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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. McGregor, 2023 CSC 4

 

 

Appel entendu : 19 mai 2022

Jugement rendu : 17 février 2023

Dossier : 39543

 

Entre :

 

Caporal C.R. McGregor

Appelant

 

et

 

Sa Majesté le Roi

Intimé

 

- et -

 

Procureur général de l’Ontario, Canadian Constitution Foundation, British Columbia Civil Liberties Association, Association canadienne des libertés civiles et David Asper Centre for Constitutional Rights

Intervenants

 

Traduction française officielle

 

Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal

 

Motifs de jugement :

(par. 1 à 45)

La juge Côté (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Kasirer et Jamal)

 

 

Motifs conjoints concordants :

(par. 46 à 95)

Les juges Karakatsanis et Martin

 

 

Motifs concordants :

(par. 96 à 115)

Le juge Rowe

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.

 

 

 

 

 

 


 

Caporal C.R. McGregor                                                                                 Appelant

c.

Sa Majesté le Roi                                                                                                 Intimé

et

Procureur général de l’Ontario,

Canadian Constitution Foundation,

British Columbia Civil Liberties Association,

Association canadienne des libertés civiles et

David Asper Centre for Constitutional Rights                                        Intervenants

Répertorié : R. c. McGregor

2023 CSC 4

No du greffe : 39543.

2022 : 19 mai; 2023 : 17 février.

Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.

en appel de la cour d’appel de la cour martiale du canada

                    Droit constitutionnelCharte des droits — Fouilles, perquisitions et saisies — Enquêteurs militaires canadiens enquêtant sur des activités criminelles d’un membre des Forces armées canadiennes en poste à l’étranger — Corps de police étranger aidant les enquêteurs militaires à obtenir auprès d’un magistrat local un mandat autorisant la fouille de la résidence du militaire à l’étranger et des appareils électroniques s’y trouvant — Enquêteurs militaires et policiers étrangers exécutant le mandat et fouillant les appareils électroniques du militaire — Juge militaire statuant que les éléments de preuve obtenus lors de la fouille étaient admissibles au procès et déclarant le militaire coupable de plusieurs infractions — La fouille portait‑elle atteinte au droit du militaire d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 8 .

                    M était un militaire des Forces armées canadiennes (« FAC ») en poste à l’ambassade du Canada, à Washington, et résidant à Alexandria, en Virginie. En raison de son emploi, il jouissait d’une immunité diplomatique. À la suite de la découverte par une militaire des FAC en poste à Washington de deux dispositifs d’enregistrement audio dans sa résidence, le Service national des enquêtes des Forces canadiennes (« SNEFC ») a effectué une enquête et a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M avait commis les infractions de voyeurisme et de possession d’un dispositif d’interception clandestine de communications privées. Le SNEFC a sollicité l’aide de la police d’Alexandria afin d’obtenir un mandat suivant la loi de la Virginie. L’ambassade canadienne a renoncé à l’immunité de M relativement à sa résidence et à ses biens et la police d’Alexandria a obtenu un mandat afin de fouiller sa résidence et les objets qui s’y trouvaient, y compris les appareils électroniques, et d’analyser les objets saisis.

                    Lorsque le SNEFC et la police d’Alexandria ont exécuté le mandat de perquisition, les enquêteurs judiciaires ont scruté le contenu de certains appareils électroniques trouvés dans la résidence de M afin de déterminer lesquels devaient être saisis. Ils ont découvert des éléments de preuve relatifs à des infractions non prévues, notamment une agression sexuelle. Les enquêteurs ont saisi les appareils, les ont envoyés au Canada et ont obtenu des mandats canadiens de la Cour martiale en vue d’analyser davantage leur contenu. M a été arrêté. Il a présenté une requête devant la Cour martiale, plaidant que la fouille et la saisie de ses appareils électroniques contrevenaient à l’art. 8  de la Charte  et demandant l’exclusion des éléments de preuve. Le juge militaire a rejeté la requête, statuant que la Charte  ne s’appliquait pas de manière extraterritoriale et qu’en tout état de cause, la fouille et la saisie étaient compatibles avec les normes de la Charte . Il a ensuite déclaré M coupable de voyeurisme, de possession d’un dispositif d’interception clandestine de communications privées, d’agression sexuelle et de conduite déshonorante. La Cour d’appel de la cour martiale a confirmé la décision du juge militaire. Elle a souscrit à sa conclusion que la Charte  ne s’appliquait pas et a statué que la preuve n’avait aucune incidence sur l’équité du procès en common law. De plus, elle a conclu que même si la Charte  s’appliquait, la fouille ne contrevenait pas aux droits que l’art. 8  de la Charte  garantit à M.

                    Arrêt : L’appel est rejeté.

                    Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Côté, Kasirer et Jamal : Le SNEFC n’a pas porté atteinte aux droits que l’art. 8  de la Charte  garantit à M. Il n’est pas nécessaire d’examiner l’applicabilité extraterritoriale de la Charte .

                    Une perquisition ou une fouille visée à l’art. 8  de la Charte  est raisonnable si elle est autorisée par la loi, si la loi elle‑même n’a rien d’abusif et si la fouille n’a pas été effectuée d’une manière abusive. Les fouilles numériques mettent en jeu des droits à la vie privée supérieurs et distinctifs à l’égard des données personnelles. Une obligation présumée d’obtenir une autorisation expresse préalable s’applique aux fouilles numériques d’appareils électroniques qui stockent des données personnelles.

                    En l’espèce, une autorisation visant l’entrée dans la résidence de M, ainsi que la fouille de celle‑ci et de ses biens, pouvait être accordée uniquement par un magistrat local, en vertu de la loi de l’État de Virginie. Le SNEFC a communiqué avec les autorités locales et a eu recours au seul mécanisme juridique à sa disposition : il a d’abord obtenu une renonciation à l’inviolabilité de la résidence de M et de ses biens auprès de l’ambassade canadienne, et la police d’Alexandria a ensuite obtenu un mandat de perquisition auprès d’un magistrat local. Le mandat de la Virginie répond à l’exigence de l’autorisation expresse préalable pour les fouilles numériques établie, et il autorisait expressément la fouille et l’analyse des appareils électroniques qui se trouvaient dans la résidence de M. Les policiers avaient des motifs pour fouiller les appareils électroniques car on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils contiennent des preuves de l’infraction de voyeurisme. La fouille des appareils de M était autorisée par la loi.

                    De plus, la fouille était raisonnable au regard des normes de la Charte . Elle n’était pas plus intrusive que nécessaire. Le mandat n’englobait pas l’enquête sur les infractions d’agression sexuelle, mais la preuve inattendue a été découverte lors du processus de triage des appareils électroniques sur les lieux de la fouille, comme l’autorisait expressément le mandat. La saisie des appareils incriminants et l’obtention de mandats canadiens avant une analyse plus approfondie de leur contenu étaient conformes à l’art. 8  de la Charte . La théorie des objets bien en vue s’applique aux fichiers révélant la preuve de l’agression sexuelle. Cette théorie exige que les policiers aient été préalablement justifiés pour une raison légitime de s’introduire dans les lieux où ont été saisis les objets bien en vue et que la preuve soit bien en vue, en ce qu’elle est immédiatement apparente et découverte par inadvertance. Ces deux exigences sont respectées en l’espèce. Les enquêteurs avaient une justification légitime pour inspecter les fichiers contenant la preuve de l’agression sexuelle. Les fichiers ont été découverts pendant la recherche des types de fichiers spécifiquement recherchés et autorisés. De plus, les fichiers étaient bien en vue, compte tenu du fait qu’ils ont été découverts par inadvertance et de leur caractère illicite immédiatement apparent. Les appareils contenant ces fichiers ont été mis de côté en vue de la saisie et d’analyses plus poussées au Canada et il n’était pas nécessaire d’examiner en profondeur les fichiers afin de confirmer leur caractère incriminant. L’application de la théorie des objets bien en vue est nécessaire parce que les policiers n’avaient aucun autre fondement justifiant la saisie des appareils contenant la preuve d’une agression sexuelle.

                    Le champ d’application de la Charte  est délimité au par. 32(1) . La décision de la Cour dans l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, est l’arrêt de principe concernant la portée et les limites territoriales de la Charte  au titre du par. 32(1) . Les intervenants ont invité la Cour à trancher la question de savoir si l’arrêt Hape devrait être confirmé, modifié ou infirmé, et s’inspiraient de nombreuses critiques d’auteurs concernant le cadre d’analyse de l’arrêt Hape. La présente affaire n’est pas un cas approprié pour réexaminer l’application extraterritoriale de la Charte . Premièrement, les parties débattent simplement de l’application de l’arrêt Hape aux faits de l’espèce. La Cour ne devrait pas infirmer un précédent sans qu’une partie lui ait demandé de le faire. Deuxièmement, le réexamen de l’arrêt Hape n’aurait aucune incidence sur l’issue du pourvoi. Troisièmement, les critiques des auteurs ne constituent pas une raison suffisante pour faire fi du principe du stare decisis. Il est donc préférable de remettre à un autre jour tout réexamen du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape.

                    Les juges Karakatsanis et Martin : Il y a accord pour dire que le pourvoi doit être rejeté. Le SNEFC n’a pas enfreint l’art. 8  de la Charte , et les éléments de preuve sont admissibles.

                    L’application extraterritoriale de la Charte  est nettement soumise à la Cour et c’est une question qui se pose rarement, qui peut aisément échapper au contrôle judiciaire, et qui a fait l’objet d’importantes critiques nourries de la part d’experts en droit international. Il s’agissait clairement de la question principale et préliminaire débattue par les parties et de multiples intervenants, c’était la raison pour laquelle l’autorisation d’appel avait été sollicitée, et la Cour a entendu des observations étoffées à cet égard, tant en droit constitutionnel qu’en droit international. Par conséquent, il convient de se prononcer sur la question centrale en litige : la Charte  s’applique‑t‑elle, conformément à l’art. 32 , aux mesures d’enquête prises à l’étranger par les autorités canadiennes dans la situation de M?

                    Une interprétation téléologique du par. 32(1)  de la Charte  étaye la conclusion selon laquelle la Charte  s’applique de façon extraterritoriale à la conduite des agents du SNEFC lorsqu’ils s’acquittent de leurs fonctions d’enquête dans un État étranger, et qu’un tribunal canadien peut évaluer cette conduite pour déterminer si elle était conforme à la Charte . Il est bien établi que l’interprétation de la Charte  doit être téléologique, libérale et qu’elle doit viser à faire en sorte que les citoyens bénéficient pleinement des protections accordées par la Charte . Le texte et l’objet de la Charte  appuient son application extraterritoriale. Rien dans l’art. 32  n’impose ni même ne suggère quelque limite territoriale que ce soit. Il restreint expressément à qui et à quoi la Charte  s’applique, mais pas où elle s’applique. Restreindre la portée de la Charte  à tous les domaines relevant du Parlement ou des législatures n’impose pas implicitement une limite territoriale. Ces mots ne font que renvoyer au partage des compétences prévu aux art. 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867 . Le silence du par. 32(1)  quant aux limites territoriales de la Charte  était un choix délibéré qui doit être respecté. Si le par. 32(1)  était censé faire une distinction entre les actes des représentants de l’État en sol canadien et à l’étranger, une telle distinction aurait pu aisément être formulée de manière expresse, comme cela a été fait ailleurs dans la Charte . L’objet de l’art. 32  était de restreindre l’action du gouvernement, et le fait de permettre une action de l’État à l’étranger qui n’est pas restreinte par la Constitution serait incompatible avec la structure constitutionnelle du Canada, laquelle est basée sur le fait de prévenir la conduite arbitraire de l’État.

                    Les juges majoritaires dans Hape ont eux aussi conclu que l’art. 32 ne prévoyait aucune limite territoriale expresse, mais, après avoir recouru aux règles prohibitives du droit international coutumier, ils ont conclu que la Charte  ne pouvait généralement pas s’appliquer aux actions des agents canadiens accomplies dans le cadre d’une enquête à l’étranger. Cet aspect de l’arrêt Hape a fait l’objet d’importantes critiques nourries de la part d’experts en droit international. Trois principales lacunes ont été imputées à cet arrêt : (1) Hape a appliqué de mauvais principes d’interprétation, notamment des principes de compétence en droit international et un principe d’interprétation législative, à son interprétation du par. 32(1); (2) Hape a qualifié à tort l’application extraterritoriale de la Charte  d’exercice illégal de la compétence d’exécution; (3) les trois exceptions énumérées dans Hape sont inadéquates. Il s’agit là de préoccupations importantes. Elles touchent au cœur de la jurisprudence de la Cour sur l’application extraterritoriale de la Charte , aux répercussions pratiques de son application et au manque de cohérence et de prévisibilité qui s’ensuit dans ce domaine du droit. Bien que la décision dans l’arrêt Hape demeure importante à de nombreux égards, vu ces préoccupations, il convient de revoir le cadre d’application extraterritoriale de la Charte  établi dans l’arrêt Hape. Toutefois, comme les juges majoritaires ont décidé de ne pas l’aborder, l’examen de la question de savoir si l’arrêt Hape est erroné doit être remise à une autre occasion.

                    Les règles et directives de la Cour à la communauté juridique imposent des limites à ce que les intervenants peuvent plaider, mais ces limites n’ont pas été franchies en l’espèce. Qui plus est, toute restriction du rôle des intervenants ne limite aucunement le pouvoir de la Cour de trancher des questions d’une autre manière que celle proposée par les parties. Le rôle dont est investi la Cour, en tant que plus haut tribunal du pays, consiste plutôt à développer la jurisprudence en analysant des questions qui ont de l’importance pour le public, et une grande partie du travail de la Cour déborde nécessairement le strict minimum requis pour trancher le pourvoi. Bien que les intervenants ne doivent pas aborder de nouvelles questions, ils ont pour rôle d’exprimer leur propre avis sur les questions de droit en soumettant des arguments utiles et différents, ce qui élargit l’éventail des points de vue présentés à la Cour pour l’aider à remplir sa mission institutionnelle. Plusieurs intervenants en l’espèce ont fait exactement cela lorsqu’ils ont demandé à la Cour de revoir l’arrêt Hape : ils ont proposé une conception différente de la question de droit fondamentale de savoir si la Charte  s’appliquait à la conduite des agents du SNEFC.

                    À supposer que, conformément au par. 32(1) , la Charte  s’appliquait à la conduite des agents lors de leur enquête, il n’y a pas eu atteinte aux droits garantis à M par l’art. 8. Une fouille n’est pas abusive si elle est autorisée par la loi, si la loi n’a rien d’abusif et si la fouille n’a pas été effectuée d’une manière abusive; par ailleurs, une autorisation expresse préalable est requise pour la fouille d’ordinateurs. Ces exigences sont respectées en l’espèce. Le mandat délivré par un juge de la Virginie autorisait expressément la fouille d’ordinateurs et d’appareils électroniques, et on a renoncé à l’immunité diplomatique de M. La loi qui autorisait la fouille était raisonnable compte tenu des normes relatives à la Charte , et la fouille n’a pas été effectuée de manière abusive, puisque le mandat autorisait expressément le processus de tri des appareils électroniques sur place.

                    Il n’est pas nécessaire d’appliquer la théorie des objets bien en vue dans la présente affaire. Cette théorie permet de saisir des objets sans mandat, mais M n’a pas contesté la saisie; il a plutôt plaidé que la fouille enfreignait l’art. 8. Les enquêteurs n’ont pas cherché intentionnellement des fichiers au‑delà de ce qu’autorisait le mandat. Lorsqu’ils ont découvert que les appareils contenaient des preuves d’autres infractions, ils les ont mis de côté en vue de la saisie et d’analyses plus poussées après avoir obtenu un mandat canadien, et ils ont continué de chercher des preuves de voyeurisme, tel que le permettait le mandat. Découvrir la preuve d’une infraction non connexe ne les obligeait pas à cesser entièrement leur recherche relativement à ce que le mandat les autorisait à fouiller. La Cour n’a pas à trancher et ne devrait pas trancher en l’espèce la question complexe de savoir dans quelles circonstances un fichier en particulier sur un appareil est saisi, par opposition aux circonstances où l’appareil lui‑même est saisi; ni M ni aucun des intervenants n’ont présenté d’observations à ce sujet. De plus, la prémisse suivant laquelle les fichiers d’agression sexuelle ont été saisis lorsque les policiers les ont vus au départ est hautement discutable. Pour les besoins de la présente affaire, il suffit que la saisie et le tri initiaux du portable contenant les preuves d’agression sexuelle étaient justifiés par le mandat délivré en Virginie et que la fouille et la saisie subséquentes de ses fichiers étaient justifiées par le mandat canadien. La conduite des enquêteurs n’excédait pas les limites de l’autorisation judiciaire préalable, et il n’était pas nécessaire d’avoir recours à la théorie des objets bien en vue.

                    Le juge Rowe : Il y a accord avec l’intégralité de l’analyse de la juge Côté. Il y a désaccord, toutefois, avec la démarche des juges Karakatsanis et Martin concernant l’arrêt Hape, qui déborde le cadre des questions soulevées par les parties et vise, en réalité, à infirmer l’arrêt Hape à l’invitation des intervenants. Les parties se sont opposées quant à l’application de la Charte  dans la présente affaire, tenant pour acquis que l’arrêt Hape était le précédent applicable. Aucune des parties n’a remis en cause l’arrêt Hape. Au contraire, elles ont cherché à l’appliquer, avec les exceptions qu’il prévoit, aux faits du litige qui les oppose. Les deux tribunaux d’instance inférieure ont traité la présente affaire comme un cas d’application ordinaire du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape. La question de savoir si l’arrêt Hape devrait continuer à faire autorité n’a pas été soumise aux juridictions inférieures, pas plus qu’à la Cour.

                    Une intervention vise à saisir la Cour d’allégations utiles et différentes du point de vue d’un tiers fondées sur son expérience et son expertise. Les intervenants fournissent d’autres points de vue sur les questions juridiques soulevées par les parties et les conséquences plus larges que pourrait avoir la décision de la Cour. Les intervenants fournissent souvent une contribution importante. Pour ce faire, ils doivent agir à l’intérieur des limites reconnues. De telles contraintes reflètent une conception judicieuse du rôle des intervenants dans le cadre d’un litige et du rôle de la Cour. Les parties mènent leur cause comme elles l’entendent et décident quelles questions soulever. Les intervenants ne doivent pas prendre position quant à l’issue de l’appel; ils ne doivent pas soulever de nouvelles questions ou élargir la portée des questions en litige ou y ajouter quoi que ce soit; et ils ne sont pas autorisés à apporter d’autres éléments de preuve ou à compléter autrement le dossier sans permission préalable.

