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COUR SUPRÊME DU CANADA

 

Référence : R. c. Hanan, 2023 CSC 12

 

 

Appel entendu et jugement rendu : 17 avril 2023

Motifs de jugement : 5 mai 2023

Dossier : 40097

 

Entre :

 

Dia ‘Eddin Hanan

Appelant

 

et

 

Sa Majesté le Roi

Intimé

 

Traduction française officielle

 

Coram : Les juges Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal

Motifs de jugement conjoints :

(par. 1 à 10)

Les juges Côté et Rowe (avec l’accord des juges Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

 

 

 

 

 


 

Dia ‘Eddin Hanan                                                                                           Appelant

c.

Sa Majesté le Roi                                                                                                 Intimé

Répertorié : R. c. Hanan

2023 CSC 12

No du greffe : 40097.

Audition et jugement : 17 avril 2023.

Motifs déposés : 5 mai 2023.

Présents : Les juges Côté, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

                    Droit constitutionnel — Charte des droits — Procès dans un délai raisonnable — Mesure transitoire exceptionnelle — Présentation par l’accusé d’une demande d’arrêt des procédures pour cause de violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable — Décision du juge du procès concluant que le délai net dépassait le plafond fixé dans Jordan, mais rejetant la demande d’arrêt des procédures par application d’une mesure transitoire exceptionnelle — Confirmation par la Cour d’appel de la décision du juge de première instance — Les juridictions inférieures ont‑elles commis une erreur en appliquant une mesure transitoire exceptionnelle? — Le droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable a‑t‑il été violé? — Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b) .

                    L’accusé a été inculpé de diverses infractions en décembre 2015. Un procès avec jury a été fixé pour novembre 2018, délai qui respectait le plafond établi dans Jordan. Toutefois, des changements touchant la preuve du ministère public risquaient d’entraîner un ajournement de l’instance. La défense a offert de consentir à un procès devant juge seul afin que l’instance puisse se terminer en deçà du plafond fixé dans Jordan, mais le ministère public a refusé. Le juge du procès a alors proposé une date de procès en juin 2019, mais l’avocat de la défense n’était pas disponible. Le procès a en conséquence débuté le 28 octobre et s’est ultimement terminé le 28 novembre 2019. L’accusé a présenté une demande d’arrêt des procédures pour cause de violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable que lui garantit l’al. 11b)  de la Charte . Le juge du procès a refusé d’ordonner l’arrêt des procédures, même si le délai net d’environ 35 mois dépassait le plafond prescrit dans Jordan. Appliquant une mesure transitoire exceptionnelle, il a conclu que les parties s’étaient raisonnablement fondées sur le droit tel qu’il existait avant que Jordan ne soit rendu. L’accusé a été déclaré coupable de plusieurs infractions et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont confirmé les déclarations de culpabilité, concluant qu’il n’y avait pas eu violation de l’al. 11b).

                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli, les déclarations de culpabilité sont écartées et l’arrêt des procédures est ordonné.

                    Aucune mesure transitoire exceptionnelle ne s’applique en l’espèce. Le délai net d’environ 35 mois est un délai déraisonnable, contraire à l’al.  11b)  de la Charte . Premièrement, le juge du procès a fait erreur en concluant que le délai était justifié par le fait que les parties se sont fondées raisonnablement sur l’état du droit antérieur. Les parties ne pouvaient s’être raisonnablement fondées sur l’état du droit avant l’arrêt Jordan après le prononcé de cette décision en juillet 2016, et elles ne l’ont pas fait, puisqu’elles ont consciemment prévu la tenue d’un procès respectant le plafond fixé dans cet arrêt. Dans le cas de la période écoulée postérieurement au prononcé de l’arrêt Jordan, il aurait fallu plutôt s’attacher à la question de savoir si les parties et les tribunaux avaient disposé de suffisamment de temps pour s’adapter. Deuxièmement, le délai excédant le plafond était dû non pas à un manque de temps empêchant les parties et le système de s’adapter, mais au refus du ministère public de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul, et ce, malgré le fait qu’il avait été averti des conséquences possibles du délai, et le fait que l’affaire Jordan avait été décidée près de deux ans et demi auparavant. Enfin, il est injuste et déraisonnable de qualifier la totalité de la période comprise entre juin et octobre 2019 de délai imputable à la défense. Il n’existe pas de règle absolue suivant laquelle tout délai qui s’écoule, jusqu’à la première date disponible, postérieurement au rejet par un avocat de la défense d’une date de procès proposée par le tribunal, doit être qualifié de délai imputable à la défense. Toutes les circonstances pertinentes devraient être considérées afin de déterminer comment la responsabilité du délai doit être répartie entre les différents acteurs.

