à la merci de l’assureur et plus il peut lui être difficile de contester un refus illégitime de verser l’indemnité demandée.
Le jury a décidé qu’un vigoureux message de châtiment, de dissuasion et de dénonciation s’imposait, et il a donné ce message. En raison de l’obligation qu’avait l’intimée d’agir de bonne foi, la tranquillité d’esprit de l’appelante aurait dû être l’objectif de l’intimée, qui n’aurait pas dû accroître la vulnérabilité de l’appelante comme tactique de négociation. C’est cette situation de dépendance et de vulnérabilité que l’intimée a exploitée de façon inacceptable en l’espèce.
Quoique des dommages-intérêts punitifs soient rarement accordés en matière contractuelle, il est néanmoins possible d’en obtenir. Il doit exister une « faute donnant ouverture à action » en plus du manquement à l’obligation contractuelle faisant l’objet de l’action. En l’espèce, en plus de l’obligation contractuelle qu’elle avait de verser l’indemnité réclamée, l’intimée était tenue à une obligation distincte, soit celle d’agir de bonne foi à l’égard des personnes titulaires de ses polices d’assurance. Le manquement à l’obligation contractuelle d’agir de bonne foi est indépendant du manquement à l’obligation d’indemniser l’assuré de sa perte et il s’y ajoute. La demanderesse a expressément demandé des dommages‑intérêts punitifs dans sa déclaration et si l’intimée entretenait le moindre doute au sujet des faits qui fondaient les conclusions de la demanderesse, elle pouvait demander des précisions.
Dans son exposé au jury au sujet des dommages‑intérêts punitifs, le juge du procès doit leur expliquer les points suivants. (1) Les dommages-intérêts punitifs sont vraiment l’exception et non la règle. (2) Ils sont accordés seulement si le défendeur a eu une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite. (3) Lorsqu’ils sont accordés, leur quantum doit être raisonnablement proportionné, eu égard à des facteurs comme le préjudice causé, la gravité de la conduite répréhensible, la vulnérabilité relative du demandeur et les avantages ou bénéfices tirés par le défendeur, (4) ainsi qu’aux autres amendes ou sanctions infligées à ce dernier par suite de la conduite répréhensible en cause. (5) En règle générale, des dommages-intérêts punitifs sont accordés seulement lorsque la conduite répréhensible resterait autrement impunie ou lorsque les autres sanctions ne permettent pas ou ne permettraient probablement pas de réaliser les objectifs de châtiment, dissuasion et dénonciation. (6) L’objectif de ces dommages-intérêts n’est pas d’indemniser le demandeur, mais (7) de punir le défendeur comme il le mérite (châtiment), de le décourager — lui et autrui — d’agir ainsi à l’avenir (dissuasion) et d’exprimer la condamnation de l’ensemble de la collectivité à l’égard des événements (dénonciation). (8) Ils sont accordés seulement lorsque les dommages‑intérêts compensatoires, qui ont dans une certaine mesure un caractère punitif, ne permettent pas de réaliser ces objectifs. (9) Leur quantum ne doit pas dépasser la somme nécessaire pour réaliser rationnellement l’objectif visé. (10) Bien que l’État soit généralement le bénéficiaire des amendes ou sanctions infligées pour cause de conduite répréhensible, les dommages-intérêts punitifs constituent pour le demandeur un « profit inattendu » qui s’ajoute aux dommages-intérêts compensatoires. (11) Dans notre système de justice, les juges et les jurys estiment que des dommages‑intérêts punitifs modérés sont généralement suffisants, puisqu’ils entraînent inévitablement une stigmatisation sociale. Bien que l’exposé fait au jury en l’espèce fût sommaire, la Cour d’appel en a confirmé la validité (son opinion étant unanime sur ce point), et, non sans certaines hésitations, notre Cour ne saurait retenir ce moyen d’appel.
Pour ce qui est du quantum, la somme de un million de dollars accordée au titre des dommages-intérêts punitifs est plus élevée que celle qu’aurait accordée notre Cour, mais elle reste en deçà de la limite supérieure de la fourchette à l’intérieur de laquelle les jurés sont libres d’agir.
Le juge LeBel (dissident quant au pourvoi principal) : Bien que la mauvaise foi dont l’intimée a fait preuve dans le traitement de la demande d’indemnité jusqu’au procès et durant celui-ci justifie amplement d’accorder des dommages-intérêts punitifs, une somme de un million de dollars – qui correspond environ au triple du montant de l’indemnité accordée pour la perte de la propriété – dépasse de beaucoup les limites rationnelles et appropriées de ce type de sanction. À l’origine, la présente affaire était un litige fondé sur un contrat d’assurance-habitation. L’appelante, qui a subi une perte, s’est heurtée à l’entêtement et à la mauvaise foi de l’intimée. On n’a toutefois produit aucune preuve indiquant que cette conduite survient régulièrement dans le cours des activités de l’intimée. Un tel comportement n’est pas non plus monnaie courante dans le secteur canadien de l’assurance. Le besoin de dissuasion générale est loin d’être évident en l’espèce. Les solutions aux pratiques inquiétantes observées dans un secteur d’activités donné devraient être apportées par le truchement des régimes de réglementation ou régimes pénaux applicables et non en accordant au hasard des dommages‑intérêts punitifs.
La décision d’accorder la somme contestée ne satisfait pas au critère de la rationalité, étant donné qu’elle a pour seule fin de punir la mauvaise foi et le traitement inéquitable dont s’est rendue coupable l’intimée. Elle ne satisfait pas non plus au critère de la proportionnalité parce que la punition excède de beaucoup les pertes économiques ou matérielles susceptibles d’avoir été causées par l’inexécution du contrat. La Cour d’appel a à juste titre fixé les dommages-intérêts punitifs à une somme compatible avec la nature et l’objet de cette sanction en droit de la responsabilité civile délictuelle. La somme paraît raisonnable et proportionnée. Elle sanctionne de façon non négligeable la mauvaise foi de l’intimée sans compromettre le juste équilibre entre les fonctions compensatoire et punitive du droit de la responsabilité civile délictuelle. Il faut incorporer un certain degré de prévisibilité et de cohérence à l’analyse lorsque, en raison de la nature des dommages subis, il est difficile pour le jury d’établir le quantum approprié. Le fait d’accorder, au titre des dommages-intérêts punitifs, une somme qui n’excède pas de façon substantielle la perte économique réelle, conserve à cette forme de dommages-intérêts la place qui lui revient au sein du droit de la responsabilité civile délictuelle. Dans les procès devant juge et jury, il serait utile de renseigner les jurys sur la fourchette des sommes déjà accordées au titre des dommages‑intérêts. Il faut préciser clairement aux jurés que, dans une affaire donnée, des dommages-intérêts généraux peuvent également constituer une sanction suffisante.
Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêt appliqué : Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; arrêts mentionnés : Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701; Cassell & Co. c. Broome, [1972] A.C. 1027, conf. [1971] 2 Q.B. 354; BMW of North America, Inc. c. Gore, 517 U.S. 559 (1996); BMW of North America, Inc. c. Gore, 701 So.2d 507 (1997); Wilkes c. Wood (1763), Lofft. 1, 98 E.R. 489; Huckle c. Money (1763), 2 Wils. K.B. 206, 95 E.R. 768; Collette c. Lasnier (1886), 13 R.C.S. 563; Rookes c. Barnard, [1964] A.C. 1129; Kuddus c. Chief Constable of Leicestershire Constabulary, [2001] 3 All E.R. 193; Uren c. John Fairfax & Sons Pty. Ltd. (1966), 117 C.L.R. 118; Taylor c. Beere, [1982] 1 N.Z.L.R. 81; Conway c. Irish National Teachers’ Organisation (1991), 11 I.L.R.M. 497; John c. MGN Ltd., [1997] Q.B. 586; Thompson c. Commissioner of Police of the Metropolis, [1997] 2 All E.R. 762; Lamb c. Cotogno (1987), 164 C.L.R. 1; XL Petroleum (N.S.W.) Pty. Ltd. c. Caltex Oil (Australia) Pty. Ltd. (1985), 155 C.L.R. 448; Australian Consolidated Press Ltd. c. Uren (1966), 117 C.L.R. 185; Whitfeld c. De Lauret & Co. (1920), 29 C.L.R. 71; Gray c. Motor Accident Commission (1998), 196 C.L.R. 1; M‘Comb c. Low (1873), 1 N.Z. Jur. 49; Donselaar c. Donselaar, [1982] 1 N.Z.L.R. 97; Daniels c. Thompson, [1998] 3 N.Z.L.R. 22; Cook c. Evatt (No. 2), [1992] 1 N.Z.L.R. 676; McLaren Transport Ltd. c. Somerville, [1996] 3 N.Z.L.R. 424; Aquaculture Corp. c. New Zealand Green Mussel Co., [1990] 3 N.Z.L.R. 299; Coloca c. B.P. Australia Ltd., [1992] 2 V.R. 441; L. c. Robinson, [2000] 3 N.Z.L.R. 499; Ellison c. L., [1998] 1 N.Z.L.R. 416; Auckland City Council c. Blundell, [1986] 1 N.Z.L.R. 732; Green c. Matheson, [1989] 3 N.Z.L.R. 564; McKenzie c. Attorney-General, [1992] 2 N.Z.L.R. 14; Dunlea c. Attorney-General, [2000] 3 N.Z.L.R. 136; W. c. W., [1999] 2 N.Z.L.R. 1; Cooper c. O’Connell, No. 85/90-96, 1997 Ireland S.C. Lexis; Day c. Woodworth, 54 U.S. (13 How.) 363 (1851); Fay c. Parker, 53 N.H. 342 (1872); Liebeck c. McDonald’s Restaurants, P.T.S., Inc., 1995 WL 360309; Pacific Mutual Life Insurance Co. c. Haslip, 499 U.S. 1 (1991); Honda Motor Co. c. Oberg, 512 U.S. 415 (1994); TXO Production Corp. c. Alliance Resources Corp., 509 U.S. 443 (1993); Cooper Industries, Inc. c. Leatherman Tool Group, Inc., 121 S.Ct. 1678 (2001); M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6; Denison c. Fawcett, [1958] O.R. 312; Robitaille c. Vancouver Hockey Club Ltd. (1981), 124 D.L.R. (3d) 228; Buxbaum (Litigation guardian of) c. Buxbaum, [1997] O.J. No. 5166 (QL); Glendale c. Drozdzik (1993), 77 B.C.L.R. (2d) 106; Pollard c. Gibson (1986), 1 Y.R. 167; Joanisse c. Y. (D.) (1995), 15 B.C.L.R. (3d) 224; Canada c. Lukasik (1985), 18 D.L.R. (4th) 245; Wittig c. Wittig (1986), 53 Sask. R. 138; Banque Royale du Canada c. W. Got & Associates Electric Ltd., [1999] 3 R.C.S. 408; Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147; Andrusiw c. Aetna Life Insurance Co. of Canada (2001), 289 A.R. 1; Edwards c. Harris-Intertype (Canada) Ltd. (1983), 40 O.R. (2d) 558, conf. par (1984), 9 D.L.R. (4th) 319; Grenn c. Brampton Poultry Co. (1959), 18 D.L.R. (2d) 9; Starkman c. Delhi Court Ltd. (1960), 24 D.L.R. (2d) 152, conf. par (1961), 28 D.L.R. (2d) 269; Gastebled c. Stuyck (1973), 12 C.P.R. (2d) 102, conf. par (1974), 15 C.P.R. (2d) 137; Paragon Properties Ltd. c. Magna Envestments Ltd. (1972), 24 D.L.R. (3d) 156; Rieger c. Burgess, [1988] 4 W.W.R. 577; Lauscher c. Berryere (1999), 172 D.L.R. (4th) 439; Walker c. CFTO Ltd. (1987), 59 O.R. (2d) 104; Patenaude c. Roy (1994), 123 D.L.R. (4th) 78; Recovery Production Equipment Ltd. c. McKinney Machine Co. (1998), 223 A.R. 24; Mustaji c. Tjin (1996), 30 C.C.L.T. (2d) 53; Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’Hôpital St-Ferdinand (1994), 66 Q.A.C. 1; Matusiak c. British Columbia and Yukon Territory Building and Construction Trades Council, [1999] B.C.J. No. 2416 (QL); Gerula c. Flores (1995), 126 D.L.R. (4th) 506; Walker c. D’Arcy Moving & Storage Ltd. (1999), 117 O.A.C. 367; United Services Funds (Trustees) c. Hennessey, [1994] O.J. No. 1391 (QL); Williams c. Motorola Ltd. (1998), 38 C.C.E.L. (2d) 76; Procor Ltd. c. U.S.W.A. (1990), 71 O.R. (2d) 410; Claiborne Industries Ltd. c. National Bank of Canada (1989), 69 O.R. (2d) 65; Horseshoe Bay Retirement Society c. S.I.F. Development Corp. (1990), 66 D.L.R. (4th) 42; Kates c. Hall (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 322; Muir c. Alberta, [1996] 4 W.W.R. 177; R. (L.) c. Nyp (1995), 25 C.C.L.T. (2d) 309; Weinstein c. Bucar, [1990] 6 W.W.R. 615; Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226; Nantel c. Parisien (1981), 18 C.C.L.T. 79; Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd. (1994), 84 F.T.R. 197, inf. par [1996] 3 C.F. 40; Westbank Band of Indians c. Tomat, [1989] B.C.J. No. 1638 (QL).
Citée par le juge LeBel (dissident quant au pourvoi principal)
Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940; Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570; Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701; Edwards c. Barreau du Haut-Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80; Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79; Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2; Palsgraf c. Long Island R. Co., 162 N.E. 99 (1928); Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130; Cassell & Co. c. Broome, [1972] A.C. 1027; Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229; Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267; Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287; ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674; Caron c. Chodan Estate (1992), 58 O.A.C. 173; Gray c. Alanco Developments Ltd., [1967] 1 O.R. 597; Howes c. Crosby (1984), 45 O.R. (2d) 449.
Lois et règlements cités
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 118.
Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, règl. 194, règle 25.06(9).
Doctrine citée
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Feldthusen, Bruce. « Punitive Damages: Hard Choices and High Stakes », [1998] N.Z. L. Rev. 741.
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Windeyer, William John Victor. Lectures on Legal History, 2nd ed. rev. Sydney : Law Book, 1957.
POURVOI PRINCIPAL et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1999), 42 O.R. (3d) 641, 170 D.L.R. (4th) 280, 117 O.A.C. 201, 32 C.P.C. (4th) 3, [1999] I.L.R. ¶ I-3659, [1999] O.J. No. 237 (QL), qui a accueilli en partie l’appel formé par l’intimée contre un jugement de la Cour de l’Ontario (Division générale) (1996), 132 D.L.R. (4th) 568, 47 C.P.C. (3d) 229, [1996] O.J. No. 227 (QL). Pourvoi principal accueilli, le juge LeBel est dissident. Pourvoi incident rejeté.
Gary R. Will et Anil Varma, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.
Earl A. Cherniak, Q.C., et Kirk F. Stevens, pour l’intimée/appelante au pourvoi incident.
Neil Finkelstein, Melanie L. Aitken et Russell Cohen, pour l’intervenant le Conseil d’assurances du Canada.
Robert B. Munroe, Andrew J. Spurgeon et Thomas P. Connolly, pour l’intervenante l’Ontario Trial Lawyers Association.
Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Binnie et Arbour rendu par
1 Le juge Binnie – La Cour est à nouveau saisie d’un pourvoi faisant apparaître le spectre de l’explosion des sommes accordées au titre des dommages-intérêts punitifs en matière civile. Le jury a clairement été indigné par les tactiques abusives employées par l’intimée, Pilot Insurance Company (ci-après « Pilot » ou « l’intimée »), à la suite de son refus injustifié de régler la demande d’indemnité présentée en vertu d’une police d’assurance-incendie (réclamation finalement établie à environ 345 000 $). Pilot a imposé à l’appelante un procès de huit semaines, fondé sur une allégation d’incendie criminel que le jury a manifestement considéré comme étant forgée de toutes pièces. Pilot a forcé l’appelante à risquer son dernier élément d’actif (son droit à une indemnité d’assurance) et à s’endetter d’environ 320 000 $ en frais de justice. Le rejet de la demande d’indemnité visait à la contraindre à accepter un règlement inéquitable, une somme inférieure à celle à laquelle elle avait droit. L’intimée s’est livrée, avec préméditation et de propos délibéré, à la conduite reprochée pendant plus de deux ans, tandis que la situation financière de l’appelante devenait de plus en plus désespérée. Estimant de toute évidence que la défense d’incendie criminel était d’entrée de jeu insoutenable et présentée de mauvaise foi, le jury a de plus accordé à l’appelante des dommages-intérêts punitifs de un million de dollars, profit inattendu qui est venu ajouter à la somme obtenue pour la perte réellement subie des dommages‑intérêts correspondant à moins du triple de cette somme. L’intimée soutient que la décision même d’accorder des dommages-intérêts punitifs est inacceptable.
2 L’appelante, Daphne Whiten, s’était acheté une maison en 1985 dans le comté d’Haliburton en Ontario. Le 18 janvier 1994, tout juste après minuit, au moment où son mari et elle s’apprêtaient à se mettre au lit, ils ont constaté qu’un incendie s’était déclaré dans une annexe située à l’arrière de la maison. Après avoir alerté leur fille, qui se trouvait elle aussi à l’étage, ils sont sortis précipitamment de la maison, en vêtements de nuit. Il faisait moins 18 degrés Celsius. Ayant donné ses pantoufles à sa fille pour qu’elle aille demander de l’aide, M. Whiten a subi de graves engelures aux pieds qui ont nécessité son hospitalisation. Il a dû ensuite se déplacer en fauteuil roulant pendant quelque temps. Le feu a complètement détruit la maison des Whiten et son contenu, y compris leurs trois chats et les quelques objets anciens de valeur qu’ils possédaient et beaucoup d’articles ayant une valeur sentimentale.
3 L’appelante a pu louer, non loin de chez elle, un chalet toutes saisons pour 650 $ par mois. Pilot a effectué un seul versement de 5 000 $ au titre des frais de subsistance. Après avoir payé le loyer pendant quelques mois, Pilot a cessé de le faire, sans aviser la famille de cette décision. Par la suite, elle a adopté une attitude empreinte d’hostilité et d’antagonisme qui, selon ce qu’a dû conclure le jury, visait à forcer l’appelante (dont la famille était dans une situation financière très précaire) à accepter un règlement considérablement inférieur à la juste valeur de la propriété. La prétention de l’intimée selon laquelle la famille avait elle-même incendié la maison était contredite par le chef du service d’incendie local, le propre enquêteur de l’intimée et l’expert auquel elle avait initialement fait appel, toutes ces personnes ayant affirmé qu’il n’existait pas la moindre preuve d’incendie criminel. La thèse de l’intimée, qui participait davantage du vœu pieux que du réalisme, a été entièrement rejetée au procès. Tant devant notre Cour que devant la Cour d’appel de l’Ontario, les avocats de Pilot ont concédé que l’allégation d’incendie criminel n’avait aucune vraisemblance.
4 Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont accueilli l’appel en partie et réduit les dommages‑intérêts punitifs à 100 000 $. Compte tenu des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, je suis d’avis que rien ne justifiait de modifier la somme accordée par le jury. Quoique très élevée, cette somme était rationnelle eu égard aux circonstances particulières révélées par la preuve et elle se situait dans la fourchette applicable. L’appelante a dû affronter l’opposition acharnée et irrationnelle de l’assureur auprès de qui elle avait souscrit une police afin de pouvoir dormir en paix et d’être protégée justement en cas d’urgence de cette nature. Le jury a manifestement estimé que des gens qui vendent de la tranquillité d’esprit ne doivent pas essayer d’exploiter une famille qui vit une situation difficile. Comme il a été mentionné plus tôt, Pilot a obligé l’appelante à dépenser 320 000 $ en frais de justice pour obtenir paiement des 345 000 $ qui lui étaient dus. Le total de ces deux sommes, c.-à-d. 665 000 $, permet de relativiser le quantum des dommages-intérêts punitifs. Eu égard aux faits de l’espèce, les dommages-intérêts punitifs de un million de dollars se situent certainement à la limite supérieure de la fourchette applicable, mais ils ne l’excèdent pas. Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la décision du jury accordant des dommages-intérêts punitifs de un million de dollars.
I. Les faits
5 Les faits relatifs à l’incendie lui-même ont déjà été brièvement mentionnés. L’origine du sinistre n’a jamais été découverte, mais tous ceux qui ont fait enquête sur l’incendie dans les six mois qui l’ont suivi ont conclu qu’il avait été accidentel. Les premiers enquêteurs ont été le chef du service d’incendie et les pompiers appelés sur les lieux. Le chef du service d’incendie a estimé — et la suite des événements lui a donné raison — que l’incendie, qui n’avait eu qu’un seul foyer initial, fut allumé par un appareil de chauffage au kérosène défectueux se trouvant dans le porche. C’est là que le feu a été découvert et c’est aussi l’endroit qui a été le plus endommagé par les flammes. N’ayant relevé aucune preuve d’incendie criminel, les pompiers n’ont pas demandé au commissaire des incendies de faire enquête.
6 Pilot a demandé à un expert d’assurance indépendant et expérimenté, M. Derek Francis, de faire enquête sur le sinistre. Ce dernier a inspecté les lieux et a interrogé les Whiten, lesquels ont volontiers reconnu qu’ils étaient tous deux sans emploi et aux prises avec des difficultés financières. Il a également questionné les pompiers au sujet de la vitesse de propagation des flammes, indice clé en matière d’incendie criminel. Tant les éléments de preuve matérielle que la conduite des Whiten ont convaincu M. Francis que l’incendie était accidentel. Le 3 février 1994, ce dernier a indiqué à Pilot qu’[traduction] « il n’y avait pas lieu de soupçonner les assurés ou un membre de leur famille d’incendie criminel ».