                    Les intervenants qui outrepassent leur rôle causent préjudice aux parties en usurpant la direction du litige. Le risque d’inexactitude augmente lorsque les intervenants invitent la Cour à raisonner dans l’abstrait sans bénéficier des décisions des juridictions inférieures et d’un dossier de preuve complet. Les interventions inappropriées minent le processus d’autorisation d’appel, qui repose sur un examen minutieux du dossier d’appel et des questions soulevées par les parties. Enfin, lorsque les intervenants élargissent les questions, les intervenants potentiels qui ont décidé de ne pas intervenir sont privés de la possibilité de présenter leurs points de vue à la Cour.

                    Soulever la nouvelle question de savoir si l’arrêt Hape devrait continuer à faire autorité est une intervention inappropriée. Elle fragilise l’habileté des parties à mener leur cause comme elles l’entendent et est contraire à leurs observations. Elle mine le processus d’autorisation d’appel et exclut les intervenants potentiels. Elle invite la Cour à raisonner dans l’abstrait. La Cour n’est pas saisie de la question de savoir si l’arrêt Hape devait continuer de faire autorité et le réexamen de cet arrêt à titre de précédent en l’espèce exacerbe les préjudices qu’entraînent les interventions inappropriées et fragilisent les limites interdisant l’introduction de nouvelles questions.

Jurisprudence

Citée par la juge Côté

                    Arrêts mentionnés : R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Nishi c. Rascal Trucking Ltd., 2013 CSC 33, [2013] 2 R.C.S. 438; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3; R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683; Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833; R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33; Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; R. c. Yusuf, 2021 CSC 2; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; La Reine du chef du Manitoba c. Air Canada, [1980] 2 R.C.S. 303; Procureur général (Qué.) c. Cumming, [1978] 2 R.C.S. 605; Winner c. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887, inf. en partie par [1954] A.C. 541; John Deere Plow Co. c. Wharton, [1915] A.C. 330; Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3; R. c. Sharma, 2022 CSC 39; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51; R. c. Nolet, 2010 CSC 24, [2010] 1 R.C.S. 851; R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657; Wakeling c. États‑Unis d’Amérique, 2014 CSC 72, [2014] 3 R.C.S. 549; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621; Goodwin c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250; R. c. Saeed, 2016 CSC 24, [2016] 1 R.C.S. 518; R. c. Tim, 2022 CSC 12; R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223; R. c. Reeves, 2018 CSC 56, [2018] 3 R.C.S. 531; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253; Canadian Pacific Wine Co. c. Tuley, [1921] 2 A.C. 417; R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631; R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227; R. c. Jones, 2011 ONCA 632, 107 O.R. (3d) 241; R. c. Gill, 2019 BCCA 260.

Citée par les juges Karakatsanis et Martin

                    Arrêt examiné : R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; arrêts mentionnés : R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; Reference re Offshore Mineral Rights of British Columbia, [1967] R.C.S. 792; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217; R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597; Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077; R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23; Croft c. Dunphy, [1933] A.C. 156; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427; Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562; United States c. Verdugo‑Urquidez, 494 U.S. 259 (1990); Smith c. Ministry of Defence, [2013] UKSC 41, [2014] A.C. 52; Kaunda c. President of the Republic of South Africa, [2004] ZACC 5, 2005 (4) S.A. 235; Young c. Attorney‑General, [2018] NZCA 307, [2018] 3 N.Z.L.R. 827; Smith c. R., [2020] NZCA 499, [2021] 3 N.Z.L.R. 324; Afghan Nationals c. Minister for Immigration, [2021] NZHC 3154, [2022] 2 N.Z.L.R. 102; Federal Intelligence Service — foreign surveillance, BVerfG, 1 BvR 2835/17, Decision of May 19, 2020 (Germany); Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, Rec. C.I.J. 2004, p. 136; Munaf c. Roumanie, Communication no 1539/2006, Doc. N.U. CCPR/C/96/D/1539/2006 (2009); Lopez Burgos c. Uruguay, Communication No. 52/1979, U.N. Doc. CCPR/C/13/D/52/1979 (1981); Amnistie internationale Canada c. Canada (Chef d’état‑major de la Défense), 2008 CF 336, [2008] 4 R.C.F. 546, conf. par 2008 CAF 401, [2009] 4 R.C.F. 149; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5, [2020] 1 R.C.S. 166; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657; R. c. Jones, 2011 ONCA 632, 107 O.R. (3d) 241; R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621.

Citée par le juge Rowe

                    Arrêts mentionnés : R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; R. c. Sullivan, 2022 CSC 19; R. c. Morgentaler, [1993] 1 R.C.S. 462; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; J.H. c. Alberta (Minister of Justice and Solicitor General), 2019 ABCA 420, 54 C.P.C. (8th) 346; Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445; Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388; Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 29, [2008] 2 R.C.S. 143; R.J.R. MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), Bulletin des procédures, 10 juin 1994, p. 990; Anderson c. Amoco Canada Oil and Gas, Bulletin des procédures, 19 mars 2004, p. 453; Attorney‑General of Canada c. Aluminum Co. of Canada (1987), 35 D.L.R. (4th) 495; M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 3; R. c. N.S., 2021 ONCA 605, 497 C.R.R. (2d) 75.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 3 , 6 , 7 , 8 , 10b) , 11d) , 23 , 24 , 32 .

Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 489 .

Code of Virginia, § 19.2‑56.

Loi constitutionnelle de 1867 , art. 91 .

Loi d’interprétation , L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 8(3) .

Loi sur la défense nationale , L.R.C. 1985, c. N‑5, art. 60(1) a), 67 , 68 , 93 , 130(1) b), 163.5 , 273.3 .

Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, règles 42(3), 57(2)b), 59(1)b), (3).

Statut de Westminster de 1931 (R.‑U.), 22 Geo. 5, c. 4 [reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 27], art. 3.

Traités et autres instruments internationaux

Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, R.T. Can. 1966 no 29, articles 30, 31(1), 32(1), (2).

Convention entre les États parties au Traité de l’Atlantique Nord sur le statut de leurs forces, R.T. Can. 1953 no 13, article VII(1)a), (3)a)(i), (6)a).

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, article 2(1).

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                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Rennie et Pardu), 2020 CACM 8, 8 C.A.C.M. 481, [2020] A.C.A.C. no 8 (QL), 2020 CarswellNat 5695 (WL), qui a confirmé une décision du juge militaire Pelletier, 2019 CM 4015, 2019 CarswellNat 9931 (WL). Pourvoi rejeté.

                    Diana Mansour et Mark Létourneau, pour l’appelant.

                    Patrice Germain, Natasha A. Thiessen et Chavi Walsh, pour l’intimé.

                    Gavin MacDonald et Stephanie A. Lewis, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

                    Jesse Hartery et Akshay Aurora, pour l’intervenante Canadian Constitution Foundation.

                    Gib van Ert et Dahlia Shuhaibar, pour l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association.

                    Leah West et Solomon Friedman, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

                    Gerald Chan et Alexandra Heine, pour l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights.

                   Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Côté, Kasirer et Jamal rendu par

 

                   La juge Côté —

  I.             Aperçu

[1]                             Le présent pourvoi découle d’une enquête en matière criminelle effectuée par le Service national des enquêtes des Forces canadiennes (« SNEFC ») dans l’État de Virginie, aux États‑Unis. Le sujet de l’enquête, le caporal McGregor, plaide que la fouille et la saisie de ses appareils électroniques contrevenaient à l’art. 8  de la Charte canadienne des droits et libertés  et il demande l’exclusion des éléments de preuve obtenus en raison de ces opérations.

[2]                             Devant la Cour martiale, le caporal McGregor a présenté une requête visant l’exclusion des éléments de preuve contestés sur le fondement du par. 24(2)  de la Charte . Il n’a pas obtenu gain de cause. Le juge militaire l’a déclaré coupable des chefs de voyeurisme, de possession d’un dispositif d’interception clandestine de communications privées, d’agression sexuelle et de conduite déshonorante. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel de la cour martiale.

[3]                             Dans le présent pourvoi, la Cour est invitée à examiner l’application extraterritoriale de la Charte , au titre du par. 32(1) de celle‑ci. Les deux parties invoquent l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292, de notre Cour, qui est l’arrêt de principe sur la portée et les limites territoriales de la Charte . Le caporal McGregor fait valoir que la Charte  s’appliquait aux actions du SNEFC, tandis que la Couronne plaide que l’arrêt Hape impose un résultat contraire. Pour leur part, les intervenants ont axé leurs observations sur la question de savoir si le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape devrait être confirmé, modifié ou infirmé.

[4]                             En dernière analyse, je conclus qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question de l’extraterritorialité pour trancher le présent pourvoi. Il en est ainsi parce que le SNEFC n’a pas violé la Charte . Travaillant dans le cadre des limites de ses pouvoirs en Virginie, le SNEFC a sollicité la collaboration des autorités locales pour obtenir et exécuter un mandat suivant la loi de la Virginie. Le mandat accordé autorisait expressément la fouille, la saisie et l’analyse des appareils électroniques du caporal McGregor. Les enquêteurs ont découvert la preuve d’une agression sexuelle par inadvertance lors du processus de tri des appareils, sur les lieux de la fouille; son caractère incriminant était immédiatement apparent. Bien que le mandat ne visait pas une telle preuve, les fichiers numériques en cause relevaient nettement du champ d’application de la théorie des objets bien en vue. De plus, le SNEFC a obtenu des mandats canadiens avant d’entreprendre une analyse approfondie de ces appareils. Il est difficile de voir comment les enquêteurs du SNEFC auraient pu agir différemment pour atteindre leurs objectifs légitimes d’enquête. Je conclus qu’ils n’ont pas porté atteinte aux droits que l’art. 8  de la Charte  garantit au caporal McGregor.

[5]                             La présente affaire n’est pas un cas approprié pour réexaminer le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape. À la lumière de ma conclusion selon laquelle les actions des enquêteurs du SNEFC étaient conformes à la Charte , un réexamen de l’arrêt Hape n’aurait aucun impact sur l’issue du présent pourvoi. De plus, comme je l’ai déjà indiqué, les parties n’ont pas demandé à notre Cour de réexaminer l’arrêt Hape, mais ont plutôt fondé leurs plaidoiries sur la manière dont ce cadre d’analyse devrait s’appliquer aux faits de l’espèce. Par conséquent, je ne traite pas ci‑dessous de la question de savoir si la Charte  s’applique en l’espèce; je démontre plutôt que, même si elle devait s’appliquer, je serais tout de même d’avis de rejeter le pourvoi.

  II.            Contexte

[6]                             Entre août 2015 et mars 2017, le caporal McGregor était un militaire du rang au sein des Forces armées canadiennes régulières affecté à l’État‑major de liaison des Forces canadiennes à l’ambassade du Canada, à Washington. En raison de son emploi aux États‑Unis, le caporal McGregor avait le statut d’agent diplomatique et jouissait d’une immunité quant à sa personne, ses biens et sa résidence, comme le prévoit la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, R.T. Can. 1966 no 29.

[7]                             En 2017, une militaire des Forces armées canadiennes en poste à Washington a découvert deux dispositifs d’enregistrement audio dans sa résidence. Elle croyait que le caporal McGregor les y avait placés et elle a signalé cette découverte à sa chaîne de commandement. Après avoir effectué une enquête, le SNEFC a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le caporal McGregor avait commis les infractions de voyeurisme et de possession d’un dispositif d’interception clandestine de communications privées.

[8]                             Le commandant ne pouvait pas délivrer un mandat sur le fondement de l’art. 273.3  de la Loi sur la défense nationale , L.R.C. 1985, c. N‑5 , afin d’autoriser la fouille dans la résidence du caporal McGregor, car celle‑ci n’était pas située sur la propriété des Forces armées canadiennes. Le caporal‑chef Patridge, l’enquêteur principal du SNEFC, a sollicité l’aide du service de police d’Alexandria afin d’obtenir un mandat suivant la loi de la Virginie, autorisant la fouille dans la résidence du caporal McGregor à Alexandria.

[9]                             Le service de police d’Alexandria a avisé le SNEFC qu’il ne pouvait pas demander un mandat en raison de l’immunité diplomatique que la Convention de Vienne conférait au caporal McGregor. Cela a mené à l’envoi d’une note diplomatique au Department of State américain, dans laquelle l’ambassade du Canada reconnaissait que [traduction] « le SNEFC collabore avec les autorités locales en Virginie et voudrait demander un mandat de perquisition afin d’entrer dans la résidence privée du caporal McGregor en compagnie de policiers locaux, dans le but de recueillir des éléments de preuve pour les fins de son enquête » (d.a., vol. I, p. 128). Dans la note, l’ambassade renonçait à l’immunité du caporal McGregor relativement à sa [traduction] « résidence privée ainsi qu’à l’égard de ses documents, de sa correspondance et de ses biens », conformément à l’article 30 de la Convention de Vienne, mais elle maintenait expressément « l’inviolabilité de sa personne et son immunité en matière d’arrestation ou de détention » (p. 128).

[10]                         Muni de la renonciation à l’immunité diplomatique, le service de police d’Alexandria a obtenu un mandat auprès d’un magistrat local suivant la loi de la Virginie. Le mandat autorisait la fouille dans la résidence du caporal McGregor à Alexandria, de même que la fouille des objets qui s’y trouvaient — y compris les appareils électroniques. Le mandat autorisait en outre l’analyse des objets saisis.

[11]                         Le 16 février 2017, trois membres du SNEFC et le service de police d’Alexandria ont exécuté le mandat de perquisition. Les agents du service de police d’Alexandria ont défoncé la porte, mis en place un périmètre de sécurité et invité les enquêteurs du SNEFC à effectuer la fouille. Ces derniers ont pris le contrôle de la fouille. Deux enquêteurs judiciaires, l’un du SNEFC et l’autre du service de police d’Alexandria, ont trié la majorité des appareils électroniques trouvés dans la résidence, scrutant leur contenu afin de déterminer lesquels devaient être saisis.

[12]                         Pendant le processus de triage, les enquêteurs ont découvert des éléments de preuve relatifs à des infractions non prévues — notamment une agression sexuelle et ce qu’ils pensaient être de la pornographie juvénile[1]. L’enquêteur judiciaire du SNEFC, le lieutenant Rioux, a vu un fichier vidéo où le caporal McGregor se filmait pendant qu’il touchait sexuellement une femme qui semblait être allongée inconsciente sur le sol.

[13]                         Les enquêteurs n’ont pas trié tous les appareils du caporal McGregor lorsqu’ils exécutaient la fouille en raison des délais établis dans le mandat. Le service de police d’Alexandria a saisi les appareils contenant les éléments de preuve incriminants ainsi que ceux qui n’ont pas fait l’objet d’un tri sur les lieux de la fouille. Les objets saisis à la résidence du caporal McGregor comprenaient trois faux détecteurs de fumée munis de caméras cachées, deux télécommandes pour ces caméras, deux appareils personnels d’enregistrement audio, un réveille‑matin ovale muni d’une caméra, un réveille‑matin carré muni d’une caméra avec une télécommande, des ordinateurs portables, des appareils de stockage et des disques compacts.

[14]                         Le service de police d’Alexandria est retourné devant le magistrat de la Virginie pour rendre compte des appareils saisis, même si le SNEFC en était dépositaire en tout temps. À la suite de ces événements, le SNEFC a envoyé les appareils au Canada et a obtenu des mandats canadiens de la Cour martiale en vue d’analyser davantage leur contenu. Un enquêteur du SNEFC a procédé à l’arrestation du caporal McGregor à Washington et l’a avisé de son droit de recourir à l’assistance d’un avocat, garanti par l’al. 10b)  de la Charte .

  III.            Historique judiciaire

[15]                         En première instance, le juge militaire a statué que la Charte  ne s’appliquait pas de manière extraterritoriale. Il a conclu que la fouille et la saisie étaient, en tout état de cause, compatibles avec les normes de la Charte , et a souligné que la preuve de l’agression sexuelle relevait de la théorie des objets bien en vue. Le juge militaire a donc admis la preuve relative à l’infraction d’agression sexuelle (2018 CM 4023). Il a ensuite déclaré le caporal McGregor coupable de deux chefs de voyeurisme, d’un chef de possession d’un dispositif d’interception clandestine de communications privées, d’un chef d’agression sexuelle et d’un chef de conduite déshonorante (2019 CM 4015).

[16]                         Dans une décision unanime, la Cour d’appel de la cour martiale a confirmé la décision du juge militaire. Elle a souscrit à sa conclusion que la Charte  ne s’appliquait pas et a statué que la preuve n’avait aucune incidence sur l’équité du procès en common law. De plus, la Cour d’appel de la cour martiale a conclu que même si la Charte  s’appliquait, le résultat serait le même parce que la fouille n’a pas contrevenu aux droits que l’art. 8  de la Charte  garantit au caporal McGregor (2020 CACM 8, 8 C.A.C.M. 481).

  IV.            Questions en litige

[17]                         Le présent pourvoi soulève deux questions principales :

(i) La Charte  s’appliquait‑elle de manière extraterritoriale aux enquêteurs du SNEFC dans le cadre de la fouille dans la résidence du caporal McGregor à Alexandria, en Virginie?

(ii) Les enquêteurs du SNEFC ont‑ils porté atteinte aux droits que la Charte  garantit au caporal McGregor et, dans l’affirmative, les éléments de preuve obtenus doivent‑ils être exclus?

 V.         Analyse

A.          Application extraterritoriale de la Charte 

[18]                         Le point de départ de l’analyse est le texte de la Constitution. Le champ d’application de la Charte  est délimité au par. 32(1)  :

(1) La présente charte s’applique :

      a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les Territoires du Nord‑Ouest;

      b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

L’arrêt Hape de la Cour est l’arrêt de principe concernant la portée et les limites territoriales de la Charte  au titre du par. 32(1) . Selon le cadre d’analyse établi dans cet arrêt, la Charte  ne s’applique généralement pas aux autorités canadiennes qui participent à une enquête effectuée à l’étranger. Cette règle générale est assortie de deux exceptions : (1) le consentement de l’État étranger à l’application du droit canadien (par. 106); et (2) la participation du Canada à un processus qui va à l’encontre de ses obligations internationales (par. 51‑52 et 101; voir aussi Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125, par. 18‑19).