Jurisprudence

                    Arrêts mentionnés : R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631; R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659; R. c. Boulanger, 2022 CSC 2.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés , art. 11b) .

                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Tulloch, van Rensburg et Nordheimer), 2022 ONCA 229, 161 O.R. (3d) 161, 412 C.C.C. (3d) 233, [2022] O.J. No. 1320 (QL), 2022 CarswellOnt 3450 (WL), qui a confirmé les déclarations de culpabilité prononcées contre l’accusé. Pourvoi accueilli.

                    Saman Wickramasinghe et Parmbir Gill, pour l’appelant.

                    Tracy Kozlowski et Andrew Hotke, pour l’intimé.

                   Version française des motifs de jugement de la Cour rendus par

 

                   Les juges Côté et Rowe —

[1]                             Il s’agit d’un appel de plein droit interjeté à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui a confirmé les déclarations de culpabilité prononcées par un jury contre l’appelant pour homicide involontaire coupable, décharge d’une arme à feu dans l’intention de blesser et possession sans permis d’une arme à feu à autorisation restreinte chargée. Deux moyens d’appel sont invoqués : premièrement, une violation du droit garanti à l’appelant par l’al. 11b)  de la Charte canadienne des droits et libertés  d’être jugé dans un délai raisonnable qui justifierait un arrêt des procédures et, deuxièmement, une erreur dans l’exposé au jury qui exigerait la tenue d’un nouveau procès. Comme nous sommes d’avis que le premier moyen est déterminant, nous nous abstenons d’examiner le second.

[2]                             Les événements à l’origine des accusations ont eu lieu le 23 décembre 2015. L’appelant a été accusé de diverses infractions le lendemain. L’instruction de l’affaire dans le cadre d’un procès avec jury a finalement été fixée à novembre 2018, date qui, comme en convenaient les deux parties, respecterait le plafond établi dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631. Toutefois, la veille du procès, des changements touchant la preuve du ministère public risquaient d’entraîner un ajournement de l’instance. La défense a offert de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul, mais le ministère public a refusé. Il n’est pas contesté que si ce dernier avait accepté que l’affaire soit instruite par un juge seul, comme cela était proposé, le procès se serait terminé en deçà du plafond fixé dans Jordan. En raison du refus du ministère public, le juge du procès a proposé une date de procès en juin 2019, mais l’avocat de la défense n’était pas disponible. La tenue du procès a donc été reportée à l’automne 2019; il a débuté le 28 octobre et s’est ultimement terminé le 28 novembre.

[3]                             L’appelant a présenté une demande d’arrêt des procédures. Le juge du procès a calculé que le délai total était d’environ 47 mois et demi. Il a déduit un peu plus de 10 mois pour le délai imputable à la défense avant le renvoi à procès, et un autre mois et demi en tant que circonstance exceptionnelle distincte liée aux difficultés relatives à la preuve du ministère public. Après avoir conclu que la complexité de l’affaire ne justifiait pas un délai additionnel, le juge du procès a décidé que le délai net était d’environ 35 mois.

[4]                             Même si le délai net dépassait le plafond prescrit dans Jordan, le juge du procès a refusé d’ordonner l’arrêt des procédures. Appliquant une mesure transitoire exceptionnelle, il a conclu que les parties s’étaient raisonnablement fondées sur le droit tel qu’il existait avant que Jordan ne soit rendu. Il a également suggéré que, bien que les parties aient été au fait de cet arrêt, elles n’avaient pas encore une [traduction] « compréhension approfondie des enseignements de l’affaire Jordan » (2019 ONSC 320, par. 277 (CanLII)).

[5]                             Avec égards, le juge du procès a fait erreur en statuant qu’une mesure transitoire exceptionnelle s’appliquait, et les juges majoritaires de la Cour d’appel ont commis une erreur en confirmant sa décision.