7 Poursuivant son enquête, M. Francis a signalé que, même si les Whiten accusaient du retard dans leurs versements hypothécaires, ils étaient en train de négocier un refinancement. Il semble cependant que le rédacteur-sinistres principal de Pilot, M. Chris Porter, était déjà enclin à conclure que la demande d’indemnité devait être contestée, sur le fondement des soupçons que lui inspiraient les difficultés financières de la famille. Dans une lettre datée du 25 février 1994, M. Francis a écrit ce qui suit à Pilot :
[traduction] Comme je le signalais dans mon deuxième rapport, compte tenu des éléments de preuve matérielle dont nous disposons et du fait que l’assurée tentait d’obtenir du financement d’une autre source pour payer son hypothèque, il existe peu de raisons, sinon aucune, de refuser la demande d’indemnité. Je suis certes d’accord avec votre logique et, si ce n’était des éléments de preuve matérielle dont nous disposons et du renseignement fourni par l’avocat de l’assurée, selon lequel il cherchait à obtenir du financement pour les Whiten, mes recommandations seraient certes tout le contraire de ce qu’elles sont aujourd’hui. Malheureusement, nous devons tenir compte des faits existants et, à mon avis, procéder au règlement en conséquence. [Je souligne.]
8 Pilot n’a pas retenu l’opinion qu’« il exist[ait] peu de raisons, sinon aucune, de refuser la demande d’indemnité », bien qu’elle ne disposât alors d’aucun élément de preuve permettant de plaider, en défense, l’incendie criminel. Elle a rejeté les recommandations de M. Francis et a décidé de refuser la demande d’indemnité. Elle n’a pas fait part des motifs de ce refus à M. Francis, qui n’a pas informé les Whiten de ce qui se passait.
9 Pilot a demandé au Service anti‑crime des assureurs, organisme créé par le secteur de l’assurance, d’examiner l’analyse de son enquêteur. Dans une lettre datée du 25 février 1994, l’organisme a écrit ceci à Pilot : [traduction] « Nous n’aurions aucun argument valable à faire valoir pour refuser la demande d’indemnité ». Après avoir demandé cette opinion, Pilot a apparemment jugé que l’évaluateur de l’organisme n’était pas compétent pour formuler une opinion sur la question. Personne au sein de la société d’assurance n’a témoigné sur les raisons pour lesquelles le rédacteur-sinistres et, subséquemment, le directeur de succursale de Pilot, M. Steven Carter, ont eux aussi rejeté cet avis.
10 Au mois de mars 1994, sur le seul fondement de vagues soupçons, le siège social de Pilot a donné instruction à M. Francis d’informer le propriétaire du chalet loué par l’appelante que la société d’assurance cessait de payer le loyer. Monsieur Francis a transmis ce message au propriétaire, mais il n’a rien dit à l’appelante. Nous ne savons pas pourquoi il ne l’a pas fait. On était en plein cœur de l’hiver. Le siège social de l’intimée a pris cette décision, bien que parfaitement au fait de la situation financière désastreuse des Whiten.
11 Pilot a ensuite donné instruction à M. Francis de continuer d’enquêter sur l’incendie. Ce dernier a poursuivi ses recherches, mais il a continué à écarter la thèse de l’incendie criminel. Le 28 avril 1994, il a confirmé son opinion à Pilot. Dans sa lettre-rapport à Pilot, M. Francis a mentionné qu’il s’était présenté à l’improviste à la maison incendiée des Whiten et les avait trouvés en train de fouiller les décombres pour [traduction] « essayer de récupérer tout ce qui avait pu échapper aux flammes ». Il a vu l’appelante nettoyer un bibelot de porcelaine « avec ses doigts, de toute évidence pour sauver l’objet ». Il a précisé que « ce désir authentique de récupérer ce qui pouvait l’être, maintenant que le temps le permet, ne ressemble en rien au comportement de quelqu’un qui serait impliqué dans un incendie suspect ».
12 Après avoir reçu le rapport du 28 avril 1994 de M. Francis, Pilot lui a retiré le dossier et a engagé un autre expert, M. James Couch, qui vivait à Owen Sound, à quelques centaines de kilomètres de distance. Au procès, aucun témoin de Pilot n’a expliqué pourquoi l’on avait cessé de recourir aux services de M. Francis.
13 Pilot a également fait appel à un ingénieur, M. Hugh Carter, qui a conclu à un incendie accidentel dans son rapport initial le 28 janvier 1994. Deux autres rapports au même effet ont suivi. Monsieur Carter a ensuite reçu du plaideur retenu par l’intimée pour le procès, M. Donald Crabbe, une lettre datée du 4 mai 1994, qui reprenait la thèse de l’incendie criminel :
[traduction] On se demande si les Whiten, même s’ils n’ont pas mis le feu, ne l’ont pas laissé se propager jusqu’à un point qui leur convenait.
Nous devons prendre cette affaire en main, et rapidement. La partie adverse a retenu un avocat, et déjà ils parlent de mauvaise foi. Il faut revoir entièrement le dossier, s’attacher aux seuls faits et repartir de là.
14 Hugh Carter a conclu qu’il avait pu être mal compris. Il a demandé la tenue d’une rencontre, mais il n’y en a pas eu à ce moment‑là. Le jury a dû en déduire que l’expert n’avait pas fourni l’opinion que sa cliente voulait entendre.
15 La déclaration a été délivrée le 27 mai 1994. Le 7 juin 1994, après avoir visité les lieux une nouvelle fois, M. Carter a finalement rencontré Donald Crabbe. Après la rencontre, il a reclassé l’incendie, le qualifiant de [traduction] « suspect, peut-être volontaire ». Pilot reconnaît maintenant que M. Crabbe a vraisemblablement amené M. Carter à changer d’opinion.
16 Dans le mémoire qu’elle a déposé devant notre Cour, Pilot a également admis que, outre le rédacteur-sinistres principal et le directeur de succursale, le [traduction] « supérieur [de ce dernier], M. George Hamilton (adjoint du vice-président aux règlements), lequel relevait de M. Clifford Jones, vice-président directeur et secrétaire de la société, avait reçu photocopie de tout le dossier » (par. 17). La conduite répréhensible n’était donc pas connue seulement des cadres intermédiaires. Les âmes dirigeantes de la société intimée en avaient également été informées.
17 La lettre-rapport du 9 juin 1994, expédiée par M. Crabbe à Chris Porter et Steven Carter (directeur de succursale), tous deux de Pilot, illustre bien l’attitude de l’intimée et de son avocat. En voici un passage :
[traduction] Bref, le rapport que nous remettra sous peu l’ingénieur nous fera faire un grand pas en vue du rejet de la demande d’indemnité. Nous avons encore besoin d’éléments de preuve additionnels, mais nous avons fait un très grand pas dans la bonne direction le 7 juin dernier.
18 Il semble que les trois personnes qui déterminaient le comportement de l’intimée convenaient que la [traduction] « bonne direction » consistait à refuser la demande d’indemnité, malgré l’absence de tout élément de preuve établissant que l’incendie avait été allumé délibérément. Voici un autre passage de la lettre de M. Crabbe :
[traduction] Quant aux dommages-intérêts punitifs demandés [par l’appelante] relativement à l’allégation de mauvaise foi, on peut dire qu’il y a un bon côté à toute chose. Premièrement, cette conclusion fournit à Hugh Carter la possibilité d’expliquer l’évolution de son opinion. [. . .] Autre « avantage » encore plus important, cette conclusion rend admissible la preuve relative aux précédents incendies auxquels les Whiten ont été mêlés, alors qu’autrement il y aurait eu un risque considérable que la recevabilité de la preuve de « faits similaires » soit compromise parce que l’existence d’un comportement suffisamment systématique n’aurait peut‑être pas été établie.
19 L’allusion à deux [traduction] « incendies antérieurs » visait, en premier lieu, un feu survenu dans un chalet appartenant au gendre des Whiten, mais qui était loué à une dame Titro, et, en deuxième lieu, un incendie survenu dans une autre maison précédemment occupée par Mme Titro. Il n’existait aucun lien apparent entre ces incendies et l’appelante ou sa famille. Devant la Cour d’appel, Pilot a concédé que la preuve relative à ces deux incendies n’était ni pertinente ni admissible. Dans la lettre-rapport du 9 juin, on ajoute ceci :
[traduction] Vous [Pilot] vous préoccupez du fait que la partie adverse ait engagé un avocat compétent mais, franchement, c’est ce que je ferais moi aussi, et il serait d’ailleurs imprudent de présumer qu’ils puissent agir autrement.
Le jury a dû se demander pourquoi un assureur traitant de bonne foi avec une titulaire de police dirait à son avocat être « préoccupé » par le fait que l’assurée a retenu les services d’un avocat compétent. Monsieur Crabbe a poursuivi ainsi :
[traduction] Ce que nous savons, c’est que la conclusion formulée par l’avocat de la demanderesse ne s’appuie que sur les dires de cette dernière. On peut imaginer qu’elle aura clamé son innocence et omis tout détail incriminant. Je suppose qu’ils ont dû parler de la motivation susceptible de découler de la situation financière précaire de la famille, mais je ne pense pas qu’on ait révélé à l’avocat de la partie adverse toutes les circonstances entourant l’incendie ainsi que les feux précédents, si tant est qu’on l’ait fait. Or, un avocat compétent prenant connaissance de tous ces éléments de preuve et conscient de l’impression qu’ils susciteront chez un jury verra un procès comme une entreprise risquée, et [il] devrait recommander un compromis substantiel compte tenu, en particulier, qu’un procès demandera beaucoup de temps. [Je souligne.]
20 Personne n’a expliqué ce que les Whiten auraient gagné à incendier leur propre maison. La juste valeur marchande de la maison était de 157 000 $. Le jury a accordé 160 000 $ à ce titre, mais il restait encore à payer l’hypothèque sur cette somme, ce qui ne laissait à l’appelante que la valeur nette de l’immeuble. Si la demande d’indemnité avait été payée promptement, ses seules incidences financières auraient été de convertir la résidence familiale en argent liquide et à obliger la famille à devenir locataire. La vente de la maison aurait produit sensiblement les mêmes conséquences financières. Il est totalement absurde d’imaginer que la famille aurait risqué autant — notamment la sécurité de leur fille, tous leurs biens ainsi que leurs chats — pour si peu. Pilot concède maintenant (à juste titre selon moi) que la lettre du 9 juin 1994 [traduction] « témoignait d’une attitude qui donnait priorité aux intérêts de Pilot, au préjudice d’une appréciation objective et équitable des intérêts de Mme Whiten ».
21 Par la suite, Pilot a retenu les services d’un ingénieur légiste, d’un enquêteur en incendies et d’un pompier. Pilot n’a communiqué à aucune de ces personnes les rapports disculpatoires de M. Francis. Par l’intermédiaire de Donald Crabbe, elle leur a plutôt fourni des renseignements sur la rapidité de propagation du feu, renseignements que le juge de première instance a qualifié de trompeurs, voire d’inexacts. Le pompier a maintenu que l’incendie était probablement accidentel, mais les deux autres experts ont donné des opinions appuyant dans une certaine mesure la présentation d’une défense d’incendie criminel. L’un d’eux, Richard Kooren, a fondé son opinion sur l’existence de signes indiquant le recours à un accélérateur. Monsieur Crabbe a écrit ceci, le 11 mai 1995 :
[traduction] Mises à part les traces de combustion sous la machine à laver, Richard Kooren a relevé sur le plancher de l’annexe des traces de combustion indicatives de l’emploi d’un accélérateur liquide qui ne sont pas innocentes. Toutefois, Hugh Carter [le premier expert engagé par Pilot] n’avait pas fait ces constatations.
En Cour d’appel, Pilot a également reconnu que ces opinions incriminantes résultaient de l’influence exercée par M. Crabbe.
22 Le juge de première instance a commenté défavorablement le rôle joué par M. Crabbe dans cette affaire. Selon lui, [traduction] « l’enthousiasme qu’il a mis à défendre la cause de sa cliente semble lui avoir fait outrepasser les limites qu’un avocat doit respecter dans la préparation des témoins ». Devant la Cour d’appel et devant notre Cour, Pilot a concédé que ces commentaires étaient justifiés, ajoutant toutefois ce qui suit :
[traduction] . . . C’est Pilot, non son avocat, qui a décidé de refuser la demande d’indemnité, et elle n’ignorait rien de l’« enthousiasme » de son avocat, puisqu’elle avait reçu ses lettres. Pilot reconnaît qu’elle est responsable de ce qui est arrivé.
23 L’appelante a été réintégrée dans ses fonctions d’infirmière en juillet 1994 et elle a touché environ 40 000 $ d’arrérages de salaire en septembre 1994.
24 Au printemps 1995, dans l’espoir de convaincre Pilot qu’ils n’avaient pas mis le feu à la maison, les Whiten ont offert de se soumettre à un test polygraphique administré par le spécialiste que choisirait la société d’assurance. Le jury a apparemment considéré cette proposition comme une offre présentée de bonne foi pour dissiper les soupçons de Pilot. Pilot a refusé l’offre sans donner d’explication.
25 Les Whiten vivaient dans une petite localité. Les gens savaient qu’on ne rebâtissait pas la maison parce que l’assureur prétendait qu’il y avait eu incendie criminel. La stigmatisation a persisté, car Pilot a maintenu cette prétention pendant tout le procès. Pilot reconnaît maintenant que l’ensemble de la preuve démontre sans équivoque que l’incendie était accidentel.
II. L’historique des procédures judiciaires
A. Cour de l’Ontario (Division générale) (1996), 132 D.L.R. (4th) 568
26 Le procès s’est déroulé devant le juge Matlow et un jury. Relativement aux dommages-intérêts punitifs, le juge n’a donné au jury que des directives sommaires, qui n’ont toutefois pas suscité d’objection de la part des avocats des parties. Voici les directives :
[traduction] Enfin, si vous estimez que Pilot n’a pas prouvé sa défense d’incendie criminel et qu’elle ne s’est pas conformée aux conditions de la police d’assurance en refusant la demande d’indemnité de la demanderesse, vous devez alors décider si cette dernière a également droit à des dommages‑intérêts punitifs. Dans certaines circonstances, ce type de dommages‑intérêts peut être accordé à titre de sanction. Suivant vos conclusions de fait, vous pouvez en l’espèce accorder des dommages-intérêts punitifs pour dissuader Pilot et d’autres assureurs de traiter de manière inacceptable les demandes d’indemnité de leurs assurés.
Contrairement aux autres types de dommages-intérêts demandés en l’espèce, les dommages-intérêts punitifs ne visent pas à indemniser la demanderesse de sa perte. S’ils sont accordés, ils constitueront un profit inattendu pour la demanderesse et une sanction pour Pilot.
Pour que vous soyez justifiés d’accorder des dommages-intérêts punitifs, il faut que vous ayez écarté la défense d’incendie criminel présentée par Pilot et que la preuve de la demanderesse vous ait convaincus que Pilot n’a pas traité la demande d’indemnité de bonne foi, mais qu’elle a plutôt agi de façon malveillante, abusive ou arbitraire et que sa conduite commande l’infliction d’une sanction.
27 Après l’exposé du juge, le jury lui a fait parvenir la question suivante :
[traduction] Monsieur le juge Matlow, nous avons du mal à nous entendre sur le montant des dommages-intérêts punitifs. Pourriez-vous nous donner quelques indications pour nous aider à parvenir à un consensus. Merci, les membres du jury.
28 Le juge a consulté les avocats, qui s’accordaient pour dire qu’aucune somme ne devait être mentionnée. L’avocat de Pilot a dit ceci au juge : [traduction] « j’estime qu’aucune somme ou autre information ne devrait être mentionnée ». Dans ces circonstances, le juge de première instance a répondu aux jurés en leur répétant que les dommages-intérêts punitifs étaient laissés à leur discrétion :
[traduction] Membres du jury, j’ai réfléchi à la question que vous m’avez fait parvenir et je ne crois pas pouvoir vous aider beaucoup à ce sujet. Je ne puis que vous dire que les dommages-intérêts relèvent du pouvoir discrétionnaire du jury. Vous devez vous montrer justes et raisonnables envers les deux parties. Outre cela, je ne puis vous en dire beaucoup plus. Il n’est pas surprenant que vous éprouviez des difficultés à parvenir à un consensus. Je vous exhorte à continuer à discuter et à tenter de trouver ce que devrait être le chiffre magique.
29 Le jury a accordé des dommages-intérêts compensatoires de 318 252,32 $ et des dommages‑intérêts punitifs de un million de dollars. En rendant jugement conformément au verdict du jury, le juge Matlow a accordé les intérêts avant jugement et adjugé les dépens sur la base procureur-client afin [traduction] « de fournir à la demanderesse l’indemnisation la plus complète possible des frais raisonnables qu’elle avait faits relativement à l’action » (p. 570). (Les dépens ont finalement été fixés à 317 658,92 $.)
30 Le juge Matlow a ensuite formulé quelques observations au sujet des dommages‑intérêts punitifs accordés par le jury. Il a affirmé que, quoique cette somme soit [traduction] « très élevée et, peut-être, sans précédent, [elle] n’est pas absurde, mais entièrement raisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve » (p. 572). Il a souligné que la défenderesse avait persisté à rejeter la demande d’indemnité, même après la recommandation de son propre expert en faveur du paiement. [traduction] « [L]a défenderesse s’est autorisée de quelques circonstances suspectes, qui ont plus tard été expliquées adéquatement par la demanderesse, pour s’obstiner dans sa défense mal fondée » (p. 572). « La demanderesse, qui était déjà dans une situation financière précaire, a donc dû subir l’indignité d’avoir à se loger temporairement sans pouvoir compter sur la protection de l’assurance dont elle avait payé les primes à la défenderesse » (p. 572). Elle a également dû, pour obtenir l’indemnité à laquelle elle avait droit, intenter des poursuites en justice et notamment participer à un procès qui a duré environ deux mois. [traduction] « Eu égard à l’admission de la défenderesse que sa valeur nette est d’environ 231 millions de dollars, je ne saurais m’opposer à la conclusion du jury selon laquelle des dommages‑intérêts punitifs très substantiels s’imposent pour sanctionner la défenderesse et pour rappeler implicitement à celle-ci, de même qu’aux autres assureurs, qu’ils ont l’obligation d’agir de bonne foi dans le traitement des demandes d’indemnité présentées en vertu des polices qu’ils émettent » (p. 572).
B. Cour d’appel de l’Ontario (1999), 42 O.R. (3d) 641
(1) Le juge Laskin (dissident en partie)
31 Relativement à la question des dommages-intérêts punitifs, le juge Laskin a souligné que, dans l’arrêt Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, et à nouveau dans l’arrêt Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, notre Cour a jugé que, en matière de rupture de contrat, des dommages‑intérêts punitifs ne peuvent être accordés que si, indépendamment du manquement fondant la poursuite, le défendeur a commis une « faute indépendante donnant ouverture à action ». Pilot a soutenu que le manquement à son obligation de bonne foi n’était rien d’autre qu’une violation supplémentaire des mêmes obligations contractuelles. Le juge Laskin a rejeté cet argument, affirmant que [traduction] « l’obligation de l’assureur d’agir de bonne foi envers son assuré est distincte de son obligation de l’indemniser d’une perte visée par la police » (p. 650). Selon lui, un manquement à la première obligation [traduction] « est une faute distincte et indépendante de celle pour laquelle une indemnité est versée » (p. 650). Il a aussi indiqué que, si l’arrêt Vorvis l’exigeait, il [traduction] « était disposé à statuer qu’un assureur a envers ses assurés une obligation de bonne foi à peine d’engager sa responsabilité civile délictuelle » (p. 652), position que certains tribunaux australiens et américains ont adoptée. À son avis, [traduction] « [i]l existait en l’espèce une preuve irrésistible sur le fondement de laquelle le jury pouvait raisonnablement conclure que Pilot avait traité la demande d’indemnité des Whiten de façon si malveillante, répréhensible ou abusive que des dommages‑intérêts punitifs étaient justifiés » (p. 653).
32 Relativement au quantum des dommages-intérêts punitifs accordés par le jury (un million de dollars), le juge Laskin a rejeté l’argument de Pilot selon lequel le jury avait vraisemblablement gonflé cette somme en raison d’erreurs commises par le juge de première instance dans son exposé et que, quoi qu’il en soit, cette somme était beaucoup trop élevée. Bien que cette somme de un million de dollars soit élevée, il y avait lieu de faire preuve de déférence envers la décision du jury, d’autant plus qu’en l’espèce le juge de première instance l’avait considérée [traduction] « entièrement raisonnable ». De l’avis du juge Laskin, la conduite de Pilot avait été [traduction] « exceptionnellement répréhensible ». L’objectif de dissuasion est particulièrement important dans les affaires mettant en cause des assurés en raison du très grand nombre de demandes d’indemnité qui sont présentées chaque année aux assureurs. De plus, pour que les dommages‑intérêts punitifs soient utiles, ils [traduction] « doivent faire mal »; il ne faut pas qu’ils soient assimilés à des frais de permis ou d’exploitation. Au cours des dernières années, tant les tribunaux que les législateurs ont haussé le montant des amendes imposées aux entreprises qui agissent de façon irresponsable ou contraire à l’intérêt public. Cette tendance témoigne du fait que [traduction] « des amendes plus substantielles sont nécessaires pour punir les entreprises qui ont des comportements socialement inacceptables et les dissuader d’adopter de tels comportements » (p. 661).
(2) Le juge Finlayson (avec l’appui du juge Catzman)
33 Le juge Finlayson a souscrit aux motifs et aux conclusions du juge Laskin sur la première question, c’est‑à‑dire celle de savoir si Mme Whiten avait droit à des dommages-intérêts punitifs. Il ne partageait toutefois pas l’avis du juge Laskin que la somme de un million de dollars n’était pas excessive. Bien qu’il ait affirmé ne pas être [traduction] « entièrement satisfait de l’exposé du juge de première instance au jury » (p. 661), le juge Finlayson s’est contenté de justifier son intervention en disant qu’il croyait que cette somme était [traduction] « tout simplement trop élevée » (p. 661).