[19]                         Contrairement aux citoyens civils canadiens, les membres des Forces armées canadiennes sont tenus d’établir l’application extraterritoriale du droit criminel canadien (Loi sur la défense nationale , art. 67  et 163.5 ). De plus, la Convention entre les États parties au Traité de l’Atlantique Nord sur le statut de leurs forces, R.T. Can. 1953 no 13 — dont le Canada et les États‑Unis sont signataires — gouverne le statut juridique, en droit international, des forces militaires déployées à des fins officielles. La Convention dispose que l’État d’origine peut exercer ses pouvoirs de juridiction pénale et disciplinaire sur les membres de ses forces militaires. Toutefois, la Convention ne confère aucune juridiction à l’État d’origine pour l’exécution de fouilles dans des résidences situées à l’extérieur des camps ou établissements militaires.

[20]                         Le caporal McGregor prétend que la Charte  s’appliquait de manière extraterritoriale à la fouille et à la saisie de ses appareils électroniques par les autorités militaires canadiennes. Il souligne qu’il était un membre des Forces armées canadiennes tenu d’être en sol étranger et qu’il était la cible d’une enquête menée par les autorités canadiennes, sous le régime de la Loi sur la défense nationale  et du Code criminel , L.R.C. 1985, c. C‑46 . Selon le caporal McGregor, lorsque la Loi sur la défense nationale  s’applique à l’extérieur du territoire canadien, il devrait en principe en être de même pour la Charte . Je précise qu’à l’audience devant notre Cour, le caporal McGregor a confirmé qu’il demande à la Cour d’appliquer la Charte  uniquement aux actions des autorités canadiennes lors de l’exécution de la fouille.

[21]                         À titre préliminaire, les parties s’accordent pour dire que la question de l’application extraterritoriale devrait être résolue sur le fondement de la jurisprudence existante concernant le par. 32(1)  de la Charte . Les intervenants, toutefois, invitent notre Cour à trancher la question de savoir si l’arrêt Hape devrait être confirmé, modifié ou infirmé. La plupart de leurs observations reposent sur de nombreuses critiques d’auteurs où le cadre d’analyse de l’arrêt Hape est contesté pour divers motifs d’ordre constitutionnel et fondés sur le droit international[2].

[22]                         Certes, notre Cour a déjà tenu compte d’écrits doctrinaux en considérant la justesse de ses propres précédents (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 39 et 209; Nishi c. Rascal Trucking Ltd., 2013 CSC 33, [2013] 2 R.C.S. 438, par. 28; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, par. 29; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, par. 86‑88, 146‑148 et 235‑246; R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683, par. 39; Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, p. 1042; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, p. 765‑771; London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299, p. 421‑423; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, p. 865‑868). Bien entendu, cela ne signifie pas que les juges sont tenus d’adopter l’approche préconisée dans les articles de doctrine ou que les critiques des auteurs constituent une raison suffisante pour faire fi du principe du stare decisis (voir Fraser, par. 86; R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 28‑29; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, par. 56 et 58; B. (K.G.), p. 774‑777). Il importe de rappeler ce que j’ai écrit avec mes collègues les juges Brown et Rowe dans l’arrêt R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 248 : la seule existence de critiques ne justifie pas que la Cour infirme l’un de ses propres jugements, mais elle peut aider une partie à plaider en faveur de l’infirmation d’un jugement sur le fondement de motifs légitimes[3].

[23]                         Je ne crois pas que la présente affaire est un cas approprié pour réexaminer l’application extraterritoriale de la Charte . Les parties ne plaident pas que le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape devrait être réexaminé; elles débattent simplement de son application aux faits de l’espèce. À titre de règle, dont la Cour ne devrait s’écarter que dans des situations rares et exceptionnelles, nous ne devrions pas infirmer un précédent sans qu’une partie nous ait demandé de le faire. En l’espèce, seuls certains intervenants nous ont demandé d’infirmer l’arrêt Hape; en agissant ainsi, ils outrepassent leur rôle. Accéder à leur demande signifie que nous nous retrouverions à trancher une question qui ne nous a pas dûment été soumise. De plus, comme je l’ai mentionné plus tôt, l’application extraterritoriale de la Charte  n’a aucune incidence sur l’issue du présent pourvoi. De fait, les actions des enquêteurs du SNEFC étaient conformes à la Charte , comme cela ressort clairement de l’analyse fondée sur l’art. 8  qui suit. Autrement dit, je suis d’avis de rejeter le pourvoi, même si je devais accepter l’argument du caporal McGregor selon lequel la Charte  s’applique de manière extraterritoriale dans le présent contexte.

[24]                         Il est donc préférable de remettre à un autre jour tout réexamen du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape. Une approche empreinte de retenue est amplement étayée par notre jurisprudence. Comme l’a souligné le juge Sopinka dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97 : « Notre Cour a dit à maintes reprises qu’elle ne devait pas se prononcer sur des points de droit lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire pour régler un pourvoi. Cela est particulièrement vrai quand il s’agit de questions constitutionnelles . . . » (par. 6; voir aussi R. c. Yusuf, 2021 CSC 2, par. 3‑5; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401, par. 86; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, p. 381‑382; La Reine du chef du Manitoba c. Air Canada, [1980] 2 R.C.S. 303, p. 320; Procureur général (Qué.) c. Cumming, [1978] 2 R.C.S. 605, p. 610‑611; Winner c. S.M.T. (Eastern) Ltd., [1951] R.C.S. 887, p. 901, le juge en chef Rinfret (inf. en partie par [1954] A.C. 541 (C.P.); John Deere Plow Co. c. Wharton, [1915] A.C. 330 (C.P.), p. 339; Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 7 App. Cas. 96 (C.P.), p. 109; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, par. 301‑302, le juge La Forest, dissident). Il n’y a pas de « circonstances exceptionnelles » (Cumming, p. 611) qui justifient de s’écarter de ce principe général dans le présent pourvoi. Par conséquent, je décline l’invitation des intervenants à réexaminer l’approche qu’il convient d’adopter quant à l’application extraterritoriale de la Charte . J’ajouterais, comme l’ont fait observer mes collègues les juges Brown et Rowe au par. 75 de l’arrêt R. c. Sharma, 2022 CSC 39, qu’il est inapproprié pour les intervenants de compléter le dossier de preuve en appel. Dans l’analyse fondée sur l’art. 8  qui suit, je démontre que même si la Charte devait s’appliquer aux actions des enquêteurs du SNEFC, le pourvoi serait tout de même rejeté.

B.           Analyse fondée sur l’art. 8

[25]                         Le caporal McGregor plaide que la fouille de ses appareils électroniques violait les droits que lui garantit l’art. 8  de la Charte , soit parce qu’elle n’était pas autorisée par la loi, soit parce qu’elle a été effectuée de manière abusive. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejette les deux arguments et je conclus que la conduite des enquêteurs du SNEFC était compatible avec les exigences de la Charte .

(1)          Fouilles numériques : principes généraux

[26]                         L’article 8  de la Charte  garantit le « droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives ». Une perquisition ou une fouille visée à l’art. 8  est raisonnable « si elle est autorisée par la loi, si la loi elle‑même n’a rien d’abusif et si la fouille n’a pas été effectuée d’une manière abusive » (R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278; voir aussi R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51, par. 10; R. c. Nolet, 2010 CSC 24, [2010] 1 R.C.S. 851, par. 21; R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, par. 21‑23; Wakeling c. États‑Unis d’Amérique, 2014 CSC 72, [2014] 3 R.C.S. 549, par. 41; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 12; Goodwin c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250, par. 48; R. c. Saeed, 2016 CSC 24, [2016] 1 R.C.S. 518, par. 36; R. c. Tim, 2022 CSC 12, par. 46). Notre Cour a établi une présomption selon laquelle « une perquisition ou une fouille doit [. . .] avoir fait l’objet d’une autorisation préalable, habituellement sous forme de mandat, accordée par un arbitre neutre » (R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393, par. 44, en référence à Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 160‑162; voir aussi Vu, par. 22; R. c. Grant, [1993] 3 R.C.S. 223, p. 238‑239).

[27]                         Au cours des dernières années, les tribunaux ont été confrontés aux difficultés que posent les innovations technologiques dans l’évolution du droit relatif aux fouilles, perquisitions et saisies. La jurisprudence de notre Cour sur les fouilles numériques a toujours mis l’accent sur les « divers droits à la vie privée — à la fois supérieurs et distinctifs — qui existent à l’égard des données figurant dans un ordinateur personnel » (R. c. Reeves, 2018 CSC 56, [2018] 3 R.C.S. 531, par. 35; voir aussi Fearon, par. 74, 132 et 197; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 50; Vu, par. 40‑41 et 47; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 47; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 105‑106).

[28]                         Dans l’arrêt Vu, la Cour a reconnu que la « nature particulière des ordinateurs » (par. 39) justifie des contraintes spécifiques sous l’art. 8  de la Charte , tant pour l’autorisation que pour l’exécution raisonnable de fouilles numériques. Dans un jugement unanime rédigé par le juge Cromwell, la Cour a établi une « obligation [présumée] d’obtenir une autorisation expresse préalable » applicable aux fouilles numériques, comme cela est résumé au par. 3 :

     En pratique, voici ce que signifie l’obligation d’obtenir une autorisation expresse préalable : si les policiers ont l’intention de fouiller les ordinateurs se trouvant dans le lieu à l’égard duquel ils sollicitent un mandat, ils doivent convaincre le juge de paix saisi de la demande d’autorisation qu’ils ont des motifs raisonnables de croire que tout ordinateur qu’ils pourraient y trouver contiendra les choses qu’ils recherchent. Si, dans le cours d’une perquisition avec mandat, les policiers trouvent un ordinateur susceptible de contenir des éléments qu’ils sont autorisés à rechercher, et que le mandat dont ils disposent ne les autorise pas de manière expresse et préalable à fouiller des ordinateurs, ils peuvent saisir l’appareil, mais doivent obtenir une autre autorisation avant de le fouiller.

J’ajoute que cette obligation s’applique aux autres appareils électroniques qui ont [traduction] « une capacité de mémoire analogue à celle d’un ordinateur » (par. 38). Cette vaste catégorie comprend, par exemple, les appareils qui stockent des données personnelles, comme les téléphones cellulaires (Fearon, par. 52).

[29]                         Le fait que la fouille d’un appareil électronique soit expressément autorisée par mandat ne signifie pas que tout fichier qui y est contenu peut être analysé — même lorsqu’aucun protocole de fouille n’a été imposé. Dans l’arrêt Vu, le juge Cromwell a insisté sur le fait que les policiers sont « tenus de se conformer à la règle requérant que la manière de procéder à la [fouille] ne soit pas abusive » (par. 61). En conséquence, ils ne sont pas autorisés à « passer sans discernement les appareils au peigne fin » (par. 61), mais doivent limiter leur fouille aux types de fichiers qui sont « raisonnablement nécessaire[s] pour atteindre [les] objectifs » du mandat (par. 22). Si les policiers « s’étaient rendu compte [. . .] qu’il n’existait en fait aucune raison de fouiller un logiciel ou un fichier spécifique dans l’appareil, le droit relatif aux fouilles, perquisitions et saisies exigeait qu’ils s’abstiennent de le faire » (par. 61; voir aussi Fearon, par. 57 et 78; Reeves, par. 35).

(2)          Autorisation de la fouille

[30]                         Dans les circonstances de l’espèce, une autorisation préalable d’entrée dans la résidence du caporal McGregor pouvait être accordée uniquement par un magistrat local, en vertu de la loi de l’État de Virginie. Ni le Code criminel  ni la Loi sur la défense nationale  ne prévoient la délivrance de mandats autorisant la fouille de résidences privées situées à l’étranger.

[31]                         Compte tenu de la portée limitée du droit canadien, le SNEFC a communiqué avec les autorités locales et a eu recours au seul mécanisme juridique à sa disposition. Le SNEFC a d’abord obtenu la note diplomatique suivante de l’ambassade canadienne :

      [traduction] . . . l’ambassade a l’honneur de renoncer à l’inviolabilité de la résidence privée du caporal McGregor, ainsi que de ses documents, de sa correspondance et de ses biens, prévue à l’article 30 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, à seule fin de l’exécution d’un mandat de perquisition obtenu dans le cadre de l’enquête du SNEFC. De même, l’ambassade a l’honneur de renoncer à l’immunité du caporal McGregor de la juridiction civile et pénale des États‑Unis d’Amérique, strictement dans la mesure nécessaire pour permettre au tribunal compétent de délivrer le mandat requis à cette seule fin. L’ambassade maintient expressément toutes les autres immunités applicables, y compris l’inviolabilité de sa personne et son immunité en matière d’arrestation ou de détention. [Je souligne.]

      (d.a., vol. I, p. 128)

À la demande des enquêteurs du SNEFC, le service de police d’Alexandria a ensuite obtenu un mandat de perquisition auprès d’un magistrat de la Virginie. Je souligne que le mandat de la Virginie répondait à l’exigence de l’« autorisation expresse préalable » pour les fouilles numériques établie dans l’arrêt Vu. Il autorisait expressément non seulement la fouille dans la résidence du caporal McGregor, mais aussi la fouille et l’analyse des appareils électroniques qui s’y trouvaient :

     [traduction] Par la présente, il vous est ordonné, au nom de l’État, de procéder immédiatement à la fouille du lieu, de la personne ou des choses qui suivent, de jour ou de nuit

      . . .

     à la recherche des biens, objets et/ou personnes qui suivent :

     Appareil photo, magnétoscope, autres dispositifs électroniques d’enregistrement audio/photo/vidéo, ordinateur, téléphone cellulaire, autres dispositifs d’accès à Internet, dispositifs de services Internet, dispositifs de stockage électronique externe, et de faire l’analyse des objets saisis. La photographie des locaux et/ou des objets saisis est autorisée. [Je souligne.]

      (d.i., p. 2)

[32]                         Néanmoins, le caporal McGregor soutient que la participation du SNEFC à la fouille n’était pas autorisée par la loi. Son premier argument à cet égard est que la fouille ne respectait pas l’art. 8  de la Charte , parce que l’arrêt Vu exige un mandat distinct autorisant la fouille d’appareils électroniques, c’est‑à‑dire un mandat distinct de celui autorisant la fouille de la résidence elle‑même. Toutefois, la Cour d’appel de la cour martiale a statué à juste titre que la substance de l’arrêt Vu ne vise pas la forme du mandat de perquisition, mais plutôt l’exigence que les policiers aient des motifs distincts de fouiller les appareils électroniques (Vu, par. 48). De tels motifs existaient en l’espèce, car on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les appareils contiennent des preuves de l’infraction de voyeurisme.

[33]                         L’argument principal du caporal McGregor concernant l’autorisation est que la fouille ne tombait pas sous le coup de la renonciation à l’immunité diplomatique accordée par le Canada au titre de la Convention de Vienne. Il en est ainsi, selon lui, parce que la renonciation à l’immunité diplomatique ne visait pas la fouille et la saisie de ses appareils électroniques, puisqu’elle s’appliquait uniquement à sa résidence à Alexandria, en Virginie.

[34]                         Je ne peux faire droit à cet argument. Étant donné que j’accepte que le pouvoir d’effectuer la fouille des appareils était fondé sur la Convention de Vienne, je conclus que, selon une interprétation raisonnable de la note diplomatique de l’ambassade canadienne, la renonciation englobait à la fois la fouille de la résidence privée du caporal McGregor et la fouille de ses appareils électroniques. La référence expresse aux « biens » du caporal McGregor dans la note diplomatique contredit manifestement son argument selon lequel [traduction] « [l]a renonciation se limitait à [sa] résidence [. . .]. Elle ne visait pas le contenu des appareils électroniques » (m.a., par. 187). L’argument du caporal McGregor selon lequel la fouille de ses appareils n’était pas autorisée par la loi ne peut donc pas être retenu.

(3)          Caractère raisonnable de la fouille

[35]                         Le caporal McGregor fait en outre valoir que la fouille était abusive, au regard des normes de la Charte , en ce sens qu’elle était plus intrusive que nécessaire. Il plaide que les enquêteurs ont élargi de façon injustifiée la portée de la fouille des appareils électroniques pour qu’elle comprenne les infractions d’agression sexuelle et (ce qu’ils ont cru être) de pornographie juvénile, alors que le mandat visait uniquement les infractions d’introduction par effraction, de méfait, d’interception, de harcèlement et de voyeurisme. Selon lui, une fois que les enquêteurs ont découvert ces éléments de preuve inattendus, la Charte  exigeait qu’ils mettent fin à la fouille, qu’ils saisissent les appareils électroniques et qu’ils obtiennent un mandat subséquent permettant l’analyse des fichiers en question.

[36]                         Je ne peux accepter cet argument. Il est incontesté que le mandat de la Virginie n’englobait pas l’enquête sur les infractions d’agression sexuelle. Toutefois, la découverte d’éléments de preuve inattendus n’invalide pas l’autorisation d’effectuer une fouille pour les fins énoncées dans le mandat original. Ce principe n’est pas nouveau et il rend l’argument du caporal McGregor sans fondement, du moins en ce qui concerne la preuve recherchée (voir, par exemple, Canadian Pacific Wine Co. c. Tuley, [1921] 2 A.C. 417 (C.P.), p. 424‑425). En l’espèce, les enquêteurs ont découvert la preuve contestée alors qu’ils effectuaient le tri des appareils électroniques du caporal McGregor sur les lieux de la fouille, comme l’autorisait expressément le mandat. Les enquêteurs ont mis de côté les appareils incriminants en vue de la saisie et d’une analyse plus approfondie. De fait, le SNEFC a obtenu des mandats canadiens avant d’analyser davantage leur contenu. À mon avis, un tel processus d’enquête était conforme à l’art. 8  de la Charte .