[6]                             Premièrement, les parties ne pouvaient s’être raisonnablement fondées sur l’état du droit avant l’arrêt Jordan après le prononcé de cette décision en juillet 2016. De fait, les parties ne se sont pas fondées sur l’état du droit préalable à Jordan, puisqu’elles ont consciemment prévu la tenue d’un procès respectant le plafond fixé dans cet arrêt. Au contraire, comme a conclu notre Cour dans R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 R.C.S. 659, dans le cas des périodes écoulées postérieurement au prononcé de l’arrêt Jordan, il « faut plutôt s’attacher à la question de savoir si les parties et les tribunaux ont disposé de suffisamment de temps pour s’adapter » (par. 71). Comme l’a fait observer le juge d’appel Nordheimer, en dissidence, [traduction] « seule une très petite portion du délai en l’espèce s’est écoulée avant la décision dans l’affaire Jordan, et la majeure partie, voire la totalité, de ce délai a été imputée à la défense » (2022 ONCA 229, 161 O.R. (3d) 161, par. 143). En conséquence, le juge du procès a fait erreur en concluant que, dans la présente affaire, le délai était [traduction] « justifié par le fait que les parties se sont fondées raisonnablement sur l’état du droit antérieur » (par. 278).

[7]                             Deuxièmement, comme l’a à juste titre souligné le juge d’appel Nordheimer, le ministère public a eu [traduction] « amplement le temps » de s’adapter à l’arrêt Jordan (par. 148). Le délai excédant le plafond était dû non pas à un manque de temps empêchant le système d’améliorer les délais institutionnels enracinés, mais au refus du ministère public de consentir à la tenue d’un procès devant juge seul, et ce, malgré le fait qu’il avait été averti des conséquences possibles du délai, et le fait que l’affaire Jordan avait été décidée près de deux ans et demi auparavant. N’eût été la décision du ministère public, le procès se serait tenu en deçà du plafond. Cela démontre clairement que les parties et le système avaient disposé de suffisamment de temps pour s’adapter.

[8]                             Nous concluons qu’aucune mesure transitoire exceptionnelle ne s’applique en l’espèce. Il en résulte que le délai net d’environ 35 mois est un délai déraisonnable, contraire à l’al. 11b)  de la Charte .

[9]                             À l’instar des juges majoritaires et du juge dissident de la Cour d’appel, nous rejetons la règle [traduction] « absolue » que suggère le ministère public et suivant laquelle tout délai qui s’écoule, jusqu’à la première date disponible, postérieurement au rejet par un avocat de la défense d’une date de procès proposée par le tribunal, doit être qualifié de délai imputable à la défense. Nous souscrivons à l’opinion de la juge d’appel van Rensburg et du juge d’appel Tulloch, maintenant juge en chef de l’Ontario, au par. 56, voulant que cette approche soit incompatible avec ce que notre Cour considère comme un délai imputable à la défense. Les délais imputables à la défense comprennent « les retards causés uniquement ou directement par sa conduite » ou « les périodes que la défense renonce à invoquer » (Jordan, par. 66). De plus, « les périodes durant lesquelles le tribunal et le ministère public ne sont pas disponibles ne constituent pas un délai imputable à la défense même si l’avocat de la défense n’est pas disponible lui non plus » (par. 64). Toutes les circonstances pertinentes devraient être considérées afin de déterminer comment la responsabilité du délai doit être répartie entre les différents acteurs (R. c. Boulanger, 2022 CSC 2, par. 8). Nous sommes d’accord avec les juges majoritaires et le juge dissident de la Cour d’appel pour dire que, eu égard aux circonstances de la présente affaire, il est injuste et déraisonnable de qualifier la totalité de la période comprise entre juin et octobre 2019 de délai imputable à la défense (par. 59 et 136).

[10]                         En conséquence, nous sommes d’avis d’accueillir l’appel, d’écarter les déclarations de culpabilité et d’ordonner l’arrêt des procédures.

                    Pourvoi accueilli.

                    Procureurs de l’appelant : Ursel Phillips Fellows Hopkinson, Toronto.

                    Procureur de l’intimé : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.

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