34 Pour expliquer ses réserves au sujet du quantum des dommages‑intérêts, il a passé en revue les faits d’autres affaires pertinentes ainsi que les sommes accordées à ce titre. Il a relevé que, dans toutes ces affaires, la conduite de l’assureur défendeur avait été jugée inacceptable; dans certains cas, le demandeur a eu droit aux dépens sur la base procureur-client, dans d’autres non. La somme accordée n’a jamais dépassé 50 000 $. Les affaires invoquées par la demanderesse ne portaient pas uniquement sur la mauvaise foi, mais reflétaient les préoccupations des tribunaux à l’égard de [traduction] « pratiques commerciales indésirables » (p. 663). En outre, dans trois de ces affaires, le juge de première instance avait insisté sur la nécessité de contraindre les auteurs du préjudice à rendre les profits découlant de leurs actions (p. 661-665). En l’espèce, selon le juge Finlayson, la preuve n’établissait pas que la conduite inacceptable de Pilot [traduction] « résultait d’une stratégie commerciale » (p. 665) ni que Pilot avait tiré profit de sa conduite. De dire le juge Finlayson, [traduction] « il semble plutôt s’agir d’un événement isolé dont l’entière responsabilité doit revenir à l’avocat qui occupait pour l’appelante en première instance, tant pour ce qui est du traitement de la demande d’indemnité que de la conduite du procès. C’est certainement ce qu’a pensé le juge de première instance » (p. 665).
35 Le juge Finlayson a estimé que des dommages‑intérêts punitifs de 100 000 $ auraient un effet dissuasif suffisant sur Pilot et les autres assureurs et contraindraient Pilot à prendre les mesures nécessaires pour [traduction] « bien s’informer à l’avenir de la nature des moyens de défense que font valoir ses experts d’assurance et ses avocats » (p. 666).
III. L’analyse
36 Exceptionnellement, des dommages-intérêts punitifs sont accordés lorsqu’une conduite « malveillante, opprimante et abusive [. . .] choque le sens de la dignité de la cour » : Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 196. Ce critère limite en conséquence de tels dommages-intérêts aux seules conduites répréhensibles représentant un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable. Parce qu’ils ont pour objet de punir le défendeur plutôt que d’indemniser le demandeur (la juste indemnité à laquelle ce dernier a droit ayant déjà été déterminée), les dommages‑intérêts punitifs chevauchent la frontière entre le droit civil (indemnisation) et le droit criminel (punition).
37 La punition est un objectif légitime non seulement en droit criminel, mais également en droit civil. Les dommages‑intérêts punitifs répondent à un besoin que ni le droit civil pur ni le droit criminel pur ne peuvent satisfaire. En l’espèce, par exemple, personne d’autre que l’appelante ne saurait raisonnablement être disposé à investir une somme d’environ 320 000 $ en frais de justice dans un long procès afin d’établir que l’assureur s’est conduit de façon abominable dans ce dossier. La surindemnisation d’un demandeur est accordée en contrepartie de ce service socialement utile.
38 Néanmoins, la nature hybride des dommages‑intérêts punitifs rebute certains juristes, qui soutiennent que les mesures de réparation prévues par le droit doivent appartenir à une branche du droit ou à l’autre. Il s’agit là d’un des principaux aspects de la controverse, qui est souvent énoncé au moyen des propos suivants exprimés par lord Wilberforce, en dissidence, dans l’arrêt Cassell & Co. c. Broome, [1972] A.C. 1027 (H.L.), p. 1114 :
[traduction] On ne saurait tenir à la légère pour acquis, même théoriquement, que l’objectif du droit de la responsabilité civile délictuelle est l’indemnisation, encore moins que ce devrait être le cas, question d’une grande importance sociale, ou qu’il y a quelque chose d’inapproprié, d’illogique ou d’anormal (mot qui anticipe la réponse) à inclure un élément punitif dans les dommages‑intérêts civils ou, à l’inverse, que le droit criminel constitue un meilleur instrument que le droit civil pour exprimer la réprobation sociale ou pour réparer le tort causé au tissu social, ou que les dommages‑intérêts peuvent chaque fois être répartis entre ces deux éléments distincts. Dans la pratique, le droit anglais n’a souscrit à aucune de ces théories, se montrant peut‑être en cela plus sage qu’il n’y paraît.
39 Le deuxième aspect important de la controverse relative aux dommages‑intérêts punitifs concerne leur quantum. Il arrive à l’occasion que soient accordés des dommages‑intérêts punitifs substantiels, dont le montant semble sortir de nulle part. Les garanties procédurales habituelles dont jouit la personne passible d’une peine dans le cadre de poursuites criminelles ne s’appliquent pas. Les demandeurs, prétend-on, obtiennent des dommages‑intérêts punitifs tout à fait disproportionnés avec une juste indemnisation. Ils ont alors droit, affirme-t-on, à une [traduction] « justice primitive » : Cassell, précité, p. 1087. Ils reçoivent ainsi, par pur hasard, un profit inattendu tout simplement parce qu’il se trouve que, en statuant sur leur demande, le tribunal veut aussi punir le défendeur et décourager autrui d’adopter de tels comportements. Les défendeurs quant à eux affirment qu’ils sont pénalisés hors de toute proportion avec le préjudice réellement causé. Parce que la sanction est établie en fonction non seulement du « crime » mais également de la situation financière des défendeurs (c.-à-d. pour faire en sorte qu’elle soit assez sévère pour « faire mal »), ceux‑ci se plaignent d’être punis en fonction de leur identité plutôt que de leurs actes. Ceux qui critiquent les dommages‑intérêts punitifs évoquent, in terrorem, la situation aux États-Unis où, par exemple, un jury de l’Alabama a condamné un concessionnaire BMW à des dommages‑intérêts punitifs de 4 millions de dollars pour avoir omis de révéler que la peinture d’un véhicule neuf avait été retouchée pour corriger une imperfection cosmétique (BMW of North America, Inc. c. Gore, 517 U.S. 559 (1996)). En 1994, un jury du Nouveau‑Mexique a accordé à Stella Liebeck, une dame âgée de 81 ans, des dommages-intérêts compensatoires de 160 000 $ et condamné les restaurants McDonald à des dommages‑intérêts punitifs de 2,7 millions de dollars pour des brûlures subies par la demanderesse lorsque son gobelet de café s’est renversé, et ce malgré le fait qu’elle avait tenté de l’ouvrir en le tenant sur sa cuisse pendant qu’elle était passagère dans une automobile (Liebeck c. McDonald’s Restaurants, P.T.S., Inc., 1995 WL 360309 (D. N.M.)). Ceux qui s’opposent aux dommages‑intérêts punitifs préviennent que l’« américanisation » de notre droit, si elle devenait réalité, serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
40 Ces inquiétudes sont certes sérieuses mais, dans les faits, la controverse relative aux dommages‑intérêts punitifs a peu, sinon rien à voir avec l’américanisation de notre droit. L’attribution par des jurys de dommages‑intérêts punitifs en matière civile a une longue et importante histoire dans la jurisprudence anglo-canadienne. Ce type de dommages-intérêts a résisté à toutes les tentatives modernes de classification précise des réparations. Le jury est invité à considérer que le demandeur agit à la fois dans l’intérêt public et dans son propre intérêt. Ainsi, il y a près de 240 ans, des agents du gouvernement sont entrés par effraction dans les locaux de John Wilkes, député « Whig » et pamphlétaire, et y ont saisi des exemplaires d’une publication intitulée The North Briton, No. 45, que le secrétaire d’État considérait diffamatoire. Le lord juge en chef Pratt (plus tard lord chancelier Camden) a alors rejeté le moyen de défense invoqué par le gouvernement. [traduction] « Si le secrétaire d’État est véritablement investi d’un tel pouvoir [de perquisition] », a conclu le lord juge en chef Pratt, « et s’il peut déléguer celui-ci, l’exercice de ce pouvoir risque certes de porter atteinte à la personne et aux biens de tous les sujets du royaume, au mépris total de leur liberté ». Au sujet des dommages‑intérêts punitifs, il a affirmé ceci :
[traduction] Le jury est investi du pouvoir d’accorder des dommages‑intérêts supérieurs au préjudice subi. Les dommages‑intérêts ne visent pas qu’à indemniser la personne lésée, mais aussi à punir le coupable, à décourager toute action analogue à l’avenir et à marquer l’aversion du jury pour la conduite en cause.
(Wilkes c. Wood (1763), Lofft. 1, 98 E.R. 489 (B.R.), p. 498‑499)
41 L’idée connexe de condamner le défendeur au paiement d’une somme égale à un multiple de l’indemnité requise (en l’espèce, comme il a été indiqué plus tôt, les dommages-intérêts punitifs correspondaient à peu près au triple des dommages-intérêts compensatoires), remonte bien avant l’époque du lord juge en chef Pratt, comme en témoignent le Code d’Hammourabi, le droit babylonien, le droit hittite (1400 av. J.‑C.), les Lois de Manu (200 av. J.-C.), les codes grecs anciens, la loi ptolémaïque en Égypte et le Livre de l’alliance, code mosaïque du droit hébreu (voir Exode 22:1, « Si un homme vole un bœuf ou un agneau, et qu’il l’égorge ou le vende, il restituera cinq bœufs pour le bœuf, et quatre agneaux pour l’agneau »). Le droit romain prévoyait lui aussi l’octroi de dommages-intérêts majorés par un facteur de multiplication. Il faut cependant reconnaître que, dans ces systèmes anciens, la différence entre le droit criminel et le droit civil n’était pas toujours très nette. Dans l’arrêt BMW, précité, p. 581, la Cour suprême des États-Unis a mentionné que [traduction] « 65 dispositions différentes [dans des lois anglaises], édictées entre 1275 et 1753, prévoyaient des dommages-intérêts doubles, triples ou quadruples ».
42 Même pour ce qui est du quantum, ou recourait énergiquement aux dommages-intérêts punitifs au XVIIIe siècle. Dans Huckle c. Money (1763), 2 Wils. K.B. 206, 95 E.R. 768, l’action intentée par le compagnon imprimeur Huckle (qui avait imprimé le pamphlet The North Briton, No. 45 en litige dans l’arrêt Wilkes, précité) pour intrusion, voies de fait et emprisonnement injustifié a été accueillie, et le jury lui a accordé des dommages-intérêts de 300 livres, même si Huckle n’était demeuré en prison que pendant six heures et avait été bien traité. La requête du gouvernement sollicitant la tenue d’un nouveau procès, pour le motif que la somme accordée était [traduction] « exorbitante », a été rejetée, même si les dommages‑intérêts compensatoires ne s’élevaient qu’à 20 livres (multiplicateur de 15) (p. 768). Introduisant l’expression [traduction] « dommages-intérêts exemplaires », le lord juge en chef a estimé qu’il n’y avait aucun précédent justifiant les juges de « s’ingérer » dans l’attribution des dommages‑intérêts par les jurys.
43 Nous poursuivons encore aujourd’hui les trois objectifs décrits par le lord juge en chef Pratt dans l’arrêt Wilkes, précité, savoir la punition, la dissuasion et la dénonciation (« marquer l’aversion »), quoique certains auteurs affirment que ces justifications [traduction] « ont des implications très distinctes et divergentes » qui, à l’occasion, font qu’elles se sapent mutuellement : B. Chapman et M. Trebilcock, « Punitive Damages : Divergence in Search of A Rationale » (1989), 40 Ala. L. Rev. 741, p. 744. Il ne fait aucun doute que, d’un point de vue linguistique, le mot « punition » englobe les notions de châtiment et de dénonciation, et qu’il conviendrait peut-être mieux de désigner les trois objectifs comme étant le châtiment, la dissuasion et la dénonciation.
44 L’existence de poursuivants privés (ou « procureurs généraux privés »), en particulier lorsqu’ils agissent pour leur avantage personnel, a de quoi inquiéter si leurs activités ne sont pas strictement encadrées. Voilà pourquoi les dommages‑intérêts punitifs n’ont commencé à être largement accordés au Canada que dans les années 1970, bien que notre Cour eût reconnu beaucoup plus tôt leur validité, dans l’arrêt Collette c. Lasnier (1886), 13 R.C.S. 563, une affaire de brevet. Depuis les années 1970, le nombre de cas où de tels dommages-intérêts ont été accordés s’est multiplié, et les sommes accordées ont grimpé. En 1991, après avoir examiné des études entreprises en 1989, la Commission de réforme du droit de l’Ontario a publié un rapport sur les dommages‑intérêts punitifs dans lequel elle prédisait une évolution limitée et raisonnée du droit relatif aux dommages‑intérêts punitifs au Canada : Commission de réforme du droit de l’Ontario, Rapport sur les dommages‑intérêts exemplaires (1991), p. 93 et 98. En 1998, le directeur de la recherche pour ce rapport, le doyen Bruce Feldthusen, a reconnu que le droit relatif à cette question [traduction] « évoluait certainement de façon très différente par rapport à ce qu’on prévoyait seulement quelques années auparavant » et que « bon nombre des assises doctrinales sur lesquelles reposait la prédiction d’une évolution limitée et raisonnée du droit relatif aux dommages-intérêts punitifs ont depuis été ébranlées ou se sont écroulées » (B. Feldthusen, « Punitive Damages : Hard Choices and High Stakes », [1998] N.Z. L. Rev. 741, p. 742). Contrairement aux prévisions, des dommages‑intérêts punitifs ont été accordés fréquemment, plus souvent par des jurys dans le contexte de décisions ayant un grand retentissement, et les sommes accordées ont été plus élevées et semblaient plus souvent fondées sur la richesse des défendeurs. La nature des causes d’action donnant ouverture à ces décisions s’était élargie. La condamnation à des dommages-intérêts punitifs avait [traduction] « proliféré » et était devenue la « norme » dans les actions pour voies de fait de nature sexuelle; de tels dommages-intérêts étaient « clairement ouverts » en cas de manquement à une obligation de fiduciaire et ils « continuaient » d’être accordés en matière contractuelle. L’existence de déclarations de culpabilité pénale, de conclure l’auteur, ne faisait plus automatiquement obstacle à l’attribution de dommages-intérêts punitifs. L’auteur ajoute ceci : [traduction] « [f]ait plus important peut‑être, dans d’importantes décisions, les tribunaux semblent avoir accepté que la dissuasion générale, plutôt que le châtiment, constitue l’objectif dominant des dommages‑intérêts punitifs » (p. 742).
45 Plus récemment, dans l’arrêt Hill, précité, notre Cour a confirmé une décision accordant des dommages-intérêts punitifs de 800 000 $ et elle a formulé, à cette occasion, des lignes directrices visant à contenir cette réparation dans des limites raisonnables. Dans la présente affaire, la Cour a la possibilité de préciser davantage les règles applicables pour décider si des dommages‑intérêts punitifs doivent être accordés et, dans l’affirmative, pour fixer un quantum qui soit équitable pour toutes les parties.
46 Il est utile, à ce stade-ci, de signaler comment réagissent les autres pays de common law au problème des dommages‑intérêts punitifs disproportionnés.
A. Angleterre
47 Dans les arrêts Rookes c. Barnard, [1964] A.C. 1129, et Cassell, précité, la Chambre des lords a cherché à limiter de façon substantielle le champ d’application des dommages‑intérêts punitifs. Dans Rookes, le lord juge Devlin a différencié les dommages-intérêts « exemplaires » (caractère punitif) des dommages‑intérêts « majorés » (caractère compensatoire) et indiqué que, dans bon nombre de décisions publiées, les dommages-intérêts censément punitifs étaient plutôt une forme d’indemnisation déguisée. Il a ensuite restreint le droit aux dommages‑intérêts punitifs à deux catégories de causes d’action en common law : [traduction] (1) « les actes oppressifs, arbitraires ou inconstitutionnels accomplis par les préposés de l’État » (p. 1226); (2) les affaires où la conduite du défendeur visait à obtenir un profit. À ces deux catégories il en a ajouté une troisième : (3) les affaires où la condamnation au versement de dommages‑intérêts punitifs est expressément autorisée par un texte de loi. Depuis l’arrêt Rookes, le critère fondé sur ces catégories est demeuré, en dépit de diverses attaques doctrinales et jurisprudentielles, mais des décisions subséquentes ont quelque peu assoupli l’application des catégories (par exemple en incluant dans la première catégorie les fautes policières). Plus récemment, en juin 2001, la Chambre des lords a ouvert la porte à l’élargissement des catégories elles-mêmes : Kuddus c. Chief Constable of Leicestershire Constabulary, [2001] 3 All E.R. 193.
48 La tentative dans Rookes en vue de limiter, par une approche fondée sur des catégories, les cas donnant ouverture aux dommages‑intérêts punitifs a suscité des critiques, tant dans la doctrine que dans la jurisprudence. La Cour d’appel d’Angleterre a tenté d’ébranler cette nouvelle doctrine dans Broome c. Cassell & Co., [1971] 2 Q.B. 354, mais la Chambre des lords a fait échec à cette tentative dans l’appel formé contre cette décision ([1972] A.C. 1027). Récemment, la Law Commission for England and Wales a conclu que les limites établies ne sont pas conciliables avec quelque [traduction] « principe judicieux » ou « politique d’intérêt général valable » (Rapport 247, Aggravated, Exemplary and Restitutionary Damages (1997), par. 1.2). Tant au Canada qu’en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Irlande, on a explicitement rejeté l’approche fondée sur des « catégories » retenue dans Rookes (Vorvis, précité, p. 1104‑1106; Uren c. John Fairfax & Sons Pty. Ltd. (1966), 117 C.L.R. 118 (H.C. Austr.); Taylor c. Beere, [1982] 1 N.Z.L.R. 81 (C.A.); Conway c. Irish National Teachers’ Organisation, [1991] 11 I.L.R.M. 497 (C.S.)). Relativement à la première catégorie, on oppose que des personnes morales et des personnes physiques peuvent posséder d’énormes pouvoirs et en abuser, tout comme le font des acteurs gouvernementaux. Les critiques sont particulièrement vives à l’égard de la deuxième catégorie qui, pour beaucoup, paraît illogique. Les commentateurs se demandent pourquoi une conduite motivée par le profit financier est punie alors que des actes animés « seulement » par la malveillance échappent à la condamnation. (Lord Nicholls souscrit à ces deux arguments dans Kuddus, précité, par. 66-67; voir également les motifs du juge Taylor dans Uren, précité, p. 132-139, et ceux du juge Richardson dans Taylor, précité, p. 92.)
49 La Law Commission for England and Wales a étudié de façon approfondie la question des dommages‑intérêts punitifs. Elle a d’abord mené des consultations publiques en publiant deux documents à cette fin, l’un en 1993 et l’autre en 1995, puis elle a produit son rapport en 1997. Elle a recommandé le maintien des dommages-intérêts punitifs et l’élargissement de leur champ d’application, tout en insistant sur le fait que les sommes accordées à ce titre devraient être [traduction] « cohérentes, modérées et proportionnées » (partie 5, par. 82). Cinq principes ont guidé la Commission dans ses recommandations sur les dommages-intérêts punitifs (partie 1, par. 17) :
[traduction] Premièrement, les dommages-intérêts exemplaires devraient être une réparation exceptionnelle, rarement accordée et réservée aux cas les plus répréhensibles de délit civil qui autrement resteraient impunis par la justice. Deuxièmement, le droit à des dommages-intérêts punitifs et la détermination de leur quantum doivent reposer sur un fondement raisonné et clair. Troisièmement, quoique la souplesse soit un aspect nécessaire, il faut éviter toute incertitude inutile quant à l’ouverture de cette réparation et à la détermination de son quantum. Quatrièmement, il ne faut pas causer de préjudice indû aux défendeurs. Cinquièmement, cette réparation ne doit pas avoir d’incidences négatives sur l’administration et le financement du système de justice civile.
Le Parlement du Royaume‑Uni, qui, affirme-t‑on, attendrait que la jurisprudence précise cet aspect du droit dans ce pays, n’a pas encore entériné ces propositions : House of Commons, Written Answers to Questions, 9 novembre 1999, col. 502.
50 Les tribunaux anglais élaborent actuellement des principes et des lignes directrices, tant d’ordre substantiel que procédural, pour encadrer l’attribution des dommages-intérêts punitifs : Halsbury’s Laws of England (4e éd. 1998), vol. 12(1), par. 1115‑1117; McGregor on Damages (16e éd. 1997), par. 461‑470; Law Commission for England and Wales, op. cit., partie IV. Sur le plan substantiel, il est maintenant bien établi que la victime de la conduite fautive doit être le demandeur et non un tiers, qu’il faut faire preuve de modération dans le recours à cette réparation et que, conformément à l’approche préconisée dans l’arrêt Rookes des dommages-intérêts ne doivent être accordés que [traduction] « si, mais seulement si » les dommages-intérêts compensatoires ne suffisent pas à punir le défendeur (ce qui signifie que les dommages‑intérêts punitifs sont « complémentaires » et constituent une réparation de dernier ressort). Parmi les facteurs pertinents, mentionnons le caractère répréhensible de la conduite du défendeur, l’existence de multiples demandeurs ou défendeurs, la bonne foi du défendeur et l’existence d’une condamnation criminelle déjà prononcée contre le défendeur (laquelle peut constituer un empêchement absolu). Les ressources des parties sont également une considération pertinente.
51 Du point de vue procédural, les tribunaux anglais ont apporté d’importants changements. Dans l’arrêt John c. MGN Ltd., [1997] Q.B. 586, la Cour d’appel a jugé qu’on peut faire état au jury, à l’égard des dommages-intérêts punitifs, d’exemples de sommes qui ont été accordées par des jurys et approuvées par les tribunaux d’appel ou de sommes accordées par ces tribunaux en remplacement de sommes fixées par un jury, ainsi que de barèmes de dommages-intérêts compensatoires. La Cour d’appel a également approuvé la pratique suivie par des juges et des avocats consistant à indiquer un chiffre approprié à l’égard des dommages-intérêts punitifs. Elle a estimé que, [traduction] « loin de créer un climat de surenchère », la mention de chiffres « inspirerait un certain réalisme » aux deux parties (p. 615). Dans Thompson c. Commissioner of Police of the Metropolis, [1997] 2 All E.R. 762, la Cour d’appel est allée plus loin et a approuvé des fourchettes « indicatives » tant pour les dommages-intérêts compensatoires que pour les dommages-intérêts punitifs. Elle a établi des principes directeurs généraux ainsi qu’un minimum et un maximum pour la cause d’action concernée, permettant ainsi le recours à des fourchettes d’indemnisation dans l’examen des demandes de dommages-intérêts punitifs. Au nombre des principes directeurs énoncés par la Cour d’appel à l’égard des directives au jury, on trouve : (1) le critère bien connu [traduction] « si, mais seulement si »; (2) l’indication que, du fait qu’ils indemnisent un préjudice causé par une conduite inacceptable du défendeur, les dommages-intérêts majorés comportent déjà, quoiqu’accessoirement, un aspect punitif; (3) le fait que les dommages‑intérêts punitifs constituent un « profit inattendu » pour le demandeur; (4) le fait que la condamnation d’une autorité publique au versement de dommages‑intérêts punitifs peut signifier que cette somme ne sera pas dépensée pour l’ensemble de la population (c.-à-d. que c’est l’ensemble des citoyens qui paie les dommages‑intérêts punitifs auxquels l’État est condamné) (p. 776). Dans le cas particulier des actions contre la police pour poursuite malveillante et emprisonnement injustifié, par exemple, la Cour d’appel a précisé que le montant des dommages‑intérêts punitifs (qui doit être indexé sur l’inflation) ne devrait [traduction] « vraisemblablement pas être inférieur à 5 000 livres », car autrement la conduite ne justifie probablement pas l’attribution de tels dommages‑intérêts. [traduction] « [P]our que des dommages‑intérêts aussi élevés que 25 000 livres soient justifiés, il faut que la conduite mérite particulièrement d’être condamnée, et la somme de 50 000 livres devrait être considérée comme la limite supérieure absolue, la conduite reprochée devant alors impliquer directement des policiers ayant au moins le grade de chef de police » (p. 776). Dans l’arrêt Thompson, la Cour d’appel a également signalé que, selon une règle empirique utile, la somme totale des dommages-intérêts accordés (y compris les dommages‑intérêts punitifs) ne devrait pas dépasser le triple des dommages‑intérêts compensatoires (p. 777).