[37]                         L’admission des éléments de preuve inattendus découverts pendant le processus de triage ne contrevient pas non plus aux droits que l’art. 8 garantit au caporal McGregor. L’élément clé de mon raisonnement est l’application de la théorie des objets bien en vue aux fichiers révélant la preuve de l’agression sexuelle. Cette théorie de common law repousse la présomption selon laquelle les saisies doivent être autorisées par voie judiciaire. La jurisprudence de notre Cour nous enseigne que deux exigences doivent être remplies pour que la théorie des objets bien en vue s’applique : (1) les policiers doivent avoir été « préalablement justifié[s] [pour une raison légitime] de s’introduire dans les lieux où ont été saisis les objets “bien en vue” » (R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 37); et (2) la preuve incriminante doit être bien en vue en ce qu’elle est « immédiatement apparente » et « découverte par inadvertance » par les policiers (R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227, par. 27; voir aussi Buhay, par. 37). Des auteurs ont exprimé des réserves sur la théorie des objets bien en vue dans le contexte des saisies d’appareils électroniques (p. ex., L. Jørgensen, « In Plain View?: R v Jones and the Challenge of Protecting Privacy Rights in an Era of Computer Search » (2013), 46 U.B.C. L. Rev. 791). Vu la façon dont la présente affaire a été plaidée, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’exprimer une opinion définitive sur les limites de la théorie. Toutefois, je suis convaincue qu’elle s’applique sous une forme ou une autre aux appareils électroniques (R. c. Jones, 2011 ONCA 632, 107 O.R. (3d) 241). En l’espèce, il ne fait aucun doute que la théorie s’applique.

[38]                         Un mandat fournit généralement une justification légitime préalable à l’intrusion, ce qui satisfait à la première exigence de la théorie des objets bien en vue. Tel n’est pas le cas, toutefois, lorsque les policiers effectuent une fouille abusive. Dans le contexte des fouilles numériques, l’autorisation préalable s’applique uniquement aux types de fichiers qui sont « raisonnablement nécessaire[s] » à la bonne exécution d’une telle fouille (Vu, par. 22). Autrement dit, il doit y avoir un lien raisonnable entre les fichiers examinés et les fins du mandat pour que la fouille réponde à la première exigence de la théorie des objets bien en vue.

[39]                         Même lorsque les policiers sont au départ justifiés d’examiner un fichier numérique, la preuve inattendue qui y est contenue n’est pas nécessairement bien en vue. Le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Law illustre bien la deuxième exigence de la théorie des objets bien en vue. Dans cette affaire, un policier a procédé à un examen superficiel des documents en question et a conclu que les documents « ne paraissaient pas irréguliers à première vue » (par. 27). Le policier n’a « détecté aucun élément incriminant par le seul usage de ses sens », car la nature incriminante de la preuve « a été découverte seulement après qu’il eut examiné, fait traduire et photocopié plusieurs documents » (par. 27; voir aussi Buhay, par. 37; R. c. Gill, 2019 BCCA 260, par. 59 (CanLII)). En conséquence, notre Cour a rejeté l’argument selon lequel les documents étaient bien en vue, puisqu’ils « n’[avaient] pas été découvert[s] par inadvertance et [. . .] n’étaient pas [des] élément[s] de preuve manifeste[s] » (Law, par. 10).

[40]                         Appliquant les principes susmentionnés, je conclus que les deux exigences de la théorie des objets bien en vue sont respectées en l’espèce. L’application de cette théorie aux fouilles numériques donne sans aucun doute lieu à des questions complexes, mais la présente cause est relativement simple. Le juge militaire a déterminé à juste titre que la théorie des objets bien en vue s’applique à la preuve de l’agression sexuelle stockée dans les appareils du caporal McGregor.

[41]                         Premièrement, les enquêteurs avaient une justification légitime pour inspecter les fichiers contenant la preuve de l’agression sexuelle sur les lieux de la fouille. Comme je l’ai mentionné plus tôt, le mandat de la Virginie satisfaisait à l’exigence précise de l’autorisation expresse préalable énoncée dans l’arrêt Vu, applicable aux fouilles numériques. De plus, le juge militaire a conclu que [traduction] « [l]a découverte des fichiers relatifs à une possible agression sexuelle [. . .] a eu lieu pendant la recherche des types de fichiers spécifiquement recherchés et autorisés » (décision à l’issue du voir‑dire, par. 25 (CanLII)). Les enquêteurs [traduction] « [ont] fait preuve de tact afin de limiter les incidences de la fouille en effectuant un tri et en réalisant une fouille ciblée qui impliquait le moins de renseignements personnels possible » (par. 27). Dans de telles circonstances, la fouille initiale menant à la découverte des fichiers en cause respecte l’exigence de justification préalable.

[42]                         Deuxièmement, les fichiers numériques révélant la preuve de l’agression sexuelle étaient bien en vue, compte tenu du fait qu’ils ont été découverts par inadvertance et de leur caractère illicite immédiatement apparent. Les enquêteurs ont découvert ces dossiers pendant le processus de triage, lequel visait à identifier rapidement les éléments de preuve de l’interception et du voyeurisme. Le juge militaire a rejeté [traduction] « les arguments selon lesquels les enquêteurs ont continué à chercher dans des fichiers qu’ils n’étaient pas autorisés à regarder selon le mandat » (par. 25). Il a aussi fait observer que [traduction] « tous les appareils qui ont été évalués comme contenant possiblement de la pornographie juvénile et des fichiers relatifs à une agression sexuelle ont été mis de côté en vue de la saisie et d’analyses plus poussées au Canada » (par. 25). En outre, il n’était pas nécessaire d’examiner en profondeur les fichiers afin de confirmer leur caractère incriminant — contrairement aux documents dans l’affaire Law, lesquels n’étaient pas illicites à première vue. Je conclus donc que la preuve contestée était bien en vue et que la saisie de celle‑ci pendant le processus de triage ne violait pas l’art. 8, que ce soit dans le cadre d’une fouille effectuée de façon abusive ou d’une saisie abusive.

[43]                         Avec égards pour l’opinion contraire de mes collègues les juges Karakatsanis et Martin, je crois que l’application de la théorie des objets bien en vue est nécessaire en l’espèce. Je ne vois pas sur quel fondement la police pourrait justifier la saisie des appareils contenant la preuve d’une agression sexuelle, ou les données réelles constituant cette preuve, sans avoir recours à cette théorie. Je reconnais que les appareils ont été fouillés conformément au mandat de la Virginie, mais ce mandat n’autorisait pas la saisie de preuves d’une agression sexuelle. Après tout, le mandat a été délivré en vue de la recherche et de la saisie de preuves pour voyeurisme. Un mandat en soi ne constitue pas un pouvoir de chercher tout ce qui pourrait servir de preuve à l’égard de toute infraction que ce soit, ou de saisir de tels éléments; la théorie des objets bien en vue ou l’art. 489  du Code criminel  peut autoriser de telles saisies, mais seulement si les exigences relatives à celles‑ci sont respectées. Pour être claire, je suis donc en désaccord avec mes collègues les juges Karakatsanis et Martin, et je ne vois pas l’utilité d’analyser davantage leurs motifs à ce sujet.

[44]                         En résumé, le SNEFC s’est manifestement conformé aux exigences de la Charte . Les enquêteurs ont découvert les éléments de preuve incriminants lors de l’exécution d’une fouille numérique expressément autorisée par un mandat valide. La preuve de l’agression sexuelle, même si elle n’était pas visée par le mandat original, tombait nettement sous le coup de la théorie des objets bien en vue. Les enquêteurs du SNEFC ont saisi la preuve conformément à cette théorie et ont par la suite obtenu des mandats canadiens avant d’effectuer une analyse plus approfondie des fichiers en cause. Même selon l’interprétation du droit que fait le caporal McGregor, il est difficile de voir comment les enquêteurs du SNEFC auraient pu se conformer davantage à la Charte . Comme j’ai conclu que le processus d’enquête était conforme à l’art. 8  de la Charte , il n’est pas nécessaire que je me penche sur l’argument du caporal McGregor selon lequel la preuve doit être écartée en vertu du par. 24(2) .

  VI.            Conclusion

[45]                         Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer les déclarations de culpabilité du caporal McGregor.

                   Version française des motifs rendus par

 

                   Les juges Karakatsanis et Martin —

I.               Aperçu

[46]                          En l’espèce, un membre des Forces armées canadiennes qui doit subir son procès devant un tribunal canadien invoque les protections offertes par la Charte canadienne des droits et libertés  à l’encontre de mesures prises par des agents canadiens à l’étranger. Le caporal McGregor réclame l’exclusion du contenu de certains appareils électroniques saisis chez lui par des agents canadiens et américains dans l’État de Virginie. Il soutient que l’art. 8  de la Charte  s’applique et qu’il y a eu atteinte aux droits que lui garantit la Charte  parce que, selon le droit canadien, il fallait obtenir un autre mandat pour fouiller ses appareils.

[47]                          Bien que nous soyons d’accord pour dire que le pourvoi doit être rejeté, nous nous prononçons aussi sur la question centrale directement en litige dans le présent pourvoi : la Charte  s’applique‑t‑elle, conformément à l’art. 32 , aux mesures d’enquête prises à l’étranger par les autorités canadiennes dans de telles circonstances? Il s’agissait clairement de la question principale et préliminaire débattue par les parties et de multiples intervenants, c’était la raison pour laquelle l’autorisation d’appel avait été sollicitée, et nous avons entendu des observations étoffées à cet égard, tant en droit constitutionnel qu’en droit international. L’application extraterritoriale de la Charte  est nettement soumise à la Cour et c’est une question qui se pose rarement, qui peut aisément échapper au contrôle judiciaire, et qui a fait l’objet d’importantes critiques nourries de la part d’experts en droit international.

[48]                          Bien que l’extraterritorialité de la Charte  puisse entrer en jeu dans de nombreux types différents de situations, nous nous prononçons seulement sur la question précise dont nous sommes saisis, à savoir si la Charte  s’applique aux personnes assujetties au droit criminel canadien en raison d’actes commis à l’étranger — que ce soit du fait du service militaire ou autrement — et aux agents canadiens dont les enquêtes sur des infractions dépassent les frontières canadiennes.

[49]                          Nous commençons par interpréter le par. 32(1)  de la Charte , et nous concluons que l’interprétation téléologique requise étaye la conclusion selon laquelle la Charte  s’applique de façon extraterritoriale à la conduite des agents du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (« SNEFC ») lorsqu’ils s’acquittent de leurs fonctions d’enquête dans un État étranger, et qu’un tribunal canadien peut évaluer cette conduite pour déterminer si elle était conforme à la Charte . Il s’agissait également de l’interprétation de l’art. 32 approuvée par les juges majoritaires dans l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292. Cependant, ils estimaient en outre que les principes de compétence en droit international exigeaient une interprétation plus restrictive de l’art. 32. Nous disons qu’il est temps de revoir cette interprétation restrictive de l’arrêt Hape, car celle‑ci s’est écartée de précédents antérieurs et les a infirmés en l’absence d’un débat complet sur les principes de droit international. De plus, selon les spécialistes du domaine, la Cour a mal appliqué dans l’arrêt Hape certains principes clés du droit international pour arriver aux conclusions qu’elle a tirées. Même si nous convenons que, s’agissant de la correction d’erreur, le résultat est le même que la Charte  s’applique ou non, l’application de la Charte  à des agents canadiens qui font enquête sur des Canadiens à l’étranger est un enjeu pressant qui est nettement soulevé en l’espèce. Bien que des questions importantes se posent à l’égard de la justesse de la conclusion tirée dans Hape selon laquelle la Charte  ne s’applique pas à une telle mesure d’enquête, vu la conclusion des juges majoritaires, nous trancherons à une autre occasion la question de savoir si l’arrêt Hape est mal fondé.

II.            Interprétation du par. 32(1) de la Charte

[50]                          Il est bien établi que l’interprétation de la Charte  doit être téléologique, libérale et qu’elle doit viser à faire en sorte que les citoyens bénéficient pleinement des protections accordées par la Charte  (R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156). Suivant cette approche, le texte et l’objet de la Charte  appuient tous les deux son application extraterritoriale ainsi que la conclusion selon laquelle la Charte  s’applique aux autorités canadiennes qui mènent des enquêtes à l’étranger.

[51]                          Rien dans le texte de l’art. 32 n’impose ni même ne suggère quelque limite territoriale que ce soit. Le texte restreint expressément à qui la Charte  s’applique : les gouvernements fédéral et provincial ainsi que leurs législatures. Le paragraphe 32(1)  restreint expressément aussi à quoi la Charte  s’applique : « . . . tous les domaines relevant . . . » du Parlement ou des législatures provinciales. Fait important, le par. 32(1)  n’impose aucune restriction expresse sur le lieu où la Charte  s’applique (Hape, par. 161, le juge Bastarache).

[52]                          On ne peut pas non plus affirmer que la restriction de la portée de la Charte  prévue au par. 32(1)  à « tous les domaines relevant » du Parlement ou des législatures impose implicitement une limite territoriale au champ d’application de la Charte . D’après ce qu’a dit la juge Wilson (avec qui le juge en chef Dickson était d’accord sur ce point) dans l’arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, cette expression utilisée au par. 32(1) , « comme son pendant “relevant de cette législature” [. . .], n’[était] qu’un renvoi au partage des compétences prévu aux art. 91  et 92  de la Loi constitutionnelle de 1867  » (p. 455 et 463‑464). Elle décrit simplement « les matières à l’égard desquelles le Parlement du Canada peut légiférer ou le gouvernement du Canada peut agir en tant qu’exécutif » (p. 464). En conséquence, dans le contexte du par. 32(1) , ces expressions n’impliquent ni n’imposent aucune restriction territoriale à l’application de la Charte . Leur donner ce sens serait non seulement incompatible avec la jurisprudence (voir C. Sethi, « Does the Charter Follow the Flag? Revisiting Constitutional Extraterritoriality after R v Hape » (2011), 20 Dal. J. Leg. Stud. 102, p. 113; R. J. Currie et J. Rikhof, International & Transnational Criminal Law (3e éd. 2020), p. 633‑634), mais ne reconnaîtrait pas non plus que le Canada a le pouvoir constitutionnel d’adopter des lois d’application extraterritoriale (Statut de Westminster de 1931 (R.‑U.), 22 Geo. 5, c. 4, art. 3; Reference re Offshore Mineral Rights of British Columbia, [1967] R.C.S. 792, p. 816; Hape, par. 66 et 68; voir aussi Loi d’interprétation , L.R.C. 1985, c. I‑21, par. 8(3) ).

[53]                          Si le par. 32(1) était censé faire une distinction entre les actes des représentants de l’État en sol canadien et à l’étranger, une telle distinction aurait pu aisément être formulée de manière expresse, comme cela a été fait ailleurs dans des dispositions comme les art. 3 , 6  et 23  de la Charte , lesquels établissent des distinctions en fonction de la citoyenneté (A. Attaran, « Have Charter, Will Travel? Extraterritoriality in Constitutional Law and Canadian Exceptionalism » (2008), 87 R. du B. can. 515, p. 523; voir aussi L. West, « Canada Stands Alone : A Comparative Analysis of the Extraterritorial Reach of State Human Rights Obligations » (U.B.C. L. Rev., à venir), p. 8‑10). Lorsqu’on tient compte de ce qui n’est pas dans le texte du par. 32(1) , mais qui se trouve ailleurs dans la Charte , on est confirmé dans l’idée qu’aucune limite territoriale n’était prévue. Le silence du par. 32(1)  quant aux limites territoriales de la Charte , alors que d’autres dispositions sont fondées sur la citoyenneté ou ne s’appliquent explicitement qu’au Canada, n’est ni une omission ni le fruit du hasard : il s’agit plutôt d’un choix délibéré de ne pas restreindre la portée territoriale de la Charte  qui doit être respecté.

[54]                          L’objet de l’art. 32 était de restreindre l’action de l’État dans la nouvelle démocratie constitutionnelle établie. Comme notre Cour l’a reconnu, les mots utilisés au par. 32(1) « indiquent clairement que l’application de la Charte  se restreint à l’action gouvernementale. [. . .] [L]a C harte  est essentiellement un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier » (McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, p. 261). Le fait de permettre une action de l’État à l’étranger qui n’est pas restreinte par la Constitution serait incompatible avec notre structure constitutionnelle, laquelle est basée sur le fait de prévenir la conduite arbitraire de l’État (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, par. 70). La seule revendication du gouvernement, qui inclut l’exécutif, d’exercer une autorité légitime « réside dans les pouvoirs que leur confère la Constitution. Cette autorité ne peut avoir d’autre source » (par. 72). En conséquence, il n’y a aucune action gouvernementale légitime sans l’existence de limites constitutionnelles correspondantes — peu importe le lieu où survient la conduite. Comme l’a dit une autrice, [traduction] « [l]’exécutif ne peut pas agir à l’extérieur de la Constitution et être néanmoins respectueux de la règle de droit. Lorsqu’il est invité à jouer sur la scène internationale, il doit y aller comme un gouvernement constitutionnel — et non pas un gouvernement arbitraire. Il n’a pas le droit d’agir de manière arbitraire à l’extérieur de son territoire » (M. Webb, « The Constitutional Question of Our Time : Extraterritorial Application of the Charter  and the Afghan Detainees Case » (2011), 28 R.N.D.C. 235, p. 256).

[55]                          Par conséquent, une interprétation téléologique du par. 32(1) mène à la conclusion que la disposition n’établit aucune distinction entre l’application interne et extraterritoriale de la Charte . Au contraire, elle indique clairement que la Charte  est un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier et d’interdiction de toute action de l’État incompatible avec les droits et libertés que la Charte  consacre (McKinney, p. 261; voir aussi Hape, par. 91). En conséquence, vu cette interprétation du par. 32(1) , la Charte  s’appliquerait afin de restreindre les actions des autorités canadiennes qui mènent des enquêtes, que cette conduite survienne à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada.