B. Australie
52 La Haute Cour d’Australie estime que les dommages-intérêts punitifs jouent un double rôle : (1) celui de dissuader l’auteur de l’acte fautif et les [traduction] « personnes du même acabit » et de prévenir de façon générale « les conduites similairement répréhensibles »; (2) le rôle social « d’enseigner à l’auteur de l’acte fautif que les délits ne paient pas » (Lamb c. Cotogno (1987), 164 C.L.R. 1, p. 10; XL Petroleum (N.S.W.) Pty. Ltd. c. Caltex Oil (Australia) Pty. Ltd. (1985), 155 C.L.R. 448, p. 471, le juge Brennan). Les dommages-intérêts punitifs [traduction] « permettent de montrer que le tribunal condamne » et « réprouve » le comportement du défendeur (Lamb, précité, p. 10 et 13). Leur attribution exige davantage que la [traduction] « simple réprobation » par le jury de la conduite du défendeur (Uren, précité, p. 153). La Haute Cour a approuvé les principes de modération et de proportionnalité en matière de dommages‑intérêts punitifs; la proportionnalité est fonction des circonstances de l’espèce et il n’y a pas de [traduction] « coefficient de proportionnalité obligatoire » entre les dommages‑intérêts compensatoires et les dommages-intérêts punitifs (XL Petroleum (N.S.W.) Pty., précité, le juge en chef Gibbs, p. 463, et le juge Brennan, p. 471; Lamb, précité).
53 Dans les affaires connexes Uren, précitée, et Australian Consolidated Press Ltd. c. Uren (1966), 117 C.L.R. 185, la Haute Cour a refusé d’adopter les « catégories » énoncées dans l’arrêt Rookes qui limitent le champ d’application des dommages‑intérêts punitifs. De tels dommages‑intérêts peuvent être accordés à l’égard [traduction] « d’actes fautifs délibérés dénotant une insouciance démesurée envers les droits d’autrui » (Whitfeld c. De Lauret & Co. (1920), 29 C.L.R. 71 (H.C. Austr.), p. 77, le juge en chef Knox). Les dommages‑intérêts punitifs ne sont accordés que « rarement », mais ils le sont pour un plus large éventail de délits que ceux prévus dans l’arrêt Rookes, précité. Il s’agit le plus souvent de délits intentionnels, mais le seul fait que la cause d’action soit fondée sur la négligence ne fait pas pour autant obstacle au droit d’obtenir des dommages-intérêts punitifs lorsque l’acte fautif est démesuré, téméraire ou inacceptable (Gray c. Motor Accident Commission (1998), 196 C.L.R. 1 (H.C. Austr.), p. 9 et 28; Lamb, précité). Ainsi, des dommages‑intérêts punitifs ont été accordés pour atteinte à la possession mobilière, intrusion, atteinte à la personne, dol, négligence téméraire et diffamation (Gray, précité, p. 27-28); et voir, généralement, Halsbury’s Laws of Australia, vol. 9, 1995, « Damages », par. 135-505. Le droit à des dommages‑intérêts punitifs dépend donc de la conduite répréhensible du défendeur et non de la cause d’action.
54 Pour ce qui est du chevauchement possible de cette réparation et de la fonction punitive du droit criminel, la Haute Cour a jugé que [traduction] « l’infliction d’une peine sévère pour la conduite qui correspond essentiellement à celle faisant l’objet de l’instance civile » fait obstacle à l’attribution de dommages‑intérêts punitifs (Gray, précité, p. 14). L’opinion dissidente exprimée sur cette question par le juge Callinan (aux p. 50-51) se rapproche davantage de la position canadienne :
[traduction] Le fait qu’une punition a été infligée ainsi que la sévérité et les conséquences de celle-ci pour le défendeur constitueront toujours des facteurs pertinents et probablement, la plupart du temps, des facteurs importants et décisifs. Il se peut toutefois qu’ils ne soient pas déterminants dans tous les cas. [. . .] Un tribunal pourrait aussi prendre en considération le fait qu’une peine moins sévère a été ou pourrait être appliquée par suite de l’acceptation d’un plaidoyer de culpabilité à l’égard d’une infraction moindre, que (pour des raisons de principe judicieuses en matière criminelle) le défendeur n’est passible que de peines légères, qu’il est souhaitable de préférer à la poursuite criminelle la voie moins stigmatisante de l’instance civile, qu’il est nécessaire d’encourager le respect de la loi et que l’infliction d’une sanction criminelle peut être illusoire.
C. Nouvelle-Zélande
55 Les dommages‑intérêts punitifs en matière civile délictuelle ont toujours fait partie de la common law en Nouvelle-Zélande. La Cour suprême et la Cour d’appel de ce pays en ont maintes fois reconnu la validité (voir, par exemple, M‘Comb c. Low (1873), 1 N.Z. Jur. 49 (poursuite abusive)). Après l’arrêt Rookes, précité, des décisions ont confirmé le pouvoir des tribunaux de souligner, par des dommages‑intérêts punitifs, le caractère abusif ou haineux de comportements dénotant une insouciance démesurée envers les droits d’autrui, sans se limiter aux catégories étroites introduites par cet arrêt (Taylor, précité; Donselaar c. Donselaar, [1982] 1 N.Z.L.R. 97 (C.A.), et Daniels c. Thompson, [1998] 3 N.Z.L.R. 22 (C.A.)).
56 Les tribunaux de la Nouvelle-Zélande ont accordé des dommages‑intérêts punitifs relativement à un large éventail de causes d’action tant en common law qu’en equity (Cook c. Evatt (No. 2), [1992] 1 N.Z.L.R. 676 (H.C.)), ainsi que pour des conduites intentionnelles ou non intentionnelles (voir, par exemple, McLaren Transport Ltd. c. Somerville, [1996] 3 N.Z.L.R. 424 (H.C.) (négligence); Aquaculture Corp. c. New Zealand Green Mussel Co., [1990] 3 N.Z.L.R. 299 (C.A.) (abus de confiance); Coloca c. B.P. Australia Ltd., [1992] 2 V.R. 441 (S.C.) (négligence); L. c. Robinson, [2000] 3 N.Z.L.R. 499 (H.C.) (négligence)). Quoique des dommages-intérêts punitifs soient rarement accordés dans les affaires de négligence ayant causé des blessures, ils peuvent l’être si, mais seulement si la négligence atteint un degré tel [traduction] « qu’elle témoigne d’une insouciance flagrante et inacceptable envers la sécurité du demandeur et qu’elle mérite condamnation et punition » (McLaren Transport, précité, p. 434, le juge Tipping; Ellison c. L., [1998] 1 N.Z.L.R. 416 (C.A.)).
57 En Nouvelle‑Zélande, la situation se complique quelque peu du fait que, dans ce pays, on a substitué aux dommages‑intérêts compensatoires, un régime législatif général d’indemnisation sans égard à la faute en matière de préjudices corporels résultant d’accidents. Toutefois, malgré l’existence de ce régime, la Cour d’appel de ce pays a jugé que la loi n’interdit pas l’attribution de dommages‑intérêts punitifs visant la conduite répréhensible du défendeur, parce que le rôle de ces derniers et celui du régime diffèrent : les prestations prévues par le régime d’indemnisation sans égard à la faute compensent la victime pour sa perte sans punir le défendeur, alors que les dommages‑intérêts punitifs, qui reposent sur la qualification de la conduite du défendeur, sanctionnent l’auteur de la faute et le découragent de récidiver (Donselaar, précité; McLaren Transport, précité; Auckland City Council c. Blundell, [1986] 1 N.Z.L.R. 732; Green c. Matheson, [1989] 3 N.Z.L.R. 564; McKenzie c. Attorney‑General, [1992] 2 N.Z.L.R. 14). Les dommages‑intérêts punitifs constituent [traduction] « une mesure réparatrice sévère et exceptionnelle » (Donselaar, précité, p. 107). Ils ne sont accordés qu’à l’égard de conduites absolument inacceptables, lorsque les autres mesures de réparation auxquelles le défendeur est condamné ne constituent pas une punition suffisante (Dunlea c. Attorney-General, [2000] 3 N.Z.L.R. 136 (C.A.); Ellison, précité; Blundell, précité; Aquaculture Corp., précité; Cook, précité). La dénonciation et la punition d’une conduite inacceptable peuvent se faire au moyen d’une pénalité relativement modérée, qui soit juste et raisonnablement proportionnée à la gravité de la conduite condamnée (Daniels, précité; Ellison, précité; Blundell, précité). Les actions civiles devraient être suspendues tant que des poursuites criminelles sont en cours ou jusqu’à ce qu’il soit clair que de telles poursuites ne seront pas engagées (W. c. W., [1999] 2 N.Z.L.R. 1 (C.P.)). La prise de sanctions disciplinaires contre un défendeur constitue un « facteur » à prendre en compte, mais elle ne constitue pas un empêchement absolu à l’attribution de dommages‑intérêts punitifs (Robinson, précité).
D. Irlande
58 En Irlande, on considère que les dommages‑intérêts punitifs découlent de la nature de la faute qui a été commise ou de la manière dont elle l’a été et qu’ils visent à punir le défendeur de sa conduite inacceptable, à le dissuader — lui et autrui — de récidiver et [traduction] « à signaler que le tribunal désapprouve de façon particulière la conduite du défendeur dans les circonstances de l’affaire et estime devoir montrer publiquement qu’elle le punit pour cette conduite » (Conway, précité, p. 503, le juge en chef Finlay). L’Irlande n’applique pas l’approche par catégorisation établie dans l’arrêt Rookes, précité.
59 Les tribunaux irlandais ont eux aussi insisté sur la nécessité de faire preuve de modération et de circonspection dans l’attribution de dommages‑intérêts punitifs. La Cour suprême de ce pays a reconnu que le pouvoir d’accorder de tels dommages‑intérêts est une [traduction] « arme » qui peut servir autant à défendre la liberté qu’à l’attaquer, et que cette sanction relève de l’application d’une règle [traduction] « draconienne, quoiqu’essentielle, fondée sur des considérations relatives à l’ordre public » (Conway, précité, p. 512, le juge Griffin; Cooper c. O’Connell, No. 85/90-96, 1997 Ireland S.C. Lexis, 5 juin 1997, p. 8, le juge Keane). En principe, si le montant des dommages‑intérêts compensatoires marque suffisamment la désapprobation du public à l’égard de la faute en cause, en plus de constituer une peine suffisante, on n’accorde pas de dommages-intérêts punitifs. Voir, en général, Irlande, Law Reform Commission, Consultation Paper on Aggravated, Exemplary and Restitutionary Damages (1998).
E. États-Unis
60 Les critiques ne manquent pas au sujet des dommages‑intérêts punitifs aux États-Unis. Toutefois, la Cour suprême a invité ceux qui mettaient en doute [traduction] « l’opportunité de cette doctrine » à se reporter à son histoire : « [S]i les décisions répétées des tribunaux pendant plus d’un siècle doivent être considérées comme la meilleure indication de ce qu’est le droit applicable, la question n’admet aucun débat » (Day c. Woodworth, 54 U.S. (13 How.) 363 (1851), p. 371). Il n’en reste pas moins que, dès 1872, dans l’affaire Fay c. Parker, 53 N.H. 342 (1872), le juge Foster de la Cour suprême du New Hampshire a passé en revue la jurisprudence américaine et anglaise, et prononcé, à l’égard des dommages‑intérêts punitifs, la condamnation maintes fois citée par la suite, les qualifiant [traduction] « [d’]hérésie monstrueuse » et « [d’]excroissance disgracieuse et malsaine rompant la symétrie du droit » (p. 382).
61 Davantage par pragmatisme que sur le fondement de telles considérations théoriques, de nombreuses lois fédérales et étatiques prévoient maintenant diverses restrictions, allant de l’abolition pure et simple des dommages-intérêts punitifs à la distraction dans le Trésor public d’une partie de ces sommes ou « kickers » (« contribution ») de façon que le demandeur ne touche pas la totalité de ceux-ci, en passant par l’élimination des dommages‑intérêts punitifs pour certaines causes d’action et par l’établissement de plafonds et de ratios. La mesure la plus fréquente a consisté à fixer un plafond égal à trois fois le montant des dommages‑intérêts compensatoires accordés. En outre, des restrictions d’ordre constitutionnel (tant aux niveaux fédéral qu’étatique) limitent également les sommes accordées au titre des dommages‑intérêts punitifs (voir, généralement, L. L. Schlueter et K. R. Redden, Punitive Damages (4e éd. 2000), vol. 1, ch. 3).
62 Les comportements donnant ouverture à l’attribution de dommages‑intérêts punitifs aux États‑Unis sont habituellement décrits au moyen de certains épithètes (par exemple : malveillant, abusif, oppressif ou inacceptable) qui sont familiers aux tribunaux canadiens.
63 En l’absence d’encadrement législatif, les cours d’appel américaines imposent une certaine discipline, généralement fondée sur l’application de considérations touchant au principe constitutionnel de l’application régulière de la loi. Ainsi, dans l’affaire BMW, précitée, le jury de l’Alabama avait accordé des dommages‑intérêts punitifs de 4 millions de dollars, que la Cour d’appel de cet État avait réduits à 2 millions. La Cour suprême des États-Unis a par la suite infirmé cette décision, la jugeant si [traduction] « démesurément excessive » qu’elle en devenait inconstitutionnelle. Selon la Cour suprême, la conduite de BMW n’était pas particulièrement répréhensible, et le ratio de 500 pour 1 entre les dommages‑intérêts punitifs et le préjudice réel était inacceptable. Elle a renvoyé la question du quantum aux tribunaux de l’État, et la saga de M. Gore devant les tribunaux s’est soldée pour ce dernier par l’obtention d’une somme de 50 000 $ au titre des dommages‑intérêts punitifs (BMW of North America, Inc. c. Gore, 701 So.2d 507 (Ala. 1997)). Dans l’affaire Liebeck, précitée, les dommages‑intérêts punitifs de 2,7 millions de dollars accordés par le jury pour les brûlures causées par du café chaud ont été réduits à 480 000 $ par le juge de première instance. Les parties ayant réglé à l’amiable, il n’y a pas eu d’appel.
64 La Cour suprême des États‑Unis rejette systématiquement l’idée de recourir à une « formule mathématique » ou mécanique ou à une « ligne de démarcation nette » pour décider si une somme accordée au titre des dommages‑intérêts punitifs est constitutionnelle. Dans l’affaire Pacific Mutual Life Insurance Co. c. Haslip, 499 U.S. 1 (1991), le juge Blackmun, qui prononçait l’opinion majoritaire, a estimé que les dommages‑intérêts punitifs n’étaient pas en eux-mêmes inconstitutionnels et il a conclu que, en l’occurrence, bien que [traduction] « frôlant la limite » (p. 23) ils ne portaient pas atteinte au droit à l’application régulière de la loi, même si leur quantum était quatre fois supérieur à celui des dommages‑intérêts compensatoires et excédait de beaucoup la somme prévue par le législateur de l’État en cas de fraude en matière d’assurance. La Cour a approuvé les directives plutôt générales qui avaient été données au jury. Madame le juge O’Connor, dissidente, a estimé, à la p. 51, qu’il aurait fallu des directives plus précises, proposant des normes faisant appel à des facteurs tels : (1) l’existence d’un lien raisonnable entre les dommages‑intérêts punitifs et le préjudice; (2) la conduite du défendeur, notamment toute tentative de dissimulation, la durée du comportement ou sa répétition; (3) les profits réalisés par le défendeur; (4) les sanctions criminelles infligées au défendeur; (5) les frais de justice; (6) les ressources financières du défendeur; (7) les autres poursuites civiles intentées contre le défendeur relativement à la même conduite. (L’inclusion du facteur « (5) les frais de justice », s’explique par le fait que, aux États‑Unis, même les demandeurs qui ont gain de cause doivent généralement supporter leurs propres frais.)
65 Dans Honda Motor Co. c. Oberg, 512 U.S. 415 (1994), la Cour suprême des États-Unis a une fois de plus insisté sur la nécessité de la rationalité puis, dans TXO Production Corp. c. Alliance Resources Corp., 509 U.S. 443 (1993), elle a jugé que même un [traduction] « écart marqué » (p. 462) entre les dommages‑intérêts compensatoires et punitifs ne constituait pas un facteur déterminant, parce qu’il existe d’autres considérations importantes, notamment l’ampleur du préjudice qu’aurait pu subir la victime visée et le tort susceptible d’être causé à d’autres victimes en l’absence de dissuasion. (Dans cette affaire, les dommages‑intérêts punitifs équivalaient à environ dix fois les dommages‑intérêts compensatoires.) La Cour suprême a prononcé son plus récent arrêt au sujet des dommages‑intérêts punitifs au mois de mai 2001, dans l’affaire Cooper Industries, Inc. c. Leatherman Tool Group, Inc., 121 S.Ct. 1678 (2001). Elle y a jugé que les cours d’appel doivent appliquer la norme de l’audience de novo plutôt que la norme de l’abus de pouvoir discrétionnaire, lorsqu’elles contrôlent les décisions des cours de district concernant la constitutionnalité des sommes accordées au titre des dommages‑intérêts punitifs. La Cour suprême des États-Unis a une fois de plus rappelé que, bien que la ligne de démarcation constitutionnelle permettant de déterminer si la punition est exagérément disproportionnée par rapport à la gravité de la conduite répréhensible soit [traduction] « intrinsèquement imprécise » (p. 1684), les trois facteurs suivants, énoncés dans l’arrêt BMW (1996), précité, constituent des [traduction] « balises » (p. 605) à cet égard : (1) le caractère répréhensible de la conduite du défendeur ou le degré de culpabilité de ce dernier, (2) le lien entre la peine et le préjudice — réel ou potentiel — découlant des actes du défendeur; (3) les sanctions civiles ou criminelles imposées dans d’autres affaires pour une conduite comparable.
F. Conclusions de l’étude comparative
66 Voici, pour les besoins de la présente analyse, les enseignements que je tire de l’expérience des autres pays de common law qui, selon moi, s’accorde aux pratiques et précédents canadiens.
67 Premièrement, la limitation des dommages‑intérêts punitifs par l’établissement de « catégories » est inefficace et elle a à juste titre été rejetée au Canada dans l’arrêt Vorvis, précité, p. 1104‑1106. Le mécanisme de modération ne devrait pas reposer sur la catégorisation d’une affaire mais plutôt sur la détermination rationnelle des circonstances justifiant, dans une action civile, d’ajouter une sanction en sus des dommages‑intérêts compensatoires. La nature même des dommages‑intérêts punitifs limitera largement l’application de cette réparation aux délits intentionnels (comme dans l’affaire Hill, précitée) ou de manquement à une obligation de fiduciaire (comme dans l’affaire M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6), mais l’arrêt Vorvis lui-même a confirmé que des dommages‑intérêts punitifs pouvaient exceptionnellement être accordés en matière contractuelle. Dans une remarque incidente dans l’arrêt Denison c. Fawcett, [1958] O.R. 312, la Cour d’appel de l’Ontario a signalé que, lorsque les faits le justifiaient, de tels dommages‑intérêts pouvaient également être accordés dans les affaires de négligence ou de nuisance. Dans l’arrêt Robitaille c. Vancouver Hockey Club Ltd. (1981), 124 D.L.R. (3d) 228, s’appuyant sur le principe selon lequel des dommages‑intérêts punitifs devraient être accordés dans tous les cas où [traduction] « la conduite des défendeurs mérite d’être condamnée par le [t]ribunal » (p. 250), la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a accordé des dommages‑intérêts de cette nature dans une affaire de négligence. Cette conception plus large semble être partagée par la plupart des pays de common law, exception faite de l’Angleterre.
68 Deuxièmement, un large consensus s’est établi à partir de l’opinion exprimée par le lord juge en chef Pratt, en 1763, selon laquelle les dommages‑intérêts punitifs ont comme objectifs généraux la punition (au sens de châtiment), la dissuasion de l’auteur de la faute et d’autrui ainsi que la dénonciation (ou, pour reprendre les propos suivants du juge Cory dans l’arrêt Hill, précité, par. 196, les dommages-intérêts punitifs sont « le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage à l’égard du comportement inacceptable »).
69 Troisièmement, il est généralement reconnu que le premier mécanisme punitif est le droit criminel (et les infractions d’ordre réglementaire) et qu’il faut recourir aux dommages‑intérêts punitifs uniquement dans les cas exceptionnels et faire alors preuve de modération. Dans certains pays (par exemple l’Australie et la Nouvelle-Zélande), de tels dommages‑intérêts ne peuvent être accordés lorsqu’un tribunal de juridiction criminelle a infligé une peine à l’égard d’une infraction découlant en substance des mêmes faits (Gray, précité; Daniels, précité). Ailleurs, notamment au Canada, l’approche dominante consiste à considérer la condamnation criminelle comme un facteur parmi d’autres, quoiqu’on reconnaisse qu’elle puisse prendre une grande importance. (Buxbaum (Litigation guardian of) c. Buxbaum, [1997] O.J. No. 5166 (QL) (C.A.); Glendale c. Drozdzik (1993), 77 B.C.L.R. (2d) 106 (C.A.); Pollard c. Gibson (1986), 1 Y.R. 167 (C.S.); Joanisse c. Y. (D.) (1995), 15 B.C.L.R. (3d) 224 (C.S.); Canada c. Lukasik (1985), 18 D.L.R. (4th) 245 (B.R. Alb.); Wittig c. Wittig (1986), 53 Sask. R. 138 (B.R.)) Dans son rapport, op. cit., p. 46, la Commission de réforme du droit de l’Ontario a recommandé que [traduction] « le tribunal soit habilité à tenir compte de toute peine antérieure infligée à l’issue d’une poursuite criminelle ou d’une instance analogue visant le défendeur ainsi que du caractère adéquat de cette sanction ».
70 Quatrièmement, la panoplie des épithètes péjoratives consacrées (« abusif » « oppressif », « malveillante », etc.) est insuffisante pour assister (ou modérer) le juge ou le jury appelé à fixer le montant à accorder. Dans l’arrêt Cassell, précité, p. 1129, lord Diplock a qualifié cette liste [traduction] « [d’]éventail complet des épithètes dépréciatives employées par les juges ». Il est préférable de recourir à une approche qui fasse appel davantage à la raison et moins à l’exhortation.
71 Cinquièmement, tous les pays cherchent à favoriser la rationalité. Lorsqu’un tribunal se penche sur la question des dommages-intérêts punitifs, il doit mettre en corrélation les faits de l’affaire et les buts visés par de tels dommages-intérêts et se demander en quoi, dans ce cas particulier, leur attribution favoriserait la réalisation de l’un ou l’autre des objectifs du droit, et quelle est la somme la moins élevée qui permettrait d’atteindre ce but, car l’attribution de toute somme plus élevée serait irrationnelle.
72 Sixièmement, il est rationnel d’utiliser les dommages‑intérêts punitifs pour dépouiller l’auteur de la faute des profits qu’elle lui a rapportés lorsque le montant des dommages‑intérêts compensatoires ne représenterait rien d’autre que le coût d’un permis lui permettant d’accroître ses bénéfices tout en bafouant de façon inacceptable les droits d’autrui, d’ordre juridique ou fondés sur l’equity.
73 Septièmement, aucun pays de common law n’a adopté (sauf par voie législative) d’approche fondée sur l’application d’une formule tel un plafond fixe ou un ratio déterminé entre les dommages-intérêts compensatoires et punitifs, comme le préconise le Conseil d’assurances du Canada en l’espèce. L’aspect auquel il faut s’attacher n’est pas la perte du demandeur, mais la conduite répréhensible du défendeur. En procédant de façon mécanique ou en appliquant une formule, on ne fait pas une place suffisante aux nombreuses variables qui doivent être prises en considération pour prononcer une décision équitable.
74 Huitièmement, la règle cardinale en matière de quantum est la proportionnalité. La réparation globale accordée — c.-à-d. les dommages‑intérêts compensatoires, les dommages-intérêts punitifs et toute autre sanction se rapportant à la même conduite répréhensible — doit avoir un lien rationnel avec les objectifs poursuivis par l’attribution des dommages‑intérêts punitifs (châtiment, dissuasion et dénonciation). Le critère « si, mais seulement si » formulé dans l’arrêt Rookes, précité, et confirmé au Canada dans l’arrêt Hill, précité, jouit donc d’assises solides.
75 Neuvièmement, il est devenu évident que les jurys peuvent et doivent recevoir des juges davantage d’indications et d’assistance quant à la mission qui leur est confiée. Il faut leur expliquer de manière assez détaillée le rôle des dommages‑intérêts punitifs et les facteurs qui régissent l’opportunité d’une telle sanction et la détermination de son quantum. Il ne faut pas abandonner les jurés à leur sort et critiquer ensuite leur décision.
76 Enfin, dixièmement, il existe un large consensus (tendance qui est observable même aux États-Unis) sur le fait que les dommages‑intérêts punitifs ne sont pas généraux (comme l’a signalé le juge Cory dans l’arrêt Hill, précité, par. 197) et qu’une cour d’appel peut intervenir lorsqu’ils excèdent la limite maximale d’une réponse rationnelle et mesurée aux faits en cause.
77 À la lumière de ces principes généraux, je vais maintenant examiner les questions particulières que soulève le présent pourvoi.
(1) Dommages-intérêts punitifs en cas de rupture de contrat
78 Comme il a été signalé plus tôt, il s’agit en l’espèce d’une affaire de rupture de contrat. Dans l’arrêt Vorvis, précité, p. 1106, notre Cour a jugé que de tels dommages‑intérêts sont recouvrables dans ce genre d’affaires si la conduite reprochée au défendeur constitue en elle-même une faute donnant ouverture à action. La portée à donner à cette expression est la question préliminaire à laquelle il faut répondre en l’espèce : Le manquement par un assureur à son obligation d’agir de bonne foi constitue‑t‑il, indépendamment de la demande d’indemnité présentée en vertu de la police d’assurance-incendie, une faute donnant ouverture à action? L’affaire Vorvis portait sur la rupture d’un contrat de travail par l’employeur. Voici comment le juge McIntyre a formulé la règle, aux p. 1105-1106 :
Quand peut-on accorder des dommages‑intérêts punitifs? Il ne faut jamais oublier que lorsqu’elle est imposée par un juge ou un jury, une punition est infligée à une personne par un tribunal en vertu du processus judiciaire. Qu’est‑ce qui est puni? Ce ne peut certainement pas être simplement le comportement que le tribunal désapprouve, quels que puissent être les sentiments du juge. Dans une société civilisée, on ne saurait infliger de peine sans une justification en droit. L’imposition d’une telle peine ne peut se justifier que par la conclusion qu’il y a eu méfait donnant ouverture à un droit d’action et qui a causé le préjudice allégué par le demandeur. [Je souligne.]
Ce point de vue, d’affirmer le juge McIntyre, à la p. 1106, « a été approuvé aux États‑Unis dans Restatement on the Law of Contracts 2d » :
[traduction] Des dommages-intérêts punitifs ne sont pas recouvrables pour la violation d’un contrat à moins que la conduite qui constitue la violation ne constitue aussi un délit pour lequel des dommages-intérêts punitifs sont recouvrables. [Je souligne.]
Appliquant ces principes dans l’affaire Vorvis, le juge McIntyre a dit ceci, à la p. 1109 :
Chacune des parties avait le droit de résilier le contrat de travail sans le consentement de l’autre et, si l’employeur le résiliait, l’appelant avait droit à un préavis raisonnable de cette résiliation ou au paiement d’un salaire et d’avantages pendant la période de préavis raisonnable. La résiliation du contrat dans ces conditions ne constitue pas un acte fautif en droit et, s’il y a eu préavis raisonnable ou versement d’une somme qui en tienne lieu, le demandeur n’a droit à aucune autre réparation, sauf la possibilité de dommages-intérêts majorés qui ont été accordés dans certaines affaires, mais qui ont été refusés en l’espèce . . . [Je souligne.]
Madame le juge Wilson, aux motifs de laquelle a souscrit madame le juge L’Heureux‑Dubé, ne partageait pas cet avis. Elle n’estimait pas que les « dommages‑intérêts punitifs ne peuvent être accordés que si la mauvaise conduite constitue en elle-même “un méfait donnant ouverture à un droit d’action” ». Elle s’est exprimée ainsi, à la p. 1130 :
Selon moi, la bonne méthode consiste à évaluer la conduite à la lumière de toutes les circonstances et à déterminer si elle mérite d’être punie en raison de son caractère scandaleusement dur, vengeur, répréhensible ou malicieux. Sans aucun doute, une certaine conduite dont on juge qu’elle mérite d’être punie constituera un méfait donnant ouverture à un droit d’action tandis que ce ne sera pas nécessairement le cas d’un autre type de conduite.
79 En l’espèce, la société Pilot reconnaît qu’un assureur a l’obligation d’agir de bonne foi et équitablement, mais elle prétend qu’il s’agit d’une obligation contractuelle, alors que l’arrêt Vorvis exige l’existence d’une faute d’ordre délictuel. À mon avis, toutefois, le manquement à l’obligation contractuelle d’agir de bonne foi est indépendant du manquement à l’obligation d’indemniser l’assuré de sa perte et il s’y ajoute. Il constitue une faute donnant ouverture à action au sens de la règle énoncée dans Vorvis, laquelle n’exige pas un délit indépendant. Plusieurs raisons m’incitent à tirer cette conclusion.
80 Premièrement, le juge McIntyre a choisi le terme anglais « actionable wrong » (« faute donnant ouverture à action ») plutôt que « tort » (« délit »), même s’il venait tout juste de citer un extrait du Restatement qui lui emploie ce mot. Ce ne saurait être par hasard que le juge McIntyre a choisi une expression beaucoup plus large pour énoncer le critère applicable au Canada.
81 Deuxièmement, dans l’arrêt Banque Royale du Canada c. W. Got & Associates Electric Ltd., [1999] 3 R.C.S. 408, par. 26, se référant à la décision du juge McIntyre dans l’arrêt Vorvis, notre Cour a indiqué qu’« il [est] rare que les circonstances justifient l’attribution de dommages-intérêts punitifs pour violation de contrat en l’absence d’actions constituant également un délit » (je souligne). De tels cas sont peut-être rares, mais la Cour a clairement indiqué qu’ils existent, confirmant ainsi que des dommages-intérêts punitifs peuvent être accordés en l’absence d’un délit coexistant.
82 Troisièmement, le fait d’exiger un délit indépendant compliquerait inutilement la rédaction des actes de procédure, sans rien ajouter de substantiel dans la plupart des cas. Dans l’arrêt Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, notre Cour a jugé que des rapports contractuels pouvaient donner naissance à une obligation de diligence en common law suffisante pour fonder une action en responsabilité civile délictuelle et, au terme d’une analyse fondée sur la responsabilité délictuelle plutôt que contractuelle, elle a écarté en matière contractuelle la défense de prescription invoquée par un avocat accusé de négligence. Le fait d’obliger le demandeur à énoncer un délit dans une affaire comme la présente n’est que pur formalisme. Il faut certes une faute indépendante donnant ouverture à action, mais elle peut découler de la violation d’une stipulation contractuelle distincte ou d’une autre obligation, telle une obligation de fiduciaire.
83 J’ajouterais que des sociétés d’assurance ont elles aussi demandé des dommages-intérêts punitifs à des assurés pour manquement à l’obligation mutuelle de « bonne foi » comprise dans les contrats d’assurance. Dans Andrusiw c. Aetna Life Insurance Co. of Canada (2001), 289 A.R. 1 (B.R.), le tribunal a condamné le titulaire de la police à verser des dommages‑intérêts punitifs de 20 000 $ à Aetna, en plus de l’obliger à rembourser 260 000 $ en prestations d’invalidité. La société d’assurance n’a pas été obligée de préciser l’existence d’un délit distinct pour justifier sa demande de dommages-intérêts punitifs. Dans cette affaire, c’est la conduite répréhensible du titulaire de la police — et non de l’assureur — qui a été considérée comme une dérogation si marquée par rapport aux normes ordinaires de bonne conduite qu’elle commandait la condamnation que constituent les dommages‑intérêts punitifs. Le juge Murray s’est exprimé ainsi aux par. 84-85 :
[traduction] Il reste à se demander si la conduite du demandeur était répréhensible et abusive au point qu’il faille le punir à cet égard. L’avocat de la défenderesse fait valoir que le demandeur a, de façon délibérée, présenté inexactement les faits à la défenderesse afin de continuer à percevoir des prestations d’invalidité. Si la seule conséquence de ce comportement est la perte par le demandeur de son droit aux prestations, ce dernier n’est pas dans une situation plus défavorable que s’il avait dit la vérité au départ, et on ne produit aucun effet dissuasif, un des objectifs des dommages-intérêts punitifs.
On a fait grand cas, dans la jurisprudence qui a été citée à notre cour, du fait que les assureurs sont en position de force vis-à-vis leurs assurés lorsqu’il négocient et que cette position favorable rend les assurés dépendants et vulnérables. Il ne s’ensuit pas pour autant qu’il est de bonne guerre de duper les assureurs. De par sa nature même, ce contrat implique une réciprocité fondée sur la bonne foi la plus absolue. Il convient donc d’accorder des dommages-intérêts punitifs, que j’établis à 20 000 $.
Je m’abstiendrai de tout commentaire sur la justesse de la somme accordée, mais à ceux qui croient que les dommages-intérêts doivent « faire mal » je demanderai si la condamnation de l’assuré fraudeur à des dommages‑intérêts punitifs de 20 000 $ dans l’affaire Aetna ne fait pas tout aussi mal, sinon davantage, que celle de Pilot au paiement de un million de dollars en l’espèce.
(2) Les dommages-intérêts punitifs ont-ils été demandés régulièrement dans les actes de procédure?
84 Selon l’intimée, même si une demande distincte découlant du contrat d’assurance pouvait fonder l’attribution de dommages-intérêts punitifs, aucune demande de la sorte n’a été présentée en l’espèce.
85 Autrement dit, bien que des « dommages‑intérêts punitifs et exemplaires » soient explicitement demandés au par. 13 de la déclaration, l’acte de procédure n’expose pas les faits matériels justifiant de faire droit à cette conclusion. Dans son pourvoi incident, l’intimée soutient en outre que, même si la demanderesse a établi l’existence d’une [traduction] « faute indépendante donnant ouverture à action », elle n’a pas prouvé qu’un préjudice distinct en découlait. L’appelante n’a donc pas, d’affirmer Pilot, satisfait aux exigences énoncées dans l’arrêt Vorvis et sa demande de dommages‑intérêts punitifs aurait dû être rejetée.
86 Dans certaines décisions, on affirme qu’il n’est pas nécessaire de faire expressément état des dommages-intérêts punitifs, puisqu’ils sont conceptuellement compris dans la demande de dommages‑intérêts généraux : Edwards c. Harris-Intertype (Canada) Ltd. (1983), 40 O.R. (2d) 558 (H.C.), conf. par (1984), 9 D.L.R. (4th) 319 (C.A. Ont.); Grenn c. Brampton Poultry Co. (1959), 18 D.L.R. (2d) 9 (C.A. Ont.); Starkman c. Delhi Court Ltd. (1960), 24 D.L.R. (2d) 152 (H.C. Ont.), conf. par (1961), 28 D.L.R. (2d) 269 (C.A. Ont.); Gastebled c. Stuyck (1973), 12 C.P.R. (2d) 102 (C.F. 1re inst.), conf. par (1974), 15 C.P.R. (2d) 137 (C.A.F.); Paragon Properties Ltd. c. Magna Envestments Ltd. (1972), 24 D.L.R. (3d) 156 (C.S. Alb., div. app.). À mon avis, l’affirmation selon laquelle aucune allégation n’est nécessaire à cet égard ne tient pas compte du principe fondamental de notre système de justice voulant que quiconque s’expose à une punition doit être informé suffisamment à l’avance de ce qu’on lui reproche afin de pouvoir apprécier l’ampleur du risque qu’il court et d’avoir la possibilité de répliquer. Cela ne peut se faire que si la demande de dommages‑intérêts punitifs, par opposition à la demande de dommages‑intérêts compensatoires, n’est pas incluse dans une vague mention des dommages‑intérêts généraux. Ce principe, qui n’est en fait rien de plus qu’une règle d’équité, est énoncé dans les règles de procédure civile de certains tribunaux de première instance. Par exemple, les Règles de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan exigent que les dommages‑intérêts punitifs soient expressément demandés et qu’on précise la conduite répréhensible qui, prétend-on, y donnerait ouverture (Rieger c. Burgess, [1988] 4 W.W.R. 577 (C.A. Sask.); Lauscher c. Berryere (1999), 172 D.L.R. (4th) 439 (C.A. Sask.)). Le paragraphe 25.06(9) des Règles de procédure civile de l’Ontario a également pour effet d’exiger du plaideur qui entend réclamer des dommages‑intérêts punitifs qu’il les demande expressément dans son acte de procédure. Il va de soi qu’il arrive fréquemment qu’une affaire évolue, mais il est toujours possible, à certaines conditions, de modifier un acte de procédure en cours d’instance, s’il existe un préjudice important non susceptible d’indemnisation par l’attribution de dépens et si les fins de la justice le requièrent.
87 La déclaration a notamment pour objet d’informer le défendeur des conclusions recherchées contre lui, et il serait manifestement inéquitable qu’à l'issue de l’instance il ait la surprise de se voir condamné à une somme plusieurs fois supérieure à celle qui, selon lui, était en litige. Il faut en outre que les faits invoqués pour justifier les dommages-intérêts punitifs soient exposés avec assez de précision. Quoiqu’ils expriment bien l’essence de la réparation recherchée, les adjectifs consacrés qui décrivent un comportement comme étant « dur, vengeur, répréhensible et malicieux » (Vorvis, précité, p. 1108, le juge McIntyre), ou des termes péjoratifs équivalents, tendent davantage à qualifier le comportement qu’à le décrire.
88 La question de savoir si, dans les faits, un défendeur a été pris par surprise par un acte de procédure insuffisant ou défectueux est décidée selon les circonstances propres à chaque espèce.
89 En l’occurrence, la demanderesse a expressément demandé des dommages‑intérêts punitifs dans sa déclaration et si l’intimée entretenait le moindre doute au sujet des faits qui fondaient les conclusions de la demanderesse, elle pouvait demander des précisions auxquelles, selon moi, elle aurait eu droit.
90 Toutefois, l’intimée n’a pas demandé de précisions, et je crois que la déclaration renferme suffisamment de précisions pour indiquer que cette omission n’est pas une injustice qu’elle s’est infligée à elle-même. Il n’y a pas eu de surprise sauf, peut-être, en ce qui concerne le quantum, ce qui a entraîné la modification de la déclaration au procès. Indépendamment du fait que, dans sa déclaration (au par. 1(e)), l’appelante avisait l’intimée qu’elle demandait des dommages-intérêts punitifs, elle y précisait également, au par. 10, le fondement de son allégation relative à l’existence d’une [traduction] « [faute indépendante] donnant ouverture à action » :
[traduction] 10. La partie demanderesse plaide que le contrat d’assurance comportait une stipulation implicite obligeant la partie défenderesse, Pilot Insurance Company, à agir de bonne foi et de manière équitable dans le règlement de la demande d’indemnité de la partie demanderesse.
91 L’appelante a également prétendu que la façon dont Pilot a traité sa demande d’indemnité lui avait créé des [traduction] « difficultés » dont « les défendeurs, par le truchement de leurs mandataires et préposés, étaient directement et continuellement informés » (par. 8). Au paragraphe 14, elle a allégué ceci : [traduction] « les actions des défendeurs ont causé et continuent de causer à la demanderesse un stress émotif énorme » (bien qu’elle n’ait pas demandé de dommages‑intérêts majorés). L’intimée a expressément nié avoir fait preuve de mauvaise foi (Défense et demande reconventionnelle de la partie défenderesse, par. 6). La déclaration était jusqu’à un certain point défectueuse en ce qu’elle ne rattachait pas la demande de dommages-intérêts punitifs aux faits précis censés en être à l’origine, mais Pilot s’en est satisfaite pour lier contestation et je ne crois pas qu’elle soit recevable à se plaindre à une date aussi tardive.
92 Par ailleurs, quand l’intimée objecte que la déclaration ne fait pas état de dommages distincts découlant de la faute indépendante donnant ouverture à action, elle oublie que les dommages-intérêts punitifs sont liés à la nature de la conduite du défendeur et non à l’ampleur de la perte (si perte il y a) du demandeur. Comme l’a signalé le juge Cory dans l’arrêt Hill, précité, par. 196, « [l]es dommages‑intérêts punitifs n’ont aucun lien avec ce que le demandeur est fondé à recevoir au titre d’une compensation. Ils visent non pas à compenser le demandeur, mais à punir le défendeur. C’est le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage à l’égard du comportement inacceptable du défendeur ». Quoi qu’il en soit, il ne manque pas d’éléments de preuve indiquant que l’appelante a souffert — émotivement et financièrement — bien plus qu’elle ne l’aurait fait si Pilot avait réglé la demande d’indemnité de bonne foi et dans un délai raisonnable.
(3) L’exposé au jury était-il adéquat?
93 L’intimée soutient que le juge de première instance n’a pas donné au jury suffisamment d’indications sur la façon d’établir les dommages-intérêts punitifs. Cet argument a une valeur considérable. L’exposé du juge sur cette question était sommaire. Je suis d’avis, pour les raisons exposées précédemment, que les directives sur la question des dommages‑intérêts punitifs ne doivent pas être traitées pratiquement comme un aspect accessoire, mais elles doivent plutôt être considérées comme une importante mesure de modération et de discipline. Il ne faut pas que les jurés aient à deviner ce qu’on attend d’eux.
94 Pour cela, non seulement les plaideurs devront-ils rédiger avec plus de rigueur leurs prétentions au sujet des dommages‑intérêts punitifs dans les actes de procédure (voir le par. 87 ci-dessus), mais il serait également utile que le juge du procès fasse comprendre les points suivants au jury dans son exposé, en se répétant s’il le faut. (1) Les dommages-intérêts punitifs sont vraiment l’exception et non la règle. (2) Ils sont accordés seulement si le défendeur a eu une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite. (3) Lorsqu’ils sont accordés, leur quantum doit être raisonnablement proportionné, eu égard à des facteurs comme le préjudice causé, la gravité de la conduite répréhensible, la vulnérabilité relative du demandeur et les avantages ou bénéfices tirés par le défendeur, (4) ainsi qu’aux autres amendes ou sanctions infligées à ce dernier par suite de la conduite répréhensible en cause. (5) En règle générale, des dommages-intérêts punitifs sont accordés seulement lorsque la conduite répréhensible resterait autrement impunie ou lorsque les autres sanctions ne permettent pas ou ne permettraient probablement pas de réaliser les objectifs de châtiment, dissuasion et dénonciation. (6) L’objectif de ces dommages-intérêts n’est pas d’indemniser le demandeur, mais (7) de punir le défendeur comme il le mérite (châtiment), de le décourager — lui et autrui — d’agir ainsi à l’avenir (dissuasion) et d’exprimer la condamnation de l’ensemble de la collectivité à l’égard des événements (dénonciation). (8) Ils sont accordés seulement lorsque les dommages‑intérêts compensatoires, qui ont dans une certaine mesure un caractère punitif, ne permettent pas de réaliser ces objectifs. (9) Leur quantum ne doit pas dépasser la somme nécessaire pour réaliser rationnellement leur objectif. (10) Bien que l’État soit généralement le bénéficiaire des amendes ou sanctions infligées pour cause de conduite répréhensible, les dommages-intérêts punitifs constituent pour le demandeur un « profit inattendu » qui s’ajoute aux dommages-intérêts compensatoires. (11) Dans notre système de justice, les juges et les jurys estiment que des dommages‑intérêts punitifs modérés sont généralement suffisants, puisqu’ils entraînent inévitablement une stigmatisation sociale.