III.         L’arrêt Hape

[56]                          Dans Hape, s’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge LeBel a également commencé avec le texte du par. 32(1)  de la Charte  et a lui aussi conclu qu’il ne prévoyait aucune limite territoriale expresse (par. 32 et 94). Les juges majoritaires de la Cour ont toutefois jugé dans cet arrêt que la Charte  ne s’appliquait pas aux fouilles, perquisitions et saisies de documents bancaires effectuées par la Gendarmerie royale du Canada aux îles Turks et Caicos (par. 2‑14). La majorité a infirmé l’arrêt R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, et énoncé un nouveau cadre en deux étapes qui permet de déterminer si une réparation peut être accordée pour l’action étatique canadienne extraterritoriale qui aurait violé la Charte . À la première étape, le tribunal doit déterminer si l’activité en question tombe sous le coup du par. 32(1)  en se demandant : (1) si la conduite en question est celle d’un représentant de l’État canadien; et (2), dans l’affirmative, selon les faits de l’espèce, s’il existe une exception au principe de souveraineté justifiant l’application de la Charte  aux activités extraterritoriales du représentant de l’État. S’il n’y a pas d’exception et que la Charte  ne s’applique pas, alors, à la seconde étape, le tribunal doit se demander si la preuve devrait être écartée du procès au motif que son admission est de nature à compromettre l’équité du procès (par. 113).

[57]                          Le juge LeBel a choisi de recourir aux règles prohibitives du droit international coutumier pour faciliter l’interprétation de l’art. 32  de la Charte  (par. 35‑39). Le droit international coutumier se compose de normes qui répondent aux deux exigences de la pratique des États et de l’opinio juris : les États doivent respecter la norme et la considérer comme juridiquement contraignante (par. 46). Les juges majoritaires dans Hape se sont attachés au principe de l’égalité souveraine, lequel repose sur le respect de la souveraineté territoriale et est « indissociable » du principe de non‑intervention, selon lequel tous les États sont souverains et égaux (par. 40 et 45‑46). Les juges majoritaires se sont fondés sur la doctrine de l’adoption pour conclure que les principes de non‑intervention et de souveraineté territoriale doivent également être pris en compte pour déterminer la portée de la Charte . Ils ont également appliqué la présomption de conformité, un principe d’interprétation législative selon lequel une loi est réputée conforme au droit international, à moins que son libellé ne commande un autre résultat (par. 39, 46 et 53). Ils ont décidé qu’au moment de déterminer la portée de la Charte , la Cour doit tendre à assurer le respect des obligations du Canada en droit international lorsque le libellé exprès de la Charte  le permet.

[58]                          Les juges majoritaires ont constaté que la courtoisie entre les nations — définie comme « la déférence et le respect que des États doivent avoir pour les actes qu’un autre État a légitimement accomplis sur son territoire » — était un autre principe d’interprétation qui aide à établir la portée extraterritoriale de la Charte  (par. 32‑33, 47, 50 et 53‑56, citant Morguard Investments Ltd. c. De Savoye, [1990] 3 R.C.S. 1077, p. 1095). Le juge LeBel a fait observer que la courtoisie incite les États à collaborer les uns avec les autres pour élucider les crimes transfrontaliers et veut que l’État qui en aide un autre respecte la façon dont cette assistance est fournie sur le territoire de celui‑ci. Toutefois, il a clairement énoncé que le principe de la courtoisie « ne saurait justifier un État de tolérer la violation du droit international par un autre État » et que la déférence liée à la courtoisie « cesse dès la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne » (par. 51‑52).

[59]                          Après avoir énoncé ces autres principes d’interprétation, les juges majoritaires ont examiné et appliqué les principes de compétence en droit international. Le juge LeBel a fait remarquer qu’il y a trois formes de compétence : la compétence normative, la compétence d’exécution et la compétence juridictionnelle. La compétence normative « confère le pouvoir d’établir des règles, des prescriptions ou des droits opposables à des personnes, physiques ou morales » (par. 58). La compétence d’exécution « permet de recourir à des moyens coercitifs pour faire respecter règles, prescriptions ou droits » (ibid.). Enfin, la compétence juridictionnelle « consiste dans le pouvoir des tribunaux d’un État de régler des différends ou d’interpréter la loi au moyen de décisions ayant force obligatoire » (ibid.). Il a également résumé plusieurs fondements sur lesquels un État peut exercer sa compétence, y compris les principes de territorialité, de nationalité et d’universalité (par. 59‑61).

[60]                          Les juges majoritaires ont ensuite procédé à une analyse des principes relatifs à la compétence extraterritoriale dans le contexte canadien. Ils ont affirmé qu’« il est bien établi qu’un État peut faire appliquer ses lois à l’étranger seulement s’il obtient le consentement de l’État en cause ou, à titre exceptionnel, si le droit international l’y autorise par ailleurs » (par. 65). Faisant remarquer que, conformément au Statut de Westminster de 1931, le Canada a le pouvoir d’adopter des lois d’application extraterritoriale (par. 66), ils ont relevé que la capacité du Parlement d’adopter des lois extraterritoriales est aussi éclairée par les principes d’interprétation susmentionnés. Ils ont conclu que certes, le Parlement peut adopter des lois incompatibles avec ces principes d’interprétation, mais que le Canada ne peut mettre à exécution ses règles de droit à l’étranger qu’avec le consentement d’autres États (par. 67‑68).

[61]                          Puis, ces principes en tête, les juges majoritaires ont examiné la jurisprudence de notre Cour et ont expliqué pourquoi l’arrêt Cook, le précédent de la Cour autorisant l’application extraterritoriale de la Charte  aux actes de la police canadienne à l’étranger, devait être revu. Dans Cook, la Cour avait décidé que la Charte  s’appliquait à l’enregistrement de la déclaration de l’accusé par la police canadienne aux États‑Unis relativement à une enquête portant sur une infraction devant être instruite au Canada.

[62]                          Les juges majoritaires ont formulé trois critiques de l’arrêt Cook. Premièrement, ils ont fait remarquer que la décision n’établissait pas de distinction entre la compétence normative et la compétence d’exécution (par. 84‑85). Puisqu’ils considéraient l’application extraterritoriale de la Charte  comme un exercice de la compétence d’exécution, et comme l’application extraterritoriale des lois canadiennes n’est pas possible (sans le consentement de l’État d’accueil), ils ont conclu que l’application extraterritoriale de la Charte  est impossible (par. 85).

[63]                          Deuxièmement, ils ont relevé les difficultés pratiques et théoriques découlant de l’application de la méthode adoptée dans Cook à des faits différents, comme ceux de l’affaire Hape, où un mandat concernant la fouille contestée n’était pas nécessaire selon le droit de Turks et Caicos (par. 86‑92). Les juges majoritaires ont conclu, en raison des obstacles théoriques et pratiques, que la Charte  ne pouvait pas s’appliquer aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies effectuées à l’étranger (par. 86‑92).

[64]                          Troisièmement, ils ont conclu que l’arrêt Cook ne prenait pas suffisamment en compte le libellé du par. 32(1) (par. 93‑95). Interprétant le par. 32(1) à la lumière des principes d’interprétation susmentionnés, ils ont conclu que les actes d’exécution extraterritoriale débordaient du champ d’application de la Charte . Le paragraphe 32(1)  dispose que la Charte  s’applique aux « domaines relevant » du Parlement ou des législatures des provinces. Après avoir jugé que le Parlement et les législatures des provinces n’avaient pas compétence pour autoriser des mesures d’application de la loi à l’étranger, les juges majoritaires ont conclu que les activités comme les enquêtes criminelles menées en territoire étranger n’appartiennent pas à l’un des « domaines relevant » du Parlement ou des législatures provinciales, et qu’elles ne sont donc pas visées par le par. 32(1) (par. 94).

[65]                          Même s’il y a été conclu que la Charte  ne pouvait généralement pas s’appliquer aux actions des agents canadiens accomplies dans le cadre d’une enquête à l’étranger, l’arrêt Hape a relevé trois exceptions d’après lesquelles les protections offertes par la Charte  peuvent néanmoins s’appliquer. Premièrement, la Charte  peut s’appliquer de manière extraterritoriale lorsque l’État d’accueil y consent (par. 106). Deuxièmement, le principe de courtoisie « peut cesser de justifier » la participation d’un policier canadien à une activité d’enquête lorsque cette participation emporterait le manquement du Canada à ses obligations internationales en matière de droits de la personne (par. 101). Troisièmement, l’application combinée de l’art. 7 et de l’al. 11d)  de la Charte  peut avoir pour effet d’écarter les éléments de preuve obtenus par les agents canadiens à l’étranger, si l’admission de ces éléments de preuve est susceptible de rendre le procès inéquitable (par. 107‑112).

IV.         Critiques formulées à l’encontre de l’arrêt Hape

[66]                          L’arrêt Hape et la méthode qui y est prônée ont fait l’objet d’importantes critiques nourries de la part d’experts en droit international[4]. Trois principales lacunes ont été imputées à cet arrêt : (1) Hape a appliqué de mauvais principes d’interprétation, notamment des principes de compétence en droit international et un principe d’interprétation législative, à son interprétation du par. 32(1); (2) Hape a qualifié à tort l’application extraterritoriale de la Charte  d’exercice illégal de la compétence d’exécution; (3) les trois exceptions énumérées dans Hape sont inadéquates. Le recours à ces principes de droit international et leur mauvaise application par le juge LeBel ont suscité le type et le degré de critiques convaincantes et d’instabilité doctrinale qui nécessitent un réexamen de cet aspect de l’arrêt Hape. Nous examinons à tour de rôle chacune de ces trois principales critiques.

[67]                          En premier lieu, une assise fondamentale de l’arrêt Hape est le fait que le par. 32(1) doit être interprété de manière à assurer le respect des règles de droit international qui lient le Canada, et qui, dans cette affaire, ont entraîné une interprétation plus restrictive de l’art. 32 (par. 56). D’un point de vue méthodologique, imposer des principes de droit international en prime pour limiter la portée de la Charte  sape le caractère téléologique de l’interprétation de la Charte  (West, « Canada Stands Alone », p. 9‑10; Cook, par. 147, le juge Bastarache). Le droit international devrait plutôt généralement être utilisé pour appuyer ou confirmer une interprétation dégagée en appliquant la démarche téléologique (R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, par. 98; H. S. Fairley, « International Law Comes of Age : Hape v. The Queen » (2008), 87 R. du B. can. 229, p. 236). En outre, les principes de compétence en droit international ne sont pas un fondement adéquat permettant de limiter le sens du terme « relevant » employé au par. 32(1) en matière de droit constitutionnel interne. Le Parlement a pleine compétence en ce qui a trait aux catégories de sujets énumérés à l’art. 91  de la Loi constitutionnelle de 1867 , et cette compétence s’étend aux mesures d’exécution extraterritoriales, y compris aux mesures qui violent le droit international lui‑même (Statut de Westminster de 1931, art. 3; Croft c. Dunphy, [1933] A.C. 156 (C.P.), p. 163; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427, par. 141, le juge LeBel; J. H. Currie, « Khadr’s Twist on Hape : Tortured Determinations of the Extraterritorial Reach of the Canadian  Charter  » (2008), 46 A. can. D. int. 307, p. 318‑319; Hape, par. 39, 53 et 68; G. van Ert, « Jurisprudence canadienne en matière de droit international public en 2006-7 » (2007), 45 A. can. D. int. 527, p. 551; West, « Canada Stands Alone », p. 13‑14). En outre, on ne devrait pas permettre que des préoccupations quant à la courtoisie internationale et l’objectif de politique générale d’accroître la coopération internationale entre les forces policières aient le dessus sur l’interprétation téléologique qu’il convient de retenir ou soient utilisés pour soustraire la conduite de l’État au contrôle judiciaire (Currie et Rikhof, p. 628‑629).

[68]                          De plus, dans l’arrêt Hape, la Cour a appliqué la présomption de conformité — un principe d’interprétation législative (par. 53) — à son interprétation du par. 32(1) (Currie (2008), p. 315; Sethi, p. 113; J. H. Currie, « International Human Rights Law in the Supreme Court’s Charter Jurisprudence : Commitment, Retrenchment and Retreat — In No Particular Order » (2010), 50 S.C.L.R. (2d) 423, p. 441‑443 et 453‑454). Les présomptions utilisées dans l’interprétation de la Charte  sont différentes de celles utilisées dans l’interprétation législative (Hunter, p. 155). Au lieu de présumer la conformité, nous présumons dans le cadre de la Charte  qu’elle « accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière de droits de la personne », ce qui a pour effet de créer un plancher — et non un plafond — pour les protections offertes par la Charte  sur la base des instruments internationaux contraignants en matière de droits de la personne (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 349, le juge en chef Dickson; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1056, cité dans Hape, par. 55; L. West, « “Within or Outside Canada” : The Charter ’s Application to the Extraterritorial Activities of the Canadian Security Intelligence Service » (2023), 73 U.T.L.J. 1, p. 39; Currie (2008), p. 321). L’application, dans Hape, des principes de droit international et des principes d’interprétation législative à l’interprétation qui y est faite du par. 32(1), contrairement à la démarche téléologique établie, tend à indiquer qu’il faut revoir cet arrêt.

[69]                          En deuxième lieu, d’après les spécialistes du droit international, cette partie de l’arrêt Hape caractérise erronément l’application extraterritoriale de la Charte  comme étant un exercice illégal de la compétence d’exécution. Nous sommes d’accord avec l’arrêt Hape pour dire que les agents canadiens qui mènent une enquête à l’étranger exercent une compétence d’exécution extraterritoriale (Hape, par. 58, 64‑65 et 105; Currie et Rikhof, p. 98). Les spécialistes soutiennent cependant que, lorsque les principes de compétence sont bien appliqués, il devient évident qu’exiger des agents canadiens qu’ils respectent la Charte  à l’étranger et permettre aux tribunaux canadiens d’évaluer leur conduite afin de veiller à ce qu’elle soit conforme à la Charte  constituent des exercices des compétences, respectivement, normative et juridictionnelle, et ni l’une ni l’autre ne viole le droit international ni ne fait obstacle à l’autorité souveraine d’un autre État (van Ert, p. 552; J. Crawford, Brownlie’s Principles of Public International Law (9e éd. 2019), p. 462; voir aussi Currie (2008), p. 317). Étant donné ces critiques, il y a lieu de revoir l’analyse effectuée dans Hape.

[70]                          De plus, l’arrêt Hape a assimilé l’application de la Charte  à l’exigence que la procédure canadienne régisse l’enquête (par. 84, 86 et 98), ce qui a embrouillé l’analyse. Appliquer la Charte  à la conduite des agents canadiens exerçant leurs fonctions à l’étranger n’est pas la même chose que d’exiger que les lois canadiennes en matière de procédure criminelle régissent une enquête menée à l’étranger (Currie et Rikhof, p. 634). La Charte  ne régit pas les activités des agents étrangers, et les agents canadiens qui se livrent à des activités d’exécution de la loi dans un autre État doivent respecter les lois de cet État (R. c. Terry, [1996] 2 R.C.S. 207, par. 19; R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562, par. 15). La souveraineté de l’État est respectée lorsqu’on obtient le consentement de participer à une enquête et lorsqu’on exige que les agents canadiens qui accomplissent leurs tâches à l’étranger respectent les lois de l’État étranger. Exiger que les autorités canadiennes se conforment en outre à la Charte  n’exclut pas le besoin de respecter les prérequis du droit étranger.

[71]                          Qui plus est, la doctrine et la jurisprudence étrangère tendent à indiquer que les préoccupations en matière de courtoisie sont minimales. Les États appliquent couramment leur droit interne aux actions que leurs agents effectuent à l’étranger, et ils le font sans solliciter le consentement de l’État d’accueil (M. Milanovic, Extraterritorial Application of Human Rights Treaties : Law, Principles, and Policy (2011), p. 65; voir, p. ex., United States c. Verdugo‑Urquidez, 494 U.S. 259 (1990), p. 283, note 7, le juge Brennan, dissident; C. McLachlan, Foreign Relations Law (2014), par. 5.154‑5.156; Smith c. Ministry of Defence, [2013] UKSC 41, [2014] A.C. 52, par. 46‑49; Kaunda c. President of the Republic of South Africa, [2004] ZACC 5, 2005 (4) S.A. 235, par. 42‑44 et 228‑229; Young c. Attorney‑General, [2018] NZCA 307, [2018] 3 N.Z.L.R. 827, par. 28‑30; Smith c. R., [2020] NZCA 499, [2021] 3 N.Z.L.R. 324, par. 92; Afghan Nationals c. Minister for Immigration, [2021] NZHC 3154, [2022] 2 N.Z.L.R. 102, par. 39; Federal Intelligence Service — foreign surveillance, BVerfG, 1 BvR 2835/17, décision du 19 mai 2020 (Allemagne), par. 91, 93‑94, 101 et 104). Cette réalité de la pratique des États suggère qu’aucune norme de droit international coutumier n’interdit à un État de réglementer les actions de ses agents à l’étranger par le truchement de son droit interne. Cela indique aussi qu’on ne porte aucunement atteinte à la courtoisie en appliquant le droit interne aux actions des représentants de l’État à l’étranger, parce que les États ne considèrent pas cela comme une infraction aux règles de courtoisie ou une violation du droit international.

[72]                          En outre, les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne étayent l’application extraterritoriale de la Charte . Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, qui a été ratifié par le Canada et lie donc celui‑ci, [traduction] « couvre en grande partie les mêmes éléments » et est « pertinent pour l’interprétation de la Charte  » (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 36:28; Bissonnette, par. 99). Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques a été interprété comme imposant des obligations extraterritoriales aux États parties (par. 2(1); Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, Rec. C.I.J. 2004, p. 136, par. 108‑111; Comité des droits de l’homme, Observation générale no 31 : La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, Doc. N.U. CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, 26 mai 2004, par. 12; Munaf c. Roumanie, Communication no 1539/2006, Doc. N.U. CCPR/C/96/D/1539/2006 (2009), par. 14.2; Lopez Burgos c. Uruguay, Communication no 52/1979, Doc. N.U. CCPR/C/13/D/52/1979 (1981), par. 12.3; Currie (2010), p. 440‑441). Puisque la Charte  est présumée offrir une protection tout aussi grande (Slaight, p. 1056), il s’ensuit qu’elle devrait aussi s’appliquer aux actions des représentants de l’État lorsqu’ils sont à l’étranger.

[73]                          En troisième lieu, les critiques soutiennent que les trois exceptions énoncées dans l’arrêt Hape — consentement, violations des obligations internationales en matière de droits de la personne et équité du procès — sont inadéquates. Elles n’accordent pas les mêmes protections robustes que celles expressément prévues dans la Charte . Cela a de quoi inquiéter et tend à indiquer qu’il faut revoir la conclusion tirée dans l’arrêt Hape.