95 Il n’est évidemment pas impératif de reprendre ces expressions particulières. Les éléments essentiels dans une affaire donnée sont fonction des circonstances qui lui sont propres à cette affaire, du besoin de souligner la nature, la portée et le caractère exceptionnel de cette réparation, ainsi que de l’obligation de faire preuve d’équité à l’endroit des deux parties.
96 Le juge du procès doit se rappeler que la norme de contrôle applicable en cas d’appel d’une décision accordant des dommages-intérêts punitifs consiste à se demander si un jury raisonnable et correctement instruit aurait pu conclure que la somme accordée, et non une somme inférieure, était rationnellement nécessaire pour punir la conduite répréhensible du défendeur, conformément aux explications données plus loin.
97 Lorsque les avocats peuvent s’entendre sur la « fourchette » des quanta appropriés, le juge de première instance devrait communiquer cette information au jury, mais, présentement, il ne devrait mentionner aucune somme précise s’il n’y a pas d’entente à cet égard : Hill, précité, le juge Cory, par. 162-163. (Cette prohibition pourrait devoir être réexaminée dans le futur, selon ce que l’expérience révélera.) Les avocats devraient également se demander s’il est souhaitable de demander au juge de renseigner le jury sur les sommes qui, dans des circonstances comparables, ont été accordées au titre des dommages-intérêts punitifs et qui ont été maintenues en appel.
98 Les suggestions qui précèdent sont faites dans le but d’assister les tribunaux et non de leur imposer un carcan. Ils découlent de l’observation formulée dans l’arrêt Hill et selon laquelle les dommages‑intérêts punitifs ne sont pas généraux. Des dommages‑intérêts punitifs ne devraient être accordés que si leur attribution a un fondement rationnel. Dans la mesure où les suggestions qui précèdent seront jugées utiles, elles devront évidemment, pour aider le jury, être adaptées et explicitées en fonction des faits particuliers de l’affaire. Bref, il s’agit simplement de veiller à ce que les jurés n’aient pas le moindre doute sur la nature de leur tâche et la façon de s’en acquitter.
99 Il est évident que je recommande un exposé plus détaillé sur la question des dommages-intérêts punitifs que celui qui a été fait en l’espèce. En Cour d’appel, le juge Finlayson a déclaré qu’il n’était pas [traduction] « entièrement satisfait des directives données par le juge de première instance au jury sur la question des dommages‑intérêts punitifs » (p. 661), et le juge Laskin a admis que « [l]e juge de première instance aurait pu aider davantage le jury » (p. 656). Toutefois, ils ont tous les deux reconnu que l’exposé avait, bien que superficiellement, traité des divers éléments essentiels. L’absence d’objection de la part des deux avocats renforce cette conclusion. Non sans certaines hésitations, je souscris à l’opinion unanime exprimée par la Cour d’appel sur ce point et selon laquelle ce moyen d’appel doit être écarté dans les circonstances.
(4) Contrôle de la somme accordée par le jury
(a) L’attribution de dommages-intérêts punitifs en l’espèce était-elle une réponse rationnelle à la conduite répréhensible de l’appelante?
100 Dans l’arrêt Hill, précité, par. 197, le juge Cory a décrit ainsi la norme de contrôle applicable pour l’appréciation de la « rationalité » :
Contrairement aux dommages‑intérêts compensatoires, les dommages‑intérêts punitifs ne sont pas généralisés. En conséquence, les tribunaux disposent d’une latitude et d’une discrétion beaucoup plus grandes en appel. Le contrôle en appel devrait consister à déterminer si les dommages‑intérêts punitifs servent un objectif rationnel. En d’autres termes, la mauvaise conduite du défendeur était‑elle si outrageante qu’il était rationnellement nécessaire d’accorder des dommages‑intérêts punitifs dans un but de dissuasion?
101 Le critère de la « rationalité » s’applique tant pour statuer sur l’opportunité des dommages‑intérêts punitifs que sur leur quantum.
102 L’intimée prétend qu’un assureur est entièrement fondé à procéder à une enquête approfondie en cas de demande d’indemnité et à faire montre de circonspection dans l’évaluation des circonstances de l’affaire. L’assureur n’est pas tenu d’accepter les opinions initiales de ses enquêteurs et il a parfaitement le droit d’effectuer des enquêtes supplémentaires. Je ne conteste pas ces affirmations. En l’espèce, le problème tient au fait que, dès le 25 février 1994 (voir le par. 7 ci-dessus), Pilot s’est enfermée dans une « logique » qui a conduit au procès où elle a invoqué l’incendie criminel, sans autre fondement que les difficultés financières de la titulaire de la police.
103 Pilot a persisté dans cette « logique » — dont Derek Francis a fait mention dans la lettre qu’il a adressée à Pilot — bien au-delà de ce que dictaient la diligence raisonnable ou la prudence. Il existe une différence entre faire preuve de diligence raisonnable et porter délibérément des œillères. De toute évidence, le jury a estimé être en présence d’un exemple inacceptable de la seconde situation. À mon avis, l’attribution de dommages‑intérêts punitifs (indépendamment de leur quantum pour l’instant) constituait, eu égard à la preuve, une réponse rationnelle de la part du jury. Il ne s’agissait pas d’une réponse inévitable ou incontournable, mais d’une réponse rationnelle compte tenu de ce que le jury avait vu et entendu. Manifestement, le jury était indigné à l’idée que l’intimée puisse s’en tirer en payant uniquement la somme (majorée des dépens) qu’elle aurait eu à verser au terme de son enquête initiale en 1994. Le jury a clairement estimé qu’il fallait faire davantage pour démontrer à Pilot que la mauvaise foi dont elle avait fait preuve en traitant la demande d’indemnité n’était pas une conduite judicieuse ou profitable. La décision du jury répondait à la nécessité qu’il percevait de punir, de dénoncer et de dissuader.
104 Le Conseil d’assurances du Canada intervenant affirme que l’attribution de dommages-intérêts punitifs aura un effet de dissuasion excessif sur les assureurs, qui se montreront moins diligents dans l’examen des demandes d’indemnité et régleront des demandes non fondées, situation qui fera grimper les primes d’assurance en bout de ligne. Cela ne pourrait se produire que si le traitement réservé à l’appelante par l’intimé n’était pas un cas isolé, mais constituait une pratique généralisée dans ce secteur d’activité. Si, comme je préfère plutôt le croire, les assureurs prennent généralement au sérieux leur obligation d’agir de bonne foi, seulement des assureurs indésirables ou quelques dossiers épars seront l’objet d’une telle sanction financière et le coût supplémentaire imposé par les dommages‑intérêts punitifs incitera les délinquants à s’amender ou bien les poussera vers des activités où la bonne foi n’est pas la norme de conduite requise.
105 La Cour d’appel a jugé, à l’unanimité, que des dommages‑intérêts punitifs étaient justifiés, et je souscris à cette conclusion. Il s’agissait d’une affaire exceptionnelle justifiant une réparation exceptionnelle. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi incident de l’intimée.
106 Je vais maintenant examiner la question du quantum.
(b) Faut-il rétablir la somme de un million de dollars accordée par le jury au titre des dommages-intérêts punitifs?
107 Dans l’arrêt Hill, précité, tout en soulignant le caractère primordial de l’obligation de rationalité, le juge Cory a également reconnu qu’il fallait laisser au jury une certaine latitude dans l’accomplissement de son travail. Après tout, la question des dommages-intérêts punitifs n’est‑elle pas, en première instance, laissée à son appréciation? En conséquence, pour être justifié d’infirmer sa décision à cet égard, il faut que « le verdict [soit] si extraordinairement élevé qu’il excède de toute évidence la limite maximale d’une échelle raisonnable à l’intérieur de laquelle le jury peut légitimement agir » (par. 159). Si l’on combine ces deux éléments, le critère applicable consiste à se demander si un jury raisonnable, correctement instruit, aurait pu conclure que la somme accordée, et non une somme inférieure, était rationnellement nécessaire pour punir la conduite répréhensible du défendeur.
108 Ce critère permet aux cours d’appel d’exercer, en matière de dommages‑intérêts punitifs, un pouvoir de surveillance plus interventionniste que celui dont elles disposent à l’égard des décisions des jurys relativement aux dommages‑intérêts généraux, situations où elles ne peuvent intervenir que si « le verdict est si exorbitant ou si manifestement exagéré par rapport [au préjudice] qu’il choque la conscience de la cour et le sentiment de justice » (Hill, précité, par. 159; Walker c. CFTO Ltd. (1987), 59 O.R. (2d) 104 (C.A.)). Pour ce qui est des dommages‑intérêts punitifs, l’accent est mis sur l’obligation des cours d’appel de vérifier que la somme accordée par le jury est le fruit d’une opération raisonnable et rationnelle. Il s’agit de déterminer si cette somme heurte le sens du raisonnable de la cour et non si elle choque sa conscience.
109 Si l’addition des dommages‑intérêts punitifs aux dommages-intérêts compensatoires produit une somme si « extraordinairement élevé[e] » qu’elle excède celle qui serait « rationnellement » nécessaire pour punir le défendeur, les dommages-intérêts punitifs seront réduits ou annulés en appel.
110 Une somme plus élevée que nécessaire est, par définition, irrationnelle. La plus grande difficulté consiste à déterminer ce qui est « extraordinaire ». En l’espèce, je pense que la Cour doit se pencher sur la question de la proportionnalité.
111 J’ai indiqué, plus tôt, que la proportionnalité était la clé permettant d’établir le quantum permissible des dommages‑intérêts punitifs. Le châtiment, la dénonciation et la dissuasion sont des justifications acceptées relativement à l’attribution de dommages-intérêts punitifs, et le moyen utilisé doit être rationnellement proportionné au but visé. Une somme excessive n’atteint pas le but visé et devient irrationnelle, alors qu’une somme insuffisante ne réalise pas son objectif. La détermination de la somme appropriée exige donc que l’on aborde la proportionnalité sous plusieurs aspects, dont les suivants.
(i) Somme proportionnée au caractère répréhensible de la conduite du défendeur
112 Plus la conduite est répréhensible, plus les limites rationnelles de la somme susceptible d’être accordée seront élevées. Le besoin de dénoncer est encore plus criant lorsque, comme en l’espèce, la conduite s’est poursuivie pendant une longue période (deux ans jusqu’au procès) sans aucune justification rationnelle, et ce malgré le fait que la défenderesse était consciente des épreuves qu’elle infligeait (d’ailleurs, elle prévoyait que plus l’appelante souffrirait, plus elle règlerait à rabais en bout de ligne).
113 De nombreux facteurs peuvent influer sur la gravité du caractère répréhensible. En voici quelques-uns qui ont été mentionnés dans certaines décisions canadiennes publiées dans des recueils de jurisprudence :
(1) Le fait que la conduite répréhensible ait été préméditée et délibérée : Patenaude c. Roy (1994), 123 D.L.R. (4th) 78 (C.A. Qué.), p. 91.
(2) L’intention et la motivation du défendeur : Recovery Production Equipment Ltd. c. McKinney Machine Co. (1998), 223 A.R. 24 (C.A.), par. 77.
(3) Le caractère prolongé de la conduite inacceptable du défendeur : Mustaji c. Tjin (1996), 30 C.C.L.T. (2d) 53 (C.A.C.‑B.); Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'Hôpital St-Ferdinand (1994), 66 Q.A.C. 1; Matusiak c. British Columbia and Yukon Territory Building and Construction Trades Council, [1999] B.C.J. No. 2416 (QL) (C.S.).
(4) Le fait que le défendeur ait caché sa conduite répréhensible ou tenté de la dissimuler : Gerula c. Flores (1995), 126 D.L.R. (4th) 506 (C.A. Ont.), p. 525; Walker c. D’Arcy Moving & Storage Ltd. (1999), 117 O.A.C. 367 (C.A.), United Services Funds (Trustees) c. Hennessey, [1994] O.J. No. 1391 (QL) (Div. gén.), par. 58.
(5) Le fait que le défendeur savait ou non que ses actes étaient fautifs : Williams c. Motorola Ltd. (1998), 38 C.C.E.L. (2d) 76 (C.A. Ont.); Procor Ltd. c. U.S.W.A. (1990), 71 O.R. (2d) 410 (H.C.), p. 433.
(6) Le fait que le défendeur ait ou non tiré profit de sa conduite répréhensible : Claiborne Industries Ltd. c. National Bank of Canada (1989), 69 O.R. (2d) 65 (C.A.).
(7) Le fait que le défendeur savait que sa conduite répréhensible portait atteinte à un intérêt auquel le demandeur attachait une grande valeur (par exemple sa réputation professionnelle (Hill, précité)) ou à un bien irremplaçable (par exemple les arbres matures abattus par un promoteur immobilier sans scrupule dans l’affaire Horseshoe Bay Retirement Society c. S.I.F. Development Corp. (1990), 66 D.L.R. (4th) 42 (C.S.C.-B.)); voir aussi Kates c. Hall (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 322 (C.A.). A été considérée comme faisant partie de ces intérêts comportant une valeur spéciale, la capacité de reproduction d’une demanderesse, qui avait été stérilisée de façon irréversible pendant son internement dans un hôpital psychiatrique provincial, bien que, eu égard aux faits de cette affaire, aucuns dommages-intérêts punitifs n’aient été accordés (Muir c. Alberta, [1996] 4 W.W.R. 177 (B.R. Alb.)); la publication délibérée de l’identité d'un informateur (R. (L.) c. Nyp (1995), 25 C.C.L.T. (2d) 309 (C. Ont. (Div. gén.)). Dans l’affaire Weinstein c. Bucar, [1990] 6 W.W.R. 615 (B.R. Man.), le défendeur a abattu les chiens de compagnie des demandeurs, trois bergers allemands reproducteurs, qui s’étaient simplement aventurés sur la propriété du défendeur à partir d’une cour voisine. Dans cette affaire, le « bien » possédait une valeur sentimentale et irremplaçable et, contrairement aux arbres, il s’agissait de créatures douées de sensation.
(ii) Somme proportionnée au degré de vulnérabilité du demandeur
114 La vulnérabilité — financière ou autre — du demandeur et l’abus de pouvoir dont se rend coupable le défendeur en conséquence sont des facteurs très pertinents lorsqu’il y a inégalité de pouvoir. Dans l’arrêt Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226, par exemple, madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef de notre Cour) a déclaré ceci, au sujet d’un médecin qui s’était servi de son accès à des médicaments pour obtenir des faveurs sexuelles d’une patiente, à la p. 276 :
La société a un intérêt permanent à ce que la confiance dont nous investissons les médecins, tant collectivement qu’individuellement, ne soit pas employée [. . .] de manière malhonnête.
Le juge Laskin a fait une affirmation semblable dans la présente affaire, à la p. 659 :
[traduction] Il est particulièrement important de soutenir l’objectif de dissuasion dans les poursuites engagées par des assurés contre leur assureur. Les assureurs examinent chaque année des milliers de demandes d’indemnité. La société Pilot devrait être condamnée à une somme considérable au titre des dommages-intérêts punitifs pour la dissuader, ainsi que les autres assureurs, d’exploiter la vulnérabilité des assurés, lesquels sont complètement à la merci des assureurs lorsque survient une catastrophe.
115 J’ajouterais deux mises en garde sur la question de la vulnérabilité. Premièrement, en contexte commercial, ce facteur milite généralement contre l’attribution de dommages-intérêts punitifs, en particulier lorsque la cause d’action est de nature contractuelle et que le tribunal est aux prises avec la difficulté de déterminer quelle est l’entente intervenue entre les parties. La plupart des gens savent fort bien que, dans le monde des affaires, les différents acteurs poursuivent farouchement leur intérêt personnel. En l’espèce, toutefois, nous sommes en présence d’un contrat tendant à assurer la « tranquillité d’esprit » du propriétaire d’une habitation.
116 Deuxièmement, il ne faut pas oublier que les dommages‑intérêts punitifs n’ont pas un caractère compensatoire. Voilà pourquoi les troubles émotionnels allégués par l’appelante en l’espèce n’ont de pertinence que dans la mesure où ils aident à évaluer le caractère oppressif de la conduite de l’intimée. Les dommages-intérêts majorés constituent le moyen approprié pour tenir compte du préjudice moral supplémentaire causé par la conduite répréhensible ou inacceptable d’un défendeur. Autrement, il y aurait un danger de « double recouvrement » sous le chef du stress émotif, d’une part au titre de l’indemnisation et d’autre part au titre de la punition.
(iii) Somme proportionnée au préjudice — réel ou potentiel — infligé au demandeur en particulier
117 Le jury n’est ni un ombudsman ni une commission d’enquête itinérante, et le demandeur à une action civile ne joue qu’un rôle limité en tant que procureur général privé. Il serait irrationnel qu’un demandeur tire un profit inattendu et excessif de l’escroquerie d’un défendeur dont il n’aurait été qu’une victime mineure ou indirecte. Par ailleurs, la conduite malveillante et abusive d’un défendeur qui aurait par ailleurs pu causer un grave préjudice au demandeur n’est pas nécessairement excusée parce que le hasard a voulu qu’elle ne cause pas beaucoup de dommage.
(iv) Somme proportionnée au besoin de dissuasion
118 Pour rappeler à un défendeur riche et puissant ses responsabilités, il faut, selon la théorie, frapper encore plus fort. L’argument de l’appelante est que les dommages-intérêts punitifs de un million de dollars représentent moins de 1/2 de 1 pour 100 de la valeur nette de Pilot. Ce facteur est pertinent, mais son importance est limitée.
119 Les ressources financières d’un défendeur peuvent devenir un facteur pertinent dans les cas suivants : (1) celui‑ci invoque des difficultés financières; (2) les ressources financières ont un lien direct avec la conduite répréhensible du défendeur (par exemple, c’est ce qui a permis à l’Église de scientologie de soutenir pendant si longtemps sa campagne inacceptable contre le demandeur dans l’affaire Hill, précitée); (3) il existe d’autres circonstances permettant rationnellement de conclure que la condamnation d’un riche défendeur à une somme peu élevée n’aurait pas d’effet dissuasif.
120 La dissuasion est une justification importante en matière de dommages-intérêts punitifs. Elle jouerait un rôle encore plus grand en l’espèce si on avait établi que ce qui s’est produit dans ce dossier était la conduite typique de Pilot à l’endroit des titulaires de police. Aucune preuve à cet effet n’a été produite. La dissuasion demeure toutefois un facteur important, car, à l’époque pertinente, la conduite extrêmement répréhensible des cadres intermédiaires était connue de la haute direction, qui n’a rien fait pour y remédier.
121 En l’espèce, il n’était pas utile d’informer le jury que l’intimée possédait des actifs de 231 millions de dollars. Pilot était de toute évidence une société d’envergure. Le fait de communiquer des renseignements financiers précis avant que la responsabilité ne soit établie peut amener indûment le jury à conclure à tort à la responsabilité du défendeur (le message subliminal pouvant être « Que représente une demande d’indemnité de 345 000 $ pour une société valant 231 millions de dollars? »). Qui plus est, la communication préalable de renseignements sur les ressources financières prolongerait inutilement les procédures antérieures à l’instruction et mettrait prématurément l’accent sur la capacité du défendeur de supporter le coût de la sanction. Quoi qu’il en soit les tribunaux devraient hésiter à attribuer des qualités anthropomorphiques aux grandes sociétés (c.-à-d. en appliquant l’idée que la sanction doit « faire mal »).
122 Dans les cas où le juge de première instance craint que la demande en dommages‑intérêts punitifs puisse nuire à l’instruction équitable de la question de la responsabilité, il pourrait être indiqué d’entendre l’affaire en deux temps. À la lumière des faits de l’espèce, aucun préjudice n’a découlé de la procédure suivie, y compris la mention du chiffre 231 millions de dollars.
(v) Proportionnalité de la somme, même après avoir tenu compte des autres sanctions, civiles et criminelles, infligées ou susceptibles d’être infligées au défendeur pour la même conduite répréhensible
123 Les dommages-intérêts compensatoires ont également pour effet de punir. Souvent, ils constitueront la seule « punition » nécessaire. Dans la mesure où un défendeur s’est déjà vu imposer, au civil ou au criminel, d’autres mesures de châtiment, de dénonciation ou de dissuasion à l’égard de sa conduite répréhensible, la nécessité d’une sanction supplémentaire diminue et peut disparaître. Au Canada, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays de common law, l’existence d’« autres » sanctions est un facteur pertinent, mais celles‑ci ne font pas nécessairement obstacle à l’attribution de dommages-intérêts punitifs. Par exemple, l’amende prévue pourrait être disproportionnément légère par rapport au degré d’indignation que désire exprimer le jury. La conduite répréhensible en cause pourrait avoir une portée plus grande que celle prouvée dans les poursuites relatives à l’infraction criminelle ou à l’infraction d’ordre réglementaire. Il est possible que le législateur ait fixé le montant sur la base de considérations de politique générale autres que le simple fait de punir. Essentiellement, les dommages‑intérêts punitifs sont attribués « si, mais seulement si » toutes les autres sanctions ont été prises en considération et jugées insuffisantes pour réaliser les objectifs de châtiment, de dissuasion et de dénonciation. Le Conseil d’assurances du Canada intervenant a soutenu que c’est à l’organisme de réglementation compétent qu’il appartient de sanctionner les sociétés d’assurance. Rien dans le dossier d’appel n’indique que le Registrar of Insurance (maintenant le surintendant des services financiers) se soit intéressé à l’affaire avant que soit connue la somme étonnamment élevée accordée par le jury au titre des dommages-intérêts punitifs.
(vi) Somme proportionnée aux avantages que le défendeur a injustement tirés de sa conduite répréhensible
124 L’un des rôles traditionnels des dommages-intérêts punitifs consiste à faire en sorte que le défendeur ne voit pas les dommages‑intérêts compensatoires simplement comme des frais à payer pour être autorisé à agir comme bon lui semble, sans égard aux droits d’ordre juridique ou autre du demandeur. C’était le cas dans l’affaire Horseshoe Bay Retirement Society, précitée, où un promoteur immobilier avait abattu des arbres matures sur la propriété des demandeurs pour améliorer la vue à partir des lots adjacents qu’il aménageait en vue de les vendre. Le défendeur avait, semble‑t-il, calculé que le prix de vente plus élevé de ses lots excéderait toute « compensation » qu’il pourrait être tenu de verser au demandeur. Des dommages‑intérêts punitifs de 100 000 $ ont été accordés afin de réduire les profits et de dissuader d’autres promoteurs [traduction] « du même acabit » d’agir de la sorte (p. 50). Pour une affaire semblable, voir Nantel c. Parisien (1981), 18 C.C.L.T. 79 (H.C. Ont.), où le juge Galligan a dit ceci, à la p. 87 : [traduction] « . . . la justice se trouverait à dire aux riches et puissants : “Faites à votre guise, vous n'aurez qu’à dédommager le demandeur de sa perte financière réelle, obligation négligeable par rapport à votre budget” ». Dans l’affaire Claiborne Industries, précitée, la banque défenderesse a été condamnée à verser des dommages‑intérêts punitifs suffisants pour faire en sorte qu’elle ne tire pas avantage de sa conduite inacceptable (p. 106).
125 Il faut toutefois prendre soin de ne pas appliquer de façon irrationnelle le facteur des « profits injustement obtenus ». Ainsi, dans l’affaire Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd. (1994), 84 F.T.R. 197, le tribunal a ordonné à la défenderesse de rendre compte à la demanderesse de tous les profits que lui avait rapportés la contrefaçon du brevet de cette dernière, majorés des intérêts, puis il a ajouté des dommages‑intérêts punitifs de 15 millions de dollars (sans attendre la détermination du montant des profits) parce que, d’affirmer le juge Cullen, « [l]e chiffre de ventes du produit [breveté], même s’il n’a pas été quantifié, doit être énorme » et que la défenderesse était une « grande entreprise dont le chiffre d’affaire annuel atteignait 10 milliards de dollars » (p. 209). Par cette double réparation, la défenderesse s’est vue retirer deux fois les profits, une première fois par la reddition de compte et une seconde (du moins en partie) par sa condamnation au paiement des dommages-intérêts punitifs. La Cour d’appel a infirmé la décision du juge de première instance ([1996] 3 C.F. 40).
126 En l’espèce, les efforts déployés en vue de contraindre l’appelante à accepter un règlement désavantageux ayant échoué, il n’a pas été allégué que l’intimée avait tiré profit de sa conduite répréhensible.
(5) L’utilité des ratios
127 L’intimée et l’intervenant appuyant sa cause soutiennent que la somme de un million de dollars accordée au titre des dommages‑intérêts punitifs est disproportionnée parce que les dommages‑intérêts compensatoires ont finalement été évalués à environ 345 000 $. Le ratio qui en résulte, affirment-ils, est inapproprié. Cependant, il ressort clairement de ce qui a été dit jusqu’ici que la proportionnalité est une notion beaucoup plus complexe que le simple rapport entre dommages‑intérêts punitifs et dommages‑intérêts compensatoires. En outre, ce rapport ne constitue même pas l’élément le plus important, puisqu’il fait porter l’accent sur la perte subie par le demandeur plutôt que sur l’aspect auquel il devrait s’attacher, c’est-à‑dire la conduite répréhensible du défendeur. S’il faut utiliser un ratio, que doit-il mesurer? En raison du fait que les dommages‑intérêts compensatoires sont exprimés en dollars et en cents, leur côté pratique peut rendre leur utilisation tentante. Toutefois, ils sont tout à fait inadéquats dans les cas où, par exemple, la conduite inacceptable s’est (heureusement) soldée par une perte financière minime. Le préjudice potentiel et le préjudice réel constituent une mesure raisonnable de la conduite répréhensible, tout comme d’autres facteurs déjà mentionnés, notamment la motivation, la préméditation, la vulnérabilité, l’abus de position dominante et les autres amendes ou sanctions imposées. Le ratio entre les dommages-intérêts punitifs et les dommages-intérêts compensatoires ne rend compte d’aucun de ces facteurs et, bien que son application soit aisée à contrôler, son adoption masquerait l’inévitable complexité de l’analyse. De fait, son utilisation ébranlerait les principes nuancés invoqués pour justifier le concept de dommages‑intérêts punitifs. Certes, l’évaluation en dollars d’une conduite inacceptable est une tâche difficile et imprécise, mais il en va de même de la détermination de la valeur d’une fracture du crâne, de la perte de possibilités d’affaires ou d’une réputation démolie. Pourtant, les tribunaux se livrent quotidiennement à ces déterminations dans le cadre du calcul des dommages‑intérêts compensatoires, sans recourir à des formules ou règles arbitraires comme des ratios.
(6) Conclusion relative à la « rationalité »
128 Je n’aurais pas accordé des dommages‑intérêts punitifs de un million de dollars en l’espèce, mais j’estime que cette somme respecte les limites rationnelles à l’intérieur desquelles le jury doit être libre d’agir. Cette somme n’est pas disproportionnée au point d’outrepasser les limites de la rationalité. Elle ne dépasse pas l’objectif visé par son attribution. J’ai déjà exposé les motifs qui justifient cette opinion.
129 Le jury a appliqué le principe « si, mais seulement si », selon lequel des dommages‑intérêts punitifs ne doivent être accordés que « si, mais seulement si » les dommages‑intérêts compensatoires sont insuffisants. La formulation et l’ordre des questions soumises au jury ont obligé celui-ci à se pencher d’abord sur l’indemnisation au titre de la perte de la maison (valeur de reconstruction ou valeur en espèces), de son contenu et des frais additionnels de subsistance et de logement de l’appelante. Suivant les instructions qu’il avait reçues, ce n’est qu'après avoir examiné ces points que le jury devait aborder la dernière question, soit celle des dommages‑intérêts punitifs. Les jurés étaient clairement au fait que les dommages‑intérêts compensatoires pourraient fort bien constituer une sanction suffisante pour empêcher la répétition de la conduite répréhensible et dissuader autrui de s’y livrer. De toute évidence, ils ont conclu que, en l’espèce, les dommages‑intérêts compensatoires (345 000 $) ne permettaient pas de réaliser ces objectifs. Cette somme ne dépassait pas celle que l’intimée s’était contractuellement engagée à payer aux termes de la police d’assurance. L’inégalité du rapport de force était un facteur très pertinent dans la présente affaire. Pilot se targue d’être en mesure de guider les gens à [traduction] « bon port ». Dans sa publicité, l’assureur se décrit comme [traduction] « Votre Pilote » et fait notamment l’affirmation suivante :
[traduction] Depuis près de 75 ans, la mission de Pilot Insurance Company est de conduire des gens comme vous à bon port.
Comme l’indique le portrait que la société Pilot brosse d’elle‑même, la tranquillité d’esprit est l’argument qu’invoquent les assureurs pour vendre leurs contrats d’assurance et la raison qui incite les membres du public à les acheter. Plus la perte est catastrophique, plus l’assuré risque de se trouver financièrement à la merci de l’assureur et plus il peut lui être difficile de contester un refus illégitime de verser l’indemnité demandée. La dissuasion est nécessaire. En raison de l’obligation qu’avait Pilot d’agir de bonne foi, la tranquillité d’esprit de l’appelante aurait dû être l’objectif de Pilot, qui n’aurait pas dû accroître la vulnérabilité de cette dernière comme tactique de négociation. C’est cette situation de dépendance et de vulnérabilité que Pilot a exploitée de façon inacceptable en l’espèce. Le jury a, semble‑t-il, décidé qu’un vigoureux message de châtiment, de dissuasion et de dénonciation s’imposait, et il a donné ce message.
130 L’intimée souligne qu’il n’y a aucune preuve que la présente affaire est un exemple de stratégie commerciale délibérée, plutôt qu’un cas isolé de dossier mal mené qui a dérapé. C’est exact, mais il est également vrai que Pilot a décidé de ne pas présenter de preuve expliquant pourquoi le dossier a dérapé et précisant les mesures, s’il en est, qui ont été prises pour prévenir toute récurrence.
131 L’intimée fait également valoir qu’elle n’a en définitive tiré aucun avantage financier de sa conduite répréhensible. Il se peut que cela aussi soit vrai, mais, si c’est le cas, ce n’est pas faute d’avoir essayé. De toute évidence, l’intimée espérait, par cette guerre d’usure, amener l’appelante à régler à rabais. C’est en tout cas ce qu’indique la lettre précitée de M. Crabbe, en date du 9 juin 1994. Si elle n’y est pas parvenue, c’est dans une large mesure grâce à l’avocat de l’appelante, qui a pris en charge une demande d’indemnité vigoureusement contestée, qui a donné lieu à un procès devant jury de huit semaines, et ce pour le compte d’une cliente pratiquement sans ressources financières et qui, sans l’intervention de son cabinet, aurait pu clairement se faire forcer la main par l’intimée.
132 Bien que, comme je l’ai dit plus tôt, je ne considère pas que le critère du « ratio » soit un indice de rationalité adéquat, le ratio entre les dommages‑intérêts punitifs et les dommages-intérêts compensatoires serait, en l’espèce, égal à trois (si l’on tient compte uniquement de l’indemnité d’assurance de 345 000 $), ou inférieur à deux (si l’on considère que l’indemnité totale est composée de cette somme majorée des dépens calculés sur la base procureur-client). De l’une ou l’autre façon, le ratio se situe bien à l’intérieur des limites considérées comme « rationnelles » par la jurisprudence.
133 Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont reconnu que les dommages‑intérêts punitifs ne sont pas des dommages-intérêts « généraux » et que les cours d’appel « disposent d’une latitude et d’une discrétion beaucoup plus grandes » (Hill, précité, par. 197) à l’égard des premiers qu’à l’égard des seconds. Si le tribunal estime que la décision d’accorder des dommages-intérêts punitifs ou le quantum de ceux-ci est irrationnel, il lui incombe d’intervenir.
134 C’est l’opinion qu’a exprimée la majorité de la Cour d’appel sous la plume du juge Finlayson. L’appelante reproche au juge d’avoir appliqué un critère fondé sur l’idée que les dommages‑intérêts étaient [traduction] « tout simplement trop élevé[s] » (p. 661). Il est vrai qu’il estimait leur quantum trop élevé, mais cette observation doit être interprétée au regard des autres commentaires qu’il a faits dans ses motifs. Le juge Finlayson a conclu [traduction] « que rien ne justifiait de s’écarter si radicalement des précédents » (p. 661-662), dans lesquels les sommes accordées allaient de 7 500 $ à 15 000 $. Selon lui, la détermination de la somme appropriée à accorder au titre des dommages‑intérêts punitifs nécessite la « mise en balance de facteurs tels ceux énumérés par le juge Blackmun » (p. 667) dans l’arrêt Pacific Mutual Life Insurance, précité. Le juge Finlayson a examiné [traduction] « l’étendue du caractère répréhensible de la conduite de la défenderesse » (p. 666) et il a conclu ainsi à cet égard : « [l]a présente affaire ne révèle pas la présence d’une malveillance insidieuse, pernicieuse et obstinée au point de justifier une somme aussi considérable » (p. 666).
135 Relativement aux précédents jurisprudentiels, il faut se rappeler que l’avocat qui représentait l’intimée en première instance s’est opposé à ce qu’on mentionne au jury quelque échelle ou « fourchette » de sommes appropriées. Peut‑être de tels renseignements auraient-ils influé sur l’opinion du jury. L’intimée elle-même semble avoir été peu impressionnée par les sommes accordées antérieurement au titre des dommages-intérêts punitifs. Dans le mémoire soumis par son avocat, on peut lire ceci, au sujet de la lettre de M. Crabbe datée du 9 juin 1994 : [traduction] « Toutefois, il convient également de signaler que M. Crabbe tentait clairement de dissiper les inquiétudes de Pilot au sujet de la prétention de mauvaise foi formulée par les Whiten, à une date où les sommes que des sociétés d’assurance avaient été condamnées à verser au titre des dommages‑intérêts punitifs allaient de 7 500 et 15 000 $ .» Il est possible que les inquiétudes de Pilot aient été faciles à dissiper, puisque le risque envisagé au titre des dommages-intérêts punitifs s’élevait seulement à 15 000 $.
136 L’intimée oppose que, avant le jugement rendu dans la présente affaire, la somme la plus élevée à laquelle un assureur avait été condamné pour cause de mauvaise foi était 50 000 $. Toutefois, avant la confirmation de la somme de 800 000 $ accordée au titre des dommages‑intérêts punitifs dans l’arrêt Hill, précité, la somme la plus élevée qui avait été versée jusque‑là en matière de diffamation se chiffrait à 50 000 $ : Westbank Band of Indians c. Tomat, [1989] B.C.J. No. 1638 (QL) (C.S.). L’un des avantages de l’institution du jury est qu’elle permet au droit d’être en prise directe sur la réalité, notamment la réalité économique.
137 L’aspect central des motifs du juge Finlayson était la nécessité de prêter attention à la [traduction] « mise en balance des facteurs » (p. 667), en particulier « l’étendue du caractère répréhensible de la conduite de la défenderesse » (p. 666). Il y avait des éléments de preuve étayant cette opinion, mais il y en avait aussi au soutien de l’opinion contraire exprimée en dissidence par le juge Laskin (à la p. 659) :
[traduction] . . . Pilot a agi de façon malveillante et méchante en maintenant pendant deux ans une grave accusation d’incendie criminel, malgré l’opinion de l’expert en sinistres et des autres experts qu’elle avait engagés selon laquelle l’incendie était accidentel. Elle a abusé du rapport de force manifestement inégal qui caractérisait sa relation avec l’assurée en refusant de régler une demande d’indemnité qu’elle savait ou aurait certainement dû savoir valide, allant même jusqu’à cesser de payer le loyer afférent au chalet loué par les Whiten. Elle s’est servie de sa situation financière dominante pour tenter de forcer les Whiten à accepter un compromis ou même à abandonner leur demande. De fait, pendant les deux années ou presque que la demande d’indemnité est demeurée impayée, Pilot a fait fi des droits des Whiten.
138 En toute déférence, il me semble que cette divergence d’opinions entre trois juges de cour d’appel très expérimentés porte précisément sur les questions de fait et inférences à en tirer qui ont été laissées à l’appréciation du jury. J’hésiterais à qualifier non seulement d’erronée, mais également d’« irrationnelle », l’opinion mûrement réfléchie de tout juge d’appel éminent et expérimenté.
139 De plus, le juge de première instance qui a entendu toute la preuve s’est évertué à expliquer que, bien qu’élevée, la somme accordée était raisonnable. Elle était rationnelle. Il a ensuite ajouté au fardeau de Pilot une somme de plus de 320 000 $ au titre des dépens calculés sur la base procureur-client.
140 Ayant conclu, non sans certaines hésitations, que les directives du juge de première instance au jury avaient été adéquates et, compte tenu du fait qu’il n’a pas été démontré de façon convaincante que la décision subséquente du jury d’accorder des dommages‑intérêts punitifs et le quantum de ceux-ci étaient irrationnels, je confirmerais la somme adjugée à ce titre.
IV. Conclusion
141 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi principal et de rétablir la somme de un million de dollars accordée par le jury au titre des dommages‑intérêts punitifs, avec dépens devant notre Cour et devant la Cour d’appel sur la base partie‑partie.
142 Le pourvoi incident de l’intimée contestant l’attribution de toute somme au titre des dommages‑intérêts punitifs est rejeté avec dépens en faveur de l’appelante, également sur la base partie‑partie.
Version française des motifs rendus par
143 Le juge LeBel (dissident quant au pourvoi principal) — Le présent pourvoi soulève d’importantes questions relativement aux fonctions que doit jouer le droit de la responsabilité civile délictuelle, au rôle des dommages-intérêts punitifs dans cette branche du droit et à la révision des sommes accordées par les jurys à ce titre. En toute déférence, je ne peux souscrire aux motifs du juge Binnie et à la solution qu’il propose à l’égard du pourvoi principal. Je reconnais que la mauvaise foi dont la société Pilot Insurance Company (ci-après « Pilot » ou « Pilot Insurance ») a fait preuve dans le traitement de la demande d’indemnité jusqu’au procès et durant celui-ci justifie amplement d’accorder des dommages-intérêts punitifs, mais une somme de un million de dollars dépasse de beaucoup les limites rationnelles et appropriées de ce type de sanction, en particulier dans une affaire qui était initialement un problème de droit des contrats. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont fixé les dommages-intérêts punitifs à une somme compatible avec la nature et l’objet de cette sanction en droit de la responsabilité civile délictuelle et ils étaient amplement justifiés de modifier le verdict du jury. À cet égard, je souscris substantiellement aux motifs exposés par le juge Finlayson de la Cour d’appel.
144 Je n’entends pas, dans les présents motifs, passer en revue tous les faits générateurs du présent litige. Mon collègue les a exposés de façon détaillée et je n’en ferai mention que lorsqu’un aspect particulier du pourvoi l’exigera.
1. Les dommages-intérêts punitifs et les fonctions du droit de la responsabilité civile délictuelle
145 En l’espèce, la demanderesse a pris action afin d’être indemnisée, en application d’une police d’assurance-habitation, à l’égard d’une perte d’environ 345 000 $. Elle n’a pas demandé de dommages-intérêts majorés, mais elle a réclamé des dommages-intérêts punitifs. À l’issue du procès, elle a obtenu le montant intégral de la perte réellement subie, ainsi que ses dépens établis sur la base procureur-client et des dommages-intérêts punitifs équivalant à peu près au triple de sa perte.
146 Le droit de la responsabilité civile délictuelle remplit diverses fonctions. Bien que la dissuasion et la dénonciation jouent encore un rôle dans cette branche du droit, la fonction principale du droit de la responsabilité civile délictuelle, depuis qu’il s’est détaché du droit pénal au Moyen‑Âge, a été l’indemnisation ou la réparation (voir A. M. Linden, La responsabilité civile délictuelle (6e éd. 2001), vol. 1, p. 4-8).
147 L’objet de cette partie de notre système juridique demeure l’indemnisation des pertes subies et rien d’autre :
Il ressort des principes généraux sous-jacents à notre système d’attribution de dommages‑intérêts qu’un demandeur devrait être dédommagé pleinement et équitablement de manière à le mettre dans la situation où il se serait trouvé n’eût été la perpétration du délit civil, pour autant que cela puisse se faire pécuniairement.
(Ratych c. Bloomer, [1990] 1 R.C.S. 940, p. 981, madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef de notre Cour); voir aussi Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570, par. 70, le juge Binnie.)
148 En l’espèce, la somme accordée au titre des dommages-intérêts déroge considérablement à ce principe. Elle tend à bouleverser le droit de la responsabilité civile délictuelle. Elle fait d’un point qui aurait dû demeurer un aspect incident d’une affaire contractuelle la question centrale du litige. La punition, et non plus l’indemnisation, devient l’objet principal de l’action. Peut-être qu’à quelque moment dans le futur un tel changement s’inscrira dans un vaste mouvement social et intellectuel de privatisation du droit criminel, en harmonie avec l’évolution générale de la société. Pour le moment, toutefois, sans vouloir être alarmiste, l’attribution d’une telle somme risque de modifier sensiblement ce qui paraît avoir été jusqu’ici le rôle approprié du droit de la responsabilité civile délictuelle.
149 Il ne servirait à rien, dans les présents motifs, d’examiner les controverses qui entourent la question des dommages-intérêts punitifs. Malgré les réserves qui ont pu à l’occasion être émises dans la doctrine ou la jurisprudence sur la place de cette sanction en droit de la responsabilité civile délictuelle, le droit canadien en la matière reconnaît maintenant qu’une action privée en responsabilité peut, dans les cas appropriés, entraîner une condamnation au versement de dommages-intérêts punitifs. De tels dommages-intérêts peuvent même être accordés en matière contractuelle, si on établit l’existence d’une faute indépendante donnant ouverture à action. (Voir Vorvis c. Insurance Corp. of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, p. 1104; Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, par. 79, le juge Iacobucci.)
150 Bien que le recours à cette réparation semble admettre une certaine souplesse, lorsque la décision d’accorder des dommages-intérêts punitifs s’impose, cette décision et la détermination du quantum doivent néanmoins servir des fins rationnelles et constituer une réponse proportionnée à la conduite des défendeurs et au préjudice qu’elle a causé. De plus, comme on le voit en l’espèce, lorsque cette question est soumise au jury dans une affaire civile, celui-ci doit être adéquatement instruit de la nature et des objectifs des dommages‑intérêts punitifs, ainsi que des conditions qui doivent être réunies pour qu’ils puissent être accordés.
2. Rationalité et proportionnalité
151 Je partage l’opinion du juge Binnie au sujet des principes fondamentaux qui régissent les dommages-intérêts punitifs. Les considérations clés demeurent la rationalité et la proportionnalité de la décision accordant de tels dommages-intérêts. La notion de rationalité tire son fondement de la nature du droit de la responsabilité civile délictuelle, de son évolution historique et des fonctions que remplit ce droit aujourd’hui dans la société moderne. D’abord et avant tout, il ne faudrait pas que, dans certains cas, la détermination du quantum des dommages‑intérêts entraîne la confusion des principes du droit criminel et de ceux du droit privé, étant donné que les dommages‑intérêts punitifs et les sanctions criminelles s’attachent principalement à la conduite du défendeur ou de l’accusé. L’objectif premier des dommages-intérêts punitifs demeure non pas la réparation de la perte ou du préjudice subi par la victime, mais le maintien de l’ordre et la réparation du tort causé au bien public et à la paix sociale.