[74]                          Les spécialistes ont souligné que l’exception relative au consentement s’avère illusoire dans bien des circonstances (Attaran, p. 534‑536 et 538‑539; West, « Within or Outside Canada », p. 37‑39). De plus, si l’application extraterritoriale de la Charte  n’est pas un exercice de la compétence d’exécution (comme le soutiennent les spécialistes du droit international), l’exception relative au consentement est fondée sur : (1) l’idée intenable que les agents canadiens demandent à d’autres États la permission d’appliquer les limites constitutionnelles du Canada à sa propre conduite; et (2) le postulat que l’État d’accueil comprendrait la question ou devrait contrôler la réponse (van Ert, p. 555).

[75]                          Les universitaires ont fait remarquer que l’exception relative aux droits de la personne ouvre des brèches où les protections accordées par la Charte  excèdent les droits garantis dans les instruments internationaux en matière de droits de la personne (West, « Within or Outside Canada », p. 39; Currie (2008), p. 320‑321). La survenance de ces brèches est un fait compte tenu de la présomption selon laquelle la Charte  confère des protections à tout le moins aussi grandes que celle qu’offrent les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne (Slaight, p. 1056). De plus, il est illogique que la nature de la violation dicte l’application de l’instrument protégeant les droits (Attaran, p. 520; voir aussi Amnistie internationale Canada c. Canada (Chef d’état‑major de la Défense), 2008 CF 336, [2008] 4 R.C.F. 546, par. 312‑313, conf. par 2008 CAF 401, [2009] 4 R.C.F. 149). Sur le plan de la doctrine, l’exception ne cadre pas avec le principe voulant que les traités, la principale source des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne, ne fassent pas directement partie du droit canadien sauf s’ils ont été mis en œuvre par une loi, et elle ne reconnaît pas que la Charte  est le moyen par lequel le Canada a mis en œuvre bon nombre de ces obligations (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 69; van Ert, p. 553; J. H. Currie, « Weaving a Tangled Web : Hape and the Obfuscation of Canadian Reception Law » (2007), 45 A. can. D. int. 55, p. 80‑81; Currie et Rikhof, p. 636; voir aussi K. Sun, « International Comity and the Construction of the Charter ’s Limits : Hape Revisited » (2019), 45 Queen’s L.J. 115, p. 145). Le résultat [traduction] « curieux » de l’exception — on recourt au droit international des droits de la personne plutôt qu’à la Charte  pour évaluer les actions des représentants canadiens qui exercent leurs fonctions à l’étranger (van Ert, p. 553) — crée de l’incertitude chez les représentants de l’État canadien exerçant leurs fonctions à l’étranger qui ne connaissent probablement pas les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne (Amnistie internationale, par. 314; Hape, par. 173, le juge Bastarache).

[76]                          Enfin, des critiques postulent que l’exception relative à l’équité du procès laisse aussi des brèches, parce qu’elle ne s’applique pas lorsque l’on porte atteinte aux droits garantis à une personne par la Charte  d’une façon ne donnant pas lieu à l’obtention d’éléments de preuve qui mettraient l’équité du procès en question, ou lorsque la conduite attentatoire de l’État ne donne jamais lieu à un procès criminel au Canada (K. Roach, « R. v. Hape Creates Charter‑Free Zones for Canadian Officials Abroad » (2007), 53 Crim. L.Q. 1, p. 2; Currie et Rikhof, p. 634). En outre, telle qu’elle a été énoncée au départ dans l’arrêt Harrer, l’exception devait s’appliquer à des situations où la preuve a été recueillie par des autorités étrangères à qui la Charte  ne s’applique pas. Elle n’était pas censée combler la brèche créée par l’omission d’appliquer la Charte  aux autorités canadiennes. Plus important encore, à notre avis, l’exception ne fait qu’accorder les protections prévues à l’art. 7 et à l’al. 11d)  de la Charte . Ces deux droits à eux seuls ne suffisent pas pour garantir un procès entièrement conforme à la Charte . Tenter de super‑charger l’art. 7  et l’al. 11d)  afin qu’ils remplacent tous les autres droits figurant dans la Charte  va à l’encontre de l’objectif même de la Charte  : garantir tous les droits et libertés qui y sont énoncés.

V.           Conclusion sur l’arrêt Hape

[77]                          La décision dans l’arrêt Hape demeure importante à de nombreux égards, comme ses énoncés sur l’incorporation du droit international coutumier par la common law (voir Nevsun Resources Ltd. c. Araya, 2020 CSC 5, [2020] 1 R.C.S. 166, par. 86; van Ert, p. 555), sur la souveraineté étatique et l’égalité souveraine, et sur le principe d’interprétation selon lequel les lois sont réputées s’appliquer conformément aux obligations internationales du Canada (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 114; van Ert, p. 555).

[78]                          La Cour, toutefois, n’a reçu aucune observation sur le droit international, et elle s’est écartée du fondement théorique établi par notre Cour dans sa jurisprudence antérieure sur l’application de la Charte  à l’étranger même si aucune partie ni intervenant devant la Cour dans l’affaire Hape n’a demandé que la jurisprudence antérieure soit révisée ou infirmée (par. 182, 184‑186 et 189, le juge Binnie). De nombreux problèmes théoriques et pratiques ont malheureusement découlé de l’arrêt Hape, comme le met en lumière la profusion de critiques formulées par les tribunaux et les auteurs au cours des 15 dernières années.

[79]                          Il s’agit là de préoccupations importantes. Elles touchent au cœur de notre jurisprudence sur l’application extraterritoriale de la Charte , aux répercussions pratiques de son application et au manque de cohérence et de prévisibilité qui s’ensuit dans ce domaine du droit. Vu ces préoccupations, il convient de revoir cette partie de l’arrêt Hape. Toutefois, comme les juges majoritaires ont décidé de ne pas l’aborder, nous remettons à une autre occasion l’examen de la question de savoir si l’arrêt Hape est erroné.

[80]                          Puisque nous ne tirons pas de conclusion sur le point de savoir si l’arrêt Hape est erroné, nous n’avons pas à expliquer comment la Charte devrait s’appliquer à l’étranger — un enjeu sur lequel n’étaient pas axées non plus les observations présentées en l’espèce. Soulignons toutefois qu’à notre avis, la Charte  est suffisamment souple pour tenir compte au cas par cas, dans l’analyse, du contexte étranger et des préoccupations connexes exprimées par la majorité dans l’arrêt Hape. Comme l’a reconnu le juge Bastarache dans l’arrêt Hape (par. 125), la Charte  « est un instrument souple qui se prête à une interprétation contextuelle et qui permet d’apporter à un droit fondamental une restriction fondée sur un motif raisonnable ». Cette souplesse peut exister tant à l’étape de l’atteinte qu’à celle de la réparation. Les lois et procédures étrangères peuvent se révéler utiles pour décider s’il y a eu violation de la Charte . En outre, il est possible de répondre aux préoccupations opérationnelles causées par les différences entre les procédures canadiennes et les procédures étrangères au moyen d’un exercice souple du pouvoir discrétionnaire de réparation prévu à l’art. 24 .

[81]                          Pour conclure, nous ajoutons que, même si les règles et directives de notre Cour à la communauté juridique imposent effectivement des limites à ce que les intervenants peuvent plaider, nous ne sommes pas d’accord avec nos collègues pour dire que les intervenants ont outrepassé le rôle qui leur revient en l’espèce. Bien que les intervenants ne doivent pas aborder de nouvelles questions, ils ont pour rôle d’exprimer leur propre avis sur les questions de droit en soumettant des arguments « utiles et différents », ce qui « élargi[t] l’éventail des points de vue » présentés à la Cour (Cour suprême du Canada, Avis à la communauté juridique : novembre 2021 — Interventions, 15 novembre 2021 (en ligne)). Plusieurs intervenants en l’espèce ont fait exactement cela lorsqu’ils ont demandé à la Cour de revoir l’arrêt Hape : ils ont proposé une conception différente de la question de droit fondamentale de savoir si la Charte  s’appliquait à la conduite des agents du SNEFC. D’ailleurs, ces intervenants ont obtenu l’autorisation d’intervenir pour ce motif : au moment de solliciter l’autorisation d’intervenir, ils ont tous clairement manifesté leur intention de critiquer l’arrêt Hape et de suggérer des modifications de son cadre, et la Canadian Constitution Foundation a affirmé expressément qu’il faut revoir cet arrêt (mémoire, par. 10). Juger que nous ne pouvons pas prendre connaissance de cet avis différent tout simplement parce que les parties elles-mêmes ne l’ont pas proposé fait abstraction de l’objet des arguments de l’intervenant tel qu’il est énoncé dans l’Avis à la communauté juridique et va à l’encontre de la pratique suivie dans le passé par la Cour dans des décisions qui reposent sur le cadre proposé par les intervenants.

[82]                          Mais surtout, toute restriction du rôle des intervenants ne limite aucunement le pouvoir de notre Cour de trancher des questions d’une autre manière que celle proposée par les parties. En effet, l’arrêt Hape démontre lui‑même que notre Cour peut infirmer un précédent sans que les parties ou les intervenants ne l’invitent à le faire (par. 187, le juge Binnie). Pareille restriction va aussi à l’encontre de la fonction de notre Cour, laquelle ne consiste pas simplement à corriger des erreurs. Le rôle dont est investi la Cour, en tant que plus haut tribunal du pays, consiste plutôt à « développer la jurisprudence » en « analys[ant] des questions ayant de “l’importance [. . .] pour le public” », et une grande partie du travail de la Cour « débord[e] nécessairement le strict minimum requis pour trancher le pourvoi » (R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 53; Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21, [2014] 1 R.C.S. 433, par. 86). En « élargiss[ant] l’éventail des points de vue présentés à la Cour en plus de ceux des appelants et des intimés » et en présentant leur point de vue sur des questions de droit dont la Cour est saisie, les intervenants aident la Cour à remplir cette mission institutionnelle (Avis à la communauté juridique).

VI.         Application

[83]                          À supposer que, conformément au par. 32(1) , la Charte  s’appliquait à la conduite des agents lors de leur enquête, il n’y a pas eu atteinte aux droits garantis au caporal McGregor par l’art. 8.

[84]                          Une fouille n’est pas abusive si elle est autorisée par la loi, si la loi n’a rien d’abusif et si la fouille n’a pas été effectuée d’une manière abusive (R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278). Dans l’arrêt R. c. Vu, 2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, la Cour a statué qu’une autorisation expresse préalable était requise pour la fouille d’ordinateurs (par. 3 et 47). Cela signifie « que, si des policiers entendent fouiller tout ordinateur trouvé dans le lieu qu’ils souhaitent perquisitionner, ils doivent d’abord convaincre le juge de paix saisi de la demande d’autorisation qu’ils possèdent des motifs raisonnables de croire que les ordinateurs qu’ils pourraient découvrir contiendront les choses qu’ils recherchent » (par. 48).

[85]                          Nous concluons, à l’instar de notre collègue la juge Côté, que ces exigences sont respectées en l’espèce. Premièrement, le mandat délivré par un juge de la Virginie autorisait expressément la fouille d’ordinateurs et d’appareils électroniques. De plus, la mention des [traduction] « biens » du caporal McGregor (d.a., vol. I, p. 128) dans la note diplomatique fait en sorte que l’autorisation relève de la renonciation à l’immunité diplomatique. Deuxièmement, la loi qui autorisait la fouille était raisonnable compte tenu des normes relatives à la Charte  élaborées par notre jurisprudence : comme le soulignent les deux tribunaux d’instance inférieure, les motifs invoqués pour obtenir le mandat auraient été suffisants au Canada. Troisièmement, la fouille n’a pas été effectuée de manière abusive, puisque le mandat autorisait expressément le processus de tri des appareils électroniques sur place.

[86]                          Nous ne sommes pas d’accord pour dire qu’il est nécessaire d’appliquer la théorie des objets bien en vue dans la présente affaire. Cette théorie permet de saisir des objets sans mandat dans des circonstances définies. Le caporal McGregor ne conteste pas la saisie devant notre Cour. Il a plutôt plaidé que la fouille n’était pas autorisée par la loi ou qu’elle avait été effectuée de manière abusive (m.a., par. 185). D’après lui, [traduction] « une fois que les enquêteurs ont découvert une preuve de ce qu’ils croyaient être de la pornographie juvénile, ils auraient dû cesser de fouiller, saisir les appareils électroniques et obtenir un mandat subséquent qui décrit cette preuve » (par. 200). Ils ont enfreint l’art. 8, soutient‑il, en [traduction] « continu[ant] [plutôt] de fouiller les appareils sur place afin de trouver des éléments de preuve supplémentaires », et ils ont alors visionné les fichiers contenant des preuves d’agression sexuelle (ibid.). En somme, il soutient que [traduction] « [u]ne fois qu’ils ont découvert, lors d’une fouille, la preuve d’une nouvelle infraction, les enquêteurs doivent obtenir un mandat subséquent visant cette infraction pour continuer de fouiller les appareils » (par. 199).

[87]                          La Cour martiale a rejeté les arguments du caporal McGregor selon lesquels les policiers avaient [traduction] « continué de chercher des fichiers de pornographie juvénile et d’agression sexuelle » plutôt que des fichiers relatifs aux infractions visées par le mandat délivré en Virginie (2018 CM 4023, par. 25 (CanLII) (nous soulignons)). À cet égard, la Cour martiale a fait remarquer que la présente affaire était une [traduction] « situation tout à fait différente de celle survenue dans [R. c. Jones, 2011 ONCA 632, 107 O.R. (3d) 241], où les enquêteurs, alors qu’ils cherchaient des fichiers en lien avec une fraude alléguée, avaient découvert par inadvertance de la pornographie juvénile et, à partir de ce moment‑là, ils se sont mis à chercher des types de fichiers entièrement différents de ceux envisagés par leur mandat initial » (ibid. (nous soulignons)).

[88]                          Comme les policiers dans l’affaire Jones — contrairement à la présente espèce — ont cherché intentionnellement des fichiers au‑delà de ce qu’autorisait le mandat, ils avaient besoin d’une autre justification pour cette fouille sans mandat, et ils ont tenté de se fonder sur la théorie des objets bien en vue (Jones, par. 26). En plus d’élargir indûment la portée de la fouille, les policiers dans Jones ont continué de fouiller le disque dur qui contenait la preuve de pornographie juvénile après la découverte de cette preuve. En l’espèce, par contre, les policiers n’ont pas continué de chercher la preuve de crimes autres que ceux visés par le mandat. Ils ont plutôt continué de chercher des preuves de voyeurisme, tel que le permettait le mandat. De plus, ils n’ont pas continué de fouiller les appareils qui contenaient des preuves d’autres infractions. Au lieu de poursuivre la fouille de ces appareils, ils [traduction] « ont [. . .] mis de côté en vue de la saisie et d’analyses plus poussées », après avoir obtenu un mandat canadien, « tous les appareils qui ont été évalués comme contenant possiblement des fichiers de pornographie juvénile et d’agression sexuelle » (décision à l’issue du voir‑dire, par. 25). Les arguments du caporal McGregor voulant que la fouille ait été illégale ou abusive doivent donc être rejetés. La fouille était autorisée par le mandat délivré en Virginie, et les policiers n’ont pas élargi irrégulièrement la portée de leur fouille.

[89]                          Il n’est donc pas nécessaire d’invoquer la théorie des objets bien en vue. Les parties n’ont débattu d’aucune question de saisie. Quoi qu’il en soit, la saisie initiale de l’appareil contenant une preuve d’agression sexuelle était autorisée judiciairement par le mandat délivré en Virginie, lequel permettait de saisir des appareils susceptibles de contenir une preuve de voyeurisme. La saisie et la fouille continues de l’appareil étaient autorisées judiciairement par le mandat canadien subséquent. Comme les policiers ont mis de côté tout appareil qui contenait des preuves d’infractions non connexes au lieu de continuer à les fouiller, il n’est pas nécessaire de décider en l’espèce si le fait de continuer à fouiller un appareil en particulier même après avoir découvert la preuve d’une infraction non connexe sur cet appareil pourrait violer l’art. 8. Dans la mesure où le caporal McGregor prétend que la découverte de la preuve d’une infraction non connexe dans un appareil obligeait les policiers non seulement à cesser de fouiller cet appareil, mais également à s’abstenir de fouiller tout autre appareil (même dans le cas de la preuve d’infractions visées par le mandat), nous rejetons cet argument. Découvrir la preuve d’une infraction non connexe n’autorise pas les policiers à se mettre à chercher des éléments de preuve concernant cette infraction non connexe, ni ne les oblige à cesser entièrement leur recherche relativement à ce que le mandat les autorisait à fouiller. Cette conclusion est tout ce qu’il faut pour régler la question liée à l’art. 8 que le caporal McGregor a effectivement soulevée : le caractère raisonnable de la poursuite du triage d’autres appareils après qu’on ait découvert une preuve de pornographie juvénile.

[90]                          En concluant à la nécessité d’appliquer la théorie des objets bien en vue, les juges majoritaires supposent que les fichiers révélant une preuve d’agression sexuelle ont été saisis lorsque les policiers les ont aperçus, même si les policiers effectuaient une fouille légale de l’ordinateur à la recherche d’éléments de voyeurisme en vertu d’un mandat valide. Le caporal McGregor n’a jamais avancé pareil argument, pas plus que l’un ou l’autre des intervenants. Notre Cour ne s’est jamais prononcée sur la question de savoir dans quelles circonstances un fichier en particulier sur un appareil est saisi, par opposition aux circonstances où l’appareil (p. ex. un portable) lui‑même est saisi. Notre Cour ne devrait pas trancher cette question en l’espèce. Le fait de statuer sur la question sans disposer d’arguments pourrait avoir des conséquences imprévues. En outre, il n’est pas nécessaire de la trancher pour régler le dossier.

[91]                          De plus, la prémisse suivant laquelle les fichiers ont été saisis lorsque les policiers les ont vus au départ est hautement discutable d’après la jurisprudence. Dans l’arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, notre Cour a donné des orientations générales sur la « ligne de démarcation entre une saisie et la simple réunion d’éléments de preuve », que nous avons décrite comme étant le « point où on peut raisonnablement affirmer que l’individu n’a plus droit à la préservation du caractère confidentiel de l’objet » (p. 435). À notre avis, le simple fait d’avoir aperçu le fichier au domicile du caporal McGregor ne constituait probablement pas une saisie, parce que ce dernier avait encore « droit à la préservation du caractère confidentiel [du fichier] » au sens requis (ibid.), comme en témoigne la nécessité d’obtenir le mandat canadien subséquent. Qui plus est, conclure qu’un dossier est saisi lorsqu’il est « aperçu » confond le simple fait de voir un dossier et sa saisie. Pour faire une analogie avec les dossiers physiques, cela reviendrait à dire que les policiers saisissent chaque feuille de papier qu’ils aperçoivent durant la fouille d’un classeur.