152 À l’époque où la justice du roi ne s’appliquait pas toujours dans l’ensemble du royaume, la réparation en cas de préjudice ou dommages causés, selon le cas, à une personne ou un bien était soit l’infliction d’un châtiment soit la condamnation à une sanction substitutive, habituellement le paiement d’une indemnité. À titre d’exemple, pendant la période anglo-saxonne en Angleterre, le droit comptait peu de crimes entraînant uniquement la peine capitale. Dans la plupart des cas, deux types de sanction s’appliquaient. D’une part, le droit prévoyait un régime de vengeance autorisant la victime ou, à défaut, sa famille à exercer des représailles contre l’auteur du tort, en application d’un principe analogue à la loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent »). D’autre part, comme on considérait généralement peu souhaitable de laisser des vendettas se poursuivre indéfiniment, il s’est élaboré un système d’indemnisation pourvoyant à la réparation des crimes par le versement d’une somme d’argent à la victime ou à sa famille, en fonction du genre d’acte commis et de la classe sociale de la victime ou de son rang. Les sommes à payer étaient même codifiées et souvent appelées wergeld ou prix du sang (voir C. Hibbert, The Roots of Evil : A Social History of Crime and Punishment (1963), p. 3-5; W. J. V. Windeyer, Lectures on Legal History (2e éd. rév. 1957), p. 17). Au Moyen-Âge, une distinction claire s’est établie entre les plaids de la Couronne (pleas of the Crown), qui donnaient lieu à une action criminelle, et les plaids communs (common pleas), qui étaient des actions en dommages-intérêts. C’est ainsi que s’est opérée la séparation du droit criminel et du droit de la responsabilité civile (voir Windeyer, op. cit., p. 63), le premier étant axé sur la répression du crime et la protection du public et le second sur la réparation des pertes subies par la victime d’un délit civil déterminé. Depuis, en common law, la responsabilité civile délictuelle est considérée principalement comme un mécanisme d’indemnisation. Sa structure fondamentale demeure néanmoins fondée sur le principe de la justice réparatrice, bien que des questions de politique générale puissent quelquefois peser assez lourd dans l’issue d’une affaire donnée, par exemple si celle-ci met en cause le délit civil de négligence. (Voir, par exemple, Edwards c. Barreau du Haut-Canada, [2001] 3 R.C.S. 562, 2001 CSC 80; Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537, 2001 CSC 79; Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2.)
153 Une action privée en responsabilité civile délictuelle vise ordinairement à réparer le tort causé à un demandeur déterminé par un défendeur donné. Voilà pourquoi, en droit de la responsabilité civile délictuelle, [traduction] « [d]e simples rumeurs de négligence, si l’on peut dire, ne suffisent pas » (Pollock, Torts, 11e éd., p. 455, cité dans Palsgraf c. Long Island R. Co., 162 N.E. 99 (N.Y. 1928), le juge en chef Cardozo). La responsabilité du défendeur et le droit du demandeur à une indemnité n’existent pas de manière indépendante. À cet égard, une obligation d’origine délictuelle possède un caractère tout aussi relationnel qu’une obligation contractuelle : [traduction] « non seulement le défendeur lié par contrat doit-il exécuter l’acte qu’il s’est engagé à accomplir, mais cette exécution est due à un demandeur donné » (E. Weinrib, The Idea of Private Law (1995), p. 52).
154 Compte tenu de la nature relationnelle de la faute commise par le défendeur à l’endroit du demandeur, les mesures de réparation choisies par les tribunaux doivent être compatibles avec cette caractéristique fondamentale. Le défendeur doit verser des dommages‑intérêts au demandeur afin de réparer, dans toute la mesure du possible, le tort qu’il lui a causé. En règle générale, ce principe régit la détermination du quantum des dommages-intérêts. Eu égard aux limites prévues par les principes de politique juridique pertinents ou les conditions applicables au recouvrement de dommages-intérêts pour certains délits civils particuliers, la somme accordée doit correspondre à ce qui est nécessaire pour replacer le demandeur dans la situation où il se serait trouvé, n’eût été la faute du défendeur. Ce principe de justice réparatrice s’applique plus facilement dans les affaires où la perte est relativement facile à quantifier. Dans d’autres domaines du droit, l’indemnisation demeure, au mieux, une approximation fondée le plus souvent sur une estimation raisonnable de la nature ou de l’étendue des conséquences d’une faute donnée. En matière de préjudice corporel, ce problème est bien connu et il continue de défier à peu près tous les efforts déployés pour trouver des solutions claires et logiques. Même dans de tels cas cependant, la préoccupation principale reste la même. Si la justice parfaite reste un idéal hors d’atteinte pour les tribunaux, le droit de la responsabilité civile tend néanmoins à indemniser aussi complètement que possible les pertes réelles causées par un défendeur déterminé à un demandeur donné.
155 Dans l’élaboration des principes régissant l’indemnisation des pertes économiques, les méthodes analytiques adoptées par la Cour depuis l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, reflètent la nature relationnelle des délits civils en common law. Le souci d’encadrer l’indemnisation des pertes en recourant aux concepts du lien étroit et de la prévisibilité fait ressortir l’importance du principe fondamental selon lequel le droit de la responsabilité civile délictuelle ne repose pas sur une responsabilité générale envers la société ou envers des catégories indéterminées de demandeurs, mais sur l’obligation d’indemniser adéquatement les victimes qui établissent un lien suffisamment étroit avec l’auteur du délit.
156 En raison de cette nature relationnelle du droit de la responsabilité civile délictuelle, il n’est pas aisé d’intégrer les dommages‑intérêts punitifs au cadre général de cette branche du droit, quel qu’il soit. La question des dommages-intérêts punitifs est prise en considération à un stade de l’action où, en principe, le plaignant a prouvé avoir subi un tort et a été indemnisé aussi complètement que le droit le permet, en vue de le replacer dans la situation où il se trouvait avant le délit. Les dommages-intérêts punitifs s’ajoutent donc aux autres réparations sans qu’il soit besoin de les rattacher à un chef de réclamation précis. Par ailleurs, ils peuvent refléter des préoccupations sociales différentes et plus larges, lesquelles reflètent à leur tour le rôle de ce type de dommages-intérêts dans le droit, rôle qui consiste à punir et non à indemniser. D’une certaine manière, les dommages-intérêts compensatoires peuvent avoir pour effet de punir le défendeur, du fait qu’il a été jugé coupable d’un manquement à une obligation légale, qu’on lui ordonne d’indemniser le demandeur et qu’il a dû subir les inconvénients d’un procès et, dans certains cas, l’humiliation attachée à la publicité négative qui accompagne une action en justice. De fait, une condamnation à des dommages‑intérêts généraux peut en soi constituer une punition suffisante. Il ne s’ensuit toutefois pas qu’une action en justice agit au premier chef comme une sanction, sa nature compensatoire demeure. Les dommages-intérêts punitifs diffèrent de façon marquée des autres formes de dommages-intérêts en ce que, comme l’a souligné le professeur Feldthusen, leur seule raison d’être est de punir. À cet égard, même les dommages-intérêts majorés se distinguent des dommages-intérêts punitifs (voir B. Feldthusen, « Recent Developments in the Canadian Law of Punitive Damages » (1990), 16 Rev. can. d. comm. 241).
157 Les dommages-intérêts majorés servent l’objectif réparateur classique de la common law, savoir la réparation intégrale des atteintes qui ont été portées aux intérêts du demandeur et qui ne sont pas compensables adéquatement par des dommages-intérêts ordinaires. Les dommages-intérêts punitifs ne visent pas la perte mais la conduite. (Voir Vorvis, précité, p. 1098-1099; Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 196.) Il faut donc examiner la faute du défendeur directement et séparément, pour en apprécier la gravité et déterminer, en conséquence, la sévérité de la sanction requise. Les autres formes de dommages-intérêts s’attachent à la perte subie par le demandeur, alors que les dommages-intérêts punitifs visent essentiellement l’étendue du caractère répréhensible des actes du défendeur.
158 Les difficultés inhérentes à la nature des dommages‑intérêts punitifs ont fait naître des doutes quant au rôle qui leur revient dans le droit de la responsabilité civile délictuelle. Certains critiques ont d’ailleurs estimé qu’ils n’y avaient pas leur place, les assimilant à une certaine forme de justice primitive. (Voir Cassell & Co. c. Broome, [1972] A.C. 1027 (H.L.), p. 1087, lord Reid.) Au Canada, dans notre système de justice moderne, les dommages-intérêts punitifs jouent, on le sait, un rôle dans le droit de la responsabilité civile. Néanmoins, comme toute autre institution juridique, les dommages-intérêts punitifs doivent répondre à une fin et à une préoccupation déterminables, qui permettent de définir le rôle qui leur revient. Le fait d’attribuer à ces dommages-intérêts un objectif central de dissuasion générale pose problème si cette forme de réparation est appelée à rester un élément utile du droit de la responsabilité civile délictuelle, car leur utilisation pourrait transformer certaines parties de ce droit en une sorte de droit criminel privé, qui ne serait pas assorti de toutes les garanties procédurales et exigences en matière de preuve que l’on est venu à associer avec le temps au système de justice pénale.
3. Le contexte de l’attribution des dommages-intérêts punitifs
159 À ce stade-ci de mes motifs, je dois délaisser l’analyse des principes pour examiner certains faits de l’affaire. Je vais essayer de déterminer quel objectif social général pourrait servir l’attribution d’une somme substantielle au titre des dommages-intérêts punitifs. À l’origine, la présente affaire était un litige fondé sur un contrat d’assurance-habitation. L’assurée a eu la malchance de tomber sur un assureur infernal. Loin de trouver auprès de celui-ci la tranquillité d’esprit et d’obtenir un règlement juste et rapide de sa demande d’indemnité, elle s’est plutôt heurtée à l’entêtement et à la mauvaise foi. Il n’a toutefois été produit aucune preuve indiquant que cette conduite survient régulièrement dans le cours des activités de Pilot. Il semble s’agir davantage d’un dossier isolé mal mené par un gestionnaire trop zélé, secondé par un avocat qui ne paraît pas avoir bien compris la nature des obligations qui lui incombent en qualité d’officier de justice et de membre en règle du Barreau du Haut-Canada. De fait, ce qu’on désigne au par. 16 des motifs de mon collègue comme étant une concession, dans le mémoire de l’intimée, que la haute direction de l’assureur était parfaitement au fait de ce qui se passait dans la réclamation présentée par les Whiten est la description de la filière hiérarchique. Ni cette soi-disant concession ni la preuve évoquée au par. 17 du mémoire de Pilot n’établissent que la haute direction de l’entreprise savait concrètement que la réclamation des Whiten était mal menée par le gestionnaire local de Pilot et par l’avocat retenu par celui-ci. On n’a pas non plus prétendu qu’un tel comportement serait monnaie courante dans le secteur de l’assurance en Ontario ou ailleurs au Canada.
160 Quelles fins serviraient donc des dommages‑intérêts punitifs dans un tel contexte et, une fois ces fins déterminées, quelle serait la somme raisonnable et proportionnée? D’aucuns peuvent penser que la perspective d’une condamnation à des dommages-intérêts punitifs aurait pour effet d’inspirer la crainte aux obsédés du bilan qui pourraient hanter les sous-sols des sièges sociaux des sociétés d’assurance. Le terrible glaive de la justice pourrait s’abattre promptement sur une entreprise habituée de fermer les yeux sur les abus de ses cadres intermédiaires. En l’absence d’éléments de preuve relatifs à quelque faille de la culture d’entreprise de Pilot ou aux problèmes ou maux particuliers, s’il en est, qui affligeraient le secteur de l’assurance, il ne reste que le désir de punir adéquatement certains actes — mauvaise foi et traitement inéquitable — d’un gestionnaire d’une société d’assurance et d’un avocat représentant celle-ci. (Comme le souligne également mon collègue, cette observation ne s’applique pas à l’avocat qui a représenté Pilot devant la Cour d’appel et devant notre Cour.)
161 En l’espèce, il semble que les dommages-intérêts punitifs aient pour seule fin, de surcroît restreinte, de punir la mauvaise foi dont l’assureur a fait montre dans l’exécution des obligations qui lui incombaient en vertu d’un contrat requérant la bonne foi réciproque des parties. L’assureur doit indemniser ses assurés dans les meilleurs délais. Il a certes le droit, et même le devoir, de faire enquête sur ces demandes, mais il doit le faire de façon équitable et diligente. L’assuré, quant à lui, doit produire sa demande d’indemnité rapidement et déterminer ses pertes aussi précisément que possible. Compte tenu de la nature du contrat, la mauvaise foi peut constituer une faute donnant ouverture à action et exposer son auteur à la rigueur d’une condamnation au versement de dommages‑intérêts punitifs. La difficulté consiste à fixer adéquatement le quantum de tels dommages-intérêts, d’une manière compatible avec les objectifs fondamentaux du droit de la responsabilité civile délictuelle. Dans le présent pourvoi, les dommages-intérêts punitifs doivent avant tout refléter l’objectif limité que circonscrivent les faits particuliers de l’affaire. Il faut également qu’ils reflètent la nature relationnelle du droit de la responsabilité civile délictuelle, bien que, à l’occasion, de tels dommages-intérêts puissent être envisagés comme une mesure de dissuasion générale. (Voir Hill, précité, par. 196, le juge Cory; Vorvis, précité, p. 1108, le juge McIntyre.) Toutefois, le besoin de dissuasion générale est loin d’être évident en l’espèce. Comme il doit exister un lien suffisant entre la conduite reprochée et les dommages-intérêts, le montant de ceux-ci doit correspondre étroitement à la conduite répréhensible de l’intimée. Une considération importante en l’espèce est la nature du litige, qui a pris naissance dans le contexte de rapports contractuels concernant des intérêts économiques bien définis et non, comme ce serait le cas dans une action en diffamation, des intérêts d’ordre moral ou ayant trait à la dignité de la personne. De plus, les solutions aux pratiques inquiétantes observées dans un secteur d’activités donné devraient être apportées par le truchement des régimes de réglementation ou régimes pénaux applicables et non en accordant au hasard des dommages‑intérêts punitifs. (Voir Commission de réforme du droit de l’Ontario, Rapport sur les dommages-intérêts exemplaires (1991), p. 37.)
162 La fonction punitive du droit ne devrait pas jouer un rôle important dans les litiges portant sur des dommages causés à des biens ou à des intérêts économiques. L’attribution d’une somme égale au triple environ du montant de l’indemnité accordée pour la perte d’un bien visé par un contrat d’assurance ne remplit aucune fonction rationnelle. Malgré la satisfaction morale susceptible de découler du rappel à l’ordre bien senti qui est donné à une société d’assurance et à quelques cadres intermédiaires malavisés, la décision du jury ne favorise pas vraiment l’application de pratiques de gestion saines et équitables dans le secteur de l’assurance. Cette décision ne satisfait pas au critère de la rationalité, étant donné qu’elle a pour seule fin de punir adéquatement la mauvaise foi et le traitement inéquitable dont se sont rendus coupables des employés de Pilot ainsi que l’avocat de celle-ci. Elle ne corrige aucune pratique répandue dans le secteur de l’assurance, pas plus qu’elle ne tend à la restitution de profits injustement réalisés. La punition excède de beaucoup les pertes économiques ou matérielles susceptibles d’avoir été causées par l’inexécution du contrat. Dans des affaires de ce genre, le critère de la proportionnalité exige que les tribunaux recourent avec circonspection aux dommages‑intérêts punitifs et que le quantum de ceux‑ci n’excède pas de façon substantielle les dommages-intérêts accordés au titre du préjudice causé aux biens ou aux intérêts économiques, y compris les dommages-intérêts majorés réclamés.
4. Modération du quantum
163 Bien que les tribunaux canadiens n’aient pas imposé formellement des plafonds à l’égard des dommages-intérêts punitifs, la nature discrétionnaire de la décision d’accorder de tels dommages‑intérêts et la difficulté de fixer rationnellement le quantum de ceux-ci indiquent qu’il y a lieu de fournir aux jurys des directives adéquates sur les facteurs et méthodes à utiliser pour s’acquitter de la difficile tâche d’arrêter la somme des dommages-intérêts punitifs. À mon humble avis, c’est exactement ce problème que la Cour d’appel de l’Ontario a cherché à régler. Le juge Finlayson a non seulement décidé que le quantum des dommages‑intérêts punitifs était trop élevé, mais qu’il l’était au point d’être déraisonnable et de commander l’intervention de la Cour d’appel. La majorité de la Cour d’appel a arrêté une somme qui paraît raisonnable et proportionnée, et qui sanctionne de façon non négligeable la mauvaise foi de Pilot sans compromettre le juste équilibre entre les fonctions compensatoire et punitive du droit de la responsabilité civile délictuelle.
164 En outre, la souplesse et le pouvoir discrétionnaire ne sont pas les seuls facteurs pertinents dans l’élaboration des règles applicables en matière de dommages‑intérêts. Lorsque, en raison de la nature des dommages subis, il est difficile pour le jury d’établir le quantum approprié, par exemple dans le cas des pertes non pécuniaires et des préjudices corporels, il faut également incorporer un certain degré de prévisibilité et de cohérence à l’analyse. À cet égard, il convient de rappeler que notre Cour a jugé nécessaire d’imposer des plafonds formels ou, si l’on peut dire, une « ligne de démarcation nette ». Dans la trilogie jurisprudentielle de 1978 — Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267, et Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287, p. 334 —, la Cour a imposé un plafond de 100 000 $, indexé sur l’inflation, à l’égard des dommages-intérêts accordés pour compenser les pertes non pécuniaires. La Cour a maintenu ce plafond depuis. De fait, en 1995, le juge Sopinka a écrit que « la trilogie a fixé, en tant que règle de droit, une limite aux dommages-intérêts non pécuniaires » (voir l’arrêt ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674, par. 114). Dans l’affaire Andrews, précitée, p. 260-261, le juge Dickson (plus tard Juge en chef de notre Cour) a conclu que la difficulté que présentait la détermination des pertes non pécuniaires exigeait l’établissement d’une limite juste et raisonnable :
Mais cette réparation diffère qualitativement de l’indemnisation des pertes pécuniaires. Le bonheur et la vie n’ont pas de prix. L’évaluation monétaire des pertes non pécuniaires est plus un exercice philosophique et social qu’un exercice juridique ou logique. L’indemnité doit être équitable et raisonnable, l’équité étant mesurée à l’aide des décisions antérieures; mais l’indemnité est aussi nécessairement arbitraire ou conventionnelle. Le préjudice n’est pas intégralement réparable en argent.
(Voir également l’arrêt Arnold, p. 331, le juge Spence.)
165 En définitive, on a considéré que la fixation de limites à l’égard de telles réclamations ne constituait pas une injustice à l’endroit des demandeurs. Le fait d’accorder, au titre des dommages-intérêts punitifs, une somme qui n’excède pas de façon substantielle la perte économique réelle, lorsque cette perte vise principalement des biens et des intérêts économiques, conserve à cette forme de dommages-intérêts la place qui lui revient au sein du droit de la responsabilité civile délictuelle. Cette façon de faire permet en outre d’éviter de porter atteinte à la structure de cette branche du droit et à sa fonction essentielle.
5. Le rôle du jury
166 Dans les circonstances de la présente affaire, le fait que ce soit un jury qui ait accordé les dommages-intérêts punitifs ne soustrait pas cette décision au pouvoir de contrôle des juridictions d’appel. Comme le dossier l’indique, les jurés eux-mêmes éprouvaient de la difficulté à déterminer la somme appropriée à accorder au titre des dommages-intérêts punitifs. Ils ont demandé des directives supplémentaires, mais le juge de première instance s’en est tenu aux « directives sommaires » qu’il leur avait données dans son exposé. En conséquence, le jury a abouti à une somme que n’aurait pas accordée mon collègue mais qui, d’affirmer ce dernier, serait en deçà de la limite supérieure acceptable. La Cour d’appel n’a fait que s’acquitter de son devoir en modifiant cette somme. Un verdict qui ne respecte pas les conditions de proportionnalité et de rationalité doit être révisé en appel.
167 Certaines règles de pratique qui ont été appliquées en l’espèce au procès peuvent également se révéler sources de problèmes. En effet, sauf dans les affaires portant sur des lésions corporelles, conformément à la pratique actuellement suivie en Ontario le juge n’informe pas le jury de la fourchette des sommes déjà accordées au titre des dommages‑intérêts si un des avocats s’y oppose. (Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 118; Holmested and Watson : Ontario Civil Procedure (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. CJA-242; Caron c. Chodan Estate (1992), 58 O.A.C. 173, p. 175, madame le juge Arbour (maintenant juge de notre Cour); P. G. Vogel, Cohen Melnitzer’s Civil Procedure in Practice (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. 12‑20; Gray c. Alanco Developments Ltd., [1967] 1 O.R. 597 (C.A.); Howes c. Crosby (1984), 45 O.R. (2d) 449 (C.A.).)
168 Les problèmes qui sont survenus dans la présente affaire démontrent qu’il aurait été utile de renseigner les jurys sur la fourchette des sommes déjà accordées au titre des dommages‑intérêts punitifs, et ce même si les avocats ne sont pas d’accord pour le faire. Sans avoir pour effet d’enlever aux jurés leur pouvoir discrétionnaire sur la question, de telles directives pourraient à tout le moins les renseigner sur les sommes accordées jusque‑là et sur les indications données en la matière dans les arrêts de notre Cour et des cours d’appel. Il faut, en outre, préciser clairement aux jurés que, dans une affaire donnée, des dommages-intérêts généraux peuvent également constituer une sanction suffisante. En l’absence de telles directives et si les critères de rationalité et de proportionnalité sont mal appliqués, des jurys rendront inévitablement des décisions problématiques. Les tribunaux doivent veiller à ce que de telles décisions n’altèrent pas la nature du droit de la responsabilité civile en faisant porter l’accent des actions civiles non plus sur l’indemnisation du préjudice mais sur le châtiment des défendeurs.
169 Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi principal sans dépens et le pourvoi incident avec dépens.
Pourvoi principal accueilli avec dépens, le juge LeBel est dissident. Pourvoi incident rejeté avec dépens.
Procureurs de l’appelante/intimée au pourvoi incident : MacMillan Rooke Boeckle, Toronto.
Procureurs de l’intimée/appelante au pourvoi incident : Lerner & Associates, Toronto.
Procureurs de l’intervenant le Conseil d’assurances du Canada : Davies, Phillips & Vineberg, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Ontario Trial Lawyers Association : Ross & McBride, Hamilton.