[92]                          Au lieu de statuer sur cette question complexe sans disposer d’arguments, nous concluons que la saisie initiale du portable était justifiée par le mandat délivré en Virginie — comme l’admet le caporal McGregor (m.a., par. 200‑201) —, et que la fouille et la saisie subséquentes de ses fichiers étaient justifiées par le mandat canadien. Le mandat délivré en Virginie n’englobait pas l’enquête sur des infractions d’agression sexuelle, et les policiers n’ont découvert le dossier relatif à l’agression sexuelle reprochée qu’au moment où ils cherchaient d’autres types de fichiers expressément autorisés par le mandat (décision à l’issue du voir‑dire, par. 25). Le mandat délivré en Virginie autorisait, par contre, la saisie des appareils électroniques qui auraient pu contenir des preuves de voyeurisme. Le mandat délivré en Virginie autorisait également la saisie des fichiers du portable pour y chercher des preuves de voyeurisme, ce qui explique comment les policiers ont trouvé le dossier d’agression sexuelle et les raisons pour lesquelles ils ont agi légalement quand ils l’on vu. Les policiers ont alors adopté une solution sage dans les circonstances : ils ont mis de côté le portable (déjà saisi) et ont par la suite obtenu un mandat canadien les autorisant à fouiller le contenu des ordinateurs et des appareils électroniques en vue d’obtenir des preuves de l’agression sexuelle (par. 20; d.a., vol. I, p. 100). Par conséquent, leur conduite n’excédait pas les limites de l’autorisation judiciaire préalable et il n’était pas nécessaire d’avoir recours à la théorie des objets bien en vue.

[93]                          Nous faisons remarquer qu’en plus d’être en possession légale de l’ordinateur en vertu du mandat délivré en Virginie, les policiers, au moment où ils ont découvert le dossier d’agression sexuelle, auraient pu être aussi autorisés à prendre en charge le portable « temporairement et dans le but bien limité de préserver un éventuel élément de preuve d’un crime jusqu’à ce qu’elle obtienne un mandat de perquisition » propre à l’agression sexuelle (R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 65 (italique omis)). L’arrêt Vu envisageait lui aussi la saisie d’ordinateurs en vue de préserver la preuve d’une infraction, même dans les cas où le mandat n’accordait pas l’autorisation de fouiller l’ordinateur pour y chercher des preuves de cette infraction, « pour autant qu’il soit raisonnable de croire que l’appareil contient le genre de choses que le mandat autorise à saisir » (par. 3 et 49). En l’espèce, les policiers croyaient raisonnablement que le portable aurait pu contenir des preuves de voyeurisme, et ils étaient donc justifiés, au titre du mandat délivré en Virginie, de saisir le portable afin de préserver l’intégrité des données.

[94]                          Non seulement est‑il superflu d’invoquer la théorie des objets bien en vue et de se fonder sur des prémisses douteuses quant aux circonstances dans lesquelles un fichier est saisi, mais la question de savoir si la théorie des objets bien en vue devrait s’appliquer à la fouille du contenu d’un ordinateur est une question épineuse que la Cour n’a pas tranchée. Nous n’avons jamais approuvé l’application de la théorie aux fichiers électroniques comme l’a fait la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Jones. La fouille et la saisie d’ordinateurs personnels sont incroyablement envahissantes, d’une grande ampleur et attentatoires à la vie privée (R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 2‑3). À cette fin, nous avons exigé une autorisation spéciale pour la fouille et la saisie d’ordinateurs (Vu) et modifié l’approche en common law à l’égard des fouilles de téléphones cellulaires effectuées accessoirement à l’arrestation (R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621). Il y a des considérations spéciales associées aux données électroniques qui suggèrent que nous ne devrions pas présumer que la théorie des objets bien en vue s’applique, ou qu’elle s’applique sans modification. De plus, nous n’avons reçu aucune observation à ce sujet. Nous sommes d’avis de reporter l’examen de cette question à une autre occasion.

[95]                          En conséquence, les policiers n’ont pas enfreint l’art. 8  de la Charte , et les éléments de preuve sont admissibles. Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi.

                   Version française des motifs rendus par

 

                   Le juge Rowe —

[96]                         J’ai lu les motifs de la juge Côté, et je souscris entièrement à son analyse. Je précise que ses motifs reflètent l’opinion des juges majoritaires de notre Cour.

[97]                          J’ai aussi lu les motifs de mes collègues les juges Karakatsanis et Martin, dont une grande partie est consacrée à la critique d’un précédent de notre Cour, l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292. Leur façon de traiter cet arrêt sous‑entend que sa valeur jurisprudentielle peut valablement être remise en cause dans le cadre du présent pourvoi.

[98]                          Je suis en désaccord avec leur approche, laquelle déborde le cadre des questions soulevées par les parties et vise, en réalité, à infirmer l’arrêt Hape à l’invitation des intervenants. Comme je l’explique ci‑après, cette invitation outrepasse les limites bien établies du rôle des intervenants. Pour être clair, je n’avalise ni ne réfute les critiques de l’arrêt Hape que font mes collègues; je ne prends pas position sur le bien‑fondé du cadre d’analyse établi dans cet arrêt. Je m’oppose plutôt à la méthodologie de mes collègues, qui les a amenées à se prononcer sur une question qui n’a pas été dûment soumise à notre Cour.

[99]                          Bien que mes collègues aient raison de dire que les parties ont débattu longuement de l’applicabilité de la Charte , leurs motifs ne rendent pas complètement compte du litige : les parties se sont opposées quant à l’application de la Charte  dans la présente affaire, tenant pour acquis que l’arrêt Hape était le précédent applicable. Aucune des parties n’a remis en cause cet arrêt — ni au procès, ni devant la Cour d’appel de la cour martiale, ni devant notre Cour. Au contraire, elles ont cherché à l’appliquer, avec les exceptions qu’il prévoit, aux faits du litige qui les oppose. Les avocats de l’intimé ont fait valoir que la présente affaire est un [traduction] « cas d’application pure et simple de l’arrêt Hape » (m.i., par. 51), puis, lors des plaidoiries, ils ont exhorté la Cour à ne pas réexaminer ce précédent (transcription, p. 118‑119). Les observations de l’appelant portaient essentiellement sur l’applicabilité des exceptions établies dans l’arrêt Hape (m.a., par. 86‑181). L’appelant n’a pas demandé à la Cour d’infirmer l’arrêt Hape, et n’a pas non plus présenté d’éléments de preuve devant les juridictions inférieures pour appuyer une demande en ce sens. Le juge militaire et la Cour d’appel de la cour martiale ont traité la présente affaire comme un cas d’application ordinaire du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape.

[100]                      Par conséquent, l’insistance de mes collègues pour dire que ni elles ni les intervenants ne se sont écartés de la question dont la Cour est saisie est indéfendable. Les arguments sur le bien‑fondé de l’arrêt Hape ont été présentés seulement par les intervenants devant la Cour, introduisant ainsi une nouvelle question. La directive de pratique de la Cour, sur laquelle se fondent mes collègues (au par. 82), met en garde contre cette situation : les intervenants peuvent présenter leur propre point de vue sur une question de droit dont la Cour est saisie; ils ne doivent pas soulever de nouvelles questions; et la Cour conserve en tout temps le pouvoir discrétionnaire de prendre toute mesure qu’elle juge indiquée afin d’empêcher que les parties subissent une injustice (voir l’Avis à la communauté juridique : novembre 2021 — Interventions, 15 novembre 2021 (en ligne) (« Avis de novembre 2021 »)).

[101]                      À cette fin, je suis en désaccord avec mes collègues lorsqu’elles affirment que les observations des intervenants représentent simplement un point de vue différent sur une question de droit dont la Cour est saisie. Cela signifierait dans les faits que chaque fois qu’un précédent applicable est pertinent pour trancher une affaire, les intervenants pourraient s’introduire dans le débat devant notre Cour pour demander qu’il soit infirmé, greffant ainsi au litige entre les parties ce qui équivaut à un renvoi relatif à une décision judiciaire que les intervenants souhaitent faire infirmer. Une telle démarche n’est pas compatible avec les règles de notre Cour. De plus, en tant qu’importante considération de principe, une telle démarche risque de faire en sorte que la Cour prenne des décisions malavisées, puisqu’elles seraient prises sans le bénéfice d’une analyse faite par les juridictions inférieures, sans dossier de preuve adéquat ou sans observations de ceux qui seraient touchés (notamment les groupes vulnérables) mais qui n’ont pas été avisés que la question serait soumise à la Cour. C’est simple : la question de savoir si l’arrêt Hape devrait continuer à faire autorité n’a pas été soumise aux juridictions inférieures, pas plus qu’à la Cour. À la lumière de ce qui précède, je cherche à expliquer la place qui revient aux intervenants par rapport à l’exercice de la fonction juridictionnelle de la Cour.

[102]                     Bien que l’exposé qui suit porte sur le rôle des intervenants, je relève un point distinct d’ordre méthodologique. Mes collègues s’appuient fortement sur ce qu’elles considèrent être un consensus parmi les auteurs, qui sont critiques à l’égard de l’arrêt Hape. Je ne répéterai pas ce qui a été expliqué en détail dans les motifs concordants dans l’arrêt R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, sauf pour souligner que le fait de recourir principalement à une telle démarche compromet le principe du stare decisis et entraîne de l’instabilité dans la doctrine (par. 246‑249). Les critiques d’auteurs peuvent être convaincantes lorsque ceux‑ci font la démonstration d’un motif reconnu pour l’infirmation d’un précédent, mais la Cour ne peut écarter un précédent « simplement parce que de nombreuses voix, même bien informées, expriment leur désaccord avec nos décisions » (par. 247, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 274, les juges Abella et Karakatsanis, motifs concordants). De plus, je suis préoccupé par le fait que mes collègues insistent pour dire que la Cour est libre de s’écarter d’un précédent comme elle l’entend, et à plus forte raison, en l’absence d’observations ou de dossier de preuve (par. 82). Le respect des précédents « renforce les valeurs fondamentales de la primauté du droit comme la cohérence, la certitude, la justesse, la prévisibilité et une saine administration de la justice » (R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, par. 64). Ces valeurs qui caractérisent notre système de justice sont nécessairement compromises lorsqu’un précédent est écarté en l’absence d’une méthodologie adéquate. D’ailleurs, si l’on applique les critères implicites de mes collègues, il serait difficile de concevoir quels jugements de la Cour pourraient demeurer à l’abri de toute attaque. Cela étant dit, je retourne maintenant au rôle des intervenants.

I.               Le rôle des intervenants à la Cour suprême du Canada

[103]                     Une intervention vise à « saisir la cour d’allégations utiles et différentes du point de vue d’un tiers qui a un intérêt spécial ou une connaissance particulière de la question visée par la procédure d’appel » (R. c. Morgentaler, [1993] 1 R.C.S. 462, p. 463; voir aussi R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 52; Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, al. 57(2)b)). Les intervenants fournissent d’autres points de vue sur les questions juridiques soulevées par les parties et les conséquences plus larges que pourrait avoir la décision de la Cour. Selon le contexte, ils peuvent mettre en valeur la jurisprudence pertinente, formuler des arguments éclairants ou clarifier les cheminements analytiques possibles qui sont susceptibles de résoudre les questions soumises à la Cour. Les intervenants peuvent également favoriser l’exactitude en représentant divers segments de la société canadienne et en fournissant une analyse fondée sur leur expérience particulière ou leurs connaissances spécialisées. Étant donné que les causes qu’entend notre Cour représentent souvent des questions d’intérêt public, leur expérience et leurs connaissances peuvent « permett[re] à la cour de trancher des questions complexes dont les répercussions dépassent le cadre des intérêts des parties à l’instance » (Barton, par. 52). Par leurs observations, les intervenants renseignent la Cour quant aux conséquences directes et indirectes du litige sur diverses parties prenantes et d’autres domaines du droit. De cette façon, les intervenants fournissent souvent une contribution importante. Pour ce faire, toutefois, ils doivent agir à l’intérieur des limites reconnues. Les Règles de la Cour suprême du Canada énoncent clairement ces limites et la Cour a publié plus d’une fois des directives de pratique à l’intention des éventuels intervenants afin de leur rappeler les limites qu’ils doivent respecter (voir l’Avis de novembre 2021; et l’Avis à la communauté juridique : mars 2017 — Détermination du temps alloué pour les plaidoiries orales, 2 mars 2017 (en ligne)).

[104]                      De telles contraintes reflètent une conception judicieuse du rôle des intervenants dans le cadre d’un litige et du rôle de notre Cour. Bien que la Cour soit souvent appelée à trancher des questions dont les répercussions vont au‑delà des parties, elle demeure un organe juridictionnel. Le caractère polycentrique d’une question de droit ne transforme pas la Cour en comité législatif ou en commission royale (J.H. c. Alberta (Minister of Justice and Solicitor General), 2019 ABCA 420, 54 C.P.C. (8th) 346, par. 25‑27). Le fonctionnement de la Cour demeure toujours solidement ancré dans le système accusatoire : les parties mènent leur cause comme elles l’entendent et décident quelles questions soulever. Cela ne change pas lorsque les parties plaident devant la Cour suprême. Au contraire, l’importance de ce principe ne fait que s’accroître : le rôle de notre Cour, en tant que tribunal de dernière instance, consiste à trancher des litiges à la lumière des conclusions de fait tirées en première instance et des motifs de jugement de la juridiction d’appel concernant les questions ayant été pleinement débattues par les parties.

[105]                      De telles considérations aident à expliquer les limites précises qui encadrent les interventions. Premièrement, les intervenants ne sont pas des parties. Le but d’une intervention n’est pas d’appuyer une partie — par là, je veux dire les appelants et les intimés — mais de permettre à l’intervenant de présenter son propre point de vue sur une question de droit dont la Cour est déjà saisie. Malgré la participation des intervenants, le pourvoi demeure un litige entre les parties (Avis de novembre 2021, point 2). C’est pourquoi les intervenants ne doivent pas prendre position quant à l’issue de l’appel (Règles de la Cour suprême du Canada, par. 42(3); Avis de novembre 2021, point 3).

[106]                      Deuxièmement, les intervenants ne doivent pas soulever de nouvelles questions ou « élargir la portée des questions en litige ou [. . .] y ajouter quoi que ce soit » (Morgentaler, p. 463; Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445, p. 487; Règles de la Cour suprême du Canada, par. 59(3); Avis de novembre 2021, point 4). Cependant, les intervenants peuvent présenter leurs propres arguments juridiques sur les questions déjà soulevées et faire des observations quant à l’incidence qu’elles ont sur les intérêts des personnes qu’ils représentent (voir, p. ex., Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, par. 40; Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 29, [2008] 2 R.C.S. 143, par. 18; Barton, par. 52).

[107]                      Les intervenants doivent veiller à distinguer la formulation d’un argument juridique permis de l’ajout de nouvelles questions inadmissibles; ce sont là deux concepts distincts. Présenter un autre point de vue ou un argument juridique sur une question de droit existante n’est pas la même chose que soumettre une nouvelle question qui déborde le cadre de l’appel ou, pis encore, qui contredit les observations des parties quant à la portée de celui‑ci. Dans le premier cas, l’intervention est susceptible d’aider la Cour lors de ses délibérations, tandis que dans le second, elle nuit à celles‑ci. Bien que, dans de rares cas, il puisse être difficile de distinguer les deux, ce n’est pas le cas en l’espèce. En demandant à la Cour d’infirmer l’arrêt Hape, certains intervenants, auxquels se rallient les juges Karakatsanis et Martin, ont soulevé ce qui constitue clairement une nouvelle question.

[108]                      Enfin, les intervenants ne sont pas autorisés à apporter d’autres éléments de preuve ou à compléter autrement le dossier sans permission préalable (Règles de la Cour suprême du Canada, al. 59(1)b)). Ils peuvent, bien entendu, présenter des observations pour expliquer l’incidence que pourrait avoir le pourvoi sur les groupes qu’ils représentent; il s’agit là d’un exercice approprié de leur rôle. Par contre, ils doivent prendre la cause et le dossier tels qu’ils se trouvent, ou alors demander la permission de présenter de nouveaux éléments, comme des faits législatifs supplémentaires ou des études contestées (voir, p. ex., D. L. Watt et autres, Supreme Court of Canada Practice 2022 (2022), p. 369‑370, citant R.J.R. MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), Bulletin des procédures, 10 juin 1994, p. 990, et Anderson c. Amoco Canada Oil and Gas, Bulletin des procédures, 19 mars 2004, p. 453). Notre Cour, comme toujours, conserve le pouvoir discrétionnaire de prendre toute mesure qu’elle juge indiquée lorsqu’un intervenant présente de nouveaux éléments de preuve sans permission ou lorsqu’il formule des observations inappropriées (voir l’Avis de novembre 2021, point 6).

[109]                      En somme, les intervenants peuvent faire des contributions utiles s’ils respectent les règles, les directives de pratique et la jurisprudence de la Cour. En revanche, ils dépassent leur rôle lorsqu’ils cherchent à modifier la nature du litige en usurpant le rôle des parties, en élargissant la portée des questions soumises à la Cour ou en présentant de nouveaux éléments de preuve. Les interventions qui contreviennent aux règles établies sont inappropriées et entraînent des conséquences négatives pour les parties, les intervenants potentiels et l’administration de la justice.

II.            Les conséquences des interventions inappropriées

[110]                      En premier lieu, les intervenants qui outrepassent leur rôle causent préjudice aux parties en usurpant la direction du litige. Ce sont les parties — et non les intervenants — qui doivent diriger leur litige. Elles décident quelles questions soulever et quelles réparations demander. Une intervention appropriée respecte le partage des responsabilités parce qu’elle est ancrée dans les questions soulevées par les parties. Une intervention inappropriée compromet l’équité en forçant les parties à répondre à des questions à l’égard desquelles elles n’ont pas présenté d’éléments de preuve au procès, et en [traduction] « retir[ant] la cause aux personnes directement concernées » (Attorney-General of Canada c. Aluminum Co. of Canada (1987), 35 D.L.R. (4th) 495 (C.A. C.‑B.), p. 507; M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 3, p. 4‑5; voir aussi R. c. N.S., 2021 ONCA 605, 497 C.R.R. (2d) 75, par. 49). Les interventions inappropriées peuvent aussi entraîner des formes d’iniquités sur le plan pratique pour les parties, comme des frais juridiques accrus ou des retards causés par le fait que les parties doivent répondre aux observations des intervenants ou présenter des requêtes en radiation concernant des portions de celles‑ci.

[111]                      En deuxième lieu, et plus fondamentalement, les intervenants qui, à tort, soulèvent de nouvelles questions ou élargissent la portée des questions en appel peuvent causer des effets préjudiciables à la saine administration de la justice. Le risque d’inexactitude augmente lorsque les intervenants invitent la Cour à raisonner dans l’abstrait sans bénéficier des décisions des juridictions inférieures et d’un dossier de preuve complet.

[112]                      En troisième lieu, les interventions inappropriées minent le processus d’autorisation d’appel. La Cour décide si elle accorde ou refuse une autorisation d’appel après avoir examiné soigneusement le dossier d’appel et les questions expressément soulevées par les parties. Les arguments d’un intervenant qui débordent le cadre des questions pour lesquelles l’autorisation d’appel a été accordée compromettent l’examen minutieux fait par la Cour à l’étape de la demande d’autorisation.

[113]                      En dernier lieu, les intervenants potentiels, que ce soit des organismes ou des procureurs généraux, décident s’ils interviennent dans une affaire donnée en fonction des questions que les parties ont soumises à la Cour. Lorsque les intervenants élargissent les questions en cause, les intervenants potentiels qui ont décidé de ne pas intervenir subissent un préjudice. En effet, ces derniers auraient pu décider d’intervenir s’ils avaient su que de nouvelles questions seraient soulevées (voir Morgentaler, p. 463‑464). Au moment où les intervenants introduisent de nouvelles questions, toutefois, il est trop tard : les intervenants potentiels ont déjà été privés de la possibilité de présenter, et la Cour de la possibilité d’obtenir, de précieux points de vue sur ces nouvelles questions.

[114]                      Le présent pourvoi illustre ces conséquences sérieuses. Soulever la nouvelle question de savoir si l’arrêt Hape devrait continuer à faire autorité est une intervention inappropriée. Elle fragilise l’habileté des parties à mener leur cause comme elles l’entendent et, en fait, est contraire à leurs observations selon lesquelles la Cour devrait appliquer cet arrêt. Elle mine le processus d’autorisation d’appel et exclut les intervenants potentiels qui pourraient faire des observations utiles concernant l’application extraterritoriale de la Charte . Et au lieu de favoriser la justesse des décisions, elle invite la Cour à raisonner dans l’abstrait sans le bénéfice des décisions des juridictions inférieures, d’un dossier de preuve complet ou d’observations de la part des parties.

[115]                     Les règles, les directives de pratique et la jurisprudence de la Cour ont été soigneusement conçues en vue d’éviter ces conséquences, tout en faisant en sorte que les intervenants aident adéquatement la Cour. Il est donc crucial que ces derniers respectent les limites qui leur sont imposées. À l’intérieur de ces limites, ils peuvent faire des contributions utiles fondées sur leur expertise et leur expérience. Or, ce n’est pas ce qui s’est passé en l’espèce puisque certains intervenants ont outrepassé les limites bien établies de leur rôle. La Cour n’est pas saisie de la question de savoir si l’arrêt Hape doit continuer de faire autorité. Le cadre d’analyse qu’il établit n’a pas été remis en question par les parties; au contraire, l’appelant et l’intimé se sont tous deux fondés sur cet arrêt. Je rejette par conséquent la décision de mes collègues d’accepter l’invitation de certains intervenants de réexaminer cet arrêt à titre de précédent. Leurs motifs exacerbent les préjudices qu’entraînent les interventions inappropriées et fragilisent les limites interdisant l’introduction de nouvelles questions. Compte tenu de ce qui précède, je souscris aux motifs de la juge Côté.


 

ANNEXE

Dispositions législatives et traités applicables

Convention entre les États parties au Traité de l’Atlantique Nord sur le statut de leurs forces, R.T. Can. 1953 no 13

Article VII

1. Sous réserve des dispositions du présent article,

a) Les autorités militaires de l’État d’origine ont le droit d’exercer sur le territoire de l’État de séjour les pouvoirs de juridiction pénale et disciplinaire que leur confère la législation de l’État d’origine sur toutes personnes sujettes à la loi militaire de cet État;

3. Dans les cas de juridiction concurrente, les règles suivantes sont applicables :

a) Les autorités militaires de l’État d’origine ont le droit d’exercer par priorité leur juridiction sur le membre d’une force ou d’un élément civil en ce qui concerne :

(i) Les infractions portant atteinte uniquement à la sûreté ou à la propriété de cet État ou les infractions portant atteinte uniquement à la personne ou à la propriété d’un membre de la force, ou d’un élément civil de cet État ainsi que d’une personne à charge;

6. — a) Les autorités des États de séjour et d’origine se prêtent mutuellement assistance pour la conduite des enquêtes, pour la recherche de preuves, y compris la saisie, et s’il y a lieu, la remise des pièces à conviction et des objets de l’infraction. La remise des pièces et objets saisis peut toutefois être subordonnée à leur restitution dans un délai déterminé par l’autorité qui procède à cette remise.

Loi sur la défense nationale , L.R.C. 1985, c. N‑5 

60 (1) Sont seuls justiciables du code de discipline militaire :

a) les officiers ou militaires du rang de la force régulière;

 Sous réserve de l’article 70, quiconque est présumé avoir commis une infraction d’ordre militaire peut être accusé, poursuivi et jugé sous le régime du code de discipline militaire, indépendamment du lieu de perpétration, au Canada ou à l’étranger.

 Quiconque est présumé avoir commis une infraction d’ordre militaire peut être accusé, poursuivi et jugé sous le régime du code de discipline militaire, tant au Canada qu’à l’étranger.

93 Tout comportement cruel ou déshonorant constitue une infraction passible au maximum, sur déclaration de culpabilité, d’un emprisonnement de cinq ans.

130 (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission :

b) survenu à l’étranger mais qui serait punissable, au Canada, sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel  ou de toute autre loi fédérale.

273.3 Sous réserve des articles 273.4 et 273.5, le commandant qui conclut, sur la foi d’une dénonciation faite sous serment, à la présence dans les logements, cases, espaces de rangement ou biens meubles ou personnels visés à l’article 273.2 de tout objet répondant à l’un des critères ci‑dessous peut signer un mandat autorisant l’officier ou le militaire du rang qui y est nommé, aidé au besoin d’autres officiers ou militaires du rang se trouvant sous son autorité, ou un agent de la paix, à perquisitionner dans ces lieux ou biens, afin de trouver, saisir et lui apporter l’objet :

a) soit parce que celui‑ci a ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il aurait servi ou donné lieu à une infraction à la présente loi;

b) soit parce qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il servira à prouver la perpétration d’une telle infraction;

c) soit parce qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il est destiné à servir à la perpétration d’une infraction contre une personne, infraction qui peut donner lieu à une arrestation sans mandat.

Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, R.T. Can. 1966 no 29

Article 30

     1. La demeure privée de l’agent diplomatique jouit de la même inviolabilité et de la même protection que les locaux de la mission.

Article 31

     1. L’agent diplomatique jouit de l’immunité de la juridiction pénale de l’État accréditaire. Il jouit également de l’immunité de sa juridiction civile et administrative . . . .

Article 32

     1. L’État accréditant peut renoncer à l’immunité de juridiction des agents diplomatiques et des personnes qui bénéficient de l’immunité en vertu de l’article 37.

     2. La renonciation doit toujours être expresse.

Code of Virginia[traduction] Titre 19.2. Procédure criminelle

§19.2‑56. Personne à qui le mandat de perquisition est adressé; ce qu’il doit ordonner; le mandat doit indiquer la date et l’heure de sa délivrance; une copie de l’affidavit doit faire partie du mandat et être signifiée avec celui‑ci; mandats non exécutés dans les 15 jours.

A. Le juge, le magistrat ou tout autre fonctionnaire autorisé à délivrer des mandats en matière criminelle doit délivrer un mandat de perquisition uniquement s’il conclut, sur le fondement des faits ou des circonstances exposés dans l’affidavit, qu’il existe des motifs probables justifiant la délivrance du mandat.

Chaque mandat de perquisition doit être adressé : (i) au shérif, au sergent ou à tout policier du comté, de la ville ou du village où est situé le lieu devant faire l’objet de la perquisition; (ii) à tout agent chargé de l’application de la loi ou agent à l’emploi de l’État et investi des pouvoirs de shérif et de policier; ou (iii) conjointement à tout shérif, sergent, policier ou agent ou fonctionnaire chargé de l’application de la loi et tout agent, agent spécial ou fonctionnaire du Federal Bureau of Investigation, du Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms du département du Trésor des États‑Unis, du Naval Criminal Investigative Service des États-Unis, du département du Homeland Security des États‑Unis, à tout inspecteur, agent chargé de l’application de la loi ou à toute personne à l’emploi de la police du United States Postal Service ou de la Drug Enforcement Administration. Le mandat doit : a) nommer le souscripteur de l’affidavit, b) énoncer l’infraction ou l’identité de la personne devant être arrêtée pour laquelle un mandat d’arrestation a été délivré relativement à la perquisition devant être effectuée, c) nommer ou décrire le lieu devant faire l’objet de la perquisition, d) décrire la personne ou le bien visé par la perquisition, et e) énoncer que le magistrat a conclu à l’existence de motifs probables de croire que le bien ou la personne constitue une preuve d’une infraction criminelle (précisée dans le mandat) ou tend à démontrer qu’une personne (nommée ou décrite dans le mandat) a commis ou commet une infraction criminelle ou que la personne devant être arrêtée à l’égard de laquelle un mandat d’arrestation a été délivré se trouve au lieu devant faire l’objet de la perquisition.

Le mandat doit ordonner que le lieu soit immédiatement perquisitionné et que les objets ou les personnes décrites dans le mandat, s’ils s’y trouvent, soient saisis ou arrêtées. Un inventaire doit être produit devant un tribunal ayant compétence à l’égard de l’infraction ou de la personne devant être arrêtée pour laquelle un mandat d’arrestation a été délivré et à l’égard de laquelle le mandat a été délivré aux termes du § 19.2‑57.

Tout mandat prévu par le présent article doit être exécuté par le policier ou tout autre agent ou fonctionnaire chargé de l’application de la loi qui l’a en sa possession ou à qui il est remis. Le mandat adressé conjointement à un shérif, un sergent, un policier ou un agent chargé de l’application de la loi ou un agent de l’État et à un agent ou un fonctionnaire fédéral, comme le prévoit par ailleurs le présent article, peut être exécuté conjointement par le policier, l’agent chargé de l’application de la loi ou l’agent qui l’a en sa possession ou à qui il est remis. Aucune autre personne ne peut être présente pendant l’exécution du mandat de perquisition ni participer à la perquisition du lieu, à l’exception : (1) des propriétaires et des occupants du lieu devant faire l’objet de la perquisition, lorsque l’agent chargé de la perquisition les y autorise et (2) des personnes désignées par l’agent chargé de la perquisition afin d’aider ou de fournir de l’expertise dans la conduite de la perquisition.

      . . .

B. . . .

Les mandats de perquisition autorisés en vertu du présent article en vue de la perquisition dans tout lieu de résidence doivent être exécutés au moyen d’une entrée initiale dans ce lieu uniquement entre 8 heures et 17 heures, sauf si : (i) un juge ou un magistrat, si un juge n’est pas disponible, autorise l’exécution d’un tel mandat de perquisition à un autre moment pour une raison valable établie par des faits précis énoncés dans un affidavit, ou (ii) avant la délivrance du mandat de perquisition, les agents chargés de l’application de la loi sont légalement entrés dans le lieu devant faire l’objet de la perquisition et l’ont sécurisé, et y sont restés continuellement.

 

                    Pourvoi rejeté.

                    Procureur de l’appelant : Services d’avocats de la défense, Ottawa.

                    Procureur de l’intimé : Service canadien des poursuites militaires, Ottawa.

                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante Canadian Constitution Foundation : McCarthy Tétrault, Toronto.

                    Procureurs de l’intervenante British Columbia Civil Liberties Association : Olthuis van Ert, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles : Friedman Mansour, Ottawa.

                    Procureurs de l’intervenant David Asper Centre for Constitutional Rights : Stockwoods, Toronto.



*  Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.

[1]  Toutefois, les accusations de pornographie juvénile ont finalement été retirées.

[2]  Voir, p. ex., J. H. Currie, « Weaving a Tangled Web : Hape and the Obfuscation of Canadian Reception Law » (2007), 45 A. can. D. int. 55; K. Roach, « R. v. Hape Creates Charter‑Free Zones for Canadian Officials Abroad » (2007), 53 Crim. L.Q. 1; A. Attaran, « Have Charter, Will Travel? Extraterritoriality in Constitutional Law and Canadian Exceptionalism » (2008), 87 R. du B. can. 515; O. Delas et M. Robichaud, « Les difficultés liées à la prise en compte du droit international des droits de la personne en droit canadien : préoccupations légitimes ou alibis? » (2008), 21 R.Q.D.I. 1; P.‑H. Verdier, « International Decisions : R. v. Hape » (2008), 102 Am. J. Int’l L. 143; J. H. Currie, « Khadr’s Twist on Hape : Tortured Determinations of the Extraterritorial Reach of the Canadian  Charter  » (2008), 46 A. can. D. int. 307; M. L. Banda, « On the Water’s Edge? A Comparative Study of the Influence of International Law and the Extraterritorial Reach of Domestic Laws in the War on Terror Jurisprudence » (2010), 41 Geo. J. Int’l L. 525; C. Sethi, « Does the Charter Follow the Flag? Revisiting Constitutional Extraterritoriality after R v Hape » (2011), 20 Dal. J. Leg. Stud. 102; C. I. Keitner, « Rights Beyond Borders » (2011), 36 Yale J. Int’l L. 55, p. 86‑87; M. Milanovic, Extraterritorial Application of Human Rights Treaties : Law, Principles, and Policy (2011), p. 62‑65; D. Ireland‑Piper, « Extraterritorial Criminal Jurisdiction : Does the Long Arm of the Law Undermine the Rule of Law? » (2012), 13 Melb. J. Int’l L. 122, p. 141‑143; N. Karazivan, « L’application de la Charte canadienne des droits et libertés  par les valeurs : l’article 32  », dans E. Mendes et S. Beaulac, éd., Charte canadienne des droits et libertés  (5e éd. 2013), 241; C. McLachlan, Foreign Relations Law (2014), par. 8.55; P. M. Saunders et R. J. Currie, Kindred’s International Law : Chiefly as Interpreted and Applied in Canada (9e éd. 2019), p. 365‑366; K. Sun, « International Comity and the Construction of the Charter ’s Limits : Hape Revisited » (2019), 45 Queen’s L.J. 115, p. 144‑147; K. W. Gray, « That Most Canadian of Virtues : Comity in Section 7  Jurisprudence » (2020), 10:1 U.W.O. J. Leg. Stud. 1, p. 23; R. J. Currie et J. Rikhof, International & Transnational Criminal Law (3e éd. 2020), p. 623 et 632‑639.

[3]  Bien que nous ayons exposé des motifs concordants dans l’arrêt Kirkpatrick, les juges majoritaires ne considéraient pas qu’ils s’écartaient du précédent (par. 97). Par conséquent, ils ne se sont pas reportés à notre discussion sur la règle du stare decisis.

[4]  Voir K. Roach, « R. v. Hape Creates Charter‑Free Zones for Canadian Officials Abroad » (2007), 53 Crim. L.Q. 1, p. 1; J. H. Currie, « Weaving a Tangled Web : Hape and the Obfuscation of Canadian Reception Law » (2007), 45 A. can. D. int. 55; G. van Ert, « Jurisprudence canadienne en matière de droit international public en 2006‑7 » (2007), 45 A. can. D. int. 527, p. 544‑555; J. H. Currie, « Khadr’s Twist on Hape : Tortured Determinations of the Extraterritorial Reach of the Canadian  Charter  » (2008), 46 A. can. D. int. 307; A. Attaran, « Have Charter, Will Travel? Extraterritoriality in Constitutional Law and Canadian Exceptionalism » (2008), 87 R. du B. can. 515; P.‑H. Verdier, « International Decisions : R. v. Hape » (2008), 102 Am. J. Int’l L. 143; J. H. Currie, « International Human Rights Law in the Supreme Court’s Charter Jurisprudence : Commitment, Retrenchment and Retreat — In No Particular Order » (2010), 50 S.C.L.R. (2d) 423; M. L. Banda, « On the Water’s Edge? A Comparative Study of the Influence of International Law and the Extraterritorial Reach of Domestic Laws in the War on Terror Jurisprudence » (2010), 41 Geo. J. Int’l L. 525; C. Sethi, « Does the Charter Follow the Flag? Revisiting Constitutional Extraterritoriality after R v Hape » (2011), 20 Dal. J. Leg. Stud. 102; M. Webb, « The Constitutional Question of Our Time : Extraterritorial Application of the Charter  and the Afghan Detainees Case » (2011), 28 R.N.D.C. 235; D. Ireland‑Piper, « Extraterritorial Criminal Jurisdiction : Does the Long Arm of the Law Undermine the Rule of Law » (2012), 13 Melb. J. Int’l L. 122; C. McLachlan, Foreign Relations Law (2014), par. 8.36‑8.38 et 8.52‑8.94; R. J. Currie et J. Rikhof, International & Transnational Criminal Law (3e éd. 2020), p. 631‑639; L. West, « “Within or Outside Canada” : The Charter ’s Application to the Extraterritorial Activities of the Canadian Security Intelligence Service » (2023), 73 U.T.L.J. 1; L. West, « Canada Stands Alone : A Comparative Analysis of the Extraterritorial Reach of State Human Rights Obligations » (U.B.C. L. Rev., à venir).

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